État, femmes, Covid : l’impossible équation

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Marche des infirmières australiennes, 1942 © Museums Victoria

Le 22 décembre, nous célébrions les 48 ans de la première loi relative à l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes. Pourtant, l’écart de salaire s’élève encore à 25,7%. Le plus frappant dans cette inégalité reste le contexte très immédiat dans lequel elle s’inscrit : pendant la Covid-19, les métiers les plus utiles socialement, ceux qui ont assuré la continuité de la vie sociale et domestique, sont en majorité féminins. Pourtant, les femmes restent encore les grandes absentes des arbitrages politiques qui répondent à la crise. Ce choix, en plus d’être révélateur de dysfonctionnements structurels vis-à-vis de celles qui composent 50% de la population, est lourd de conséquences. Les femmes  en majorité les femmes les plus socialement vulnérables sont professionnellement indispensables, mais politiquement inutiles, économiquement précaires et médiatiquement invisibles.

Certains emplois se sont révélés essentiels à la continuité de la vie ordinaire, familiale, sociale et professionnelle pendant la pandémie de la Covid-19 qui dure depuis bientôt un an. La crise a révélé notre vulnérabilité quotidienne, individuelle et collective, des plus favorisés aux plus modestes, dans la dépendance que nous entretenons avec un bon nombre de professions invisibles et pourtant essentielles à la vie sociale : celles qui prennent en charge le soin et la protection des citoyens, dans les domaines de la santé, la salubrité, l’éducation, la précarité, la pauvreté, la vieillesse, le handicap. 

Or tous ces métiers du « prendre soin » sont en grande partie féminins : ce sont des infirmières (87%) et aides-soignantes (91%), les aides à domicile et des aides ménagères (97%), des agentes d’entretien (73%), des caissières et des vendeuses (76%). Ce sont aussi des couturières (97%), ou encore des travailleuses sociales et des enseignantes. Elles sont souvent d’origine étrangère, parfois sans-papiers. Réduits au moins partiellement à notre vie domestique, nous avons toutes et tous été frappés par cette réalité.

Métiers dits « de femmes » où il s’agit d’éduquer, de soigner, d’assister, de nettoyer, d’écouter, de servir… : compétences présumées naturelles chez les femmes, et qui précisément pour cette raison sont économiquement, socialement et professionnellement dévalorisées. 

Ces secteurs reposent sur une éthique inverse à la prise de risque, la compétition, ou la concurrence, or ce sont ces compétences-là qu’on rémunère le plus aujourd’hui, et ce en vertu d’une logique darwiniste et viriliste du travail. L’utilité sociale, le soin à autrui et les bénéfices collectifs que génèrent les métiers du « prendre soin » sont méprisés, ce qui explique pourquoi ces métiers sont aujourd’hui, plus nettement encore qu’avant la crise, déconnectés de leur niveau de rémunération.

Les bénéfices sociaux et économiques que génèrent les métiers du « prendre soin » sont aujourd’hui, plus nettement encore qu’avant la crise, déconnectés de leur niveau de rémunération.

Des métiers plus que jamais dévalorisés et invisibilisés

Car si elle a révélé notre dépendance quotidienne à ces métiers, la crise de la Covid-19 n’a pour autant pas débouché sur le rééquilibrage économique que méritent ces professions. On aurait pourtant eu l’occasion, par exemple, d’augmenter vraiment les infirmières, qui exigeaient, comme le reste des soignants, 300€ de plus pour valoriser des professions dont l’intérêt en nombre et en utilité pour la collectivité n’est plus à discuter. Or les infirmières gagnent toujours, au bout de 10 ans de carrière, 2 100 € brut (soit un peu moins de 1 700 € net). Le salaire médian d’une infirmière est de 14.77 € par heure. Dans le classement de l’OCDE, la France est 26ème sur 29 dans les pays qui rémunèrent le plus mal cette profession. Les infir­miè­res fran­çai­ses sont par ailleurs payées 20% de moins que le salaire infir­mier moyen, selon le syndicat infirmier, qui explique que même après la revalorisation du Segur (90 + 93 euros), elles resteront sous-payées de 10%. Dans le Ségur, rien n’a par ailleurs été prévu par le gouvernement pour les infir­miè­res et les aides-soi­gnan­tes de la fonc­tion publi­que ter­ri­to­riale (PMI, cen­tres de santé, crè­ches, etc) et de l’Education nationale. Ces femmes ont pourtant largement contribué à ren­forcer les équipes hos­pi­ta­liè­res pen­dant la pandémie. Les oublier ainsi n’est donc pas seulement dommage, c’est criminel : on ne compte plus les départs des infirmières vers d’autres secteurs et le sous-effectif problématique qu’elles laissent derrière elles.

Mobilisées par milliers depuis mars 2020, les couturières offrent aussi un exemple éloquent de cette dévalorisation des métiers du « prendre soin » à forte composante féminine : la production industrielle de masques et de blouses qu’elles ont assurée pendant les premiers mois de la pandémie n’a jamais été rétribuée, sous prétexte qu’elle était le fruit d’un « hobby » et non d’un « vrai travail ». Absolument indispensables, les couturières ont en même temps été invisibilisées, puis cavalièrement sorties des processus de commercialisation dès l’instant que l’industrie et l’État ont pu reprendre les commandes. Là encore, et alors que les appels aux bénévoles continuent de résonner partout en France, les entreprises et les communes prospèrent sur une main d’œuvre gratuite. Le gouvernement n’a prévu aucune disposition de réglementation ou de rétribution idoine. 

Paupérisation et recul des droits des femmes

Cette interrogation sur la nécessaire refonte en profondeur de la rémunération des métiers en fonction de leur utilité sociale a donné lieu à la publication de l’ouvrage La société des vulnérables : leçons féministes d’une crise par Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier. Par-delà cette réflexion, ces exemples doivent nous inquiéter quant à la paupérisation et au recul des droits des femmes, qui occupent, comme on l’a dit, l’écrasante majorité de ces métiers à la fois surexposés et sous-protégés.

En effet, les rapports internationaux font état de leur préoccupation sur la situation des femmes partout dans le monde. On en conclut unilatéralement que la crise de la Covid-19 remet en question des décennies de progrès pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Surtout, cette situation confirme le mouvement de précarisation  dont les femmes sont les premières victimes. Un récent rapport britannique montrait qu’en Angleterre, les mères ont 47 % plus de chance que les pères d’avoir perdu ou quitté leur emploi depuis février 2020. La crise de la Covid-19 est venue renforcer, comme pour le reste, les dysfonctionnements sociétaux des dernières décennies, la tendance structurelle de la précarisation féminine. Cette tendance participe nécessairement à l’augmentation des taux de pauvreté et d’inégalités de niveaux de vie entre les sexes. La lutte contre la pauvreté et la précarité au travail doit donc prendre en compte cet état des lieux : les femmes constituent un groupe social particulièrement touché par ces deux fléaux qui sévissent de manière d’autant plus aiguë que la pandémie a frappé en premier lieu les personnes les plus vulnérables. La question n’est donc pas seulement une problématique de genre à régler avec des politiques publiques, mais bien une question sociale, qui passe par la reconnaissance d’un nouveau phénomène de pauvreté.

 

« Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question » Simone de Beauvoir

On note une absence totale de réflexion stratégique sur ces nouveaux phénomènes, absence qui perpétue de fait la précarisation des femmes. Rien n’est plus révélateur que les décisions prises pour répondre à la crise : dans les plans de relance destinés à sauver l’économie et les travailleurs, l’État oublie encore les femmes. Ces plans ont concerné en priorité les secteurs à majorité masculine de l’automobile ou de l’aéronautique (respectivement 8 et 15 milliards d’euros). Le secteur des services, dans lequel les femmes sont particulièrement nombreuses (84% des employés de l’hôtellerie, 64% des vendeurs en magasin, 57% des serveurs) bénéficie simplement d’allégements de charges.  

Aucune éga-conditionnalité, pourtant largement défendue par le Haut conseil à l’égalité, n’a été mise en place, pour lier l’attribution des fonds publics de sortie de crise au respect des règles paritaires ou des actions pour l’égalité femmes-hommes. De même, les banques perçoivent des aides considérables de la puissance publique pour limiter l’insolvabilité et la perte de confiance bancaire, sans qu’il leur soit imposé de veiller à la neutralité dans l’accord de prêts, et ce alors que les femmes créatrices d’entreprise se voient encore refuser un crédit près de deux fois plus souvent que les hommes. Ces omissions plus ou moins volontaires, plus ou moins ancrées dans l’inconscient collectif, tiennent aussi à l’abîme qui sépare les nouvelles réalités sociales des orientations prises par nos décideurs.

C’est aussi oublier, enfin, que l’argent public sert à impulser les évolutions économiques et sociales. Il est un levier pour agir contre les stéréotypes de genre dans l’emploi, contre les inégalités sociales et la pauvreté. En l’employant, dans les politiques publiques arbitrées par l’État, sans intégrer les femmes ni aux priorités de dépenses ni à leur fléchages, l’État conforte au contraire ces stéréotypes et ces inégalités. La pandémie aura fini de révéler la mascarade de la macronie : derrière la grandiloquence de sa « stratégie nationale contre la pauvreté » et de sa « grande cause du quinquennat pour l’égalité femmes-hommes », se dresse la réalité d’une société où les conditions d’existence continuent de se dégrader.

 

Le Covid-19 remet-il en cause l’accès à l’IVG ?

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Passerelle Marie-Claire à Bobigny (Seine-Saint-Denis), France © Clicsouris

En mai 2019, le Sénat de l’Alabama vote la loi anti-IVG la plus lourde de son histoire, avant d’être finalement bloquée le 29 octobre suivant. Cette loi prévoyait jusqu’à 99 ans de prison pour un médecin pratiquant l’IVG, et ne faisait aucune exception même en cas de viol ou d’inceste. Fin mars 2020, suite à l’épidémie de Covid-19, les états du Texas et de l’Ohio ont souhaité suspendre les interventions non urgentes – incluant donc l’IVG – le temps de l’épidémie. Une semaine plus tard, trois juges fédéraux bloqueront cette interdiction. Ces suspensions sont-elles motivées par des raisons médicales ? Peut-on craindre de voir l’accès à l’IVG restreint en France sous couvert de crise sanitaire ?


Une décision idéologique

Maud Gelly, médecin généraliste travaillant au CIVG (Centre de contraception et d’interruption volontaire de grossesse) de Bobigny et sociologue qualifie cette tentative d’interdiction de « complètement malhonnête », et ajoute « ce sont les opposants traditionnels à l’avortement qui remontent au créneau ». Selon la docteure, il ne faut pas confondre un médecin spécialisé en IVG et un médecin spécialisé en réanimation, davantage mis à contribution durant cette période épidémique. « Cela fait quinze ans que je fais des IVG, je ne fais plus de médecine générale depuis quinze ans, je serais incapable de travailler aux urgences et je pense que c’est pareil pour mes collègues américains. Les personnels spécialisés en réanimation ne se forment pas en une demi-journée ». Il est donc faux de croire que les IVG mettent à contribution tous les soignants, de même que la réanimation d’un malade. Sophie Divay, sociologue et maîtresse de conférences à l’Université de Reims, souligne que l’IVG ne demande pas énormément de personnel soignant ou de matériel. « Cette pandémie révèle aussi que les hôpitaux ne peuvent plus s’occuper de la santé de l’ensemble de la population. Il faut laisser des lits aux malades mais on tape sur l’IVG en premier. C’est un choix sous-tendu par une certaine stigmatisation morale. » De plus, il est faux de dire qu’un avortement ne constitue pas une intervention médicale urgente, remettre en cause son accès est donc une décision politique et idéologique.

« Cette pandémie révèle aussi que les hôpitaux ne peuvent plus s’occuper de la santé de l’ensemble de la population. Il faut laisser des lits aux malades mais on tape sur l’IVG en premier. C’est un choix sous-tendu par une certaine stigmatisation morale. »

Les groupes de pression anti-IVG sont nombreux aux États-Unis et contribuent de manière importante à ces prises de décision. Ainsi, ces tentatives d’interdiction de l’IVG aux États-Unis n’ont rien d’étonnant, car, pour reprendre Sophie Divay, « on voit qui est à la tête des États-Unis : Trump est une catastrophe, il menace les droits des femmes comme il menace les droits des plus vulnérables ». Elle évoque aussi les groupes religieux qui prennent la religion comme prétexte pour diffuser leur idéologie. Par rapport à la France, « cette lutte est plus forte, plus nombreuse, mieux financée et organisée aux USA », insiste Maud Gelly. De même, pour reprendre la médecin « les situations de crise sont toujours plus difficiles pour les opprimés ».

Remettre en cause l’IVG pour remettre en cause les droits des femmes

Si la remise en cause de l’IVG est quelque chose d’aussi redondant, c’est car ce droit est un symbole fort pour les droits des femmes : celui de disposer de son propre corps. Ainsi, pour reprendre Maud Gelly, « autoriser l’IVG c’est rendre possible la liberté de s’appartenir pour les femmes. » Il s’agit donc d’une volonté de déposséder les femmes de ce corps qui leur appartient. Pour Sophie Divay, « l’IVG, c’est le côté révélateur, l’aspect émergé de l’iceberg. Au delà de la grossesse, est-ce que les femmes peuvent disposer de leur corps, s’habiller comme elles le veulent, être minces, grosses, différentes des canons qu’on voit dans les publicités ».

« Autoriser l’IVG c’est rendre possible la liberté de s’appartenir pour les femmes. »

Pouvoir s’approprier son corps, c’est pouvoir s’échapper d’un dogme qui vise à régir le corps des femmes. On s’échappe d’un modèle conservateur où la femme est au foyer, mariée et hétérosexuelle. D’après Maud Gelly, « la liberté de s’appartenir c’est ce qui est inacceptable pour ces formations traditionnelles. C’est le point commun entre les catholiques, les intégristes, la droite dure, où l’on fait primer l’argument religieux ou politique, c’est la peur de l’autonomie des femmes ». Sacrifier cette autonomie, cette liberté, c’est enfermer les femmes dans l’image réactionnaire et conservatrice de la « femme qui enfante et qui est une ressource essentielle dans une société patriarcale, où l’enfant relaie le capital familial : c’est le besoin de la femme génitrice », nous rappelle Sophie Divay. Une idéologie où l’importance du corps des femmes est centrale mais où la femme en tant que personne est toutefois absente.

Si, outre-Atlantique, la remise en cause de l’IVG est fortement liée à l’action de groupes de pression idéologiques, la situation est différente en France. On observe toutefois de nombreux groupements idéologiques luttant contre l’accès à la PMA ou encore le mariage pour tous mais, d’après Maud Gelly : « Les professionnels de l’IVG en France estiment que la principale menace, ce n’est plus la droite catholique, traditionnelle, réactionnaire, sur ce point elle a perdu. » Elle poursuit : « Chaque nouvelle loi concernant l’IVG depuis les années 90 a facilité l’accès à l’avortement. La loi de 1993 sur le délit d’entrave à l’IVG a coupé les actions de plusieurs associations ». Si le droit à l’IVG en France semble ancré dans le droit mais aussi dans l’espace public, ça n’empêche pas son accès d’être remis en cause, et ce, malgré le fait que les autorités considèrent toujours cette intervention comme une intervention d’urgence.

Un système de santé dégradé

Néanmoins, la situation des Centres d’interruption volontaire de grossesse est inquiétante. Pour reprendre Sophie Divay : « L’accès aux CIVG est sans arrêt problématique pour les femmes. » Elle explique bien la raison : « C’est parce qu’il n’y a pas assez de CIVG premièrement, et deuxièmement, il n’y a pas assez de personnel et notamment de médecins qui acceptent de faire des IVG parce que les médecins qui sont dans les CIVG sont très mal payés. » Maud Gelly évoque de son côté la fermeture des hôpitaux et des maternités de proximité qui rendent l’accès à l’IVG plus difficile. Faire une heure de route supplémentaire pour aller avorter peut être compliqué pour de nombreuses femmes.

De plus, le confinement est une situation difficile, spécifiquement pour les femmes. En effet, alors que la plupart des violences, physiques, verbales et sexuelles ont lieu dans la famille et spécifiquement dans le couple, les femmes sont confinées avec leurs principaux oppresseurs. Cela leur laisse moins de possibilité de se réfugier, de sortir de chez elles, de demander de l’aide. Maud Gelly évoque 30 % d’appels en plus à la police pour violences conjugales, mais elle précise bien que ce n’est que la partie visible des victimes. Combien de femmes n’appellent pas la police en temps normal?

« Alors que la plupart des violences, physiques, verbales et sexuelles ont lieu dans la famille et spécifiquement dans le couple, les femmes sont confinées avec leurs principaux oppresseurs. »

À ce sujet, Maud Gelly observe que le nombre de demande d’IVG a baissé de manière importante depuis le 16 mars et les annulations sont plus nombreuses qu’avant. Des femmes appellent le centre pour faire part de leur difficultés à sortir de chez elles suite aux pressions de la famille ou du conjoint. En temps normal, ces femmes ont la possibilité de se rendre à leur rendez-vous sans les informer, sur leur temps de cours, de travail ou durant l’absence des conjoints et des familles. Maud Gelly craint que cette situation entraîne un débordement, une fois le confinement achevé, mais aussi des demandes d’intervention trop tardives, hors des délais légaux. La loi autorise l’IVG jusqu’à douze semaines de grossesse, mais il est possible de faire une demande pour « motif médical » et passer outre ce délai. Cette demande doit toutefois être validée par un collège de quatre médecins.

Dépasser les contraintes et les délais légaux

Afin que ces femmes puissent prendre leur propre décision et disposer librement de leur corps, Maud Gelly, ainsi qu’un certain nombre de médecins et de personnalités politiques souhaitent, par le biais d’un manifeste, étendre le délai légal à quatorze semaines de grossesse sans passer par un collège de médecin. La médecin précise que : « Ce rajout de deux semaines n’est pas dangereux si un personnel formé opère. Ce délai est déjà légal dans d’autres pays ». Si le Mouvement français pour le planning familial aide les femmes qui ont dépassé les délais légaux et les redirige vers des états où ces délais sont plus longs, Sophie Divay rappelle que ces femmes vont payer le voyage, l’hébergement, les soins. Pour celles qui ont dépassé les délais, tout est à leur charge.

Avec cette épidémie, la population a peur de fréquenter les hôpitaux et les structures médicales. Afin de répondre à cette crainte, ce manifeste revendique de pouvoir pratiquer l’IVG en une fois (pour les mineures, un délai de 48 heures est imposé). Enfin, il milite aussi pour l’extension du délai d’IVG médicamenteuse jusqu’à sept semaines. Cette préconisation souhaite laisser les femmes entre cinq et sept semaines de grossesse choisir entre une anesthésie et une IVG médicamenteuse, et ainsi possiblement éviter une hospitalisation dans un contexte épidémique. Si le délai d’une IVG médicamenteuse était jusqu’alors de cinq semaines, la Haute autorité de santé annonçait dans un tweet du 10 avril, en réponse à ces préoccupations, porter à sept semaines de grossesse ce délai.

Si, contrairement aux États-Unis, l’IVG en France semble écrit et ancré dans le droit, son accès n’est pas pour autant assuré. La situation du système de santé et la situation des CIVG se dégrade continuellement. Ce qui prive les services d’urgence, les CIVG et même les services de réanimation, c’est la contraction continue des dépenses de santé, la fermeture continue des hôpitaux de proximité, qui entraîne à chaque fois la fermeture ou la réduction d’une activité IVG. En 1972, lors du procès de Bobigny, l’avocate Gisèle Halimi avait insisté sur le fait que les maîtresses des juges et des avocats de l’époque ne manquaient ni de moyens financiers, ni de contacts pour pouvoir se faire avorter, peu importe les délais. Avec la disparition progressive des CIVG dans les territoires ruraux et paupérisés, il est à craindre que l’accès à l’IVG n’en devienne que plus inégalitaire. Afin de garantir son accès à toutes, il est primordial de libérer le domaine de la santé des errances du New Public Management et d’assurer un service public et efficace pour toutes et tous.

Pour soutenir le manifeste : http://www.ivg-covid.fr

Le mariage par enlèvement des femmes : une coutume qui renaît en plein XXIe siècle au Kirghizistan

La situation des femmes au Kirghizistan est meurtrie par un fléau : le mariage par enlèvement nommé « ala katchuu ». Kyz ala katchuu signifie en langue kirghize « prendre une jeune femme et fuir ». Selon les estimations qui reviennent régulièrement, cela concernerait entre 35 et 45% des femmes kirghizes. Le sociologue Russel Kleinbach estime qu’il y a 11 800 femmes enlevées par an, 32 par jour et 1 toutes les 40 minutes. Officiellement, la pratique aurait disparu durant l’époque soviétique. Pour comprendre ce qu’est le ala katchuu, il faut voir qu’il ne s’agit pas d’un simple acte criminel et illégal. C’est une violence qui se réclame d’une certaine tradition tout en l’inventant. De fait, elle prend place dans le contexte d’un Kirghizistan rural et pauvre confronté à la modernité et cherchant à maintenir des normes patriarcales au sein de la société kirghize.


Le Kirghizistan est l’une des cinq républiques d’Asie centrale devenues indépendantes à la chute de l’URSS. Ce pays de langue turcique et de religion musulmane a été crée par l’Union soviétique dans les années 1920. Craignant l’influence d’idéologies panislamiques ou panturques, la bureaucratie soviétique a classifié les peuples d’Asie centrale selon leurs langues afin de les faire rentrer dans un moule d’État-nation. Ainsi est né le « pays des Kirghizes », le Kirghizistan.

Paradoxalement, Moscou a en même temps délimité les frontières pour empêcher l’indépendance économique de ces pays. Le Kirghizistan est ainsi séparé en deux par d’immenses montagnes, pays où les Kirghizes ne représentaient que 40% de la population en 1959, de par les fortes minorités Russes et Ouzbeks. C’est finalement Moscou qui poussa les républiques soviétiques d’Asie centrale à l’indépendance en 1991, les forçant à devenir des État-nations. Méfiants entre eux, les nouveaux États ont sacralisé leurs particularités nationales et se sont renfermés autour de leur ethnie majoritaire. Le Kirghizistan a suivi cette logique nationalisante : les Kirghizes représentent au recensement de 2018 73% de la population, loin devant les minorités ouzbeks (14%) et russes (5%).

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Carte du Kirghizistan

Ce petit pays de 6 millions d’habitants a une trajectoire politique qui le distingue de ses voisins. Là où ceux-ci sont devenus des régimes présidentiels autoritaires, le Kirghizistan est un régime parlementaire. La société civile est active et a participé aux révolutions de 2005 et 2010, chassant les présidents en place. Il ne faut pas se leurrer toutefois. En effet, le Kirghizistan reste une démocratie hybride, avec des tensions interethniques et des pressions électorales. C’est sans compter le ala katchuu.

DES ENLÈVEMENTS REVENDIQUÉS AU NOM DE LA TRADITION

Qu’est-ce que le ala katchuu ? Le terme désigne l’enlèvement par un homme d’une femme à des fins de mariage. Cet enlèvement est parfois justifié par des Kirghizes comme une tradition rituelle et consensuelle dans le sens où il permet de ne pas payer de dot à la famille de la mariée, notamment pour des raisons financières. Kidnapper sa future femme pour l’épouser aurait donc dans ce cadre une justification utilitariste, le kidnapping prenant place dans un rituel.

Ce rituel suit généralement cet ordre : plusieurs hommes interpellent une femme, la font rentrer de force dans un véhicule et l’amènent à la maison de la famille du kidnappeur en lui disant d’accepter le mariage. Une fois dans la maison, un banquet de mariage a lieu et la grand-mère du kidnappeur dépose un châle blanc sur la tête de la victime en pleurs que l’imam bénit. La voici fiancée ou mariée. Si elle n’est que fiancée, elle vit chez la famille de son kidnappeur jusqu’au mariage.

Une opinion populaire assez commune prétend que l’ala katchuu est présent dans l’épopée de Manas, œuvre nationale du Kirghizistan. Elle se maintient facilement car ce texte est une œuvre particulièrement longue. La pratique est cependant forcée, le taux de refus d’un mariage est estimé à près de 7% selon les statistiques de l’Institut Kyz Korgon. Le ala katchuu est donc une violence qui cherche à imposer la norme du mariage et l’ordre patriarcal au sein de la communauté kirghize. Cette situation pousse les femmes dans une situation de dépendance des hommes qui les entourent.

UNE PRESSION SOCIALE FORTE CHEZ LES KIRGHIZES

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Dans son livre Soviétistan : Un voyage en Asie centrale, l’anthropologue norvégienne Erika Fatland relate la pression sociale sur la femme, y compris par sa propre famille qui la pousse à accepter le mariage proposé par son kidnappeur : « Nous aussi, on nous a enlevées, nous aussi nous pleurions, mais nous avons eu des enfants et nous avons tout oublié. Regardez-nous maintenant ! Nous avons des enfants, des petits-enfants et nous habitons une belle maison ! ». La victime fait face à une pression sociale et psychologique de la part d’une famille qui reproduit génération après génération le ala katchuu. Cette pratique est intériorisée dans le cadre familial d’autant plus facilement qu’elle place les femmes sous la dépendance économique du mari.

Il existe une dimension communautaire qui renforce l’ancrage rural de l’ala katchuu. Dans les années 1980, le départ des populations russes urbanisées a fait augmenter le taux de ruralité puisqu’il est passé de 62 à 65%. Erika Fatland évoque également l’histoire d’une jeune femme russophone nommée Elena qui faisait ses études à la capitale Bichkek. Alors qu’elle résidait à la campagne chez une amie Kirghize, des habitants du village la kidnappent. Elena tente de résister au mariage par divers stratagèmes : fugue, cris, coups, rejet du châle blanc, bluff d’être enceinte. Elle se sort de cette situation grâce à un appel de sa sœur avocate. Celle-ci rappelle qu’Elena est russe et menace de porter plainte. Son amie kirghize a, elle, cédé à la pression de la famille furieuse et épousé le kidnappeur.

Cette histoire symbolise à quel point le ala katchuu concerne principalement les populations kirghizes du Kirghizistan. La combativité d’Elena montre que le ala katchuu peut être combattu plus facilement pour des femmes vivant dans un milieu urbain et n’étant pas de la population kirghize. À l’inverse, son amie évolue dans un contexte où chaque famille connaît tout le monde et où le ala katchuu est normal. De fait, elle agit pour éviter la honte pour sa famille.

L’INVENTION DE LA TRADITION : UNE RÉPONSE AU CHANGEMENT

Pour comprendre ce phénomène d’invention de la tradition, il est utile d’aller voir auprès de l’historien britannique marxiste Eric Hobsbawm (1917-2012). Spécialiste du XIXe siècle et des nationalismes, Hobsbawm a forgé l’expression d’Invention de la tradition dans un livre éponyme publié en 1983.

Inventer la tradition peut paraître paradoxal, à cause de la confusion entre la tradition et la coutume. La tradition est censée être invariable à l’inverse de la coutume. Or, quand un changement social fort arrive, le passé n’est plus le moule, mais peut devenir un modèle à restaurer. De nouvelles traditions sont donc créées pour s’adapter à ces changements au nom d’un passé lointain.

Lors du XIXe siècle en Europe ou lors du XXe siècle en Asie centrale, le changement social a favorisé l’émergence de nationalismes qui ont modifié profondément la société, avec l’émergence de l’État-nation comme forme politique dominante. Ces époques sont particulièrement fertiles pour inventer des traditions, car les traditions permettent d’affirmer les spécificités d’un groupe et de légitimer un pouvoir. Pour citer Hobsbawm, « Là où les vieilles méthodes sont vivantes, les traditions n’ont pas besoin d’être renouvelés ou vivantes » .

Le revival n’est donc jamais un retour total au temps passé, mais entend répondre aux changements du temps présent par un appel à restaurer des éléments anciens. Ces traditions inventées peuvent être construites officiellement tout comme émerger du corps social et se répandre. Comme traditions officielles venant du haut, on peut citer les symboles nationaux comme le drapeau ou l’hymne. Comme tradition inventée par le bas, l’on retrouve des traditions moins bureaucratiques, maintenues par l’adhésion de la population. La tradition inventée sait se camoufler en antiquité ou en principe moral supérieur pour masquer les changements qu’elle provoque.

LA CRÉATION RÉCENTE DU ALA KATCHUU

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Statue de Manas à Bichkek, la capitale

Dans le cas du ala katchuu, plusieurs signes indiquent que c’est une tradition inventée assez récemment par le bas. Comme dit plus haut, le récit populaire kirghize entend légitimer cette pratique en la fondant sur l’épopée de Manas. Ce magnum opus de la tradition orale kirghize renvoie à l’époque où les Kirghizes étaient des nomades. Les travaux historiques semblent plutôt rattacher l’émergence de l’ala katchuu aux collectivisations décrétées par Staline dans les années 30. Ce fut un choc psychologique pour les Kirghizes, qui subirent une sédentarisation forcée et violente, déréglant leur cycle de vie. La population kirghize était même menacée de devenir une population minoritaire : là où les Kirghizes étaient 66% de la population totale en 1926 contre 10% de Russes, ils n’étaient plus que 40% en 1959, devant les 30% de Russes.

Le mythe du retour d’une tradition disparue sous l’URSS cache en réalité l’apparition et l’appropriation de cette tradition dans les milieux ruraux sous la période soviétique. Le ala katchuu est ainsi une réaction à l’urbanisation et la russification du pays. C’est la même période où les Kirghizes commencent à se penser comme une nation dotée de sa propre langue et de sa propre littérature, prenant l’épopée de Manas comme référence culturelle majeure. Le ala katchuu serait donc profondément lié au changement social de cette époque. Une partie des Kirghizes ruraux auraient répondu à cette crise en renforçant la hiérarchie patriarcale et les cloisons communautaires. Pour justifier cela, la tradition nationale pouvait prendre appui sur un passé fantasmé.

LUTTER CONTRE L’ALA KATCHUU : LA RÉSILIENCE PATRIARCALE

L’ala katchuu est une pratique interdite qui concerne pourtant une grande partie de la population. Pour l’expliquer, il faut d’abord revenir sur le réseau conséquent d’ONG au Kirghizistan. Ce réseau permet aux populations urbaines éduquées de Bichkek et d’Och d’influencer les parlementaires par du lobbying. L’ONG Leader est ainsi une des organisations féministes qui ont permis le changement de législation en 2012. Avant 2012, la punition pour ce qui était un délit était d’une amende de 100 000 soums (1250 euros) et de 3 ans de restriction de liberté de mouvement, ce qui était une peine moindre que celle pour le vol d’un mouton ! Depuis 2012, la législation punit désormais le ala katchuu comme un crime. Les nouvelles peines de prison vont jusqu’à 7 voire 10 ans ferme.

Ces avancées se heurtent à la résilience patriarcale. Cette dernière concerne les campagnes comme les institutions judiciaires. Le nombre d’hommes condamnés pour ala katchuu est négligeable : 1 homme sur 1500 parmi ceux passés en justice. Entre 2012 et 2014, seuls deux hommes ont été condamnés à la prison. Dans un des deux cas, la victime a fait face à ces remarques du procureur : « Pourquoi refuser une vie sans risque avec cet homme ? N’était-il pas assez bien pour vous ? ». Dans les milieux ruraux, le ala katchuu reste ancré comme la norme des relations de couple.

Erika Fatland avait interviewé un fauconnier nommé Taglarbek dans un entretien assez édifiant. Répondant à comment il s’était marié, il répondit sans ciller : « Je l’ai volée ». Insensible aux larmes de la femme qu’il avait enlevée, il disait qu’ « Elle pleurait et elle criait, bien sûr, ce sont nos traditions. » Vis à vis des nouvelles législations, son attitude était de mettre en cause les femmes : « Depuis l’interdiction d’ala katchuu, certains hommes ont peur de parler aux femmes. Maintenant que cette nouvelle loi est entrée en vigueur, ces hommes-là ne se marieront plus jamais. » Pendant l’entretien, sa fille balayait la maison quand son fils apprenait à dresser les faucons pour succéder à son père.

UNE PRISE DE CONSCIENCE PROGRESSIVE

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Quelle horizon pour le ala katchuu ? Le maintien d’une tradition rurale aura-t-il raison sur le volontarisme féministe urbain ? À vrai dire, il y a des motifs d’espoir et de désespoir. Parmi les motifs d’espoir figurent les manifestations du 6 et 9 juin 2018 dans le centre de Bichkek contre le ala katchuu. Ces manifestations réagissaient au meurtre de Burulai Tourdalieva, 19 ans, par Mars Bodochev, son kidnappeur le 27 mai 2018. Ainsi, ces manifestations eurent un écho important dans la société kirghize, bien au-delà du nombre de 1000 manifestants.

De même, la chanteuse Zere Asylbek a déclenché une polémique en octobre 2018 avec le clip Kyz (Fille), où elle apparaît en soutien-gorge. Menacée de mort, cette jeune fille de 18 ans a participé à la prise de conscience sur ce sujet. Toutefois, la mentalité conservatrice continue de dominer les campagnes, d’autant plus que l’urbanisation du pays stagne. Enfin, la médiatisation du sujet reste difficile à cause de l’enclavement d’un pays pauvre comme le Kirghizistan.