Vie et mort du train de nuit

La gare de Crépy-en-Valois (France) sous la neige, 2013. © Renaud Chodkowsky

Jeudi 20 mai, le Premier Ministre Jean Castex annonçait, depuis le premier Paris-Nice, le grand retour du train de nuit. Relégués il y a encore quelques années aux archives de l’histoire, les trains de nuit réapparaissent pourtant partout en Europe. Comment ce dinosaure des chemins de fer est-il revenu sur le devant de la scène ?

Commençons par un problème. Vous habitez à Nice et vous devez vous rendre à Paris un vendredi. Vous pouvez partir par TGV à 16h53, en plein horaire de bureau et pour 60 €, ou bien à 20h55, pour 63 € en avion avec un temps de trajet divisé par quatre. Ce dilemme, c’est celui que la disparition du train de nuit a posé dans de nombreuses villes. Pratiques, écologiques, ces « trains d’équilibre du territoire », regroupés parmi l’offre Intercités de la SNCF, qui irriguaient abondamment la France, ont subi une sévère cure d’austérité au cours des dernières décennies.

Vie et mort du train de nuit

L’Histoire du train de nuit se mêle à celle du ferroviaire. Au début des chemins de fer, la vitesse des trains impose l’étalement des trajets sur la journée – et donc sur la nuit. Il faut 16 heures pour relier Paris à Brest en 1866 et 11 heures en 1900[1]. Les trains de nuit sont alors indifférenciés de ceux de la journée : ils s’arrêtent à de nombreuses gares, même en pleine nuit, et le matériel n’est pas adapté au sommeil. Les voitures-couchettes n’apparaissent qu’à la toute fin du XIXème siècle et ne se démocratiseront qu’au début du siècle suivant. On assiste également à l’arrivée des voitures-lits[2], plus rares et réservées à une clientèle aisée.

À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause.

Au cours de l’entre-deux guerres, la durée des trajets diminue tandis qu’augmentent les trajets en tranches multiples[3]. Après la Seconde guerre mondiale, alors que les trains transportent passagers, courrier et fret, les trains de longue distance diurnes restent rares. Les trains nocturnes ont l’avantage de desservir les gares locales avec une desserte extrêmement fine du territoire. Cohabitent donc dans les trains de nuits places assises, couchettes et voitures-lits privatisés. En 1956, le service auto-couchette voit le jour, permettant de transporter les voitures simultanément ; apparaissent également à la même époque les trains neiges qui relient directement les stations de ski depuis les grandes gares. Entre 1965 et 1980, le trafic des trains de nuit va doubler pour représenter 16% du trafic voyageur de la SNCF[4]. Malgré les premières fermetures de lignes, les années 60 marquent donc l’âge d’or du train de nuit. 

Progressivement, le développement de la grande vitesse ferroviaire a raison du train de nuit. À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause. Le modèle ferroviaire français délègue de plus en plus les trajets interrégionaux aux TGV, et les trains de nuit sont rationalisés. En 2000, 300 points d’arrêts sur les 67 trains de nuit quotidiens sont supprimés, (il y en avait 500 en 1981). Guillaume Pépy, alors directeur clientèle à la SNCF, évoque une « décision courageuse » face à un risque lié à la sûreté dans les trains[5]. L’offre des trains de nuit se regroupe en 2004 sous la marque Lunea avant d’être à nouveau regroupée en 2012, avec des trains de jour, sous la marque Intercités. La fin de vie annoncée du matériel roulant a poussé la SNCF, en 2015, à préconiser la suppression de la quasi-totalité des lignes de trains de nuit par manque de compétitivité face au covoiturage, aux liaisons en journées et à l’aviation low cost. En 2016, toutes les lignes sont supprimées à l’exception des lignes de Briançon, de celle de Toulouse et de ses branches pour Latour-de-Carol (Ariège et Pyrénées-Orientales) et Rodez.

Évolution des dessertes du train de nuit entre 1981 et aujourd’hui (Paris-Nice en pointillé) – Production personnelle.

Le discours de la suppression

En 2017[6], Guillaume Pépy tenait un discours hostile sur le train de nuit en se basant sur deux arguments : le déficit des trains de nuit et l’absence de clientèle. 

Pour l’ancien PDG de la SNCF, les trains de nuit faisaient « perdre 100 millions d’euros au contribuable par an ». Pourtant, quand 1 voyageur/km[7] coûte à la collectivité 0,18 € pour les trains de nuit, ce montant atteint 0,23 € pour les Intercités de jour et 0,224 € pour les TER[8]. Autre exemple de coût d’opérations ferroviaires, le partenariat public-privée de la LGV Paris-Bordeaux, qui coûte 90 millions d’euros par an[9]. On le constate, cette contribution publique de 100 millions d’euros dans les trains de nuit est loin d’être excessive pour le maintien de lignes quotidiennes d’équilibre du territoire.

Le second argument – l’absence de clientèle pour les trains de nuit– , semble lui aussi peu fiable. En 2015, le taux d’occupation des trains de nuit était de 47% contre 25% pour les TER, 26% pour les Transiliens, 42% pour l’ensemble des Intercités et 64% pour les TGV. Ce taux est toutefois descendu à 36% en 2018 suite à la suppression du train de nuit Paris-Nice qui avait le taux d’occupation le plus important (56% en 2017). Malgré cette importante diminution, l’occupation des trains de nuit restait, en 2018, supérieure aux TER (26%), aux Transiliens (27%) et semblable à la moyenne des Intercités (40%). Le discours qui a accompagné la suppression des trains de nuit ne se base donc pas sur la réalité. 

Si ces arguments semblent inopérants, quelles sont les raisons profondes qui expliquent cette mise en sommeil du train de nuit ?

Comparatif 2015-2018 du taux d’occupation des trains suivant leur type – Autorité de Régulation des transports

Qui a vraiment tué le train de nuit ?

On dit souvent que le TGV a tué le train de nuit. En réalité, le TGV n’est pas seulement un développement technique mais avant tout un développement commercial. La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail »[10] avec la promotion d’un seul type de train en concurrence non seulement avec l’aviation mais surtout avec les autres trains. La compagnie nationale, sous les impératifs de rentabilité, s’est centrée autour de ses offres les plus profitables : le TGV, la location d’espaces en gare, ou l’international, et a délaissé les transports conventionnés (Transiliens, TER, Intercités). Cette situation illustre parfaitement l’intention de préjudicier au service public ferroviaire en faveur d’une SNCF devenue une « entreprise comme les autres ».

La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail ».

Le financement des Intercités est donc l’écueil principal auquel se heurtent les pouvoirs publics comme la SNCF. Alors que l’État souhaite laisser aux régions l’organisation des transports, les Intercités, dans une logique interrégionale, vont à rebours de cette stratégie. L’État a donc cherché à remplacer les Intercités par des TGV, par des TER ou par un conventionnement avec des régions pourtant mal dotées. C’est ainsi que l’on a vu diminuer de manière drastique les trajets Intercités au cours de ces dernières années. 

Carte des destinations Intercités en 2006 et en 2020 – SNCF

Le vent du retour

En Europe, la suppression des trains de nuit s’est appuyée sur les mêmes arguments qu’en France. L’Allemagne a ainsi annoncé en 2016 la suppression des trains de nuit pour cause de rentabilité et de fréquentation. Pourtant, cette même année, l’Autriche a sonné le retour des trains de nuit, prenant le relais de la Deutsch Bahn (DB, la compagnie nationale allemande) sur les lignes autrichiennes et allemandes. Après une rénovation du matériel, directement racheté à la compagnie allemande, Österreichische BundesBahnen (ÖBB, la compagnie nationale autrichienne) a affiché en un an des comptes positifs. L’activité représente aujourd’hui près de 20% du chiffre d’affaires d’ÖBB avec un trafic en constante augmentation.

Pressée par ces retours positifs et la recherche d’alternatives à l’avion, les États européens ont repris la direction des trains de nuit. D’autant que le ferroviaire bénéficie d’un impact sur le climat bien moindre que ses concurrents routiers et aériens. Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, le train produit 14 grammes de CO₂ par voyageur par kilomètre contre 104 pour une petite voiture et 285 pour un avion.

En France, ce retour des trains de nuit s’est traduit par la réouverture du Paris-Nice ce mois-ci et le retour du Paris-Tarbes avant décembre. Le ministre des Transports souhaite également étendre ce mouvement avec la réouverture de quelques autres lignes à l’année et d’une dizaine pour la saison estivale : un timide retour après une destruction organisée.

Projet de liaisons nocturnes estivales, extrait du rapport sur les trains de nuit, Twitter de Jean-Baptiste Djebarri, ministre délégué chargé des transports.

Le train de nuit, maillon essentiel pour décarboner les transports

Pratique et plus économe, le train de nuit s’affirme comme un transport d’avenir dans le cadre de la transition écologique. Son retour peut, à condition d’y mettre les moyens, concurrencer l’avion tant sur l’Hexagone qu’à l’international. Le retour du train de nuit pourrait également annoncer celui du service public ferroviaire avec le développement des Intercités, du fret et des petites lignes. Ce développement permettrait d’éloigner le « pire des scénarios » que décrivait Michel Delabarre, ministre des transports en 1988, « celui où une minorité de privilégiés [pourraient] circuler d’une ville à l’autre dans les centres d’affaires situés autour des gares, parfaitement équipés pour répondre à leurs besoins d’activités et de loisirs, îlots de prospérité enclavés dans des agglomérations abandonnées à leurs problèmes et à leurs embouteillages. »[11]

Néanmoins, à l’heure actuelle, les propositions que présente le gouvernement sont loin d’être à la hauteur des enjeux que posent la décarbonation des transports. En continuant de subventionner l’aérien tout en « rationalisant » les chemins de fer, il fait le choix de privilégier un minorité qui jouit d’une hyper-mobilité à défaut de soutenir des transports publics à destination de tous.

Notes :

[1] : Tableau horaire Chaix 1866, Train 3 (Express 1ère), 16h10 entre Paris-Montparnasse et Brest ; Tableau horaire Chaix 1900, Train 103 (Rapide 1ère), 10h40 entre Paris-Montparnasse et Brest. 
URL : http://bcprioult.free.fr/retrovieuxhorair/index.html

[2] : Les voitures lits disposent d’espaces privatisés généralement pour une à deux personnes. Assez rare en France, la dernière voiture-lit a été celle des trains de nuits russes Paris-Nice pendant les années 2000.

[3] : Raccordement de plusieurs trains en un convoi, les différents trains peuvent provenir de différentes gares, se regrouper dans une gare intermédiaire avec une seule locomotive, puis se diviser plus tard.

[4] : Etienne Auphan, «  Quelques aspects géographiques de l’évolution des trains de nuit en France », Actes du colloque de l’AHICF,‎ 19 mars 1988, pp. 335 à 338.

[5] : Le risque indiqué pour expliquer la suppression de ces 300 arrêts concerne le vol, l’agression et les fraudes dans les petites gares. Chacun pourra apprécier la qualité de cet argument. 
Bruno Mazurier. La grogne monte contre la suppression de 300 arrêts, Le Parisien, 13 mai 2000
URL : https://www.leparisien.fr/economie/la-grogne-monte-contre-la-suppression-de-300-arrets-13-05-2000-2001371452.php

[6] : 8h20 de France Inter, 10 mars 2017.

[7] : Le voyageur-kilomètre est une unité de mesure qui équivaut au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre.

[8] : Pour les Intercités de jour : Rapport « Duron » TET : Agir pour l’avenir, 25 mai 2015.
URL : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/154000341.pdf
Pour les TER hors Ile-de-France en 2018 : Le Marché français du transport ferroviaire de voyageurs, 2018 : volume 2, Autorité de régulation des transports.
URL : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2020/01/bilan_marche_ferroviaire_voyageurs_2018_volume2_vf2-1.pdf

[9] : Afin de rentabiliser son PPP, Vinci a exigé que plus de trains que nécessaires circulent sur la ligne entre Bordeaux et Paris, occasionnant un déficit évalué à 90 millions d’euros par an. 
Le Monde, La LGV Tours-Bordeaux, première ligne ferroviaire sous concession privée, 1 mars 2017.
URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/03/01/la-lgv-tours-bordeaux-premiere-ligne-ferroviaire-sous-concession-privee_5087446_3234.html

[10] : Vincent Doumayrou, La fracture ferroviaire : Pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer, Editions de l’Atelier, 2007.

[11] : La Vie du Rail, 1er au 7 novembre 1990.

Grégory Doucet : « Je suis d’abord l’incarnation d’une aspiration à plus d’écologie »

Grégory Doucet, © Killian Martinetti pour LVSL

Inconnu en politique avant les élections municipales, Grégory Doucet est élu maire de Lyon en juillet 2020 mettant fin à près de vingt ans de règne de Gérard Collomb sur la ville. Loin des nombreuses polémiques dont il est régulièrement la cible, nous avons voulu rencontrer ce nouvel élu pour en savoir plus sur sa vision du pouvoir, de la métropolisation, de la décentralisation et des élections présidentielles.  Un entretien réalisé le 16 février 2021 par Blandine Lavignon et Clément Coulet. Photos de Killian Martinetti.

LVSL – Il s’agit de votre tout premier mandat politique. Piétonisation, fonds de soutien à la culture, baisse de vos indemnités d’élus… Vous avez pris plusieurs mesures dans un contexte de crise sanitaire. Quel regard portez-vous sur vos huit premiers mois de mandat ?

Grégory Doucet  Tout d’abord, je suis très content. Ça peut paraître étonnant de commencer ainsi, mais je suis très content d’avoir été élu et d’exercer la fonction. C’est une fonction dans laquelle je me sens heureux. C’est mon premier mandat, mais c’est aussi le premier mandat pour l’essentiel de mon exécutif, à deux exceptions près ; Sandrine Runel aux solidarités et Nathalie Perrin-Gilbert qui est à la culture, qui, elles, sont expérimentées et connaissaient la machine.

Nous avons été élus en période de crise sanitaire et on s’est tout de suite mis au travail sur le sujet. La première semaine, alors période un peu plus calme de la crise sanitaire, je confiais à mon adjointe à la santé et la prévention la responsabilité de mettre en place une cellule de veille pour voir comment l’épidémie se propageait. À la mi-août, aux premiers signaux de reprise de la pandémie, nous avons transformé cette cellule de veille en cellule de gestion de crise. Tout cela a été fait très rapidement. Je trouve que Lyon fait partie des villes en France qui a su le mieux s’armer, s’organiser pour répondre aux enjeux de la crise sanitaire. Il se trouve que je viens du monde de l’humanitaire. J’ai donc aussi fait appel à des réflexes, des habitudes de travail que j’avais antérieurement. 

Nous avons déployé tout de suite notre programme ! Le Fonds d’urgence pour la culture faisait partie des engagements que nous avions pris pendant la campagne, et c’était en même temps une réponse à la crise sanitaire. Nous avons décidé fin juillet, que nous consacrerions 4 millions d’euros. Le secteur culturel nous en est, je pense, largement reconnaissant. Un certain nombre de structures ont ainsi pu être sauvées. Le dernier point pour moi qui est aussi particulièrement remarquable est lié au travail de la première adjointe notamment. Nous avons pu, en six mois, élaborer ce qu’on appelle une Planification pluriannuelle des investissements (PPI). Nous savons aujourd’hui quels vont être nos investissements sur la mandature. Lors de la précédente mandature, il avait fallu 18 mois pour sortir la PPI. Nous jeunes élus, en période de crise sanitaire, en six mois, c’est bouclé. 

Quand j’investis dans le service public, j’investis dans le patrimoine de ceux qui n’en n’ont pas.

LVSL – Concernant cette PPI, vous avez fait le choix de l’endettement à 63%, ce qui a fait pas mal débat. Est-ce que l’endettement était le seul moyen de financer ces projets d’infrastructures dans le contexte actuel ? 

G. D. – Nous investissons, c’est d’abord ça le vrai sujet. Nous investissons pour répondre à deux grands enjeux. Le premier est que l’on hérite d’une dette patrimoniale dans cette ville. Il y a eu un déficit d’investissement dans l’entretien d’un nombre très significatif de bâtiments publics. De ce fait, il nous faut remettre ces bâtiments en état. À cette dette patrimoniale, s’ajoute le fait que la ville n’a pas investi en prévision du dérèglement climatique. Nous devons réaliser un investissement gigantesque. Et très clairement, nous ne pourrons pas réussir à tout faire sur cette mandature ! Nous allons investir massivement en priorité sur les écoles et les équipements pour la petite enfance. Sur une PPI de 1,2 milliards d’euros, il y a plus de 300 millions qui vont être dédiés à l’éducation. Cet endettement, c’est d’abord comme un investissement. 

Comment fait-on pour financer des investissements ? La ville a des finances globalement saines, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’emprunts toxiques. La ville génère légèrement plus de revenus que ce qu’elle dépense, ce qui permet une capacité d’investissements et c’est important. Bien évidemment cette capacité d’investissement n’est pas suffisante pour répondre à tous les enjeux mentionnés plus tôt. Et, il se trouve que les taux d’intérêts sont en ce moment extrêmement bas donc on va emprunter avec un taux très faible. C’est bien pour cette raison que nous sommes élus, la ville n’est pas une entreprise privée qui va reverser des dividendes. Notre rôle c’est de rendre du service public. Quand j’investis dans le service public, j’investis dans le patrimoine de ceux qui n’en n’ont pas. En plus, dans ce contexte d’urgence climatique, nous avons cette obligation d’investir, nous n’avons pas le choix. Ça n’a pas été fait précédemment à des niveaux suffisants. Cet endettement, je le vois d’abord comme un investissement. Aujourd’hui, augmenter la durée d’endettement, ne conduit pas du tout – à l’inverse de ce que certain ont pu prétendre- la ville à la faillite ou à la mise sous tutelle de la préfecture. Dans la réalité, heureusement qu’on investit, j’ai presque envie de dire, qu’on « gère en bon chef de famille » même si cette expression est patriarcale.

Grégory Doucet, © Killian Martinetti pour LVSL

« Je ne vais pas faire une métropole ou une ville de l’hyper-compétition, ce qui m’importe c’est de faire une ville de l’hyper-coopération »

LVSL – Le modèle métropolitain est parfois considéré comme étant l’incarnation territoriale du néolibéralisme. Il renforce l’attractivité, la compétitivité territoriale afin d’attirer certaines classes créatives, les capitaux … Est-ce que vous souhaitez poursuivre ce modèle de métropolisation ? Est-ce qu’un modèle de métropolisation écologiste est possible ? 

G. D.  Est-ce qu’on veut faire une métropole écologiste ? La réponse est oui ! Je ne vais pas faire une métropole ou une ville de l’hyper-compétition, ce qui m’importe c’est de faire une ville de l’hyper-coopération, je crois beaucoup plus à ça. J’y crois à la fois de manière empirique parce qu’il se trouve que par mon activité professionnelle, c’est ce que j’ai pu davantage pratiquer, mais au-delà de ça, on a une conception de notre économie, de nos sociétés qui est fondée sur le soi-disant intérêt qu’aurait la compétition. On fait souvent référence à la famille qui serait l’ordre naturel des choses et on doit, nous, construire finalement des sociétés sur ces modèles. Que l’on soit une société où il y a un peu d’émulation (je préfère ce terme à compétition), pourquoi pas ? Mais en faire le moteur de nos sociétés, moi je dis non ! Ce n’est pas comme ça qu’on doit se construire. Et je pense que c’est pour cela qu’on a des sociétés aujourd’hui, et j’implique la construction économique, qui sont si malades, d’abord d’être en train de détruire cette planète, et même malades en elles-mêmes. Depuis que je suis adolescent, je n’entends parler que de crise. On passe d’une crise à l’autre comme si on était dans un monde perpétuellement en crise, comme si notre monde allait mal et que c’était un état de fait. On n’a pas su créer des sociétés qui mettaient en avant le bien-être, qui se donnait comme objectif de créer du bien-être, et moi c’est à cela que j’aspire. C’est cela que je veux offrir aux Lyonnaises et aux Lyonnais : construire une ville du bien-être.

« L’écologie politique porte en elle les questions sociales »

LVSL – Par quelles mesures cela passe concrètement ? 

G. D. – Derrière le mot métropolisation, il y a beaucoup de choses, beaucoup de concepts. Il y a une démarche à laquelle je n’adhère pas, mais pour le coup, créer une ville du bien-être, oui, c’est ça le projet. Et une ville du bien-être, cela veut dire que c’est déjà une ville où on privilégie ce qui relève du public, du commun. Le commun, c’est d’abord un espace public qui est prioritairement dédié aux piétons parce que tout le monde ici peut être piéton. 

Une ville du bien-être c’est aussi une ville où en tant qu’individu, je sens que j’ai ma place. Avoir sa place, cela peut vouloir dire beaucoup de choses. Cela peut vouloir dire avoir une activité professionnelle, un travail, mais c’est aussi une ville où ma voix compte, où je peux la porter. C’est une ville de la démocratie locale et vivace, où j’ai l’occasion d’exprimer mon point de vue. Alors, évidemment, il y a les élections ça, ça existe déjà, mais c’est aussi d’exprimer mon point de vue sur la manière dont mon quartier, ma rue, mon arrondissement, s’organisent, s’animent, vivent. La transition écologique ne peut se faire qu’à la condition qu’on ait une démocratie locale impliquante et vivace. Et bien évidemment, elle ne peut se faire qu’au prix de la lutte pour la disparition des inégalités sociales aussi, mais pour moi cela en fait partie. L’écologie politique porte en elle les questions sociales. 

Grégory Doucet @Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – En parlant de redonner du pouvoir aux territoires, le projet de loi 4D devrait être présenté en Conseil des ministres au printemps prochain. Votre camp politique affirme vouloir « redonner le pouvoir aux territoires » en plaidant pour accroître la décentralisation au risque de rompre avec les principes d’égalité et d’indivisibilité. La décentralisation peut accroître la concurrence entre les territoires et sert de justification à un retrait d’un État déjà affaibli. Souhaitez-vous approfondir la décentralisation ?

G. D. – C’est une question d’une très grande complexité parce qu’en fonction de la manière dont la loi où la décentralisation se fait, cela change tout. Je vais partir de l’exemple de la crise sanitaire. La crise sanitaire a donné à voir le rôle très important des villes dans la gestion quotidienne de la crise. C’est bien la ville de Lyon qui a mis en place ce grand centre de dépistage à Gerland, c’est bien la ville qui a pris l’initiative de le transformer en centre de vaccination. On voit bien que les villes ont un rôle clef à jouer parce que l’aboutissement de la politique sanitaire, qui est pourtant une politique nationale, à un moment elle vient à la rencontre de la proximité de la vraie vie des gens. Cela nous a conduit à nous interroger sur la façon dont les réponses à la crise sanitaire s’articulent, sur ce que doit être la place de la ville dans la politique de santé publique. Je suis persuadé aujourd’hui que les communes doivent avoir un plus grand rôle dans les politiques de santé publique. Cela veut-il dire pour autant que je veux devenir un petit ministre de la Santé ? Surtout pas, parce qu’il y a des politiques de santé qui se décident par souci d’équité au niveau national et c’est bien. Mais il y a sur certains sujets des déclinaisons locales, et donc cela a à voir avec la décentralisation, il y a des déclinaisons qui doivent se faire en tenant compte de ce que les communes peuvent faire, je dirai même plus, doivent assurer. 

Mon rôle, c’est de considérer la question de la santé environnementale. Les politiques de prévention au niveau national peuvent avoir un impact, mais c’est souvent un peu limité. Quand elles sont incarnées localement, elles peuvent avoir un poids plus important. J’insiste sur la question de la prévention car c’est l’une des priorités que nous nous sommes donné avec Céline De Laurens, mon adjointe à la santé et à la prévention.

Grégory Doucet, © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – Les élections présidentielles approchent. Dans votre camp, entre un Eric Piolle et un Yannick Jadot, les stratégies et lignes politiques diffèrent. Existe-il une ligne Doucet ? 

Grégory Doucet – Et Sandrine Rousseau ! Je ne serai pas candidat aux élections présidentielles, donc il n’y aura pas de ligne Doucet. Il n’y a pas de ligne Doucet. Je défends l’idée que l’on a d’abord besoin de constituer une équipe qui travaille sur un programme et c’est ça qui est le plus important. Je ne suis pas pro-Jadot, pro-Piolle ou pro-Rousseau, ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est, pour le faire de manière caricaturale, qu’il faut d’abord construire l’équipe de France de l’écologie et aujourd’hui, ça ne se voit pas assez encore. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas du travail qui est fait, bien évidemment du travail a été engagé pour la construction d’un programme et c’est déjà une première étape. Mais moi, je souhaite avant tout qu’on construise cette équipe, et là, à ce stade, elle doit être ouverte, on doit pouvoir donner la possibilité à d’autres à venir jouer avec nous, pour rester dans la métaphore de l’équipe ! 

« Je n’ai pas la prétention d’être le génie qui sauvera Lyon »

LVSL – Que pensez-vous de l’hypothèse d’une candidature Hidalgo ? Est-elle une maire écologiste ?

Grégory Doucet – En étant cohérent avec ce que je viens de vous dire, il n’y a pas d’hypothèse Hidalgo. Pour que cela devienne un sujet, il faudrait d’abord que le travail en amont soit fait. Aujourd’hui en France, on est tellement obnubilé par cette image, cette figure du président qui nous sauverait tous… Macron ne nous a pas plus sauvé que les autres… Pour la parenthèse, Jacques Chirac déclarait en 2002 « la maison brûle et on regarde ailleurs », et qu’est-ce qu’on a fait depuis 2002 ? On a continué de regarder ailleurs, donc est-ce que le président c’est celui qui va nous sauver ? Non ! C’est en constituant une équipe que l’on va réussir à s’en sortir. Vous savez, je n’ai pas la prétention d’être le génie qui sauvera Lyon. Je suis d’abord l’incarnation d’une aspiration à plus d’écologie, et ce n’est que parce que j’ai une formidable équipe. D’abord mon exécutif et puis il y a aussi, il faut le dire, une très bonne administration à Lyon. Nous disposons d’agents qui sont extrêmement engagés et qui sont extrêmement compétents, et ça, c’est une chance. 

LVSL – Dernièrement, deux laboratoires d’idées, l’Institut Rousseau et Hémisphère gauche ont lancé une campagne visant la création d’un million d’emplois dans les secteurs de la reconstruction écologique et du lien social à destination des chômeurs de longue durée. Inspiré notamment par le dispositif Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée, il s’agit de mettre en place une garantie à l’emploi vert. Que pensez-vous de cette proposition ? La soutenez-vous ?

G. D. – Je ne l’ai pas étudié en détails, mais sur le principe oui bien sûr ! D’ailleurs, avec la métropole, nous avons travaillé sur le développement d’une expérimentation « territoire zéro chômeurs » aussi. Selon loi, nous devons créer ou permettre le développement d’activités économiques qui génèrent la création d’emplois, en sortant de cet espèce de dogme que l’on pourrait dire libéral, où il faudrait que chacun soit le plus productif possible. Dans certaines opérations humanitaires, pour aider au relèvement de certains territoires affectés par une épidémie, une guerre, on va mettre en place des activités que l’on appelle à « haute intensité de main d’œuvre » parce que le plus important c’est que les gens retrouvent une activité, un emploi, même si c’est saisonnier. C’est comme cela que l’on recrée du lien social, un dynamisme économique. Je ne dis pas que c’est ce que nous allons faire à Lyon demain, mais je pense que, oui, toutes ces initiatives qui visent à créer de l’activité économique pour tout le monde vont dans le bon sens. Ce qui m’importe ce n’est pas d’enrichir des actionnaires qui iraient placer leurs argents sur les îles Caïman, mais que l’activité économique serve aux territoires.

Les Coursiers Bordelais : une alternative concrète à l’ubérisation

Des membres de la coopérative Les Coursiers Bordelais
Les membres de la coopérative ont retrouvé la maîtrise de leur travail. © Les Coursiers Bordelais

À l’heure où sont souvent évoqués les dangers de l’ubérisation, des initiatives voient le jour pour proposer un modèle alternatif au capitalisme de plateforme. C’est dans cette dynamique que s’inscrit la démarche des Coursiers Bordelais, coopérative de livraison qui a vu le jour en 2017. Nous avons voulu leur donner la parole pour qu’ils dévoilent leur analyse du marché de la livraison et mettent en lumière la voie émancipatrice qu’ils contribuent à construire chaque jour, notamment avec l’aide de la Fédération de coopératives de livraison à vélo CoopCycle.

LVSL – Vous étiez livreurs pour des plateformes de type Deliveroo, Take it Easy ou Uber Eats, mais vous avez décidé de vous en écarter en fondant votre propre coopérative : Les Coursiers Bordelais. Comment vous présenteriez-vous en quelques phrases ?

Les Coursiers Bordelais – Au moment où on a commencé Les Coursiers Bordelais , on était trois coursiers dégoûtés des plateformes. Pourtant, on aimait le métier en lui-même. Le fait de livrer peut être satisfaisant en soi pour la sensation de liberté à vélo que ça procure, d’une part, et la dimension écologique, d’autre part.

Alors on a eu à cœur de continuer à faire ce qu’on aimait – livrer – mais en prouvant qu’il est à portée de main de le faire d’une manière alternative à celle du capitalisme de plateforme, c’est-à-dire en reprenant le contrôle sur notre propre travail. Dans cet esprit, notre initiative a d’abord pris la forme d’une association, puis on est rapidement devenus une SCOP (société coopérative de production).

Il faut croire que cette ambition de montrer qu’on peut continuer à livrer à vélo autrement n’est pas vaine, c’est même plutôt une réussite. Quand on a commencé, en novembre 2017, on était trois [Arthur Petitjean, Arthur Hay et Théo Melts]. Aujourd’hui, à peine trois ans plus tard, on compte déjà six salariés [se sont ajoutés Morgan Lamart, Clément Bread et Amandine Laborie].

LVSL – Justement, vous parlez de salariés et vous dites souvent que vous vous sentez bien plus libres depuis que vous l’êtes. En tous cas, vous ne regrettez pas l’indépendance que représente votre ancien statut d’auto-entrepreneur. Vous êtes donc plus libres dans le salariat que dans l’auto-entreprenariat [1] ?

LCB – Vous avez raison d’évoquer l’illusion de l’indépendance : quand on est contraint autant qu’on l’était, la liberté n’est qu’un mirage. Les plateformes exaltent publiquement le fait d’être « son propre patron » et de pouvoir travailler quand on veut. Mais tout ça n’est en vérité qu’un mensonge qui ne doit plus tromper personne.

D’abord, la ponction sur notre travail de livraison qu’opère la plateforme est telle que, pour vivre correctement, on ne livre pas simplement « quand on veut », mais plus que dix heures par jour et sans week-end. Le rythme effréné qu’on s’impose pour s’y retrouver financièrement peut vite nous faire péter les plombs.

Si on prend notre exemple, on note une différence considérable entre notre position en tant que salariés aujourd’hui, et notre ancienne position d’indépendants. A l’époque on n’avait aucune protection sociale digne de ce nom, pas de congés payés ni aucune assurance, et on travaillait énormément. En opposition à cette situation catastrophique, tous les salariés de notre coopérative peuvent compter sur huit semaines de congés payés, des tickets restaurant et un forfait mensuel d’une centaine d’euros pour couvrir nos réparations et l’entretien de notre matériel.

Ensuite, il faut rappeler que le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. Le caractère émancipateur de l’institution du salaire repose précisément sur le fait que la rémunération n’est pas fondée sur la stricte mesure de l’activité réalisée, mais bien plutôt sur le niveau de qualification rattaché au poste de travail occupé par le salarié. Dans l’institution du salaire, chaque poste de travail est ainsi associé à un niveau de qualification auquel correspond un niveau de salaire, négocié dans les conventions collectives nationales. Il n’est ainsi absolument pas paradoxal – mais bien plutôt nécessaire – de revendiquer le salariat en tant que progrès par rapport au travail indépendant qui, d’abord, contourne les droits sociaux et le Code du Travail, mais surtout tente de renouer avec la rémunération à la tâche, forme canonique de la rémunération du capitalisme au 19ème siècle (avec le fameux contrat de louage d’ouvrage notamment) .

Créée en 2017, la coopérative LES Coursiers Bordelais construit au quotidien un modèle de travail alternatif
Libérés de la pression et des aléas de leur activité concrète, les membres de la coopérative exercent leur activité dans des conditions autrement meilleures qu’avec les plateformes.
© Les Coursiers Bordelais

Au-delà du seul enjeu des coursiers indépendants, il faut replacer notre lutte dans un cadre global. Les gens pensent souvent que notre combat est juste, mais que ça ne les concerne pas, mais il s’agit en réalité d’un enjeu bien plus large ! Si nous laissons passer la légalisation du déguisement d’un salariat en travail indépendant [2], alors nous ouvrons la porte au retour du travail à la tâche : il faut s’y opposer. En acceptant ça, on ouvre aussi la porte au retour à un refoulement insidieux des acquis obtenus au cours des deux derniers siècles de lutte syndicale.

« Le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. »

LVSL – Quand on voit le pouvoir qu’exerce sur votre travail la plateforme, ce sont plus les notions de dépendance et de subordination que celle d’indépendance qui qualifient le mieux votre relation.

LCB – C’est exactement ça. Théoriquement on n’a pas d’employeur, mais on est quand même obligés de faire la pub de la plateforme en étant contraints de porter un sac de livraison à leur effigie par exemple.

En vérité, et ça rajoute un déséquilibre à l’avantage de la plateforme, on n’a jamais d’interlocuteur réel avec qui communiquer. Cela participe sans aucun doute à renforcer le mythe que les plateformes ne nous emploient pas, mais ça ne les empêche pas de nous contrôler et le jour où un client s’amuse à dire que sa commande est arrivée en miettes pour se faire rembourser, alors c’est quasiment impossible pour nous de nous défendre.

Par ailleurs, les plateformes ont quand même le pouvoir incroyable de supprimer notre accès à l’application. Et quand cela se produit, on ne peut quasiment rien faire ; c’est ce qui est arrivé à Arthur Hay [un des trois fondateurs]. Suite à son activité syndicale dans la région de Bordeaux, il n’a plus jamais eu accès à l’application pour laquelle il travaillait jusqu’alors.

LVSL – Par rapport au statut d’auto-entrepreneur, la stabilité du salariat est un progrès. Cependant, les bénéfices sont décuplés dès lors que les salariés ont le pouvoir de décider de leur propre travail. N’est-ce pas là tout l’intérêt de la forme coopérative ?

LCB – Exactement. Avec notre coopérative, on a mis en place une organisation du travail aux antipodes de tout ce qu’on avait vécu dans la précarité des plateformes.

« Ça fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! »

D’abord, il y a des règles simples, comme l’incontournable « 1 coopérateur = 1 voix ». Toute décision relative à notre coopérative est prise selon cette règle basique qui veut que chaque personne qui contribue à notre travail ait équitablement son mot à dire. Au final, ça nous permet d’avoir des décisions collectives qui, au-delà de renforcer la cohésion de l’équipe, sont prises selon l’avis de ceux qui travaillent véritablement sur le terrain.

Ensuite, on a une organisation tournante pour toutes nos tâches administratives. Chacun de nous est formé pour les faire et au lieu que ces tâches deviennent une charge additionnelle à notre travail de livraison, l’un d’entre nous est désigné chaque semaine pour passer son temps presqu’exclusivement derrière le bureau, pour s’occuper de ces aspects essentiels.

Mais au-delà de ces éléments, la forme de la coopérative permet de retrouver la maîtrise et la souveraineté sur notre propre travail. C’est bien nous, seuls travailleurs de la coopérative, qui décidons collectivement de nos conditions de travail, notre organisation et nos niveaux de salaires. Cela fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! Au lieu d’être toujours suspectés de ne pas livrer assez vite ou de ne jamais travailler assez, on est libéré de toute cette économie du doute et de la suspicion qui nous pense par défaut comme étant à surveiller.

« Nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement à notre travail. »

LVSL – Non seulement vous devenez des travailleurs responsabilisés, mais vous êtes également libérés de la logique actionnariale et de la profitabilité à tous prix.

LCB – Oui, tout à fait. D’une certaine manière, tous ces points positifs que nous décrivons depuis le début ne sont possibles que parce que nous nous sommes débarrassés de la logique actionnariale. En vérité c’est très simple : nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement au travail que nous fournissons, et c’est tout.

Dans ce sens, la coopérative est un moyen d’instituer une forme de copropriété d’usage sur notre outil de travail et donc d’abolir, à notre échelle, le régime de propriété lucrative. Cela veut tout simplement dire que, contrairement au modèle capitaliste (de plateforme), personne ne gagne d’argent sur notre travail sans jamais y contribuer !

LVSL – Les plateformes se contentent d’opérer une simple intermédiation entre les producteurs et les livreurs. Or, cette intermédiation, votre exemple et celui de CoopCycle montrent qu’elle peut se faire sans ces plateformes, qui n’apportent finalement rien d’essentiel à l’économie réelle.


LCB – C’est parfaitement vrai, et nous vous remercions de nous inviter à parler de CoopCycle, qui remplit une double fonction.

C’est d’abord un logiciel qui fait la relation entre les coursiers et ceux qui veulent livrer leurs produits (les restaurants). La différence, c’est que la relation se fait de manière transparente puisqu’il s’agit d’un logiciel open source [3], qui tranche avec l’opacité des plateformes. Par ailleurs, pour pouvoir utiliser ce logiciel, l’entité qui s’en sert doit être une coopérative, ou au moins observer une certaine démocratie dans son organisation interne.

Mais l’activité de CoopCycle ne se résume pas à ça. Sorte d’héritière, culturelle et idéologique, du mouvement Nuit Debout, c’est aussi une fédération européenne de coopératives de livraison qui non seulement contribue à constituer une force collective pour renforcer les livreurs dans leurs négociations, mais mutualise un certain nombre de services des coopératives adhérentes. Tout cela permet de nous mettre à l’abri d’un certain nombre d’abus qu’on connaît dans le monde des plateformes.

LVSL – Quel genre d’abus ?

LCB – Prenons deux exemples concrets. Nous parlions tout à l’heure de l’illusion du travail indépendant. En réalité, la prédation s’immisce à tous les niveaux dans le capitalisme de plateforme. En effet, pour être auto-entrepreneur, il faut faire quelques démarches administratives, que vous ne pouvez pas faire si vous n’avez pas de papiers. S’est ainsi instaurée une pratique particulièrement vicieuse qui consiste à se créer un compte d’auto-entrepreneur exclusivement en vue de le louer à des travailleurs sans papier, en prenant au passage une commission sur leur travail. Les travailleurs sans papiers se trouvent ainsi exploités à la fois par la plateforme, qui rémunère mal, et la personne à qui ils louent le statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir exercer. Les plateformes sont évidemment au courant de cette pratique, mais s’en contentent parfaitement. Et pour cause : plus il y a de livreurs potentiels, plus elles peuvent imposer des ponctions importantes car la concurrence pousse toujours les livreurs à accepter une baisse de leur rémunération plutôt que la perte de leur activité.

Par ailleurs, les plateformes ont toutes tendance à élargir le périmètre de livraison dans les villes. Ainsi, il devient de plus en plus difficile de livrer à vélo. Pour gagner du temps, et parce que les zones de livraison étendues ne sont pas toujours adaptées aux vélos, certains coursiers préfèrent opter pour un véhicule motorisé. Au-delà du fait que la promesse écologique de la livraison à vélo n’est plus tenue ou que livrer à vélo dans ce périmètre étendu est dangereux pour les livreurs, une licence est nécessaire pour livrer avec un véhicule motorisé. Les plateformes, qui savent parfaitement que certains trajets ne peuvent raisonnablement être effectués à vélo au vu du temps de trajet effectué par leurs coursiers, préfèrent se cacher derrière une prétendue ignorance de cette pratique qui leur permet, une fois encore, d’accroître la concurrence de tous contre tous.

Contrairement aux livraisons des plateformes, l’intégralité du travail de la coopérative est effectué à vélo.
© Les Coursiers Bordelais

LVSL – On sait que les plateformes de livraison ne sont pas rentables, alors que vous l’êtes. Pourtant, leur cote boursière ne cesse de s’envoler. Quel regard portez-vous sur cette déconnexion d’avec l’économie réelle ?

LCB – C’est le cœur de notre projet : montrer qu’on peut livrer à vélo et être rentables ! Cela s’explique en grande partie par tout ce qu’on a dit jusque-là, et notamment par le fait qu’on travaille pour nous, sans avoir à rémunérer des actionnaires qui décideraient de ce qu’on doit faire, sans y contribuer eux-mêmes.

On entend souvent dire que le modèle UberEats ou Deliveroo n’est pas rentable (ou pas profitable, plutôt). Leur cote qui s’envole pourtant sur les marchés financiers ne traduit ainsi en rien les dynamiques de l’économie réelle. Certes les marchés financiers ne sont jamais un indicateur pertinent des performances des entreprises cotées en bourse, mais cela en dit plus encore sur ce modèle. Des capital riskers misent sur le fait, qu’à terme, ces entreprises de type Uber Eats arriveront à trouver un modèle plus profitable. En d’autres termes, ce que permet de dire l’expérience Uber Eats en bourse c’est que, sur les marchés financiers, il se trouve toujours des investisseurs prêts à parier contre le marché en attendant qu’une situation de monopole ou une précarité encore accrue des travailleurs finissent par advenir pour que leur risque finisse par payer vraiment et leur assurer un jackpot monumental.

Par ailleurs, certaines plateformes affichent des ambitions pour le moins inquiétantes. C’est le cas du projet « Dark Kitchen », de Deliveroo, qui promet à la fois de supprimer tout le travail vivant et l’activité humaine, et de substituer aux restaurants des centre villes des cuisines en périphérie, comprenant un maximum de tâches automatisées et dont la production viserait exclusivement la livraison.

LVSL – Pour finir, qu’est-ce que cela change concrètement pour les restaurants et les clients finaux de travailler avec vous ?

LCB – D’abord, pour le restaurateur (même si on ne fait pas que les livraisons concurrentes d’Uber Eats), c’est une question de tarif. Là où les plateformes ponctionnent entre 25% et 30% de la valeur livrée, nous avons décidé d’appliquer un forfait raisonnable (8,40€ TTC). Le choix du forfait a un sens d’un point de vue de la répartition de la valeur économique : notre travail ne change pas selon la valeur de la livraison. Dans ce cadre, il nous semble donc légitime que la reconnaissance monétaire de ce travail ne change pas non plus selon la valeur de ce que nous transportons.

En plus, la solution CoopCycle laisse aux restaurants le choix de décider comment ils comptent répartir le coût de la livraison entre eux et le client final – et de le faire en toute transparence. Au contraire, les plateformes tentent d’habituer les clients à des livraisons peu chères, et contraignent ainsi les restaurants à dissimuler le coût d’une livraison en baissant leur propre prix ou en affichant des prix de plats plus élevés.

Enfin, pour le client final, le bénéfice est à chercher du point de vue éthique. Au-delà du droit du travail respecté, de la transparence et du soutien à l’émancipation des travailleurs réunis en coopérative, il peut compter sur une livraison à 100% écologique et effectuée en vélo cargo, ce qui garantit une plus grande stabilité.

Notes

[1] C’est notamment ce qu’explique Claude Didry (L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016), qui lit l’institution du salariat comme un acte émancipateur.

[2] Le 4 mars 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a requalifié en « contrat de travail » le lien qui unissait Uber à un ancien chauffeur de la plateforme. Les suites et conséquences de cet arrêt sont attendues et seront scrutées avec attention.
Un étude menée par des parlementaires européens, et notamment l’euro-députée Leïla Chaibi, recense par ailleurs 35 victoires sur quelques 59 affaires judiciaires intentées par les travailleurs des plateformes dans huit Etats membres de l’Union Européeene.

[3] Un logiciel est open source lorsque son code source est public et accessible. Dans le cas des coursiers, cette dimension présente l’avantage de proposer un algorithme tout à fait transparent pour attribuer le travail.

Pour en savoir plus sur CoopCycle : https://coopcycle.org/fr/.
Pour en savoir plus sur Les Coursiers Bordelais : https://coursiersbordelais.fr/

Pandémies : responsabilité anthropique, réponse écologique ?

https://afriquenvironnementplus.info/nourrir-monde-deforestation-possible/
Déforestation en Afrique

Alors que la crise du Covid-19 frappe durement notre société, la responsabilité anthropique dans la multiplication des pandémies à travers le monde est maintenant avérée. La destruction de la biodiversité et des écosystèmes, la déforestation ou le trafic de la vie sauvage favorisent l’apparition de nouveaux virus. Pour lutter contre cela, une approche préventive fondée sur l’écologie et la préservation des écosystèmes est nécessaire.

Pandémies, un temps de retard

Déjà plus de deux millions de morts [1], l’économie de la planète à terre, les populations assignées à résidence, les libertés souvent bafouées : les dégâts enregistrés à cause du Covid-19 sont tels que la tentation est forte d’identifier très vite le coupable qui en est la cause. Très sérieusement, aux yeux des scientifiques chinois, le pangolin a failli tenir ce rôle de coupable universel. Moins sérieusement, les complotistes veulent faire croire à quelques manipulations de laboratoire, involontaires ou non, ayant fabriqué le coronavirus. La vérité, selon de nombreux scientifiques, serait moins fulgurante : la destruction de la biodiversité, orchestrée depuis des années par des coupables ordinaires, compte bien parmi les causes principales de la pandémie.

La stratégie actuelle est essentiellement sanitaire ou médicale. Elle consiste à détecter le plus tôt possible les nouvelles maladies, à les contenir, et ensuite à patienter jusqu’à ce que l’on réussisse à développer des vaccins ou un traitement permettant de les contrôler. Jusqu’à présent, cette stratégie avait porté certains fruits en permettant de limiter les zones infectées par une maladie. Ce fut le cas pour le virus Ebola responsable de fièvres hémorragiques souvent mortelles et qui put être cantonné à l’Afrique de l’Ouest. Hélas, avec le Covid-19, aucune barrière sanitaire ne s’est révélée efficace. Dès le printemps 2020, 60% de la population mondiale a vécu un confinement. Puis une deuxième vague est intervenue sur la majorité des continents, parfois, déjà, une troisième…. Face à un virus très transmissible, l’actuel triptyque stratégique identification-alerte-isolement montre toutes ses limites. Malgré les efforts considérables déployés par la communauté internationale et notamment l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), on comptait à la veille des fêtes de fin d’année, plus d’un million et demi de décès dans le monde. En France, le chiffre dépassait les 60 000 morts.

L’actuel triptyque stratégique identification-alerte-isolement montre toutes ses limites avec le Covid-19.

Indispensables, les mesures les plus sévères mises en œuvre a posteriori dans le cadre du troisième volet du triptyque, l’isolement, se sont révélées ruineuses. La première pandémie à haut taux de mortalité depuis le VIH dans les années 1980 [2] aurait coûté à l’économie entre 8 000 et 16 000 milliards de dollars au premier semestre 2020, tout en contribuant à une forte hausse des inégalités. Le véritable bilan économique ne pourra en réalité pas être dressé avant qu’un vaccin fiable soit développé, déployé et que la transmission du virus soit arrêtée. Près d’un an après l’apparition du virus dans la province chinoise du Sichuan, nous sommes encore loin de percevoir « le bout du tunnel ». Ce désastre économique est aussi un désastre social [3]. Les femmes, les familles monoparentales, les pauvres sont les plus touchés, même dans les pays les plus riches où le chômage explose. Géographiquement, en Amérique du Sud par exemple, ce sont les peuples autochtones qui sont le plus gravement touchés par la crise sanitaire, économique, sociale. Enfin, les actuelles politiques de contrôle de la pandémie reposant sur l’isolement ont de lourdes conséquences psychologiques. La santé mentale est mise à l’épreuve par des troubles de l’anxiété, troubles du sommeil et une hausse du nombre de dépressions du fait de la raréfaction des relations sociales, la perte d’un proche et la peur de la pandémie.

Rappelons-le : la pandémie est née en Chine dont on dit qu’elle est l’atelier de la planète. Plus que d’autres, ce pays vit de la mondialisation, plus qu’ailleurs l’urbanisation y est galopante. Ce qui a pu encore marcher en Afrique de l’Ouest avec Ebola dans des zones relativement à l’écart du grand marché mondial a échoué avec le Covid-19. Il faut trouver un relais au triptyque identification-alerte-isolement qui a prévalu dans la crise actuelle comme nous l’avons vu. Cela ne pourra se faire si l’on explore les racines plus profondes de la vague pandémique.

L’origine des dernières pandémies ne laisse aucun doute : 70% des nouvelles maladies et quasiment toutes les pandémies sont des « zoonoses ». Elles sont causées par des microbes d’origine animale [4]. C’est le cas, nous l’avons vu, du virus Ebola. C’est aussi le cas du virus Zika apparu en Ouganda et détecté pour la première fois chez un singe en 1947. Transmis par un moustique, il sévit aujourd’hui en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Parfois quelques cas sont détectés en France. Aucun vaccin n’existe à ce jour. Que les pandémies soient des zoonoses n’a rien de rassurant. La nature est un repère à virus : 1,7 million d’entre eux n’auraient pas été découverts. Quand l’environnement dans lequel ils prospèrent est détruit, les virus sont contraints de chercher d’autres hôtes susceptibles de les accueillir pour survivre. Sur un même territoire, les frictions entre les activités humaines et les écosystèmes détruits augmentent donc le risque que les virus passent d’un animal à un humain. Le nombre de pandémies augmente donc du fait de l’activité humaine sur l’environnement.

La destruction de la biodiversité, grande responsable des pandémies

Ne serait-il pas plus judicieux de remplacer l’actuelle posture réactive face aux pandémies par une approche préventive basée sur une meilleure protection des écosystèmes dont sont originaires les virus ? C’est en tout cas la conclusion du dernier rapport de l’IPBES, Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) [5]. Cette étude, portée par 22 scientifiques du monde entier, épidémiologistes, biologistes ou encore écologues, présente les liens qui existent entre la destruction de la biodiversité et l’émergence de pandémies. Pour simplifier, l’IPBES est à la biodiversité ce que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est au climat. Leurs rapports sont une vaste synthèse de l’ensemble des travaux scientifiques mondiaux portant sur la biodiversité. Ceux-ci sont relus, interrogés et rectifiés un grand nombre de fois par l’ensemble des experts des 124 pays membres. Les résultats et conclusions apportés s’approchent donc le plus possible du consensus scientifique.

La pression exercée par l’homme sur les écosystèmes tend à augmenter fortement le risque pandémique. 

Les résultats sont donc sans appel. La pression exercée par l’homme sur les écosystèmes tend à augmenter fortement le risque pandémique. Les déforestations massives orchestrées pour créer de nouvelles terres agricoles destinées essentiellement à la monoculture de denrées exportées (café, cacao, thé, soja…), l’exploitation et l’exportation de bois exotiques à forte valeur commerciale, le commerce d’espèces animales sauvages pour la consommation humaine ou encore le massacre des animaux pour l’ivoire ou leur peau dérèglent les interactions naturelles entre espèces et microbes. L’intrusion de l’homme, ainsi que de son bétail, dans de nouveaux écosystèmes les met en contact avec de nouveaux agents pathogènes contre lesquels leurs organismes ne sont pas protégés. En effet, il existe encore dans la nature un très grand nombre de virus et de pathogènes avec lesquels l’Homme n’a jamais été en contact et qui peuvent être potentiellement dangereux [6].

Une activité anthropique en particulier, l’élevage intensif, contribue fortement à l’apparition et à la circulation de nouvelles pandémies. En 2014, le biologiste François Renaud, expliquait dans une interview parue dans la revue du CNRS, le rôle majeur qu’il joue dans la propagation des virus [7]. La promiscuité et les conditions sanitaires dégradées peuvent engendrer la transmission à l’être humain, dans les cas où une mutation génétique aléatoire le permet. On sait à quel point les grippes aviaires inquiètent les autorités sanitaires. L’ultra-aseptisation des élevages et l’uniformisation génétique tendent à affaiblir la résistance du bétail aux maladies, notamment virales comme le montre Lucile Leclair dans son livre Pandémies, une production industrielle [8].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Poulets_d%27%C3%A9levage_intensif.jpg
Elevage intensif de poulets

Nécessité d’une action préventive de long terme

Mieux connaître les causes anthropiques des pandémies rend possible l’espoir. Il est possible d’agir sur les activités humaines pour prévenir l’apparition de nouveaux virus en ayant une approche de long terme plus efficace, plus écologique, plus sociale et économiquement vertueuse. Selon le rapport de l’IPBES sur la biodiversité et les pandémies, le coût d’une telle politique est estimé entre 22 et 31 milliards de dollars par an, une somme ridicule face aux milliers de milliards que coûte le Covid-19. Cette stratégie préventive peut être divisée en deux volets, aux enjeux et aux échelles géographiques différents.

Nous pouvons agir sur les activités humaines pour prévenir l’apparition de nouveaux virus en ayant une approche de long terme plus efficace, plus écologique, plus sociale et économiquement vertueuse.

De manière très schématique, deux catégories de pays sont vulnérables aux pandémies. Les premiers sont, parmi les pays en développement, ceux qui disposent encore d’une faune sauvage très riche. Les communautés rurales de ces pays sont souvent en première ligne quand surgit une nouvelle maladie d’origine microbienne. L’absence d’un système de soins suffisamment efficace pour la détecter et la combattre aggrave les risques de forte mortalité au sein de tout le territoire. La seconde catégorie de pays est celle des pays développés fortement insérés dans la mondialisation. Leur dépendance aux flux internationaux, la densité de leurs réseaux d’échanges internes et leur urbanisation facilitent une propagation très rapide d’une éventuelle zoonose. La France en fait partie.

Création de zones protégées

L’enjeu est donc d’abord d’empêcher l’apparition de nouvelles épidémies dans les pays émergents disposant encore d’une forte biodiversité et d’une faune sauvage préservée (forêts tropicales, zones humides). Puisque les zoonoses apparaissent du fait de frictions géographiques entre l’habitat humain et son bétail avec le territoire de la faune sauvage porteuse de virus, il faut endiguer l’intrusion des activités anthropiques néfastes dans des zones à haute biodiversité. Cette logique conservative consiste à créer des zones protégées en y interdisant toute pratique menaçant la biodiversité et en limitant leur accès. Leur mise en place peut néanmoins reproduire la logique néocoloniale en cas d’absence de coordination avec les populations locales à l’instar de certains mécanismes de compensation carbone. Créer de nouvelles zones protégées peut en effet être synonyme d’expulsions et de déplacements de communautés dépendantes des terres [9]. Ces politiques écologiques doivent ainsi être élaborées avec les peuples autochtones, premières victimes du réchauffement climatique et de la perte de biodiversité. Sans quoi, elles pourraient trouver, à juste titre, une farouche opposition, ou bien recréer les déplacements de population fragilisant l’équilibre d’un écosystème et renforçant encore les risques de zoonoses.

Il faut endiguer l’intrusion des activités anthropiques néfastes dans des zones à haute biodiversité.

Cette approche conservative ne peut se suffire à elle-même. Il faut également lutter contre les causes de ces frictions. L’une d’elles, rappelons-le, est liée à une agriculture intensive destinée à alimenter les marchés mondiaux. Ce modèle agricole est très consommateur de terres : l’usage de pesticides, le labour et la monoculture stérilisent les sols et forcent ainsi les agriculteurs à chercher de nouvelles terres. C’est une des causes principales de la déforestation [10]. Ainsi, l’élevage, afin de disposer de nouvelles surfaces pour nourrir le bétail, est responsable de 70% de la déforestation [11], favorisant la rencontre avec de nouveaux virus. Il s’agirait donc de promouvoir des pratiques agricoles plus soutenables afin de nourrir la population mondiale en utilisant seulement les terres déjà disponibles.

Rééquilibrer les économies

Une autre piste consisterait à repenser notre système économique qui fragmente les économies et les rend dépendantes d’activités non soutenables. La spécialisation économique est un moyen efficace pour beaucoup de pays de maximiser leur productivité, mais nécessite souvent de détruire des écosystèmes aux équilibres fragiles. La Thaïlande s’est par exemple spécialisée dans l’élevage intensif de crevettes au détriment des forêts de mangroves qui entourent le littoral : de gigantesques surfaces ont été rasées. Ce pari économique se retourne aujourd’hui contre le pays puisque 700 kilomètres de côtes sont menacés par l’érosion, rendant ainsi des zones d’habitations vulnérables à la montée des eaux. Un autre exemple, plus local cette fois ci, est la prolifération d’algues vertes en Bretagne. Ce phénomène a notamment pour cause les pratiques agricoles intensives : l’utilisation massive d’engrais à base d’azote et de nitrate ainsi que les effluents de l’élevage industriel comme le lisier (rappelons que la Bretagne concentre 57% des élevages porcins de France), qui se retrouvent ensuite dans les cours d’eau, favorise la prolifération des algues vertes. Ces algues, une fois sèches, produisent un gaz qui peut se révéler mortel pour les animaux et l’homme [12]. Il semble donc important d’éviter la surspécialisation des territoires pour ne pas menacer l’équilibre des écosystèmes et entrainer de fortes pertes de biodiversité.

Endiguer le commerce de la vie sauvage

Supprimer tout risque d’émergence de nouvelles épidémies est impossible. Une approche préventive et écologique consisterait alors à veiller à ce que la circulation des virus à l’échelle mondiale soit entravée en limitant les échanges non essentiels. Sur le plan économique, cela consisterait de manière prioritaire à endiguer le commerce de la vie sauvage dont on a souligné le rôle dans la multiplication des pandémies. À l’image du tristement célèbre pangolin, 24% des espèces sauvages de vertébrés font l’objet d’un commerce mondial. Le flux légal des animaux sauvages a plus que quintuplé en valeur au cours des 14 dernières années. Ce marché est évalué selon l’IPBES à au moins 107 millions de dollars en 2019 tandis que le montant du commerce illégal serait lui compris entre 7 et 23 millions de dollars chaque année.

24% des espèces sauvages de vertébrés font l’objet d’un commerce mondial.

Les mouvements de populations humaines et animales sont un important facteur de circulation des zoonoses. Le réchauffement terrestre perturbe les écosystèmes, provoque des déplacements de la faune sauvage susceptible d’être porteuse de nouveaux virus. Dès lors, lutter contre le changement climatique est un moyen de lutter préventivement contre l’émergence de nouvelles pandémies. Cette considération nous incite à élargir notre perspective. Pour cela, rappelons-nous le dernier rapport mondial sur l’état de la biodiversité écrit par l’IPBES [13]. La synthèse des résultats-clés avait fait l’objet d’un article paru en 2019 dans nos colonnes [14]. Il en ressort que les écosystèmes naturels nous rendent 4 types de services complémentaires : la fourniture de biens matériels (énergie, alimentation), la régulation des cycles naturels (qualité de l’air, du climat, pollinisation), les apports immatériels (apprentissage et inspiration, soutien identitaire), les mécanismes d’auto-entretien en se régénérant d’eux-mêmes. Parmi les 18 catégories recensées de services écosystémiques rendus, ce rapport soulignait la baisse conséquente de 14 d’entre eux.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cover_page_Assessment_Report_on_Pollinators,_Pollination_and_Food_Production.jpg
Rapport de l’IPBES sur le rôle de la pollinisation

En effet, notre rapport à l’environnement entraîne de façon quasi systématique une ultra-spécialisation du territoire orienté vers la production de biens matériels monétisables comme le maïs, le bois, le soja…. Hyperspécialisation des territoires dans la production de maïs, de bois ou encore de soja. Conséquence directe, tous les autres services potentiels rendus par un territoire se retrouvent réduits. Par exemple, la transformation d’une plaine en champs à pommes de terre augmente effectivement la production du bien matériel monétisable qu’est la patate mais diminue tous les autres services rendus auparavant par le territoire. Il stocke moins de carbone, abrite moins d’espèces pollinisatrices tout en nous privant du lien culturel qui pouvait exister avec la plaine. Plus de régulation de l’air, plus de sols s’auto-régénérant, plus de promenades agréables… Dans cette même logique, l’ultra-spécialisation des écosystèmes favorise donc la dispersion des virus. Ce fléau est alors du même ressort que tous ceux qui sont dénoncés par l’IPBES. Ses auteurs évaluent les conséquences du manque de pollinisation, notamment par les abeilles, à hauteur de 235 à 577 milliards par an. La dégradation des terres agricoles et des forêts, la destruction de leur capacité à jouer un rôle de puits naturel de carbone… À cette litanie, il faut donc ajouter l’explosion des pandémies. Les virus prospèrent grâce au rapport dévastateur que l’Homme entretient avec la nature, bien que les différentes populations du globe ne soient pas égales en termes de responsabilité dans la destruction de biodiversité ou face aux conséquences de cette exploitation.

Par exemple, la transformation d’une plaine en champs à pommes de terre augmente effectivement la production du bien matériel monétisable qu’est la pomme de terre mais diminue tous les autres services rendus auparavant par le territoire. Il stocke moins de carbone, abrite moins d’espèces pollinisatrices tout en nous privant du lien culturel qui pouvait exister avec la plaine. Plus de régulation de l’air, plus de sols s’auto-régénérant, plus de promenades agréables…

Notre vulnérabilité tient de notre incapacité à nous isoler en cas de crise sanitaire sans plonger dans une profonde crise économique. Nous devons bâtir une économie plus résiliente, s’appuyant davantage sur les espaces locaux et favorisant les circuits courts. Au triptyque défensif identification-alerte-isolement, il faut substituer le triptyque offensif prévention-écologie-résilience.

Bibliographie : 

[1] https://www.worldometers.info/coronavirus/

[2] [3] [4] [5] [10] IPBES, Workshop report, IPBES Workshop on Biodiversity and Pandemics, octobre 2020

[6] LVSL, La démondialisation écologique est notre meilleure antidote , mars 2020

[7] CAILLOCE, L., Quand l’homme favorise les pandémies, Journal du CNRS, septembre 2014

[8] LECLAIR, L., Pandémies, une production industrielle, seuil, 2020

[9] Préoccupations des ONG concernant l’objectif d’amener à 30% le taux d’aires protégées et l’absence de garanties pour les communautés locales et peuples autochtones – Survival International

[11] FAO, La situation des forêts dans le monde, 2020

[12] SACLEUX, A., Marée verte : le retour des algues vertes inquiète la Bretagne | National Geographic, novembre 2020

[13] IPBES, Global assessment 7ème conférence, mars 2019

[14] Le Vent se lève. Biodiversité : Synthèse et analyse exclusive du 7ème rapport mondial de l’IPBES, mai 2019

Les armes de la transition. Le géopolitologue : Bastien Alex

Bastien Alex est invité aux armes de la transition

Bastien Alex est géopolitologue, chercheur et professeur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques et dirige l’Observatoire Défense et Climat. Cet organisme fournit notamment des études au Ministère des Armées sur les liens entre changement climatique, déstabilisation des sociétés et conséquences en termes de sécurité. Bastien Alex nous éclaire sur le rôle potentiel d’un géopolitologue dans le cadre de la transition écologique.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy. 

« Il y a un problème de relation au temps dans l’écologie » – Entretien avec Patrick Scheyder

Patrick Scheyder, photo © Ciric Guillaume Poli, 2020

Dans son nouveau livre Pour une pensée écologique positive (éditions Belin), Patrick Scheyder veut aider les générations présentes à mieux se situer dans le flux de l’Histoire, pour mieux appréhender ce qu’est l’écologie. Pour l’auteur, qui est aussi pianiste et metteur en scène, ancrer le combat écologique dans une continuité historique permet en outre d’échapper au sentiment de solitude qui peut nous saisir devant l’ampleur de la tâche, et dépasser la peur du changement, majoritaire dans l’opinion alors même qu’il y a urgence à agir. Dans ce riche entretien, on redécouvre ainsi des exemples de luttes environnementales victorieuses comme celle des peintres de Barbizon, portée entre autres par George Sand et Victor Hugo, qui peuvent encore largement inspirer aujourd’hui. Entretien réalisé par Pierre Gilbert.

LVSL Dans votre dernier ouvrage Pour une pensée écologique positive, vous partez du constat que la pensée écologique telle que proposée actuellement ne serait pas positive… À quoi vous opposez-vous ?

Patrick Scheyder – Je pense que la façon de présenter l’écologie est trop plaquée sur l’actualité. Comment donc imaginer le Monde-d’après en ayant le nez collé sur la vitre du présent, et souvent en méconnaissant grandement le Monde-d’avant ? Il y a un problème de relation au temps en écologie, ce qui crée une certaine anxiété, parce que ça paraît nouveau. Les gens aiment la nouveauté pour une nouvelle voiture, dans l’art culinaire ou vestimentaire, mais dans leurs vies ils ont horreur de la nouveauté. Quand on leur dit « c’est nouveau », eh bien ils ont peur…

LVSL – Comment expliquez-vous qu’ils aient peur ?

P.S. – L’être humain n’aime pas être dérangé dans ses habitudes. Nous pouvons être attachés à une certaine antériorité pour affirmer des valeurs, mais la nouveauté est vue comme un risque, quel que soit l’âge que nous ayons. Pour les enfants c’est l’inconnu, pour les jeunes c’est l’incertitude, ne pas savoir où on va. Pour les adultes c’est la remise en cause de certains acquis, pour les personnes âgées ça peut être tout un monde qui s’écroule… Et en matière d’’écologie, c’est une fausse nouveauté, parce que le réchauffement climatique n’est pas tombé du ciel il y a vingt ans, avec une soudaine prise de conscience. Les gens qui ont entre 16 et 40 ans ont le sentiment que le poids de l’humanité pèse sur leurs épaules. « Les idioties qu’on a faites depuis des centaines d’années vous devez les résoudre, sinon vous allez mourir »… Comment ne pas être anxieux après ce discours !

C’est un sujet sérieux ; or aucun sujet sérieux ne peut se dispenser d’avoir une culture et une connaissance pour être considéré. Donnons des outils de pensée et de culture aux citoyens pour traiter correctement ce sujet, car vu de loin, on a l’impression qu’il y a des jeunes qui veulent faire la révolution, et d’autres qui disent « Non, le monde que l’on a fait est très bien. » La différence serait donc une question d’idéologie. Or l’écologie est au-dessus de l’écologie même, et de l’idéologie : c’est la vie, tout court. En remontant dans les temps antérieurs, on constate qu’il y a des gens qui se sont mobilisés pour ça, sans qu’il y ait une quelconque idéologie derrière. Ils ont inventé par eux-mêmes des concepts, ou bien leur sensibilité les a rendus perméables au bien-être de la nature. Ces références non-idéologiques et non-normées sont très précieuses. Nous devons penser librement, et le Monde-présent et le Monde-d’après.

LVSL Votre livre est notamment un travail d’historien, avec un recueil de textes de penseurs que vous avez exhumés. Pourquoi, selon vous, ces textes anciens nous permettent-ils de dégager une pensée positive ? Pourriez-vous nous donner quelques exemples de textes qui vous ont marqué ?

P.S. – Ce qui est positif, dès lors que l’on constate qu’il y a urgence – urgence au niveau du climat, des situations sociales – c’est de prendre de la hauteur pour développer une certaine sagesse. Le but de la philosophie, c’est l’examen de la sagesse. La sagesse me paraît nécessaire, surtout quand les temps sont difficiles, et même pressants. J’ai une relation particulière à l’Histoire : j’ai été élevé par mon arrière-grand-mère née en 1892 et par ma grand-mère qui a vu le jour en 1916.  L’histoire était mon quotidien : ces deux femmes étaient artisanes, dans la tradition familiale, et elles réparaient des chaises. Dans leur boutique je côtoyais des fauteuils Louis XIV, du mobilier Louis XVI et ainsi de suite. C’est drôle… quand j’allais à l ‘école, on me parlait de Louis XV ou Louis-Philippe, et j’avais l’impression de les connaître ! J’avais un contact charnel, incarné avec l’Histoire ; je pouvais chaque soir la toucher de mes mains. Cette éducation a construit en moi la certitude que l’Histoire n’est pas si lointaine. On la porte en nous, dans nos gènes ; nous en sommes le résultat, et l’avenir de ce résultat. Je pars du pari qu’il faut notamment réactiver toutes nos connaissances antérieures par la lumière de l’Histoire, pour empoigner les enjeux du présent. Le passé n’est jamais passé. Voyons-le comme un avantage pour s’appuyer dessus ; c’est ce qui forme une culture. Une culture pour moi ce n’est pas forcément la littérature, la musique, les arts.  Ce sont aussi des valeurs que nous avons développées au fil du temps, sur lesquelles une société peut s’accorder, se rassembler pour aller de l’avant. C’est ce que je cherche à faire. Évoquer Descartes, Rousseau ou Léonard de Vinci en écologie, c’est dire : Attendez ! Des choses ont été pensées là-dessus, elles sont intéressantes, et elles pourraient nous conforter, nous inspirer.

Parfois on les a oubliées sous prétexte de modernité. Mais comme cette perception de la modernité est en train de péricliter, analysons dans le monde ancien ce qui a été théorisé, pensé. Voyons si certains actes ne rejoignent pas certaines de nos aspirations. Parfois même, ce sont des illusions utiles. Un retour dans le passé permet d’y puiser des inspirations très diverses pour vivre différemment le présent, et réactualiser le futur. Avec plus de force aussi, je veux dire là en se sentant moins seul ; car une culture est aussi faite pour éloigner la solitude. L’écologie doit aussi être abordée sous ce prisme, le prisme d’une culture et non d’une seule nouveauté inquiétante. Sortons des avenues toutes tracées de la pensée ambiante (les pour / les contre). Envisageons l’écologie dans une continuité, dans une filiation ; prouver au grand public que cette filiation remonte loin, c’est s’écarter du procès en idéologie, pour atteindre l’intérêt général. L’enjeu est bien là : car on ne fera pas l’écologie contre la société, mais avec elle.

Nous avons parlé de George Sand, ce n’est pas si vieux que ça. Dès les années 1840 il y a eu les peintres de l’école de Barbizon qui se sont installés dans ce petit village, en orée de la forêt de Fontainebleau. Ils fuient Paris à cause de la pollution, des pandémies récurrentes (ça me rappelle quelque chose !) et ils vont vivre à Barbizon à 70 kilomètres de la capitale. Ces jeunes peintres ont entre vingt-quatre et trente ans, ils peignent en extérieur, ravis de croquer une nature ensauvagée.

La forêt de Fontainebleau a été un peu laissée à l’abandon pendant la Révolution, l’Empire. Mais l’État se renforce dans les années 1840, et on a besoin d’argent. C’est déjà le début de la révolution industrielle. On s’interroge : ces arbres qui s’enchevêtrent, ces landes étranges sont très romantiques, mais que rapportent-ils ? L’école des Eaux et forêts de Nancy qui a été créée en 1824 coupe une bonne part des arbres, et plante des pins sylvestres qui sont de meilleur rapport.

Les peintres, révoltés et menés par l’incroyable Théodore Rousseau installent une sorte de ZAD au XIXème siècle. Comme les faucheurs de maïs OGM, ils commencent à arracher les pieds de pins ; leur refuge est l’auberge Ganne à Barbizon où court le dicton : « Pin pour pain. » De fait si on arrache un pied de pin dans la forêt, on a le droit de manger du pain… c’est une boutade. Ces activistes sont aussi d’habiles lobbyistes. Rousseau commence à avoir une certaine notoriété, et avec ses amis ils peignent les plus beaux arbres de la forêt ; ils appellent ça des « intérieurs de forêt ». Ils exposent à Paris, et les Parisiens sont conquis. La presse leur emboîte le pas… Ils ont gagné la bataille de l’opinion. Sur ce, Rousseau écrit au Duc de Morny, le demi-frère de Napoléon III. Il propose de protéger la forêt de Fontainebleau à l’instar des monuments historiques, comme Notre-Dame par exemple. Et les peintres gagnent : dès 1853, 624 hectares de bois sont exemptés de coupes réglementaires, puis en 1861, un décret sanctuarise plus de mille hectares de forêt et de roches remarquables. La première manche est gagnée, par l’argument esthétique. Mais l’État revient à la charge en 1872. On avait perdu la guerre de 1870, les coupes n’avaient pu être menées à bien en 1870-1871 ; on devait un tribut de 5 milliards francs-or à l’Allemagne, etc. Bref, l’État avait besoin d’argent.  À ce moment-là, un comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau se crée. Victor Hugo en devient le président d’honneur et George Sand écrit une tribune dans le journal Le Temps, qui paraîtrait aujourd’hui dans Libération, ou le Monde. Sand avance qu’il faut défendre la forêt parce qu’elle est belle, certes. Mais il faut aller encore plus loin, dit-elle : il faut la préserver parce qu’elle est utile et nécessaire à la vie.  Sand développe alors des arguments qui sont ceux de l’écologie, mot qui a été créé en 1866 par le biologiste Ernst Haeckel, un disciple et vulgarisateur de Darwin. Sand était très admirative de la théorie de l’évolution. Sand avance que si l’on arrache les arbres, l’atmosphère va s’assécher ; la Terre risque de périr par la faute des hommes.  Elle parle déjà de déforestation dans ce qu’elle appelle la forêt vierge et maintenant l’Amazonie. Elle dit aussi – c’est son côté Pierre Rabhi – qu’il faudra que l’humain se mette une certaine limite à ses besoins, sinon il va épuiser la planète… Enfin, elle en appelle  à une sorte de désobéissance civile,  disant que nous tous, forts de notre propre droit, nous devons «  nous lever contre des mesures d’abrutissement et d’insanité. » Elle utilise des mots forts, et elle écrit le premier texte consciemment écologique.

Pourquoi ça ? Remontons à son éducation. Sand avait un domaine à Nohant de 250 hectares dans le Berry, qu’elle avait hérité de sa grand-mère. Cette grand-mère, pur produit de l’époque des Lumières, lui avait donné une éducation générale, complétée par une éducation agricole. Sand s’y connaissait en matière agraire, elle sait ce dont elle parle. Le peintre Théodore Rousseau avait les arguments de l’affect et de l’intuition, complétés par ceux de George Sand qui a ceux de la connaissance et du bon sens. Ca n’a pas eu de résultats immédiats, il a fallu attendre 1892 pour qu’un décret augmente les surfaces protégées à 1 616 hectares, et en 1904 à 1 692 hectares. Cette lutte de forme zadiste a donc duré plus de 60 ans, pour Notre Dame des Landes c’est une cinquantaine d’années, et le Larzac dix ans. Cette lutte positive a permis de créer entre 1853 et 1861 le premier parc naturel au monde, avant Yellowstone aux États-Unis (1872).

Les jeunes zadistes actuels sont pris pour des hurluberlus à vouloir défendre la Terre, c’est à dire finalement la beauté et la vie au détriment du profit. Leur position ne peut être que renforcée au regard de l’histoire de Fontainebleau. 

Je pars du constat que pour combattre une culture – qui serait celle du libéralisme et du néo-libéralisme – il faut avoir une culture opposable. Le libéralisme, c’est une culture en soi, ce n’est pas qu’une assemblée d’affamés aux dents longues, sans foi ni loi.  Je connais certains libéraux, que j’apprécie sur d’autres sujets ! Ils sont instruits, ils ont l’instruction de leur propre philosophie, ils connaissent leurs classiques comme Adam Smith ou d’autres.  Ce que j’appelle une culture-opposable permet d’accroître le poids culturel d’une idée, au sens de l’éducation qui façonne une société.

LVSL Justement pour revenir sur la notion du « beau » qui a permis cette victoire vis-à-vis de Barbizon, aujourd’hui en écologie, on ne parle plus vraiment du « beau » et la France, comme l’Occident, a été balafrée depuis les années 1970 par le néo-libéralisme : ce sont les grandes-surfaces, les ronds-points, le béton et on a complètement oublié que le « beau » est une notion politisable et que l’écologie peut être aussi le camp du « beau ».

P.S. – George Sand pose exactement la question en ces trois termes : d’abord la beauté évidente d’un site, puis l’utilité de l’arbre pour la pureté de l’air qu’on respire, et enfin de nouveau la beauté naturelle qui est un bien commun, généreux, partagé par le pauvre comme par le riche. Elle a pleinement conscience que le « beau » est une valeur fragile. C’est pourquoi de façon pragmatique elle conclut qu’avec des arguments scientifiques et écologiques, sa lutte aura encore plus de force. Je suis d’accord avec elle. Il y a une phrase de Tolstoï qui dit « La beauté sauvera le Monde » … mais j’ai tendance à penser que si le beau suffisait, le monde serait sauvé depuis longtemps : les chutes du Niagara, les Pyramides… Il faut sans doute associer la beauté, à la nécessité vitale. J’ai soixante ans ; j’ai souffert de voir dans les années 70 les grands ensembles qu’on construisait, je trouvais cela dur, mes parents en ont habité un quelque temps. C’était froid, inhospitalier. Les « espaces verts » étaient posés là, comme une moquette décorative, une tache verte entre deux barres d’immeubles. Une nature réduite à l’inutilité, si ce n’est comme promenoir des chiens !  Une négation totale de ce qui est vivant dans la nature. Le tout était accompagné d’un discours ambiant sur « l’objectivité » au nom de laquelle on aménageait l’espace de façon insensée ; le résultat fut un échec pour les humains, comme pour la planète.

On voit les dernières secousses maintenant, de ce monde assez froid, assez dur. Quand parfois j’écoute Emmanuel Macron – dont par ailleurs on ne peut qu’admirer les qualités de stratège – j’entends les échos à peine affaiblis de cette époque. Je crois parfois entendre le discours de mes parents quand j’avais 15 ans ; belle permanence !

C’est étonnant, cette pérennité dans le discours, pour des gens qui veulent créer un monde nouveau. Personne n’est à l’abri de ce genre de redites, du reste. L’écologie elle-même aura intérêt à se réinventer dans son discours pour ne pas lasser, et suivre le mouvement de la vie qui – on le sait – toujours invente.

Pour en revenir à la notion du « beau » j’ai interviewé pour mon livre Yannick Jadot. Il ne m’a pas du tout égrené l’argumentaire d’Europe Ecologie les Verts ; il m’a immédiatement parlé de son attirance pour la beauté de la nature, sa jeunesse en Picardie. C’est pour cette raison qu’il s’est engagé pour la défense de la nature, il la trouvait belle.

LVSL Dans votre livre il y a cette partie tournée vers le passé, et une partie plutôt actuelle sur le XXème et XXIème siècle où la question écologique est au centre, et puis une partie perspective dans laquelle vous avez conduit des entretiens avec plusieurs personnalités comme Allain Bougrain Dubourg, Boris Cyrulnik, ou Benjamin Stora que vous interrogez notamment sur l’Algérie, pourquoi ? Quel est le lien ?

P.S. – Parce que le principe de colonisation et de la domination, est lui aussi pérenne, comme bien partagé. La majorité des peuples humains ont été tour à tour colonisateurs, et colonisés. En Algérie, la France a eu le rôle du colonisateur de 1830 jusqu’en 1962. Auparavant, c’était la domination Ottomane en Algérie, de 1515 à 1830.

Parlons aussi de la France, colonisée par les Romains, par les Francs. Nous ne nous appelons pas Gauloisiens, mais Français, ce qui est bien la marque d’une sujétion. Nous sommes tous mouillés jusqu’au cou dans ces histoires. C’est plutôt intéressant, car le système de colonisation est pervers pour le colonisé qui en souffre bien entendu, et pour le colonisateur qui croit avoir un droit supérieur aux autres. Il se permet des excès qui épuisent le colonisé, et souvent la terre du colonisé.  Ce système est donc faux. C’est encore, sur le thème de la domination, ce qu’expriment à leur manière les éco-féministes : la fin de la domination de l’homme sur la femme, égale la fin de la domination de l’humain sur la nature. Même combat. C’est d’ailleurs le chemin que George Sand suit intuitivement : entre 1830 et 1836 elle défend ce qu’on appellerait maintenant les droits de la femme ; elle mène une vie sexuelle libre, elle obtient la séparation d’avec son mari (alors que le divorce n’existe pas), elle récupère la garde de ses enfants, et même la jouissance de son domaine de Nohant, qui aurait pu rester acquis à son ex ! À la révolution de1848, la voici activiste républicaine, elle écrit des articles enflammés en faveur de la démocratie. En 1872, son dernier combat sera celui de ce nous nommons l’écologie. Je ne suis pas une femme, mais je comprends ce chemin assez incroyable, et je vois que les jeunes filles avec leur sensibilité de maintenant, font cette relation de cause à effet. Cela doit nous interpeller, nous conduire à nous poser des questions intéressantes.

LVSL On peut aussi se poser la question de l’universalisme il y a en effet une volonté parfois de catégoriser dans le sens où en tant que femme, en tant que colonisé on a tout intérêt à défendre la nature, mais la défense de la nature qui est le bien commun de l’Humanité par excellence sans lequel la vie n’est pas possible, nous renvoie aussi à une condition unique, un humanisme et un universalisme. Les deux ne s’opposent-ils pas ?

P.S. – Allons donc plus loin, sur la perspective de la colonisation tous azimuts.  En 1962, la France perd l’Algérie, avec notamment ses terres très fertiles. Stora montre comment l’état français avait dépossédé les tribus algériennes de leurs terres, en leur faisant miroiter une pseudo propriété individuelle, mais ce n’était qu’un leurre. De fait les meilleures terres étaient prises par les colons, et les plus arides laissées aux Algériens.  1962 : c’est aussi l’année de création de la PAC, la politique agricole commune européenne. Peu après, au début des années 70, j’avais onze ans et mes parents ont acheté une petite ferme en Vendée, qui n’était plus en activité. Nous étions entourés d’agriculteurs qui sont devenus nos meilleurs amis ; je me rappelle la vieille mamie qui était à coudre au bord de sa cheminée, la terre battue dans la salle commune. L’électricité était là, mais servait peu, les flammes du feu éclairaient la pièce. C’était comme dans les gravures du XVIIème siècle ; un vieux buffet deux corps vendéen, en cerisier, faisait tout l’ameublement, et une immense table de ferme. Stupéfaction, quand deux mois après je retourne chez cette vieille dame ! Un brocanteur était passé par là. Tout avait été remplacé par des meubles en formica horribles… Le mobilier deux corps envolés, et ainsi avait-on vidé cette dame de quatre-vingt ans de sa culture. Exactement déculturée. Comme on fit à cette époque et depuis, avec des agriculteurs rendus dépendants par l’emprunt, colonisés par la dette, rendus au désespoir. Il fallait lâcher toutes les vieilles pratiques, lâcher aussi la langue de la région, il fallait lâcher toute la culture, celle de la terre, comme celle de l’esprit…

On fit alors, comme dans un pays soumis, une colonisation de l’intérieur. L’idéal du colonisateur serait de vider tout le terrain qu’on a conquis de ses habitants et de s’y installer. C’est ce qu’on a fait en Algérie, ainsi beaucoup d’Alsaciens et des personnes d’autres régions françaises se sont exilés en Algérie pour trouver une fortune meilleure qu’ils n’ont pas toujours trouvée… C’est une histoire complexe, et pour ma part je retiens dans ces luttes de pouvoir, l’inclination à manger l’autre, puis à s’auto-manger, à détruire, pour s’auto-détruire ensuite. On pourrait aussi parler des Bretons. Mes parents avaient une collection de vieux journaux de 14-18 du Petit Journal.  Je m’en souviens parfaitement, car à l’école on étudiait cette période. J’ouvre Le Petit Journal : c’était le compte-rendu du front sur la dernière semaine. Il était écrit noir sur blanc que « Les Bretons et les Vendéens sont une race solide et rustique », ce pourquoi on les envoyait en première ligne. C’est-à-dire au casse-pipe ! Ainsi préservait-on j’imagine d’autres races françaises, d’autres régions que l’on estimait plus ! Il y avait donc des hommes, et puis des sous-hommes, tous français pourtant. La colonisation, comme le racisme c’est une inconscience du vivant, une erreur majeure de l’esprit.

LVSL Vous êtes aussi pianiste et metteur en scène et de votre livre vous avez fait un spectacle où vous faites réciter par différentes personnalités certains de vos textes entrecoupés de musique, pourquoi avoir choisi ce format-là ?

P.S. – Je pense que la musique permet de « digérer » les textes agréablement. Il y a Rousseau, Sand, le chef indien Seattle – les textes bien que beaux demandent réflexion, et la musique entre eux permet de donner ce moment de réflexion, de pause en quelque sorte.  On peut échapper ainsi à l’emprise du type conférence, où on aligne toute une pensée pendant une heure durant. C’est sévère. La respiration musicale permet de s’évader, ou de continuer avec la musique l’esprit du texte. C’est un moyen de séduire au sens profond du terme ; la musique est un peu ce conducteur d’un esprit à un autre.

LVSL – Ce spectacle, vous le faites en plein air et à la demande des collectivités et vous avez toujours un moment de partage à la suite de la représentation avec le public. Ces moments de partage que traduisent-ils de l’état de conscience de la population française vis-à-vis de l’écologie ?

P.S. – À cause de, et grâce, en même temps, à la crise de la Covid, des sujets qui étaient simplement des sujets d’opinion, deviennent mieux partagés. Cette pandémie pour beaucoup révèle un lien probable entre la crise sanitaire, et la crise écologique. Les gens ayant été enfermés pendant deux mois ou plus ont besoin de parler. Il faut alors faire plus que le spectacle : écouter, échanger, parler, répondre à leurs inquiétudes par la culture, par le prisme de l’Histoire. Situer dans le temps les crises. Réévaluer les décisions que notre espèce a prises collectivement, parfois, il y a bien longtemps. Interroger finalement les racines, pour faire advenir de nouvelles feuilles, peut-être différentes, peut-être plus résistances dans l’évolution de l’espèce humaine. L’essentiel pour moi est de tendre vers un socle d’entente commun. Toute révolution a été suivie par une dictature, ce qui ne me semble pas souhaitable. Je donne un autre sens au terme Révolution : c’est celui de Re-Evolution. C’est-à-dire sortir de la croyance d’un monde stable à l’infini ; ce genre de perception mène à l’effondrement de toute civilisation. Re-Evoluer, c’est écouter le monde du vivant qui en sait infiniment plus que nous. Je plaide, dans ce sens, pour un bio-mimétimse de l’esprit ; le rendre aussi souple et inventif que la nature, dont nous faisons partie. Beaucoup reste à faire, et tant mieux ! Je suis résolument optimiste, et décidé !

Je pense aussi que l’être humain n’est pas fini. À chaque époque on a cru probablement vivre le nec plus ultra de la civilisation… mais c’est faux. Nous sommes en évolution, ça travaille secrètement en nous et nos membres – comme tout le reste – doivent insensiblement se transformer.  On va vers une autre humanité. Or cette réflexion qui englobe le passé, le présent et qui se projette vers le futur doit nous aider à aborder l’inconnu. Je suis donc inquiet parce qu’il y a une véritable urgence, mais optimiste parce ça a toujours été comme ça. La pensée, la connaissance, l’inventivité sont d’autant plus essentielles dans un moment de vie périlleux. Une pensée merveilleuse dans un moment où tout va bien n’est peut-être pas très utile ; mais une pensée merveilleuse dans un moment très difficile est vraiment éclairante. Oui, à quoi bon être résistant dans un moment où personne ne te résiste ?

Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

« Il faut accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique » – Entretien avec Léonore Moncond’huy

Léonore Moncond’huy, Maire de Poitiers, entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

Léonore Moncond’huy est maire de Poitiers depuis les élections municipales de mars et juillet 2020. Elle l’a emporté face à Alain Claeys (Parti socialiste), ancien ministre et successeur de Jacques Santrot. À eux deux, ils avaient maintenu le PS à la tête de Poitiers pendant 43 ans. À 30 ans, l’ancienne conseillère régionale EELV a ainsi été propulsée à la tête de l’ancienne capitale régionale et chef-lieu de la Vienne. Elle est d’ailleurs la plus jeune femme maire d’une ville de plus de 80 000 habitants. Elle revient avec nous sur ces élections atypiques qui ont beaucoup centré l’attention médiatique sur l’écologie. Elle nous livre également sa vision d’un projet écologique voulant allier sobriété, justice sociale et concertation citoyenne. Pour cela, elle ne désire pas s’inscrire dans le match montant entre Éric Piolle, son ancrage à gauche, et Yannick Jadot, avec sa coalition plus consensuelle. Entretien réalisé par Antoine Bourdon.


LVSL On a beaucoup parlé de la « vague verte » aux municipales dont vous faites partie, mais elle a surtout concerné les grandes villes de notre pays et n’a pas déferlé sur les communes rurales. Quelle analyse faites-vous de ces résultats ?

Léonore Moncond’huy D’une part, « la vague verte » comme on l’a appelée, avec c’est vrai les victoires des grandes villes, montre que l’écologie a un ancrage local de plus en plus fort, ce qui est un signe fort d’implantation pour une force politique dans un pays. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la lecture qui est faite selon laquelle l’écologie serait simplement réservée aux grandes villes. D’abord, les maires des plus petites villes, en particulier en milieu rural, ne sont souvent pas étiquetés, ce qui ne veut pas dire que les programmes ne sont pas imprégnés par l’écologie. Ensuite il y a des maires écologistes en milieu rural, EELV en l’occurrence. Par exemple, à côté de Poitiers, une toute petite commune qui s’appelle La Chapelle-Moulière vient d’être remportée par un maire EELV, sauf qu’on n’en parle pas.

Il y a la lecture des médias qui met les projecteurs sur les grandes villes beaucoup plus que sur les petites. Ce que je constate au quotidien comme maire d’une ville au centre d’une communauté urbaine assez rurale c’est que l’écologie imprègne de plus en plus de programmes, même auprès de maires qui sont sans étiquettes.

LVSL Quelles carences avez-vous identifiées en matière d’écologie dans la gestion de Poitiers par les socialistes ? Comment expliquez-vous votre victoire face à un ténor du PS comme Alain Claeys et après 43 ans de gestion socialiste ?

L.M. – Plutôt que de carences je parlerais de manque d’ambition. Pour nous l’écologie n’est pas une histoire de projets phares disséminés, c’est une grille de lecture globale sur l’ensemble des politiques que l’on met en œuvre. Toutes les politiques sociales, éducatives, économiques doivent intégrer dès le début un regard écologique, et faire en sorte d’améliorer la situation, climatique en particulier. Ce n’était pas la grille de lecture de la municipalité précédente. Il y avait des projets et des avancées mais ce n’était pas une approche globale. Cela n’allait pas du tout aussi loin que ce que l’on souhaitait, par exemple en matière d’alimentation biologique, de circuits courts dans la restauration collective ou de mobilités. Il fallait faire le choix radical de l’écologie et c’est ce que nous proposons faire avec notre projet.

Sur le pourquoi de notre victoire, je ne le mettrais pas tout sur le compte de la radicalité de notre projet justement. Nous avons beaucoup porté un message de relève plutôt que de rupture. Il est impératif aujourd’hui pour une organisation politique de savoir se renouveler, de savoir être ouverte à l’évolution de la société. Je pense que ce qui a pêché chez notre adversaire socialiste en particulier, c’est l’absence de renouvellement des personnes et du logiciel politique. Le Poitiers de 2020 n’est plus le Poitiers des années 1970. Il fallait que le logiciel politique évolue pour répondre aux attentes nouvelles.

Léonore Moncond'huy
Léonore Moncond’huy, entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

LVSL Vous n’avez pas souhaité briguer la présidence du Grand Poitiers alors que le maire sortant, lui, était également président de la métropole. Vous avez de plus souhaité diminuer votre indemnité de maire d’environ un tiers. Ces choix sont-ils politiques pour vous ?

L.M.Il est intéressant de mettre ces deux choix en relation car le même logiciel politique est derrière. C’est la volonté d’avoir un incarnation politique beaucoup plus collective et une gouvernance plus partagée et horizontale. C’est un état d’esprit que nous avons défendu pendant la campagne avec le projet Poitiers Collectif. Il porte bien son nom car nous avons développé un fonctionnement horizontal, démocratique, transparent et ouvert. Compte tenu de cela, il nous semblait cohérent de ne pas briguer la présidence du Grand Poitiers, puisque c’est une communauté urbaine de 40 communes et il n’apparait pas naturel que le maire de la ville-centre soit aussi président de métropole. On a donc fait le choix, comme symbole fort, de soutenir une présidente qui ne soit pas issue du Grand Poitiers.

C’est la même raison qui a fait que mon indemnité a été baissée. Ce n’était pas la volonté symbolique de baisser l’indemnité du maire, mais celle de réduire de 1 à 5 au maximum l’écart entre l’indemnité la plus basse et l’indemnité la plus haute. On veut vraiment que chaque élu soit en charge du pilotage d’une partie de notre projet politique. Chaque élu a vraiment des missions pour la mise en œuvre du programme et cela mérite d’être rétribué par une indemnité correcte. Donc l’écart s’est réduit entre le plus bas et le plus haut, mais ce n’est pas tant mon indemnité qui compte que celle de tout le monde (NDLR : si l’indemnité de la maire a été réduite, celles des conseillers municipaux a été très légèrement rehaussée).

« LA TROISIÈME VOIE QUE JE SOUTIENS EST CELLE DE L’ÉCOLOGIE CITOYENNE (…) UN MOUVEMENT D’ÉCOLOGIE POPULAIRE QUI CORRESPOND VRAIMENT AUX ATTENTES DE LA SOCIÉTÉ. »

LVSL Vous faites partie d’EELV mais votre liste est composée de personnes de différents horizons partidaires (PCF, NPA, Nouvelle Donne, Génération.s) avec toujours un ancrage assez marqué à gauche. Selon vous, quelle stratégie peut s’avérer gagnante entre une coalition consensuelle la plus large possible, à la Yannick Jadot, ou assumer l’ancrage de l’écologie à la gauche de l’échiquier politique, comme l’envisage Eric Piolle ?

L.M. – Encore une fois, je vais peut-être vous décevoir, mais je ne veux pas me laisser enfermer dans cette grille de lecture. Plusieurs histoires sont possibles : soit celle de la « vague verte » et tous derrière EELV, soit celle de rassemblement de la gauche au sens de l’union de partis politiques. Ni l’une ni l’autre ne me portent. La troisième voie que je soutiens est celle de l’écologie citoyenne, c’est-à-dire arriver à se faire se soulever et à structurer un mouvement d’écologie populaire qui correspond vraiment aux attentes de la société. C’est l’un des leviers de notre réussite à Poitiers : avoir une approche très ouverte qui s’émancipe de l’identité des partis. Poitiers Collectif était soutenu par des partis mais son fonctionnement était vraiment indépendant localement. C’est ce format très accueillant vis-à-vis de tous les citoyens intéressés par l’écologie et la politique qui a permis d’avoir un mouvement qui ressemblait vraiment aux gens. Je pense qu’il faut écouter l’état des lieux de la société actuelle. Il y a une forte défiance envers la politique et donc envers les politiques et les partis. Si l’on veut que l’écologie arrive aux responsabilités à d’autres échelles, il faut entendre ça et la faire porter par un mouvement qui dépasse les identités partisanes et les historiques partisans qui sont souvent faits de clivages et de guerres de chapelles. Je pense que c’est même un repoussoir pour les gens aujourd’hui.

C’est comme cela qu’on peut rassembler des gens d’univers très différents. Il y a des partis pris politiques clairs à prendre mais je pense que la société est mûre pour un changement assez radical en faveur de l’écologie. C’est ce que montre la Convention Citoyenne sur le Climat par exemple. Les citoyens étaient apolitiques au début et lorsqu’on les a formés, ils ont compris l’urgence d’agir. Cela témoigne du fait que lorsqu’on ouvre en grand les portes de la politique à tous les citoyens, hors clivages partisans, il y a une appétence pour l’écologie. C’est à nous en tant qu’organisation politique de structurer les formes qui répondent à cette attente-là.

LVSL Vous vous inscrivez donc dans la rupture avec le clivage gauche-droite qui faut beaucoup débat en ce moment dans la vie politique française ?

L.M.Pour moi, l’écologie s’inscrit forcément dans l’héritage des politiques de gauche qui ont structuré la vie politique au XXème siècle, ne serait-ce que parce que le contexte écologique fait que les personnes les plus touchées aujourd’hui sont les personnes les plus fragiles socialement. On voit dans le contexte mondial que les pays les plus défavorisés sont les premiers à en subir les conséquences. Si l’on veut faire face à l’urgence écologique dans la justice sociale, on est obligé d’adopter une préoccupation sociale forte issue de l’héritage de la gauche. Mais la situation écologique est telle qu’elle demande à tout le monde de rénover en profondeur son logiciel politique, les organisations de droite comme celles de gauche. Une partie de la situation politique dont on hérite est issue de choix faits par la gauche. Pour évoluer, la gauche ne peut plus être en faveur du productivisme. L’écologie est justement une incitation à rénover les logiciels politiques de droite comme de gauche, et à faire un état des lieux des responsabilités partagées de la situation dans laquelle on se trouve.

LVSL Votre liste était donc diversifiée mais était tout de même en compétition avec la liste Osons 2020, soutenue par la France Insoumise, pourquoi une telle division et quels freins se sont posés à une fusion des listes ?            

L.M. – C’est là que la méthode qui caractérise vraiment une démarche citoyenne intervient. Avec la liste Osons 2020 nous avions des projets politiques extrêmement similaires si ce n’est quelques points de divergences de l’ordre du détail. Les deux étaient très écologiques, très sociales et très pro-démocratie. Il n’y avait pas de problèmes sur les valeurs communes. En revanche sur la méthode qu’on s’est donné pour aboutir à ce que ce projet arrive aux responsabilités, nous n’étions pas sur la même vision de ce que devait être l’ouverture, la démocratie interne, l’horizontalité des pratiques. Typiquement, nous nous sommes toujours positionnés comme une alternative plutôt qu’une opposition, comme le fait d’être dans la relève plutôt que dans la rupture. On sentait que c’était ce qu’attendaient les citoyens. Cela nous a valu d’être taxés de « bisounours » par la liste que vous mentionnez car nous n’étions « pas assez radicaux ». Or pour moi il faut distinguer la radicalité de fond de la radicalité de forme. S’il on veut que la radicalité de fond arrive aux responsabilités, il faut une forme qui embarque tout le monde. C’est là-dessus que nous avions des incompréhensions mais nous avons consacré énormément d’énergie à faire en sorte que cela fonctionne. Il y a vraiment eu des efforts de part et d’autre pour que cela aboutisse mais il y avait finalement une vraie divergence de méthode et de vision de ce que doit être une démarche citoyenne.

« IL FAUT QUE CEUX QUI SONT LES PLUS FRAGILES ET DONC LES MOINS RESPONSABLES DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE SOIENT LES PLUS PROTÉGÉS PAR L’ACTION POLITIQUE. »

LVSL Par ailleurs, on présente beaucoup l’écologie comme une thématique d’urbains de classe supérieure, mais votre campagne a été menée par des personnes provenant de tous les quartiers de la ville et notamment les plus défavorisés. Vous êtes arrivée en tête dans beaucoup de bureaux de vote des quartiers populaires comme aux 3 Cités ou à Beaulieu. Comment selon vous la question écologique résonne-t-elle dans ces couches de la population et comment envisagez-vous de combiner engagement écologique et lutte contre la précarité et l’exclusion sociale ?

L.M. – Je dirai deux choses. D’une part sur la mobilisation qui a accompagné notre victoire dans les quartiers. On a vraiment voulu structurer une démarche citoyenne ouverte à tous mais on s’est rendu compte que ce n’était pas si facile d’avoir une vraie diversité dans les personnes qui s’impliquent en politique. On s’est amélioré au fur et à mesure mais ça reste une piste de progression et un enjeu majeur d’avoir cette diversité. Sur la fin de la campagne, on a constaté qu’on avait un déficit de représentation dans les quartiers et on avait envie d’améliorer ça dans une approche sincère. On ne voulait pas juste aller faire des selfies en bas des tours pour dire « On s’intéresse à vous ». Ce n’est pas notre approche. On a réfléchi et on a pensé que l’angle de la jeunesse était celui sur lequel on avait un vécu générationnel commun. On a beau ne pas vivre dans les mêmes quartiers, ne pas avoir les mêmes origines sociales ou géographiques, peu importe, on partage un vécu générationnel qui fait qu’on aura tous affaire aux mêmes défis à l’avenir, et en particulier le défi écologique. Des jeunes qui parlent à d’autres jeunes de perspectives d’avenir inquiétantes, cela a fait qu’on s’est retrouvé sur un pied d’égalité. On est donc partis sur une approche de projets. On leur a proposé par exemple d’organiser la Fête de la musique ensemble. On était encore sur un pied d’égalité entre nous qui avions l’intention politique de dire « On veut de la culture dans les quartiers » et eux qui avaient le réseau de la musique urbaine à Poitiers et qui nous en ont fait bénéficier. Voilà comment on a essayé de gagner, je l’espère à long terme, la confiance des jeunes dans les quartiers de Poitiers.

Sur le projet politique et la politique sociale notamment, pour moi les enjeux sont intrinsèquement liés. Quand on prend une approche globale, si l’on veut accompagner la transition écologique, il faut le faire par le prisme de la justice sociale. Il faut que ceux qui sont les plus fragiles et donc les moins responsables de la crise écologique soient les plus protégés par l’action politique. C’est un cadre global, mais si je dis ça aux gens sur les marchés ça ne leur parle pas. Pour moi, ce qui est la clé, c’est le vocabulaire commun. Lorsqu’on discute avec les jeunes des quartiers, ils ont plein de projets de création d’activité pour faire vivre leur ville et ils veulent qu’on soit à l’écoute de leurs projets. Cela se concilie très bien avec un vocabulaire écologiste qui tend à dire qu’il faut relocaliser l’économie. Nous disons cela dans un prisme écologique mais eux l’entendent comme un soutien à leurs initiatives d’activités économiques. C’est le même projet sauf qu’on ne va pas le défendre de la même manière auprès de tout le monde. Dire qu’on soutient leurs projets parce que c’est une richesse économique locale qui vient des quartiers est très cohérent avec un projet écologique et ça parle à tout le monde. C’est la confiance en les acteurs et l’activité locale. C’est un bon exemple d’approche économique qui marie l’aspect écologique ainsi que l’aspect « quartiers » et justice sociale.

Poitiers
Ville de Poitiers. © Wikimediacommons

LVSL Un des projets les plus controversés de Poitiers Collectif est la fermeture de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pourquoi souhaiter sa fermeture ? Que deviendraient ses infrastructures et les personnels qui y travaillent ?

L.M. – C’est un projet plus différenciant que clivant par rapport aux autres propositions politiques. Quand on est élu, on se rend compte qu’on dit tout haut ce que beaucoup de personnes pensent tout bas. Cet aéroport ne sert pas à grand-chose, il n’a jamais été prouvé qu’il servait vraiment à l’économie et qu’il représente de plus en plus un gaspillage d’argent public. Sa fermeture est avant tout une question de bon sens économique avant d’être une question écologique. D’une manière générale, le transport aérien est un symbole de l’injustice climatique qui se marie à une injustice sociale. Aujourd’hui l’avion est un transport qui est emprunté par une minorité de personnes à l’échelle nationale et à l’échelle mondiale et pourtant il est fortement responsable du changement climatique. Et en plus ceux qui en pâtissent le plus sont ceux qui n’auront jamais l’occasion de prendre l’avion ! D’autant plus que c’est le transport qui est le plus subventionné par l’Etat alors que c’est le moins vertueux d’un point de vue climatique. Voilà pour le cadre général.

À Poitiers, pourquoi fermer cet aéroport ? Cet aéroport est structurellement déficitaire et financé à 90% par de l’argent public. Cet argent public, on en a vraiment besoin ailleurs. Les urgences sont dans la mobilité collective du quotidien. On a besoin de redévelopper le train pour permettre aux gens d’aller depuis leur lieu d’habitation à leur lieu de travail ou au Futuroscope en transports collectifs. Je pense que ces moyens seraient bien mieux affectés dans le bus et le train que dans l’aéroport. C’est aussi ce que demandent beaucoup de chefs d’entreprises qui disent qu’ils n’empruntent jamais l’aéroport. Les flux principaux sont composés de touristes qui viennent d’Angleterre et qui viendraient quand même avec le train parce qu’ils ont le temps. Il y a le point de vue politique qui veut être responsable vis-à-vis de l’argent public mais aussi le point de vue économique qui demande des résultats sur les mobilités notamment entre Poitiers et le Futuroscope et pour lesquels on a besoin d’argent. La décision vis-à-vis de l’aéroport pourrait être accélérée par la crise du COVID qui, de fait, a conduit à accélérer la fragilisation des petites structures aéroportuaires comme celles de Poitiers. Il y a un fort déficit du fait de l’arrêt des lignes. Il ne s’agit pas de tout fermer du jour au lendemain. Notre projet parlait de se désengager progressivement de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pour ce qui est des salariés, comme dans le cadre d’une évolution industrielle, cela se fait par une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences en regardant sur quels secteurs on peut les réorienter localement. Quand c’est anticipé, cela peut bien marcher. D’autant plus que les chiffres ne sont pas énormes, on considère que ce sont entre 50 et 100 personnes qui y travaillent directement ou indirectement. Un certain nombre d’entre eux sont directement repositionnables comme par exemple les équipes de sécurité. Ce sont des métiers qui peuvent s’appliquer sur différents marchés, il n’y a donc pas vraiment de problème là-dessus. Ensuite l’aéroport de Poitiers-Biard est une emprise foncière au cœur d’une zone urbanisée. Je suis convaincue comme un certain nombre d’élus qu’on peut en faire un projet très désirable. Si l’on veut fermer pour fermer on n’emportera pas l’adhésion de la population avec ça mais si on veut fermer pour une alternative désirable, ça pourrait être un tiers-lieu, de l’agriculture urbaine, que sais-je, c’est comme ça qu’on embarquera les gens sur le fait de reconnaître que c’est une solution responsable et à la fois enthousiasmante.

LVSL Un des thèmes qui a marqué votre campagne a été la promotion de la monnaie locale de Poitiers, le Pois. Les aventures monétaires locales sont souvent des projets incertains et peu fructueux, pourquoi en faire un thème aussi important ?

L.M.Certes, il y a des modèles fragiles et qui fonctionnent moins bien que d’autres. Cependant ceux qui fonctionnent sont soutenus par les collectivités, comme à Bayonne (l’eusko, NDLR). Si le politique porte un message de soutien fort, cela renforcera l’association qui la porte, et cela encouragera le grand public et les commerçants à se l’approprier. Il faut évidemment voir ce qui est possible d’être fait dans le cadre légal, mais nous souhaitons structurer ces liens entre la collectivité et l’association porteuse de la monnaie locale, en finançant certaines primes autour de Noël par exemple. Je suis encore un peu réservée pour l’instant en ce qui concerne le financement des prestations sociales par le Pois. Mais lorsque les étudiants arrivent à Poitiers sans y habiter à la base, on leur offre un pack d’arrivée qui comprend des cadeaux et des bons d’achat. On envisage de faire passer ces bons par le Pois pour soutenir les commerçants qui y ont recours. C’est un cercle vertueux que nous allons essayer d’encourager.

« CETTE ASSEMBLÉE CITOYENNE AURA UNE PLACE DE DROIT AU CONSEIL MUNICIPAL (…) POUR QUE LES ÉLUS SOIENT OBLIGÉS DE RÉPONDRE AUX INTERPELLATIONS QUI LEUR SONT FORMULÉeS. »

LVSL Vous avez imaginé différents dispositifs pour redonner la parole et le pouvoir aux poitevins comme une assemblée tirée au sort ou un référendum d’initiative locale. Vous vous étiez également donné pour mission de ramener les abstentionnistes aux urnes lors des élections. Au vu de l’abstention record de ces élections, pensez-vous pouvoir impliquer l’ensemble des poitevins dans votre démarche et l’articuler avec une ambition écologique ? 

L.M. – C’est vrai que le taux de participation aux municipales invite à l’humilité. Il n’a jamais été aussi bas à Poitiers. Par contre, la lecture que j’en fait est que nous avons gagné parce qu’il y a eu une forte mobilisation autour de notre liste. Je pense vraiment qu’il y a eu un effet de vote d’adhésion ce qui n’est pas si fréquent aujourd’hui, et un vote d’enthousiasme, ce qui n’a pas été le cas pour les autres listes. Cela m’incite à poursuivre dans ce type de modèle, très ouvert, très dynamique, très jeune, parce que c’est ce qui fait revenir les gens vers la politique aujourd’hui. Ce n’est pas du tout gagné parce que redonner confiance après les années qu’on a vécu et avec ce à quoi on assiste au niveau national, c’est un combat de long terme. J’espère que lors des prochaines élections on aura déjà un taux de participation plus élevé.

Par rapport aux outils que vous évoquez, effectivement on s’est engagé à mettre en place tous les outils qui permettraient à tous les citoyens qui le souhaiteraient de s’investir dans la vie démocratique locale. L’assemblée citoyenne, il y aura une part de tirage au sort mais on ne veut pas rajouter un étage au millefeuille. Il y a un tiers de membres qui seront tirés au sort mais aussi un autre tiers qui sera issu d’instances déjà existantes comme les comités de quartiers, les conseils citoyens, etc parce qu’il s’agit aussi de valoriser tous les gens qui s’engagent déjà sur le territoire. Ce qui pêchait avant c’était que beaucoup de travaux étaient produits dans les différentes instances mais qui n’avaient jamais de retour, ou en tout cas l’impression de ne jamais avoir de retour, de la part des politiques. Cette assemblée citoyenne aura une place de droit au conseil municipal, à chaque fois à l’ordre du jour pour mettre les sujets qu’elle désire justement à l’ordre du jour et pour que les élus soient obligés de répondre aux interpellations qui leur sont formulées. Il y a un droit de suivi des interpellations citoyennes vis-à-vis des politiques.

Il y a aussi deux autres outils, le droit d’initiative locale et le référendum d’initiative locale pour que les citoyens qui souhaitent se saisir de projets, d’interpellations politiques puissent le faire. Le droit d’initiative locale fonctionne ainsi : si mille cinq cent personnes signent une interpellation, elle est forcément mise à l’ordre du jour du conseil municipal et celui-ci doit rendre un avis. Et l’étage du dessus, c’est le référendum d’initiative locale, c’est cinq mille signatures. Si elles sont réunies, si cela rentre dans le cadre des compétences municipales, elle est soumise au vote de la population. On redonne la main aux citoyens s’ils veulent s’en saisir. Il n’y a pas d’obligation à s’engager donc ça ne fera peut-être pas s’engager tout le monde. En revanche, j’espère qu’on évitera toute frustration sur le fait que les élus kidnappent l’action publique. Tous ceux qui voudront s’engager auront les moyens de le faire. Je pense que c’est petit à petit comme ça, en systématisant les référendums qu’on arrivera à aboutir à un état d’esprit différent vis-à-vis de la politique.

Pour terminer votre question quant à l’écologie, pour moi on n’arrivera pas à mettre en œuvre les changements écologiques sans embarquer tout le monde et on n’arrivera pas à embarquer tout le monde en les imposant. Justement, c’est pour moi très pragmatique d’associer tout le monde, de trouver les moyens de mettre tout le monde autour de la table, de faire des concertations. Ça prend un peu plus de temps mais à la fin le résultat est beaucoup plus solide et a une acceptation sociale beaucoup plus forte. 

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Léonore Moncond’huy en entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

LVSL Cette idée d’assemblée citoyenne tirée au sort rappelle à plusieurs égards la Convention Citoyenne sur le Climat. Quel bilan tirez-vous de ses travaux ?

L.M. – Les travaux sont super, je les ai suivis, on les a invités pendant la campagne pour des événements, les Lendemains Collectifs. On avait invité notamment Loïc Blondiaux qui fait partie des animateurs de la Convention Citoyenne. Franchement, le travail qui a été fait est vraiment de qualité. On peut saluer la volonté du gouvernement d’avoir joué le jeu sur le côté prendre les citoyens de façon représentative, accompagner de manière solide, participative et de qualité. Je pense vraiment que les propositions issues de la Convention Citoyenne pour le Climat correspondent aux attentes de la société et c’est ce qui me fait dire que la société est mûre pour un changement radical. Il y a des propositions qu’on n’aurait même pas osé mettre dans notre programme tellement elles vont loin ! Mais ce qui est complètement déprimant c’est l’absence de réponse du gouvernement. Ils avaient dit trois jokers, puis finalement quatre, puis finalement « non, on verra » et puis finalement « non je peux pas » (sic). C’est complètement déprimant, ils ne jouent pas le jeu, ils n’écoutent pas la parole citoyenne alors même qu’ils ont tout faits pour qu’elle soit légitimée. Par exemple, je reviens sur l’aérien, il y a une demande claire de limitation du trafic et en particulier du trafic intérieur mais il y a une frilosité à prendre des décisions politiques. Pareil sur la place de la publicité, pareil sur l’étalement urbain, sur les centres commerciaux, on dit qu’il faut arrêter et en fait on ne prend rien de coercitif vis-à-vis de cela. Je suis vraiment très déçue, si tant est qu’on puisse être encore déçu et déprimé par l’absence de volontarisme du gouvernement. Je suis d’un naturel plutôt ouvert en enthousiaste donc j’étais prête à y croire et puis là, bon, encore raté.

« Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est (…) le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. »

LVSL  30 milliards ont été alloués à la transition écologique dans le plan de relance annoncé par Jean Castex. Pensez-vous que le gouvernement se donne suffisamment les moyens de s’atteler aux grands chantiers écologiques ? 

L.M. – Vous tombez bien, j’ai lu tout le plan de relance hier soir ! Dans mes missions à Grand Poitiers, je suis en charge des relations partenariales, je définis ça un peu comme chercheur d’or, c’est-à-dire aller porter notre projet auprès du gouvernement et des différents partenaires pour qu’ils avancent plus vite. Dans le plan de relance, il y a des parties qui vont dans le bon sens. Je pense à tout ce qui est soutien à la production alimentaire locale, à la rénovation énergétique des bâtiments publics, du ferroviaire etc. Il y a des angles qui sont très bon et qui vont dans le sens de ce que l’on souhaite soutenir au niveau politique. Sauf qu’on est dans le « en même temps », on soutient le ferroviaire mais « en même temps » on soutient la filière aéronautique à fond les ballons sans aucune mise en perspective climatique de l’avenir de cette filière-là. Pour moi, c’est clairement irresponsable et pas lucide d’un point de vue écologique. C’est ce que je décrivais vis-à-vis du logiciel politique de mon concurrent à Poitiers. L’écologie ce n’est pas des mesurettes, c’est forcément une vision globale. Si on développe les petites lignes de train et « qu’en même temps » on ne réduit pas le trafic routier ou le trafic aérien, on ne gagnera rien d’un point de vue de l’impact carbone. Donc pour moi ce plan ne va pas assez loin. Non pas en termes de montant financier mais en termes de priorisation financière et d’approche globale : où est-ce qu’on met l’argent et où est-ce qu’on dit « stop, il faut arrêter de financer ça » ? Je pense en particulier au secteur aéronautique et aux infrastructures routières.

LVSL Les régionales et les départementales approchent à grand pas, quels seront les enjeux principaux de cette campagne au niveau de la Vienne, de la Nouvelle-Aquitaine et au niveau national ? Comptez-vous reconduire la coalition qui a porté Poitiers Collectif ?

L.M. – Pour moi l’enjeu, c’est celui-là. Depuis notre élection, au niveau local en tout cas, on constate un fort enthousiasme vis-à-vis de cette victoire. Même des gens qui n’y croyaient pas trop jusqu’à la fin voient que ça marche et qu’en s’impliquant on peut changer les choses et reprendre la main sur l’avenir politique. Pour moi ce qui compte, c’est le fait d’avoir des formes politiques qui sont prêtes à accueillir cet enthousiasme, cette relève politique. Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est que ce qui a marché ici, c’est la forte ouverture et le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. Si l’on ne veut pas perdre le bénéfice de ces victoires, il faut s’ouvrir à ce pourquoi elles ont fonctionné. L’ouverture et le renouvellement des personnes et des pratiques en font partie. Le défi est que c’est dans six mois, nous avons mis deux ans à structurer tout cela et il n’y avait pas un mois de trop, clairement. C’est donc de réussir à faire ça en « mode flash » alors que cela implique une forte évolution de culture politique au sein des organisations. Au sein d’un groupe local c’est déjà compliqué donc au niveau départemental et régional, bon courage ! Mais avec beaucoup d’énergie et de bonne volonté, je suis convaincue que c’est possible et que la société est mûre pour cela. Non seulement c’est possible mais c’est même à cette condition-là qu’on gagnera selon moi. Si l’on part en mode « tous derrière moi » ou en mode « union de la gauche » ça ne marchera pas parce qu’il manque la partie citoyenne et aujourd’hui il faut la partie citoyenne pour gagner.

Au niveau départemental, on a clairement une politique qui n’est pas du tout écologique. Il y a des grands projets qui sont complètement à contre-sens de ce qu’on devrait faire pour l’écologie comme par exemple le soutien à l’aéroport. Le département a perdu la compétence de développement économique et pourtant il le finance aux deux-tiers. Et dans le même temps il ne finance pas assez les politiques sociales qu’il devrait financer. Je pense aussi au projet de Mémorial du Poitou, un projet touristique qui me paraît complètement hors-sol. Pour le coup, il y a des marqueurs politiques qui vont être très différenciants entre la gauche et la droite, entre le progressisme et le conservatisme. Je pense aussi qu’il y a une réconciliation à trouver entre les villes et les campagnes, comme on parlait au début de l’entretien. Le côté « écologie dans les villes et pas dans les champs », je n’y crois pas. L’enjeu ça va être de faire reconnaître que la société urbaine comme rurale est mûre pour un changement écologique au niveau départemental, en particulier dans la Vienne qui est un département très rural.

En ce qui concerne les régionales, c’est la première élection depuis la fusion des régions. Ici, la fusion a énormément marqué les gens. Le sentiment qui est partagé par beaucoup, que ça soit une réalité ou un sentiment, mais on sait qu’en politique le ressenti compte beaucoup, c’est que la région est partie, qu’elle s’est éloignée des territoires et que tout se décide à Bordeaux. Pour moi, le message et le projet principal à porter c’est « la région revient vers les territoires », c’est comment on repense complètement la gouvernance l’organisation de l’administration régionale pour que les citoyens de Poitiers, de Loudun, de Thouars se sentent à égalité avec ceux de la métropole bordelaise. Ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. À Poitiers, il y a une grande peur du déclassement, de la perte des centres de décisions vers Bordeaux, une peur de la métropolisation qui correspondent à des choses réelles mais sur lesquelles il faut porter un message clairement à rebours. En plus de la question des territoires qui pour moi est fondamentale, d’où le fait de porter des projets au niveau des ex-capitales, la région ne pourra pas faire sans Poitiers. Il y a aussi la question écologique. Je suis élue sortante, je rends mon mandat dans quelques semaines, un peu à contrecœur, mais nous avons porté des sujets écologiquement très forts au niveau de la région avec de forts points de clivage avec le président Alain Rousset, qui se représente. Les points de clivage qui ont été les nôtres pendant le mandat resteront les mêmes pendant la campagne. La question des bassines* par exemple, quel modèle se donne-t-on de la gestion de l’eau ? Nous n’avons pas la même vision là-dessus. Sur les transports aussi, je pense que le candidat Alain Rousset va faire une campagne très portée sur les grandes infrastructures de transport comme la LGV au Sud de la région. Nous sommes plutôt pour la défense des mobilités du quotidien et en particulier sur le ferroviaire. Il faut mettre tous les moyens sur la réouverture de lignes de TER, sur l’extension des dessertes, plutôt que sur les gros projets qui sont au service de la métropolisation.


  • Les bassines d’irrigation, présentes dans toute la région Nouvelle-Aquitaine sont un dispositif de pompage des nappes phréatiques pendant l’hiver et de stockage dans de grandes fosses à ciel ouvert pour permettre l’arrosage des champs l’été. Les opposants à ces bassines dénoncent une aberration écologique (pompage des nappes au moment où elles se reconstituent) et la privatisation de l’eau qui en découle. Pour en savoir plus : https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/deux-sevres/niort/projet-bassines-poitou-charentes-pro-anti-manifestent-1434501.html

Qui sont les antispécistes et que veulent-ils ?

Représentation de Gary Yourofsky, célèbre militant antispéciste. Stuart Hampton – Pixabay

Au temps des multiples luttes contre les différentes formes de domination, il est un mouvement relativement discret qui gagne pourtant en audience au sein des sociétés occidentales : l’antispécisme. Les militants de cette cause, les antispécistes, promeuvent la fin de l’exploitation animale par l’intermédiaire d’un nouveau mode de vie, le véganisme. Cette manière de vivre, reposant sur un rejet total de toute forme de consommation de produits ayant fait intervenir un animal, paraît bien souvent radicale, et ses zélateurs, marginaux. Arthur Hacot, auteur d’un mémoire de sociologie basé sur une enquête dans une association antispéciste, répond ici à quelques questions concernant une cause souvent caricaturée.


Qu’est-ce que l’antispécisme ?

L’antispécisme est une idéologie fondée sur l’idée selon laquelle l’espèce d’un individu ne doit pas être un critère permettant une discrimination. Cette théorie, née dans les années 1970, est avancée par des chercheurs tels Richard D. Ryder ou Peter Singer, officiant tous deux à l’Université d’Oxford. L’antispécisme dérive du terme specism, lui-même fondé sur d’autres formes de discriminations que sont le racisme ou le sexisme. L’avènement du courant antispéciste a dès lors donné une nouvelle dimension à la cause animale, jusqu’alors cantonnée à la question de la souffrance animale. Ainsi, l’antispécisme incarne un courant, parmi d’autres, de la très vaste cause animale.

Le mode de vie associé à l’antispécisme est le véganisme, ensemble de pratiques visant à rejeter, dans la vie de tous les jours, toute consommation de produits ayant fait intervenir des animaux. Ainsi, les pratiquants du véganisme, les véganes sont non seulement végétaliens (ils ne consomment aucun aliment d’origine animale, peu importe si l’aliment en question a nécessité ou non la mort d’animaux), mais ils rejettent également la laine, le cuir, la soie, critiquent les cirques traditionnels, les zoos, l’usage d’animaux de laboratoire… Certains poussent même la radicalité jusqu’à refuser de manger des légumes ayant poussé dans une terre fertilisée avec du lisier, ou des fruits dont les arbres ont été pollinisés par des abeilles domestiques. Les rares fois où ils sont présentés dans les médias, par des commentateurs ou des militants, l’antispécisme et le véganisme apparaissent de façon obscure, et leurs militants, paradoxalement, comme des marginaux. Malgré un gain d’audience de ce courant dans la société française, comme la montre la croissance de 24% du marché des produits véganes en 2018, il reste particulièrement minoritaire et incompris [1].

Les antispécistes sont-ils de doux rêveurs ?

La présentation des militants antispécistes, que ce soit dans les médias ou directement sur la place publique, participe d’une forme de caricature. On les voit bloquer des abattoirs, enlever les animaux pour les placer dans des « sanctuaires », construire des mises en scène morbides et violentes, se faire marquer au fer rouge et scander, la voix étranglée par la colère, des slogans prônant l’abolition de l’exploitation animale. Pour certains, le fanatisme affiché reflète véritablement la radicalité qu’ils portent et habillent volontiers de pratiques révolutionnaires confinant parfois au terrorisme. C’est le cas par exemple des militants de l’Animal Liberation Front, association fondée en 1979 et généralement considérée comme la plus radicale et active au sein du mouvement antispéciste. Les associations qui incarnent ce mouvement sont finalement très loin des représentants canoniques de la cause animale en France que sont la Société protectrice des animaux et 30 Millions d’amis. Pour qui voit les choses de l’extérieur, le combat pour l’abolition absolue et intégrale de l’exploitation animale a donc de quoi apparaître comme une lubie de plus pour des jeunes en mal de combats à mener et de populations à défendre.

Le plus souvent, c’est l’observation d’une scène morbide, filmée clandestinement dans les abattoirs par des associations telles que L214, qui pousse les individus vers le véganisme. L’élément déclencheur, c’est le rejet d’une souffrance jugée arbitraire et, dans le cadre de nos sociétés occidentales, superflue. À l’origine, la condamnation de cette violence repose sur une logique bourgeoise de la distinction : la bestialité, c’est pour les classes populaires. C’est d’ailleurs pour cela que les premières associations végétariennes fondées au 17ème siècle en Angleterre l’ont été par des bourgeois protestants et puritains. Si le mouvement s’est ensuite laïcisé, il est resté très enclin à critiquer le comportement jugé violent des « masses ». Les associations de lutte contre la cruauté animale ont à l’époque beaucoup construit leur mouvement en dénonçant, par exemple, le traitement réservé par les charretiers à leurs bœufs ou leurs chevaux. La prise de conscience a été provoquée par la multiplication des animaux domestiques dans les foyers bourgeois et les mouvements en question ont obtenu que les abattoirs soient construits à l’écart des villes, pour en dissimuler la violence. Et l’on a défendu principalement les animaux dits nobles, tels que les chiens, chats et autres chevaux, au détriment du bétail. Ce n’est que par la suite que des mouvements d’origine plus humaniste ont décidé d’introduire la question de la souffrance animale à une échelle plus large, avec les premières dénonciations, par exemple, de la corrida.

Aujourd’hui, la violence exercée à l’égard des animaux est exacerbée par l’industrialisation des activités agricoles. Chaque jour, des milliers d’animaux sont abattus pour la consommation humaine. D’autres milliers sont exploités pour leurs œufs, leur miel, leur laine, parfois dans des conditions particulièrement indignes. Cela mérite que nous nous questionnions. Les militants antispécistes, certes de manière radicale, et moyennant parfois un discours passionnel qui peut sembler irréaliste, posent des questions fondamentales à nos sociétés occidentales, pour qui prend la peine de lire entre les lignes.

Les antispécistes sont-ils vraiment écologistes ?

On présente souvent les militants de la cause animale comme des écologistes et certaines associations parmi les plus radicales, l’ALF par exemple, comme écoterroristes. Cela se comprend, dès lors que l’animal est perçu comme un représentant emblématique de l’environnement, de la nature. La souffrance animale est parfois comparée à la déliquescence de notre écosystème. Le discours des antispécistes promeut un mode de vie se présentant volontiers comme constituant un horizon indépassable : le véganisme, mode de vie exclusivement végétal et partagé par nombre d’écologistes. D’une certaine manière, l’abolition de toute forme d’exploitation animale est présentée comme constituant un progrès moral salutaire pour les sociétés, condition de leur survie. En effet, dans le cadre d’une lutte contre le réchauffement climatique, il devient préférable de réduire drastiquement la production et la consommation de protéines animales – les antispécistes voulant même l’abolir.

Cependant, dans les faits, le mariage entre écologisme et antispécisme a des limites. Certes, les militants antispécistes participent activement aux marches pour le climat pour critiquer l’élevage intensif, la consommation de viande, activités jugées polluantes. Ici, les arguments écologiques servent la cause animale, mais ce n’est pas toujours le cas, par exemple concernant les vêtements : un antispéciste préférera un coton d’origine lointaine à une laine d’origine locale, plaçant l’éthique animale au-dessus de l’empreinte carbone. L’opposition au sein du monde associatif est d’ailleurs farouche entre les associations antispécistes qui reprennent des arguments écologistes, et celles qui critiquent l’idée selon laquelle on utiliserait la libération animale pour des raisons écologiques. La libération animale doit être un impératif catégorique, et non hypothétique.

En réalité, la cause animale n’a historiquement que peu d’affinité avec l’écologie. Les antispécistes cherchent, en quelque sorte, à bénéficier d’une fenêtre d’opportunité politique en se greffant à des causes plus visibles dans la société, ou en en reprenant les codes et la rhétorique. Ainsi, les antispécistes sont des écolos intermittents pour des raisons pragmatiques, mais leur discours ne se fond que difficilement dans le combat écologiste, qui ne peut à lui seul permettre l’avènement d’une société exempte d’exploitation animale.

L’antispécisme est-il un mouvement de citadins ?

L’antispécisme est un produit de la modernité, qui repose notamment sur l’industrialisation, le capitalisme, l’urbanisation et l’individualisme. Pour des raisons déjà évoquées, les antispécistes critiquent l’industrialisation de l’exploitation animale, qui exacerbe les souffrances que subissent les animaux. Mais c’est avant tout le produit du processus de civilisation, que Norbert Elias décrit comme reposant en partie sur la diffusion de mœurs bourgeoises tolérant de moins en moins la violence : même celle que subissent les animaux devient insupportable. C’est également le produit de l’urbanisation. La ville, produit du capitalisme, arrache l’Homme à la nature pour en faire un consommateur mû par « son utilité », comme disent les microéconomistes. Elle est de ce point de vue un espace aliénant en ce que tout bien n’y est vu que comme un bien de consommation. En fait, la redécouverte du lien « entre l’animal et l’assiette », selon les militants véganes, s’effectue avec davantage de violence qu’il était oublié. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si aujourd’hui le discours végane est particulièrement diffusé en ville, où les enseignes véganes se multiplient.

Journée mondiale pour la fin du spécisme 2015 à Montreal, Canada. Christiane Bailey

La compréhension des dérives des sociétés capitalistes est sans doute ce qui fait la force de ce discours, mais son citadino-centrisme fait également sa faiblesse. Certaines problématiques, qui rendent difficile l’adoption d’un comportement végane ou antispéciste, ne se posent pas en ville, par exemple l’invasion menaçante d’un nid de frelons. Voilà pourquoi l’antispécisme se diffuse plus difficilement à la campagne, où les nuisibles sont plus nombreux. Nous pouvons aussi noter que la proximité avec les animaux y pacifie la relation avec l’Homme, qui y a moins oublié le sort qui leur est réservé. Le moteur antispéciste reposant sur le dévoilement y trouve moins son carburant. De manière plus concrète, il apparaît difficile d’aller promouvoir le véganisme à des personnes qui vivent, et actuellement assez pauvrement, de l’élevage. Il faut également relever l’occidentalo-centrisme de l’antispécisme, qui ne prendrait pas, par exemple, chez les Inuits ou les Massaïs où chez ces derniers, la chasse et l’élevage sont synonymes de survie.

Mais jusqu’où ça peut aller ?

En spéculant un peu, on est en droit de se demander si, sous couvert de critiquer les excès de la modernité, le discours antispéciste ne les renforce pas, et cela pour plusieurs raisons.

Rappelons tout d’abord la place qu’occupe la question de la souffrance dans la cause animale : le plus souvent, c’est la cause première de l’engagement, et l’argument le plus rentable sur le plan militant. Plus nous savons et voyons que les animaux souffrent (sur la base d’une conception anthropocentrée de la souffrance, par exemple la fuite face à une menace, un cri suite à une blessure), plus il apparaît nécessaire de lutter contre leur exploitation. Certains militants trouvent cette violence d’autant plus détestable qu’elle se fait au nom du plaisir gustatif. Nous retrouvons là une forme de puritanisme ascétique proche de celui des protestants étudiés par Max Weber. Le puritanisme ascétique renvoie à la volonté de tourner entièrement son existence vers une conduite jugée acceptable au regard d’une morale que l’on s’est fixée. Celui des protestants est particulièrement exigeant, et ressemble, en certains points, notamment par son rigorisme, au mode de vie végane. Qu’à cela ne tienne, nous n’avons qu’à manger des légumes qui, eux, ne souffrent pas.

Pourtant nous sommes en train de découvrir que les arbres communiquent, on leur prête même des émotions, alors pourquoi pas une souffrance ? [2] Que pourrait-il alors se passer ? Il est possible que cette souffrance nous apparaisse également insupportable, et qu’apparaîtront les anti-régnistes, opposés à l’idée selon laquelle le règne, animal ou végétal puisse constituer un critère de discrimination. Nous finirons alors par oublier totalement que se nourrir repose nécessairement sur une destruction du vivant. Déciderons-nous alors, au grand dam de l’écologie, de nous nourrir de gélules, certes sans intérêt gustatif, mais avec la garantie de n’avoir fait souffrir personne ?

Un autre phénomène peut s’observer et susciter une réflexion sur l’avenir de ce mouvement. Dans la rhétorique des antispécistes, on observe bien souvent la volonté d’anthropomorphiser les animaux. L’objectif est de mettre l’accent sur leur souffrance, les émotions qu’ils ressentent, leur intelligence. Certains n’hésitent pas à invoquer le génocide juif pour parler de l’exploitation animale, à comparer l’insémination des vaches à un viol… La réduction de la frontière entre l’homme et l’animal peut être envisagée comme une prémisse à sa future abolition. Certains discours, certes très marginaux et pouvant faire sourire, semblent aller dans ce sens : sur le net, certaines personnes, dénommées otherkins, racontent ainsi être des animaux enfermés dans un corps d’humain [3]. Des militants transgenres ont d’ailleurs critiqué les otherkins, les accusant de ridiculiser leur cause en mettant sur un pied d’égalité identité de genre et identité d’espèce.

Quoique l’on en pense, ce qui apparaît aujourd’hui inconcevable peut devenir banal à l’avenir et aurait de profondes implications pour la société. Ainsi, la critique des frontières et des assignations identitaires ouvre autant la voie à des aspirations émancipatrices qu’à la consolidation d’un régime ultra-libéral. Interroger les implications philosophiques de l’antispécisme demeure alors une précieuse boussole pour ne pas laisser place à une conception très fluide de l’identité, selon laquelle l’identité ne dépendrait que de soi, mais devrait être reconnue par chacun.

En définitive, distinguer les raisons d’être de l’antispécisme et le discours qu’il porte

Le mouvement antispéciste, par sa simple présence et la radicalité de son discours, oblige les sociétés occidentales à repenser le lien qu’elles entretiennent avec les animaux, le vivant, et plus généralement l’écosystème. Mais il faut bien distinguer les raisons qui font exister un discours, le discours en lui-même, et les effets du discours. Les raisons qui font exister l’antispécisme nous inclinent – car ce mouvement dérange – à questionner le fonctionnement des économies capitalistes industrialisées. La volonté de lutter contre la souffrance animale fait écho à l’exacerbation de cette souffrance engendrée par la surproduction de produits d’origine animale. Mais les solutions apportées par le mouvement lui-même semblent parfois néfastes en raison de leurs déterminants davantage émotionnels que rationnels. Finalement, l’antispécisme traduit peut-être lui-même la contradiction qu’il prétend pourtant combattre : d’une part, il incarne une critique de la dérive industrialiste et destructrice de nos économies. D’autre part, il peut cependant permettre, collatéralement, l’avènement d’une conception totalement dissolue de l’être humain qui ne peut que servir le consumérisme d’individus réduits à des atomes sans attaches, au bénéfice du capitalisme.

Pour aller plus loin :

La cause animale, par Christophe Traïni. (2011)
De la secte religieuse à l’utopie philanthropique. Genèse sociale du végétarisme occidental, par Arouna Ouedraogo. (2000)

[1] Selon un article de Ouest-France, “Le marché végétarien et végan a augmenté de 24% en 2018”, publié le 08/01/2019.

[2] En témoigne le best-seller de Peter Wollheben, La vie secrète des arbres, publié en 2017.

[3] Voir l’article du Monde, “Pas complètement humain : la vie en ligne des thérians et otherkins”, publié le 20/05/2014.

“L’entreprise privée ne doit plus se considérer comme en dehors de la sphère publique” – Entretien avec Maxime Blondeau

Maxime Blondeau est le fondateur du premier éco-syndicat de France, le Printemps écologique, qui entend faire pénétrer les revendications de l’écologie politique au cœur de l’entreprise. C’est en effet dans l’entreprise que le système productif – fondamentalement facteur de pollution – peut être transformé. L’objet d’un syndicat consiste à « défendre les intérêts matériels et moraux, individuels et collectifs de ses membres ». Le Printemps écologique souhaite élargir les compétences d’un élu syndical pour y inclure de nouveaux sujets : la mobilité, l’alimentation, la comptabilité, les indicateurs d’impact, le climat et la biodiversité – qui peuvent être inclus dans la définition précédente. Nous avons donc voulu approfondir cette démarche, en revenant également sur les impasses auxquelles fait face le monde syndical traditionnel.


 

LVSL Quel est l’intérêt de créer un syndicat écologique ? De quels constats êtes-vous parti pour le lancer ?

Maxime Blondeau – L’idée de construire un éco-syndicat est née en 2019 suite à la rencontre, un petit peu partout sur le territoire français et outre-mer, d’associations, d’ONG, et de salariés dans le secteur public et privé.

Nous sommes partis du constat que le principe même du dérèglement écologique se trouve dans l’appareil productif. C’est le contre-pied de l’idée que ce sont les consommateurs qui détiennent la clé de la transition, en tant qu’individus, par leurs pratiques et leurs comportements, en prenant leur vélo, en économisant l’eau et le carburant. Au contraire, nous pensons que l’individuation des problèmes sociaux et écologiques est une illusion. La responsabilité est collective : l’appareil productif contient dans son propre fonctionnement – sa forme, ses moyens et ses fins – le principe du dérèglement. Nous nous sommes donc concentrés sur une méthode visant à provoquer une transformation de l’appareil productif.

Au bout de plusieurs mois de travail, nous avons réalisé qu’il existait un moyen juridique de le faire : un syndicalisme réinventé, un système de représentation des intérêts des salariés au cœur même du travail. Nous l’avons appelé éco-syndicalisme : l’union des salariés pour accélérer la métamorphose de nos organisations vers un modèle plus résilient et plus juste.

LVSL – Pouvez-vous nous raconter la genèse de la construction du Printemps écologique ? Quel était son point de départ ? Combien étiez-vous à l’origine du projet ?

M.B. – On peut placer le point de départ en novembre 2018. À ce moment-là nous n’étions même pas structurés, nous n’avions pas d’organisations. Avec une dizaine de salarié.es de PME et de grandes entreprises, nous avons lancé une pétition en ligne : « Salariés pour le climat». En une semaine, nous avons reçu six cents réponses. Nous avons alors organisé des rencontres dans des cafés pour discuter, partager les ressentis. C’est à ce moment-là qu’on a pris conscience d’une immense aspiration. Il y a peut-être en France des millions de salariés tiraillés entre conscience professionnelle et responsabilité morale, convaincus de l’importance du problème, mais impuissants dans leur travail. Ces salariés se sentent seuls et ont besoin de se réunir pour chercher des solutions. Tout est parti de là.

Dans mon parcours professionnel, j’ai eu une expérience de responsable des ressources humaines dans une PME de taille moyenne. Fort de ce bagage, j’ai pu constater au bout de quelques semaines de rencontres que nous étions en train de mener une action de type syndicale, mais d’un genre nouveau.

J’ai donc proposé qu’on rassemble nos énergies autour de cette forme syndicale. Une partie de ces premiers salariés engagés et militants n’a pas suivi parce que l’idée du syndicat ne leur plaisait pas. Le terme a d’abord été jugé trop connoté, rattaché à toute une culture un peu désuète ou limitante. L’autre partie en revanche a estimé que les syndicats ont toujours joué un rôle majeur dans les grandes transformations socio-économiques ; leurs pratiques pouvaient être renouvelées, dépoussiérées, élargies, agrandies, renforcées. Avec ces pionniers, nous nous sommes posé la question en ces termes : peut-on intégrer la transition écologique dans le dialogue social ?

Quand nous avons réalisé que le droit nous permettait d’agir efficacement sur les structures, les choses se sont accélérées. On a rencontré des ONG, notamment France Nature Environnement, WWF, Greenpeace, des collectifs comme le Manifeste pour un réveil écologique, des associations de tailles variées, et on a vu que le projet séduisait : l’idée faisait son chemin grâce à la rencontre de salariés avec la société civile.

Juste avant le confinement, nous avons commencé à tenir des réunions publiques à Paris, à Lyon et à Bordeaux, avec une audience de trente, quarante, puis cinquante personnes. Pendant le confinement, nous avons continué à travailler à distance. Les premiers statuts ont été déposés à ce moment, à partir de mai 2020 : les premiers militants se sont dit « moi qui travaille dans la métallurgie, je dépose avec 5 de mes collègues les statuts du premier éco-syndicat dans la métallurgie ». De même dans le domaine du conseil, du commerce en ligne, de la culture et médias, la fonction publique, etc. Les premiers syndicats se sont construits comme cela.

En septembre, nous représentions trois à quatre mille sympathisants. On compte 200 salariés qui cotisent annuellement dans nos premiers syndicats. 60 ONG et associations ont décidé pendant l’été de soutenir notre appel du 8 octobre et de plus en plus de médias s’intéressent à notre initiative. On en est là.

LVSL – Est-ce qu’une personne qui adhère au Printemps écologique dispose, comme dans un syndicat classique, d’un service juridique pour l’épauler sur le volet de la protection sociale et salariale dans l’entreprise, ou laissez-vous celle-ci à d’autres ? Quel est votre champ d’action ?

M.B. – Un syndicat est une forme d’association très spécifique, régie par le Code du travail, dont la prérogative est le monopole de la signature des accords collectifs dans une entreprise : c’est le point central. Les ONG, associations, groupements, collectifs de salariés, n’ont pas la capacité juridique de signer un accord contraignant dans une entreprise.

Plus généralement, l’objet d’un syndicat consiste à « défendre les intérêts matériels et moraux, individuels et collectifs de ses membres ».

La mission du Printemps écologique, en tant qu’union de syndicats, consiste donc à agir sur l’ensemble du spectre des négociations collectives, ce qui inclut les questions de salaires, de protection sociale, de formation professionnelle ou d’assistance juridique. Mais notre projet consiste aussi à élargir les compétences d’un élu syndical pour y inclure de nouveaux sujets : la mobilité, l’alimentation, la comptabilité, les indicateurs d’impact, le climat et la biodiversité. En clair, nous allons non seulement intégrer tout le champ légal de la représentation syndicale dans notre cadre de pensée et d’action, mais en plus, nous allons porter de nouveaux sujets.

LVSL – À terme, d’ici deux ans, quel est votre objectif, idéalement ?

M.B. – Notre prochaine grande étape, ce sera début 2021 : la première assemblée fédérale. Tous les syndicats qui auront réussi à se constituer vont se rassembler en congrès, pour bâtir un socle commun de revendications.

Ce qu’il faut bien comprendre c’est que les élections professionnelles ont lieu en permanence dans les petites et moyennes entreprises, vraiment en permanence : chaque semaine, il y a des élections quelque part. Ce sont des cycles de quatre ans. Nous sommes dans un cycle qui a commencé le 1er janvier 2020, et qui se terminera le 31 décembre 2023, puis un nouveau cycle démarrera.

Notre objectif consiste à devenir représentatif au niveau national, cela veut dire atteindre 8% des scrutins comme les cinq grands syndicats emblématiques. On estime que ce sera très difficile d’atteindre ce niveau de représentativité dans le premier cycle, mais c’est ce qu’on vise pour la fin du deuxième cycle.  Compte tenu de la participation actuelle, il nous faudra recueillir 2 à 3% des voix des 25.5 millions de salariés en France; nous pensons pouvoir le faire.

LVSL – Par rapport à ces grands syndicats nationaux établis, quelle est la plus-value du Printemps écologique ? Quelles sont vos relations avec eux ? On observe que, tant du côté de la CGT que de celui de la CFDT, qui travaille déjà avec Nicolas Hulot, on a aussi des réflexions sur la transition écologique. Comment articulez-vous tout cela ? Quelle place voulez-vous occuper ?

M.B. – Le « Pacte du pouvoir de vivre » s’est lancé en mars 2019 autour de la CFDT, et « Plus jamais ça » s’est lancé en 2020, avec un certain nombre de représentants de la société civile comme Greenpeace, la CGT, Attac et d’autres syndicats importants. Pour nous, ces initiatives sont la preuve qu’un niveau de maturité est maintenant atteint sur la question de l’environnement. La prise de conscience devient suffisante pour que tous les acteurs et toutes les parties prenantes s’emparent de la question. C’est plutôt un très bon signe, et nous soutenons avec toute notre énergie le développement de ces initiatives.

Pour être francs, nous essayons de travailler avec eux : on toque à la porte de la CFDT, de la CGT, de Sud Solidaire et des autres pour se rencontrer et partager des idées. Aujourd’hui, c’est assez compliqué parce que nous sommes embryonnaires, on n’a pas encore suffisamment d’élus pour être reçus en grande pompe par ces syndicats. Mais on commence à discuter avec eux. Notre projet c’est de construire quelque chose ensemble. Dans un monde idéal, tous les syndicats s’uniraient demain et partageraient notre vision et notre projet. Si cela arrivait, ce serait fort !

Mais aujourd’hui, il y a encore une confusion entre environnementalisme et écologie dans les syndicats. Les élus syndicaux CGT, CFDT ou FO ne sont pas tous ouverts à ces sujets. La question écologique est encore traitée comme une externalité, ou au mieux comme un sujet parmi d’autres.  Est-ce que les syndicats historiques s’interrogent vraiment sur le productivisme ?  Oseraient-ils parler de décroissance sélective pour les filières polluantes ? Oseraient-ils anticiper la suppression nécessaire de certains emplois et se concentrer sur l’accompagnement juste des travailleurs vulnérables dans les filières polluantes ? Tous ces points – et il y en a d’autres –, doivent être mis sur la table. La question de l’emploi et de l’avenir de notre industrie est en jeu, et paradoxalement, la posture ultra défensive des syndicats historiques permet aux grands patrons de faire du chantage à l’emploi. Et cela bloque la conversion des modèles. Donc on va passer par des discussions, peut-être des coalitions ponctuelles, peut-être des conflits. Mais ça va se construire.

LVSL – Vous entrez dans la question climatique via l’entreprise, mais vous portez également un discours politique, dans le sens d’une vision de ce que devrait être le rôle de la puissance publique. Qu’est-ce que vous pensez de la Charte d’Amiens et de la séparation entre monde syndical et monde politique ? Est-ce que c’est également votre ambition de faire vivre une vision politique pour le pays au-delà de l’entreprise ?

M.B. – Nous respectons le Code du travail et la façon dont un syndicat se construit, c’est-à-dire indépendamment des partis politiques. Nous maintiendrons cette indépendance, jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, cette obligation disparaisse. Peut-être. On verra… En tout cas aujourd’hui, on y est contraint, et cette règle a du bon parce qu’elle permet à un salarié de rester en dehors de la sphère politique tout en agissant au quotidien pour un projet de société.

Oui, nous portons un message politique, au sens large du terme, qui va s’exprimer dans les élections professionnelles. J’assume totalement l’idée qu’il y a un message politique parce qu’on a l’intention de questionner la relation entre l’entreprise privée et l’intérêt général. C’est un séisme juridique d’une certaine manière. L’entreprise privée ne doit plus se considérer comme en dehors de la sphère publique. Cela change tout et c’est une tendance lourde : réforme du code civil en France, B-corp entreprises à missions, etc.

Simplement, le Printemps écologique va beaucoup plus loin : nous représentons les salariés qui engagent la responsabilité collective de leur entreprise. Questionner au travail notre avenir commun, notre alimentation, nos choix technologiques, notre empreinte sociale et environnementale… permet au travailleur de défendre son propre intérêt, mais aussi de replacer son entreprise dans la société. J’assume l’idée qu’on est un syndicat avec une vision politique, une vision de transformation. Ce que l’on propose, c’est un syndicalisme offensif ou contributif. Un syndicalisme de proposition qui vise à transformer les modèles dans une direction qui correspond aux aspirations d’une part grandissante des Français. Cela vient en opposition à un syndicalisme plus défensif qui ne viserait plus qu’à défendre tant bien que mal, les acquis sociaux.

LVSL – Vous allez vous organiser en fédération, au sein de vingt-et-une branches. Cela vous permet de couvrir 96% des travailleurs français. Pour vous, la branche représente-t-elle une bonne échelle pour opérer la transition ? Par exemple, si je suis travailleur d’une centrale pétrochimique et que j’adhère à Printemps écologique, est-ce que vous allez pousser une réflexion au sein de cette branche-là pour la permuter entièrement vers des biocarburants ou autres ?

M.B. – Ce choix structurel s’explique par deux raisons : d’une part, il existe un espace de négociation très important et largement sous-estimé qui s’appelle les conventions collectives. Les branches définissent dans ce texte cosigné par les syndicats patronaux et salariés, les horaires de travail, les congés, etc. Aujourd’hui, ces conventions ne parlent pas du tout des questions écologiques et d’intérêt général, c’est un espace de négociation complètement vierge de ce côté-là, tout comme le Code du travail d’ailleurs.

Deuxièmement, pourquoi des branches ? Parce qu’un syndicat, avant d’avoir deux ans d’ancienneté, ne peut pas créer de section syndicale dans les entreprises. Nous déploierons le niveau « entreprise » d’un seul coup dans deux ans. À ce moment-là, un salarié déjà membre d’un syndicat de branche pourra déployer une section syndicale et se retrouver protégé en tant que RSS (Représentant de section syndicale), par exemple dans l’usine pétrochimique dont vous parlez, ou dans un établissement scolaire, ou dans une boîte du CAC 40. Dans deux ans, l’échelon entreprise se déploiera de façon très rapide, facilité en outre par notre étage « branche » solidement constitué.

Ensuite, je réponds à votre deuxième question : l’action. Comment agir, par exemple, dans une usine pétrochimique ? Vous choisissez là un cas extrême et particulier : une filière très polluante. Ce qui ne correspond pas à la majorité des 1.5 million d’entreprises que nous visons, notamment les petites et moyennes entreprises. Les manières d’agir évoluent avec le secteur et la forme du travail. Pour une usine pétrochimique, il y a un enjeu d’information, on l’a vu récemment avec Lafarge, avec le scandale du déversement de ciment ; on l’a vu aussi avec Orange, sur la 5G. Il y a des salariés dans ces structures-là qui sont venus nous demander comment exprimer leur désaccord, sous couvert d’anonymat. Dans les filières très polluantes, notre première mission consiste donc à accompagner les lanceurs d’alertes. Ça, c’est très important. Ça veut dire les protéger, leur permettre de s’exprimer, mais ne pas les exposer ou les mettre en danger. On voit bien que même sur des sujets comme la 5G, ou le déversement de ciment, ou la pollution de façon plus générale, un climat de peur et de menaces s’installe. Nous, on veut aussi attaquer la question du droit à la protection des lanceurs d’alerte. C’est la première manière d’agir.

La deuxième manière consiste à actionner des mécanismes de transformation par nos élus. Le CSE doit devenir un lieu de rencontre, de dialogue et de concertation. Parfois, nous serons sur un terrain inconnu où il va falloir créer du droit, mais les mécanismes de représentation permettent déjà de signer des accords collectifs. Près de 40.000 accords sont signés en France chaque année entre les employeurs et les salariés. Donc les mécanismes existent, seulement nous jugeons le champ de ces négociations trop étroit.

Prenons la question technologique. Nous estimons qu’elle ne peut se dissocier de la question sociale. Peut-on discuter aujourd’hui des choix technologiques dans l’entreprise ? Non. Pourtant, la question des orientations technologiques, du choix des matériaux, ou des outils dans lesquels on va investir collectivement, c’est une question qui devrait faire l’objet d’un débat interne, d’une représentation, d’une concertation et d’accords entre les employeurs et les salariés. Parce que l’impact des choix technologiques est gigantesque : je pense par exemple au groupe ENGIE qui a fait le choix d’importer du gaz de schiste. Les salariés ne sont pas d’accord avec ce choix stratégique, et ne savent pas comment le dire. On est là sur un champ qui est totalement vierge, celui de la technologie et du dialogue social. Les récentes polémiques « Je suis amish » avec la 5G, etc. nous posent la question de la relation entre la démocratie et la technologie. Comment impliquer les salariés sur ces questions ? Par les mécanismes de représentation.

Pour nous, la question écologique ne peut pas se départir du social et du technologique. Ce que l’on voit c’est qu’on ne peut pas régler la question écologique sans traiter la question de l’emploi et des choix technologiques. Voilà ce qui devrait, à notre avis, nourrir le dialogue social au XXIe siècle et faire l’objet d’accords par le biais des mécanismes existants.

LVSL – Comment fait-on pour rejoindre votre syndicat ?

M.B. – Toute personne qui s’intéresse à notre initiative et souhaite nous aider peut le faire très facilement sur le site www.printemps-ecologique.fr. Il est aussi possible de signer notre appel sur la page http://appel.printemps-ecologique.fr.

Aujourd’hui nous comptons près de 3000 sympathisants dans de nombreux territoires, avec des groupes locaux à Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nantes, en Bretagne, à Marseille, à Nice ou à la Réunion. Nous appelons toutes les catégories socio professionnelles à se mobiliser et à nous rejoindre, non seulement les«» ouvriers et les cadres, mais aussi ceux qui forment près de 60% de la population active : les employés et les professions intermédiaires. Si nous voulons changer le cours de l’histoire en agissant au cœur du travail, c’est ensemble que nous ferons une différence !