En invitant les Français à arrêter de rêver d’un pavillon, au nom de la contrainte écologique, la ministre du logement s’est attaqué à un totem du modèle français. Depuis les années 1980, le pavillon est devenu un symbole de réussite, en opposition aux grands ensembles de HLM. Cette polémique place le logement comme un sujet de la campagne à venir. Entre performance énergétique des immeubles neufs, et durabilité d’un bâti existant dispersé dans les campagnes, le débat reste ouvert. Pourtant, en sortant d’une vision manichéenne et moralisatrice, la maison peut devenir une réponse au déficit de logement. En effet, il existe un potentiel inédit de logements vacants dans le pays mais mal répartis. Ainsi, la solution à la question du logement ne peut être qu’une véritable politique d’équilibre du territoire.
L’immobilier est assurément une passion française. Au point que deux tiers des français confessent consulter les annonces même sans avoir de projet. Entre le souci porté à son intérieur, partie intégrante de notre art de vivre, et la recherche de prestige, dans un pays qui compte 45 000 châteaux. La ministre du logement est venue troubler ce rêve le 14 octobre, en condamnant l’habitat individuel comme une impasse écologique. Face à la polémique, elle a été contrainte de revenir sur ses propos.
Le déclin du pavillon individuel
Si de nombreux Français y restent attachés, la maison individuelle ne répond toutefois plus nécessairement à l’aspiration des ménages. Qu’il s’agisse du bâti ancien, souvent dispersé, ou des pavillons récents concentrés dans les zones périurbaines, le format du logement individuel était conçu pour le modèle de la famille nucléaire des années 70. Or, celui-ci a explosé, et l’augmentation du nombre de personnes vivant seules induit également de nouveaux besoins. En outre, le modèle du pavillon construit sur son garage ne correspond plus aux exigences croissantes d’accessibilité qu’entraîne le vieillissement de la population. Enfin, le logement individuel présente un vrai défi pour le chauffage, l’un des principaux postes de dépense en énergie.
La maison individuelle a perdu de sa superbe et ne répond plus nécessairement à l’aspiration des ménages.
En outre, le logement individuel fut associé à un vaste mouvement d’accession à la propriété, et ainsi à une certaine forme de promotion sociale. Cette politique a été encouragée par de nombreux dispositifs publics, non sans arrière-pensée politique. En effet, il s’agissait pour ses promoteurs de dresser un portail de petits propriétaires face à la tentation communiste. Le Plan épargne logement, créé en 1969, est l’un des instruments de cette politique. Il est devenu au fil du temps l’un des produits d’épargne les plus répandus, cumulant quelques 300 milliards d’euros d’économies.
Cette politique ne correspond désormais plus à un horizon sérieux. Tout d’abord elle a soutenu un marché spéculatif. Ainsi, fin 2017, l’immobilier et le foncier représentaient 56% du patrimoine des ménages. Or, ce marché demeure très volatile, et pourrait fragiliser l’épargne populaire. Sous l’effet de cette politique, le budget logement des Français est devenu l’un des plus importants en Europe. Enfin, compte-tenu des parcours de vie, moins linéaires qu’auparavant, l’acquisition d’un logement n’est pas toujours la meilleure option. En effet, l’achat implique déjà des frais fixes importants (frais de notaire, d’agence…). En outre, en raison des prix élevés, dans certaines villes comme Nantes, Bordeaux ou Lyon, il faut attendre huit ans d’occupation pour que l’achat devienne plus avantageux que la location.
Enfin, le logement individuel est maintenant mis en cause pour son bilan environnemental. Il est indissociablement associé à l’artificialisation des sols et à l’étalement urbain. Il brasse un imaginaire de voitures, de centres commerciaux et de nombreux trajets, cristallisé par la révolte des gilets jaunes. En effet, l’absence de densité contraint à envisager des services dispersés et ce faisant autant de trajets. Mal isolés, ils constitueraient une partie du parc de « passoires thermiques ».
Derrière ce discours, porté par la ministre, se déploie un nouveau paradigme urbain. Longtemps, le logement individuel, agrémenté d’un jardin, a représenté une certaine forme de lien avec la nature. Par opposition, la vie urbaine en immeuble et dans des villes polluées apparaissaient comme une fatalité malheureuse. Voilà que désormais la ville se retrouve à la pointe du combat climatique. Derrière les façades des éco-quartiers, se dessine la possibilité de rehausser les immeubles, et lutter ainsi contre l’étalement urbain. La ville nouvelle permet une gestion centralisée des besoins, en chauffage par exemple, une autonomie au travers de l’agriculture urbaine, et le développement des transports en commun.
Les logements vacants, un potentiel trop négligé
Or, la concentration des habitants, au même titre que la concentration des richesses, relève d’une vision libérale du territoire. La suivre consiste à l’accepter comme un phénomène inévitable, alors qu’une politique d’équilibre est pourtant possible. Sous ce régime, les grandes agglomérations ont capté 87,6 % des 5,4 millions de nouveaux habitants entre 1999 et 2013.
Cette tentation pour la densité se trouve renforcée par l’objectif de zéro artificialisation des sols. Cette démarche, louable, vise à réduire l’étalement urbain et son impact pour l’environnement. Compte tenu des besoins en logement, cet impératif écologique semble donc condamner le logement individuel, qui nécessite des surfaces importantes, pour lui préférer la densification de l’habitat. Toutefois, cette vision prend uniquement en compte la construction de logements neufs pour répondre en besoin en habitat, alors même que l’impact environnemental de la construction est souvent bien supérieur à celui de la rénovation. À ce titre, on observe depuis les années 1980, une baisse tendancielle de la construction de logements individuels. Elles restent néanmoins à un niveau important, en passant de 50 % à 25 % des mises en chantier. Au point que certains promoteurs restent spécialisés dans cette activité.
Les mises en chantiers en France selon le type de construction. Source : SDES, Sit@del2, estimations sur données arrêtées à fin septembre 2021 (publication de fin octobre)
Pourtant, cette optique laisse de côté deux faits importants. S’il est évident que ce modèle d’habitat ne peut être offert à tous les Français, faut-il pour autant le condamner ? Il reste que celui-ci ne correspond pas à une aspiration pour une majorité de Français. Ainsi, un sondage de 2020, montrait que 60 % des Français citadins cherchent à s’installer dans une ville moyenne, et non en banlieue ou dans les territoires ruraux. La période de confinement a mis à jour les aspirations de la population, parfois divergentes, entre recherche d’une certaine autonomie et d’espace pour les uns et besoin de socialisation et de densité pour les autres.
Le deuxième trait porte sur le stock inédit de logements vacants dans notre pays : environ trois millions de biens, un chiffre à rapprocher des besoins non pourvus. Ces derniers sont difficiles à évaluer précisément. Le nombre de sans-domiciles en France est évalué par la Fondation Abbé Pierre à 835 000 sur la base de données de 2013. Dans le même temps, le nombre de demandeurs en attente d’un logement social a atteint 1,7 million, selon l’USH, en hausse de 20 % sur les huit dernières années. Enfin, toujours selon la fondation Abbé Pierre, le nombre de mal-logés, c’est à dire prêts à quitter leur logement pour un autre de meilleure qualité, atteindrait lui les quatre millions de personnes.
Le type de logement dans lequel on vit est moins important que l’environnement dans lequel il se situe.
Cette inadéquation entre la demande et l’offre résulte principalement d’un déséquilibre géographique. En effet, la vacance atteint les 10 % du parc de logement dans un cercle à la jonction des régions Centre-Val-de-Loire, Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes et Bourgogne-Franche-Comté, selon la fameuse « diagonale du vide ». Bien sûr, ces logements étant souvent anciens et inadaptés, ils posent la question du défi de la rénovation. Toutefois, ils sont une immense opportunité, tant pour les personnes à la recherche de logement que pour les communes dépeuplées, pour peu que l’on accepte une politique globale d’équilibre du territoire.
Part des logements vacants dans le total du parc immobilier par bassin de vie. Source : Observatoire des territoires – sur les données de l’Insee et RP 1968-2018
En effet, ce modèle de la maison individuelle en milieu rural n’a pas perdu totalement de sa pertinence. Tout d’abord, contrairement aux apparences, et aux propos de la ministre, ce mode de vie n’est pas particulièrement polluant. Au contraire, la distance domicile-travail et les temps de trajet sont moins élevés en milieu rural qu’en zone urbaine. En raison de la grande disponibilité, il y est en effet plus facile de trouver une maison proche de son lieu de travail.
Distance en km entre le domicile et le travail. Source : Observatoire des territoires – sur les données de l’Insee et RP 1968-2018
En conséquence, le type de logement dans lequel on vit est moins important que l’environnement dans lequel il se situe. À ce titre, les territoires ruraux souffrent de l’éloignement des services publics, ou encore des soins médicaux, ce qui se traduit par des déplacements toujours plus longs et nombreux. Il s’agit d’ailleurs là de l’un des principaux facteurs de manque d’attractivité de ces territoires. De plus en plus, vivre hors des villes devient un acte de résistance, face aux effets de la dédensification. Il est dans un autre registre éloquent qu’à l’exception de l’ancien périmètre du Limousin, le plan de relance dans les transports laisse de coté le cercle rural enclavé du centre de la France.
Les projets liés aux transports et faisant l’objet d’un financement dans le cadre du plan de relance. Source : https://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance/tableau-de-bord# – consulté le 1e novembre 2021
Lever les freins pour un équilibre du territoire
Les moyens alloués à la construction en zone tendue coûtent « un pognon de dingue ». Ainsi, le dispositif Pinel (ex-Scellier, ex-Duflot) est très coûteux et ses effets sont controversés. De tous les avantages fiscaux, celui-ci, focalisé sur l’investissement locatif en zone tendue, présente le coût moyen le plus important : 6 000€ par an et par bénéficiaire. Ardemment défendus par les promoteurs immobiliers, ces dispositifs visent à combattre la pénurie de logements en zone tendue plutôt que de la recherche d’un équilibre territorial.
Dans ce contexte, que vaut la proposition du candidat Montebourg d’engager la rénovation d’un million de logements vides en milieu rural ? Séduisante sur le papier, elle ne répond que partiellement au sujet de la concentration de l’habitat. En effet, les obstacles à l’installation en milieu rural ne sont pas liés au logement, plutôt bon marché. Selon une étude de Familles rurales de 2018, les premiers motifs portaient sur le manque de service public, d’emplois et les difficultés de transports. Or s’est établi un cercle vicieux, par lequel la baisse de densité compromet les services publics et la viabilité des commerces locaux. Pour le briser, il faudrait une volonté politique forte, et notamment en matière d’emploi, par exemple avec une vraie politique globale de retour à l’emploi.
Passé son côté spectaculaire, la proposition de mettre à disposition un million de logements apparaît donc peu réaliste et mal ciblée. Tout d’abord elle viserait un tiers du parc de logements vacants, ce qui semble très ambitieux. Pour rappel, l’objectif de construire 300 000 logements par an reste un horizon indépassable. Avec un montant moyen d’acquisition à 50 000€, sans doute sous-estimé, cette opération coûterait au bas mot 50 milliards d’euros, soit 10 milliards par an, auxquels s’ajouteraient surtout les dépenses de rénovation, qui risquent d’être très conséquentes. Qui plus est, ce chantier surmobiliserait les entreprises du BTP, déjà engagées sur les travaux de rénovation des logements habités, au risque de faire grimper la facture pour les particuliers acquéreurs. Enfin, les expériences réalisées dans certaines collectivités présentent des résultats équivoques. Compte-tenu de l’incertitude de conserver les nouveaux occupants sur place, l’État devrait également assurer les travaux pour mutualiser le risque de dérapage des coûts. L’opération promet aussi d’être mal ciblée, car les logements disponibles en zone rurale sont en majorité à vendre. Les ménages les plus modestes ou les plus jeunes, en recherche de location, peinent ainsi à s’implanter dans certains villages, ce qui les pousse vers les zones urbaines.
La proposition d’Arnaud Montebourg de rénover un million de logements en milieu rural est séduisante. Elle apparaît pourtant peu réaliste et mal ciblée.
Ainsi, plutôt qu’une politique d’accession à la propriété, il faudrait envisager une politique locative de revitalisation des campagnes. Une vision plus modeste du dispositif consisterait tout simplement à accompagner davantage les collectivités dans la rénovation de logements, au plus près des besoins. La mise en location peut alors se révéler être une source de revenus intéressante et mieux maîtrisables. Face à des dotations en baisse, les revenus locatifs des collectivités, qui représentaient seulement 2,5 milliards d’euros en 20141, pourraient fournir de nouvelles ressources financières très utiles.
Une autre option consisterait à réorienter l’action des bailleurs sociaux, qui ont déserté les zones rurales, par des mécanismes incitatifs. En raison d’une faible demande et des besoins techniques, la gestion d’un parc dispersé de logements sociaux s’avère plus complexe. À tel point qu’il n’est pas rare que des organismes procèdent à la démolition d’une partie de leur patrimoine. Enfin, plus modestement, on pourrait imaginer des mécanismes encourageant les particuliers à proposer à la location leurs logements vides, souvent issus de successions, plutôt que de les vendre. Quoi qu’il en soit, toutes ces pistes nécessitent d’abord d’engager une vraie dynamique dans les milieux ruraux, reposant sur la création de nouvelles activités, le retour des services publics et de meilleurs réseaux de transports. Autant d’éléments malheureusement très peu abordés dans la campagne présidentielle actuelle.
1Rapport de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales 2020 – page 61
Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.
Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019.
Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.
Hervé Kempf est essayiste et un des pionniers du journalisme environnemental en France. Il est désormais rédacteur en chef du média Reporterre, spécialisé dans le reportage et le traitement de l’actualité de l’écologie. Hervé Kempf nous éclaire donc sur le rôle du journalisme dans le cadre de la transition écologique.
Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019.
Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.
Stéphane Labranche est sociologue, membre du GIEC, chercheur indépendant et enseignant à Sciences Po Grenoble. Il est un des pionniers de la sociologie du climat en France. À ce titre, il s’intéresse tout particulièrement aux mécanismes d’acceptation sociale qui conditionnent la réussite de politiques publiques écologiques. Stéphane Labranche nous éclaire sur le rôle de la sociologie dans le cadre de la transition.
Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019.
Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.
Thibaud Griessinger est docteur en neurosciences et chercheur indépendant en sciences comportementales appliquées aux questions de transition écologique. Il a récemment fondé un groupe de recherche qui s’est donné pour mission de remettre par la recherche et le conseil, la composante humaine au centre de la problématique écologique. Il travaille avec le ministère de la Transition écologique, ainsi que des villes et collectivités. Thibaud Griessinger nous éclaire sur le potentiel des sciences cognitives à guider le développement de stratégies de transitions écologiques plus adaptées aux citoyens.
Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019.
Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.
1,5°C. C’est la température de réchauffement de la planète que nous devrions atteindre dès 2030, 10 ans plus tôt que ce qui était prévu. C’est l’une des principales conclusions du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru lundi 9 août. Ce rapport dresse le tableau le plus à jour des connaissances humaines sur l’état actuel et l’évolution future du climat. Alors que ses conclusions ont fait la une de la presse et des réseaux sociaux, ouvrant la voie à de nombreuses déclarations et réactions, il est important de bien comprendre les principaux enseignements qu’il livre.Que nous dit exactement le GIEC ? Quel est l’état de nos connaissances sur les causes et les effets ce réchauffement climatique ? Comment le climat mondial va-t-il être amené à évoluer dans les années et décennies qui viennent ? Quelles mesures doit-on prendre pour limiter le réchauffement planétaire à un niveau soutenable ?
Le GIEC, garant des connaissances mondiales sur le climat
Il faut rappeler brièvement ce qu’est le GIEC et le cadre de production de ce rapport. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC), créé par l’ONU en 1988, rassemble un vaste panel de scientifiques reconnus qui évaluent l’état de nos connaissances sur l’évolution du climat. Dans ce cadre-là, il publie un certain nombre de rapports thématiques et tous les 7 ans un rapport global d’évaluation de l’état du climat. Ses rapports constituent la synthèse de l’ensemble des travaux scientifiques de la planète sur le sujet.
Ce lundi 9 août, c’est le premier chapitre de ce rapport qui vient de sortir, après avoir été adopté par l’ensemble des pays-membres du GIEC. Ce chapitre, fruit des 7 dernières années de recherche, évalue les aspects scientifiques du système climatique et de l’évolution du climat. Ce chapitre se décompose en plusieurs sous-parties. Dans un premier temps, il dresse un portrait global de l’état actuel du climat mondial. Dans un second temps, il formule des hypothèses quant à l’évolution future du système climatique, avant de détailler les risques encourus à l’échelle globale et régionale. Enfin il propose une série de scénarios d’évolution (des « sentiers » dans la jargon consacré) selon les rythmes de réduction ou non des émissions de gaz à effet de serre. Afin de détailler les principales conclusions de ce rapport, cette synthèse reprend la structure du plan du GIEC.
Un changement climatique d’origine anthropique déjà visible et incontestable
Tout d’abord, le rapport souligne à nouveau l’origine anthropique incontestée du changement climatique. À l’heure actuelle, le réchauffement climatique s’élève à 1,1 °C depuis l’ère préindustrielle (1850) (voir figure 1). Le GIEC souligne avec force que cette variation considérable ne peut être due à des cycles climatiques naturels ou à des événements ponctuels (activité solaire ou volcanique). L’étude des variations climatiques sur le long terme nous indique qu’un changement d’une telle ampleur et à une telle vitesse ne connaît pas de précédents dans l’histoire climatique des dernières centaines de milliers d’années. L’augmentation de la température au cours du dernier demi-siècle est la plus rapide observée par l’Homme.
Figure 1 – Évolution de la température terrestre depuis l’ère préindustrielle (tirée du rapport) Lecture : en noire, la trajectoire observée depuis que des mesures fiables existent
Quelle est alors la cause de cette augmentation ? Elle est due à l’activité humaine depuis dieux siècles via le rejet de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les gaz ayant eu le plus d’effets sur le réchauffement sont le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O) dont les concentrations dans l’atmosphère ont respectivement augmentées de 47%, 156% et 23% depuis 1750. Le rejet de ces gaz dans l’atmosphère est à l’origine de l’effet de serre et augmente le forçage radiatif terrestre. Ainsi, l’équilibre entre l’énergie reçue et celle renvoyée par la terre est rompu. Les océans absorbent la majorité (70%) de ce surplus énergétique, tandis que l’atmosphère absorbe le reste et se réchauffe. Le mécanisme détaillé est expliqué par exemple dans l’article consacré de Bon Pote. À l’heure actuelle, nous avons atteint la concentration de 410 ppm (parties par million) de CO2.
La multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme.
Le GIEC explique alors que le réchauffement, avec le dérèglement climatique qu’il génère, est déjà visible dans de nombreuses régions du globe. Ainsi, la multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme. Les vagues de chaleur, les précipitations extrêmes, les feux de forêts ou encore les cyclones tropicaux se sont multipliés depuis le dernier rapport du GIEC en 2014. Les variations climatiques sont réparties de manière très hétérogène à la surface du globe.
Le GIEC propose ensuite une mesure plus précise de la sensibilité climatique de la Terre, c’est-à-dire de la température atteinte en cas de doublement de la concentration de CO2 dans l’air. En cas d’atteinte de ce seuil, la température monterait de 3°C avec un intervalle de confiance compris entre 2,5°C et 4°C bien plus précis qu’il y a 7 ans. Quelles sont alors les perspectives d’évolution du climat sur les prochaines années ?
1,5°C atteint dès 2030, 4,5°C à la fin du siècle si rien ne change
Afin de fournir des éléments sur l’évolution future du climat, le GIEC se base sur 5 scénarios dits de référence qui dépendent du rythme d’évolution des émissions de GES. Ces scénarios, intitulés « SSP » dans ce nouveau rapport, vont du scénario SSP1-1.9, correspondant à zéro émission nette avec captage à l’horizon 2050 au scénario SSP5-8.5 aussi surnommé « business as usual » qui correspond au scénario au cours duquel aucune mesure de réduction des émissions sérieuse n’est prise.
Premier enseignement majeur, tous les scénarios mènent à une température de 1,5°C dès 2030, soit une décennie plus tôt que ce qui avait été avancé par le précédent rapport, il y a 7 ans. Le changement climatique s’est accéléré. Seuls les deux scénarios impliquant une baisse drastique des émissions (SS1-1.9 et SSP1-2.6) permettent de contenir la température en-dessous des 2°C au cours de ce siècle.
Figure 2 – Trajectoire d’évolution de la température selon le scénario retenu Lecture : pour le scénario SSP5-8.5, la température atteindrait 2°C vers 2040 et près de 4,5°C vers 2100. Les zones autour correspondent aux zones d’incertitude.
Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes.
Quelles seraient les conséquences d’un dépassement du réchauffement au-dessus de 1,5°C ou 2°C ? Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes. Ainsi, le passage au-dessus de 2°C va augmenter sensiblement la fréquence des vagues de chaleurs meurtrières, des précipitations extrêmes et des perturbations pour le monde agricole notamment. Certaines régions vont probablement connaître un réchauffement près de de 2 fois plus important que la moyenne (régions semi-arides, Amérique du sud) tandis que ce chiffre s’élève à 3 pour les régions arctiques. D’importantes perturbations du cycle naturel de l’eau sont à prévoir, engendrant à la fois des précipitations extrêmes et des périodes de très forte sécheresse de manière accrue.
Le rythme du changement climatique pourrait par ailleurs être accéléré par ce que l’on appelle des boucles de rétroaction qui auraient un effet catalytique sur l’évolution de la température. Ainsi, le GIEC souligne que l’augmentation de la température va très probablement diminuer la capacité des océans et des terres à jouer leur rôle de puits de carbone naturel. Par exemple, le plus grand puit terrestre, la forêt amazonienne, pourrait devenir, en cas d’augmentation forte de la température, un émetteur net de CO2. Autre boucle de rétroaction majeure, celle de la fonte des glaces et des banquises. La fonte de la banquise entraîne un moindre réfléchissement vers l’espace de l’énergie solaire. D’un autre côté, la fonte du pergélisol sibérien pourrait entraîner l’émission des imposantes réserves de gaz contenues dans le permafrost, accélérant par là le changement climatique.
Un dépassement de certains seuils (les fameux « points de bascule ») risque aussi d’occasionner des changements irréversibles pour les prochains millénaires. Le GIEC avance que ces changements seront en particulier visibles pour l’océan : augmentation du niveau de l’eau (de 50 cm à 2 m en 2100 selon les scénarios), acidification, désoxygénation. La glace arctique pourrait avoir disparu totalement en été dès 2050.
Des conséquences du changement climatique qui seront visibles partout
D’après ce rapport, les effets du changement climatique seront perceptibles dans l’ensemble des régions du monde dès 2030, avec toutefois une forte variabilité. Les conditions et caractéristiques locales peuvent affecter localement l’influence du réchauffement. Ainsi, un réchauffement global de 1,5°C n’implique pas une augmentation homogène sur l’ensemble du globe mais peut présenter de fortes disparités régionales, avec certaines contrées particulièrement touchées.
Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresses).
Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresse). Tout un ensemble de région pourraient être touchées par la montée des eaux. Le GIEC souligne que l’urbanisation augmente fortement les pics de chaleur (effet dôme de chaleur des villes).
Par ailleurs, le GIEC note la possibilité d’un emballement non-anticipé de la machine climatique avec un dérèglement rapide. Un tel emballement multiplierait les événements climatiques cités ci-dessus. La possibilité d’un tel emballement et d’une déstabilisation brutale du système climatique augmente avec la température. Ainsi, le passage de la barre fatidique des 2°C entraîne une augmentation de l’incertitude sur l’évolution climatique. Au-delà de cette barre, il est possible que l’atténuation et l’anticipation du changement climatique deviennent bien plus difficiles. Un des principaux risques est l’effondrement du Gulf Stream qui assure la régulation du cycle de l’eau en Atlantique pour une vaste partie du globe.
Limiter le changement climatique : chaque tonne de CO2 émise compte
Tout d’abord, il est nécessaire de savoir qu’il y a une forte relation linéaire entre quantité de CO2 présente dans l’atmosphère et augmentation de la température terrestre (1000 GtCO2 occasionne un réchauffement de 0,45°C). Pour illustration, le travail des scientifiques estime que depuis 1850, l’humanité a émis près de 2 390 GtCO2.
Par conséquent, la limitation du changement climatique passe impérativement par une diminution des gaz à effets de serre. Le rapport souligne que toute tonne supplémentaire émise dans l’atmosphère contribue directement au réchauffement climatique. Le seul moyen de stopper le réchauffement est donc d’arriver le plus rapidement possible à zéro émission nette, c’est-à-dire que le peu d’émissions subsistantes devra être compensé par le développement du stockage de carbone, de manière naturelle (océan, forêt, nouvelles affectations des terres) ou artificielle. Le GIEC note qu’une réduction rapide et forte des émissions pourrait donc permettre de limiter le réchauffement tout en limitant la pollution aérienne et en améliorant la qualité de l’air.
Pour maintenir la température à 1.5°C, le budget carbone qu’il nous reste est d’environ 500 GtCO2 (probabilité de 50% que ce budget soit suffisant). Il est de 1350 GtCO2 pour ne pas dépasser 2°C. En cas d’atteinte de la neutralité carbone, il serait alors possible d’inverser le changement climatique dans une certaine mesure. Toutefois, certaines conséquences seront d’ores et déjà irréversibles.
Figure 3 – Émissions cumulées de CO2 en fonction des scénarios retenus Lecture : Pour le scénario SSP5-8.5, les émissions cumulées atteindraient près de 10500 GtCO2en 2100, la majorité étant captée directement par l’atmosphère, le pouvoir captateur des océans et des terres se réduisant fortement (38% des émissions captées)
Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable.
En cas de diminution forte et rapide des émissions anthropiques (scénarios SSP1-1.9 et SSP1-2.6), les améliorations pourraient être perceptibles relativement rapidement au bout d’une vingtaine d’année (soit vers 2040-2050) avec une amélioration de la qualité de l’air, un ralentissement du changement climatique et par suite des événements climatiques extrêmes. Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable. Toutefois, il convient de s’interroger sur la signification concrète de cette neutralité carbone à atteindre, travail qui sera analysé dans les prochains chapitres de ce 6ème rapport global du GIEC. A l’échelle mondiale, 75% des émissions anthropiques sont liées à la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz charbon), tandis que les reste est lié aux pratiques agricoles (2/3 pour l’élevage) et aux changements d’affectation des terres (déforestation, labour, etc.).
Ainsi les implications structurelles des scénarios limitant le réchauffement à 1,5 ou 2°C sont claires : il faut une sortie très rapide des énergies fossiles et changer radicalement les pratiques agricoles. C’est bien là tout l’enjeu des politiques publiques à mettre en place.
Une Loi Climat qui est loin de répondre à l’urgence de l’enjeu climatique
Où en est la France face à ces enjeux ? La neutralité carbone à l’horizon 2050 a été inscrite dans la loi à travers la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Pour 2030, l’objectif fixé est une réduction de 40% des émissions par rapport à leur niveau de 1990. Sommes-nous en passe d’atteindre ou non ces objectifs ? Pendant un an, le gouvernement d’Emmanuel Macron a convoqué une convention citoyenne pour le climat (CCC) qui a formulé 149 propositions visant à atteindre les seuils fixés. Ces propositions, qui dans un premier temps auraient dû être reprises dans leur intégralité et sans filtre, dixit les allocutions présidentielles, n’ont en fait été que partiellement suivies. Le projet de loi qui s’en est suivi, celui de la fameuse Loi Climat s’avère insuffisant en tout points. Seules 18 propositions ont été totalement reprises, tandis que 26 ont été mises de côté et le reste modifié, amendé et appauvri.
Une étude mené par le cabinet indépendant Carbone 4 a tenté d’évaluer l’impact des politiques publiques au regard des objectifs de réduction des émissions affichés. Pour 10 des 12 paramètres structurant la politique climatique, l’action de l’État français est largement insuffisante. En effet, le travail de la Convention Citoyenne pour le climat s’inscrit dans une logique globale de changement des habitudes écocides de la France. Les mesures édictées n’ont en effet pas été pensées pour être appliquées au compte-goutte, mais bien pour constituer un projet dans lequel chaque mesure aurait dû compléter les autres. Or, la loi climat n’est composée que de fractions de mesures parmi les moins essentielles et qui, isolées, ne permettent pas de suivre les indications du GIEC ni de la trajectoire promise lors de la COP 21. Dénuée de son sens originel, la Loi Climat et résilience est ainsi une façade d’un travail complet mené par ses membres. L’ensemble des politiques menées jusqu’ici (Grenelle de l’Environnement, Loi de transition écologique pour une croissance verte, Loi Climat) ne sont pas à la hauteur des enjeux. Rappelons que le Conseil d’État a déjà condamné le gouvernement pour son inaction climatique.
Face à l’urgence de la situation décrite par les travaux du GIEC, d’importantes politiques écologiques devront être mises en place. Le changement climatique est déjà perceptible, la bifurcation écologique doit être amorcée dès maintenant et concrétisée dans les quelques années – une décennie tout au plus – qui viennent.
À l’heure où la question de l’union de la gauche agite les partis politiques français, il n’est pas inutile de se tourner de l’autre côté du Rhin, où cet enjeu est plus brûlant encore.Ni les Verts allemands, ni les sociaux-démocrates du SPD, ni la gauche post-communiste de Die Linke ne sont particulièrement enthousiastes à l’idée d’une coalition verte-rose-rouge. Néanmoins, cette alliance de centre-gauche n’est pas formellement exclue. Pourra-t-elle entamer le statu quo néolibéral pour autant ? L’agenda politique des Verts et des sociaux-démocrates permet, à tout le moins, d’en douter — qui plus est, dans un contexte de retour en force de la crainte de l’inflation au sein de la population allemande.Traduction par Jean-Baptiste Bonnet.
Il est redevenu possible de rêver de folles utopies — du moins celle de ne pas être gouverné par la CDU d’Angela Merkel. Depuis que les Verts ont décidé de faire d’Annalena Baerbock leur candidate à la chancellerie, ils connaissent un nouvel essor dans les sondages, comme à l’hiver 2019, avant que la pandémie n’éclate. Quelques sondages montrent une majorité théorique, bien que très mince et fragile, pour une alliance de centre-gauche sans la CDU. Mais une coalition verte-rose-rouge a-t-elle une réelle chance ? La coalition noire-verte [CDU et Verts] n’est-elle pas déjà une fatalité ? Le scepticisme et le cynisme sont tout à fait justifiés.
L’option verte-rose-rouge reste plutôt improbable à l’heure actuelle. Mais indépendamment de ce que l’on pense d’une telle alliance, les circonstances dans lesquelles elle pourrait se réaliser devraient être examinées de plus près.
Si une coalition verte-rose-rouge était arithmétiquement possible et que la CDU/CSU obtenait plus de voix que les Verts, Mme Baerbock devrait décider si elle préfère devenir la première chancelière écologiste d’Allemagne ou ministre sous Armin Laschet [le candidat de la CDU]. Malgré toute la distance qui la sépare de Die Linke sur le plan des idées, il se pourrait que ses ambitions personnelles l’emportent et que, pour cette seule raison, elle se décide en faveur du poste de chancelier — et donc aussi en faveur d’une alliance gouvernementale de gauche. Il en va de même pour Olaf Scholz si le SPD se retrouve inopinément devant les Verts.
Si une coalition verte-rose-rouge était possible et que la CDU/CSU obtenait plus de voix que les Verts, Mme Baerbock devrait décider si elle préfère devenir la première chancelière écologiste d’Allemagne ou ministre sous Armin Laschet.
On pourrait rétorquer que Baerbock, en tant que “reala” [l’aile droite des Verts], est probablement plus désireuse d’une coalition centriste fermement ordolibérale avec la CDU/CSU et éventuellement le FDP [ndlr : parti ultra-libéral]. Mais même si Mme Baerbock se classe bien dans cette catégorie sur le papier, quiconque connaît les rouages internes des Verts sait à quel point ces étiquettes ne signifient rien. La direction du parti Habeck-Baerbock a réussi ce dont les principaux politiciens verts rêvaient depuis des décennies : une synthèse idéologique qui satisfait une grande partie de la base du parti. L’ancien rassemblement disparate de mouvements écologistes est devenu un parti de masse cohérent comptant plus de 100 000 membres.
Sur l’ordolibéralisme allemand, lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »
Les critiques de gauche à l’égard des Verts suivent généralement un même schéma : avec les méfaits du gouvernement fédéral rose-vert de Gerhard Schröder, le parti a trahi ses principes fondateurs [ndlr : de 1998 à 2005, les Verts participent en tant que partenaires du SPD aux lois Hartz qui dégradent les droits des travailleurs précaires et à l’intervention de l’Allemagne au Kosovo et en Afghanistan, à l’opposé du pacifisme radical traditionnel des Verts]. Cependant, ces tentatives de “démasquer” le parti ne semblent jamais aboutir. Les partisans des Verts, en particulier, ne sont guère impressionnés par ces attaques.
Cette critique, souvent formulée sur un ton très moralisateur, repose sur l’hypothèse que le parti n’existe que pour absorber les votes des personnes “plutôt de gauche” qui souhaiteraient en fait des politiques vraiment radicales, voire socialistes. Cette clientèle confuse serait simplement éblouie par le marketing très professionnel des Verts, mais ne se sentirait pas idéologiquement attachée au parti. Cependant, cette analyse ne fonctionne plus depuis longtemps. Si les Verts ont autant de succès, c’est aussi parce que leurs électeurs obtiennent d’eux exactement les politiques qu’ils souhaitent.
Les administrateurs du capitalisme
Le successeur malheureux de Jeremy Corbyn, Keir Starmer, et le courant travailliste de la “soft left” dont il est proche, la candidate à la présidence américaine Elizabeth Warren, la première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern et maintenant aussi les Verts allemands, tous font partie d’une Internationale progressiste centriste nouvellement constituée, qui est en lice pour hériter du néolibéralisme progressiste de Clinton, Schröder, Blair et plus récemment Obama. Une partie des conseillers de Biden peut également être affiliée à ce nouveau courant. La gauche radicale est quelque peu perplexe face à ce phénomène et a jusqu’à présent lutté sans succès pour trouver la bonne réponse politique.
Qui sont ces nouveaux “progressistes” et que veulent-ils ? Remarquablement, en-dehors de Starmer, il y a peu de différences entre le personnel politique et son électorat. L’adhérent moyen des Verts pense comme Baerbock ; la vision du monde d’un électeur de Warren ne diffère généralement pas beaucoup de celle de Warren. Ce n’était pas encore le cas du New Labour et du SPD de Schröder, ni des démocrates de Clinton dans les années 1990. Avec un mélange de rhétorique de modernisation et de véritables progrès de société, leurs successeurs se présentent aujourd’hui comme des “forces progressistes” à leur électorat politiquement incertain et désorienté, et en profitent pour leur imposer des réformes néolibérales.
Derrière les nouveaux centristes progressistes se rassemble une nouvelle classe composée des couches les plus diplômées — la “classe professionnelle-managériale” (PMC), décrite pour la première fois par Barbara et John Ehrenreich dans les années 1970. Pendant des décennies, elle a constitué une composante importante des coalitions progressistes-néolibérales. Cette époque est révolue. Aujourd’hui, la PMC ne se contente plus de faire partie d’un grand compromis de classe. Elle veut se tenir debout sur ses propres bases politiques.
L’électorat des Verts, et en particulier leurs adhérents, provient en grande partie des couches les plus diplômées de la fonction publique et des secteurs parapubliques : enseignants, cadres moyens et supérieurs de la fonction publique, travailleurs sociaux, personnel scientifique et employés d’organisations de la société civile [ONG, associations et autres structures qui composent le secteur non-marchand] donnent le ton au sein du parti. La vision du monde des Verts reflète in fine leur position de classe.
Ceux qui travaillent du côté “social” de l’État, plutôt que dans la police, la justice et l’armée, ont pour mission principale de prévenir et de régler les conflits sociaux. Que ce soit dans les écoles, les services d’urbanisme ou les centres de conseil en matière de drogues, le quotidien professionnel de cette classe se caractérise par la conciliation des intérêts, la compréhension et l’empathie, associées à un recours possible à la coercition (aussi douce que possible) à tout moment. Si les conflits n’apparaissent pas ou peuvent être résolus par un processus de médiation sans causer de problèmes à la société dans son ensemble, cela est considéré dans ces professions comme l’expression d’un travail accompli avec succès.
Derrière les nouveaux centristes progressistes se rassemble une nouvelle classe composée des couches les plus diplômées — la “classe professionnelle-managériale” (PMC) — […] Le quotidien professionnel de cette classe se caractérise par la conciliation des intérêts, la compréhension et l’empathie, associées à un recours possible à la coercition (aussi douce que possible) à tout moment
Par rapport à la périphérie européenne et à l’espace anglo-saxon, ce secteur professionnel est encore relativement important en Allemagne. La vague d’austérité et de privatisation ayant été moins brutale ici, des parts moins importantes du secteur public ont été confiées à des prestataires de services privés. La PMC américaine comprend donc davantage d’employés du secteur privé sans lien direct avec l’État, comme les employés des universités privées ou les fameux “départements des ressources humaines”, l’énorme secteur de l’économie américaine dont la tâche principale est la gestion des conflits sur le lieu de travail. La relation au secteur public et à l’austérité est donc clairement plus ambivalente chez les PMC anglo-saxons.
Chez les Verts, en revanche, les attitudes à l’égard des largesses publiques se sont considérablement assouplies. Au niveau de la base, on n’entend guère parler en bien du néolibéralisme progressiste classique des années 1990. Le parti et le programme électoral veulent s’éloigner de Hartz IV [loi votée par le SPD et les Verts durcissant considérablement les conditions de versement des allocations-chômage et de l’assistance sociale] et s’orienter vers davantage d’assistance aux plus démunis. La protection du climat passe avant la règle d’or [règle constitutionnelle interdisant un déficit supérieur à 0,5% du PIB hors période exceptionnelle]. C’est du moins ce qui est promis.
Cela aussi reflète les priorités d’un électorat dont les emplois dépendent souvent directement ou indirectement du secteur public. La démocratie interne du parti est prise au sérieux, et Mme Baerbock devra probablement soumettre un éventuel accord de coalition avec la CDU au vote des membres. Un programme d’austérité brutal est donc sûr d’échouer sur cet écueil. Ce frein que constitue la démocratie de base chez les Verts a déjà fait dérailler les négociations sur une coalition Jamaïque en 2017 [première tentative de coalition entre les Verts, la CDU et le FDP].
Une grande partie des membres des Verts s’accommoderaient très bien d’un peu plus de redistribution et d’un programme d’investissement public généreux. La coalition verte-rose-rouge n’échouera donc pas sur les questions financières et macroéconomiques, ne serait-ce que parce qu’une protection efficace du climat l’exige de manière évidente.
Bien sûr, cela ne fait pas des Verts et de leurs alliés progressistes des socialistes. La tâche principale déclarée de ce centrisme progressiste est de gérer le capitalisme et d’aplanir ses contradictions. L’idée d’une classe ouvrière organisée agissant comme un sujet politique indépendant qui pourrait changer fondamentalement l’ordre économique dans son intérêt leur est étrangère. Leur optimisme quant à la possibilité de contenir le capital par un État régulateur provient également du fait qu’ils ne croient tout simplement pas à de réelles alternatives.
Du point de vue du centrisme progressiste, le capitalisme ne peut plus survivre sans l’intervention régulière de l’État — personne ne peut plus le nier. Il reste pourtant le seul système possible selon eux. Les alternatives socialistes sont elles rejetées comme des rêveries sans lendemain.
« Surtout, pas de populisme »
Néanmoins, ces centristes progressistes ne sont pas essentiellement ouverts qu’à des alliances avec le capital, mais également avec la gauche. Starmer est le seul, parmi ces nouveaux progressistes, à avoir ouvertement déclaré la guerre à la gauche. Cette stratégie lui a valu d’enchaîner défaite sur défaite. Biden et Ardern, en revanche, sont, chacun à leur manière, très habiles à jauger la force de la gauche et à lui offrir des compromis qu’elle aura du mal à refuser. Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ne critiquent Joe Biden qu’avec des gants de velours — même quand ces précautions ne se justifient pas. Ils savent qu’ils ont beaucoup à perdre en attaquant trop Biden.
Rien ne permet de penser que les Verts allemands suivront la même voie que Starmer et chercheront à entrer en conflit ouvert avec la gauche. Après tout, ils savent que les préoccupations fondamentales de la gauche, comme le développement du logement public et la démilitarisation conséquente de la politique étrangère allemande, sont extrêmement populaires, même si l’impopularité générale des partis, des politiciens, des activistes ou des sous-cultures de gauche ne faiblit pas.
Si Die Linke reste ferme dans les négociations de coalition, elle pourrait certainement obtenir beaucoup de choses en termes de politique intérieure : des programmes d’investissement dans le logement, la protection du climat et les transports publics, un revenu minimum [à l’image du RSA en France] et la fin des sanctions Hartz IV sont envisageables avec les Verts et le SPD, tout comme un retour modéré de l’impôt sur la fortune. La coalition verte-rouge se heurte à des barrières ailleurs. À côté de préoccupations réelles concernant le climat et d’un enthousiasme nouveau pour plus “de reconnaissance et de justice”, l’éco-système des Verts s’appuie sur un troisième pilier idéologique : un anti-populisme forcené.
Pour une analyse des événements récents qui ont secoué le SPD, lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Congrès du SPD : dernière chance pour la social-démocratie ? »
La base des Verts est tout aussi inquiète des “populistes” que de la crise climatique. Le rejet démonstratif du populisme est un excellent exemple de l’ambiguïté congénitale avec laquelle la nouvelle synthèse idéologique est maintenue. Car si les Verts de gauche n’ont que l’AfD en tête, pour les centristes, cela signifie aussi Die Linke. Cependant, cette différence d’opinion ne conduit pas à un conflit, car il existe un accord sur un principe de base : le “populisme” en tant que force socialement corrosive est craint et détesté par les Verts.
La base des Verts est tout aussi inquiète des “populistes” que de la crise climatique. Le rejet démonstratif du populisme est un excellent exemple de l’ambiguïté constructive avec laquelle la nouvelle synthèse idéologique est maintenue. Car si les Verts de gauche n’ont que l’AfD en tête, pour les centristes, cela signifie aussi Die Linke
Les Verts ont une aversion pour les conflits, non pas principalement en raison de leur préoccupation pour leur sécurité matérielle, mais en raison de leur éducation et de leur pratique professionnelle. En tant que cadres et travailleurs du secteur social, ils pensent que les conflits et les agressions doivent être gérés et aplanis plutôt que traités ouvertement. Bien sûr, ils sont également gênés par le programme inhumain de l’AfD. Néanmoins, la condamnation esthétique d’un front populiste perçu comme agressif et incivilisé joue un rôle tout aussi important pour leur identité politique.
Cet anti-populisme virulent légitime également la politique étrangère verte, dont la défense contre les menaces idéologiques extérieures constitue l’élément central. Brexit, Trump, Poutine, Bolsonaro, Hamas : le “populisme” se répand dans le monde entier, les “démocrates” doivent faire front pour se défendre. Ce ne sont plus les conflits armés de la périphérie mondiale qu’il faut pacifier, mais notre propre société, au mieux européenne, dans laquelle des forces extérieures dressent les populations les unes contre les autres. Il est vrai que la fondation Heinrich Böll, affiliée au parti, qui reprend les positions de l’establishment de Washington avec un zèle presque religieux, a une importante fonction de légitimation. Mais les membres des Verts n’ont souvent pas besoin d’être convaincus sur ces questions. Leur anti-populisme transatlantique s’est développé de manière organique. Ils se sentent confortés par l’élection de Joe Biden, qui a rendu les États-Unis à nouveau “respectables”. Sa prétention impérialiste au leadership est acceptée avec un haussement d’épaule. Dans la “lutte contre le populisme”, il est permis de se salir les mains.
Il ne faut pas se faire d’illusions : idéologiquement, les membres des Verts sont rigoureusement unis sur ces questions. Mme Baerbock sait qu’on lui demandera d’adopter une ligne dure contre certains “populistes” de Die Linke. La gauche doit être consciente qu’elle a peu d’alliés parmi la base des Verts sur ces questions. Tant la direction du parti que la base insisteront pour obtenir des sacrifices, tant symboliques que substantiels, de la part d’un potentiel partenaire de coalition de gauche. Ce n’est pas tant parce qu’ils sont de fervents partisans du libéralisme mais parce que l’image qu’ils ont d’eux-mêmes repose sur l’obligation de ne pas céder aux “populistes”.
Le marche vers le progrès passe par le centre
Pour la gauche anti-libérale à travers le monde, traiter avec les nouveaux progressistes pourrait devenir une question centrale en matière de crédibilité politique. L’extrême-gauche américaine souligne à juste titre que certains des critiques internes les plus puissants du Parti démocrate font peu de bruit. Ils ne parviennent pas à exercer une pression publique significative sur le président. Néanmoins, des structures indépendantes de gauche, voire explicitement socialistes, se sont établies et peuvent jouer ce rôle dans une certaine mesure. Une partie de la vérité, cependant, est que la classe ouvrière n’est pas suffisamment bien organisée, où que ce soit dans le monde occidental, pour réaliser une politique transformatrice par elle-même à l’heure actuelle. Les projets sociaux de la gauche seront presque impossibles à mettre en œuvre sans un pacte au moins temporaire avec le centre progressiste.
Un gouvernement vert-rose-rouge, s’il se concrétise, pourrait apporter en Europe la politique du début de la présidence Biden : à l’intérieur, un renouveau de l’État interventionniste, notamment en matière de politique commerciale et industrielle, et une timide redistribution des richesses et à l’extérieur, le risque d’une nouvelle guerre froide.
Pour un premier bilan de l’action de Joe Biden, lire sur LVSL cet article de Politicoboy : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »
Il n’est pas encore certain que les partis puissent s’entendre sur des projets de politique intérieure transformatrice et sur une ligne de politique étrangère commune [ndlr : lire à ce sujet l’article de Serge Halimi sur les divisions géopolitiques de la gauche en France paru dans le Monde diplomatique], et quels compromis devraient être faits à cet égard. Beaucoup dépendra également de la situation politique mondiale à l’automne. La question de savoir si le programme de politique intérieure d’une alliance gouvernementale de gauche est justifié dans de telles circonstances deviendra un point de discorde au sein de la gauche en cas d’urgence. Il est impossible de répondre à cette question de manière définitive à l’heure actuelle. Et une coalition noire-verte reste toujours beaucoup plus probable.
Le revenu universel est-il un bon outil pour redistribuer la richesse et encourager la transition écologique en rémunérant des activités non réalisées dans l’emploi salarié ? Denis Bayon, journaliste à La Décroissance, n’est pas de cet avis. Dans son livre L’écologie contre le revenu de base (La Dispute, 2021), cet économiste de formation s’oppose à la fois aux écologistes défendant le revenu universel et à la gauche antilibérale qui s’y oppose, qu’il juge trop enfermée dans une vision productiviste. Nous l’avons interrogé pour mieux comprendre son point de vue et sa proposition de salaire universel visant à réorienter l’économie vers la décroissance.
Le Vent Se Lève – Revenons d’abord sur la notion de revenu universel, qui est utilisée pour décrire toutes sortes de dispositifs finalement très différents dans la forme et dans les objectifs poursuivis.Quels sont les points communs et les différences entre les versions proposées de revenu universel ? Globalement, qu’est-ce qui différencie un revenu universel tel que conçu par des libéraux et celui imaginé par la gauche écologiste ?
Denis Bayon – Tous les défenseurs du revenu universel s’accordent sur son universalité et son inconditionnalité, c’est-à-dire que toutes les personnes vivant sur le territoire, enfants compris, recevraient mensuellement un revenu monétaire. Les différences entre les libéraux et la gauche écologiste sont les suivantes : la gauche est généralement plus généreuse que « la droite » en retenant des montants monétaires proches du seuil de pauvreté (800 à 1000 euros par personne et par mois). Elle est plutôt favorable à ce qu’une part du revenu prenne la forme d’un accès gratuit à certains biens et services de première nécessité (premiers kWh d’électricité, premiers mètres-cube d’eau, etc.). Elle tendra également à défendre des innovations monétaires, comme le versement d’une partie du revenu en monnaies locales.
Mais, dans leurs présentations du revenu universel, ce qui les différencie surtout c’est que la gauche écologiste anticapitaliste fait de cette mesure un élément clef pour une « autre société ». Pour les libéraux au contraire, un revenu de base ne remet en rien en cause les institutions marchandes capitalistes. Ce sont eux qui ont raison. Mon livre ne s’attaque absolument pas aux libéraux qui, en défendant cette mesure, sont en parfaite cohérence intellectuelle. Il s’attaque intellectuellement à ceux dont je suis le plus proche moralement et politiquement : les écologistes anticapitalistes. Il y a chez eux une grave erreur de pensée qui les pousse à une grave erreur politique.
LVSL – L’un des arguments les plus courants en faveur du revenu universel est celui de la « fin du travail ». Pour certains, le fait que la productivité progresse plus vite que la croissance économique signifie que l’emploi est nécessairement amené à se raréfier, la technique permettant de remplacer toujours plus de travail humain. Pourquoi rejetez-vous cette hypothèse de la « fin du travail » ?
D.B. – Pour les partisans du revenu universel, le travail manque. Il faut alors, d’une part le partager via la réduction du temps de travail (RTT) et, d’autre part, verser des revenus sans condition de travail, c’est-à-dire un revenu de base, à tous ceux qui n’en ont pas. Si cette position a l’apparence de la rationalité et de la générosité, elle est en fait totalement erronée et trahit une incompréhension de la dynamique du capitalisme.
Il est surprenant que des écologistes et des anticapitalistes se réjouissent des progrès techniques qui remplacent toujours plus le travail humain. Car la poursuite sans fin du progrès technique se trouve au cœur du capitalisme. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont inventé et financé la machinerie industrielle ! C’est ce « progrès technique » qui a anéanti la paysannerie, l’artisanat et les métiers ouvriers, et qui s’attaque maintenant à des professionnels qui s’en croyaient naïvement protégés comme les enseignants. En outre, toutes ces technologies numériques ont un impact écologique désastreux. En définitive, certains fantasment sur un monde où nous n’aurions plus à travailler tandis que d’autres semblent résignés à penser qu’on n’arrêtera pas le progrès technique et promeuvent l’idée de s’adapter via la RTT et le revenu inconditionnel.
Par ailleurs, sur le fond, il est erroné de dire qu’aujourd’hui la hausse de la productivité du travail marchand est supérieure à la croissance économique. Une vaste littérature économique se lamente au contraire de la tendance à la chute des gains de productivité du travail dans notre pays depuis le début des années 1980. La raison en est extrêmement simple : les capitalistes n’investissent plus assez parce que les taux de profit sont à la peine. Chaque euro de capital ou de patrimoine rapporte de moins en moins d’argent sous forme de droit de propriété. Et comme le taux de profit – et non les profits – est la variable clef de la performance des entreprises capitalistes, l’incitation à investir est moins forte. De fait, depuis le milieu des années 1980, on constate que le nombre total d’heures de travail, qu’on compte celles-ci dans le secteur marchand ou dans les administrations et assimilés, augmente globalement en France. Cela n’a rien de surprenant : avec des gains de productivité horaire qui se réduisent, il y a davantage d’offres d’emplois, globalement de moins en moins productifs.
« Sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur ! »
Même si le capitalisme se remettait à bien fonctionner, à savoir renouait avec de forts gains de productivité marchande supérieurs à la croissance économique, la valeur économique générée par le travail marchand se réduirait. En effet, si, avec moins de travail, les entreprises produisent autant ou davantage de marchandises, les prix de celles-ci baisseront et avec eux les taux de profit. Si les profits restent stables, le capital accumulé, lui, aura encore augmenté suite aux investissements dans de nouvelles machines, d’où un taux de profit finalement plus faible (ndlr : cette explication fait référence à la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit).
Dès lors, si vous souhaitez baisser le temps de travail des employés, il faut aussi baisser leurs salaires. Sinon vous dégradez encore davantage le taux de profit des entreprises, qui se retrouvent menacées de faillite. C’est exactement ce qu’a fait la gauche plurielle avec ses « 35 heures », qui ont été payées par une baisse des cotisations sociales, c’est-à-dire la part indirecte du salaire. En fait, c’est seulement lorsque le capitalisme est en pleine forme, avec une forte productivité horaire, une forte croissance économique et des taux de profit en hausse, que le temps de travail individuel baisse.
LVSL – Admettons que l’on partage les arguments des écologistes favorables au revenu universel ; il s’agit ensuite de le financer. En général, il est proposé de trouver les montants nécessaires par une réforme fiscale qui augmenterait la contribution des plus riches, de potentielles nouvelles taxes (carbone, transactions financières…) ainsi que par des économies sur les minima sociaux remplacés par cette nouvelle prestation. Est-ce réaliste selon vous ?
D.B. – Il est impossible de financer un revenu universel inconditionnel tel que le décrivent les écologistes anticapitalistes sans un bouleversement de fond en comble de l’ordre institutionnel. Les besoins de financement sont trop importants. Le revenu moyen dans ce pays est d’environ 2400 euros par adulte et par mois. Prenons un revenu universel proche du seuil de pauvreté, soit de 1 000 euros mensuels par adulte et 500 euros par enfants, puisque nombre d’auteurs retiennent, de façon surprenante, une demi part par enfant. À l’échelle globale, cela nécessite un financement de plus de 600 milliards d’euros, soit environ la moitié du montant des revenus monétaires versés dans notre économie chaque année. Certes, sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur !
Quant à une nouvelle fiscalité parée de vertus écologiques, elle relève d’objectifs tout de même très contradictoires. Ainsi une taxe carbone rapportera d’autant plus d’argent que notre économie en émettra ! Et si elle désincite la pollution comme espéré, elle ne rapportera alors plus grand chose pour financer le revenu universel. Même réflexion au sujet des taxes sur les transactions financières : pour financer le revenu de base, il faudrait souhaiter la spéculation !
Il en va encore de même avec une forte taxe sur les profits, c’est-à-dire les revenus de la propriété lucrative comme les intérêts, dividendes, rentes ou loyers. La défense du revenu universel ne remet fondamentalement en cause aucune des institutions capitalistes comme la propriété capitaliste de l’outil de travail, le marché de l’emploi, le crédit bancaire avec intérêt ou la croissance économique sans fin, la viabilité du financement repose sur la prospérité du capitalisme. Or, une forte taxe sur les profits ferait chuter l’indicateur clé du capitalisme, le taux de profit, ce qui déstabiliserait encore davantage les institutions du régime capitaliste, et donc la base fiscale sur laquelle on compte pour financer la mesure.
Au final, financer le revenu universel implique donc que l’assurance chômage, le régime général de retraites ou d’autres branches de la Sécurité sociale, soient fortement amputées, voire supprimées. Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. Encore une fois, seuls les partisans libéraux du revenu universel sont parfaitement cohérents.
En fait, la seule solution pour « garantir le revenu », c’est d’en finir avec son inconditionnalité, qui est présentée comme la pierre d’angle « révolutionnaire » de l’édifice, et de financer un revenu minimum en augmentant les minima sociaux à 800 ou 1000 euros mensuels.
LVSL – Certains économistes ou responsables politiques proposent de recourir à la création monétaire, qu’il s’agisse d’euros, de monnaies locales ou de crypto-monnaies, pour financer ce revenu universel. Vous estimez qu’ils ont tort, que cela ne ferait que créer de l’inflation. Pourquoi ?
D.B. – Comme les partisans du revenu universel butent sur la réalité que son financement conduirait à désagréger des pans entiers de la Sécurité sociale, et que rares sont ceux qui peuvent entièrement l’assumer, on sort alors du chapeau « l’argent magique » : la création monétaire. Mais à quoi sert la monnaie, sinon à acheter des marchandises sur des marchés ? Si une très forte création monétaire servait à financer tout ou une partie du revenu universel, tout le monde voudrait dépenser cet argent mais on ne trouverait pas assez à acheter, d’où une hausse des prix.
« Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. »
C’est précisément cette stratégie de folle création monétaire qui a été entreprise, avec une habileté diabolique, par la classe dirigeante à partir des années 1980 pour essayer de sortir de l’ornière le régime capitaliste. Il est vrai qu’elle a réussi à relancer l’activité marchande via une relance du crédit à l’économie. Mais la conséquence principale de ces politiques est que la monnaie circule avant tout sur les marchés financiers et, dans une moindre mesure, sur le marché immobilier. Dans les deux cas, cela alimente surtout la spéculation. Seule une petite partie finance la croissance industrielle. C’est cela qui explique que nous ne connaissons pas une hyperinflation alors que les sommes d’argent qui circulent n’ont plus aucun rapport avec la valeur des marchandises produites. Rien de tout cela n’aurait lieu avec le revenu de base : la population chercherait à le dépenser sur les marchés pour consommer des biens et des services. Après tout, c’est bien le but du jeu ! La forme prise par la monnaie (numérique, monnaie locale, etc.) n’importe absolument pas. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par le bitcoin, qui ne sert pas à acheter mais à spéculer.
LVSL – Si je vous comprends bien, un revenu universel conséquent est donc presque impossible à financer, sauf à le transformer en revenu minimum garanti (qui n’est donc plus universel) ou à démanteler la Sécurité sociale. Vous écrivez ainsi au début de votre livre que « la défense d’un revenu de base s’intègre dans une dynamique capitaliste contre-révolutionnaire ». Le revenu universel est-il donc un piège politique pour la gauche écologiste ?
D.B. – Oui, c’est un piège redoutable. Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Or, qui pourrait s’opposer à un but aussi généreux que la lutte contre la pauvreté ? En fait, il n’y a que deux possibilités. La plus probable, c’est que le revenu de base prenne seulement la forme d’un revenu minimum augmenté, avec pour unique objectif de lutter contre la pauvreté. Pourquoi pas ? Mais cela ne changerait rien à la domination des institutions qui détruisent la vie sur Terre : la propriété capitaliste de l’outil de travail, le crédit bancaire avec intérêt, le marché de l’emploi (avec l’exploitation du travail par le capital) ou la croissance technologique sans fin.
Si le revenu inconditionnel est effectivement mis en place, alors il faudra mettre à bas des pans entiers des institutions du régime général de la Sécurité sociale pour définitivement liquider son histoire révolutionnaire. Bien que peu probable, une telle situation marquerait l’achèvement de la contre-révolution capitaliste entamée dès 1944 face au mouvement ouvrier révolutionnaire. En effet, le régime général de Sécurité sociale était à l’origine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes, via des élections sur listes syndicales. Ce n’était certes pas parfait mais au moins ce n’était ni l’État, ni les actionnaires qui géraient les budgets considérables de la Sécu, alimentés par les cotisations sociales. Les conséquences en étaient formidables, notamment pour la gestion de l’hôpital public largement aux mains des soignants (ndlr : lire à ce propos l’article de Romain Darricarrère sur LVSL).
Or, au cours des dernières décennies, toute la classe politique n’a pas tant privatisé la Sécu qu’elle l’a étatisée, pour la confier à des techniciens et des bureaucrates, ôtant progressivement tout pouvoir aux travailleurs. Puis-je rappeler que c’est la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts) qui a appliqué le plan Juppé qui anéantit définitivement le pouvoir des syndicats de travailleurs dans la gestion des caisses de Sécu ? Raison pour laquelle tout le monde confond la Sécu et l’État. Le revenu de base repose sur la même logique : l’État, géré par « ceux qui savent » vient « prendre soin » d’une population politiquement impuissante à qui il faut donner le droit au revenu.
LVSL – Vous revenez aussi sur les arguments de ce que vous nommez « la gauche antilibérale », héritière du mouvement ouvrier et défavorable au revenu universel. Comment ce camp politique définit-il le travail et pourquoi rejette-il l’idée d’une allocation universelle ?
D.B. – La gauche antilibérale a produit des arguments très intéressants contre le revenu de base, sur lesquels se base une grande partie de mon livre. Outre qu’elle a montré que celui-ci était impossible à financer sans casser la Sécu, elle a aussi défendu l’idée que le revenu de base était une « prime à la précarité ». En effet, comme les montants envisagés, même les plus généreux, sont la plupart du temps insuffisants pour vivre, les personnes doivent continuer de se présenter sur le marché de l’emploi ou devenir auto-entrepreneur pour le compléter. Dès lors, les moins qualifiés devront se contenter de CDD, de missions d’intérim, de faibles revenus d’activité, etc. Le travail sera donc toujours une besogne qu’on expédie en y pensant le moins possible et qui n’appelle aucune bataille politique. La casse des droits du travail se poursuivra donc.
Cela dit, les partisans écolos du revenu universel sont en droit de demander à la gauche antilibérale ce qu’elle propose. Et là, c’est le grand vide. Ou plus exactement toujours les mêmes mots d’ordre : croissance « verte » (1), emplois publics et réduction du temps de travail. La gauche ne semble jamais être sortie des « 30 Glorieuses » où « tout allait bien » : forte croissance, « plein emploi » si l’on excepte que les femmes étaient renvoyées dans les foyers, progression de la fonction publique, etc. Quoiqu’on en pense – y compris, comme c’est mon cas, le plus grand mal – il est totalement illusoire de penser qu’on pourrait retrouver de tels enchaînements. Cette période correspondait à une sorte d’ « âge d’or » absolument inattendu du capitalisme : alors que ce régime avait montré des défaillances extrêmes, dont il ne se sortait qu’à coup de destructions inouïes, comme deux guerres mondiales en moins de cinquante ans, voilà qu’il renaissait en pleine forme !
Mais après cinquante ans de « crise » ou de « dépression longue » selon l’expression du marxiste Michael Roberts, nous savons que le capitalisme ne peut plus garantir la croissance et le plein emploi. Si c’était le cas, la bourgeoisie, qui aimerait tant revenir au « monde d’avant », avec sa croissance industrielle et ses taux de profit, l’aurait déjà fait. Dès lors, lorsque la gauche défend l’emploi comme seul horizon, elle défend in fine le chômage de masse qui l’accompagne.
Le plus dramatique, c’est que la gauche antilibérale ne diffère finalement des libéraux que sur le positionnement du curseur entre les « productifs » et les « improductifs » que ce cher État social devra prendre en charge. Pour les libéraux, seuls les travailleurs marchands et les capitaux sont productifs. Ce sont eux qui vont générer une valeur économique marchande qui sera taxée (les « charges » : impôts et cotisations) pour payer des improductifs (les travailleurs du secteur non marchand et les autres – chômeurs, retraités, femmes ou hommes au foyer, etc.). Contrairement à eux, les antilibéraux de gauche considèrent heureusement que le capital ne produit rien et ils reconnaissent comme « productifs » les travailleurs du secteur non marchand (administrations et assimilées) au motif que l’utilité de leur activité est reconnue socialement et politiquement. Mais ils considèrent toujours tous les autres comme des non travailleurs vivant de la générosité de l’État social. Ce raisonnement erroné est une vraie erreur politique. Les écologistes défendant le revenu universel ont eux compris la nécessité d’en finir avec ce découpage productif / improductif.
LVSL – Selon vous, « la gauche antilibérale » commet donc une erreur dans sa définition du travail, en omettant le travail domestique. Vous proposez une autre conception du travail, inspirée notamment des travaux du Réseau Salariat et de Bernard Friot, qui prendrait en compte ce travail domestique à travers un « salaire universel ». En quoi ce salaire universel diffère-t-il du revenu universel ?
D.B. – Le salaire universel est fondamentalement opposé au revenu universel. Le point central est d’affirmer l’universalité du travail, conséquence de notre condition humaine : pour bâtir une civilisation humaine, nous devons travailler, et c’est bien ce que nous faisons tous, sauf les adultes non autonomes et les enfants, du moins en Occident. Il y a travail à chaque fois que des personnes produisent une richesse utile. La question de savoir si ce travail a lieu dans l’espace domestique, communautaire, marchand, gratuit, etc. est, dans cette affaire, secondaire.
Qu’est-ce que le « salaire universel », qu’on appelle aussi « salaire à la qualification » ou « salaire à vie » ? C’est l’attribution à tous les adultes du pays d’un salaire, à partir de la majorité politique à 18 ans, au premier niveau de qualification, c’est-à-dire au SMIC, que la CGT propose de relever à 1400 euros. Les personnes qui le souhaitent peuvent ensuite évoluer en qualification pour gagner plus.
On va me dire que c’est de la démagogie. Mais non ! Considérer tout adulte en capacité de produire de la valeur économique pose une très haute obligation politique et morale. Cela implique, de fait, que chacun s’engage dans le travail et dans le combat pour que nous en devenions maîtres, individuellement et collectivement.
D’autre part, la seule façon de financer le salaire universel, c’est d’en finir avec les revenus de l’exploitation. En finir avec les dividendes et les intérêts versés aux riches, c’est prendre nos responsabilités politiques et diriger l’économie à leur place, assumer le pouvoir. Voilà la différence radicale avec le revenu de base. Evidemment, ce salaire universel ne deviendra réalité qu’à condition d’avoir engagé de formidables combats révélant une appétence collective pour une civilisation pleinement démocratique, et donc le travail qui va avec.
LVSL – Justement, le projet de civilisation que vous portez, c’est la décroissance. Vous la définissez comme la réduction, décidée démocratiquement et non subie, de la production et de la consommation de biens et services. Comment liez-vous la décroissance et le salaire à vie ?
D.B. – Le salaire universel s’appuie sur une institution économique déjà existante, la Sécu. Outre l’augmentation des cotisations pour mutualiser une part de plus en plus importante des salaires, l’idée est de la remettre sur ses rails originels, c’est-à-dire sa gestion démocratique par les travailleurs. En effet, pour un écologiste luddite et décroissant comme moi – qui veut en finir avec des pans entiers de l’industrie pour produire autrement et moins –, seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production.
« Seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production. »
À travers l’élection d’administrateurs des caisses de Sécu, nous pourrons décider démocratiquement d’arrêter de financer des projets nuisibles comme l’EPR ou ITER (ndlr : réacteur international de recherche sur la fusion nucléaire, situé à Cadaraches, en région PACA) pour soutenir des travaux vitaux comme la petite paysannerie. Nous pourrons aussi financer des entreprises en outrepassant les créanciers et les actionnaires. La CGT avait entamé un travail sur ces questions, dénommé Nouveau Statut du Travail Salarié. Le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation actuellement réfléchi par des paysans et des syndicalistes va dans le même sens (ndlr : lire à ce propos l’article de Clément Coulet sur LVSL).
LVSL –Votre proposition de « salaire universel » est effectivement très ambitieuse, en ce qu’elle propose une tout autre organisation de l’économie. Cependant, on connaît les obstacles immenses rencontrés par le mouvement ouvrier lorsqu’il s’attaque aux détenteurs de capitaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre proposition est utopique ?
D.B. – Elle n’est pas utopique, elle s’inscrit dans le meilleur de l’histoire révolutionnaire récente. Aujourd’hui, presque tout le monde est salarié et une part considérable de ce salaire est déjà mutualisée via la Sécu et la fonction publique. Et bien, renforçons cette mutualisation pour nous donner les moyens de gérer démocratiquement l’économie ! Bien sûr, j’ai parfaitement conscience de notre marginalité : à peu près tout le monde est contre nous ! Les attaques de la classe dirigeante seraient brutales, il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment de ce qui s’est toujours passé dans les périodes révolutionnaires : répression, prison, crimes, etc. La brutalité étatique déployée contre les Gilets jaunes en a donné un avant-goût.
LVSL – Revenons sur un autre enjeu abordé ponctuellement dans votre livre, sur lequel il m’a semblé comprendre que vous étiez assez réservé : la question de la gratuité. La richesse prélevée sur la sphère marchande (impôts, taxes, cotisations…) finance en effet des services publics gratuits ou quasi gratuits, comme l’éducation, la santé ou la sécurité. Certains intellectuels, comme Paul Ariès, proposent d’élargir cette gratuité en l’étendant à d’autres domaines : transports publics, quantités minimales d’eau et d’électricité, alimentation… Selon ses partisans, cette démarchandisation de nombreuses sphères de la société pourrait permettre de satisfaire certains besoins élémentaires en outrepassant le marché. N’est-ce pas quelque chose de souhaitable pour un décroissant comme vous ?
D.B. – Si on veut être précis, on ne peut pas dire que des prélèvements sur la sphère marchande « financent » la gratuité. Par définition, la gratuité n’a pas besoin de financement. Dans un monde où tout serait gratuit, il n’y aurait pas d’argent. Sauf que nous vivons dans un monde où les marchés et la monnaie sont très présents, donc les « travailleurs de la gratuité » ont besoin de manipuler de l’argent. La personne qui prépare un repas pour le foyer le fait gratuitement mais elle doit acheter, au moins en partie, les ingrédients qui composent le repas, l’énergie pour le cuire, etc. Le cadre qui consacre 50 heures par semaine à son entreprise ne peut le faire qu’à condition que sa femme travaille gratuitement dans la sphère domestique, élève leurs enfants, prenne soin d’un parent vieillissant, etc.
Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne parle jamais des « prélèvements » sur la sphère gratuite par l’économie marchande capitaliste, alors que ceux-ci sont massifs. Cela explique d’ailleurs, comme vous le dites, que la gratuité est déjà massive dans notre économie de croissance ! Faut-il l’étendre ? Pourquoi pas ? Il est par exemple urgent que les soins dentaires soient entièrement gratuits… Mais fondamentalement la décroissance n’a rien à voir avec la gratuité. Elle affirme que si nous devions nous passer de pans entiers de l’appareil industriel, il nous faudrait beaucoup bosser. Les derniers paysans produisant des aliments sains et savoureux avec peu de technique en savent quelque chose. Une des premières choses à faire avec le système de salaire universel dont nous parlions tout à l’heure, c’est de former des travailleurs pour accomplir ces tâches au service de la société.
A l’inverse, on peut imaginer une société, à mes yeux catastrophique, où une partie de la population considérée comme inutile et improductive accéderait en sus de son revenu de base à quantité de biens et services gratuits et se contenterait d’une vie essentiellement parasitaire. Le salaire universel interdit une telle perspective, car, à la différence du revenu minimum et d’une extension très forte de la gratuité, il nous oblige. C’est d’ailleurs pour ça que, pour l’heure, à peu près personne n’en veut. Et que la gratuité a si bonne presse.
D.B. – En gros, cette initiative s’inscrit dans la généralisation du dispositif « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » défendue par tout le camp libéral, de droite et de gauche, que j’ai déjà évoqué dans La Décroissance N°175, en allant voir de plus près la réalité de ces travaux apparemment écologiquement vertueux. Je me suis notamment basé sur le travail de l’Union Locale CGT de Villeurbanne qui soutient des travailleurs en lutte dans leur Entreprise à But d’Emploi dans le TZCLD du quartier populaire de Saint-Jean (2) et les témoignages et analyses du Comité Chômeur de la CGT (3).
L’idée est d’une simplicité libérale redoutable. C’est entendu : rémunérer les chômeurs nous coûte de l’argent, on nous le répète assez. Au passage, je trouve qu’on devrait se poser la même question pour les hauts fonctionnaires qui cassent l’hôpital public ou les ingénieurs qui produisent toutes sortes de gadgets inutiles. Passons. On nous dit donc qu’un chômeur coûte environ 15 000 euros annuels. Bien sûr, les libéraux aimeraient beaucoup ne plus verser ce « pognon de dingue » aux « improductifs ». Leur logique est la suivante : avec l’argent que nous coûtent les sans emploi, versons-leur un salaire au SMIC via un contrat de travail le liant à une association créée à cet effet. Or ce qui m’inquiète là-dedans, c’est qu’on va encore utiliser l’argent de la Sécu. Et la gauche défend ça !
Ensuite, quid du travail concret ? Tout le reste de l’économie étant toujours aux mains de la classe dirigeante, le travail dans les TZCLD est extraordinairement contraint. En effet, il ne doit pas concurrencer celui des autres travailleurs de l’économie marchande ou de la fonction publique. Dès lors, il ne reste que les miettes. Les travailleurs du TZCLD témoignent de leur sous-activité, ou du fait qu’ils bossent « pour eux-mêmes », par exemple en repeignant leurs locaux.
On voit aussi des situations où cette contrainte est allégée et où les travaux réalisés viennent de fait remplacer les travailleurs du secteur marchand généralement mieux payés. La CGT chômeurs a inventorié les tâches de ce type : mise en rayon et inventaires dans la grande distribution, lavage de voitures d’entreprises, couture pour des entreprises de textile bio… Elle dresse également la liste de tous les travaux qui viennent remplacer ceux des fonctionnaires territoriaux à statut. Elle en déduit que « 80 % des travaux effectués relèvent des compétences des agents communaux ou du tissu économique déjà présent localement ». Voilà comment une idée généreuse mais erronée, car fondée sur des principes libéraux, remplit parfaitement l’agenda de la classe dirigeante. Les TZCLD s’apparentent à une fourniture de travail gratuit, les salaires étant payés par la Sécu et l’État, avec une possible modulation en prenant en compte le chiffre d’affaires liés à des travaux solvables. Potentiellement, une généralisation de la mesure rendrait disponibles des millions de travailleurs sous-payés qui casseraient les salaires et les statuts des travailleurs en postes. En outre, lorsque des travailleurs des TZCLD se révoltent contre une telle situation, ils sont durement sanctionnés. Il faut donc refuser ce genre de « solution au chômage ».
Notes :
1. Voir le remarquable livre d’Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021.
2. Union Locale CGT de Villeurbanne, Évaluation intermédiaire de l’expérimentation de Villeurbanne Saint-Jean, février 2021.
3. « Note Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée », Comité national des Travailleurs privés d’emplois et précaires CGT, consultée le 3 novembre 2020.
Jeudi 20 mai, le Premier Ministre Jean Castex annonçait, depuis le premier Paris-Nice, le grand retour du train de nuit. Relégués il y a encore quelques années aux archives de l’histoire, les trains de nuit réapparaissent pourtant partout en Europe. Comment ce dinosaure des chemins de fer est-il revenu sur le devant de la scène ?
Commençons par un problème. Vous habitez à Nice et vous devez vous rendre à Paris un vendredi. Vous pouvez partir par TGV à 16h53, en plein horaire de bureau et pour 60 €, ou bien à 20h55, pour 63 € en avion avec un temps de trajet divisé par quatre. Ce dilemme, c’est celui que la disparition du train de nuit a posé dans de nombreuses villes. Pratiques, écologiques, ces « trains d’équilibre du territoire », regroupés parmi l’offre Intercités de la SNCF, qui irriguaient abondamment la France, ont subi une sévère cure d’austérité au cours des dernières décennies.
Vie et mort du train de nuit
L’Histoire du train de nuit se mêle à celle du ferroviaire. Au début des chemins de fer, la vitesse des trains impose l’étalement des trajets sur la journée – et donc sur la nuit. Il faut 16 heures pour relier Paris à Brest en 1866 et 11 heures en 1900[1]. Les trains de nuit sont alors indifférenciés de ceux de la journée : ils s’arrêtent à de nombreuses gares, même en pleine nuit, et le matériel n’est pas adapté au sommeil. Les voitures-couchettes n’apparaissent qu’à la toute fin du XIXème siècle et ne se démocratiseront qu’au début du siècle suivant. On assiste également à l’arrivée des voitures-lits[2], plus rares et réservées à une clientèle aisée.
À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause.
Au cours de l’entre-deux guerres, la durée des trajets diminue tandis qu’augmentent les trajets en tranches multiples[3]. Après la Seconde guerre mondiale, alors que les trains transportent passagers, courrier et fret, les trains de longue distance diurnes restent rares. Les trains nocturnes ont l’avantage de desservir les gares locales avec une desserte extrêmement fine du territoire. Cohabitent donc dans les trains de nuits places assises, couchettes et voitures-lits privatisés. En 1956, le service auto-couchette voit le jour, permettant de transporter les voitures simultanément ; apparaissent également à la même époque les trains neiges qui relient directement les stations de ski depuis les grandes gares. Entre 1965 et 1980, le trafic des trains de nuit va doubler pour représenter 16% du trafic voyageur de la SNCF[4]. Malgré les premières fermetures de lignes, les années 60 marquent donc l’âge d’or du train de nuit.
Progressivement, le développement de la grande vitesse ferroviaire a raison du train de nuit. À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause. Le modèle ferroviaire français délègue de plus en plus les trajets interrégionaux aux TGV, et les trains de nuit sont rationalisés. En 2000, 300 points d’arrêts sur les 67 trains de nuit quotidiens sont supprimés, (il y en avait 500 en 1981). Guillaume Pépy, alors directeur clientèle à la SNCF, évoque une « décision courageuse » face à un risque lié à la sûreté dans les trains[5]. L’offre des trains de nuit se regroupe en 2004 sous la marque Lunea avant d’être à nouveau regroupée en 2012, avec des trains de jour, sous la marque Intercités. La fin de vie annoncée du matériel roulant a poussé la SNCF, en 2015, à préconiser la suppression de la quasi-totalité des lignes de trains de nuit par manque de compétitivité face au covoiturage, aux liaisons en journées et à l’aviation low cost. En 2016, toutes les lignes sont supprimées à l’exception des lignes de Briançon, de celle de Toulouse et de ses branches pour Latour-de-Carol (Ariège et Pyrénées-Orientales) et Rodez.
Évolution des dessertes du train de nuit entre 1981 et aujourd’hui (Paris-Nice en pointillé) – Production personnelle.
Le discours de la suppression
En 2017[6], Guillaume Pépy tenait un discours hostile sur le train de nuit en se basant sur deux arguments : le déficit des trains de nuit et l’absence de clientèle.
Pour l’ancien PDG de la SNCF, les trains de nuit faisaient « perdre 100 millions d’euros au contribuable par an ». Pourtant, quand 1 voyageur/km[7] coûte à la collectivité 0,18 € pour les trains de nuit, ce montant atteint 0,23 € pour les Intercités de jour et 0,224 € pour les TER[8]. Autre exemple de coût d’opérations ferroviaires, le partenariat public-privée de la LGV Paris-Bordeaux, qui coûte 90 millions d’euros par an[9]. On le constate, cette contribution publique de 100 millions d’euros dans les trains de nuit est loin d’être excessive pour le maintien de lignes quotidiennes d’équilibre du territoire.
Le second argument – l’absence de clientèle pour les trains de nuit– , semble lui aussi peu fiable. En 2015, le taux d’occupation des trains de nuit était de 47% contre 25% pour les TER, 26% pour les Transiliens, 42% pour l’ensemble des Intercités et 64% pour les TGV. Ce taux est toutefois descendu à 36% en 2018 suite à la suppression du train de nuit Paris-Nice qui avait le taux d’occupation le plus important (56% en 2017). Malgré cette importante diminution, l’occupation des trains de nuit restait, en 2018, supérieure aux TER (26%), aux Transiliens (27%) et semblable à la moyenne des Intercités (40%). Le discours qui a accompagné la suppression des trains de nuit ne se base donc pas sur la réalité.
Si ces arguments semblent inopérants, quelles sont les raisons profondes qui expliquent cette mise en sommeil du train de nuit ?
Comparatif 2015-2018 du taux d’occupation des trains suivant leur type – Autorité de Régulation des transports
Qui a vraiment tué le train de nuit ?
On dit souvent que le TGV a tué le train de nuit. En réalité, le TGV n’est pas seulement un développement technique mais avant tout un développement commercial. La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail »[10] avec la promotion d’un seul type de train en concurrence non seulement avec l’aviation mais surtout avec les autres trains. La compagnie nationale, sous les impératifs de rentabilité, s’est centrée autour de ses offres les plus profitables : le TGV, la location d’espaces en gare, ou l’international, et a délaissé les transports conventionnés (Transiliens, TER, Intercités). Cette situation illustre parfaitement l’intention de préjudicier au service public ferroviaire en faveur d’une SNCF devenue une « entreprise comme les autres ».
La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail ».
Le financement des Intercités est donc l’écueil principal auquel se heurtent les pouvoirs publics comme la SNCF. Alors que l’État souhaite laisser aux régions l’organisation des transports, les Intercités, dans une logique interrégionale, vont à rebours de cette stratégie. L’État a donc cherché à remplacer les Intercités par des TGV, par des TER ou par un conventionnement avec des régions pourtant mal dotées. C’est ainsi que l’on a vu diminuer de manière drastique les trajets Intercités au cours de ces dernières années.
Carte des destinations Intercités en 2006 et en 2020 – SNCF
Le vent du retour
En Europe, la suppression des trains de nuit s’est appuyée sur les mêmes arguments qu’en France. L’Allemagne a ainsi annoncé en 2016 la suppression des trains de nuit pour cause de rentabilité et de fréquentation. Pourtant, cette même année, l’Autriche a sonné le retour des trains de nuit, prenant le relais de la Deutsch Bahn (DB, la compagnie nationale allemande) sur les lignes autrichiennes et allemandes. Après une rénovation du matériel, directement racheté à la compagnie allemande, Österreichische BundesBahnen (ÖBB, la compagnie nationale autrichienne) a affiché en un an des comptes positifs. L’activité représente aujourd’hui près de 20% du chiffre d’affaires d’ÖBB avec un trafic en constante augmentation.
Pressée par ces retours positifs et la recherche d’alternatives à l’avion, les États européens ont repris la direction des trains de nuit. D’autant que le ferroviaire bénéficie d’un impact sur le climat bien moindre que ses concurrents routiers et aériens. Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, le train produit 14 grammes de CO₂ par voyageur par kilomètre contre 104 pour une petite voiture et 285 pour un avion.
En France, ce retour des trains de nuit s’est traduit par la réouverture du Paris-Nice ce mois-ci et le retour du Paris-Tarbes avant décembre. Le ministre des Transports souhaite également étendre ce mouvement avec la réouverture de quelques autres lignes à l’année et d’une dizaine pour la saison estivale : un timide retour après une destruction organisée.
Projet de liaisons nocturnes estivales, extrait du rapport sur les trains de nuit, Twitter de Jean-Baptiste Djebarri, ministre délégué chargé des transports.
Le train de nuit, maillon essentiel pour décarboner les transports
Pratique et plus économe, le train de nuit s’affirme comme un transport d’avenir dans le cadre de la transition écologique. Son retour peut, à condition d’y mettre les moyens, concurrencer l’avion tant sur l’Hexagone qu’à l’international. Le retour du train de nuit pourrait également annoncer celui du service public ferroviaire avec le développement des Intercités, du fret et des petites lignes.Ce développement permettrait d’éloigner le « pire des scénarios » que décrivait Michel Delabarre, ministre des transports en 1988, « celui où une minorité de privilégiés [pourraient] circuler d’une ville à l’autre dans les centres d’affaires situés autour des gares, parfaitement équipés pour répondre à leurs besoins d’activités et de loisirs, îlots de prospérité enclavés dans des agglomérations abandonnées à leurs problèmes et à leurs embouteillages. »[11]
Néanmoins, à l’heure actuelle, les propositions que présente le gouvernement sont loin d’être à la hauteur des enjeux que posent la décarbonation des transports. En continuant de subventionner l’aérien tout en « rationalisant » les chemins de fer, il fait le choix de privilégier un minorité qui jouit d’une hyper-mobilité à défaut de soutenir des transports publics à destination de tous.
Notes :
[1] : Tableau horaire Chaix 1866, Train 3 (Express 1ère), 16h10 entre Paris-Montparnasse et Brest ; Tableau horaire Chaix 1900, Train 103 (Rapide 1ère), 10h40 entre Paris-Montparnasse et Brest. URL : http://bcprioult.free.fr/retrovieuxhorair/index.html
[2] : Les voitures lits disposent d’espaces privatisés généralement pour une à deux personnes. Assez rare en France, la dernière voiture-lit a été celle des trains de nuits russes Paris-Nice pendant les années 2000.
[3] : Raccordement de plusieurs trains en un convoi, les différents trains peuvent provenir de différentes gares, se regrouper dans une gare intermédiaire avec une seule locomotive, puis se diviser plus tard.
[4] : Etienne Auphan, « Quelques aspects géographiques de l’évolution des trains de nuit en France », Actes du colloque de l’AHICF, 19 mars 1988, pp. 335 à 338.
[5] : Le risque indiqué pour expliquer la suppression de ces 300 arrêts concerne le vol, l’agression et les fraudes dans les petites gares. Chacun pourra apprécier la qualité de cet argument. Bruno Mazurier. La grogne monte contre la suppression de 300 arrêts, Le Parisien, 13 mai 2000 URL : https://www.leparisien.fr/economie/la-grogne-monte-contre-la-suppression-de-300-arrets-13-05-2000-2001371452.php
[6] : 8h20 de France Inter, 10 mars 2017.
[7] : Le voyageur-kilomètre est une unité de mesure qui équivaut au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre.
[8] : Pour les Intercités de jour : Rapport « Duron » TET : Agir pour l’avenir, 25 mai 2015. URL : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/154000341.pdf Pour les TER hors Ile-de-France en 2018 : Le Marché français du transport ferroviaire de voyageurs, 2018 : volume 2, Autorité de régulation des transports. URL : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2020/01/bilan_marche_ferroviaire_voyageurs_2018_volume2_vf2-1.pdf
[9] : Afin de rentabiliser son PPP, Vinci a exigé que plus de trains que nécessaires circulent sur la ligne entre Bordeaux et Paris, occasionnant un déficit évalué à 90 millions d’euros par an. Le Monde, La LGV Tours-Bordeaux, première ligne ferroviaire sous concession privée, 1 mars 2017. URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/03/01/la-lgv-tours-bordeaux-premiere-ligne-ferroviaire-sous-concession-privee_5087446_3234.html
[10] : Vincent Doumayrou, La fracture ferroviaire : Pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer, Editions de l’Atelier, 2007.
Inconnu en politique avant les élections municipales, Grégory Doucet est élu maire de Lyon en juillet 2020 mettant fin à près de vingt ans de règne de Gérard Collomb sur la ville. Loin des nombreuses polémiques dont il est régulièrement la cible, nous avons voulu rencontrer ce nouvel élu pour en savoir plus sur sa vision du pouvoir, de la métropolisation, de la décentralisation et des élections présidentielles. Un entretien réalisé le 16 février 2021 par Blandine Lavignon et Clément Coulet. Photos de Killian Martinetti.
LVSL – Il s’agit de votre tout premier mandat politique. Piétonisation, fonds de soutien à la culture, baisse de vos indemnités d’élus… Vous avez pris plusieurs mesures dans un contexte de crise sanitaire. Quel regard portez-vous sur vos huit premiers mois de mandat ?
Grégory Doucet –Tout d’abord, je suis très content. Ça peut paraître étonnant de commencer ainsi, mais je suis très content d’avoir été élu et d’exercer la fonction. C’est une fonction dans laquelle je me sens heureux. C’est mon premier mandat, mais c’est aussi le premier mandat pour l’essentiel de mon exécutif, à deux exceptions près ; Sandrine Runel aux solidarités et Nathalie Perrin-Gilbert qui est à la culture, qui, elles, sont expérimentées et connaissaient la machine.
Nous avons été élus en période de crise sanitaire et on s’est tout de suite mis au travail sur le sujet. La première semaine, alors période un peu plus calme de la crise sanitaire, je confiais à mon adjointe à la santé et la prévention la responsabilité de mettre en place une cellule de veille pour voir comment l’épidémie se propageait. À la mi-août, aux premiers signaux de reprise de la pandémie, nous avons transformé cette cellule de veille en cellule de gestion de crise. Tout cela a été fait très rapidement. Je trouve que Lyon fait partie des villes en France qui a su le mieux s’armer, s’organiser pour répondre aux enjeux de la crise sanitaire. Il se trouve que je viens du monde de l’humanitaire. J’ai donc aussi fait appel à des réflexes, des habitudes de travail que j’avais antérieurement.
Nous avons déployé tout de suite notre programme ! Le Fonds d’urgence pour la culture faisait partie des engagements que nous avions pris pendant la campagne, et c’était en même temps une réponse à la crise sanitaire. Nous avons décidé fin juillet, que nous consacrerions 4 millions d’euros. Le secteur culturel nous en est, je pense, largement reconnaissant. Un certain nombre de structures ont ainsi pu être sauvées. Le dernier point pour moi qui est aussi particulièrement remarquable est lié au travail de la première adjointe notamment. Nous avons pu, en six mois, élaborer ce qu’on appelle une Planification pluriannuelle des investissements (PPI). Nous savons aujourd’hui quels vont être nos investissements sur la mandature. Lors de la précédente mandature, il avait fallu 18 mois pour sortir la PPI. Nous jeunes élus, en période de crise sanitaire, en six mois, c’est bouclé.
Quand j’investis dans le service public, j’investis dans le patrimoine de ceux qui n’en n’ont pas.
LVSL – Concernant cette PPI, vous avez fait le choix de l’endettement à 63%, ce qui a fait pas mal débat. Est-ce que l’endettement était le seul moyen de financer ces projets d’infrastructures dans le contexte actuel ?
G. D. – Nous investissons, c’est d’abord ça le vrai sujet. Nous investissons pour répondre à deux grands enjeux. Le premier est que l’on hérite d’une dette patrimoniale dans cette ville. Il y a eu un déficit d’investissement dans l’entretien d’un nombre très significatif de bâtiments publics. De ce fait, il nous faut remettre ces bâtiments en état. À cette dette patrimoniale, s’ajoute le fait que la ville n’a pas investi en prévision du dérèglement climatique. Nous devons réaliser un investissement gigantesque. Et très clairement, nous ne pourrons pas réussir à tout faire sur cette mandature ! Nous allons investir massivement en priorité sur les écoles et les équipements pour la petite enfance. Sur une PPI de 1,2 milliards d’euros, il y a plus de 300 millions qui vont être dédiés à l’éducation. Cet endettement, c’est d’abord comme un investissement.
Comment fait-on pour financer des investissements ? La ville a des finances globalement saines, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’emprunts toxiques. La ville génère légèrement plus de revenus que ce qu’elle dépense, ce qui permet une capacité d’investissements et c’est important. Bien évidemment cette capacité d’investissement n’est pas suffisante pour répondre à tous les enjeux mentionnés plus tôt. Et, il se trouve que les taux d’intérêts sont en ce moment extrêmement bas donc on va emprunter avec un taux très faible. C’est bien pour cette raison que nous sommes élus, la ville n’est pas une entreprise privée qui va reverser des dividendes. Notre rôle c’est de rendre du service public. Quand j’investis dans le service public, j’investis dans le patrimoine de ceux qui n’en n’ont pas. En plus, dans ce contexte d’urgence climatique, nous avons cette obligation d’investir, nous n’avons pas le choix. Ça n’a pas été fait précédemment à des niveaux suffisants. Cet endettement, je le vois d’abord comme un investissement. Aujourd’hui, augmenter la durée d’endettement, ne conduit pas du tout – à l’inverse de ce que certain ont pu prétendre- la ville à la faillite ou à la mise sous tutelle de la préfecture. Dans la réalité, heureusement qu’on investit, j’ai presque envie de dire, qu’on « gère en bon chef de famille » même si cette expression est patriarcale.
« Je ne vais pas faire une métropole ou une ville de l’hyper-compétition, ce qui m’importe c’est de faire une ville de l’hyper-coopération »
LVSL – Le modèle métropolitain est parfois considéré comme étant l’incarnation territoriale du néolibéralisme. Il renforce l’attractivité, la compétitivité territoriale afin d’attirer certaines classes créatives, les capitaux … Est-ce que vous souhaitez poursuivre ce modèle de métropolisation ? Est-ce qu’un modèle de métropolisation écologiste est possible ?
G. D. –Est-ce qu’on veut faire une métropole écologiste ? La réponse est oui ! Je ne vais pas faire une métropole ou une ville de l’hyper-compétition, ce qui m’importe c’est de faire une ville de l’hyper-coopération, je crois beaucoup plus à ça. J’y crois à la fois de manière empirique parce qu’il se trouve que par mon activité professionnelle, c’est ce que j’ai pu davantage pratiquer, mais au-delà de ça, on a une conception de notre économie, de nos sociétés qui est fondée sur le soi-disant intérêt qu’aurait la compétition. On fait souvent référence à la famille qui serait l’ordre naturel des choses et on doit, nous, construire finalement des sociétés sur ces modèles. Que l’on soit une société où il y a un peu d’émulation (je préfère ce terme à compétition), pourquoi pas ? Mais en faire le moteur de nos sociétés, moi je dis non ! Ce n’est pas comme ça qu’on doit se construire. Et je pense que c’est pour cela qu’on a des sociétés aujourd’hui, et j’implique la construction économique, qui sont si malades, d’abord d’être en train de détruire cette planète, et même malades en elles-mêmes. Depuis que je suis adolescent, je n’entends parler que de crise. On passe d’une crise à l’autre comme si on était dans un monde perpétuellement en crise, comme si notre monde allait mal et que c’était un état de fait. On n’a pas su créer des sociétés qui mettaient en avant le bien-être, qui se donnait comme objectif de créer du bien-être, et moi c’est à cela que j’aspire. C’est cela que je veux offrir aux Lyonnaises et aux Lyonnais : construire une ville du bien-être.
« L’écologie politique porte en elle les questions sociales »
LVSL – Par quelles mesures cela passe concrètement ?
G. D. – Derrière le mot métropolisation, il y a beaucoup de choses, beaucoup de concepts. Il y a une démarche à laquelle je n’adhère pas, mais pour le coup, créer une ville du bien-être, oui, c’est ça le projet. Et une ville du bien-être, cela veut dire que c’est déjà une ville où on privilégie ce qui relève du public, du commun. Le commun, c’est d’abord un espace public qui est prioritairement dédié aux piétons parce que tout le monde ici peut être piéton.
Une ville du bien-être c’est aussi une ville où en tant qu’individu, je sens que j’ai ma place. Avoir sa place, cela peut vouloir dire beaucoup de choses. Cela peut vouloir dire avoir une activité professionnelle, un travail, mais c’est aussi une ville où ma voix compte, où je peux la porter. C’est une ville de la démocratie locale et vivace, où j’ai l’occasion d’exprimer mon point de vue. Alors, évidemment, il y a les élections ça, ça existe déjà, mais c’est aussi d’exprimer mon point de vue sur la manière dont mon quartier, ma rue, mon arrondissement, s’organisent, s’animent, vivent. La transition écologique ne peut se faire qu’à la condition qu’on ait une démocratie locale impliquante et vivace. Et bien évidemment, elle ne peut se faire qu’au prix de la lutte pour la disparition des inégalités sociales aussi, mais pour moi cela en fait partie. L’écologie politique porte en elle les questions sociales.
Grégory Doucet @Killian Martinetti pour LVSL
LVSL – En parlant de redonner du pouvoir aux territoires, le projet de loi 4D devrait être présenté en Conseil des ministres au printemps prochain. Votre camp politique affirme vouloir « redonner le pouvoir aux territoires » en plaidant pour accroître la décentralisation au risque de rompre avec les principes d’égalité et d’indivisibilité. La décentralisation peut accroître la concurrence entre les territoires et sert de justification à un retrait d’un État déjà affaibli. Souhaitez-vous approfondir la décentralisation ?
G. D. – C’est une question d’une très grande complexité parce qu’en fonction de la manière dont la loi où la décentralisation se fait, cela change tout. Je vais partir de l’exemple de la crise sanitaire. La crise sanitaire a donné à voir le rôle très important des villes dans la gestion quotidienne de la crise. C’est bien la ville de Lyon qui a mis en place ce grand centre de dépistage à Gerland, c’est bien la ville qui a pris l’initiative de le transformer en centre de vaccination. On voit bien que les villes ont un rôle clef à jouer parce que l’aboutissement de la politique sanitaire, qui est pourtant une politique nationale, à un moment elle vient à la rencontre de la proximité de la vraie vie des gens. Cela nous a conduit à nous interroger sur la façon dont les réponses à la crise sanitaire s’articulent, sur ce que doit être la place de la ville dans la politique de santé publique. Je suis persuadé aujourd’hui que les communes doivent avoir un plus grand rôle dans les politiques de santé publique. Cela veut-il dire pour autant que je veux devenir un petit ministre de la Santé ? Surtout pas, parce qu’il y a des politiques de santé qui se décident par souci d’équité au niveau national et c’est bien. Mais il y a sur certains sujets des déclinaisons locales, et donc cela a à voir avec la décentralisation, il y a des déclinaisons qui doivent se faire en tenant compte de ce que les communes peuvent faire, je dirai même plus, doivent assurer.
Mon rôle, c’est de considérer la question de la santé environnementale. Les politiques de prévention au niveau national peuvent avoir un impact, mais c’est souvent un peu limité. Quand elles sont incarnées localement, elles peuvent avoir un poids plus important. J’insiste sur la question de la prévention car c’est l’une des priorités que nous nous sommes donné avec Céline De Laurens, mon adjointe à la santé et à la prévention.
LVSL – Les élections présidentielles approchent. Dans votre camp, entre un Eric Piolle et un Yannick Jadot, les stratégies et lignes politiques diffèrent. Existe-il une ligne Doucet ?
Grégory Doucet – Et Sandrine Rousseau ! Je ne serai pas candidat aux élections présidentielles, donc il n’y aura pas de ligne Doucet. Il n’y a pas de ligne Doucet. Je défends l’idée que l’on a d’abord besoin de constituer une équipe qui travaille sur un programme et c’est ça qui est le plus important. Je ne suis pas pro-Jadot, pro-Piolle ou pro-Rousseau, ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est, pour le faire de manière caricaturale, qu’il faut d’abord construire l’équipe de France de l’écologie et aujourd’hui, ça ne se voit pas assez encore. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas du travail qui est fait, bien évidemment du travail a été engagé pour la construction d’un programme et c’est déjà une première étape. Mais moi, je souhaite avant tout qu’on construise cette équipe, et là, à ce stade, elle doit être ouverte, on doit pouvoir donner la possibilité à d’autres à venir jouer avec nous, pour rester dans la métaphore de l’équipe !
« Je n’ai pas la prétention d’être le génie qui sauvera Lyon »
LVSL – Que pensez-vous de l’hypothèse d’une candidature Hidalgo ? Est-elle une maire écologiste ?
Grégory Doucet – En étant cohérent avec ce que je viens de vous dire, il n’y a pas d’hypothèse Hidalgo. Pour que cela devienne un sujet, il faudrait d’abord que le travail en amont soit fait. Aujourd’hui en France, on est tellement obnubilé par cette image, cette figure du président qui nous sauverait tous… Macron ne nous a pas plus sauvé que les autres… Pour la parenthèse, Jacques Chirac déclarait en 2002 « la maison brûle et on regarde ailleurs », et qu’est-ce qu’on a fait depuis 2002 ? On a continué de regarder ailleurs, donc est-ce que le président c’est celui qui va nous sauver ? Non ! C’est en constituant une équipe que l’on va réussir à s’en sortir. Vous savez, je n’ai pas la prétention d’être le génie qui sauvera Lyon. Je suis d’abord l’incarnation d’une aspiration à plus d’écologie, et ce n’est que parce que j’ai une formidable équipe. D’abord mon exécutif et puis il y a aussi, il faut le dire, une très bonne administration à Lyon. Nous disposons d’agents qui sont extrêmement engagés et qui sont extrêmement compétents, et ça, c’est une chance.
LVSL – Dernièrement, deux laboratoires d’idées, l’Institut Rousseau et Hémisphère gauche ont lancé une campagne visant la création d’un million d’emplois dans les secteurs de la reconstruction écologique et du lien social à destination des chômeurs de longue durée. Inspiré notamment par le dispositif Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée, il s’agit de mettre en place une garantie à l’emploi vert. Que pensez-vous de cette proposition ? La soutenez-vous ?
G. D. – Je ne l’ai pas étudié en détails, mais sur le principe oui bien sûr ! D’ailleurs, avec la métropole, nous avons travaillé sur le développement d’une expérimentation « territoire zéro chômeurs » aussi. Selon loi, nous devons créer ou permettre le développement d’activités économiques qui génèrent la création d’emplois, en sortant de cet espèce de dogme que l’on pourrait dire libéral, où il faudrait que chacun soit le plus productif possible. Dans certaines opérations humanitaires, pour aider au relèvement de certains territoires affectés par une épidémie, une guerre, on va mettre en place des activités que l’on appelle à « haute intensité de main d’œuvre » parce que le plus important c’est que les gens retrouvent une activité, un emploi, même si c’est saisonnier. C’est comme cela que l’on recrée du lien social, un dynamisme économique. Je ne dis pas que c’est ce que nous allons faire à Lyon demain, mais je pense que, oui, toutes ces initiatives qui visent à créer de l’activité économique pour tout le monde vont dans le bon sens. Ce qui m’importe ce n’est pas d’enrichir des actionnaires qui iraient placer leurs argents sur les îles Caïman, mais que l’activité économique serve aux territoires.