La bataille pour la Cour suprême des États-Unis secoue la présidentielle

Official White House Photo by Andrea Hanks, Flickr

Le décès de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg (RBG), la doyenne du camp progressiste dans la plus haute institution du pays, bouleverse la présidentielle en plaçant la question de sa succession au cœur de la campagne. Une bataille qui montre surtout les difficultés du Parti démocrate à intégrer les dynamiques de pouvoir et jette un froid sur les futures perspectives politiques du pays. Explications.


« À moins d’un coup de tonnerre dans la dernière ligne droite, Joe Biden devrait remporter la présidentielle. » Sur la base de sondages remarquablement stables depuis six mois, les observateurs se rangent majoritairement derrière cet avis. [1]  Après une guerre évitée de justesse avec l’Iran, une tentative de destitution du présidentl’épidémie de Covid, la crise économique, les soulèvements « Black live matters » et les incendies apocalyptiques sur la côte Ouest des États-Unis, il semble difficile d’imaginer un nouveau rebondissement susceptible de peser sur l’élection. Et pourtant. L’hospitalisation récente de Donald Trump n’a fait que renforcer l’enjeu de la Cour suprême en replaçant cette question au coeur de l’actualité.

Dès l’annonce du décès de Ruth Bader Ginsburg, des milliers de personnes se sont spontanément rassemblées devant la Cour suprême pour une veillée funéraire. Du jamais vu pour un magistrat, fût-il associé à la plus haute juridiction du pays! Figure des luttes féministes, icône du mouvement progressiste, RBG jouissait d’un véritable statut de pop star. Outre les multiples produits dérivés à son effigie et deux films réalisés sur sa vie, son aura récente s’explique par les craintes qu’inspiraient la perspective de son décès pour le futur du pays. Chacune de ses hospitalisations faisait les gros titres et provoquait une angoisse profonde chez les progressistes.

Si son siège venait à être assigné à un juge conservateur, c’est l’essentiel des acquis des cinquante dernières années qui serait menacé  [2] Les larmes aux yeux, l’élue de New York au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez a ainsi résumé l’enjeu dans une vidéo Instagram où elle appelle ses 7 millions d’abonnés à se mobiliser derrière le candidat démocrate : « La question n’est pas de savoir si vous êtes d’accord avec Joe Biden ou non, mais si vous voulez que notre démocratie survive ». Que la pérennité de la démocratie américaine soit remise en question par le décès d’une femme de 87 ans montre à quel point les institutions américaines sont fragiles et obsolètes.

La Cour suprême des États-Unis, clé de voûte d’un régime de moins en moins démocratique.

La constitution américaine place la Cour suprême au centre des institutions. En plus de servir de tribunal de dernier ressort, elle se prononce sur la constitutionnalité des lois votées par le Congrès et des actions menées par le pouvoir exécutif. Ses verdicts affectent durablement l’orientation politique du pays.

On associe souvent ses décisions à la conquête de droits nouveaux, comme le fameux Roe v. Wade (1973) qui constitutionnalisa le droit à l’avortement ou encore Obergefell v. Hodges (2015) qui légalisa le mariage homosexuel. Mais les décisions les plus marquantes touchent aux structures même de la démocratie et sont bien souvent le résultat d’efforts concertés pour faire aboutir une décision indéfendable au Congrès.

Parmi les plus importantes, on notera les verdicts aux procès Buckley v. Valeo (1976) et Citizen United v. Federal Election Comission (2010) qui déplafonnent le financement des campagnes politiques par les intérêts privés ; Shelby County v. Holder (2013), qui affaiblit considérablement le Voting Act de 1965 obtenu lors des luttes pour les droits civiques ; et Gill v. Whitford (2018), qui autorise le découpage partisan des circonscriptions électorales dans le but de donner un avantage structurel au parti minoritaire. Autant de décisions qui s’inscrivent dans la continuité du passé réactionnaire et antidémocratique de cette institution, et qui tendent à instaurer une tyrannie de la minorité.

La pérennité de la démocratie américaine semblait suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans

De fait, la Cour suprême a presque toujours été plus à droite que le pays. [3] Après avoir défendu l’esclavage coûte que coûte, puis instauré la ségrégation raciale, elle a attaqué le droit syndical et défendu les intérêts économiques des multinationales. Depuis peu, elle s’attaque au droit de vote et aux immigrants. [4] Ce décalage avec l’opinion publique et la représentation nationale s’explique par le fonctionnement de cette institution. La Cour suprême est composée de neuf juges nommés à vie par le président en exercice, et confirmés par un vote au Sénat.

Outre le fait que la Maison-Blanche ait plus souvent été occupée par un républicain qu’un démocrate depuis 1976 (vingt-quatre années contre seize, bien que les démocrates n’aient perdu le vote national qu’une fois en cinq présidences), le Sénat est lui-même une institution particulièrement peu représentative de la population, et structurellement réactionnaire. En effet, chaque État, quel que soit son poids démographique, procède à l’élection de deux sénateurs, ce qui avantage de manière disproportionnée les États ruraux, majoritairement conservateurs. Le demi-million d’habitants du Wyoming a ainsi autant de poids que les 38 millions de Californiens. Autrement dit, le soutien de 9% de la population américaine (moins d’un Américain sur dix) est suffisant pour obtenir une majorité au Sénat. Celui-ci est actuellement contrôlé par le Parti républicain avec 53 sièges contre 47, qui représente toutefois 15 millions d’Américains de moins que l’opposition. [5]

Le fait que les juges soient nommés à vie pose un autre problème. Non seulement le vieillissement de ces magistrats les place en décalage avec les aspirations de la société américaine, mais le doublement de l’espérance de vie depuis 1784 permet d’ancrer cette institution dans une direction politique pour plusieurs décennies, aboutissant à un cas de figure où la pérennité de la démocratie américaine semble suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans.

Pour le parti républicain, une aubaine permettant d’asseoir durablement leur pouvoir sur la société américaine.

Malgré la présidence de Donald Trump et une majorité au Congrès pendant deux ans, le Parti républicain s’est avéré incapable d’atteindre nombre de ses principaux objectifs, trop impopulaires auprès de l’électorat. Deux exemples éloquents : l’abrogation de l’assurance maladie Obamacare d’une part, et d’autre part l’annulation du programme de protection des enfants immigrés ayant été amenés sur le sol américain par leurs parents (le DACA). Devant l’impossibilité politique de passer par la voie législative, les conservateurs s’en sont remis aux tribunaux, en montant des procès dans le but de contraindre la Cour suprême à déclarer ces deux réformes anticonstitutionnelles. Pour l’instant, leur majorité à la Cour suprême (5-4) n’a pas tenu face à l’opinion publique, le juge nommé par Georges W. Bush, John Roberts, faisant défection à son propre camp sur ces décisions cruciales.

Avec le remplacement de RBG par un magistrat situé à l’extrême droite de l’échiquier, ce sera désormais à Brett Kavanaugh, le juge nommé par Donald Trump en 2018, d’assurer l’équilibre du pouvoir. Ce dernier a été placé à la Cour suprême pour ses opinions très conservatrices, au cours d’un processus de confirmation au Sénat particulièrement partisan et contesté.

En clair, avec une majorité théorique de 6 juges à 3, et un potentiel centre idéologique incarné par Kavanaugh, le Parti républicain s’assure la mainmise sur la Cour suprême pour deux à trois décennies. De quoi dynamiter toute avancée obtenue par une hypothétique administration Biden ou un futur Congrès démocrate, et revenir sur d’innombrables acquis sociaux. Un fait d’armes remarquable du point de vue du Parti républicain, lorsqu’on sait qu’il n’a gagné le vote populaire dans une élection présidentielle qu’une seule fois en 20 ans et cinq présidences, que Donald Trump a été élu avec un déficit de trois millions de voix, que sa majorité au Sénat représente 15 millions d’électeurs de moins que la minorité démocrate, qu’il a perdu les dernières élections de mi-mandat par un déficit de 18 millions de voix au Sénat et 10 à la chambre des représentants, et que ses trois priorités législatives à la Cour suprême recueillent entre vingt et trente pour cent d’opinion favorable. [6]

La bataille pour la Cour suprême illustre l’incompétence du Parti démocrate à utiliser leur pouvoir, et l’implacable habileté des républicains à faire usage du leur.

La politique est avant tout question de pouvoir, et à ce jeu, les deux principaux partis américains ne jouent pas dans la même cour. Pour citer un adage connu, « le Parti républicain se demande par quels moyens il peut gagner, le Parti démocrate par quels moyens il peut perdre ».

En février 2016, le juge Antonin Scalia, nommé par Ronald Reagan à la Cour suprême en 1986, décède subitement. Barack Obama propose Merrick Garland à sa succession, pariant sur le fait qu’un modéré sera susceptible de recevoir l’approbation d’un Sénat contrôlé par les républicains. Mais Mitch McConnell, passé maître dans l’art de l’obstruction parlementaire, ne l’entend pas de cette oreille. Le président républicain du Sénat refuse d’inscrire l’audition à l’ordre du jour, au prétexte que l’on se trouve en année électorale. Pendant huit mois, la Cour suprême va ainsi être réduite à huit juges, rendant certaines décisions impossibles.

Une fois Trump installé à la Maison-Blanche, le Parti démocrate va tenter de s’opposer à la nomination de Neil Gorsuch, choisi par le nouveau président à la place de Garland pour succéder à Scalia. Face à l’opposition de la minorité démocrate, McConnell fait passer une loi abaissant le nombre de voix nécessaires à la confirmation d’un juge, de 60 à 51. Gorsuch est confirmé à la Cour suprême, qui bascule côté républicain. Il s’empresse de valider le « Muslim Ban » de Donald Trump, entre autres décisions proches de l’extrême droite américaine.

Si les juges de la Cour suprême reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité

En 2018, le juge conservateur Anthony Kennedy démissionne de la Cour suprême, à l’âge de 82 ans. Le Parti républicain aurait fait pression afin qu’il cède sa place à un magistrat plus jeune, dans le but d’asseoir durablement sa domination sur la plus haute institution du pays. Obama avait tenté de convaincre RBG de faire de même, lorsque les démocrates étaient encore en mesure d’imposer leurs propres juges, sans succès. La juge estimait en effet qu’une démission dans ce cadre revenait à admettre la dimension politique de la Cour suprême, ce qui briserait l’image d’un conseil des sages neutre et objectif. Si cette dissonance cognitive peut surprendre, elle s’explique par la conséquence logique de son alternative : si la Cour suprême et les juges qui la composent reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité. [7]

À gauche, on ne touche pas aux symboles. À droite, on s’embarrasse moins de ces questions. Mitch McConnell remplace le vieil Anthony Kennedy par son ancien stagiaire, Brett Kavanaugh, un mois avant les élections de mi-mandat. À l’accusation crédible de tentative de viol et à celle de mensonge sous serment, aux protestations démocrates et à la mobilisation sans précédent des activistes, le maître stratège républicain répondra par un haussement d’épaules avant d’installer Kavanaugh. [8]

Le décès de Ruth Bader Ginsburg lui permet de faire une nouvelle démonstration de son cynisme. Quatre heures après l’annonce de sa mort, McConnell déclare que le Sénat votera pour son successeur au plus vite, ignorant sa propre règle édictée en 2016. Car nous sommes non seulement en année électorale, mais à six semaines du scrutin. Certains États ont déjà ouvert leurs bureaux de vote. Qu’importe, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. D’innombrables sénateurs républicains ayant précédemment déclaré qu’ils s’opposeraient à la confirmation d’un juge aussi près des élections reviennent sur leur parole. Certains justifient ce choix précisément du fait qu’on est en année électorale, et qu’en cas de résultat contesté, le Parti républicain aura besoin d’une majorité à la Cour suprême pour assurer sa victoire. Trump le dit encore plus crûment, lorsqu’il explique en conférence de presse « s’attendre à ce que les résultats de la présidentielles soient contestés à la Cour suprême » afin de justifier « nommer un nouveau juge avant les élections ». Seules les sénatrices républicaines Susan Collins (Maine) et Lisa Murkowski (Alaska), faisant face à une élection en novembre, se déclarent hostiles à cette procédure expéditive.

Sur son lit de mort, RBG aurait émis un seul souhait : que son successeur soit choisi par le vainqueur des prochaines élections. Mais ce genre de décision n’est pas de son ressort. Les Démocrates peuvent s’indigner devant l’impitoyable cynisme des Républicains et se mordre les doigts face à leur propre naïveté, la politique est une question de pouvoir et de conflictualité. Même si cette manœuvre impopulaire et indécente coûte aux républicains le Sénat et la présidence, contrôler la Cour suprême pour les trente prochaines années n’a pas de prix. D’autant plus qu’une bataille pour cette nomination va permettre de faire passer la question du coronavirus et de la crise économique au second plan.

Et enfin, en nommant Amy Coney Barrett, les Républicains tentent l’échec et mat. D’abord, en forçant les sénateurs démocrates à voter contre une femme, ils espèrent retourner contre leurs adversaires le fameux argument identitaire dont ces derniers sont friands. Cela leur permettra ensuite de rendre leur choix plus présentable en plaçant le débat sur le terrain des personnes, non des idées. Or, le problème de madame Barrett ne vient pas du fait qu’elle soit membre d’une secte chrétienne aux pratiques douteuses, mais des décisions prises dans sa carrière contre le droit de vote, la démocratie et les acquis sociaux, décisions qui trahissent un positionnement à l’extrême droite. En ayant systématiquement délibéré en faveurs des intérêts des puissants, son bilan garantit que les jours de l’assurance maladie Obamacare et du droit à l’avortement sont comptés. [9]

Le Parti démocrate, prêt à se rendre sans livrer bataille ?

Sachant cela, on pourrait s’attendre à ce que les Démocrates se battent jusqu’au bout pour empêcher cette nomination, ou au moins s’assurent que le Parti républicain paye le prix électoral maximal pour sa violence institutionnelle. S’ils ne peuvent empêcher Trump de nommer un juge, ni McConnell de planifier un vote au Sénat, ils disposent d’un arsenal d’outils plus ou moins procéduriers pour ralentir le processus, potentiellement jusqu’à ce qu’ils reprennent le contrôle du Sénat.

Le plus évident et le moins dangereux consiste à pratiquer l’obstruction parlementaire pour retarder la procédure. Plus efficace, la Chambre des représentants, contrôlée par les démocrates, peut bloquer le vote pour le budget jusqu’à ce que le Parti républicain accepte d’attendre le résultat des élections. Cette option provoquerait néanmoins la suspension des paiements des fonctionnaires et l’arrêt d’une partie des administrations, ce qui pourrait  être mal perçu juste avant une élection, et en pleine pandémie.

La possibilité de déclencher une procédure de destitution de William Barr, secrétaire à la Justice de Donald Trump, ou du président lui-même, prendrait également le dessus sur l’agenda républicain. Mais ce genre de tactique peut s’avérer à double tranchant, si elle mobilise l’opinion contre le Parti démocrate.

Or, ce dernier est bien placé, pour l’instant, pour remporter la Maison-Blanche et le Sénat en novembre. Le très respecté site d’analyse des sondages Fivethrityeight estime ses chances à 80% et 65%, respectivement.  Soucieux de préserver cet avantage, les cadres du Parti démocrate ont renoncé publiquement à tous les outils que nous venons de décrire. Si le fait que quatre sénateurs républicains ont récemment contracté la covid devrait permettre aux démocrates, temporairement majoritaires, de bloquer la nomination, rien ne permet d’affirmer qu’ils le feront. Mais, et c’est pire, ces derniers avaient également abdiqué sur le plan symbolique.

En effet, la tactique la plus efficace et la moins risquée restait celle de la dissuasion. Elle consiste, si les Républicains forcent cette nomination, à s’engager à rajouter des juges à la Cour suprême dès l’arrivée au pouvoir des démocrates. En théorie, un président Biden disposant d’une majorité au Sénat peut nommer autant de juges qu’il le souhaite, comme cela a été fait par le passé. Une menace crédible qui pourrait faire évoluer le calcul de Mitch McConnell. [10]

Mais même là, les Démocrates font défaut. Malgré le soutien sans précédent de leur base électorale et la mobilisation remarquable des organisations militantes affiliées, le Parti démocrate refuse d’emprunter cette voie. Joe Biden a botté en touche lorsqu’on lui a demandé s’il considérait l’ajout de juges à la Cour suprême, Chuck Schumer n’a formulé aucune promesse dans ce sens, et plusieurs sénateurs démocrates se sont même publiquement prononcés contre. Une telle abdication a de quoi rendre perplexe, lorsqu’on sait que l’opinion publique est majoritairement opposée à la nomination d’un juge à la Cour suprême avant les élections.

Enterrement de Ruth Bader Ginsburg, Image wikimedia, by Coffeeandcrumbs

L’explication la plus cynique revient à conclure que les cadres du Parti démocrate et l’aile néolibérale ne voient pas d’inconvénient majeur à la perte de la Cour suprême. Ils sont motivés par leur propre position de pouvoir, qui n’implique pas de mettre en place des réformes progressistes mais simplement de conserver leur mandat, fût-il dans l’opposition. Tant que les riches donateurs, lobbies et industriels qui les financent n’exigent pas autre chose qu’une opposition de façade, ils ne prendront aucun risque. Là où le Parti républicain avance avec détermination et audace, ils reculent avec prudence. Tant pis si cela leur coûte des électeurs trop désabusés pour se déplacer, comme ce fut le cas lors des élections de mi-mandat de 2014 et de la présidentielle de 2016.

L’autre option est de considérer que les Démocrates, pour diverses raisons que nous avons détaillées ailleurs, ont internalisé la défaite. C’est ce qui ressort de la lecture de la presse néolibérale qui leur est affiliée. Leur manque de courage politique ne date pas d’hier ; il provient en partie d’une incapacité chronique à lire leur électorat, évaluer les rapports de force et apprécier les leçons du passé. Car les cadres du parti et leurs alliés (institutions, médias, donateurs) sont capables de faire preuve du même niveau de cynisme et de détermination que les républicains lorsqu’il s’agit d’écraser leur aile gauche progressiste. Ce n’est que lorsque l’adversaire se nomme Mitch McConnell qu’il n’y a plus personne pour prendre des risques et adopter une stratégie de confrontation.

Pour la gauche américaine, l’espoir semble s’évaporer à grands pas. Si la victoire de Donald Trump promet d’être une catastrophe, une présidence Biden avec une Cour suprême conservatrice va s’avérer mort-née. Un précédent historique permet néanmoins d’entrevoir une porte de sortie. Confronté à une Cour suprême radicalisée et déterminée à défendre l’esclavage, Abraham Lincoln était parvenu, avec l’appui de l’opinion publique, à délégitimer l’institution. Au point de pouvoir abolir l’esclavage sans que cette dernière ne s’y oppose, alors que les juges qui y siégeaient venaient deux ans plus tôt de constitutionnaliser cette pratique. [11]

L’explosion des inégalités, l’effondrement de la société américaine et la catastrophe climatique sont autant de moments historiques qui justifieraient une confrontation avec la Cour suprême. Soucieuse de sa propre préservation, l’institution pourrait adopter une ligne moins extrémiste que sa composition le suggère. Et si, malgré tout, elle devient trop extrême, elle prend le risque de radicaliser l’opinion publique contre elle en retour et de perdre sa légitimité. Pour que ce constat soit suivi d’effet politique, deux conditions demeurent nécessaires : les Démocrates doivent reprendre le pouvoir au Congrès et élire un président capable de se montrer à la hauteur des enjeux.

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1) https://projects.fivethirtyeight.com/polls/president-general/national/

2) Ces affirmations sont basées sur les antécédents de la Cour suprême et les efforts en cours du Parti républicain pour revenir sur de nombreux acquis. Notamment, elle a déjà validé de nombreux efforts pour empêcher les minorités et les classes populaires à accéder au vote, affaibli fréquemment le droit syndical, va se prononcer pour la 3e fois sur la constitutionnalité de la réforme de l’assurance maladie Obamacare qui protège les gens avec des antécédents médicaux, et pourrait à l’avenir bloquer toute législation ambitieuse sur le climat. Lire par exemple : https://fivethirtyeight.com/features/how-a-conservative-6-3-majority-would-reshape-the-supreme-court/

3) Lire https://www.jacobinmag.com/2020/09/supreme-court-socialists-ruth-bader-ginsburg-death

4) Elle a par exemple validé le « muslim ban » de Donald Trump et refuse de protéger clairement les immigrants sous la protection du programme DACA. Elle a surtout démantelé une partie cruciale du Voting act de 1965 obtenu par le Mouvement pour les droits civiques, et depuis, continue de valider des lois visant à empêcher des groupes sociologiques de voter.

5) Revue Jacobin, numéro 36, « Political revolution », page 19-33.

6) A propos de l’avortement, de l’assurance maladie et de l’accès au vote, une majorité d’Américains sont du côté des démocrates.

7) Lire https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-ginsburg-didnt-retire

8) Lire https://theintercept.com/2018/09/29/the-unbearable-dishonesty-of-brett-kavanaugh/

9) Lire le bilan législatif de Barrett dans cet article très pédagogique : https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-amy-coney-barrett-should-not-be-on-the-supreme-court

10) https://www.nytimes.com/2020/09/28/us/politics/democrats-filibuster-supreme-court-biden.html

11) https://www.jacobinmag.com/2020/09/abraham-lincoln-supreme-court-slavery

L’ambiguïté de Joe Biden envers les Afro-américains

Joe Biden et Barack Obama

S’il existe un élément qu’il est possible de prédire pour l’élection présidentielle américaine de novembre, c’est l’orientation du vote des minorités. Dans le cas des Afro-américains, 91% d’entre eux ont voté pour Hillary Clinton en 2016. Cet excellent résultat masque pourtant une chute du taux de participation de ces derniers de 7 points lors de ce scrutin présidentiel par rapport à 2012. Si en 2020 ce schéma de soutien massif au candidat démocrate devait se reproduire au profit de Joe Biden, leur mobilisation serait, cette fois encore, un facteur déterminant. L’ancien vice-président, qui semble être apprécié par la communauté noire, n’a pourtant pas un passé qui plaide en sa faveur. Pour le comprendre, un retour sur sa longue carrière politique s’impose. Par Théo Laubry


Élu pour la première fois sénateur du Delaware en 1973, Joe Biden arrive sur la scène politique nationale dans un contexte totalement nouveau. Les États-Unis, au cours de la décennie précédente, ont entamé une transition législative pour plus de reconnaissance et d’inclusion envers les Afro-américains. Grâce à la mobilisation des militants et de figures comme Martin Luther King ou Jesse Jackson, le Mouvement des droits civiques obtient dans les années 1960 l’abolition des lois Jim Crow qui avaient institutionnalisé la ségrégation raciale au sortir de la guerre de Sécession, et la promulgation du Voting Right Act sous la présidence de Lyndon Johnson. Les avancées sont considérables. En moins de dix ans, l’Amérique semble s’être débarrassée d’une grande partie de ses démons. Ces changements ne sont pourtant pas vus d’un œil favorable par une partie des Américains et de la classe politique. Le Parti républicain, bien qu’héritier d’Abraham Lincoln, s’y oppose dans son ensemble tout comme la frange la plus conservatrice du Parti démocrate.

Un positionnement politique conservateur dans les années 1970

À son arrivée à Washington, Joe Biden tente de trouver sa place au sein de la majorité démocrate à laquelle il appartient désormais. Il tâtonne et fait preuve de positionnements parfois paradoxaux, notamment sur les thématiques raciales. Alors même qu’il soutient l’extension de la loi Voting Right Act, les sanctions contre le régime sud-africain promoteur de l’apartheid ou encore la création du Martin Luther King Day, Joe Biden s’oppose pourtant à une mesure emblématique d’intégration raciale : le busing. Mise en place en 1971 à Charlotte pour la première fois, cette pratique consiste à modifier les itinéraires des bus scolaires pour favoriser la mixité sociale dans les écoles. En effet, les communautés vivant chacune au sein de quartiers distincts, l’organisation des transports scolaires sur le critère géographique favorise des écoles blanches et des écoles noires. Bien qu’abandonnée à la fin des années 1980 car inefficace, notamment parce que les familles blanches contournent le busing en envoyant leurs enfants dans des écoles privées, cette mesure a représenté un réel espoir deux décennies plus tôt. Lors d’une interview en 1975 dans un journal de son état d’adoption, le Delaware, Joe Biden détaille la vision qui le guide à propos des politiques d’intégration raciale : « Je n’adhère pas au concept, populaire dans les années 60, qui disait : nous avons réprimé l’homme noir pendant 300 ans et l’homme blanc est maintenant bien en tête dans la course à tout ce qu’offre notre société. Pour égaliser le score, nous devons maintenant donner à l’homme noir une longueur d’avance, voire retenir l’homme blanc ». Au-delà de propos qui paraissent aujourd’hui conservateurs, ils traduisent surtout l’état d’esprit politique des années 1970. Le Parti démocrate est sur le point de mettre fin à la parenthèse keynésienne initiée par Roosevelt au sortir de la Grande Dépression. L’individu va prendre le pas sur le collectif. Le chacun pour soi va s’imposer. La place de l’État va reculer. La tornade Ronald Reagan arrive à grand pas.

En 1977, quatre ans avant cette révolution néo-libérale et conservatrice, Joe Biden justifie son opposition à certaines mesures d’intégration comme le busing : « À moins que nous ne fassions quelque chose à ce sujet, mes enfants vont grandir dans une jungle raciale avec des tensions tellement élevées qu’elle va exploser à un moment donné ». Cette fois, toute la rhétorique raciste est présente. Sans conséquence, voire même banale pour l’époque, cette déclaration refait surface en 2019. Kamala Harris, actuelle colistière de Joe Biden, l’attaque frontalement lors d’un débat télévisé durant les primaires démocrates. Elle-même a pu bénéficier de ce dispositif lorsqu’elle était écolière en Californie : « Il y avait une petite fille qui faisait partie de la seconde génération à intégrer les écoles publiques. Et elle était emmené en bus à l’école tous les jours. Cette petite fille, c’était moi. » lui explique-t-elle. Kamala Harris, qui fait grande impression ce soir-là, enchaîne en évoquant les liens qu’entretenait Joe Biden avec certains hommes politiques ouvertement racistes et ségrégationnistes. Quelques semaines auparavant, Joe Biden avait très maladroitement exprimé de la nostalgie à propos de son travail avec deux élus de ce type : « Eh bien devinez quoi ? Au moins il y avait une forme de courtoisie. Nous n’étions pas d’accord sur grand-chose mais on travaillait ». Les deux hommes en question se nomment James Eatland et Herman Talmage. Le premier, sénateur du Mississippi jusqu’en 1978, ne cessa de répéter que les Afro-américains appartenaient à une race inférieure. Le second s’opposa à toute mesure visant à mettre fin à la ségrégation raciale au cours de ses différents mandats. Quoique moins extrême et ne votant pas comme ces derniers, Joe Biden n’en représente pas moins l’archétype même du politicien appartenant à l’establishment de la capitale, prêt à s’attabler avec n’importe qui par simple proximité de classe.

Crime Bill 1994 : qu’en conclure vingt-cinq ans après ?

Pendant presque quinze ans, Joe Biden est un sénateur parmi d’autres. Sa carrière politique décolle réellement lorsqu’il est désigné président du Comité judiciaire du Sénat en 1987. À cette période, les États-Unis connaissent une flambée des crimes violents. Une augmentation de 39% de faits de violence constatée entre 1983 et 1993 pousse Bill Clinton à agir. Joe Biden se charge alors de l’écriture d’une nouvelle loi pour lutter contre le crime, et mène le processus législatif. Après de longues négociations avec les différentes sensibilités démocrates, un consensus émerge. Le VCCLEA, acronyme pour Violent Crime Control and Law Enforcement Act, voit le jour et se décline en deux volets. Le premier prévoit le recrutement de 100 000 policiers en six ans dont 50 000 affectés à la police de proximité ainsi qu’une enveloppe de 9 milliards de dollars pour le système pénitentiaire. L’Habeas corpus pour les trafiquants de drogue est restreint et l’on prévoit la création de camps pour les jeunes délinquants. Ainsi, un budget d’environ 2 milliards de dollars est consacré à la prévention. Le second volet s’attache aux violences faites aux femmes. Les peines sont durcies pour les coupables de ce type d’acte, notamment les récidivistes. Cette partie de la loi prévoit aussi une meilleure reconnaissance des violences au sein du foyer. À ces deux volets s’ajoute une clause visant à réglementer les armes à feu, notamment les fusils d’assauts, et une extension de la peine capitale.  Le pari de Bill Clinton et de Joe Biden s’avère payant puisqu’ils réussissent à ranger en ordre de bataille le camp démocrate, notamment le caucus noir représentant les élus afro-américains du Congrès, pour que ce nouvel arsenal judiciaire soit voté.

Le taux national de criminalité baissant de 21% entre 1993 et 1998, les deux hommes politiques y voient les bienfaits du VCCLEA. La corrélation entre les deux n’est cependant pas probante ; d’autres facteurs explicatifs pourraient être pris en compte, notamment la baisse du nombre de consommateurs de crack et le vieillissement de la population. Par ailleurs, d’après une étude indépendante du Gouvernment Accountability Office, l’augmentation des effectifs de police n’aurait permis qu’une baisse de 2,5% des crimes violents. Vingt-cinq ans après, l’efficacité et les conséquences de cette loi, particulièrement de son premier volet, sont discutées par l’aile gauche du Parti démocrate. En effet, elle a fortement contribué à la hausse du taux d’incarcération aux États-Unis notamment pour les Afro-américains très largement surreprésentés parmi les prisonniers. En 2010, le pays compte 2,2 millions de personnes derrière les barreaux dont 37% sont noires. Autre chiffre éloquent, 47% des déclarations d’innocence après des erreurs judiciaires concernent cette communauté depuis 1989. Bill Clinton et Joe Biden reconnaissent en 2015 la responsabilité du VCCLEA sur l’incarcération massive des Afro-américains au cours des deux dernières décennies. Pour autant, le candidat démocrate ne renie pas son travail et continue d’avoir le soutien de hauts responsables politiques afro-américains tel que Jim Clyburn. Dans une interview récente publiée dans le livre de Sonia Dridi « Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump », ce dernier tempère les critiques : « Beaucoup d’entre nous au sein du Caucus Noir ont voté en faveur de cette loi. Le crack, la cocaïne, vous n’imaginez même pas à quel point c’était un fléau dans la communauté afro-américaine. ». Du VCCLEA, cependant, seul le second volet consacré aux violences faites aux femmes fait aujourd’hui consensus.

Vice-président du premier président noir, un tournant dans cette relation

Jusque dans les années 2000, l’image de Joe Biden est donc celle d’un démocrate plutôt conservateur, peu concerné par la situation des Afro-américains. Un nouveau tournant s’opère dans sa carrière politique lorsque Barack Obama le choisit en 2008 comme colistier pour la vice-présidence. Ce dernier cherche à rassurer les conservateurs du Parti démocrate et a besoin d’un coéquipier d’expérience à ses côtés pour renforcer sa candidature. De ce fait, le ticket semble équilibré et rassure les plus sceptiques. Barack Obama n’est pas rancunier. En proposant ce poste à Joe Biden il tire un trait sur les propos ouvertement racistes tenus par ce dernier à son encontre. Le sénateur du Delaware, candidat lui aussi à la primaire démocrate de 2008, a en effet affirmé quelques mois plus tôt que « Monsieur Obama est le premier Afro-américain populaire, qui est intelligent, s’exprime bien et propre sur lui ». Difficile d’imaginer à ce moment-là que les deux hommes travailleront main dans la main durant huit années. Au-delà de leur relation professionnelle, Barack Obama et Joe Biden nouent même une réelle amitié. Le président américain prononce d’ailleurs l’éloge funèbre du fils de Joe Biden, Beau Biden, décédé en mai 2015 d’un cancer du cerveau. Le 44ème président des États-Unis conclut même sa présidence en remettant à son vice-président la médaille présidentielle de la Liberté, plus haute distinction civile américaine. Cette cérémonie, pendant laquelle Joe Biden fond en larmes, vient sceller officiellement le lien qui unit les deux hommes. Plus tard, lors de son discours d’adieu, Barack Obama emploie des mots forts pour le remercier : « A Joe Biden, le gosse fougueux de Scranton devenu sénateur du Delaware, tu es le premier choix que j’ai fait en tant que nominé, et c’était le meilleur. Pas seulement parce que tu as été un excellent vice-président, mais parce que par la même occasion, j’ai gagné un frère. Nous vous aimons, Jill et toi, comme si vous étiez notre famille, et votre amitié est une des grandes joies de notre vie. ».

Ces deux mandats de vice-président redorent son image auprès des Afro-américains. Pour l’illustrer, à la question « Pourquoi les Afro-américains soutiennent Joe Biden ? » posée fréquemment par des supporters déçus de la défaite à la primaire de Bernie Sanders, une internaute répond dans un message devenu viral : « Il a été le premier homme blanc à se mettre au service d’un homme noir au sommet de l’État et ça nous ne l’oublierons jamais. ».

Joe Biden, en ayant pris fait et cause pour Barack Obama pendant huit ans, en l’ayant accompagné et défendu face aux attaques répétées et parfois ouvertement racistes du camp conservateur, a fait preuve d’une loyauté à toute épreuve envers le premier président afro-américain. Ce détail, qui n’en est pas un, permet de mieux appréhender le caractère paradoxal et ambigu de la relation qu’entretient Joe Biden avec la communauté noire. En devenant le soldat et le compagnon de route de Barack Obama, en protégeant ses arrières, il a su se racheter. C’est cette sincérité qui est perçue par les électeurs.

La dette de Joe Biden auprès des Afro-américains

Après deux échecs en 1988 et 2008, Joe Biden se lance dans un dernier tour de piste en se présentant à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Bien mal embarqué suite à des résultats catastrophiques en Iowa, dans le New-Hampshire et au Nevada, l’ancien vice-président semble proche de l’abandon. Le scrutin en Caroline du Sud sera décisif. L’électorat démocrate de cet État est majoritairement constitué de citoyens noirs et Joe Biden mise tout sur leur soutien. Avec l’appui du sénateur Jim Clyburn, ancien leader du Mouvement des droits civiques, il gagne haut la main le scrutin avec 48,65% des voix, loin devant ses concurrents, et reprend espoir. Peu importera l’énorme mensonge sur son emprisonnement en Afrique du Sud pour rendre visite à Nelson Mandela, la machine Biden ne s’arrêtera plus jusqu’à sa désignation comme candidat démocrate à la présidence, dès la mise en retrait de Bernie Sanders, son principal adversaire. Les électeurs afro-américains de Caroline du Sud lui ont donc offert la survie et la possibilité de devenir le 46ème président des États-Unis. Cette main tendue à un candidat au bord de l’abandon est un acte fort et le signe d’une bienveillance à son égard. C’est aussi et sûrement la nostalgie des années Obama qui a joué en sa faveur. Quelles-que soient les raisons de ce sauvetage, Joe Biden vient de contracter une dette immense envers les électeurs afro-américains en ce 29 février 2020.

Pour autant, « Joe la gaffe » comme le surnomment certains de ses détracteurs, ne peut se retenir d’aller trop loin dans ses propos. En témoigne sa réflexion en mai dernier lors d’une interview avec Charlemagne Da God « qu’un Noir n’est pas un Noir s’il vote pour Donald Trump ». Il s’excuse le lendemain suite au tollé suscité par son propos. Cette phrase a au moins eu le mérite de mettre en lumière un système électoral qui piège la communauté noire aux États-Unis : un système qui favorise uniquement deux partis. les Afro-américains se retrouvent en effet presque contraints de voter pour le Parti démocrate, quel que soit le candidat, tant le Parti républicain les néglige. Pourtant, les démocrates ont depuis bien longtemps abandonné les questions sociales et raciales. La parenthèse Obama n’aura pas été suffisante et aura engendré beaucoup de déception même si l’homme est aujourd’hui devenu une icône pour la communauté noire et la grande majorité des électeurs démocrates.

Très longtemps conservateur sur les sujets de l’intégration et du vivre ensemble, parfois ouvertement raciste, sa proximité avec Barack Obama semble avoir ramené Joe Biden sur un chemin plus acceptable. Il a la confiance d’une grande majorité des électeurs et élites politiques afro-américains. Surfer sur la nostalgie Obama ne sera pourtant pas suffisant, il faudra des preuves et des actes pour honorer la dette qu’il a contractée envers l’électorat noir. Alors que l’élection présidentielle américaine approche à grands pas, le taux de participation des Afro-américains pourrait se montrer décisif. Dans les États-clés, la défaite d’Hillary Clinton en 2016 s’est parfois jouée à quelques dizaines de milliers de voix. Joe Biden doit donc trouver les arguments et les leviers qui entraînera leur déplacement massif dans les bureaux de vote. S’il parvient à le faire et s’il devient le prochain locataire de la Maison Blanche, le candidat démocrate, d’origine irlandaise, se souviendra peut-être du proverbe d’Edmund Burke : « Il vient un temps où la tête chauve de l’abus ne s’attire plus ni protection, ni respect ». Saura-t-il en profiter pour définitivement faire oublier ses errements ?

https://www.cbsnews.com/news/2020-daily-trail-markers-90-of-black-likely-voters-back-biden-cbs-battleground-tracker-poll-finds-2020-08-19/

https://www.nytimes.com/2019/07/15/us/politics/biden-busing.html

https://www.washingtonpost.com/politics/biden-faces-backlash-over-comments-about-the-civility-of-his-past-work-with-racist-senators/2019/06/19/c0375d2a-92a8-11e9-b58a-a6a9afaa0e3e_story.html

https://www.washingtonpost.com/politics/bidens-tough-talk-on-1970s-school-desegregation-plan-could-get-new-scrutiny-in-todays-democratic-party/2019/03/07/9115583e-3eb2-11e9-a0d3-1210e58a94cf_story.html

https://journals.openedition.org/chs/1674

https://www.factcheck.org/2019/07/biden-on-the-1994-crime-bill/

https://www.prison-insider.com/articles/etats-unis-l-incarceration-de-masse-des-hommes-noirs-denoncee-dans-une-serie-photo

Joe Biden, Trump 2.0 ?

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/48244001437
Joe Biden © Gage Skidmore

En choisissant le vice-président de Barack Obama, les démocrates ont voulu jouer la sécurité. Pourtant, Joe Biden présente des risques évidents. Véritable repoussoir pour la gauche américaine, accusé d’agression sexuelle, il semble constituer l’adversaire idéal pour Donald Trump. Ce qui pose la question de ses chances à la présidentielle, des causes de son succès aux primaires démocrates et de l’intérêt d’une présidence Biden du point de vue progressiste.


Cet automne, les Américains devront choisir entre un menteur invétéré, corrompu et népotique, accusé d’agression sexuelle, soupçonné de troubles mentaux, connu pour ses propos racistes, ses prises de position anti-avortement, sa participation à l’expulsion de millions d’immigrés et sa vision belliqueuse de la politique étrangère, ou bien Donald Trump.

Joe Biden, candidat anachronique

Entré au Congrès en 1972, Joseph Biden s’illustre par ses positions contre le mouvement des droits civiques et se lie d’amitié avec le sénateur Strom Thurmond, un suprémaciste blanc ouvertement raciste. En 2003, il sera le seul démocrate à se rendre à son enterrement, où il prononcera un éloge dithyrambique, parlant d’un « homme décent ».  Parmi leurs nombreuses collaborations, Biden s’opposera avec lui à la politique de déségrégation des écoles. Une position qui lui sera reproché par Kamala Harris au premier débat télévisé des primaires 2020 lors d’un échange mémorable.

Dans les années 90, Joe Biden sera l’un des fers de lance de la politique d’incarcération de masse qui ciblera particulièrement avec dureté la communauté noire. Le vice-président d’Obama a longtemps revendiqué son rôle dans le durcissement de la répression policière et judiciaire, aux côtés de Thurmond. Si Hillary Clinton avait été attaquée par Trump pour ses propos sur les « supers prédateurs » qui rodent dans les villes (sous entendu, les Noirs), Biden a fourni de longues tirades encore plus problématiques. En 2007, il continuait de produire des gaffes aux accents racistes, qualifiant Barack Obama de « premier Afro-Américain mainstream qui soit éloquent, intelligent et propre ». [1]

Biden s’est retrouvé du mauvais côté de tous les combats politiques majeurs. Lui qui disait en 1974 qu’une femme « n’avait aucun droit à disposer de son propre corps » a combattu l’accès à l’avortement jusqu’aux années 2000. Dans la même veine, il a joué un rôle déterminant pour la nomination du conservateur Clarence Thomas à la Cour suprême, un juge qui votera en faveur des décisions les plus réactionnaires de l’institution. La manière dont il a conduit l’audition de Thomas et minimisé le témoignage d’Anita Hill, une femme accusant le futur juge de harcèlement sexuel, a provoqué une controverse qui le suit encore aujourd’hui. 

En matière de liberté fondamentale, uncle Joe peut se vanter d’avoir proposé la première monture du Patriot Act, dès 1998, avant de voter en faveur de la version de Bush suite aux attentats du 11 septembre.

Son rôle dans l’invasion de l’Irak débute en 1998, lorsque Biden affirme que « la seule façon de se débarrasser de Sadam, c’est d’y aller seul ». Il sera un allié clé de George Bush pour faire accepter la guerre aux Américains. 

Même sur les questions d’immigration, Joe Biden semble mal placé pour critiquer Donald Trump. Durant la présidence Obama, il a participé à l’expulsion de 2,5 millions de sans-papiers tout en accélérant la militarisation de la frontière mexicaine, au point (déjà) de séparer des familles et de jeter des enfants en cage. [2] 

Mais c’est encore sur les questions économiques que Joe Biden s’illustre le mieux. À la fin des années 80, il a fait partie des cadres démocrates incarnant le virage à droite, fondé sur la décision de tourner le dos aux syndicats pour embrasser les financements privés issus du patronat.[3]

Il en résulte une obsession pour le contrôle des déficits, le soutien aux traités de libre-échange et à la dérégulation bancaire. Biden s’efforce de réduire les budgets de l’assurance maladie publique (Medicare) et de la sécurité sociale, au point de prendre souvent position avec les républicains contre son parti, notamment sur le recul de l’âge de départ à la retraite et la baisse des pensions. Mais c’est en dirigeant les efforts législatifs pour la loi de 2005 visant à encadrer les faillites personnelles que Joe Biden atteindra la postérité.

En tant que sénateur du Delaware, paradis fiscal abritant le siège social des principaux organismes de crédit bancaire, Biden jouera un rôle essentiel pour interdire aux particuliers de se déclarer en faillite, obligeant ces derniers à honorer jusqu’au bout les dettes liées aux cartes de crédit, tout en autorisant des taux d’intérêt de plus de 20 %. Baptisé « Bankruptcy Bill », cette loi posera les jalons de la crise financière de 2008. [4]

Ce bilan désastreux l’expose aux critiques de Donald Trump, davantage qu’Hillary Clinton. Il témoigne aussi d’une vision très réactionnaire de la politique, qui risque de permettre au président sortant de le déborder par la gauche. 

Joe Biden compte opposer à Donald Trump sa « personnalité ». À l’entendre, le milliardaire est un raciste incompétent qui divise le pays, au point de représenter un danger existentiel. Biden promet de « restaurer l’âme de l’Amérique » en incarnant une alternative au style de Donald Trump. Pourtant, en termes de « caractère », Joe Biden n’a pas grand-chose à envier à l’ancienne star de télé-réalité.

Le risque Joe Biden

Comme le milliardaire, Joe Biden présente un comportement problématique envers les femmes. Il fait désormais l’objet, lui aussi, d’accusation de harcèlement et d’une plainte pour agression sexuelle pour des faits s’étant déroulés en 1993.

Mais c’est sur les questions de corruption, préoccupation de 90 % des Américains, que Joe Biden reste probablement le plus exposé. 

Dans une tribune publiée par le Guardian, la spécialiste anticorruption Zephyr Teachout dénonce le bilan législatif de Joe Biden comme une illustration parfaite de la corruption passive de la politique américaine, le vice-président ayant systématiquement accepté les dons des entreprises avant de voter directement pour leurs intérêts et contre ceux des Américains.

Si cet aspect reste commun à Washington, Biden traîne d’autres casseroles plus problématiques. Il a notamment réalisé une plus-value de 600 % sur une maison revendue à un dirigeant d’une entreprise finançant sa campagne et installé son fils Hunter au conseil d’administration de plusieurs sociétés. Pour justifier de sa présence au CA à la compagnie ferroviaire Amtrak, son PDG a sarcastiquement indiqué qu’Hunter Biden “prenait souvent le train”. Si des conflits d’intérêts similaires ont également profité au frère de Joe Biden, la récente affaire ukrainienne a durablement exposé son fils.

L’entreprise gazière Burisma, accablée par des scandales de corruptions, a payé Hunter Biden 50 000 dollars par mois pour siéger à son CA, dans le but d’améliorer sa réputation et sa solvabilité. Lorsque l’administration Obama a aidé au renversement du régime ukrainien, Joe Biden a publiquement menacé le nouveau président de suspendre une aide d’un milliard de dollars tant qu’il ne renverrait pas le procureur chargé de lutter contre la corruption. Selon le Times, le magistrat en question ne remplissait pas sérieusement sa mission, et devait être remplacé par un procureur plus déterminé. En clair, l’intervention du vice-président allait à l’encontre des intérêts de Burisma et de son fils. [5]

Mais le journal russe Novaya Gazeta, connu pour son opposition au Kremlin, a publié une enquête affirmant qu’au contraire, Burisma se trouvait dans le collimateur du procureur dont Biden obtint le renvoi. [6] Dans le meilleur des cas, Biden a fourni un emploi fictif à son fils, grassement rémunéré par une entreprise ukrainienne baignant dans les scandales financiers. Au pire, il a utilisé l’État américain et l’argent public à des fins personnelles, ce qui est précisément le grief qui a motivé le lancement de la procédure de destitution contre Donald Trump.

Pourtant, les problèmes de corruption constituent le véritable talon d’Achille de Donald Trump, lui qui avait promis « d’assécher le marais » de Washington tout en se présentant comme un candidat « anti-establishment ». Depuis, Trump a recruté une armée de lobbyistes et anciens dirigeants de Goldman Sachs aux postes clés de son administration, emploie sa fille et son gendre à des positions cruciales et utilise la présidence pour s’enrichir personnellement de manière incroyablement transparente.

Si Bernie Sanders incarnait le candidat idéal pour exposer la corruption de Trump, Biden représente la pire alternative. Comme Hillary Clinton, il a profité de son mandat pour se faire grassement payer différents discours. En particulier, Biden a touché deux cent mille dollars pour une intervention publique ayant valeur de soutien à la candidature d’un républicain dans une circonscription disputée du Michigan. Une trahison invraisemblable qui aura couté cher aux démocrates dans le Midwest, selon le New York Times

Et comme Donald Trump, Biden est un menteur invétéré dont le comportement tient de la pathologie. Sa première candidature à la présidence du pays date de 1987. En début de campagne, il délivre un discours sur ses origines modestes, déclarant « Comment se fait-il que Joe Biden soit le premier de sa famille à faire des études supérieures… » avant d’évoquer la vie de mineur de fond de son grand-père. 

Malheureusement, ce discours avait déjà été prononcé quelques jours plus tôt en Angleterre par le chef du parti travailliste, au mot près et avec la même gestuelle. Pris la main dans le sac, Biden recommence à piocher dans des discours d’anciens sénateurs américains, tout en commettant des mensonges énormes, que la presse se fait un plaisir d’exposer. Entre autres, Biden affirme avoir terminé premier de sa promotion, avoir suivi trois cursus universitaires, et avoir remporté un prix des sciences au lycée. Trois mensonges qu’il sera contraint de clarifier publiquement avant d’abandonner les primaires en disgrâce. [7]

Les circonstances ont manifestement changé. Les médias américains ne semblent plus aussi pointilleux sur les faits, et ont laissé Biden proférer une litanie de contre-vérités plus surprenantes les unes que les autres pendant les primaires de 2020. Le site de vérification PolitcFacts à tendance démocrate et les fact checkeurs du Washington Post lui ont même donné raison lorsqu’il niait les propos de Sanders l’accusant d’avoir défendu la baisse des prestations sociales au Sénat, malgré les vidéos d’archives où il fait exactement cela. Grâce à cette surprenante indulgence, Biden a pu réécrire l’histoire en de multiples occasions, que ce soit au sujet de son soutien à la guerre en Irak, son rôle dans l’administration Obama ou lorsqu’il refusait de reconnaître ses anciennes prises de position controversées.[8]

Habitué depuis des décennies à s’inventer un passé de militant auprès de Martin Luther King, il est allé jusqu’à prétendre qu’il avait été arrêté par la police sud-africaine en cherchant à rendre visite à Nelson Mandela. Cette fable, qu’il embellissait à chaque meeting de Caroline du Sud malgré les protestations de ses conseillers, finit par être dénoncée par le New York Times, mais trop discrètement et tardivement. 

Parce que Biden semble souffrir d’une forme de déclin cognitif, les observateurs hésitent souvent à signaler ses mensonges les plus flagrants : faut-il y voir de la malice, des lapsus, des gaffes ou une perte de mémoire ? Lors du très attendu débat contre Bernie Sanders, ce dernier a cherché à mettre en cause Biden pour son rôle dans les coupes budgétaires de la sécurité sociale et l’invasion de l’Irak. Avec un aplomb qui prit Sanders de court, Biden a simplement nié les faits, au point de finir par se contredire lui même. [9]

Ce qui nous amène au dernier problème de Joe Biden : son déclin cognitif potentiel. S’il avait été souligné par ses adversaires démocrates lors des premiers débats télévisés et par une poignée de présentateurs de CNN, ce problème a ensuite été largement mis sous le tapis. Difficile de se faire une opinion sur le sujet : Biden bafouille souvent, mais met cela sur le dos de son ancien bégaiement. S’il est connu pour ses gaffes et lapsus récurrents, il semble avoir de plus en plus de trous de mémoire, ne sait plus toujours où il est, qui est son interlocuteur et à quelle élection il candidate. Le fait que ses équipes de campagne ont refusé toute demande d’entrevue pendant les primaires et cherchaient à limiter au maximum ses apparitions en public interroge. Ses rares interventions sans téléprompteur tournent souvent au désastre, Biden multipliant les bourdes lorsqu’il ne confond pas sa sœur et son épouse ou ne rassure pas le public en affirmant « je ne suis pas en train de devenir fou ». S’il est désormais plus présent dans les médias et produit à son tour un podcast et des vidéos, il semble avoir systématiquement recours à un téléprompteur ou lire des notes, y compris lorsqu’il est interrogé par des journalistes. Souvent, il perd le fil de sa pensée ou cherche désespérément un mot. [10] Il est ainsi devenu rapidement la risée d’internet et la cible préférée des comiques, dont Joe Rogan, le principal youtubeur du pays aux millions d’abonnés.

En même temps, il a livré un bon débat en Caroline du Sud avant d’exceller dans son face à face de deux heures contre Sanders. Le qualifier de sénile semble prématuré. Mais le simple fait que la question se pose et que les médias conservateurs matraquent cette idée devraient terrifier les électeurs démocrates. Compte tenu de tout ce que nous venons de voir, on est en droit de se demander pourquoi un tel personnage a été plébiscité par les électeurs des primaires démocrates ?

En devenant le vice-président d’Obama, son passé problématique a été effacé de la mémoire collective au profit d’une image d’homme chaleureux et proche du peuple, le fidèle lieutenant d’un président très populaire. Un fait particulièrement ironique, puisque Obama l’avait choisi pour apaiser les électeurs blancs aux tendances réactionnaires et envoyer un signal rassurant aux milieux financiers conservateurs.

Biden : une victoire aux primaires qui rappelle celle de Donald Trump

Avant de se lancer pour la présidentielle, Donald Trump disposait d’une notoriété conséquente liée à son statut de milliardaire flamboyant et à son rôle dans la célèbre émission de télé-réalité The Apprentice. Sa candidature déclarée, il se hisse rapidement en tête des sondages. Pendant que ses adversaires dépensent des fortunes en publicité, conseillers et logistique de terrain, Trump bénéficie de centaines de millions de dollars de couverture médiatique gratuite en étant invité sur tous les plateaux pour commenter la dernière controverse qu’il a provoquée.

Malgré un budget de campagne minimum et l’absence d’infrastructure de terrain, Trump ne sera jamais mis en difficulté par ses adversaires républicains. Convaincus que sa candidature s’effondrera tôt ou tard, ils refusent de l’attaquer de front, chacun attendant qu’un autre candidat fasse la sale besogne. La presse ne le prit pas plus au sérieux, avant qu’il n’enchaîne les victoires et ne s’impose rapidement comme le candidat nommé.

Les ressemblances avec la campagne de Biden sont intéressantes.

Uncle Joe a lui aussi bénéficié de sa notoriété pour s’installer confortablement en tête des sondages dès l’annonce de sa candidature, obtenant de ce fait une couverture médiatique conciliante et le bénéfice d’apparaître constamment dans les enquêtes d’opinions comme le meilleur candidat à opposer à Trump. Pour autant, son hypothétique déclin cognitif, sa propension à multiplier les gaffes et ses échecs passés poussent les riches donateurs et élites démocrates à parier sur d’autres candidats (Kamala Harris puis Buttigieg et Bloomberg) tout en convainquant ses adversaires qu’il ne représentait pas une menace sérieuse. 

Si Kamala Harris, Juan Castro et Cory Booker l’ont attaqué lors des premiers débats, leurs efforts n’ont eu aucun effet durable, lorsqu’ils n’ont pas contribué à l’écroulement de leurs campagnes respectives. 

Les critiques ont porté sur son bilan politique et les ratés de l’administration Obama. Or ces notions étaient nouvelles pour des électeurs démocrates vivant dans leur propre bulle médiatique gonflée par des médias comme MSNBC, tout aussi partisans que ne l’est Fox News côté républicain. 

Biden s’est ainsi imposé par défaut, sans infrastructure militante et avec un des plus faibles budgets de campagne, grâce à l’ampleur de la couverture médiatique gratuite et la bienveillance de ses adversaires. 

Comme Donald Trump, il a bénéficié d’un scandale pour conforter sa position. Placé au cœur de l’affaire ukrainienne qui débouchera sur la procédure de destitution de Trump, il devient le visage du parti qu’il convient de protéger face au président. Il profitera ainsi de la création d’un “SuperPac” destiné à contrer les attaques de Trump, entité qui maintiendra sa candidature à flot financièrement dans les phases critiques des primaires. [11] 

Surtout, la procédure de destitution contre Trump oblige ses adversaires démocrates à le défendre lors des débats télévisés, et à l’épargner durant la majeure partie de la campagne, le plaçant en position idéale pour réaliser un come-back décisif après le Nevada. Il remporte les primaires rapidement, propulsé par une couverture médiatique extrêmement positive dont la valeur sera évaluée à 72 milliards de dollars sur les seules 48 heures précédant le Super Tuesday. [12]

Biden promet lui aussi le retour à un passé nostalgique et témoigne d’une étonnante capacité à passer entre les gouttes des scandales tout en résistant aux polémiques lancées contre lui, de l’Ukrainegate aux accusations d’agression sexuelle en passant par la mise en cause de sa santé mentale. 

Mais si ses adversaires et médias démocrates lui ont facilité la tâche, vaincre la machine électorale et médiatique de la droite américaine sera une autre paire de manches.

Joe Biden peut-il battre Donald Trump ?

Une enquête d’opinion datée du 28 mars a montré que 53 % des personnes qui pensaient voter Trump se disait « très enthousiastes », contre seulement 24 % pour les électeurs préférant Biden. 

Le président sortant peut compter sur une base électorale motivée, un parti uni derrière lui, un trésor de guerre de 450 millions de dollars, la puissante sphère médiatique conservatrice entièrement dédiée à sa réélection et l’avantage du président sortant. De plus, Trump dispose d’une capacité à lever des fonds via les dons individuels et d’une infrastructure militante avec laquelle seul Bernie Sanders est capable de rivaliser.

Joe Biden, à l’inverse, peine à lever des fonds et doit composer avec une aile gauche aux antipodes de son positionnement. Avant de déclarer à ses riches donateurs « avec moi, rien de significatif ne changera », Biden a insulté les moins de 45 ans en déclarant « la jeune génération me dit que les conditions économiques sont difficiles. Sans rire », et d’ajouter « je n’ai aucune empathie pour elle ». Il a même affirmé qu’il opposerait son veto à la nationalisation de l’assurance maladie, ce qui constitue la position la plus extrême qu’un démocrate puisse adopter sur le sujet. 

Le ralliement de l’establishment démocrate derrière Biden et l’intervention d’Obama en coulisse ont été vécus comme un gigantesque bras d’honneur par les électeurs de Sanders, ce qui explique que certaines figures influentes de la gauche américaine appellent à l’abstention. Plusieurs partis politiques (dont le DSA) et cadres de la campagne de Sanders ont également revendiqué ne pas « soutenir » Biden. 

Cela dit, le taux de participation record des primaires, la mobilisation de l’électorat plus âgé et l’impopularité de Donald Trump suggèrent que Biden conserve toutes ses chances. D’autant plus que le coronavirus et sa gestion désastreuse de la crise place Trump dans une situation délicate.

Ce ne sera pas la première fois que Biden profite d’une crise pour rebondir.

Une présidence Biden serait-elle souhaitable du point de vue de la gauche américaine ?

En rejoignant Obama, Biden a montré sa plasticité idéologique et sa volonté d’obtenir des compromis. Trop vieux pour espérer un second mandat, si tant est qu’il finisse le premier, il devrait être un président relativement facile à influencer pour la gauche américaine. En fonction de son choix de vice-président, une fenêtre plus sérieuse pourrait s’ouvrir pour le mouvement progressiste.

C’est du moins le pari que font différent leaders de la gauche américaine, de Bernie Sanders à Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) en passant par la très médiatique syndicaliste Sara Nelson. Pour l’instant, ils n’ont pas obtenu grand-chose en retour, à l’exception d’une place de choix dans les fameuses “task force” créées par la campagne Biden pour travailler le programme du candidat. AOC sera ainsi la coprésidente de l’équipe “climat” qui compte également la présidente du mouvement “Sunrise” à l’origine du fameux New deal vert. À l’économie, on retrouve la principale théoricienne de la Modern Monetary Theory et de la garantie universelle à l’emploi Stephanie Kelton, alors que Sara Nelson figure au rang de coprésidente de l’équipe. Sur la santé, c’est la présidente du groupe parlementaire “progressive caucus” et principale responsable de la réforme de l’assurance maladie “Medicare for All” Pramila Jayapal qui dirigera l’équipe. Des gestes significatifs de la part de Biden, mais qui lui permettent d’éviter d’adopter les propositions phares de Sanders tout en donnant l’impression de chercher un compromis. [13]

 

Pas certain toutefois que cela suffise à convaincre la gauche américaine de faire campagne pour Joe Biden. Mais la perspective d’un second mandat de Donald Trump galvanisé par un plébiscite électoral après la crise du Covid-19 et une tentative de destitution manquée, revêt un potentiel terrifiant. Plus grand-chose ne le retiendra dans son action, sans même parler de l’extrême droitisation de l’appareil judiciaire qui résulterait de quatre ans supplémentaires de nomination de juges par Trump. En particulier, la Cour suprême basculerait à l’extrême droite pour une génération. 

Mais en se ralliant de nouveau pour un candidat centriste, la gauche américaine prouvera une fois de plus que le Parti démocrate peut continuer de la mépriser, de l’ignorer et de l’insulter. Puisqu’il y aura toujours pire en face, la prise d’otage électorale se poursuivra indéfiniment.

Pour cette raison, la tentation abstentionniste sera forte, surtout dans les États acquis à l’un ou l’autre des candidats. Il appartient à Joe Biden d’éviter cet écueil.

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  1. L’essentiel du profil de Joe Biden est résumé à partir des article de Current affairs https://www.currentaffairs.org/2020/03/democrats-you-really-do-not-want-to-nominate-joe-biden, de The Intercept https://theintercept.com/2020/03/10/we-need-to-talk-about-joe/: Rollingstones : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/joe-biden-paradox-taibbi-898603/ de Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/international/250419/joe-biden-candidat-anachronique?onglet=full
  2. Ibid 1
  3. Ryan Grim “We’ve got people, from Jesse Jackson to Alexandria Ocasio-Cortez, the end of big money and the rise of a mouvement”, Strong Arm press, chapitre 3 et 4.
  4. https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/joe-biden-paradox-taibbi-898603/
  5. Ibid 4.
  6. Ibid 4.
  7. https://theintercept.com/2020/03/10/we-need-to-talk-about-joe/
  8. https://jacobinmag.com/2020/03/joe-biden-mainstream-media-lies-trust-reporting
  9. https://www.foxnews.com/politics/sanders-clashes-with-biden-at-debate-over-claims-he-sought-social-security-cuts
  10. https://theintercept.com/2020/03/09/it-was-democrats-and-their-media-allies-who-impugned-bidens-cognitive-fitness-yet-now-feign-outrage/
  11. https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/democratic-debate-ukrainegate-joe-biden-900132/
  12. Lire aussi notre article “Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari
  13. Lire Jacobinmag pour une critique de cette “task force” : https://www.jacobinmag.com/2020/05/joe-biden-move-left

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

Midterms 2018 : victoire en demi-teinte pour les Démocrates

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© Gage Skidmore

Le 6 Novembre avaient lieu les élections intermédiaires (midterms) au Congrès américain (Chambre des Représentants et Sénat). Elles avaient valeur de test national sur la popularité (chancelante) de l’Administration Trump. Si le Trumpisme “perd des plumes” suite aux midterms, il a tenu le choc. Ces élections n’ont certes pas été “un grand jour” pour les Républicains comme le prétend Donald Trump, mais les Républicains confortent leur majorité au Sénat, en gagnant trois sièges sur les Démocrates. Toutefois, ils perdent le contrôle de la Chambre des Représentants au profit des Démocrates, qui gagnent également 7 postes de gouverneurs.


Chambre des représentants vs Sénat : des contextes différents

Ces résultats contradictoires à la Chambre des Représentants et au Sénat s’expliquent en partie par des contextes différents. Dans le cas de l’élection à la Chambre des Représentants (entièrement renouvelée tous les deux ans), les Républicains partaient avec un handicap dans la mesure où plusieurs dizaines de sortants ne se représentaient pas ; ce qui donnait un avantage tactique aux Démocrates. Dans le cas du Sénat, au contraire, les 35 sièges (sur 50) soumis à élection étaient majoritairement détenus par des Démocrates. Complication supplémentaire, une large partie des sièges Démocrates soumis à renouvellement étaient situés dans des Etats pro-Républicains  ( les “red states”) ou ayant voté pour Trump en 2016.

Une majorité républicaine confortée au Sénat

Les Démocrates ont, sans surprise, perdu trois sièges dans les “red states” du Missouri, du Dakota du Nord et de l’Indiana. En revanche, la courte défaite (de 0,22 points) du Sénateur Bill Nelson en Floride reste à confirmer, “dans la mesure où dans cet Etat la loi veut que si moins de 0,5 point sépare les deux finalistes, un nouveau dépouillement soit automatiquement ordonné”. Les Démocrates sauvent (parfois de justesse) leurs sièges dans le Montana, en Virginie Occidentale, en Ohio, dans le Wisconsin, en Pennsylvanie et dans le Michigan. Et ils gagnent un siège sur les Républicains dans le Nevada et pourraient en gagner un second en Arizona si l’avance de la candidate Démocrate se confirme.

Sénat des Etats-Unis (crédit photo : Real Clear Politics)

L’autre surprise de ces élections Sénatoriales est le score impressionnant obtenu par le candidat Démocrate au Texas, Beto O’ Rourke, qui obtient 48,3% face au Sénateur sortant Républicain et conservateur Ted Cruz (50,9%). Cette performance est liée à la campagne populiste inspirée de Bernie Sanders, menée par Beto O’Rourke : refus du financement des Super PACs, assurance maladie universelle et publique, légalisation de la marijuana… Les Démocrates ont décroché, dans son sillage, deux sièges supplémentaires au Texas à la Chambre des Représentants. Le Texas serait-il en train de devenir un “swing state” ?

Chambre des Représentants : un référendum anti-Trump

Les élections à la Chambre des Représentants ont fonctionné comme un référendum anti-Trump. Contrairement au Sénat, l’ensemble des sièges était remis en jeu, dans un contexte où 52% des Américains désapprouvent la politique menée par l’Administration Trump. 

Chambre des Représentants (crédit photo Real Clear politics)

Cette victoire des Démocrates présente plusieurs caractéristiques saillantes : les “suburbs” (banlieues pavillonnaires) ont basculé de leur côté et ont fait la différence. Les Démocrates étant traditionnellement hégémoniques dans les zones urbaines et les Républicains dans les zones rurales, c’est là que se jouait le scrutin. Les Démocrates renforcent leur hégémonie dans leurs zones de forces traditionnelles que sont l’Illinois, New York, la Californie ou le New Jersey. Ils progressent dans les Etats à forte composante hispanique : Arizona, Floride, Texas, Nouveau-Mexique, Colorado. Le discours raciste et anti-migrants de Trump a sans aucun doute pesé dans la mobilisation de l’électorat démocrate dans ces Etats. En revanche, le rééquilibrage des forces n’est que partiel dans les Etats du Midwest (qui avaient voté pour Trump en 2016) : si les Démocrates progressent dans le Michigan et en Pennsylvanie ; ils obtiennent des résultats médiocres dans le Wisconsin et l’Ohio.

Démocrates : +7 postes de gouverneurs

Les élections aux postes de gouverneurs (36 postes étaient soumis à élection) confirment ces tendances. Les Démocrates l’emportent dans deux Etats à forte composante hispanique (Nevada et Nouveau Mexique) mais échouent (de peu) en Floride. Dans le Midwest, ils emportent trois Etats (Illinois, Michigan, Wisconsin), mais échouent en Iowa et dans l’Ohio. Ils remportent également deux “petits” Etats : le Maine et le Kansas.

Elections des gouverneurs (crédit photo Real Clear Politics)

Dans trois Etats, les Démocrates présentaient au poste de gouverneur des candidats issus de la communauté afro-américaine : Stacey Abrams en Géorgie, Ben Jealous dans le Maryland et Andrew Gillum en Floride. Tous trois étaient soutenus par le mouvement de Bernie Sanders Our Revolution. Tous trois ont perdu. Si la défaite de Ben Jealous face à un sortant populaire était prévisible, celle d’Andrew Gillum, une des étoiles montantes du parti Démocrate, est plus décevante. Le cas de la Géorgie reste en suspens pour le moment ; la candidate Démocrate refusant de concéder la défaite et attendant le décompte final.

Quels impacts sur la politique intérieure étatsunienne ?

La victoire des Démocrates à la Chambre des Représentants va certes compliquer la mise en oeuvre des projets de l’Administration Trump. “Les Démocrates vont forcer Donald Trump à rendre des comptes sur bien des sujets – ses impôts, le budget fédéral, l’abîme de conflits d’intérêts que représente sa présidence. Un peu renforcée, la majorité Républicaine au Sénat, de son côté, écarte toute possibilité de procédure en destitution.” Néanmoins, Trump reste en situation de se représenter aux élections présidentielles de 2020.

Les grands équilibres au sein du Parti Démocrate n’ont pas été bouleversés par ces élections. Il reste dominé par son aile centriste voire droitière. Le mouvement de Bernie Sanders n’est parvenu à faire élire qu’une dizaine de Représentants au Congrès (dont deux affiliés au DSA). On peut citer Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Deb Haaland, Veronica Escobar, Ilhan Omar, Raul Grijalva, Jesus Chuy Garcia. 

Alexandria Ocasio-Cortez (crédit photo ocasio2018.com)

Les 7 postes de gouverneurs gagnés par les Démocrates sont loin d’être négligeables pour l’avenir, dans la mesure où les gouverneurs organisent le scrutin présidentiel et participent au redécoupage des districts et circonscriptions électorales

Ces élections dessinent peut-être une nouvelle géographie électorale : des Etats traditionnellement Républicains comme le Nevada, l’Arizona voire le Texas pourraient basculer dans l’escarcelle Démocrate (du fait de la politique anti-migrants), tandis que Trump conserverait l’avantage dans la “Rust Belt” (Wisconsin, Ohio, Michigan, Iowa), en mettant en avant sa politique protectionniste.

Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « midterms »

Lien de la photo
©Beto O’Rourke

Il se passe quelque chose au Texas. Ce bastion républicain pourrait basculer à gauche pour la première fois depuis trente ans lors des traditionnelles élections de mi-mandat auxquelles l’avenir politique de Donald Trump semble désormais suspendu. Un reportage depuis Houston où le candidat démocrate mène une campagne populiste remarquée et particulièrement riche en enseignements. Par politicoboy (@PoliticoboyTX).


Houston, samedi 11 août. Malgré la chaleur écrasante et les prévisions orageuses, ils se sont déplacés par centaines pour rencontrer le candidat démocrate au poste de sénateur du Texas.  Les rues de South Side, cette banlieue défavorisée de Houston, débordent de voitures arborant des autocollants à lettres blanches sur fond noir, formant un message simple et limpide : « Beto for Senate ». Au détour d’un pâté de maisons sinistré par le passage de l’ouragan Harvey douze mois plus tôt, la silhouette élancée du natif d’El Paso apparait à notre vue. Beto O’Rourke, impeccable dans son pantalon de costar et sa chemise entre ouverte, précède une longue file de sympathisants venus lui serrer la main. Arborant un franc sourire, il prend le temps d’échanger quelques mots avant de se prêter à l’incontournable rituel du selfie.

Un barbecue texan fume des viandes low and slow au côté d’une grande tente sous laquelle des bénévoles encouragent les passants à s’inscrire sur les listes électorales. Un foodtruck propose des tacos à ceux qui ne souhaitent pas profiter du barbecue offert contre une adresse email ou un numéro de téléphone. À l’entrée du vieux théâtre de quartier reconverti en QG de campagne, on se presse pour pénétrer dans la salle principale où Beto doit débuter son discours d’une minute à l’autre.

Le pari fou de Beto O’Rourke

Au lieu de se présenter dans sa circonscription d’El Paso pour une réélection assurée, Beto O’Rourke s’est lancé un défi colossal : contester le siège de Sénateur de l’État du Texas. Son adversaire n’est autre que Ted Cruz, le finaliste malheureux des primaires du parti républicain face à Donald Trump.

Beto démarre avec un triple handicap : inconnu au-delà de sa circonscription, il affronte un candidat sortant jouissant d’une reconnaissance nationale, dans un État caricaturalement conservateur. Malgré l’évolution démographique qui devrait rendre le contrôle du Texas plus contesté, Donald Trump a facilement remporté cet État avec 10 points d’avance sur Hillary Clinton.

Le retard accusé par Beto O’Rourke dans les tout premiers sondages publiés en 2017 respectait cet ordre de grandeur, mais il serait désormais quasiment comblé. Un signe ne trompe pas : depuis quelques semaines, le camp républicain panique. L’impensable devient possible. Pour la première fois depuis trente ans, un démocrate pourrait s’imposer au Texas.

Une campagne populiste inspirée par Bernie Sanders

Beto O’Rourke reprend à son compte les principaux ingrédients du succès de Bernie Sanders. Tout comme lui, il refuse les financements privés (à l’exception des dons individuels plafonnés), là où son adversaire aligne des dizaines de millions de dollars de contributions en provenance des « super PACs », ces groupes d’influence alimentés par les multinationales, lobbies et milliardaires. Beto peut ainsi promouvoir un programme ambitieux, où l’on retrouve les principaux marqueurs de la plateforme « populiste » de la gauche américaine. Il milite pour une assurance maladie universelle et publique, le fameux « medicare for all » proposé par Bernie Sanders et taxé « d’irréaliste » par Hillary Clinton. Il place la question des salaires et de l’emploi au cœur de son discours, et défend une politique volontariste pour le contrôle des armes à feu, l’accès à l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique.

Au Texas, centre névralgique de l’industrie pétrolière où les armes à feu et les pick up trucks font partie intégrante du style de vie local, les stratèges démocrates se seraient opposés catégoriquement à un tel discours.

Comparant sa campagne électorale à ses jeunes années de musicien dans un groupe de Punk/Rock amateur, Beto O’Rourke assume une approche instinctive qui rappelle la méthode déployée par François Ruffin en 2017. Le  candidat démocrate privilégie le terrain, encourage le porte-à-porte et multiplie les « town hall », ces séances publiques de questions-réponses. Il a mis un point d’honneur à visiter en camionnette chacun des 254 comtés de ce gigantesque territoire grand comme la France et la Belgique, s’arrêtant dans des villages où plus aucun homme politique ne se rend. Que ce soit devant plusieurs milliers d’étudiants à Austin, ou une douzaine de retraités à Luckenbach, il martèle le même message. « Nous avons besoin d’un système de santé, d’un système éducatif et d’une économie qui fonctionnent pour tous les Texans, pas seulement pour les 1 % ».

Son discours rappelle le populisme de gauche au sens de Laclau. Cherchant à définir un « nous » contre un « eux », il fustige les puissances financières qui soutiennent son adversaire.

Ce « nous » se veut inclusif. Beto tente de dépasser le clivage démocrate-républicain avec un message rassembleur et positif. Délaissant les traditionnelles couleurs bleues du parti démocrate, il opte pour la neutralité du noir et évite soigneusement d’apposer le mot « démocrate » sur ses visuels de campagne. Cela ne l’empêche pas de mettre les pieds dans le plat. À un républicain qui l’interpellait en meeting pour lui demander s’il approuvait « l’insulte au drapeau et aux vétérans faits par les joueurs de la NFL qui s’agenouillent pendant l’hymne national », il répond par un monologue enflammé, détaillant les raisons de ce geste (protester contre les violences policières dont les Noirs sont disproportionnellement victimes) avant de terminer par ces mots « je ne crois pas qu’il existe quelque chose de plus américain que de se battre de manière non-violente pour défendre ses droits ». La vidéo de cette intervention, devenue virale, lui vaut le soutien de Son Altesse Lebron James himself, l’athlète le plus populaire du pays.

Beto O’Rourke s’inscrit dans une vague progressiste

Le vent tourne aux États-Unis. Des candidats se déclarant ouvertement socialistes (une insulte dont Barack Obama se défendait vigoureusement) gagnent des élections. Ils militent pour des réformes de plus en plus populaires : l’assurance maladie universelle publique, le salaire minimum à 15 $ de l’heure (contre 6 à 10 aujourd’hui), la garantie universelle à l’emploi, la fin des financements privés des campagnes électorales, l’université gratuite et l’accès des travailleurs à la gouvernance d’entreprise. Des propositions auxquelles l’opinion publique adhère désormais très majoritairement.

Du haut de ces vingt-huit ans, Alexandria Ocasio-Cortez a ébranlé les certitudes de la classe politico-médiatique américaine en triomphant d’un baron démocrate pressenti pour diriger le groupe parlementaire au Congrès. Il fallait voir Sean Hannity, le plus fervent supporteur de Donald Trump et tête d’affiche de la chaine FoxNews, s’alarmer de la victoire de la jeune native du Bronx. S’égosillant en prime-time sur le fait qu’elle se revendique socialiste, il projette les points clés de son programme sur un écran géant, offrant une visibilité inespérée à la gauche radicale.

Puis c’est le maire afro-américain de Tallahassee, Andrew Gillum, qui surgit de nulle part pour remporter la primaire démocrate pour le siège du gouverneur de Floride. Il fera face à celui qui se présente comme « fils spirituel » de Donald Trump, dans un match que certains commentateurs dépeignent en lutte par procuration entre l’ancien et le nouveau président des États-Unis. Sauf que Gillum ferait passer Barack Obama pour un vieux réactionnaire ultralibéral, tant son approche est radicalement progressiste.

Ces succès ne doivent pas faire oublier l’épineux problème auquel la gauche américaine se trouve confrontée : comment mettre en œuvre un programme politique largement majoritaire auprès de l’opinion publique (et fondamentalement anticapitaliste), dans un pays dirigé par une classe politico-médiatique déterminée à éviter cette issue à tout prix. La réponse se situe probablement chez Gramsci :  il faut livrer une guerre de position pour conquérir petit à petit les lieux de pouvoir. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler membre de la gauche radicale, Beto O’Rourke pourrait capturer un avant-poste précieux en arrachant le Texas des griffes du parti républicain.

Les midterms, enjeu majeur pour l’avenir de Donald Trump, et de l’Amérique

Replaçons cette élection dans son contexte. Le 6 novembre prochain, l’ensemble des Américains se rendra aux urnes pour les traditionnelles élections de mi-mandat. La totalité de la chambre des représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés à cette occasion. Or, le parti démocrate n’a besoin de conquérir qu’une de ces deux chambres du Congrès pour obtenir une capacité de blocage législative, et déclencher des dizaines de commissions d’enquête parlementaires qui enseveliront la Maison-Blanche sous une montagne de procédures judiciaires. Une perspective qui terrifie le camp républicain. Avec la conclusion imminente de l’enquête du procureur Mueller en ligne de mire, Donald Trump joue sa survie.

Ces midterms seront également le théâtre d’une recomposition politique dont les conséquences, tant à l’échelle locale que nationale, risquent de moduler le paysage politique pour la décennie à venir. Ce fut le cas en 2010, où le raz-de-marée conservateur priva définitivement Barack Obama de la moindre marge de manœuvre et fit basculer le parti républicain vers l’extrême droite, ouvrant la voie à Donald Trump.

Cette année, les démocrates sont favoris pour reprendre le contrôle de la Chambre des Représentants. Les choses s’annoncent plus compliquées pour le Sénat, la carte électorale étant particulièrement défavorable au parti démocrate qui doit défendre 24 sièges, contre seulement huit pour les républicains. Celui du Texas devait être le plus solide de tous. Ce n’est plus le cas.

La mobilisation de l’électorat, clé de l’élection

La salle principale du vieux théâtre déborde de monde. Nous suivons avec difficulté le discours de Beto, à quelques mètres de l’entrée. « On a de la chance de l’avoir, lui », me glisse une retraitée vêtue d’un t-shirt « Texas democrats » délavé. En effet, pour ce scrutin d’importance historique, disposer d’un candidat capable de créer l’enthousiasme représente un atout inespéré.

Seuls 56 % des Américains s’étaient déplacés pour la présidentielle de 2016. Aux midterms de 2014, le taux d’abstention avoisinait les 65 %. Ce cycle électoral ne fera pas exception, la victoire ira au parti qui saura mobiliser son électorat.

Donald Trump l’a bien compris, et multiplie les déplacements pour énergiser sa base. Il s’est finalement résigné à venir au Texas dépenser ses précieuses ressources pour appuyer la candidature de son ancien rival. Dans un tweet éloquent, il explique « Nous allons louer le plus gros stade du Texas pour organiser un meeting en soutien de Ted Cruz ».

Cette aide inespérée pourrait s’avérer à double tranchant. Le simple choix du lieu relève du casse-tête. Les deux plus grands complexes sont à Houston et Dallas, deux villes qui votent majoritairement démocrate, et où la venue de Donald Trump risque de galvaniser l’électorat de Beto O’Rourke. Ce dernier s’est précipité sur cette annonce pour inciter ses sympathisants à faire un don supplémentaire « pour contrer les attaques de Donald Trump ».

En politique, c’est quasi systématiquement le candidat le mieux financé qui l’emporte. Beto aurait collecté près du double de son adversaire, au point que Mitch McConnel, le président de la majorité républicaine au Congrès, se dit favorable à l’allocation de fonds nationaux pour la campagne de Ted Cruz. Signe qu’en haut lieu, on panique devant l’énergie déployée par le candidat démocrate.

En réalité, les difficultés de Ted Cruz reflètent celles du parti républicain. Le sénateur sortant avait bénéficié d’un vote de rejet de Barack Obama et fait campagne contre sa réforme de santé « Obamacare ». Six ans plus tard, son message se limite à un cri de ralliement aux accents du désespoir : « Let’s keep Texas red » (gardons le Texas rouge, couleur du parti républicain). Son bilan se résume à une abrogation partielle d’Obamacare (qui a révolté l’opinion publique) et les baisses d’impôts spectaculaires de Donald Trump, que le parti républicain ne parvient pas à vendre à son propre électorat (et pour cause, concentré sur les 1 %, la plupart des Américains n’en ont pas vu la couleur). Les spots télévisés de Ted Cruz se contentent d’agiter le spectre de l’immigration et d’attaquer son adversaire, avec un double effet pervers. Les publicités négatives mobilisent l’électorat démocrate, et offrent davantage de visibilité à Beto O’Rourke.

Ce dernier enchaîne jusqu’à trois meetings par jour. En juillet, nous l’avions rencontré dans un bar du quartier aisé de Houston Heights à l’occasion d’un « Town Hall pour les jeunes professionnels afro-américains avec Beto ». Il avait pris position en faveur de la légalisation du cannabis. « La répression contre cette drogue touche disproportionnellement les minorités », avait-il argumenté. Ce samedi, il termine son discours dans une ambiance électrisée, la chemise trempée de sueur.

« Rien ne remplace le porte-à-porte. Pour ma première campagne à El Paso, je frappais moi-même à plusieurs dizaines de maisons par jour, en me présentant avec humilité. Une vieille dame républicaine accepta de me recevoir.  Je l’ai écouté me raconter ces problèmes et inquiétudes. Un mois plus tard, un jeune homme m’aborde dans un café et me dit : “vous êtes bien Beto ? Ma grand-mère organisait une fête de famille le weekend dernier. Elle nous a fait promettre à moi et mes 32 cousins, oncles et tantes de voter pour vous !”

Le Texas est peut-être un peu trop vaste pour une campagne de terrain et encore trop conservateur pour un progressiste populiste, mais le fait que cette élection soit aussi ouverte et incertaine en dit long sur l’évolution du paysage politique américain.

Signé: politicoboy (@PoliticoboyTX)