Les nouveaux créanciers privés des pays en développement

Conférence internationale des Nations unies à Bonn, en Allemagne ©Wolfgang Rattay/Reuters

Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?

Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse. 

Les institutions occidentales contraintes de se réinventer ?

Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.

Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…

Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.

Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.

La Chine, puissant créancier en panne

Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).

L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.

Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.

Le poids grandissant des créanciers privés

La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés. 

Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%. 

Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.

Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Sans régulation, des crises bancaires à répétition

© Seb Doe

Lors d’une conférence, organisée conjointement par LVSL et l’institut de la Boétie, les économistes Laurence Scialom et Dominique Plihon se sont exprimés sur la crise bancaire du printemps dernier. Les conclusions sont claires : cette crise marque un nouvel échec pour le cadre macroprudentiel mis en place après la crise de 2007-2009 et désavoue une nouvelle fois le secteur bancaire et financier. Dans ce contexte, les deux économistes plaident pour des réformes profondes afin de contraindre les marchés financiers à s’articuler autour de la transition écologique. 

Le 9 mars 2023, la Silicon Valley Bank, spécialisée dans le secteur technologique, subit une panique bancaire et se retrouve en situation d’illiquidité, c’est-à-dire qu’elle n’est plus capable de faire face aux demandes de retraits bancaires de la part ses clients. Cette situation d’illiquidité est interdite par la loi, ce qui pousse la FDIC – l’agence fédérale américaine qui assure les dépôts bancaires – à en prendre le contrôle le 10 mars afin de liquider la banque. Deux jours plus tard, Signature Bank, une banque basée à New-York et ayant des liens avec le secteur des crypto-monnaies passe également sous contrôle de la FDIC suite à un nouveau retrait massif de la part de ses déposants. En parallèle, en Europe, la banque Crédit Suisse, considérée comme présentant un risque systémique, subit également une panique de ses actionnaires et de ses déposants suite à la déclaration du 13 mars de son principal actionnaire, la Saudi National Bank, sur sa non-participation à une éventuelle recapitalisation de la banque helvétique. Déjà minée par de multiples scandales financiers, Crédit Suisse est finalement rachetée par UBS, la première banque du pays, sous la supervision des autorités suisses le 19 mars. 

Dans un premier temps, ces crises peuvent s’expliquer par des éléments qui sont spécifiques aux institutions mises en cause. On peut citer, par exemple, l’exposition exacerbée à des secteurs précis de la part de certaines banques. Un autre facteur spécifique réside dans le pourcentage de dépôts non-assurés. Parmi les éléments plus transversaux qui permettent de comprendre cette crise, il y a évidemment les hausses répétées des taux directeurs1 des banques centrales. Cette situation a mis en difficulté les banques au niveau de leurs passifs et de leurs actifs. Premièrement, du côté de leurs passifs, certaines banques ont vu leurs dépôts diminuer au profit de concurrents comme les Money Market Funds, qui sont des fonds d’investissements concentrés sur des actifs de court terme et qui offrent une très grande liquidité2, car ils étaient capable d’offrir des taux plus avantageux.

Cette diminution de la taille des dépôts créée des pressions de liquidité et de solvabilité. Donc, les banques qui sont sous pressions du côté de leur passif, doivent y faire face notamment en vendant des actifs. Sauf que ces actifs, et plus particulièrement les obligations, perdent de la valeur avec la remontée des taux d’intérêts3. Plus l’obligation se caractérise par une échéance longue, plus elle est exposée à la remontée des taux. La Silicon Valley Bank était particulièrement exposée à ce genre de risques, car elle détenait une part importante de bons du trésor avec des maturités élevées achetés les années précédentes.

Un cadre macroprudentiel insuffisant

Dans ce contexte, Laurence Scialom demeure très prudente quant à la potentielle fin de cette séquence. Elle rappelle que durant la crise financière 2007-2008,  les autorités et les régulateurs tentaient de rassurer le public en affirmant que la situation était sous contrôle suite aux faillites de IKB en Allemagne et de Northern Rock en Grande-Bretagne durant l’été 2007. Pourtant, en mars 2008, le système financier subit une nouvelle déflagration avec le sauvetage de Bear Stearns par JP Morgan Chase. Cette intervention a momentanément rassuré les esprits, mais le calme n’a pas duré. En septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers a eu un impact dévastateur, s’accompagnant de la chute de Fannie Mae et Freddie Mac, ainsi que de la nationalisation de l’assureur AIG. Ces événements rappellent l’importance de ne pas sous-estimer les risques actuels et de tirer un bilan lucide sur le situation bancaire et financière post-2008. D’autant plus que durant la crise financière de 2020, le système financier aurait pu s’effondrer sans les liquidités massives pourvues par les banques centrales.

L’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan.

Selon l’économiste, l’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan. En effet, leur passif présente une échéance nettement plus courte que leur actif, ce qui les expose rapidement à des crises de liquidité nécessitant la liquidation d’actifs, pouvant potentiellement déboucher sur une insolvabilité. Cette fragilité est exacerbée à l’ère numérique, où les sorties massives de dépôts sont devenues plus fréquentes. Par conséquent, la confiance, qui régit les mouvements de dépôts, devient un élément crucial dans ce contexte. Elle rappelle également que les indicateurs de stabilité financière issus de Bâle III ne sont pas suffisants. Par exemple, Crédit Suisse dépassait largement les ratios clés du régime macroprudentiel en place4. En ce sens, Laurence Scialom plaide pour une focalisation accrue sur le ratio de levier, qui rapporte le montant des fonds propres (Tier 1) au total des actifs non pondérés du risque de la banque. Ce paramètre offre une mesure cruciale de la capacité des banques à absorber des pertes sur la valeur de leurs actifs, et il est révélateur que de nombreuses grandes banques systémiques n’affichent que des ratios de levier oscillant entre 5 et 6 %. Ce constat met en évidence le risque que représenterait une chute de la valeur de leurs actifs du même ordre, les rendant potentiellement insolvables.

Laurence Scialom souligne également que, malgré les mécanismes de résolution de faillite bancaire inscrits dans la directive européenne de 2014, de nombreuses banques ont dû bénéficier d’injections publiques ces dernières années pour éviter des défaillances. Sur les six dernières faillites bancaires depuis 2015, cinq d’entre elles ont nécessité des renflouements financés par les contribuables, contournant ainsi l’objectif initial de la directive européenne visant à empêcher de tels sauvetages (bail-out). Seule la Banco Popular en Espagne a respecté la procédure de bail-in prescrite par la directive. Il est également important de noter que la transposition des accords de Bâle III en droit européen n’est toujours pas achevée, ce qui crée des lacunes dans la réglementation macroprudentielle dans un contexte de fragilité financière, comme celui que nous avons connu récemment au printemps dernier. La perspective d’une application partielle de la réglementation financière en Europe pourrait ébranler la confiance des investisseurs dans les banques européennes.

Banques centrales : apprenties sorcières ? 

Les crises bancaires du printemps dernier font également suite à des erreurs commises par les banques centrales, selon Dominique Plihon. La première erreur majeure évoquée concerne la politique monétaire de montée brutale des taux d’intérêt, en particulier aux États-Unis. Il souligne que les taux directeurs sont passés de 0 % à 5 % en un an, une décision prise au nom de la lutte contre l’inflation. Cependant, il estime que cette politique monétaire était inadaptée car l’inflation actuelle n’est pas principalement due à une injection excessive de liquidités dans l’économie, ni à des hausses salariales débridées. L’inflation actuelle est plutôt le résultat de facteurs structurels liés à la chaîne d’approvisionnement, aux perturbations causées par la crise sanitaire mondiale et aux marges bénéficiaires élevées des entreprises. Il soutient que la politique monétaire ne peut pas résoudre efficacement ce type d’inflation et que d’autres mesures, telles que des politiques budgétaires et fiscales ciblées, sont plus appropriées pour contrôler l’inflation.

La deuxième erreur mise en avant par l’économiste concerne le manque d’attention portée à la stabilité financière par les banques centrales. Il estime que les autorités monétaires ont sous-estimé l’impact de leur politique monétaire sur la stabilité financière et que la montée brutale des taux d’intérêt a créé un risque de crise bancaire. Une leçon cruciale qui aurait dû être retenue à la suite de la crise de 2007-2008 est que la stabilité monétaire et la stabilité financière sont inextricablement liées. En d’autres termes, lorsqu’un problème de stabilité monétaire survient, il doit être traité, mais l’utilisation d’outils monétaires ne constitue pas nécessairement la solution appropriée, car cela engendre immédiatement des préoccupations en matière de stabilité financière. Plus précisément, il explique que de nombreuses banques ont accumulé d’importants portefeuilles d’obligations, tant publiques que privées, pendant la période de taux bas. Lorsque les banques centrales ont décidé d’augmenter les taux, la valeur de ces portefeuilles a chuté, entraînant des pertes potentielles pour les banques. Bien que ces pertes soient latentes et non réalisées, elles représentent un risque potentiel pour la stabilité financière si les banques sont contraintes de vendre massivement ces actifs dépréciés.

L’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail.

Enfin, l’ancien porte-parole d’Attac France souligne une erreur majeure : le non traitement des risques substantiels portés par les banques systémiques, qui avaient pourtant été clairement identifiés après la crise de 2007-2008. En mettant en œuvre leurs politiques monétaires, les banques centrales ont contribué à la consolidation du pouvoir au sein du secteur bancaire. À titre d’exemple, lors des faillites de banques de taille moyenne aux États-Unis et de Crédit Suisse consécutives à l’augmentation des taux d’intérêt, les banquiers centraux ont activement encouragé le rachat de ces banques par des banques systémiques telles que JP Morgan ou UBS. Plus structurellement, l’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, demeure indiscriminé et inconditionnel et ne permet pas de réduire le risque systémique associé aux grandes banques. Il alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail. En parallèle, cette concentration au sein du secteur bancaire permet également de développer un lobby extrêmement efficace qui explique l’inertie qui caractérise la réglementation financière et le retard dans la mise en œuvre des accords de Bâle III.

La finance au service la transition écologique

Dans leurs interventions respectives, ces deux spécialistes en économie financière ont conclu sur le besoin impératif de contraindre le système financier à soutenir la mise en œuvre de la transition écologique. Les besoins de financement de la transition écologique, évalués à 64 milliards d’euro par an pour la France, ne pourront se faire exclusivement via des investissements publiques. Dans une vision similaire à celle développée par Cédric Durand dans un article récent, la crise du printemps 2023, et plus généralement le contexte de resserrement monétaire, offre l’opportunité de remettre en question la prépondérance des banques systémiques et de restructurer le système bancaire sur fond de transition écologique.

Pour cela, Dominique Plihon insiste sur le besoin de séparer les banques de détail et les banques d’investissement et de mettre fin aux banques universelles. Cela permettrait de réduire le taille des banques systémiques, qui sont devenues des conglomérats financiers à cheval sur tous les métiers de la finance et d’orienter les banques de détail vers le financement du tissu productif. Il va même plus loin et propose de les soumettre au contrôle social, c’est à dire un mode de gouvernance des banques dans lesquelles vous avez des parties prenantes incluant les salariés, les usagers, les collectivités publiques, et bien sûr les actionnaires. Ces banques seraient ensuite intégrées dans un pôle public bancaire, déjà plus ou moins existant en France via la Banque Postale et d’autres structures, qui aurait pour fonction de financer les secteurs jugés prioritaires. Le système bancaire reviendrait ainsi à son rôle de financement de l’économie et du financement du système productif.

De son côté, Laurence Scialom insiste sur l’importance de prendre en compte l’exposition des banques aux risques financiers climatiques dans les indicateurs macroprudentiels. Dans un scénario de transition écologique accélérée ou une innovation technologique majeur, l’exploitation de certains appareils productifs et d’infrastructures liées aux énergie fossile pourrait cesser sans que les banques puissent récupérer leurs investissements. On parle alors d’actifs échoués. Or, leur modèles financiers reposent sur un amortissement complet de ces investissements. Il est également important de noter que les actifs adossés aux fossiles ne concerne pas seulement les actions de grandes compagnies pétrolières, mais tout un tissu productif articulé autour des énergies fossiles. Cette cascade d’activités qui risque à terme un effondrement de leur valeur pourrait fortement déstabiliser le système financier. À cet égard, elle propose de mettre en place des ratios de levier sectoriels. Par exemple, lorsque les banques financent de nouvelles activités d’exploration pétrolière, elles devraient maintenir un ratio de levier de 100 %, ce qui dissuaderait de telles opérations. De plus, pour les positions existantes, elles pourraient être contraintes de maintenir un ratio de levier plus élevé, peut-être de 20%, les obligeant ainsi à désinvestir progressivement du secteur des énergies fossiles.

Pour revoir la conférence :

Notes :

[1] Les taux directeurs sont les taux auxquels les banques commerciales peuvent se refinancer auprès des banques centrales, qui ensuite se répercute sur toute une série de taux d’intérêts, reflétant le prix de la liquidité, comme les prêts bancaire aux entreprises et aux particuliers.

[2] C’est à dire qu’il est possible de retirer ses investissements très rapidement comme un dépôt à vue.

[3] En effet, si l’on achète désormais une obligation du trésor américain qui vient d’être émise, elle rémunère plus qu’une obligation du trésor émise il y a deux ans. Par exemple, une obligation du trésor avec une maturité de trois ans, offrait un taux d’intérêt de 0.2% en 2021 et aujourd’hui cela fluctue autour de 4%. Si l’on venait donc à vendre aujourd’hui sur le marché, un bon du trésor acheté en 2021, il faudrait compenser la différence de rémunération, c’est-à-dire la différence de taux, en vendant le bon du trésor à une valeur inférieure à la valeur d’achat initiale. Cela se traduit par un perte basée sur la valeur actuelle des marchés, ce qu’on appelle aussi une perte comptable. Cependant, tant qu’ils ne sont pas vendus, la perte est latente, elle ne se réalise que si la banque doit vendre l’obligation/le bon du trésor avant son échéance, avant sa maturation.

[1] Crédit Suisse avait un ratio des solvabilité, au niveau du Common Equity Tier One (CET1), de 14.1% alors que le minium demandé au niveau de l’UE était de 10.6%. De même, le ratio de liquidité, mesuré par le Liquidité Coverage Ratio (LCR), était de 144% pour Credit Suisse, bien au-dessus du seuil minimal de 100%.

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances de la Grèce © Jack Taylor

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

Y.V. Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. 

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Y.V. J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Y.V. Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Y.V. Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction. 

Flore Vasseur : « Nous subissons aujourd’hui cette vanité de l’Homme »

Bigger than us, premier film de Flore Vasseur. © Elzévir Films

Le parcours de Flore Vasseur est atypique : à l’issue de brillantes études, âgée de 25 ans, elle créée une agence de marketing à New York et vit une véritable success story. Mais après quelques années au sein de milieux d’affaires dont elle dit aujourd’hui avoir été « programmée » pour y travailler, elle vit d’une intense proximité l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre 2001. Suite à ces chocs, elle décide de changer la trajectoire de sa vie. « J’ai remercié mes employés et mes clients, j’ai fermé ma boîte et je me suis mis en tête de comprendre d’où venaient les bombes » explique-t-elle. Elle se met alors à écrire et à enquêter autour d’une question qui ne cessera de la tourmenter : « Qui nous gouverne ? ». Elle publie plusieurs ouvrages (Une fille dans la ville – 2006, Comment j’ai liquidé le siècle – 2011, En bande organisée – 2013, Ce qu’il reste de nos rêves – 2019), fonde Big Mother Productions, son studio de production aux contenus à impact, et produit son premier film Bigger Than Us, qui relate de la vie de jeunes activistes. Entretien édité et réalisé par Julien Chevalier.

LVSL – En 2001, vous décidez d’abandonner votre statut de business woman pour devenir journaliste puis écrivaine et enfin réalisatrice de documentaires et films engagés. En quoi votre précédente situation au sein de milieux d’affaires vous a-t-elle aidé à comprendre le monde ? Comment l’exprimez-vous à travers vos œuvres ?

Flore Vasseur – Je crois que j’ai eu la chance d’apercevoir le cœur du réacteur, c’est-à-dire le monde des affaires. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut l’approcher. On se gargarise de choses compliquées mais c’est pourtant simple à comprendre : tout ce qui nous arrive est dû à un système économique qui ne tient que parce qu’il crée des dysfonctionnements et des injustices. Un seul exemple : de nos jours, environ 30% de notre PIB est lié à du déchet et du gaspillage. 30% de ce que l’on appelle création de richesse ou progrès ! Ce n’est que de l’illusion. Tant que vous n’avez pas vu ça, tant que vous n’avez pas compris que le système profite des dysfonctionnements qu’il engendre, vous ne voyez pas le nœud du problème. Vous ne faites que le subir.

Flore Vasseur © Hannah Assouline

À titre personnel, j’ai eu la chance de voir cette clé d’explication très tôt. Ensuite, je me suis demandé pourquoi tout le monde faisait comme si l’ordre établi ne pouvait être changé. Le système était-il fou ? Ou alors est-ce moi ? Et je me suis intéressé à quelque chose d’autre qui est lié, que les Américains appellent le too big to fail (trop gros pour faire faillite). C’est cette idée d’aléa moral très présente parmi les élites, les « gagnants du système », la conviction de s’en sortir mieux que les autres et de penser pouvoir échapper à la tragédie. En somme, on a beau tout abîmer, on ne tombera jamais, on ne sera jamais puni… Ce too big to fail est intervenu au moment de la crise des subprimes de 2007-2008, lorsque l’on s’est rendu compte que les banques allaient être sauvées par l’État, quel que soient les erreurs produites, parce qu’il fallait sauver le système.

« Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements. »

On le voit à l’œuvre avec le dérèglement du climat, dans le milieu politique ou des affaires notamment. C’est comme une idée de supériorité, l’idée que l’on s’en sortira mieux que les autres, qu’on est intouchable. Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements où l’on s’arrange avec la réalité et à la fin, c’est une catastrophe. Selon moi, l’opposition entre confort et humanité est centrale. Notre confort matériel n’est possible qu’au détriment de la destruction du vivant, ou de l’humanité. Il l’a toujours été. C’est juste extrêmement visible aujourd’hui. 

LVSL Dans une interview précédente, vous déclariez : « Aujourd’hui ce qui est plus grand que nous, c’est que la plupart des gens considèrent que le confort est plus important que l’humanité. » Selon vous, comment le plus grand nombre peut-il sortir de son individualisme ?

FV – C’est une question de déprogrammation. Tout est fait aujourd’hui pour que nous soyons convaincus que l’individualisme est la seule façon de s’en sortir. La société est organisée autour de cette doctrine : vous êtes à l’école, vous avez des notes, il faut être meilleur que les autres ; vous êtes dans une entreprise, il faut être meilleur que ses « collaborateurs », etc. Cet instinct de compétition, de comparaison permanente, de distanciation à l’autre, est profondément ancré dans notre société. À ce jeu-là, certains pensent avoir tous les droits.

Peut-être cette idée s’ancre-t-elle au XVIIème à partir du moment où Descartes formula que l’Homme est supérieur et séparé de la nature. Lorsque l’Homme a commencé à mettre de la distance avec la nature, il a commencé à faire tout ce qu’il voulait, notamment à s’accaparer les ressources.

Le système capitaliste n’est pas nécessairement le problème des maux de ce monde. Il s’agit plutôt de la valeur qu’il sous-tend : cette histoire de séparation. Alors que c’est exactement l’inverse : nous sommes profondément interdépendants. Tout ce qui nous arrive est éminemment lié, tout ce qui vous arrive m’impacte. Et cette interdépendance s’est particulièrement manifestée lors de la crise sanitaire : de personne en personne, le virus se transmettait. Aucun de nous ne pouvait y échapper. 

Dès lors, quand allons-nous arrêter de croire en cette croyance d’impunité, à cette idée que nous allons mieux nous en sortir que les autres ? C’est évidemment impossible car nous sommes tous liés : si la nature va mal, nous allons mal. On a beau se protéger avec diverses illusions, dont la consommation et le statut social, mais ce sont simplement des constructions intellectuelles. Pas la réalité. À nouveau, la crise sanitaire nous a éclairé sur ce point. Tant que nous n’aurons pas « acté » cette interdépendance de tout et en tout, la leçon reviendra.

LVSL – À partir de l’idée de rationalité, le cartésianisme représente peut-être aussi le début de la gouvernance par les nombres – que nous subissons particulièrement aujourd’hui -, où les statistiques cherchent à tout démontrer, où les sondages et les indicateurs orientent nos opinions, où l’on tente de tout quantifier y compris ce qui n’est pas quantifiable… À travers cette période, ne faut-il donc pas percevoir aussi le début de la séparation entre l’Homme et la spiritualité ?

FV – Absolument. Il y a cette idée de maîtrise et d’ultra-rationalité qui s’impose au nom de cette logique de domination. L’idée que nous allons maîtriser la nature, maîtriser les peuples, maîtriser les femmes, maîtriser le temps. La technologie et les logiciels d’analyse prédictive fonctionnent autour de cette folie. Nous n’avons jamais eu autant d’ingénieurs, jamais autant de diplômés, autant d’intelligence, et pourtant nous n’avons jamais été aussi « plantés ». 

« Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. »

Pourquoi ? Car il y a effectivement cette prétention de domination, où l’Homme pense pouvoir mettre la main sur la nature. Nous subissons aujourd’hui cette ultra-prétention, cette vanité de l’Homme. Pourtant, tout nous appelle à l’humilité et à une forme d’élévation. Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. Et ce n’est pas nécessairement un repli mais un ré-ancrage, un réalignement.

LVSL – « Ne pas faire l’histoire mais la permettre » est le titre de votre présentation sur le média TedTalks. Étant donné que vous situez l’élément déclencheur du début de votre « grande introspection » au 11 septembre 2001, date des attentats terroristes de New-York, pensez-vous – à travers votre parcours – que le changement de l’ordre établi nécessite une « rupture » ?

FV – Oui, je le pense. Mais elle ne doit pas forcément être aussi dramatique que celle-ci… Pour perdurer, le système a besoin de nous séparer les uns des autres. Cela est sous-tendu par un système de valeurs, de « programmation », dont l’individualisme, les chiffres et la performance. Tant qu’il n’y a pas d’accident, de rupture, rien ne nous fera sortir de cette trajectoire. Car toute la société est organisée autour de cela.

Flore Vasseur

Dans mon cas, c’était un événement exogène – le vécu des attentats du 11 septembre – mais la vie est maillée de drames. Et c’est comme si elle venait nous présenter continuellement des occasions de sortir de cette trajectoire posée par d’autres. C’est comme si ces drames étaient aussi des occasions pour nous demander si nous sommes au bon endroit, si la vie que nous menons est celle que nous avons envie de mener, si nous savons réellement qui nous sommes. À chaque drame, la vie demande : qui as-tu envie d’être ?

Aujourd’hui, nous vivons un immense drame, abyssal. Nous disposons de tous les chiffres, de toutes les datas, de toutes les images… mais la plupart du temps, nous luttons pour faire comme si de rien n’était. Car cela impliquerait de reconnaître que nous nous sommes trompés, puis de sortir de l’illusion, de la programmation. S’effondrer et accepter qu’il n’y a pas de feuille de route. Mais depuis des siècles on nous rabâche que nous sommes « au-dessus » de toutes les espèces et des lois. Comme si collectivement, nous n’étions pas prêts à cette humilité. Cette sublime occasion de se demander enfin : qui avons-nous envie d’être comme personne, comme espèce ?

La rupture dont vous parlez n’est pas forcément le chaos social ou politique. Cela peut être une maladie, un deuil, une rupture amoureuse… Ces drames sont là pour nous rappeler est-ce que nous avons été justes, sincères ? Où est-ce que nous avons triché ? Je pense qu’en ce moment on nous demande d’être sincèrement nous. Mais cela est ô combien compliqué car dans nos familles, dans nos cercles, en entreprise, nous jouons continuellement des rôles, nous sommes dans des pièces de théâtre. 

Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas envie de jouer ? Quand nous avons envie de parler de notre colère, de notre tristesse, de nos émotions, de qui nous sommes réellement ? Malheureusement, ce sont des choses que l’on ne s’autorise que très rarement car c’est très compliqué pour – ce que l’on estime être – notre « sécurité. »

LVSL – Selon vous, où se situe la place du politique de nos jours ? Si l’on entend ce terme comme action collective visant le bien commun.

FV – Elle se situe très loin de toute logique électoraliste. Selon moi, les grands hommes et femmes politiques de notre temps, ce sont les protagonistes comme ceux présents dans Bigger Than Us. Ce sont des hommes et femmes qui, sans aucune attente de récompense, s’engagent. Ils font quelque chose pour sauver la vie, un peu de dignité. Ça, c’est de la très grande action politique.

La politique concerne les affaires de la cité : quelle est ta cité ? Quelles sont les affaires ? Qui va mal ? Qu’est-ce que tu fais pour les autres ? Je crois qu’il y a vraiment cette idée d’action plus forte que soi. Au-delà de soi.

Aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’impression que la politique politicienne est condamnée par les questions d’égos, de statut, d’intérêt électoraliste. Ce ne sont que des programmations auxquelles ont fait mine de croire ! Tout est fait pour que chaque politicien – y compris celui qui a la perspective de l’intérêt général en tête – doive y renoncer et mordre sur ses idéaux pour arriver à ses fins. Je reviens ici à mon propos initial : les accommodements dont je parlais. Je pense que personne n’entre en politique pour faire du clientélisme, mais je pense que la pratique même corrompt. Ce que j’ai essayé de montrer dans Bigger Than Us, c’est comment, chacun, à notre petit niveau, nous faisons de la politique, au sens nous essayons d’aider à s’éduquer, à s’élever, changer les valeurs, montrer d’autres idéaux, d’autres possible.

LVSL – Où vous situez vous vis-à-vis de l’offre politique actuelle ? 

FV – Absolument nul part. Si les gens ont besoin de moi, je parle à tout le monde, je n’ai pas de chapelle, pas de candidat. Je regarde ça avec beaucoup d’empathie pour ceux qui essayent d’y aller, mais cela ne m’intéresse pas. Je fais même dos à cela.

À titre personnel, j’essaye de me rendre constamment utile à travers mon action auprès de la jeunesse. J’essaye de lui faire comprendre comment elle peut jouer un rôle, comment elle peut y croire, puis je tente de la convaincre, et de lui montrer des pistes pour qu’elle y aille. C’est-à-dire qu’elle ait envie d’embrasser la vie.

LVSL – À travers votre parcours, comment réussir à transmettre votre prise de conscience aux jeunes générations ?

FV – J’essaye de produire des œuvres qui me survivent. Mes livres, mes films, mes articles, sont des petites pierres, des bouteilles à la mer. Je ne suis pas responsable de la réaction des gens. Je suis responsable de ce que j’écris, de ce que je produis, de ce que je donne. J’essaye de le faire le plus dignement et de la façon la plus intègre possible. Est-ce que j’ai toujours raison ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, j’essaie d’ouvrir des possibles. 

Bigger Than Us permet de présenter des rôles modèles qui soient aspirationnels. Car la question est : quel adulte avez-vous envie d’être ? Est-ce que vous avez envie de suivre les modèles avec lesquels nous avons grandi, à savoir disposer d’un certain statut, d’un patrimoine, d’un « bon job » ? Est-ce que c’est ça que vous allez suivre ? Ou bien, vous allez-vous dire : non moi ça ne me parle pas j’ai envie d’être quelqu’un qui compte pour les autres car j’ai envie d’aider, d’être utile, de jouer un rôle ? J’essaye ainsi d’agir sur vos aspirations profondes, sur votre rapport à la vie, à ce monde ci. 

Dans cette période, étonnamment, je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été car j’ai l’impression – ne serait-ce qu’un tout petit peu – d’être utile. C’est ce que je tente de communiquer, de transmettre : ce rapport à la vie, à son temps, est extrêmement riche. Certes; il y a de la précarité – mais de toute façon elle est partout -, mais il y a aussi beaucoup de travail, mais surtout des cadeaux, beaucoup de joie, des liens invisibles, des révélations, le plaisir de créer, d’ouvrir des brèches, d’explorer. Je pense qu’aujourd’hui on nous demande profondément d’être vivants. Sinon, vous pouvez complètement débrancher, et rester « au chaud » dans l’univers de la consommation, de la pièce de théâtre et des morts vivants.

Le verdissement de la BCE entravé par les règles européennes

Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Charlotte Venema

Sécheresses historiques, canicules, inondations, déplacement des populations… 2022 est l’année de tous les records en ce qui concerne le changement climatique. Ces événements sont souvent dénoncés comme étant le fruit d’un manque d’engagement des gouvernements. Si ce constat est irréfutable, il ne doit pas éclipser l’impact des banques centrales, chargées de réguler la quantité de monnaie qui circule dans l’économie. Loin d’être anodine, cette mission exerce une influence majeure sur la capacité de production et de consommation – et de pollution -, mais aussi sur les niveaux de richesse.

Consciente du risque que représente la menace climatique tant pour l’humanité que pour l’économie et le secteur bancaire, la Banque centrale européenne (BCE), tente de verdir sa politique monétaire depuis plusieurs années. Le 4 juillet dernier, elle a notamment décidé de mettre en place de nouvelles mesures pour y parvenir. Si ces différentes actions permettent de la hisser en tête des banques centrales les plus investies, la menace grandissante d’une crise financière alimentée par une politique monétaire continuellement accommodante pourrait néanmoins venir compromettre la faisabilité de ses ambitions climatiques. Pour réduire les risques, s’accorder avec ses engagements, soutenir l’objectif de réduction des émissions de carbone de l’Union Européenne, et même inciter les autres banques centrales à verdir leur politique monétaire, la BCE doit s’éloigner de son dogmatisme et exploiter de nouveaux leviers.

Le réchauffement climatique, une menace pour le secteur financier ?

L’attention des banques centrales accordée aux enjeux climatiques est récente. En 2017, plusieurs institutions monétaires de la zone euro fondent – au côté de la Banque d’Angleterre -, le NGFS (Network for Greening the Financial System), un réseau visant à élaborer des recommandations sur le rôle des banques centrales en matière de changement climatique. L’ensemble de l’Eurosystème y a ensuite adhéré, tout comme la Réserve fédérale américaine et la Banque populaire de Chine. 

En janvier 2020, la BCE lance une « révision stratégique » où elle décide notamment d’examiner la manière dont elle pourrait inclure les enjeux climatiques à son mandat. Depuis sa création en juin 1998, l’institution de Francfort est guidée par différentes règles structurantes dont la plus importante est la stabilité des prix, à travers un objectif d’inflation de 2% par an. Du fait de ce mandat, la plupart des mesures prises ces dernières années ont consisté à estimer le risque que peut engendrer le réchauffement climatique sur l’économie et le secteur financier européen, plutôt que d’agir par le biais de la politique monétaire.

Dans cette perspective, elle publie en septembre 2021 un test de résistance où elle évalue les conséquences d’un scénario d’inaction climatique sur de nombreuses entreprises et près de 1.600 banques européennes. Pour compléter ce travail, elle démarre en janvier 2022 un nouveau test de résistance prudentiel permettant de mesurer la capacité des banques à absorber les conséquences financières liées aux risques physiques, tels que la chaleur, les sécheresses et les inondations…

Les résultats de ces différentes études sont sans appel : l’Eurosystème est peu préparé au réchauffement climatique. Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti – certaines régions étant plus exposées que d’autres. D’un point de vue financier, le changement climatique constitue un enjeu majeur car la plupart des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques climatiques et ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs activités de crédit.

Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti.

Cette impréparation présente un risque bancaire. Comme le démontre une étude de l’Institut Rousseau, ou encore l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, les actifs adossés à des énergies fossiles sont susceptibles de devenir des « actifs échoués » (stranded assets) à mesure que les décisions politiques suspendent l’utilisation de ce type d’énergie (pétrole, charbon, gaz). Étant donné que ces investissements représentent, en termes de stock, l’équivalent de 95% des fonds propres de chacune des onze principales banques européennes, et qu’ils figurent fréquemment dans les échanges de garanties servant à couvrir le risque de crédit lors d’opérations financières (collatéraux), la perte de valeur de ces actifs pourrait fortement et soudainement affecter le secteur bancaire. D’autant que la BCE a seulement l’intention de verdir ces collatéraux « d’ici 2024 », et après « différents tests. »

En plus de cette menace persistante, la surexposition des institutions financières à l’égard des énergies fossiles les condamnent à subir des pertes face à tout type de dérèglement climatique. En juillet dernier, la BCE a notamment déclaré que 41 grandes banques de la zone euro pourraient perdre l’équivalent de 70 milliards d’euros en cas de sévère remontée des températures.

Si ce chiffre semble faible au regard du bilan des banques (tout comme pourrait le paraître d’autres estimations), les pertes potentielles sont souvent sous-estimées. En effet, les données disponibles sont rares car la modélisation d’événements climatiques est une tâche herculéenne et imparfaite. Identifier l’exposition totale des institutions financières aux risques climatiques est ainsi extrêmement compliqué, si ce n’est impossible.

Le mandat de la BCE remis en cause ?

D’ores-et-déjà, la crise climatique exerce une influence sur le système monétaire et financier. Alors que l’inflation ne cesse de progresser et atteint désormais 9.1% en août dans la zone euro, la rareté grandissante des énergies fossiles et la multiplication des catastrophes climatiques (sécheresses, inondations, pénuries…) contribuent à la spirale inflationniste.

Dans ce contexte, le mandat de la BCE devient alors, lui aussi, directement exposé à un scénario d’inaction ou d’anticipation jugée trop tardive. À ce titre, Isabel Schnabel et Frank Elderson – deux banquiers centraux de la BCE – ont récemment déclaré : « De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au cœur de la mission principale de la BCE. »

En reconnaissant l’impact du changement climatique sur l’inflation – notamment du fait des pénuries ainsi créées – la BCE admet qu’il doit être pris en compte dans l’élaboration de ses politiques, car il remet en cause son objectif primordial. Une condition vraisemblablement indispensable pour passer outre les traités européens, bien que la menace existentielle du réchauffement climatique soit connue déjà depuis plusieurs décennies.

Orienter les investissements privés

La BCE a donc décidé de franchir un nouveau cap le 4 juillet dernier en déclarant que tous ses nouveaux achats d’actifs de multinationales seront, à compter d’octobre 2022, soumis à des critères environnementaux. Plus récemment, elle a fait savoir dans un communiqué que ces critères correspondent aux émissions de carbone de l’entreprise, ses ambitions climatiques et la transparence de son reporting.

Si la portée de cette mesure est minime – les obligations d’entreprises représentent moins de 12% du bilan de la BCE, composé très majoritairement de titres de dettes publiques -, elle reste inédite car elle montre un signe de détachement face à l’obsession de neutralité de marché. (Ce principe cardinal implique que la politique monétaire ne peut cibler spécifiquement une entreprise ou un secteur afin de ne pas introduire de distorsions sur les marchés). En agissant ainsi, la banque centrale reconnaît donc le besoin de s’éloigner de certaines règles devenues contraignantes face à la nécessité d’agir en faveur du climat.

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques.

Mais au-delà d’une intervention sur le marché secondaire, qui encourage la BCE à poursuivre sa politique de « fuite en avant », l’institution de Francfort pourrait agir sur son taux de refinancement. Une banque qui continue d’investir massivement dans des projets liés aux énergies fossiles serait ainsi pénalisée par un taux d’intérêt plus élevé, tandis qu’une institution qui œuvre en faveur du climat disposerait d’un taux plus accommodant. Un taux à intérêt négatif pourrait même être appliqué pour les entreprises les plus engagées, afin d’inciter l’investissement en faveur de la transition écologique.

Dans le même temps, comme le propose notamment l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, des « TLTRO verts » pourraient être créés, c’est-à-dire des opérations de refinancement à long terme permettant aux banques de prêter à des coûts avantageux aux entreprises et aux ménages européens. Une mesure qui aurait la double efficacité de s’inscrire dans le temps long, ce que requiert la cause climatique, et de distribuer des crédits productifs, ce qui n’est pas inflationniste. Néanmoins, ces facilités de prêts doivent être conditionnées à une politique d’engagement climatique extrêmement rigoureuse de la part du débiteur. La banque centrale devra s’assurer que ces crédits verts se dirigent vers des banques, entreprises et ménages dont les projets sont alignés sur les Accords de Paris. L’efficience de cette mesure réside dans cette intransigeance.

Financer directement les États : le débat interdit

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques. Le premier article condamne les pays de la zone euro à emprunter sur les marchés financiers plutôt que de se financer auprès de leur banque centrale nationale, tandis que le second pose le principe de l’indépendance des banques centrales. Or, étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif. Ainsi, revenir sur ces deux articles permettrait de créer un policy mix vert à fort impact, c’est-à-dire une combinaison optimale entre la politique budgétaire et la politique monétaire autour des enjeux climatiques. La question de savoir si une telle réforme des traités européens serait possible sans dissolution de l’Union européenne reste ouverte.

Étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif.

D’autres solutions en matière monétaire existent, comme l’injection monétaire libre de dettes (en contrepartie d’investissements écologiques). Injecter de la monnaie libre de dettes permet d’éviter à ce que la création monétaire soit vectrice de cycles, source de crises économiques, sociales et écologiques. Concrètement, de la monnaie serait émise – en quantité limitée – par les différentes banques centrales et serait allouée aux gouvernements selon leurs besoins. Néanmoins, pour éviter toute perte et inégalité de répartition, les sommes versées devront faire l’objet d’un reporting climatique strict et continu. Cette mesure permettrait de soutenir la transition écologique. Ici encore, elle se heurte au mur du droit européen : le Pacte de stabilité exige notamment que la dette publique n’excède pas 60% du PIB (règle devenue désuète par sa transgression généralisée, mais que l’Allemagne entend bien ré-imposer au continent tout entier)…

NDLR : Lire à ce sujet sur LVSL l’entretien de Pierre Gilbert avec Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean « Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique ».

Ce levier décisif qu’est l’injection monétaire libre de dettes peut être appliqué sur les banques publiques d’investissement et notamment la BEI – Banque Européenne d’Investissement – qui continue de se financer sur les marchés financiers à défaut de détenir le pouvoir de création monétaire. Proposée par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne dans le livre Une monnaie écologique, cette mesure permettrait de soutenir l’institution européenne dont l’objectif est de « prêter dans le but de soutenir la croissance durable et la création d’emplois. »

Alors que la hausse de l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêts, la guerre en Ukraine, et la crise énergétique affectent les pays européens à des degrés différents, abroger les articles 123 et 130 du TFUE (et récuser ce dernier si sa réforme s’avère impossible) s’avère un impératif de premier ordre, du fait de l’urgence climatique comme de l’imminence d’une nouvelle crise des dettes souveraines…

Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

La BCE crée-t-elle les conditions d’une nouvelle crise financière ?

https://www.risorgimentosocialista.it/index.php/2018/09/27/la-bce-un-esempio-delle-cose-che-non-vanno-nellue-cosi-come/
Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Du fait de la complexité des questions monétaires, le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) n’a été que superficiellement médiatisé. Depuis 2015, elle se livre à une politique massive de rachat de titres de dettes, connue sous le nom d’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Des milliers de milliards d’euros ont été ainsi gratuitement donnés aux détenteurs de ces titres de dettes. Cette politique généreuse à l’égard des banques et entreprises concernées a eu pour résultat d’alimenter des bulles spéculatives. Ironie du sort : pour éviter que les bulles n’explosent, un recours accru au même assouplissement quantitatif qui les a créées pourrait s’avérer incontournable… au risque de les faire grossir indéfiniment ? La BCE semble prise au piège de ce cercle vicieux, pourtant mis en évidence par d’innombrables travaux académiques…

Le 22 janvier 2015, suite à plusieurs années de faiblesse économique liées à la crise de 2008, Mario Draghi – alors président de la BCE – annonce la mise en place d’un nouvel instrument au service de sa politique monétaire en zone euro : l’assouplissement quantitatif. Cette politique non conventionnelle consiste à racheter – non au moment de leur émission mais sur le marché secondaire – la dette des États et entreprises ainsi que certains actifs financiers comme des titres de créances hypothécaires. L’objectif est de prévenir un nouvel effondrement financier, d’enrayer la diminution de liquidités, d’inciter les agents financiers à se prêter entre eux et les banques à accroître leurs prêts en direction de l’économie réelle. Dans le cadre de ce programme, la BCE intervient massivement tous les mois : depuis 2015, elle a racheté plus de 8000 milliards d’euros de dettes, soit l’équivalent de 80% du PIB de la zone euro en 2021.

Ce chiffre est considérable quand on le met en regard des performances de l’économie européenne, caractérisée par une inflation relativement faible et une croissance insignifiante. Il l’est d’autant plus dans un contexte où cette politique est présentée par certains comme susceptible d’entraîner une baisse des taux d’intérêt censée stimuler l’investissement, la croissance et in fine la hausse des prix. Le spectre de l’inflation est régulièrement agité par l’Allemagne, qui, par la voix de sa Banque centrale ou de sa Cour constitutionnelle, a fréquemment protesté contre l’assouplissement quantitatif. À l’inverse, certains élus de gauche voient dans la politique monétaire européenne les bases d’une relance keynésienne ; une présentation à la limite de l’absurde, lorsqu’on sait que les milliers de milliards créés par la BCE sont très peu sortis de la sphère financière.

Bien que ce clivage ne soit en rien négligeable, partisans et opposants libéraux à l’assouplissement quantitatif, dont le terrain d’affrontement privilégié est le conseil des gouverneurs de la BCE, communient en réalité dans le respect des dogmes austéritaires de l’Union européenne qui, eux, ne sont pas questionnés.

Austérité pour le plus grand nombre ?

Lors des débats entre représentants du gouvernement allemand et dirigeants de la BCE, le Traité de Maastricht et le Pacte de stabilité et de croissance ne sont jamais évoqués. Les règles votées lors de ces accords structurent pourtant le fonctionnement de la politique monétaire.  En vertu de l’article 123 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne)[1], les États ne sont pas autorisés à se financer auprès de la BCE. Ils doivent emprunter sur le marché primaire via des banques privées, ou d’autres acteurs financiers. Cette règle prive ainsi la BCE de la possibilité de procéder au financement monétaire de son économie, et institutionnalise ainsi la dépendance des États aux marchés financiers.

Par ailleurs, selon le protocole n°12 du Pacte de stabilité et de croissance, le déficit public annuel des pays européens ne doit pas dépasser 3% de leur PIB. En cas de non-respect, les pays concernés se voient dans l’obligation d’établir des réformes structurelles afin de corriger les déséquilibres de leurs finances publiques. Bien que cette règle a été suspendue lors de la crise sanitaire, et actuellement contestée au sein du Conseil, la tendance générale semble indiquer qu’un retour à la règle des 3% devrait bientôt avoir lieu. Le vieux continent serait alors confronté à une nouvelle décennie d’austérité, immédiatement après être sorti de la précédente.

Il faut observer l’évolution des indices boursiers européens : depuis 2015, le CAC40 (principal indice boursier français) a augmenté d’environ 50% soit 1000 milliards d’euros ; le DAX (principal indice boursier allemand) a suivi le même chemin

Deux ans à peine après le krach de 2008, une nouvelle crise – de la dette souveraine – a émergé en zone euro. Les pays européens ont fait face à une explosion de leur dette publique et de leur déficit budgétaire. L’Europe s’est alors enlisée dans une longue période de stagnation. Pour lutter contre ce choc, la BCE est intervenue grâce à une politique monétaire dite expansionniste, qui consiste à abaisser ses taux directeurs (à un niveau historiquement bas) pour stimuler la demande de crédit. Mais, faute d’une demande peu élevée, l’encours de crédits n’a pas augmenté. Au contraire. Le taux d’endettement étant très élevé avant 2008, les années post-crise ont plutôt signé l’heure du remboursement. De plus, la crise des subprimes ayant paralysé le système interbancaire, les banques ne se sont révélées que très peu enclines à prêter – se suspectant les unes les autres d’avoir en possession des créances pourries. De fait, malgré des conditions d’endettements extrêmement favorables, la demande a continué à diminuer et la croissance à stagner.

Pour éviter une nouvelle récession, l’institution de Francfort s’est alors inspiré de l’expérience japonaise des années 1990 et a lancé sa première grande opération d’assouplissement quantitatif. Elle a ainsi racheté des titres de dettes d’États et d’entreprises pour garantir leur sécurité, et restaurer la confiance des entités financières les unes par rapport aux autres. Les taux d’émission des dettes d’États – des pays du Sud en particulier – qui avaient explosé depuis 2010, avait alors baissé très rapidement. Toutefois, malgré une hausse du nombre de crédits accordés, l’endettement privé a continué de stagner, et ce, malgré des liquidités fournies de manière abondante au système bancaire. Dans le contexte d’une demande atone, d’une stagnation du niveau de vie de la population, d’une politique budgétaire récessive, ni les consommateurs ni les investisseurs n’ont éprouvé le besoin ou n’ont eu la possibilité de recourir massivement au crédit. D’un autre côté, dans un contexte de taux d’intérêt faibles, voire négatifs, les banques et autres entités financières n’ont pas nécessairement eu intérêt à effectuer des prêts (phénomène de trappe à liquidité). Ainsi, l’économie a tourné au ralenti : l’inflation n’a progressé que très légèrement, mais la croissance n’a pas suivi.

Comme le marché de la dette est « bloqué », la création monétaire produite par les rachats d’actifs se dirige alors vers les seuls canaux non-obstrués : les marchés financiers. L’économie réelle en subit les conséquences et n’est que très peu irriguée – l’argent étant contenu dans la sphère financière.

Pour prendre la mesure de ce phénomène, il faut observer l’évolution des indices boursiers européens : depuis 2015, le CAC40 (principal indice boursier français) a augmenté d’environ 50% soit 1000 milliards d’euros ; le DAX (principal indice boursier allemand) a suivi le même chemin en augmentant d’environ 50%. Bernard Arnault (Directeur de LVMH – première société du CAC40) semble avoir bien compris ce système : cela lui permet de déclarer devant le ministre des Finances Bruno le Maire, que « l’argent ne coûte pas grand-chose. »[2]

La BCE prise à son propre piège

Néanmoins, la croissance exponentielle des marchés les expose à un risque systémique : celui d’une bulle. En effet, l’injection massive de liquidités a créé de nombreuses bulles devenues extrêmement fragiles. Afin d’éviter une crise financière de grande ampleur, la BCE doit alors intervenir massivement et notamment en période de fortes baisses des marchés. La crise sanitaire l’a montré : alors que les indices européens chutaient de près de 40%, la banque centrale européenne accentuait dès mars 2020 son soutien et renflouait les marchés financiers à hauteur de 3000 milliards d’euros afin d’éviter le scénario catastrophe.

https://twitter.com/CH_Gallois/status/1465958892450549762

Graphique représentant le bilan de la BCE depuis 2008. Il permet d’illustrer le phénomène décrit ci-dessus : le bilan de la BCE s’estime à 5000 milliards d’euros début 2020, puis, à plus de 8000 milliards d’euros en 2021.

Grâce à ce coup de « baguette magique », les marchés ont retrouvé leurs niveaux de pré-crise après seulement un an. Mais que se serait-il passé si la BCE n’était pas intervenue ? De toute évidence, on aurait assisté à un krach financier de grande envergure (certains spécialistes estiment des conséquences qui auraient pu être plus importantes qu’en 1929, 2000 ou 2008).[3] Même si l’action de la BCE fut nécessaire car elle a permis de sauver l’économie, ce sauvetage l’endigue dans une dépendance sans fin. Cette fuite en avant accroît les effets d’un krach car la bulle augmente et se fragilise. Le 16 septembre 2019, dans une interview accordée à Boursorama, Jean-Claude Trichet (ex-directeur de la BCE, prédécesseur de M.Draghi) expliquait que « si le QE est éternel, alors la situation est dramatique.» [4]

Les marchés sont très fragiles. Ils ne tiennent que par le soutien inconditionnel de la BCE.

Devant cette impasse, comment sortir de la dépendance ? La BCE dispose de deux moyens possibles : revoir ses taux d’intérêts à la hausse, et, baisser le volume mensuel de rachats d’actifs (effectuer un tapering). Une hausse des taux risquerait d’accroître la pente récessive de l’économie européenne. Quid de la deuxième solution ? Les marchés sont très fragiles. Ils ne tiennent que par le soutien inconditionnel de la BCE. Dès lors, une baisse du volume de liquidités risquerait d’engendrer une chute des marchés qui entraînerait à son tour un effet de contagion incontrôlable : une nouvelle crise financière n’est pas à exclure (bien que la BCE ait annoncé récemment qu’elle diminuerait son programme exceptionnel de soutien PEPP, un tapering n’est pas envisageable).[5]

Comment dès lors comprendre le clivage entre opposants et partisans de l’assouplissement quantitatif ? Il ne s’agit aucunement d’un affrontement entre partisans d’une relance keynésienne et partisans d’une austérité la plus stricte : les partisans de l’assouplissement quantitatif pratiquent tout autant l’austérité budgétaire que ses opposants. Il faut s’intéresser au mode d’accumulation propre à l’Allemagne pour comprendre pourquoi les dirigeants de ce pays s’opposent avec tant de virulence à cette politique monétaire expansionniste – qui, pourtant, n’ébranle en rien les dogmes austéritaires de l’Union européenne. Ce pays est caractérisé par une proportion record de rentiers au sein de sa population, et par un système bancaire dont les profits sont davantage tirés des activités de crédits que d’investissement. Ainsi un accroissement de l’inflation, même minime, grève le pouvoir d’achat des premiers ; et pour le second, la diminution des taux entraîne une perte considérable de rentabilité. Toutefois, l’Allemagne reste divisée sur le sujet. Ses grandes banques nationales – au même titre que celles des autres pays européens – sont favorables à une telle politique, tandis que ses banques régionales, davantage dépendantes des activités de crédit, y sont hostiles. Comme les activités des banques nationales se concentrent principalement sur l’investissement et la spéculation, elles ont tout à gagner d’une politique qui accroît la liquidité, augmente la rentabilité des produits financiers, et favorise une orgie de prêts et de spéculation.

On l’aura compris : un resserrement de la politique monétaire européenne n’est pas à l’ordre du jour. Néanmoins, ce statu quo a un coût. Celui-ci est d’abord social : l’injection de milliers de milliards d’euros à destination des détenteurs de titres de créances a induit un accroissement considérable de leur fortune – entraînant, par un choc de demande, une augmentation du prix de certains biens et services comme les logements ou produits de luxe. Depuis 2015, en Europe, dans un contexte où l’inflation « générale » fluctue autour de 1-2% par an, le prix des logements augmente en moyenne de plus de 4% (certaines capitales européennes ont même connu une augmentation de 6% par an). Cette hausse crée des inégalités patrimoniales considérables et affecte directement ceux qui ne possèdent pas d’actifs.

Diverses pistes ont été proposées pour une politique monétaire alternative – que l’on songe à la monnaie hélicoptère ou à l’annulation des dettes détenues par la BCE, que propose l’Institut Rousseau. Reste à savoir si une telle rupture serait possible dans le cadre de l’Union européenne…

L’assouplissement quantitatif permet à la BCE de préserver les bulles financières qu’elle a elle-même créées. C’est d’ailleurs par ce biais que certains en profitent pour effectuer des montages financiers de grande envergure comme les rachats d’actions ou les fusions d’entreprises. Les rachats d’actions permettent à des dirigeants ou actionnaires de racheter des actions de leur propre entreprise dans le but de réduire le nombre d’actionnaires et de se verser ainsi plus de dividendes – tout en augmentant le cours de l’action de l’entreprise. En période d’assouplissement quantitatif, ces derniers peuvent le faire en empruntant des sommes considérables (dette qui se retrouve dans le passif de l’entreprise) à des taux quasi-nuls, ce qui est encore plus profitable. En Europe, le montant exact des rachats d’actions n’est pas communiqué.

Les fusions d’entreprises représentent la mise en commun du patrimoine de deux sociétés : une entreprise rachète une plus petite (LVMH-Tiffany & Co, Vivendi-Havas, Bouygues-Equans…). Dans un contexte de taux bas, l’entreprise débitrice ne paye que très peu d’intérêts lors du remboursement de la dette. Pour une multinationale, c’est un avantage considérable car, lorsqu’elle emprunte sur le marché de la dette, elle ne rembourse le montant emprunté qu’à la fin de la durée du prêt (voir graphique ci-dessous). Seuls les intérêts sont versés mensuellement. De plus, la multinationale peut aussi faire rouler sa dette (une fois l’échéance de la première dette arrivée, elle peut emprunter de nouveau pour rembourser cette dernière). En somme, dans le contexte actuel, cela s’apparente à un don.

https://twitter.com/AniceLajnef/status/1365967524274315265
Déroulement d’un prêt d’une multinationale

Mais ces montages financiers ne sont que l’exploitation des failles de cette politique ultra-accommodante. Ce paradigme reste inchangé car le débat entre opposants et partisans de l’assouplissement quantitatif n’incorpore aucunement les enjeux sociaux soulevés par cette politique. De fait, l’austérité budgétaire demeure une donnée intangible sur le vieux continent et le paradigme néolibéral continue d’abîmer son tissu social. En parallèle, les bulles spéculatives continuent de croître à une vitesse alarmante – avec pour seul horizon leur éclatement, que provoquerait un resserrement de la politique monétaire, ou leur croissance sans fin, qu’induirait sa continuation. Ainsi, servir le marché primaire des financements plutôt que la spéculation bancaire est un impératif. Diverses pistes ont été proposées par de nombreux think-tanks pour une politique monétaire alternative, que l’on songe à la monnaie hélicoptère ou à l’annulation des dettes détenues par la BCE, que propose l’Institut Rousseau.[6] Reste à savoir si une telle rupture serait possible dans le cadre de l’Union européenne…

Notes :

[1] : Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne: https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:88f94461-564b-4b75-aef7-c957de8e339d.0010.01/DOC_3&format=PDF

[2] : « Cérémonie des BFM Awards 2020 : qui sera le manager de la décennie ? » (vidéo à lire à partir de 1:13:10) : https://www.youtube.com/watch?v=mgi50L08IkI&t=1s

[3] : Selon Jeremy Grantham (président du CA du gestionnaire d’actifs GMO) : « Les bulles sont incroyablement faciles à voir ; c’est de savoir quand l’effondrement aura lieu qui est plus délicat […] L’ampleur de ces phénomènes est tellement plus grande qu’en 1929 ou en 2000 » : https://www.capital.fr/entreprises-marches/un-celebre-investisseur-met-en-garde-contre-un-krach-boursier-a-lautomne-1410276

[4] : « Si le QE est éternel, alors la situation est dramatique » : https://www.youtube.com/watch?v=UQECZFC3KKc

[5] : Taux d’intérêt : « la BCE va acheter moins de titres, mais ne coupera pas le robinet de sitôt » : https://www.capital.fr/entreprises-marches/taux-dinteret-la-bce-va-acheter-moins-de-titres-mais-ne-coupera-pas-le-robinet-de-sitot-1414026

[6] : « Les arguments juridiques en faveur d’une conversion des titres de dette publique détenus par la BCE en investissements verts » http://institut-rousseau.fr/les-arguments-juridiques-en-faveur-dune-conversion-des-titres-de-dette-publique-detenus-par-la-bce-en-investissements-verts/

Comment la réindustrialisation peut contribuer à réparer la nation

La réindustrialisation ? Tout le monde en parle, tout le monde la veut. Mais les discours politiques souffrent d’un angle mort politique important. Ils n’évoquent que la création ou le rapatriement d’activités productives et le développement d’emplois. Aucun propos ne s’intéressent aux effets socio-spatiaux et culturels possibles d’une forme de renaissance industrielle. Or, tout changement de modèle de développement territorial induit et engendre des mutations dans la géographie économique et la sociologie des territoires. La réindustrialisation pourrait donc être considérée comme un des leviers pour stopper la métropolisation, protéger d’autres modes de vie, à l’instar de celui des périphéries, et, ainsi, réparer une nation qui s’est divisée.

Une nation divisée, à réconcilier

C’est un fait. Le clivage périphérie-métropole s’ancre toujours plus dans la société – comme l’atteste la cartographie électorale intégrant l’abstention – même si la périphérie n’est évidemment pas à entendre comme une même classe ou catégorie socio-spatiale univoque, mais plutôt comme un ensemble hétéroclite sur bien des points. Ce clivage, lié aux effets spatio-productifs de la division internationale du travail, s’établit dans un rapport de connexité. En effet, la géographe Chloë Voisin-Bormuth donne une explication schématique de la métropolisation1 comme paradigme qui permet de bien comprendre la construction de la périphérie : la métropolisation consiste d’une part en une tendance centripète récente, par des agglomérations humaines et d’emplois autour des plus grandes grandes villes et l’assèchement des espaces ruraux ; il s’agit d’autre part – et en même temps – d’une tendance centrifuge qui va étaler ces urbanisations et déloger les classes populaires des centre-villes vers le périurbain. La catégorie périphérique se fonde ainsi peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes. 

Christophe Guilluy rappelle que ce clivage également discuté en termes de gagnants et perdants de la mondialisation, ne se constitue et ne s’approfondit pas uniquement sur le terrain socio-économique (activités, emplois etc.) et sur les niveaux d’investissements infrastructurels, bien qu’ils soient déjà sources de grandes inégalités. La dichotomie s’intensifie aussi sur le terrain des modes de vie et de leurs normes2. D’un côté, une bourgeoisie non consciente de l’être, minoritaire mais qui s’étend dans les centres-villes métropolitains, impose son style « cool ». Elle vit, dans son cocon, la métropolisation heureuse, a intérêt à conserver ce modèle et à voter pour celles et ceux qui le défendent politiquement. D’un autre côté, les autres, majoritaires, « autochtones » dans leurs quartiers ou villages, qui subissent l’expansion bourgeoise au cœur des villes ou bien la désertion rurale, angoissent et ne trouvent pas d’expressions symboliques ni de débouchés politiques concordants. Ces derniers – qui correspondent sous certains aspects au bloc populaire théorisé par Jérôme Sainte-Marie3 – se sont affermis à mesure de la dynamique de démoyennisation de la société (effacement de la classe moyenne dans la stratification sociale) et ont subi un réel décrochage économique et culturel.

S’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation.

Cette scission, visibilisée par la révolte des Gilets Jaunes – y compris dans les DOM-TOM, et de nouveau à l’heure actuelle – avait bien mis en évidence, à côté du sentiment de désarroi économique, la disparition de certains modes de vie, autrefois majoritaires. Or, s’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation. Comme le soulignent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, dans leur dernier ouvrage La France sous nos yeux4, au-delà de nous avoir fait perdre non seulement plus de 3 millions d’emplois dans l’industrie, la désindustrialisation a conduit des territoires à s’effacer, des espaces à changer de figures, à ce que la consommation se massifie, et à l’entraînement d’autres logiques de travail, plus servicielles, plus individualisées, plus dématérialisées. Cependant, si tout cela a aussi participé, de facto, à « l’archipélisation » de la société – à travers même les blocs bourgeois et populaires – pour reprendre le concept devenu célèbre du même Jérôme Fourquet, celle-ci a davantage été subie que désirée. Et encore aujourd’hui, elle ne se reflète pas dans les aspirations françaises, comme le révèle l’enquête d’Arnaud Zegierman et Thierry Keller dans leur dernier livre Entre déclin et grandeur5. Si le réel tend à construire de l’anxiété et du ressentiment au sein du bloc populaire relégué, l’espoir majoritaire est, pour le moment encore, davantage celui d’une réconciliation que d’une quelconque revanche. 

La réindustrialisation comme politique de réparation

Face à ses transformations et à cette aspiration, la réindustrialisation ne peut donc pas seulement avoir des objectifs économiques – aussi essentiels soient-ils – visant à redresser la courbe du chômage, à nous mettre à l’abri des ruptures possibles des chaînes d’approvisionnement ou bien à reconquérir notre souveraineté numérique infrastructurelle. La volonté de réindustrialisation doit tout autant porter l’ambition de raccommoder les deux grands segments de population qui s’opposent. Elle doit participer à ce que le modèle métropolitain cesse et permette de nouveau, au-delà d’exceptions, la possibilité de développement et d’accomplissement des classes populaires là où elles habitent à l’origine.

Il est essentiel que la réindustrialisation soit incorporée dans une perspective globale, qui puisse réparer les divisions, faire consensus et donner un sens égalitaire à la nation. Mais loin de déplorer et de nourrir une vision nostalgique du pays tel qu’il était et dont les Français sont en réalité émancipés, nous devons construire un horizon positif. 

L’État doit diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint.

À cette intention, le dessein aujourd’hui encore trop restreint de la réindustrialisation doit être complété d’une réforme institutionnelle qui redonnera à l’État déconcentré sa légitimité d’aménageur du territoire et de coordinateur des politiques de développement – avec les communes. La technostructure devrait être tenue de planifier une réindustrialisation qui contribue à stopper le soutien effréné à la concentration économique métropolitaine et à la concurrence exacerbée des métropoles entre elles. L’État doit donc diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint. La reconnection entre les lieux d’habitat et de travail est primordiale ainsi que la refondation des ceintures maraîchères autour des grandes villes. Il faut aussi estomper les inégalités spatiales et désarticuler toute forme d’appropriation élitiste – de gentrification – dans les centres-villes comme désormais sur les littoraux. 

Toute véritable action publique nécessaire à une réindustrialisation durable, c’est-à-dire avec des activités ancrées sur les territoires, dignes et de qualité, ne peut s’inscrire que sur le long terme. A côté de l’enjeu d’aménagement égalitaire du territoire (en agissant aussi sur les réseaux et les lieux de formation), il faut recréer du commun et de la protection publique, notamment dans l’économie. Réguler l’économie numérique et généraliser le droit du travail aux employés « ubérisés » ; déployer et garantir des milliers d’emplois verts dans les filières d’avenir ; revaloriser les savoir-faire des métiers artisanaux fondamentaux et leurs structures de formation afférentes. Enfin, il nous faut rebâtir les nouveaux lieux d’échange et d’intermédiation au travail, autrefois bien plus nombreux, entre les différentes catégories socio-professionnelles. 

La gauche au défi de la métropolisation

Il est aujourd’hui largement convenu de rappeler la désaffiliation progressive des classes populaires à la gauche, ses structures intermédiaires et même au politique plus largement (syndicats, médias, partis). La gauche s’est fourvoyée à renoncer à son projet socialiste et a préféré accompagner et tempérer la liquéfaction libérale et le grand déménagement du monde. En cessant d’être une force sociale, elle s’est satisfaite de rester une voix uniquement axiologique, donc moraliste et s’est logiquement atrophiée.

Il convient maintenant de cesser de se lamenter et de ne plus faire l’économie d’une réflexion indispensable, dans la lignée de Marion Fontaine et Cyril Lemieux dans le dernier numéro de la revue Germinal6, sur « la réintégration politique des classes populaires ». Si la politique est par essence l’action qui vise à modifier son monde, c’est alors la capacité à agir sur le réel et le changer, non pas à le contempler et à s’y adapter, qui forge la légitimité d’un challenger ou d’un gouvernement institué. Ainsi, la gauche doit reconsidérer la société pour que celle-ci la reconsidère en retour, et non polir en boutiquier, des portions électorales seulement nécessaires à sa survie ; elle doit aussi reconsidérer le temps long, celui des mutations sociétales et ne plus s’enfermer dans le temps court et saccadé de la vie politicienne qui rétrécit les ambitions.

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible.

Pour se relever et reconstruire de l’adhésion populaire, l’impératif largement admis de la réindustrialisation peut être le fer de (re)lance de la gauche. Pour rénover son projet et son discours en termes de politiques de développement plurielles, durables, et égalitaires ; afin de s’adresser de nouveau, sans autorité morale de prime abord, aux classes populaires – dans leur ensemble, leur complexité, leur subtilité – abandonnées et orphelines de représentations politiques. La réindustrialisation peut aussi permettre à la gauche de retracer une forme d’étatisme et d’en finir avec son égarement décentralisateur qui a fait du modèle métropolitain l’horizon unique du développement. En cela, elle peut lui permettre de retrouver l’audace d’une pensée critique à fort potentiel et qui sied au temps présent, sur ce que Pierre Vermeren appelle « l’impasse de la métropolisation »7

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible. Car la métropolisation est un désastre pour la nature et la démocratie ; le travail est indispensable et illimité pour reconstruire durablement nos territoires ; notre autonomie est une condition substantielle de l’industrialisation du pays. La gauche peut initier un discours ambitieux, au service du plus grand nombre, intégrant ensemble ses dimensions dans une esthétique moderniste, pouvant créer un imaginaire désirable et un futur utopique. 

Néanmoins, au commencement, il convient de rappeler à quel point la tâche est ardue. Au-delà des discours très enthousiastes sur la réindustrialisation, le recul de notre force productive s’inscrit toujours au présent. La part de la valeur ajoutée de l’industrie continue de reculer dans le produit intérieur brut, tout comme la part de l’emploi industriel dans la structuration des emplois. Nous ne sommes pas dans une accalmie historique mais bel et bien toujours ancrés dans un mouvement de décomposition, dans une bascule dont l’atterrissage est incertain. 

En définitive, la réindustrialisation doit être pensée avec beaucoup d’ambitions, sur le long terme, et pas seulement comme une action économique stricto-sensu, aux avantages écologiques et géopolitiques certains ; elle peut aussi être une action d’aménagement des territoires, de rééquilibrage, pour stopper la sécession des élites métropolitaines et l’autonomisation connexe du bloc populaire. Entendu ainsi – au service du développement – le redéploiement industriel vers les villes moyennes pourrait contribuer à endiguer le sentiment de déclin et d’abandon d’une part majoritaire de la population et rétablir une réelle cohésion dans la société. Ici se situe un enjeu crucial et non suffisamment dit de la renaissance industrielle française. La gauche peut s’en saisir si ce n’est pour se reconstruire, du moins pour se redresser, à condition de défendre de nouveau la dignité et les revendications de la France d’en bas.

[1] Voir « Exode urbain : fantasme ou réalité ? », Le Point, 12 novembre 2021. 

[2] Guilluy : « On nie l’existence d’un mode de vie majoritaire », Le Point, 25 septembre 2021. 

[3] Jérôme Sainte-Marie, Bloc populaire, une subversion électorale inachevée, Paris, Cerf, 2021.  

[4] Jérôme Fourquet & Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021. 

[5] Arnaud Zegierman & Thierry Keller, Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur le pays, Paris, L’Aube, 2021. 

[6] Voir le dernier numéro de la Revue Germinal intitulé « La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires ? »

[7] Pierre Vermeren, L’impasse de la métropolisation, Paris, Gallimard, 2021.

Esther Duflo et Abhijit Banerjee : pourquoi un tel engouement médiatique ?

Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont reçu le prix Nobel d’économie en 2019 avec Michael Kremer © Kris Krüg / FT

Esther Duflo et Abhijit Banerjee ont décidément le vent en poupe. Récemment invités à conseiller nul autre que le pape François, ils hantent les colonnes des médias depuis que le prix Nobel d’économie leur a été attribué en 2019. Cet engouement n’épargne pas le vieux continent : les médias européens recueillent comme parole d’évangile le moindre de leur propos, conseil ou saillie. Entre réinvention de l’eau chaude et dépolitisation des problèmes économiques, leurs recherches ne se démarquent pourtant pas par leur originalité. Ce que confirme la lecture de leur dernier livre, Économie utile pour des temps difficiles en France (2020).

Esther Duflo est une économiste franco-américaine, professeure au MIT, connue pour avoir travaillé dans la deuxième administration Obama sur les politiques d’aides au développement. Depuis le début des années 2010, elle fait partie du cercle très sélectif des économistes français en vue aux États-Unis avec Thomas Piketty ou Gabriel Zucman. Son heure de gloire est arrivée en 2019 lorsqu’elle a reçu le prix Nobel d’économie avec son mari Abhijhit Banerjee et Michael Kremer. Quelques mois plus tard, elle publiait avec son mari Good Economics for Hard Times aux États-Unis traduit début 2020 sous le titre Économie Utile pour des Temps Difficiles en France.

Comme Thomas Piketty, Esther Duflo s’est fait connaître grâce à une approche nouvelle des sciences économiques et par sa volonté de s’adresser au grand public. En 2013, Thomas Piketty lance un pavé dans la mare : Le Capital au XXIe siècle. L’ouvrage de presque 1000 pages montre à grand renfort de chiffres une explosion des inégalités dans les pays occidentaux depuis les années 1980. A tel point que leur niveau est aujourd’hui presque similaire à ce qu’il était au XIXe siècle. Ce travail de chiffrage des inégalités est notamment poursuivi par Gabriel Zucman et Emmanuel Saez qui ont publié Le Triomphe de l’injustice en 2020 (traduit de l’anglais), et aidé à concevoir les propositions d’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren et Bernie Sanders.

Part des 1% les plus riches dans le total des revenus aux Etats-Unis entre 1910 et 2010. En 2007, les 1% des américains ont reçu 23,5% du total des revenus distribués ©RoyBoy/Wikimedia Commons

Esther Duflo quant à elle œuvre avec Abhijhit Banerjee dans le champ de l’économie du développement. En 2004, elle devient professeur au MIT et y participe à la création du Poverty Action Lab. C’est là qu’elle expérimente et popularise une méthode nouvelle en économie : les « essais randomisés contrôlés » ou ERC. Importée de la biologie, elle consiste à constituer deux groupes-test identiques auxquels on applique deux traitements différents, dont un placebo. On observe ensuite les différences de réaction entre les groupes et on en déduit si le traitement est efficace ou non.

Mieux vaut ne pas mettre tous ses ERC dans le même panier

Même si cette méthode est très reconnue et particulièrement utilisée dans les procédures d’approbation des médicaments, les ERC connaissent certaines limites. Les conditions de l’étude peuvent fausser ses résultats, par exemple si les critères de représentativité occultent des groupes sociaux importants ou si l’environnement de l’étude est trop différent de celui dans lequel le traitement doit réellement s’appliquer. Pour des raisons de coûts, ils permettent rarement des évaluations au-delà du moyen terme et leur conception est en partie dirigée par les financeurs, conduisant à limiter les critères observés et à interrompre et ne pas publier les expériences ratées. Sur le plan éthique enfin, si des effets positifs ou négatifs clairs apparaissent, poursuivre l’expérience commence à poser question. Ces limites n’empêchent pas néanmoins les ERC d’être une méthode ayant fait ses preuves dans la recherche de médicaments efficaces.

Ils sont aussi utilisés en sciences sociales depuis les années 1960. Néanmoins, cela implique une réflexion méthodologique sérieuse sur les limites particulières de la méthode dans un contexte social. Ce n’est pourtant pas l’impression que donnent Esther Duflo et Abhijhit Banerjee. La revue Contretemps et Le Monde Diplomatique ont tous deux publié des critiques au vitriol des ERC en matière de politiques sociales et économiques. En premier lieu, ils condamnent leurs utilisateurs à se contenter d’une approche micro-économique puisque les politiques macroéconomiques (tarifs douaniers, nationalisations ou plan de relance) peuvent difficilement être testées sur des populations ciblées. Cette absence de position sur les grandes questions économiques permet sans doute d’expliquer une bonne partie de l’engouement institutionnel pour cette méthode. Les ERC permettent de dépolitiser la lutte contre la pauvreté en préservant l’idée que les politiques ultra-libérales imposées aux pays du Sud (austérité, privatisation, libéralisation) seraient compatibles avec la réduction de la pauvreté si elles étaient accompagnées de programmes empiriquement testés.

“Les ERC permettent de dépolitiser la lutte contre la pauvreté en préservant l’idée que les politiques ultra-libérales imposées aux pays du Sud (austérité, privatisation, libéralisation) seraient compatibles avec la réduction de la pauvreté”

Ensuite, on l’a évoqué, les ERC sont confrontés à des faiblesses méthodologiques particulières en sciences sociales. L’impact des différences culturelles sur les réactions est évidemment bien plus fort en économie qu’en biologie, ce qui limite la possibilité de généraliser des résultats. Les ERC souffrent aussi de biais liés à leur concentration sur de petits groupes. Ainsi, lorsque des études montrent une hausse des revenus pour les personnes ayant accès à une éducation de meilleure qualité, on peut supposer que tout ou partie de cet effet disparaitrait si l’ensemble de la population avait accès à une meilleure éducation.

Enfin, il n’est pas possible d’administrer un placebo comme en médecine. Chaque expérience est donc constituée d’un groupe qui ne reçoit rien et de groupe auxquels on applique les traitements. Le problème, c’est que les groupes sont bien conscients de participer à une expérience et que cela peut donc affecter leurs réactions. On peut en trouver un exemple récent avec l’expérimentation en Finlande d’un revenu de base auprès d’un groupe de demandeurs d’emplois. Les deux principales observations de l’expérimentation ont été une amélioration du bien-être du groupe-test et un taux d’activité resté stable. Cette seconde observation a pourtant une limite évidente : les participants sachant que l’expérience ne durerait que quelques années, ils avaient largement intérêt à continuer à chercher du travail, une situation qui serait bien différente si le revenu de base devenait une prestation sociale durable. Quoi qu’il en soit, le gouvernement finlandais a depuis perdu les élections et la nouvelle coalition au pouvoir ne souhaite pas généraliser la mesure.

Méthode de la pauvreté et pauvreté de la méthode

La pauvreté théorique des travaux de Duflo et Banerjee les conduit à oublier qu’il n’existe pas de concept neutre. Dans une récente vidéo pour le Gravel Institute, Richard Wolff explique ainsi que le seuil de 1,90$/jour fixé par la Banque Mondiale montre une chute de 80 à 90% de la grande pauvreté dans le monde. Le problème, c’est qu’en utilisant le seuil de 7,40$/jour fixé par l’ONU, la proportion de personne vivant dans la grande pauvreté a très peu diminué depuis 40 ans et leur nombre a augmenté, les seuls progrès significatifs ayant eu lieu en Chine. Or, le seuil de l’ONU est fondé sur une estimation du minimum nécessaire à une alimentation basique et une espérance de vie normale là où on peut juger que celui de la Banque Mondiale est plus arbitraire.

Cette opposition n’est pas que méthodologique. Le seuil de la Banque Mondiale vend en effet, une brillante success story dans laquelle capitalisme mondialisé et programmes humanitaires ont quasiment mis fin à la grande pauvreté. En revance, le seuil de l’ONU montre que les seuls pays ayant réussi à réduire massivement la pauvreté sont ceux dans lesquels les investissements publics et les programmes de sécurité sociale jouent un rôle central, notamment Cuba et la Chine.

“le seuil [pour la grande pauvreté] de l’ONU montre que les seuls pays ayant réussi à réduire massivement la pauvreté sont ceux dans lesquels les investissements publics et les programmes de sécurité sociale jouent un rôle central, notamment Cuba et la Chine”

Plus encore, la dépolitisation de la lutte contre la pauvreté présentée par Duflo et Banerjee cache aussi une logique technocratique et paternaliste. En effet, comme l’expose l’article de Contretemps « les pauvres sont des patients dont la subjectivité et la souveraineté sont niées. Ex ante, ils ne participent pas à la définition des problèmes explorés et peuvent rester ignorants des tenants et des aboutissants des tests menés ; ex post, ils n’ont pas accès aux données recueillies. La légitimité de l’intervention en surplomb des experts peut ainsi être contestée dans la mesure où elle implique une dépossession méthodique des droits politiques des sujets participant à l’expérimentation ».

Des temps difficiles pour l’humilité scientifique

Tout n’est pas noir cependant, Économie Utile pour des Temps Difficiles évitant le principal écueil de Poor Economics en ayant seulement comme ambition de faire un état des lieux de la recherche en économie dans le domaine des ERC plutôt que de faire l’apologie de la méthode elle-même. Sur plus de 500 pages, les auteurs couvrent donc des dizaines d’études dans le monde entier portant sur l’immigration, la croissance ou encore l’environnement.

Cet éclectisme est d’ailleurs sans doute la faiblesse la plus évidente du livre. Si la plupart des études se situent dans le champ économique, Duflo et Banerjee citent aussi des travaux plus proches des sciences politiques, quand ils ne s’essaient pas eux-mêmes au commentaire politique. La diversité géographique des travaux recensés laisse aussi perplexe : il est certes intéressant de découvrir les mécanismes d’intégration des migrants sur les marchés du travail en Inde ou au Népal mais que nous disent-ils des mêmes problèmes en Amérique Latine, en Europe ou en Afrique ?

Duflo et Banerjee n’échappent donc pas au penchant impérialiste des sciences économiques qui tentent régulièrement des incursions sur le terrain des autres sciences sociales. Gary Becker avait ainsi reçu le prix Nobel d’économie en 1992 « pour avoir étendu le domaine de la théorie économique à des aspects du comportement humain jusqu’ici ignorés par les autres sciences humaines ». En appliquant le concept d’homo economicus à des domaines aussi variés que la criminalité ou le divorce, la controverse était déjà forte, notamment sur la déconnexion entre les attentes de la théorie et les comportements réels. Mais en s’exprimant sur des domaines dont ils ne sont pas spécialistes, dans un ouvrage qui se veut un exposé du meilleur de la recherche en ERC, on peut légitimement s’interroger sur le peu d’intérêt de la démarche.

Reste la question centrale : ce livre apporte-t ’il un éclairage novateur sur les problèmes économiques ? Malgré quelques pointes de bravoures, Duflo et Banerjee rappellent essentiellement des faits établis depuis longtemps par d’autres sciences sociales, ce qui peut nous amener à relativiser la révolution méthodologique que seraient les ERC.

“Malgré quelques pointes de bravoures, Duflo et Banerjee rappellent essentiellement des faits établis depuis longtemps par d’autres sciences sociales”

Rien de nouveau mais il y a du soleil

Élément surprenant, Esther Duflo et Abhijhit Banerjee étrillent les vieux économistes libéraux. Ils leur reprochent d’ignorer les travaux empiriques récents en science économique ayant démontré que les baisses d’impôts pour les grandes entreprises et les plus fortunés ne stimulent pas la croissance. De manière générale, ils se montrent sévère avec la représentation médiatique de la science économique qui n’a pas intégré les recherches empiriques récentes. Partant de là, Duflo et Banerjee prennent des positions qu’on n’attendrait pas forcément de la part de prix Nobel. Ils affirment notamment que les économistes sont incapables de déterminer les facteurs de croissance à long terme et, dans leur chapitre consacré à l’environnement, que la croissance économique n’apporte peut-être plus rien aux économies développées. Si ces déclarations sont effectivement très fortes, ce sont paradoxalement des questions traitées avec d’autres méthodes que les ERC. En effet, bien que l’essentiel du livre déroule un grand nombre d’études utilisant les ERC, les auteurs s’appuient aussi sur des études employant d’autres méthodologies, pour aborder les nombreux thèmes dans lesquels les ERC ne peuvent pas être employées.

Le principal constat que les auteurs présentent à l’aide des ERC est que, malgré les préjugés, les pauvres sont les personnes les plus compétentes pour gérer leur argent. La meilleure façon de lutter contre la pauvreté est donc de leur en donner sans les assommer de contrôles moralisateurs. Si le constat n’est pas désagréable à lire, il n’est pas vraiment nouveau et a déjà été posé depuis un certain temps en sociologie.

Alors faut-il acheter Économie Utile pour des Temps Difficiles ? Le livre offre une approche généraliste de l’économie, abordable pour les néophytes. Le prix Nobel des auteurs donnent aussi du poids aux critiques qu’ils font de la science économique dominante. Cependant, ces critiques ne doivent pas conduire à croire que Duflo et Banerjee sont des économistes hétérodoxes. Au contraire, comme Ulysse devant choisir entre perdre son navire face à Charybde ou sacrifier quelques marins à Scylla, ils sacrifient quelques principes de l’économie orthodoxe pour mieux sauver l’ensemble. Après Contretemps et Le Monde Diplomatique, Le Vent Se Lève avait aussi publié un article sur le naufrage méthodologique des ERC.

Pour conclure, il faut en finir avec le biais « apolitique » de Duflo et Banerjee qui, à force de refuser de voir les structures de domination et les rapports de force, en deviennent aveugles. On pourrait noter à ce titre l’absence totale de mention des syndicats malgré leur rôle évident dans la construction des États-providence. Mais les auteurs donnent un autre exemple frappant avec les politiques de redistribution des terres et de droit au travail en Inde. Ces dernières ne fourniraient pas la fluidité nécessaire pour que des activités innovantes et la productivité agricole se développent. Duflo et Banerjee déplorent que les tentatives de remplacer ces aides en nature par des prestations sociales n’aient rencontré que défiance et mobilisations sociales. Ils en tirent la conclusion assez molle qu’il faudrait améliorer la confiance entre les citoyens et les décideurs politiques. Il réagissent ainsi comme s’il n’y avait pas de conflit politique sous-jacent entre des élites économiques cherchant à maximiser leurs profits et leur pouvoir et des travailleurs pauvres ruraux qui s’inquiètent de leur capacité à préserver une aide sociale dont le contrôle serait entre les seuls mains du pouvoir politique.