Maintien de l’emploi ou des salaires : pourquoi il ne faut pas choisir

Argent liquide
© Christian Dubovan

En ce début de crise économique tous azimuts, la baisse des salaires est au cœur du débat public avec la multiplication des accords de performance collective (APC). Ce dispositif de flexibilisation permet, depuis les Ordonnances Macron, en cas de difficulté économique dans les entreprises, une plus grande préservation d’emplois ; mais dans des conditions beaucoup moins favorables. Solution d’urgence pour les entreprises, plus que controversée au regard de sa capacité à détruire le droit du travail, elle alimente également la menace de baisse des prix. Ce phénomène, la déflation, présente des effets désastreux et s’avère difficile à combattre. L’Etat et les syndicats patronaux sont-ils prêts à tout pour atténuer les chiffres du chômage, au risque de compromettre les espoirs de reprise et l’exigence de transition écologique ? Par Pierre Jeannet. 


LA BAISSE DES SALAIRES ALIMENTE LES RISQUES DE BAISSE DES PRIX 

Le Président l’a réaffirmé dans son interview du 14 juillet : ce sera l’emploi ou les salaires. En un mot, pour éviter les licenciements, les salariés devront consentir à une baisse « temporaire » de rémunération. Cette option permet, à court terme, de réduire les coûts de production et de restaurer les marges des entreprises. Ce chantage cynique doit pourtant être mis en perspective. En effet, il suffit de penser aux sommes consenties aux entreprises pour soutenir les marges, au travers du CICE. Outre un effet sur l’investissement et l’emploi peu perceptible, il apparaît que les marges n’atteignent jamais un niveau « suffisant » pour être partagées. La baisse risque donc de devenir durable. Par ailleurs, cette mesure pourrait viser, selon les cas, des salariés mobilisés pendant la crise. Curieuse reconnaissance à l’égard de nos « héros du quotidien ».

« Pour notre pays, je préfère au maximum […] qu’il y ait des salaires qu’on accepte de baisser momentanément plutôt que des licenciements. »  Emmanuel Macron, le 14 juillet 2020 [1]

Le principe, selon le Président, est que les salariés partagent le risque avec l’employeur. Noble vision d’une entreprise qui ne formerait qu’un seul corps social. Pourtant, l’opposition au salaire maximum est construite autour de la négation de cette solidarité même. Dans une entreprise, qui n’est que la somme de relations contractuelles, le niveau de salaire ne doit pas dépendre de règles. Il correspond uniquement au consentement des participants, le salaire minimum à partir duquel chacun est prêt à offrir son travail. Il est également bon de rappeler que les dernières réformes du Code du travail ont cherché à faire porter l’exigence de flexibilité sur les salariés sans contrepartie. Ainsi, il est à craindre que cette tendance ne se prolonge. Les débats sur la participation pourraient aussi conduire à indexer de plus en plus les salaires sur les résultats de l’entreprise. Ceci au détriment d’une certaine stabilité des revenus, et de stabilité pour les ménages. Augmentant ainsi le risque de tomber dans la précarité.

Le cercle vicieux de la déflation – source : auteur

En faisant ce choix, Macron poursuit une vision de court-terme et micro-économique, conforme au cadre libéral. La vision d’un Président, en charge du rétablissement de l’économie, ne peut pas être celle d’un chef d’entreprise. En effet, la diminution des salaires devrait se diffuser rapidement à l’ensemble des secteurs sous l’effet de la concurrence. Le but de cette démarche est de gagner en « compétitivité » de façon simple et immédiate. Si une entreprise conclut un tel accord, ses concurrents suivront pour ne pas être indûment pénalisés. Ainsi en va-t-il des autres secteurs proches. Or ce phénomène alimente sérieusement le risque de déflation, de baisse généralisée des prix, qui s’avère mortelle pour l’économie. En effet, à l’inverse de l’inflation qui accompagne la croissance, la déflation est le symbole d’une économie qui se recroqueville et détruit de la valeur. Une forme de fordisme à l’envers, pour celui qui avait compris qu’augmenter les salaires transformait ses salariés en clients potentiels.

« Cette solution est un exemple même de l’écart entre l’intérêt individuel et l’intérêt général. »

La baisse des prix est le symbole même de l’écart existant entre l’intérêt individuel et l’intérêt général, n’en déplaise aux tenants d’une vision libérale. Si elle s’avère profitable à chacun, en tant qu’acheteur, elle signifie également une baisse de nos revenus. Elle est le symptôme d’une économie en récession. Un véritable venin économique, qui agit comme un accélérateur de la dépression. Les ménages ayant de l’épargne renoncent également à consommer en attendant que les prix baissent davantage. Ce qui produit une forte contraction de la demande, auto-alimentée, et oblige les entreprises à diminuer encore leurs prix pour écouler leurs stocks. Et donc à diminuer davantage les salaires. Un cercle vicieux est ainsi enclenché, qu’il devient très difficile de briser [2], fondé sur l’anticipation d’une situation économique qui va se dégrader, et alimenté par la concurrence.

Le taux d’inflation en zone euro baisse tendanciellement depuis janvier 2019 et se situe au-dessous de la cible de la BCE de 2 % – source : ABC Bourse

Cette mesure de rétablissement à moindre coût pour l’État, intervient dans un contexte fertile pour la déflation. En effet, cette menace préexistait à la crise. C’est pour contrer cette perspective que les taux d’intérêt de la BCE ont été maintenus à un niveau extrêmement bas. L’objectif était d’atteindre une cible de 2 % d’inflation correspondant à une croissance régulière. Dans un schéma classique, des taux bas encouragent une consommation soutenue par le recours au crédit, qui stimule la demande. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Faute d’un fléchage vers l’économie réelle, la hausse s’est artificiellement concentrée sur le marché des actions ou de l’immobilier par exemple. En outre, en l’absence de confiance en l’avenir, les acteurs ont préféré épargner plutôt que de dépenser. Ce phénomène de « trappe à liquidité », ainsi nommé par Keynes, s’est traduit par une hausse de la trésorerie des entreprises ou des montants déposés sur les comptes courants. Par ailleurs, la concurrence exacerbée, en particulier dans le secteur de la distribution confrontée à la hausse de la vente en ligne, contribue à cette dynamique baissière.

Le taux de croissance annuel des dépôts sur compte courant des ménages dépasse régulièrement 10 % depuis mi 2015 – source Banque de France

Ce risque de baisse de prix généralisée repose aussi en Europe sur des facteurs structurels. Il existe un courant économique qui établit un lien direct entre la démographie et la situation économique, au travers du cycle de vie de l’épargne. Selon cette approche, une population structurellement âgée élève le niveau global de l’épargne. En effet, le capital est constitué tout au long de la vie en prévision de la retraite. Le fait que les ménages retraités sont ceux qui disposent d’un niveau de patrimoine plus important que les autres semble l’attester. Ainsi, avec une population vieillissante, le niveau d’épargne est plus élevé que les besoins, ce qui encourage la baisse des taux d’intérêt, le prix de l’argent, et celle des prix. Cette analyse peut être étendue partiellement à la consommation, les ménages retraités ayant des besoins moindres, notamment en matière d’équipement.

CE PHÉNOMÈNE DE BAISSE DES PRIX PRÉSENTE DE GRANDS DANGERS

Historiquement, la France a déjà connu des politiques délibérément déflationnistes. La plus spectaculaire reste celle menée par Pierre Laval, lors de son passage au pouvoir en 1934. Usant et abusant des décrets-lois, il va engager des mesures très fortes. Notamment la baisse de 10 % des dépenses publiques, rémunération des fonctionnaires inclue. En complément, le gouvernement s’engage dans une démarche de réduction des prix (baisse de 10 % sur gaz et de l’électricité, des loyers et des intérêts les dettes). Ces mesures visaient à réduire les prix de vente en interne. De cette façon la compétitivité-prix à l’exportation des entreprises françaises était favorisée sans dévaluation du Franc. Cette alternative restait très sensible politiquement. Elle apparaissait comme un symbole de l’affaiblissement de la puissance française, et s’avérait très défavorable aux épargnants. Il n’est pas anodin que des mesures protectionnistes, quoique peu opérationnelles, accompagnaient cette politique. On peut citer notamment l’injonction aux administrations de privilégier des fournisseurs nationaux, malgré l’amputation de leur budget. Las, cette politique ne parvint pas à endiguer ni le chômage, ni le déficit public, en nuisant à la dynamique des recettes. Au contraire elle ancra la France dans la crise, et explique en partie la situation très dégradée à laquelle le gouvernement du Front Populaire fut confronté. En revanche, elle plaça déjà Pierre Laval comme un homme prêt à tout.

« Dans le contexte actuel, la baisse des prix compromet gravement le remboursement de la dette. De nouvelles politiques d’austérité seraient en préparation. »

Le niveau d’endettement des entreprises, rapporté au PIB, a fortement augmenté en France depuis 2009, passant de 110 % à 135 % du PIB – source Banque de France

Dans le contexte actuel, la baisse des prix pourrait faire peser un vrai danger sur la soutenabilité de la dette. En effet, la politique de taux bas a encouragé fortement le recours au crédit des particuliers et des entreprises. La plupart des emprunts se font à taux fixe. Ceci signifie que les échéances sont les mêmes tout au long de la durée du prêt. En cas de hausse des prix et des revenus, le poids des échéances s’allège au fil du temps. En revanche, en cas de baisse des prix et des revenus, de nombreux emprunteurs se retrouvent en situation de surendettement. Cette situation pourrait devenir explosive en gardant à l’esprit qu’en 2019, les mensualités représentaient plus de 35% des revenus de l’emprunteur dans un quart des crédits accordés en 2019. Ainsi, une part significative des emprunteurs ne serait plus d’honorer leurs échéances en cas de baisse de leurs revenus. La situation serait similaire au niveau de l’État, bien que sa dette soit plus dynamique. Pour autant, les recettes fiscales dépendent fortement de l’évolution des prix. Le cas de la TVA est flagrant, mais l’impôt sur le revenu y est aussi très sensible. S’engager dans un cycle de baisse des prix rendrait la charge de remboursement dans la dette encore plus lourde. Et justifierait de nouvelles politiques d’austérité, alimentant la récession.

LA HAUSSE DES PRIX : UNE FENÊTRE DE TIR POUR LA BIFURCATION ÉCOLOGIQUE

Si la déflation représente un tel danger, c’est qu’elle s’avère difficilement maîtrisable pour les pouvoirs publics. Il s’agit d’un cercle vicieux : les agents économiques ajustent leur comportement, en repoussant ou annulant leurs achats, ce qui entretient la baisse des prix. En outre, l’outil traditionnel pour la combattre, baisser les taux d’intérêt, n’est plus opérationnel depuis que ceux-ci sont réduits au minimum. Pourtant, face au coût de conversion écologique de notre modèle de consommation, la déflation se présente comme une opportunité pour repositionner notre appareil productif et le rendre plus respectueux de l’environnement.

Pour ce faire, un relèvement de la TVA constituerait une solution mécanique pour relever les prix. Cette solution présente également l’avantage de participer à la réduction du déficit. Toutefois, cette mesure présente deux limites. Tout d’abord, il s’agit de l’impôt le plus injuste, car non progressif. Celui-ci aggraverait donc la crise sociale dans un contexte de forte poussée du chômage. D’autre part, les entreprises risquent de vouloir contrarier cette hausse par une réduction encore plus forte de leurs coûts.

Il existe une seconde option qui consiste à définir un ensemble de normes pour assurer la bifurcation écologique du mode de production. Cette démarche emporterait une vraie vision politique : passer d’une approche quantitative de la consommation, qui reste celle de la gauche traditionnelle, à une approche qualitative. Cette approche permettrait également d’établir un lien direct entre la croissance économique et le bien-être, sous l’angle « consommer moins mais mieux ». Ce modèle repose sur un nouvel équilibre : consentir à des prix plus élevés, mais au profit d’une consommation réduite. En vendant moins d’unités, mais à un prix plus important, les équilibres économiques des intervenants ne seraient pas compromis. Il ne s’agit pas à proprement parler de décroissance mais de croissance alternative. Un modèle qui ne fasse plus de l’accroissement de la production la grande et unique finalité du développement.

« Un tel saut qualitatif ne peut faire l’économie d’une politique de réduction des inégalités audacieuse. »

Deux secteurs de production fondamentaux illustrent parfaitement cet impératif. L’agriculture d’une part. Chacun a conscience que la baisse continue de la part du budget allouée à l’alimentation n’est plus tenable. Compte-tenu de l’enjeu de santé publique, il apparaît nécessaire d’envisager des normes de production plus contraignantes, y compris au prix d’un coût plus élevé. Le cas de la viande, dont la consommation doit être plus réduite est à cet égard significatif. Mais cette diminution se ferait en faveur d’une viande de meilleure qualité, et plus rémunératrice pour le producteur. Le second est la consommation énergétique. L’énergie la plus propre reste celle qui n’est pas consommée. Ceci ne sera permis que par une décentralisation du réseau et une réduction des sources de gaspillage. Ainsi, il est possible d’envisager un modèle où le coût unitaire de l’énergie augmenterait. Mais dans le même temps la consommation serait plus ciblée. Si bien que l’impact sur la facture du consommateur devrait être neutre. Cette perspective permettrait de vaincre les réticences d’EDF notamment lorsqu’il est question de diminuer la consommation.

Ce changement de modèle doit mobiliser nos ingénieurs et scientifiques. Il s’agirait d’une belle mission pour le futur Commissariat au Plan, dont les missions ne sont pas encore définies. Renouant avec la tradition, et épaulé d’un personnel qualifié, celui-ci pourrait accompagner secteur par secteur, les transitions sur le plan technique, réglementaire mais également économique. Toutefois un tel saut qualitatif ne peut faire l’économie d’une politique de réduction des inégalités audacieuse. En accompagnement d’une politique de normes, elle permettrait de définir les contours d’une écologie vraiment populaire, qui ne réserverait pas la qualité aux plus riches. Sans cela, les plus pauvres subiraient la double peine d’une baisse de leur revenus et d’une hausse de leurs dépenses.

À l’heure de “se réinventer”, ce tournant stratégique permettrait de répondre à plusieurs impératifs. Tout d’abord participer à l’objectif de relocalisation d’une partie de la production, qui est une demande prioritaire des Français post-Covid. D’autre part, en réduisant la consommation, elle constitue une protection de long terme contre la raréfaction des ressources non renouvelables. Ceci est particulièrement clair dans le domaine de l’énergie. Or cette dernière générera tôt ou tard une inflation « subie » et non maîtrisable. Enfin, en réduisant notre dépendance aux importations, il est possible de retrouver de la souveraineté et des marges de manœuvres diplomatiques.

[1] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/07/14/14-juillet-2020-interview-president-de-la-republique

[2] Sauf en cas de résorption quasi-complète du chômage.

Campagnes : comment stopper le déclin ?

Campagne - Mouhet (Indre)
Retrouver le chemin de nos villages © Damien Barré

À l’issue du confinement, le regain d’intérêt pour les territoires ruraux, et pour un mode de vie différent, semble se confirmer. Celui-ci, fragile, nécessitera l’action volontaire des nouveaux élus des communes rurales. Pour inverser une tendance lourde, la conjoncture ne suffira pas. Il faut accepter de rompre avec les modèles du passé, épuisés, pour créer les conditions d’un développement durable. En se concentrant sur leurs ressources propres et leurs avantages comparatifs, les territoires ruraux tiennent leur destin entre leurs mains.


La circulaire Castaner devait les faire disparaître des résultats aux élections municipales. Pourtant les communes de moins de 9 000 habitants résistent encore. Celles-ci regroupent 52 % du corps électoral, mais 96 % de communes qui ne figurent pas parmi les grosses agglomérationsi. Derrière la polémique, les chiffres sont cruels. Sous l’effet d’un développement économique libéral et l’abandon d’une politique d’aménagement du territoire, la concentration de la population dans les grands centres urbains semble inéxorable.

Si la raréfaction des services publics est un phénomène national, celui-ci est plus violent à la campagne. En effet, il s’y traduit par une disparition complète qui alimente le sentiment d’abandon et ses conséquences politiques. Cette politique fait l’impasse sur les enjeux à moyens et longs termes que représente cette partie de notre territoire et sur les ressources qu’il porte en particulier dans le contexte de la transition environnementale. Quels sont les leviers à disposition des nouveaux élus et des citoyens pour conjurer le sort et préparer l’avenir ?

L’aboutissement d’un long déclin

En préambule, il convient de rappeler que le phénomène de « dévitalisation rural » est ancien et continu. En effet, l’exode rural, c’est à dire la baisse de la population dans des communes moins denses, n’est pas une tendance récente. La France a résisté longtemps à un phénomène qui fut plus brutal au Royaume-Uni par exemple et l’essentiel des villages que nous connaissons actuellement a atteint son apogée démographique à la fin du XIXe siècle. La base des populations de l’Insee nous renseigne : sur un total de 34 612 communesi fin 2017, plus de la moitié avait vu sa population diminuer par rapport à 1900. Dans le même temps, la population nationale n’a cessé de croître. La population cumulée de ces communes ne représentait plus que 16 % de la population nationale contre 43 % au début du siècle dernier. Ce déclin démographique n’est pas parfaitement linéaire et s’est sérieusement accéléré après la seconde guerre mondiale. Ce mouvement fut porté notamment par la mécanisation agricole et les besoins induits par la reconstruction.

Pour témoigner de l’ampleur de ce phénomène, il faut souligner que ces villages ont perdu en moyenne 333 habitants sur un siècle et 20% des communes ont vu leur population baisser de moitié. Pourtant, ce qui fait la sensibilité de ce phénomène, c’est qu’il n’est pas exclusivement statistique. Jean-Pierre Le Goff ou Raymond Depardon l’ont montré chacun avec leurs outils, c’est aussi la fin d’un monde relativement clos. Traversé par les traditions, il y règne un fort esprit de communauté. Cette disparition suscite un fort sentiment de vulnérabilité et de perte. Alimentée par le développement de la consommation de masse et l’uniformisation des modes de vie, elle est accélérée par l’introduction des outils numériques qui favorisent le repli sur soi, y compris auprès des personnes âgées. Dès lors, une vision pessimiste de la disparition inéluctable d’un monde semble s’imposer, en particulier chez les anciens, ce qui rend aujourd’hui plus difficile l’invention d’un nouveau modèle propre.

Pourtant, il convient de replacer les difficultés rencontrées par les territoires ruraux dans une perspective plus large. Ce phénomène de déclin démographique et culturel du monde rural, engagé de longue date, arrive à son terme. En témoignent les 10% de communes comptant moins de 150 habitants, qui vivent sous la menace permanente de la disparition. Géographiquement ensuite, car il convient de penser la problématique de la désertification rurale à l’aune des déséquilibres des territoires. L’analyse qui consiste à opposer les villes « gagnantes de la mondialisation » aux campagnes «perdantes » jouit d’un certain succès. Pourtant il s’agit d’une impasse intellectuelle. Elle néglige ce fait élémentaire : une grande partie des citadins présentent des attaches rurales, plus ou moins anciennes. En réalité, tout le territoire subit les conséquences d’une politique libérale, qui consiste à laisser faire le marché. Cette logique participe à concentrer les richesses, les emplois et les hommes et laisse croître les inégalités, y compris entre les territoires.

Les grandes agglomérations ont concentré la croissance démographique de la décennie passée. Elles ont capté 87,6 % des 5,4 millions d’habitants supplémentaires en France entre 1999 et 2013, tandis que les campagnes se dépeuplent. Pourtant, cette politique impacte ces deux types de territoires quoique sous des formes différentes. Aussi, la lutte pour le maintien des services publics prend des formes radicales dans les zones rurales car la fermeture d’un service signifie sa disparition complète pour tout un « bassin de vie » ii. Pour autant, les villes ne sont pas épargnées par les fermetures de maternité par exemple et les urbains doivent affronter des services hospitaliers sous-dotés et congestionnés. De la même façon, l’allongement des durées de trajet domicile-travail ou l’accroissement du nombre de déplacements contraints s’expliquent d’un côté par l’éloignement des services et des emplois et l’autre par l’étalement urbain, mais avec les mêmes effets sur le quotidien des habitantsiii.

Déplacements contraints

Enfin, la pollution des villes était jadis opposée à l’air pur de la campagne. L’ampleur des atteintes à l’environnement nous oblige à réviser ce constat. Deux illustrations : lors de la canicule de 2018, la vague de pollution de l’air a touché indifféremment villes et campagnes et les populations des campagnes sont également plus exposées à l’usage de produits chimiques. L’accumulation de ces constats conduit donc à dépasser le clivage zones rurales/zones urbaines. Nos problématiques communes obligent à faire front pour trouver des remèdes structurels. Une seule politique de saupoudrage ou de péréquation se révélera insuffisante. Il devient dès lors nécessaire pour les territoires ruraux d’emprunter leur propre voie pour aborder ces nécessaires transformations.

Première impasse : le ruissellement territorial

Pour dépasser le clivage entre territoires urbains et territoires ruraux, la tentation de nombre d’élus est de s’arrimer aux dynamiques urbaines. C’est cette vision d’un « ruissellement » territorial qui préside aux destinées des politiques de l’aménagement. Elle s’est vue consacrée de manière caricaturale dans le cadre de la loi NOTRE, au travers du renforcement des métropoles. Cette vision a également un impact concret pour les départements ruraux. En cherchant à concentrer ressources et services dans la ville-centre, afin de créer des locomotives territoriales qui dynamisent le territoire environnant, le résultat immédiat et visible se limite à la dévitalisation des campagnes. Un exemple parmi d’autres, la création de maisons de services publics, censées remédier à leur éloignement, risque de se traduire à court terme par leur concentration dans des chefs lieux retenus au détriment des services existants encore dans les petites communes. En effet, l’ouverture de ces maisons va de pair avec la fermeture des plus petites unités comme l’illustre le tableau suivant. Sans compter que la gamme de services accessibles n’est pas totalement identique et que ces données globales ne disent rien de la répartition géographique des ouvertures et fermetures de sites :

Services

Evolution

Maison France Services

+ 300 en 2020, + 2 000 d’ici 2022

La Poste

– 404 bureaux en 2016, + 541 agences communales avec un service limité (pas d’opération bancaire)

– 5000 agences entre 2015 et 2017

Pôle Emploi

915 agences en 2017 → 905 agences

CAF

De 123 agences à 101 agences entre 2012 et 2019iv

CPAM

Données non disponibles, mais des fermetures sont effectivesiv v

Mutualité Sociale Agricole

Données non disponibles

 

Cette orientation a pourtant produit des effets. Mais ceux-ci sont limités aux communes périurbaines, qui rassemblent selon l’INSEE une majorité de la population vivant en milieu rural . Cette catégorie qui forme la notion de « France périphérique » dans l’imaginaire collectif est constituée de banlieues qui tirent parti des prix immobilier trop élevés en cœur de ville ou de la recherche d’espace par des familles. Attractives, elles voient s’installer des actifs qui travaillent en ville et sont soumis à de fortes contraintes de transports. À titre d’illustration, pour la seule région Auvergne-Rhône Alpes, ces nouvelles installations représentaient sur un an 4,5 % de la population totale de ces campagnesi. L’absence d’activité économique liée à une population croissante créent des contraintes fortes dans certaines communes, qui deviennent de plus en plus dépendantes des villes, qui s’expriment aussi politiquement pour répondre aux besoins de services et d’équipements. En raison d’allers-retours en ville, ce mode de vie favorise enfin la consommation dans les centres-commerciaux installés à cet effet en bordure des villes.

Seconde impasse : des territoires récréatifs

Cette stratégie est très dépendante de la géographie, et est pour l’essentiel d’avantage subie que choisie. Pour les territoires plus éloignés, une stratégie consciente consiste à développer le tourisme, qui s’appuierait sur les bénéfices de l’attractivité de la France. Malgré une activité dynamique dans toutes les régionsvi, Paris et l’Île de France continuent de concentrer la croissance du nombre de touristesvii autour du triptyque Disneyland, musée du Louvre, Tour Eiffel. Or, le rayonnement de Paris peine à bénéficier à l’ensemble du territoire. Au contraire, il contribue à alimenter ces déséquilibres. Pourtant, cette stratégie a été très profitable jusqu’à présent à un département comme la Vienne. Sous l’impulsion de René Monoury et du Conseil général de la Vienne est engagée la construction du Futuroscope en 1984. Un parc d’attraction au milieu des champs qui sera inauguré en 1987. Le caractère novateur de cette démarche, accompagné d’une véritable stratégie, a permis de développer tout un écosystème d’attractions et d’hébergements. Jusqu’à l’obtention d’une liaison TGV avec Paris et récemment l’ouverture d’un Center Parcs au Nord du département. Toutefois cette histoire ne fut pas linéaire et le parc d’attraction a frôlé la faillite. Le Conseil général avait cédé sa gestion à un partenaire privé, et dut le reprendre. Au-delà, cette stratégie risque de finir par s’essouffler. Tout d’abord, le parc a atteint sa vitesse de croisière. Sa fréquentation annuelle peine à dépasser les 2 millions de visiteurs depuis 2009. Qui plus est, la concurrence entre les territoires s’est accrue sur ce secteur, comme en témoigne les régulières campagnes de publicité.

En outre, le tourisme reste un secteur peu générateur d’emplois, en particulier d’emplois qualifiés. Ainsi, si le département est moins touché que la moyenne par le chômage, il est significatif que Châtellerault soit la ville la plus frappée par le manque d’emplois. Il s’agit pourtant de la ville la plus proche du Futuroscope et de sa zone d’activité, signe des limites de ce type de développement. Enfin, cette stratégie encourage les décideurs à séduire les touristes. Ces politiques finissent par négliger les populations résidant sur place. Le littoral et la montagne sont particulièrement frappés par ces phénomènes d’afflux ponctuels et démesurés de visiteurs. Avec un impact psychologique fort, lié à la transformation d’un pays vivant en une vitrine pour touristes, dont Houellebecq a pu montrer les effets.

 

Carte touristique de la ViennePlan de développement touristique 2018-2021 – Département de la Vienne

 

Enfin, de nouvelles logiques à l’œuvre ne permettent pas davantage d’assurer sérieusement les conditions d’un développement durable pour les campagnes. Les projets de contractualisation sont pourtant séduisants à première vue. La démarche louable de développement durable incite certaines villes à contractualiser avec les territoires ruraux. Qualité de l’environnement, approvisionnement agricole… cette logique présente l’avantage de rappeler les interdépendances entre centres urbains et campagne et de les organiser. Si cette démarche n’en est qu’à ses prémisses, elle présente déjà plusieurs risques. Tout d’abord, la dimension des villes et les règles d’attribution des marchés publics risquent de conduire à favoriser des grandes exploitations, seules capables de répondre aux besoins d’une agglomération ou à un cahier des charges restrictif et d’encourager ainsi le phénomène de disparition de la paysannerie. Par ailleurs, le rapport de force est tellement déséquilibré qu’il sera aisé pour une métropole de mettre en concurrence les collectivités rurales ou bien de leur imposer ses règles et ses vues de façon unilatérale.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation –, une même logique de vassalisation des campagnes s’impose.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation – une même logique de vassalisation des campagnes s’impose. Cette vision, bien que produisant des résultats à court terme et en accord avec la politique nationale, finit par rendre complètement dépendants les territoires ruraux, contribuant si ce n’est à leur effacement du moins à leur fragilisation. Enfin, ce mouvement arrive à son terme en raison des impératifs environnementaux : nombreux ou longs déplacements, artificialisation des sols… Mais il est également sources de tensions sociales en diffusant un mode de vie urbain au détriment de la spécificité des campagnes entraînant notamment l’anonymisation des relations et le repli sur le cadre privé de la maison et du jardin.

Troisième impasse : tout miser sur un gros investisseur

Pour déjouer ces impasses, les élus ont engagé depuis les années 2000 une nouvelle démarche. S’inscrivant dans une logique de compétitivité des territoires qui a envahi le discours public ces dernières décennies, l’idée consiste à élever les territoires ruraux aux standards modernes à grands coups de projets futuristes ou de grande envergure. Cette posture, si elle permet de se dégager de la tutelle des grandes villes, contribue à soumettre les campagnes au bon vouloir d’investisseurs ou de chefs d’entreprises. Or leurs ambitions ne sont pas toujours alignées avec celles de la collectivité. En outre, les élus confrontés à une forme de détresse économique sont facilement sensibles aux perspectives radieuses des investisseurs.Les résultats de ces démarches audacieuses n’ont pas toujours été à la hauteur des moyens engagés. Tout d’abord, l’attente de l’implantation d’une entreprise providentielle, venue de l’extérieur reste une perspective précaire. Elles sont attirées par un foncier bon marché et par l’opportunité d’un soutien public. Ces projets alléchants génèrent de rapides évolutions de la population. Censés servir de locomotives territoriales, ils finissent par concentrer en un centre unique un nombre important d’emplois. C’est pour ce motif que le maire de Chartres a refusé l’implantation d’un centre logistique sur sa ville, censé créer 2000 emplois, une décision ensuite suivie par d’autres élus locaux face à des projets similaires d’Amazon. En effet, la ville aurait dû attirer des travailleurs pour satisfaire à ce besoin, s’engager sur la construction de logements et d’infrastructures, sans garantie sur la durabilité de l’entreprise. Au-delà, les emplois crées sont souvent précaires. L’aspiration soudaine de salariés peut en outre nuire au tissu économique existant en le privant de main d’œuvre. Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble donc révolu.

Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble révolu.

Un autre exemple, à échelle plus modeste, est donné par la multiplication des projets éoliens. Les entreprises engagées dans cette industrie ne manquent pas de faire valoir l’intérêt financier de cette activité. Au-delà du débat passionné sur le bien fondé de ce mode de production d’énergie, la décision de poursuivre ce type de projet reste encore trop peu transparente. Elle représente trop souvent une opportunité financière plutôt que l’amorce d’un réel projet de développement territorial. Avec à la clef des retombées directes limitées pour les communes qui ne bénéficient pas de l’essentiel des recettes induites. Comme 75 % des communautés de communes sont à fiscalité unique, les bénéfices sont en fait partagés avec les communes voisines.

Une autre voie consiste à équiper le territoire d’infrastructures capables de rivaliser avec les centres urbains. Pour cela, le déploiement de la fibre a fait l’objet d’un engagement de la part du gouvernement Hollande pour encourager ces réseaux à hauteur de 3,3 Md€ dans les territoires moins densesiii. En parallèle, les conseils départementaux ont accompagné ce mouvement avec la constitution de Réseaux d’Initiative publique (RIP), financés pour plus de 10 Md€, en particulier pour les territoires non-couverts par les opérateurs privés. Ces investissements massifs reposent sur la promesse de redistribution des richesses offertes par les réseaux, mais qui se révèlent historiquement décevantes car ces derniers tendent à favoriser les nœuds de réseaux. Ces investissements reposent sur une hypothèse de ré-allocation géographique du travail, qui justifie également la création de tiers lieux à la campagne. En revanche, le souhait des collectivités de rester dans la course peut conduire à des décisions plus risquées ou inadaptées. En témoignent les différents projets d’Hyperloop menés en parallèle sur le territoire. Ainsi, la région Nouvelle Aquitaine a décidé d’accompagner le développement d’un tel projet aux abords de Limoges à hauteur de 2 M€. Non seulement ce type de projets promus comme innovants est peu pertinent mais ce type d’investissement peut vite devenir la proie de comportements opportunistes par les porteurs de projets sur un territoire rural. En outre, la légitimité d’une collectivité à s’engager dans un domaine où il existe déjà des expérimentations portées par des privés n’est pas probante. En réalité, ce ce type d’infrastructures et de projets à risque devrait être développé par l’État, ne serait ce que dans un soucis de rationalisation des investissements. L’implication des collectivités locales dans le capital-développement ne doit pas pour autant être exclu, mais la logique voudrait qu’elle soit limitée à des projets plus modestes, en nombre suffisant, qui permettent de diluer le risque.

Il arrive même que les investissements providentiels provenant de l’extérieur se révèlent être une véritable malédiction. Châteauroux, et le reste de son département, l’Indre, font office de cas d’école. Historiquement très agricole et doté d’une industrie très modeste, le département est bousculé par l’installation d’une base de l’OTAN en 1951. L’afflux de soldats américains et de leurs familles, on en comptera jusqu’à 7000 en 1958, constitue un choc sur le plan moral comme économique. Châteauroux devient soudain la ville la plus américaine de France. En parallèle, ils faisaient du modeste aéroport existant l’un des plus grands d’Europe. Toutefois, une économie de rente entoure très vite cette installation. Ainsi on voit se multiplier des bars, des lieux de sorties pour les G.I. ou encore des garagistes pour voitures américaines. Si bien que le départ des américains, en 1966, se révèle tout aussi brutal, mettant en cause près de 2400 emplois directs. C’est également tout une part de l’activité périphérique à la base militaire qui décline, sans que le département ne s’en remette complètement. Signe d’un basculement du monde, un projet de développement chinois est présenté en 2007 autour de ce même aéroport. Il doit comporter une plateforme logistique d’ampleur et réunir des activités d’import-export. Des garanties sont prises par la collectivité sur l’embauche de salariés locaux et des milliers d’emplois doivent naître. Hélas, le temps d’investissement des partenaires chinois ne correspond pas aux impératifs d’un département rural en déclin. Depuis le projet a dû être fortement révisé, faute d’investissements effectifs. Cet exemple constitue néanmoins une illustration significative. Un afflux soudain et exogène d’activité peut présenter des effets pervers pour un territoire Et même constituer une véritable menace pour la collectivité en matière d’investissement ou de souveraineté.

Après le Covid-19, la revanche des campagnes ?

Dans ce sombre contexte, le temps des campagnes est pourtant venu. Non pas les campagnes dépendantes des villes, ni celles qui tentent de leur ressembler, mais celles qui se sont retrouvées. Certes, la logique de concentration urbaine est une tendance ancienne et lourde comme illustré précédemment. Mais il ne faut pas sous-estimer la vitesse à laquelle ces tendances peuvent s’inverser. Quelques hypothèses fortes plaident en faveur de cette argumentation.Tout d’abord, les possibilités offertes par le télétravail, qui concerne désormais 25 % des salariés. Ce phénomène provient d’un véritable désir des salariés et soulève de moins en moins de réticence de la part des employeurs, hormis en cas d’incompatibilité avec la fonction. Ce phénomène présente encore peu d’impact sur la répartition des populations actives. Le télétravail occasionnel, qui considère le bureau comme la norme et le domicile comme l’exception, reste à ce jour la règle, mais ce modèle peut rapidement s’inverser. En effet, les coûts immobiliers des entreprises ont été victimes d’une forte inflation ces dernières années. Au gré de la crise, ce poste apparaît comme une source d’économies forte, alternative à une baisse des salaires. Après avoir éloigné de Paris les principaux sièges sociaux, il reste peu de marges de manœuvre. Si cette pratique permettrait à nombre de franciliens de satisfaire leur envie de retour en province, celle-ci présente également un coût social. En effet, le télétravail peut rapidement devenir source d’isolement et d’effacement des séparations entre vie personnelle et professionnelle. L’engagement de ces néo-ruraux dans leur nouveau cadre de vie, alors qu’ils sont soumis aux ordres venus des grands centres, risque d’être limité. En outre, cette logique de réduction des coûts s’accommoderait allègrement de l’uberisation menaçante d’une partie du salariat. Le « salarié-auto-entrepreneur » travaillerait, en toute logique, depuis son domicile à partir de ses propres moyens et serait rémunéré à la tâche.

Le télétravail se révèle également conditionné à la qualité et à la régularité des moyens de transports avec les villes. L’accessibilité au bureau devient un facteur déterminant d’installation. Or beaucoup de territoires ruraux ont subi la politique de rationalisation des transports. Ainsi, à court terme, ce phénomène devrait bénéficier davantage aux banlieues périphériques qu’au rural éloigné. Ce dernier reste victime de carences en infrastructures de transport et en déficit de service public. La politique comptable de fermeture obéissant uniquement à des objectifs de court-terme. Au-delà des aspects liés à l’organisation du travail, ce renversement de tendance peut aussi rapidement intervenir sous l’effet des crises frappant la vie urbaine.

La crise liée au coronavirus en a apporté une illustration saisissante. Elle a fait naître la possibilité d’un regain d’intérêt des populations pour la campagne et a montré que le travail à distance était possible. Pour autant, il faut bien relever que, comme pour les villes, les campagnes sont très vulnérables vis-à-vis du virus. En effet, une contamination peut fortement impacter ces territoires du fait d’une population structurellement âgée y vit. Le recul des services publics s’y est par ailleurs révélé criant, avec des départements ruraux classés longtemps en orange en raison de la seule faiblesse des structures hospitalières. En outre, les conséquences du confinement affectent d’abord les petites entreprises, soit l’essentiel du tissu économique rural. Ce moment est également bon pour rappeler que les campagnes ne pourront tirer parti que de leurs différences avec les villes. La faible densité de population des campagnes, qui devait signifier leur disparition, présente un avantage certain lorsqu’il est question de contamination. Les mécanismes de solidarité fondée sur le voisinage se sont révélés indispensables.

Créer les conditions d’un développement vraiment durable

Dès lors, il est temps pour les campagnes de faire de leur faiblesse leur force. Cela implique d’abord qu’elles arrêtent de vouloir ressembler aux villes. Au contraire, il leur faut assumer leurs propres spécificités. De la même façon, le désintérêt des pouvoirs publics offre, notamment en période de crise, un formidable et nécessaire espace de liberté et d’expérimentation sociale. Sur ce modèle, les personnes qui quittent Paris ne souhaiteront pas s’installer dans une petite métropole dépourvue des principaux services. Ils sont en recherche d’un ailleurs. D’autant que la petite taille de nos villages constitue une échelle idéale pour recréer du lien. La population, structurellement âgée, offre l’occasion fragile de rattacher un territoire à son histoire. Ainsi, la tâche des futurs élus consiste en premier lieu à maintenir et encourager les conditions d’un lien social. Lien social et physique, à l’heure où les réseaux sociaux s’imposent entre voisins. Ce travail est nécessaire pour maintenir une condition humaine dans notre société, mais également prévoir les possibilités de résilience face aux défis qui nous attendent. En effet, le dérèglement climatique en particulier imposera de manière certaine des actions collectives et probablement de solidarité pour lesquelles nos société tournées vers l’urbain sont sans doute peu armées.

Une politique d’attractivité des touristes ou des entreprises tournée vers l’extérieur s’avère coûteuse et incertaine. Les responsables gagneraient à privilégier un recensement des compétences et des initiatives pour faire se rencontrer les personnes ayant des intérêts communs, créant ainsi les conditions d’un développement durable en soutenant la croissance d’entreprises ou d’activités déjà implantées, ou la création d’entreprise à échelle locale. En un mot faire du bistrot du village un lieu d’accueil, de « sérendipité ». À partir de cela, les élus ont le pouvoir de définir les projets qui peuvent être menés en autonomie, sans recours extérieur : entretien des lieux publics et des chemins, replantation de haies aux abords des chemins communaux, construction légères… À titre d’exemple, les personnes ayant quitté la commune pour poursuivre leurs études ou pour le travail sont encore peu souvent mobilisées. Or, elles peuvent apporter des ressources financières et des compétences, y compris à distance. Par ailleurs, il est plus que nécessaire qu’ils aient recours à l’intelligence collective pour créer une communauté de décision. En effet, toutes les possibilités offertes par la campagne reposent sur la connaissance interpersonnelle. Cette particularité permet d’envisager une gestion des dossiers qui prend en compte les individus. Elle offre également la possibilité de pouvoir les impliquer dans les processus de décision locaux. Ce positionnement peut également passer par des modes d’action simples et ponctuels, tel que le regroupement d’achats pour certaines fournitures. Enfin, face à l’abandon de l’État, les élus gardent la possibilité d’assurer eux-mêmes des services. Au travers de modèle économiques innovants, certaines mairies ont pu garantir la continuité de leur école sous statut privé. Un tel mouvement de la part des municipalités serait peut-être en mesure de marquer l’administration, jalouse de ses prérogatives, au moins davantage que les mouvements de protestation localisés qui émergent à chaque rentrée.

Ce mouvement d’autonomisation doit également inciter les populations à se réapproprier leur territoire. En participant à la mise en valeur du patrimoine culturel et environnemental par exemple sous forme associative. L’enjeu de reconstruction écologique s’est transformé sous certains aspects entre l’affrontement d’une « génération fossile » contre une « génération verte ». Or vu depuis un village, cette vision est une pure aporie. En effet, ces enjeux peuvent enfin permettre de réunir les aspirations des jeunes et l’expérience des plus anciens, et le souvenir d’une société pré-industrielle. Par exemple en rappelant les modes de cultures les mieux adaptés au sol. De la même façon, le mouvement des coquelicots, qui a rencontré un certain écho dans les campagnes, a l’opportunité de passer d’un mouvement de protestation sympathique à un mouvement de transformation pratique : marche de ramassage des déchets dans la nature, expériences concrètes de culture durable autour d’un potager partagé, accompagnement des agriculteurs dans la transition… De cette façon, l’écologie par la preuve aura sans doute plus de prise que la signature d’arrêts anti-pesticides qui se révèlent en outre peu solides juridiquement. L’attention aux autres et l’engagement pour le commun relève certes de la responsabilité de chacun. En revanche, cette démarche peut devenir le point de départ d’une dynamique collective.

Cette approche a également une dimension politique forte. Elle contrecarre un discours décliniste et individualiste, fond de commerce du RN depuis quelques années. Fondé le mythe d’une communauté fantasmée, le fait est qu’il a rencontré un large écho dans les campagnes. Pour le combattre, il devient nécessaire de créer une communauté réelle, autour de la res publica. La mise en valeur du territoire permet de redonner une âme à des bourgs qui finissent par tous se ressembler. Ainsi qu’une identité et une fierté pour leurs habitants, vrai fondement d’un retour gagnant des campagnes.

Et si les campagnes n’avaient pas un train de retard, mais un temps d’avance face aux évolutions de long terme ? La présence de zones blanches tant décriées est susceptible de constituer un refuge. Il est éloquent également que les scientifiques nous indiquent que le Limousin et la Corse formeraient les régions les moins impactées par le réchauffement climatique en matière agricole, en raison d’une agriculture demeurée peu intensive. Enfin, l’autonomisation des territoires et la réappropriation des communs, forment une base de résistance face à un système qui a atteint ses limites. Ces sombres perspectives ne doivent pas dissimuler l’enthousiasmante tâche qui attend les jeunes générations. La reconquête des campagnes s’assimile à une nouvelle conquête de l’Ouest, soit les contours d’un mouvement de réappropriation de notre territoire national.

1 Hors Corse en raison d’un manque de données

3 Malheureusement, la DARES n’a pas actualisé son étude de 2015 pour pouvoir effectuer une comparaison dans le temps. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2015-081.pdf

4 Par exemple : http://www.ville-saintouenlaumone.fr/fermeture-de-la-cpam

5 Ici également https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/epinay-sur-seine-la-fermeture-de-l-accueil-sans-rendez-vous-a-la-caisse-d-assurance-maladie-passe-1553023207

6 Le nombre de nuitées augmente dans toutes les régions en 2018, avec une croissance moyenne de 6,6 %.

7 Bien qu’en diminution, en 2018 les touristes supplémentaires que la France a accueilli en 2018 se sont rendus à 59 % en Île-de-France.

Pour une science économique digne du monde d’après

https://www.piqsels.com/en/public-domain-photo-omeup
La chute d’un Empire ©CC0

Depuis des décennies le débat économique est saturé de penseurs libéraux dont les dogmes nous ont conduits à la catastrophe sanitaire actuelle. Si cette crise a déjà permis à des idées non-orthodoxes de gagner en visibilité, elle doit être l’occasion de trancher le débat qui fait rage dans la science économique en la refondant sur des bases saines.


Fin 2016, les économistes Pierre Cahuc et André Zylberberg publiaient un pamphlet intitulé Le négationnisme économique, et comment s’en débarrasser. Les deux économistes reconnus y prenaient la défense de la science économique face aux négationnistes que seraient « [le collectif] les économistes atterrés, l’Association Française pour l’Economie Politique (AFEP) et la revue Alternatives Economiques ». Même si ce n’est pas le seul propos de leur livre, leur intention était de déclarer que seules certaines politiques économiques seraient acceptables car rationnelles : celles prônant moins d’État et plus de marché, l’austérité pour les services publics, la flexibilisation du marché du travail ou encore le libre-échange. Pour les deux auteurs, les économistes qui divergeraient de ce mal-nommé « consensus »[1] – et en particulier ceux qu’ils ont cités – ne seraient pas des scientifiques mais des militants. Ces économistes dominants font donc partie de ces nouveaux chiens de garde [2] qui s’assurent qu’à toute heure, toute l’année, une seule vision du monde soit diffusée dans les grands médias.

La publication de ce brûlot a relancé le débat[3] entre les économistes dits orthodoxes, et les économistes dits hétérodoxes, comme le collectif des Économistes Atterrés. Les orthodoxes se répartissent entre néoclassiques et néo-keynésiens, or ils ne se placent ni dans l’héritage de l’école classique (qui comprenait notamment Adam Smith et Karl Marx) ni dans la pensée de John Maynard Keynes, penseur hétérodoxe fondamental. Les économistes contemporains qui poursuivent l’œuvre de ce dernier sont les post-keynésiens.

https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_economie_critique/a57047
Infographie des différentes écoles de pensée économique
Manuel d’économie critique du Monde Diplomatique, © Le Monde Diplomatique

Les critiques hétérodoxes du livre se focalisent en particulier sur l’éloge qui est faite de la méthode dite « en double aveugle », également appelée l’expérimentation aléatoire contrôlée (« Randomised Control Trial », RCT). Ce protocole expérimental consiste à constituer deux groupes identiques de personnes, puis à expérimenter sur un seul des deux groupes une politique économique et sociale donnée. Cette démarche constitue le pilier méthodologique de l’économiste française orthodoxe, Esther Duflo, qui a obtenu le dernier prix « Nobel »[4] d’économie. Le problème est que cette méthode, contrairement à ce que ses défenseurs prétendent, n’est pas scientifique.

De l’impossibilité de faire des expériences de laboratoire en économie

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Keynes_1933_cropped.jpg
John Maynard Keynes
(1883-1946) © CC0

Selon l’économiste atterré Frédéric Lordon, les interactions des humains sont trop nombreuses pour permettre d’en abstraire des lois universelles ; ce que font pourtant la plupart des modèles économiques en amalgamant tous les comportements humains dans les calculs glacés de l’homo œconomicus. Pour Lordon, directeur de recherche en philosophie, « les systèmes [des passions humaines] sont à très grand nombre de degrés de liberté. C’est bien pourquoi en réalité leur opération est la plupart du temps imprédictible. Prédire supposerait d’imposer rigoureusement une clause toutes choses égales par ailleurs. Or les choses par ailleurs ont rarement le bon goût d’être égales »[5].

Les économistes orthodoxes comme M. Zylberberg, chercheur au CNRS, ou comme Mme Duflo tiennent pourtant à leur méthodologie en expliquant qu’elle s’apparente à celle utilisée par les médecins[6]. Or la comparaison avec la médecine pénalise encore leur défense, car, comme noté dans un article récent du Monde Diplomatique, « il n’existe pas de placebo en matière d’aide au développement ou de prestations sociales. […] Dans les expériences économiques, un ménage qui ne perçoit pas l’aide qui fait l’objet de l’évaluation le sait forcément ». Enfin, « les familles qui, en revanche, la reçoivent se savent observées, si ce n’est jugées ; [elles] ont tendance à modifier leurs comportements, ce qui fausse l’expérience[7] » [8].

Finalement, lors des expériences sociales d’Esther Duflo, ce qui est observé à un endroit n’est pas nécessairement observé à un autre, c’est-à-dire que deux itérations, à deux endroits ou même à deux moments différents, d’une même expérience, ne mènent en général pas aux mêmes résultats : les expériences sont dites non-réplicables[9].

Cette non-réplicabilité des expériences empêche l’économie de remplir l’une des caractéristiques des sciences dures à savoir la réfutabilité, ou critère de Popper. C’est ce qui fait qu’en physique, une théorie est corroborée, c’est-à-dire considérée comme vraie, tant qu’elle n’est pas réfutée par une expérience. Or en économie, les théories ne sont pas réfutables en général car les faits ne peuvent pas être simplement observés. Cela ne signifie pas qu’il soit impossible de dire quoi que ce soit sur l’économie, mais qu’une certaine prudence doit être adoptée, ce dont se passent les méthodes et auteurs dominants.

Une science qui n’en est pas une et des chiffres qui cachent plus qu’ils ne montrent

L’une des erreurs fondamentales de l’économie est de chercher à tout quantifier, même ce qui ne peut pas l’être. Une concrétisation de cet objectif est le produit intérieur brut, qui est la somme de toutes les valeurs ajoutées (au sens comptable) de toutes les unités de production d’un pays. Cette convention statistique n’a pas existé de tout temps, pas même dans toutes les sociétés capitalistes post-révolution industrielle. Son mode de calcul a varié et ce chiffre recouvre « un ensemble complexe de procédures appliquées aux données pour les faire rentrer dans le cadre conceptuel prédéfini »[10], selon l’autrice d’une histoire de cet indicateur. En somme, le PIB n’est pas un indicateur « naturel » de l’économie. Il est donc logique que des courants politiques divers se retrouvent aujourd’hui dans la critique du choix du PIB comme indicateur du développement de la société.

L’une des erreurs fondamentales de l’économie est de chercher à tout quantifier, même ce qui ne peut pas l’être.

Le même constat peut être fait à propos des chiffres du chômage. Ainsi, le magazine Alternatives Economiques a proposé un nouvel indicateur qui prend en compte, via le taux d’activité, les temps partiels subis et les découragés du marché de l’emploi, qui ne sont plus inscrits à Pôle Emploi. La France se plaçait ainsi à un taux de non-emploi en équivalent temps-plein en pourcentage de la population de 25 à 59 ans au premier trimestre 2017 de 27,6%[11]. Cet indicateur met en lumière le manque d’emploi ressenti par des couches massives de la population, bien plus fort que le taux officiel de plus de 8%.

Les théories économiques douteuses : le cas de la monnaie

La monnaie est un point aveugle des économistes dominants, qui la considèrent comme un moyen d’échange neutre ; elle est absente de leurs théories. Pourtant le circuit de création monétaire influence bien les dynamiques économiques. De même, une idée reçue est que le troc aurait précédé la monnaie. En réalité, avant l’apparition de la monnaie fiduciaire, les marchands échangeaient des titres de dettes, sous différentes formes matérielles. Il s’agissait finalement de chèques, qui n’étaient jamais encaissés[12]. Lors d’une crise majeure comme celle que nous traversons, ces circuits monétaires primitifs peuvent réapparaître. Ce fut le cas lors d’une grève des banquiers en Irlande dans les années 1970 : ils n’obtinrent rien, car leur inactivité n’eut pas d’impact suffisamment bloquant sur la société[13].

Aujourd’hui la crise sanitaire permet à des idées non-orthodoxes de gagner en visibilité. Elles s’inscrivent dans la théorie monétaire moderne, hétérodoxe (Modern Monetary Theory, MMT), qui part d’une conception correcte de la monnaie, à savoir qu’elle est toujours créée à partir de rien et sous la forme d’une dette[14]. Cette théorie remet au goût du capitalisme moderne le circuit monétaire de Keynes. L’un de ces outils est aujourd’hui soutenu par l’économiste française Jézabel Couppey-Soubeyran : il s’agit de la monnaie dite « hélicoptère », à savoir l’opération de créditer directement les comptes bancaires des ménages, sans leur demander de remboursement[15].  Cet outil, ainsi que d’autres méthodes non-orthodoxes, sont pertinents dans le contexte actuel et pourraient tout à fait être utilisés à tout moment par les banques centrales.

C’est d’ailleurs ce que s’apprête à faire la Federal Reserve Board (FED) américaine ; la monnaie hélicoptère permet en effet d’effectuer une relance de la demande plus directe et efficace que les mesures (déjà non-orthodoxes) prises par les banques centrales ces dernières années, comme l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), c’est-à-dire le rachat de titres bancaires sur les marchés financiers. La FED va même désormais plus loin en garantissant tous les passifs du pays quels qu’ils soient, en se portant prêteuse en dernier recours pour tous les titres, même de mauvaise solvabilité[16].

L’inefficacité absolue des marchés financiers

Prenons maintenant l’une des hypothèses les plus célèbres de la science économique, celle des marchés efficients. Son créateur Eugene Fama énonça que les marchés incorporaient toute l’information disponible, ne pouvaient pas se tromper et ne pouvaient pas être battus. Or les prix de ces marchés résultent des interactions des traders, acheteurs et vendeurs. Puisque certains sont amenés à vendre et d’autres à acheter des titres, donc à spéculer à la hausse ou à la baisse, c’est qu’ils sont en désaccord sur l’état de la réalité. Le fait qu’ils soient confrontés en grand nombre ne garantit pas qu’ils aient collectivement raison, comme l’ont démontré plusieurs économistes : « ceci est une preuve logique de la nullité de l’hypothèse de Fama, mais la nature intrinsèquement spéculative des marchés financiers rend sa vérification expérimentale difficile si ce n’est impossible. L’hypothèse doit donc être considérée comme une profession de foi non-scientifique »[17]. Aujourd’hui, peu d’économistes soutiennent encore l’hypothèse d’Eugene Fama, mais beaucoup de commentateurs de l’actualité y font toujours référence, ne serait-ce qu’implicitement.

À cela, certains économistes orthodoxes (notamment Robert Lucas, « Nobel » 1995) répondent qu’une théorie économique n’est pas à abandonner à cause de son incomplétude, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permette pas de décrire tous les événements réellement existants. Ils admettent notamment que les marchés ne se comportent pas comme dans leurs modèles car, de fait, des effondrements boursiers ponctuent régulièrement le capitalisme. Ils proposent de conserver leurs théories « pour les temps calmes », c’est-à-dire quand l’économie n’est pas en crise. Mais leur doctrine, même en admettant qu’elle possèderait une théorie satisfaisante pour les « temps calmes », suppose par ailleurs que les crises ne peuvent tout simplement pas se produire.

L’optimum de réchauffement climatique ou le plus court chemin vers la catastrophe

Les sujets d’inquiétude s’étendent à tous les domaines, car les économistes ont une tendance impérialiste : le lauréat du prix Nobel 2018, William Nordhaus, a mis au point un modèle économique concluant qu’un réchauffement du climat de 4°C en 2100 par rapport à l’ère préindustrielle serait « optimal » (entendre, pour conserver un maximum de croissance du PIB). Or, selon l’économiste hétérodoxe Steve Keen, « les conclusions de Nordhaus sont fondées sur le postulat simple mais cavalier que la maigre corrélation entre PIB et température au sein des Etats fédérés des Etats-Unis de nos jours peut être utilisée pour prévoir comment les futures hausses de température vont affecter l’économie »[18]. La lecture de la méthodologie de Nordhaus a ainsi de quoi faire bondir n’importe quel esprit sensé.

Le lauréat du prix Nobel 2018, William Nordhaus, a mis au point un modèle économique concluant qu’un réchauffement du climat de 4°C en 2100 par rapport à l’ère préindustrielle serait « optimal ».

L’auteur de cette critique ne s’est pas arrêté là. Dans son livre L’Imposture économique[19], publié en 2001, Steve Keen reprend les fondements des théories économiques néoclassiques pour montrer les incohérences qui les rendent totalement inutilisables. Dans cet ouvrage, l’économiste australien souligne aussi comment les nombreuses compensations mises au point par les économistes orthodoxes pour maintenir leurs modèles debout ne leur ont jamais permis pour autant d’obtenir le moindre résultat pertinent pour l’économie réelle.

La réédition de son livre en 2011 fut l’occasion d’observer que même si la science économique avait failli à prévoir et à prévenir la crise financière de 2008, celle-ci ne s’était pas fondamentalement remise en question et que la recherche et l’enseignement supérieur en économie n’avaient toujours pas évolué, pas plus que le modèle capitaliste mondial. Steve Keen et quelques autres avaient pourtant prédit la crise de 2008, notamment à la lecture des travaux d’Hyman Minsky sur l’instabilité endogène du capitalisme. Pour ces hétérodoxes, l’indice à surveiller est le ratio de dette privée (celle contractée par les entreprises et les ménages) par rapport au PIB : si ce ratio est élevé, croissant et en accélération, une crise menace d’apparaître rapidement. Durant les années 2010, ce ratio n’a fait que croître, préparant le terrain à une nouvelle crise financière. Keen a d’ailleurs publié un ouvrage en 2017 consacré uniquement à cette question[20]. Sa solution était alors un jubilé de la dette, autrement dit l’effacement massif de celle-ci. Aujourd’hui dans la crise du coronavirus, d’autres voix de l’opposition l’appellent également de leurs vœux[21].

Quand l’UE sanctuarise des règles économiques absurdes

Tout ceci n’est pas qu’un débat étriqué de chercheurs, car les hypothèses, théories et soi-disant résultats de l’économie ont infusé dans les politiques publiques depuis des années et, plus grave, jusque dans les institutions. C’est le tour de force des traités de l’Union Européenne, qui ont fixé une unique politique économique envisageable. Et, comme en 2008, la crise sanitaire actuelle a fait, en apparence, sauter ces verrous. Pour combien de temps ? Si la commissaire européenne Ursula Von der Leyen a annoncé une suspension des règles budgétaires dites de Maastricht, et de l’interdiction des aides d’État (interdiction faite au nom d’un autre totem de la science économique, la concurrence libre et non faussée), rien ne dit que cette suspension sera durable. Au contraire, les propos du président de l’Eurogroupe[22] Mario Centeno, lors de la réunion du 24 mars, allaient dans le sens d’un « retour à la normale » après la crise. Or, dans cette Europe, « la normale » correspond à une situation sociale constamment dégradée pour bien des catégories sociales et des peuples.

Lors du Conseil européen du 26 mars, l’Allemagne a une fois de plus refusé de changer les règles de l’UE. De même qu’il est inutile de blâmer les citoyens pour leur comportement individuel alors que c’est le gouvernement qui a pris du retard dans sa gestion de la crise[23], il est inutile de blâmer un certain égoïsme allemand : dans l’UE telle qu’elle a été construite depuis sa naissance, cette géopolitique allemande est attendue[24].

Enfin, en soi, la suspension d’un interdit absurde ne résout aucun problème. Il permet simplement aux gouvernements d’avoir les mains un peu plus libres pour agir. Les outils de l’UE ne lui permettent pas de faire face à cette crise inédite, car ils ont été pensés par des économistes libéraux.

Les outils de l’UE « sont devenus caducs, comme expliqué par la rédaction du Vent Se Lève le 24 mars dernier. En effet, si l’on croit que les marchés sont efficients, il est alors nécessaire de se protéger simplement contre des défaillances individuelles, mais il n’existe pas de risque systémique possible »[25]. Ce constat était déjà vrai avant la crise de 2008 et s’est alors révélé fatal : la faillite d’une banque était envisagée, mais pas le fait que cette faillite entraîne celle des autres banques. La banqueroute s’est propagée car les banques n’avaient plus assez de liquidités pour se rembourser les unes les autres à temps.

Aujourd’hui la situation s’est inversée. « Contrairement à 2008, il ne s’agit pas d’une crise financière qui risque de se propager à l’économie réelle, mais l’inverse. » Les mesures de distanciation sociale exercent une pression sur la demande dans l’économie réelle, qui « risque de provoquer une crise non de liquidité mais de solvabilité ». La réponse des gouvernements se doit donc de trouver de nouvelles voies. « En prenant des mesures pour faciliter le crédit, ou en leur permettant de reporter des charges, [les décideurs] tentent de faire gagner du temps à des entreprises qui auront in fine besoin d’argent. »[26]

Quand les économistes phares détruisent les dogmes orthodoxes

Comment provoquer le changement de logiciel dont le besoin se fait toujours plus sentir ? Les institutions peuvent timidement revoir leurs positions ; elles l’ont déjà fait dans le passé. En France, comme le rappelait l’ancien économiste en chef de l’Agence Française pour le Développement, Gaël Giraud, cette banque publique a décidé par la voix de son conseil d’administration de ne plus utiliser les Randomised Control Trial (RCT). Aux États-Unis, le chef économiste de la Banque Mondiale, Paul Romer, n’hésitait pas à écrire en 2016 que « la macroéconomie a régressé depuis 30 ans, […] fuyant les défis grâce à une opacité largement renforcée »[27]. L’ancien économiste du FMI, Olivier Blanchard, formula des critiques similaires peu après son départ[28]. D’ailleurs, le FMI a désavoué les politiques néolibérales mises en avant par cette science économique défaillante à la suite du traitement qu’il a infligé à la Grèce avec le concours de la Commission Européenne et de la BCE[29]. Un peu plus tôt la FED américaine remettait également en cause la réplicabilité des publications économiques[30].

Le « Nobel » 2015, Angus Deaton a, comme d’autres lauréats, attendu d’obtenir le prix pour dénoncer les failles des méthodes dominantes[31]. Comme le notait Gaël Giraud dans la préface du dernier ouvrage de Steve Keen, ces critiques influentes ont été rejointes ces dernières années par des soutiens de poids, notamment l’américain Joseph Stiglitz[32] ainsi que les britanniques Adair Turner[33], ancien patron du l’équivalent du MEDEF, Mervyn King[34], ancien banquier central de 2008 et Martin Wolf[35], éditorialiste économique du Financial Times.

Faire bouger les lignes

Ces prises de position qui étonnent par leur revirement n’ont pas empêché les lauréats plus récents du « Nobel » d’être toujours attribués à des tenants de la science orthodoxe. « Ces quarante-cinq dernières années ont été dominées par toute une succession de théories dogmatiques, toujours soutenues avec la même assurance, mais tout à fait contradictoires les unes avec les autres, tout aussi irréalistes, et abandonnées les unes après les autres sous la pression des faits. À l’étude de l’histoire, à l’analyse approfondie des erreurs passées, on n’a eu que trop tendance à substituer de simples affirmations, trop souvent appuyées sur de purs sophismes, sur des modèles mathématiques irréalistes et sur des analyses superficielles des circonstances du moment »[36]. Cette analyse pourtant si actuelle a été réalisée par un autre lauréat, Maurice Allais, en… 1989.

Les hétérodoxes étant de plus en plus marginalisés, leur possibilité d’expression s’est réduite à presque rien.

Cet enfermement de la science économique est entretenu par le fait que les chercheurs hétérodoxes sont très largement minoritaires dans les universités et ont tendance à être rejetés des revues dites prestigieuses. Or le jeu du prestige s’auto-alimente : les hétérodoxes étant de plus en plus marginalisés, leur possibilité d’expression s’est réduite à presque rien. Autrement dit, l’évaluation par les pairs, principe fondamental de la recherche, a été viciée en enfermant la recherche en économie dans un vase clos[37]. Ceci permet aussi de rappeler qu’il ne saurait encore moins exister une hypothétique neutralité de l’économiste lui-même[38].

Le fait qu’il n’existe donc pas de loi économique tangible et fiable ne devrait pas, en fin de compte, apparaître comme un problème. Le sort de la société n’est pas écrit à l’avance ; au contraire, il est nécessaire, pour décider des politiques économiques à mener, de s’en tenir au politique. La démocratie sous toutes ses formes, par les urnes, au Parlement, dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans la rue et l’entreprise, est le seul moyen qui permettra de choisir plus sereinement la politique à mener, par la confrontation des points de vue, des intérêts et des arguments de tous.


[1] Le « consensus de Washington » est une doctrine économique libérale reprenant les idées de l’école de Chicago. Il tire son nom des institutions siégeant à Washington et promouvant cette doctrine, à savoir la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International.

[2] Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi, éditions Liber-Raisons d’agir, 1997 rééd. 2005

[3] « Les économistes de nouveau à couteaux tirés », Le Monde Idées, 15 septembre 2016, André Orléan, Gaël Giraud et Dominique Méda. « Lettre ouverte à Pierrot la Science », Denis Clerc, Alternatives Economiques, 9 novembre 2017

[4] Il s’agit du prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. En effet, Alfred Nobel ne souhaitait pas créer de prix pour l’économie ; ce sont des économistes dominants qui ont poussé à sa création en 1968.

[5] Les affects de la politique, Frédéric Lordon, éditions du Seuil, octobre 2016

[6] Prononcé durant la conférence des journées de l’économie intitulée « dans la tête d’un chercheur d’emploi », à Lyon le 8 novembre 2017.

[7] Claire Vivés, « L’objectivité sous contrôle : analyse d’une évaluation randomisée de programmes d’accompagnement des demandeurs d’emploi », Revue française de sociologie, vol. 60, n° 1, Paris, janvier-mars 2019.

[8] « Sciences pauvres », Paul Lagneau-Ymonet, Le Monde Diplomatique, février 2020

[9] Sur la question de la réplicabilité, voir :

[10] GDP : a brief but affectionate history, Diane Coyle, Oxford : Princeton University Press, 2014

[11] « Alternatives Economiques lance son contre-indicateur du chômage », Guillaume Duval, Alternatives Economiques, 4 septembre 2017

[12] What tally sticks tell us about how money works, Tim Harford, British Broadcasting House, 9 juillet 2017

[13] « Irish bank strikes (1966–76) », Wikipédia. Voici finalement une preuve quelque peu tangible d’un fait économique ; preuve que les banquiers exerçaient pour beaucoup un « bullshit job », cf « Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique », Guillaume Pelloquin, Le Vent Se Lève, 17 mars 2020

[14]How the actual magic money tree works”, Zoe Williams, The Guardian, 29 octobre 2017

[15] « La « monnaie hélicoptère » ou le désastre », Aurore Lalucq, eurodéputée Place publique, et Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste, Le nouvel observateur, 30 mars 2020

[16]Fed’s junk bond purchases should be short-term”, Financial Times, 17 avril 2020

[17] « An inefficient truth », Charles W. Collier, A Journal of Politics and Society, 2011

[18] “‘4°C of global warming is optimal’ – even Nobel Prize winners are getting things catastrophically wrong”, Steve Keen, The Conversation, 14 novembre 2019

[19] Debunkings Economics, Steve Keen, Zed Books, 2001 ; rééd. en poche aux éditions de l’atelier en juillet 2017

[20] Pouvons-nous éviter une autre crise financière ?, Steve Keen, Les Liens qui Libèrent, 2017. Préface de Gaël Giraud

[21] « Comment annuler la dette pour redémarrer l’économie », Jean-Luc Mélenchon, 7 avril 2020

[22] L’Eurogroupe est la réunion des ministres des finances de la zone euro. Informelle, cette institution n’en détient pas moins un pouvoir très important sur la politique européenne.

[23] « Appelez les pompiers, pas le colibri », Guillaume Pelloquin, Le Vent Se Lève, 3 mars 2019

[24] « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’union européenne », Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, Le Vent Se Lève, 11 avril 2020

[25] « L’économie grippée : vers un coronakrach ? », Le Vent se Lève (rédaction), 24 mars 2020

[26] Ibid.

[27]The Trouble With Macroeconomics”, Paul Romer, 14 septembre 2016

[28]Do DSGE Models Have a Future?”, Olivier Blanchard, août 2016

[29] « Neoliberalism: Oversold? », FMI, juin 2016

[30] Andrew C. Chang and Phillip Li, 2015, Federal Reserve Board, op. cit. (note 3).

[31] « Les anathèmes de MM. Cahuc et Zylberberg ne sont pas à la hauteur des défis que doit relever l’économie », tribune d’un collectif d’universitaires, avec Gaël Giraud et Dominique Méda, Le Monde, 22 septembre 2016

[32]Where modern macroeconomics went wrong”, Joseph Stiglitz, Oxford review of Economic Policy

[33] Reprendre le contrôle de la dette – pour une réforme radicale de la monnaie, du crédit et des banques, Adair Turner, éditions de l’Atelier, 2017

[34] The end of alchemy: money, banking and the future of the global economy, Mervyn King, Little, Brown, 2016

[35] The shifts and the shocks : what we’ve learned – and have still to learn – from the financial crisis, Martin Wolf, Penguin Press, 2014

[36] « Le désarroi de la pensée économique », Le Monde, 29 juin 1989.

[37] « Qui veut la peau des économistes orthodoxes ? », Paul Jorion, Le Monde, 27 septembre 2016

[38] L’autre erreur de Cahuc et Zylberberg, Alternatives Economiques, Olivier Bouba-Olga, 19 septembre 2016

Généraliser l’intermittence du spectacle, un projet d’avenir

Les intermittents du spectacle lors de la fête de la musique 2014 à Brest (Finistère).
Manifestation d’intermittents du spectacle en 2014 © Thesupermat

Le monde du spectacle vivant s’est remarquablement adapté au confinement. Concerts à la maison diffusés en live sur les réseaux sociaux, orchestres montés en duplex, ou encore cette magnifique vidéo des danseurs de l’Opéra de Paris qui s’étaient déjà illustrés dans les mouvements sociaux d’avant l’épidémie. L’impressionnante créativité déployée a permis de lumineux moments dans une sombre atmosphère. Toutefois, alors que la récession s’avance, les inquiétudes et interrogations des artistes et techniciens se font nombreuses. Il convient alors de s’interroger sur les conditions matérielles et sociales qui permettent à la créativité de se déployer. L’intermittence du spectacle est une de ces conditions, et son modèle de fonctionnement porte en lui les germes d’un modèle de protection sociale apte à faire face aux défis du 21ème siècle.


Le secteur de la culture en général, et le spectacle vivant en particulier, sont parmi les plus touchés par les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19. Difficile en effet d’imaginer rassembler plusieurs dizaines, centaines, ou milliers de personnes dans un lieu clos, parfois à quelques centimètres les unes des autres et dans des situations propices à créer du contact. Il en résulte un arrêt brutal d’activité pour de nombreux intermittents du spectacle, plongés du jour au lendemain dans une grande incertitude.

Le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle

Contrairement à ce que peut laisser penser un abus de langage courant, être « intermittent du spectacle » n’est pas une profession. Le terme désigne, en réalité, une forme de relation d’emploi discontinue propre aux artistes et techniciens du spectacle vivant. Une forme originale de sécurité sociale est attachée à cette relation d’emploi. Son principe est assez ancien. En 1936, le gouvernement du Front Populaire crée le régime d’assurance chômage des salariés intermittents du spectacle, salariés à employeurs multiples, à destination des techniciens de l’industrie du cinéma. Ce régime est étendu à l’ensemble du secteur du spectacle vivant en 1965 par l’ajout de deux annexes au régime d’assurance chômage de l’Unédic créé en 1958, appelées annexes 8 et 10. Ces annexes définissent les conditions d’accès et la liste des professions techniques (annexe 8) et artistiques (annexe 10) éligibles au régime d’assurance chômage de l’intermittence du spectacle.

Le principe est le suivant : dans une société où l’embauche en emploi permanent est la règle, le droit français reconnaît la nécessité d’une exception pour le secteur du spectacle vivant. L’emploi dans ce secteur est considéré comme devant s’effectuer auprès d’employeurs multiples et sur de courtes périodes en raison de la nature de l’activité [1]. En contrepartie de cette flexibilité à l’embauche, il est créé une assurance chômage ad hoc pour garantir des revenus stables à des travailleurs alternant par définition des périodes travaillées et des périodes chômées.

Là où le régime général donne accès à une indemnisation du chômage à partir de 910 heures travaillées en 24 mois, l’accès au régime d’intermittent du spectacle est plus strict. Il faut en effet avoir travaillé au minimum 507 heures sur les 12 derniers mois pour avoir accès à une indemnité, soit 52 heures de plus par an par rapport au régime général. En revanche, le salarié intermittent peut cumuler sans limite de durée les revenus de son travail et son indemnité chômage pour peu qu’il « renouvelle son statut », c’est-à-dire qu’il travaille à nouveau 507 heures dans les 12 mois suivant l’ouverture de ses droits. En gros, alors que la personne affiliée au régime général est soit en emploi, soit au chômage, l’intermittent du spectacle est à la fois en emploi et au chômage.

En France, le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays.

Ce régime d’assurance chômage crée deux particularités fortes. Tout d’abord, les artistes et techniciens travaillant en France sont systématiquement salariés : ils sont engagés sur la base d’un contrat de travail où un employeur verse une rémunération comprenant des cotisations sociales pour la santé, la retraite, le chômage, etc. Il s’agit d’une situation exceptionnelle sur le plan international. Si des formes a minima de l’intermittence du spectacle existent en Belgique ou en Suisse, les artistes et techniciens du spectacle à l’étranger sont généralement des prestataires offrant leurs services à des clients dans une logique entrepreneuriale. La protection sociale est alors beaucoup plus réduite.

La seconde particularité découle de la première, au sens où le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier en France d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays. Aux Pays-Bas, par exemple, le prix élevé d’une couverture maladie privée implique que la vigilance dans l’exercice de son métier est souvent – en particulier pour les travailleurs les plus jeunes – la seule protection contre les conséquences économiques d’une blessure incapacitante. Or, la manutention et le travail en hauteur sont systématiques dans les métiers techniques. Des formes d’assurance plus accessibles se développent dans les broodfund, des mutuelles locales permettant de couvrir quelques dizaines de personnes contre les aléas sanitaires. En Italie, des coopératives de portage salarial permettent de salarier les artistes et techniciens et de cumuler leurs heures de travail sur un seul et même contrat. Dans ces deux pays, la protection contre le risque de chômage est quasi-inexistante.

Les raisons économiques d’un recours systématique à l’emploi discontinu : une question de productivisme

L’emploi intermittent est donc une caractéristique systématique, au niveau international, du secteur du spectacle vivant, quelles que soient les diverses modalités contractuelles dans lesquelles il s’exerce ou le régime de sécurité sociale en place pour assurer les travailleurs. Cela dit, pourquoi ? Comment se crée la nécessité, étonnamment acceptée, d’un recours systématique à l’emploi temporaire dans le secteur ?

La réponse à cette question est bien évidemment multi-factorielle et répond à des logiques qui dépassent le champ économique. Toutefois, il existe une dynamique économique propre au secteur du spectacle vivant qui contribue sans aucun doute à nourrir ce recours à l’emploi temporaire. Celle-ci a été décrite dans Performing Arts : The Economic Dilemma, écrit en 1966 par les économistes William Baumol et William Bowen. Ce livre résulte d’une commande de la Fondation Ford qui souhaitait alors comprendre pourquoi les orchestres et théâtres qu’elle finançait se retrouvaient systématiquement en déficit. En étudiant plusieurs orchestres et théâtres importants aux États-Unis ainsi que plusieurs théâtres de Broadway, les économistes sont parvenus à la conclusion suivante : le secteur du spectacle vivant souffre d’une augmentation permanente et incontrôlée de ses coûts de personnel. Ces coûts représentent l’essentiel de ses dépenses, en raison des hausses importantes et constantes de productivité dans le gros de l’économie états-unienne.

Le mécanisme est le suivant : les progrès technologiques permettent à l’industrie, formant alors le gros du PIB états-unien, de faire exploser sa productivité. L’industrie produit plus et vend plus, elle augmente ses bénéfices et potentiellement ses marges. Elle redistribue une part de ces nouveaux bénéfices aux salariés qui voient donc leurs revenus augmenter indépendamment de l’inflation. En conséquence, le coût de la vie augmente au niveau national. Le secteur du spectacle vivant, en revanche, ne bénéficie pas de gains de productivité induits par les progrès technologiques : les moyens humains nécessaires à la mise en place d’une représentation restent à peu près les mêmes. Le secteur est en revanche contraint d’augmenter les rémunérations de ses employés. En effet, l’élévation du coût moyen de la vie implique une hausse de celles-ci afin qu’elles puissent garantir la subsistance des artistes et techniciens. Les dépenses des théâtres et orchestres augmentent alors sans qu’elles puissent être compensées par des hausses de revenu. Il se crée alors un déficit budgétaire systématique dans ces structures que les économistes nomment la « maladie des coûts ».

Baumol et Bowen ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices.

Conclusion : pour assurer leur viabilité économique, ces structures doivent être soutenues financièrement par des acteurs prêts à renoncer à un bénéfice économique au profit d’un bénéfice symbolique et culturel. Les acteurs publics peuvent subventionner les arts de la scène ou des fondations privées peuvent faire du mécénat. Si ces conclusions n’ont pas été contredites jusqu’à aujourd’hui, plusieurs de leurs implications peuvent être discutées. Notamment l’une de leurs prémisses, à savoir que les auteurs ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices plutôt que vers une diminution du temps de travail à salaire constant. Or, en dernière analyse, c’est cet usage – que l’on peut qualifier de productiviste – qui provoque les augmentations incontrôlées des coûts de personnel dans le secteur du spectacle vivant. Baumol et Bowen interprètent la corrélation qu’ils observent comme une « maladie » du secteur du spectacle vivant, celui-ci étant perçu comme « archaïque » car peu réceptif aux améliorations de productivité permises par les progrès technologiques. Cette interprétation implique une conception naturelle de l’usage productiviste des gains de productivité technologiques, c’est-à-dire que cette forme d’usage est perçue comme allant de soi. Mais la « maladie » devient plus difficilement localisable si l’on conçoit cet usage comme un choix stratégique et social situé dans l’histoire et la géographie.

En effet, plus de 40 ans après la sortie de Performing Arts : The Economic Dilemma, la tendance à augmenter les volumes de nos productions diverses et variées sans questionner leur impact écologique nous a plongés dans une crise environnementale existentielle. Ce choix de société, perçu comme naturel dans les années 60, est donc de plus en plus questionnable aujourd’hui. Par ailleurs, si l’on interprète cette corrélation sur un plan anthropologique, elle permet de constater empiriquement que le productivisme a pour conséquence d’assécher économiquement notre capacité à produire des rituels dans lesquels se construisent une part non négligeable de nos identités culturelles et de nos liens sociaux.

L’intermittence du spectacle, une politique de redistribution qui répond aux effets de la loi de Baumol-Bowen

Cette ouverture nous ramène à l’intermittence du spectacle. Quoi de plus « rationnel » économiquement face à des coûts qui augmentent de façon incontrôlable que de chercher à les réduire ? Or, c’est exactement ce que permet une organisation intermittente de l’emploi. Le personnel n’est embauché que lorsque le besoin s’en fait le plus sentir et les employeurs n’ont pas à assumer les rémunérations en cas de baisse conjoncturelle de l’activité, comme lors d’une épidémie interdisant les rassemblements culturels. Le risque de perte de revenus est donc placé sur les salariés et les systèmes de protection sociale jouent à plein pour assurer la continuité de l’activité post-crise. Alors qu’aux Pays-Bas, les artistes et techniciens en freelance ou embauchés sur des contrats 0 heure se retrouvent du jour au lendemain sans revenus, les intermittents français disposent de quelques mois de répit et leurs inquiétudes se portent sur des échéances à plus long terme. Une situation qui reste peu enviable, mais assurément moins cauchemardesque.

Résumons : il y a donc une pression systémique sur la viabilité économique du spectacle vivant, créée par les stratégies productivistes d’une majorité d’acteurs économiques. Baumol et Bowen affirment que ce problème ne se résout que par des apports financiers publics ou privés à perte, c’est-à-dire rémunérés en capital symbolique et culturel mais certainement pas économique. Mais l’on peut aller plus loin et percevoir l’individualisation du marché du travail dans le secteur du spectacle vivant comme résultant au moins partiellement et indirectement de choix de sociétés productivistes. Cette individualisation n’est pas forcément un problème dans la mesure où des garanties de sécurité sociale peuvent être apportées aux travailleurs par des systèmes de protection adaptés. La question est alors : comment financer ces systèmes de protection ?

Comme tout salarié, les intermittents payent des cotisations sociales pour leur assurance chômage, d’ailleurs plus élevées que pour les personnes affiliées au régime général. Mais cela n’empêche pas le régime d’être en déficit systémique. Si les débats sur la taille de ce déficit font rage, le fait qu’il existe souffre peu de contestation. Et si l’on repense à la loi de Baumol et aux coûts croissants de personnel du secteur, comment pourrait-il en être autrement ? Les employeurs ont recours à l’embauche par projet pour diminuer leurs dépenses, lesquelles ne font de toutes façons qu’augmenter mécaniquement alors que la productivité augmente. Le déficit est donc, en soi, inévitable.

Il est compensé par la solidarité interprofessionnelle. Les caisses de chômage des secteurs bénéficiant d’un bon taux d’emploi sont excédentaires et ces excédents viennent compenser le déficit de la caisse du régime intermittent. Or, ces caisses sont précisément celles des secteurs dont les pratiques productivistes provoquent le besoin d’un recours à l’emploi temporaire systématique dans le spectacle vivant, et donc la nécessité de l’existence même du régime d’intermittence du spectacle. La solidarité interprofessionnelle constitue donc une réponse alternative aux effets de la loi de Baumol-Bowen. Ce ne sont pas les pouvoirs publics ou les acteurs privés qui viennent subventionner le secteur. Ce sont les secteurs économiques dont les pratiques de production rendent impossible la viabilité économique du spectacle vivant qui lui transfèrent une part de leur valeur ajoutée, compensant ainsi indirectement les effets délétères de leurs choix stratégiques. En d’autres termes, c’est une politique de redistribution.

Il faut dès aujourd’hui promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires.

A l’heure où les rapports entre employeurs et employés sont de plus en plus individualisés et où fleurissent des statuts précaires comme « auto-entrepreneur » ou « CDI intermittent », le régime d’intermittence du spectacle – bien qu’il soit évidemment améliorable en bien des aspects – constitue un exemple réussi de flexibilisation d’un marché du travail avec une perte de sécurité de l’emploi limitée. Mais il a cette caractéristique qui le rend peu avenant aux yeux des prophètes de la start-up nation : il se finance sur de la valeur ajoutée qui, par conséquent, n’est pas distribuée au capital. S’il est évidemment difficile de savoir vers quoi la récession présente va nous amener, il y a fort à parier que l’atomisation et l’ubérisation du marché du travail vont continuer leur dynamique. Il y a donc de fortes chances pour que l’intermittence soit perçue dans quelques décennies comme le sont aujourd’hui les régimes spéciaux de retraite des cheminots, gaziers, électriciens et autres. Alors qu’ils ont été conçus pour être l’avant-garde de la protection sociale, ils sont hélas majoritairement considérés aujourd’hui comme des archaïsmes iniques dont la suppression serait une mesure de justice sociale.

Il faut donc, dès aujourd’hui, promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires tombant sous le régime de l’auto-entrepreneuriat, de la pige, du CDI intermittent ou autre… Certes, l’intendance ne peut que blêmir à l’idée d’élargir la couverture d’un régime structurellement déficitaire. Cette idée ne manquera donc pas de subir des procès en inconséquence. Mais ne nous laissons pas berner par les illusions de l’obsession budgétaire caricaturale qui caractérise l’idéologie dominante de notre époque. Le Covid-19 est une cruelle démonstration de ce à quoi mène une politique qui réduit les dépenses publiques pour réduire les recettes publiques. Par ailleurs, il est essentiel de rappeler contre cette même idéologie que la différence entre salaire brut et net n’est pas une « charge » qui ne sert qu’à nourrir une bureaucratie inerte mais bien un salaire différé qui assure les travailleurs contre les aléas de l’existence qu’aucune innovation disruptive ne saura jamais supprimer.

En somme, rappelons-nous que la politique n’est pas qu’une affaire de comptabilité et que la définition des priorités d’une société ne peut se limiter au calcul localisé des entrées et sorties. Notre productivité est aujourd’hui colossale, décuplée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La vraie question de principe est donc : que faisons-nous de cette productivité ? L’utilisons-nous pour inonder les sociétés de biens et services et pour distribuer des dividendes, et cela au mépris des conséquences environnementales et sociales de ces pratiques ? Ou en réservons-nous une part croissante à l’amélioration des conditions d’existence, en diminuant le temps de travail à salaire constant, en permettant à des activités culturelles de fleurir et en cherchant à protéger l’environnement ? Y a-t-il vraiment besoin de poser la question ?

 


[1] Article D1242-1 du code du travail

Références utilisées pour cet article :

Baumol, W. J., & Bowen, W. G. (1966). Performing arts – the economic dilemma: A study of problems common to theater, opera, music and dance; a twentieth century fund study. Cambridge, Mass. M.I.T. Press.

Collins, R. (2004). Interaction ritual chains. Princeton, N.J: Princeton University Press.

Grégoire, M. (2012). Le plein-emploi comme seule alternative à la précarité ? : Les intermittents du spectacle et leurs luttes (1919-2003). Savoir/Agir, 21(3), 29. https://doi.org/10.3917/sava.021.0029

Grégoire, M. (2013). Les intermittents du spectacle : Le revenu inconditionnel au regard d’une expérience de socialisation du salaire. Mouvements, 73(1), 97. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0097

Menger, P.-M. (2015). Les intermittents du spectacle : Sociologie du travail flexible (Nouv. éd). Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Certaines affirmations sont basées sur la thèse de l’auteur, en attente de soutenance :

Battentier, A. (2020). Making The Show Go On. A Study of Sound Engineers in the French and Dutch fields of Music Production. Universiteit van Amsterdam/Università degli Studi di Milano

« Un État qui fait simplement des prêts garantis est un État qui se défausse de ses responsabilités » – Entretien avec Laurence Scialom

Laurence Scialom / DR

Les premières données relatives à la crise économique qui vient sont alarmantes. Notre système économique est véritablement menacé d’une désagrégation puissante et longue. Les signes de cet écroulement sont déjà palpables dans certains secteurs et les perspectives les plus probables sont très sombres pour l’ensemble de l’économie française. Dans ce contexte, certains analystes prévoient avec optimisme pour la séquence post-Covid 19 le grand retour de l’État lorsque d’autres s’inquiètent de la poursuite en ordre du business as usual. Un débat doit urgemment être engagé sur l’efficience et la hauteur des mesures prises depuis quelques semaines par l’État français et l’Union européenne. C’est pourquoi, nous avons voulu interroger la Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, Laurence Scialom. Nous avons évoqué les politiques de préservation et de relance économique du gouvernement français et celles de la Banque centrale européenne, les propositions alternatives qui surgissent, les conditions de survie de l’euro, l’oligopole bancaire et les réformes structurelles à conduire. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit avec Martin Grave.


LVSL – Quelle est votre appréciation du plan de soutien et de protection de l’économie pris par l’État français ? L’estimez-vous complet, à la hauteur de la crise économique ?

Laurence Scialom – Nous voyons bien la philosophie de ce plan. L’idée est de préserver la capacité de l’outil productif à se remettre en route facilement après leur mise en hibernation. Tout ce qui est du domaine des dispositifs d’extension de l’accès au chômage technique, des prêts garantis, vise à cela. Sincèrement, je ne pense pas que cette intention soit contestable. La chose que l’on doit tout de même se dire est que les entreprises françaises étaient déjà globalement très endettées avant la crise. Il y avait eu plusieurs alertes du Haut conseil de stabilité financière à ce propos, sur les dérives de l’endettement des entreprises françaises et cela s’était traduit par un relèvement du coussin de capital « contracyclique » pour les banques qui leur prêtent. Les entreprises ont fortement profité des taux d’intérêt très faibles pour s’endetter probablement à l’excès. Et donc même si les prêts aujourd’hui, notamment de trésorerie, sont garantis, a priori ils doivent être remboursés et ils s’ajoutent pour beaucoup d’entreprises à un endettement préexistant élevé.

C’est une crise qui se heurte à des bilans qui sont déjà fragilisés par trop de dettes et insuffisamment de capital, et la première chose qu’on leur propose c’est de davantage s’endetter, même si les prêts sont garantis. Les banques elles, prennent moins de risques, en tout cas pour ces nouveaux prêts. Je pense que nous allons aller vers des annulations de charges assez massives et que certains prêts vont probablement se transformer en dons. La question que cela pose, c’est jusqu’où cela peut aller ? Jusqu’à quel point un État peut se substituer au marché puisque d’une certaine manière l’État actuellement paie les salaires d’une grande partie des salariés du privé, même s’il les paie légèrement décotés avec le dispositif de chômage technique. Disons que sur cet aspect-là du plan, on ne peut pas dire grand-chose. Là où j’ai énormément à dire, c’est sur les aides qui sont apportées et qui sont insuffisamment, voire nullement conditionnées.

LVSL – Justement, à propos de ces prêts garantis, n’est-ce pas là une manière pour l’État de se défausser de ses engagements de départ, lorsque par exemple il était explicitement évoqué la possibilité d’avoir recours à certaines nationalisations ? L’État semble en effet avoir trouvé via ce dispositif une porte de sortie pour maintenir l’ordre économique tel quel sans en prendre la main…

LS – Absolument. Et je trouve que l’État a finalement pris le pire instrument qu’il pouvait prendre. Il ne se donne absolument pas la possibilité d’intervenir sur la restructuration de ces entreprises. Cela est particulièrement vrai lorsque ce sont des entreprises très carbonées. Ces aides heurtent la politique climatique affichée du gouvernement, du moins au niveau des paroles. Par exemple au sujet d’Air France, toute personne sérieuse qui suit à minima les travaux du GIEC et les recommandations des experts en matière de politique écologique et notamment énergétique, sait très bien que les mesures que nous allons devoir prendre intègrent entre autres de moins utiliser l’avion, que ce soit à des fins professionnelles ou personnelles. Et ce faisant, cette mise sous cloche de l’économie, le fait que des compagnies soient obligés d’avoir l’aide de l’État pour persister, était l’occasion d’entamer leur reconversion écologique. Par exemple, une partie du deal aurait été que les destinations facilement accessibles en TGV en France ne soient plus desservies par l’avion.

L’État a les moyens d’infléchir l’économie en ce sens. S’il était devenu actionnaire majoritaire d’Air France, pour éviter la casse sociale liée à la réduction de voilure de la société indispensable à la politique climatique, il aurait eu les moyens d’organiser un vaste plan de reconversion des personnels de la compagnie vers des emplois compatibles avec la transition énergétique. C’est un État stratège et planificateur dont nous avons réellement besoin aujourd’hui. Or, un État qui fait simplement des prêts garantis est comme vous l’avez dit, un État qui se défausse de ses responsabilités.

« Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu »

LVSL – Au niveau européen, la BCE a déversé près de 1000 milliards d’euros pour le rachat de dettes d’entreprises et d’obligations d’États afin de protéger les banques privées et d’éviter toute faillite. Pour le moment, cela semble tenir. Ces mesures vous paraissent-elles adaptées et efficaces pour remédier à la conjoncture actuelle, dont on ne connait pas la fin ?

LS – Ce qu’il se passe, c’est une extension des modalités d’intervention que la BCE a déjà largement initiée depuis la crise de 2007-2008. Il s’agit de mettre les dettes d’État hors marché, pour éviter la situation que nous avons connue au moment de la crise des dettes souveraines, et donc l’élargissement des spread au détriment des pays les plus fragiles qui par malheur sont ceux qui sont aujourd’hui les plus impactés par la crise sanitaire. Mais là, on ne peut pas leur reprocher un comportement budgétaire laxiste. L’argument de l’aléa moral ne tient pas dans cette crise sanitaire, c’est presque l’inverse car la morbidité très forte dans certaines régions italiennes notamment, est en partie le résultat de l’état de leur système hospitalier qui, pendant des années, a fait les frais des politiques d’austérité qui lui ont été imposées. Ce sont ces pays du sud de l’Europe qui sont les plus susceptibles de faire face à des attaques sur leur dette souveraine car ils étaient déjà très endettés avant la crise du Covid. Pour autant, la mise hors marché de leur dette ne réduit pas leur dynamique d’endettement. La BCE cache donc les symptômes de la crise de la zone euro, mais n’en soigne pas les causes. Le problème est que les pays du Nord dégagent des excédents courants importants et qu’il existe de fait une très forte asymétrie dans la macroéconomie des pays de la zone euro. En réalité, il y a des gagnants et il y a des perdants de l’euro. Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu. Il n’existe pas de mécanisme de solidarité interrégionale automatique, pas d’assistance mutuelle car pas de budget fédéral. C’est là la faille originelle de la construction de la zone euro. Cette architecture institutionnelle est bancale.

En définitive, ces 1000 milliards d’euros de la BCE, ce sont donc des robinets ouverts à la liquidité des banques privés, puisque c’est à celles-ci que la BCE rachète des actifs et en contrepartie fournit la liquidité. Cette politique permet pour le moment d’éloigner le risque de crise de liquidité des banques et d’éloigner le risque de crise aiguë de dettes souveraines dans la zone euro, mais cela ne suffit pas à soigner les causes de la fragilité de nos systèmes bancaires et les failles structurelles de construction de la zone euro.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition de monnaie hélicoptère proposée par certaines économistes comme Jézabel Couppey-Soubeyran et certaines personnalités politiques ?

LS – Il faut d’abord dire que la situation dans laquelle nous nous trouverons est sans précédent. Nous subissons une mise en au ralenti de l’économie et un choc d’offre incroyablement massif. Face à cela, en première considération, je dirais qu’il est très important de se mettre à réfléchir en dehors des dogmes pour être capable d’imaginer des solutions qui ne sont pas traditionnelles et cela d’autant plus que le néolibéralisme a appauvri le débat et la confrontation des idées entre les économistes.

Or, la monnaie hélicoptère, ce n’est pas si nouveau que cela en a l’air, vous la trouvez dans les travaux de Milton Friedman mais pas que. Elle a été défendue sur tout le spectre des idées en économie et en politique. Ce qui justifie ce type de proposition, c’est bien qu’après la crise de 2007-2008, nous avons injecté des milliers de milliards d’euros qui se sont très insuffisamment traduits dans des financements de l’économie réelle. Cette expérience de mise sous perfusion des banques nous dit clairement qu’il s’agit là d’un canal de politique monétaire qui fonctionne mal. Cette manne a plutôt nourri les hausses de prix d’actifs sur les marchés boursiers et immobiliers. En clair, plutôt que de financer l’investissement, c’est-à-dire des actifs nouveaux susceptibles de soutenir l’activité et l’emploi, ces liquidités ont beaucoup été mobilisées pour financer des actifs déjà existants. Elles ont donc nourri des bulles financières et immobilières. L’idée de la monnaie hélicoptère est alors celle de court-circuiter les banques. Plutôt que de fournir de la liquidité à bas coût aux banques dans l’espoir qu’elles-mêmes fassent le travail d’intermédiation et financent l’économie réelle, on donne de la liquidité directement aux ménages et/ou entreprises.

Ce qui me gêne dans ce dispositif, c’est qu’on ne discrimine pas suffisamment à qui l’on octroie la monnaie, qu’on ne puisse pas cibler. Il y a des ménages qui en ont vraiment besoin, et il y en a d’autres qui n’en n’ont pas la nécessité. Je crois que c’est à l’État d’opérer cette gestion pour soutenir massivement les plus fragiles et éviter de déverser ces liquidités indifféremment à toute la population. Pour autant, c’est une solution intéressante, elle me fait beaucoup penser au débat qu’il y a eu lors des dernières élections présidentielles sur le revenu universel. C’est l’idée d’avoir un socle minimal de revenu inconditionnel pour permettre de soutenir un niveau de subsistance minimal, revenu qui serait financé fiscalement. C’est là la différence avec la monnaie hélicoptère. Dans la dernière note de l’Institut Veblen, Jézabel Couppey-Soubeyran proposait que le compte du Trésor soit directement crédité par la Banque centrale. C’est ce qui se fait en ce moment par la Banque d’Angleterre. Mais à mon sens ce n’est plus vraiment de la monnaie hélicoptère, c’est de la monétisation, du financement monétaire. On pourrait d’ailleurs très bien imaginer la résurgence du circuit du Trésor dont Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne parlent dans leur livre Une monnaie écologique. Pour ma part, ma préférence va à une création monétaire ciblée vers les États et orientée vers la transition écologique.

Quoi qu’il en soit, nous allons nous retrouver avec un mur de dettes publiques au lendemain de cette crise. Le risque est que l’on revienne aux mêmes réflexes, qu’on ne change pas de logiciel et que très vite, un sentiment d’urgence à réduire cette dette publique l’emporte.

LVSL – Dès lors, comment faire en sorte que demain, les politiques de sortie de crise ne soient pas une nouvelle fois comme en 2008, des politiques de type austéritaire ?

LS – Justement, avec Baptiste Bridonneau, nous défendons ardemment dans deux notes Terra Nova [1] et d’autres interventions, une proposition d’annulation partielle de dettes publiques par la BCE conditionnelle à un investissement dans la transition écologique. Cette proposition ne vise pas à désendetter les États, elle ambitionne de redonner les marges de manœuvre budgétaires pour amorcer une reconversion massive de nos économies et les aligner sur nos engagements climatiques.

La crise face à laquelle nous sommes est initialement une crise d’offre qui se double d’un choc de demande. L’avantage est qu’il existe des domaines dans lesquels nous pouvons investir qui sont très performants en termes de transition écologique comme la rénovation thermique des bâtiments et qui créeraient énormément d’emplois. Nous pourrions également investir dans le ferroviaire péri-urbains pour désengorger les abords des villes, mieux lier les banlieues, mieux connecter les régions, réinvestir dans le fret ferroviaire. Nous pourrions soutenir massivement l’économie circulaire. Bref, les idées ne manquent pas. Il y a énormément de secteurs bons pour la transition écologique et qui en plus sont pourvoyeurs de nouveaux emplois. Il faudra évidemment que l’État engage un vaste plan de formation à ces métiers de la transition écologique. Si nos propositions devenaient réalité, cela voudrait dire que nous doperions l’offre et la demande en même temps, ce qui de la sorte empêcherait en plus tout dérapage inflationniste.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas court-circuiter la démocratie, c’est à la représentation nationale et européenne, via les parlements, de décider où va l’argent.

« Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards »

LVSL – Concernant le calendrier politique qui a précédé cette crise, marqué par des projets de privatisations, la réforme des retraites, celle à venir de l’allocation chômage, au regard de l’explosion du chômage dû notamment à cette crise, de quoi les ruptures qui ont été annoncées par Emmanuel Macron vont être le nom ?

LS – Ce que révèle cette crise, c’est qu’une économie continue à tourner même au ralenti : on continue à être soignés, à être nourris. Les anciens continuent à être aidés par ceux qui ont été les premières victimes du néo-libéralisme. Ce sont des infirmiers, des aides-soignants, des livreurs, des caissiers, qui matériellement assurent la survie de tout le monde et répondent à nos besoins fondamentaux. Ceux qui avaient été invisibilisés et qui maintenant sont portés aux nues, sont précisément ceux qui ont eu depuis longtemps le plus à payer des effets de l’économie néo-libérale. Je pense que ça sera très compliqué, politiquement, de repartir exactement avec le même logiciel ; des ruptures doivent survenir. Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards…

LVSL – Quelles seraient les politiques économiques à prendre en urgence, post-crise pour résorber l’explosion du chômage, les liquidations judiciaires d’entreprises que nous allons malheureusement à n’en pas douter observer ?

LS – On va aller vers des annulations de charges, des prêts qui vont en réalité devenir des dons, des subventions pour maintenir la structure productive. La réforme de l’assurance chômage telle qu’elle était prévue ne va pas être mise en œuvre, la réforme des retraites non plus me semble-t-il. Je pense qu’il faudrait un plan massif d’investissement mais il ne faudrait pas que ce soit un plan massif d’investissement qui reproduise les biais carbonés de nos économies. Il faut qu’il marque une orientation écologique qui ne soit pas que de façade. Soyons clair, la transition écologique ce n’est pas seulement investir massivement dans le « vert », c’est aussi accompagner « l’échouage du brun » c’est-à-dire accompagner la baisse de la voilure des secteurs qui sont les plus carbonés et les plus nocifs pour l’environnement. Et on ne peut pas le faire sans accompagnement de l’État, il y a des salariés que l’on ne peut pas laisser aller à vau-l’eau. Il faut un plan très massif de reconversion et de formation aux métiers de la transition écologique, en formation initiale pour des jeunes mais également des plans de reconversion et requalification à ces métiers pour des salariés des secteurs très carbonés dont l’activité est appelée à s’atrophier. Par exemple, s’agissant de la rénovation thermique des bâtiments, nous n’avons pas de savoir-faire en quantité suffisante. Si l’on est cohérent avec la transition écologique, et que par exemple on limite l’artificialisation des sols, cela sera un choc énorme pour la filière du bâtiment. Il faudra l’aider en permettant aux salariés d’acquérir de nouvelles compétences notamment dans la rénovation thermique des bâtis. Il faudra également que l’on se mette à construire beaucoup plus en hauteur et souvent sur du bâti déjà existant. Cela nécessite également des compétences techniques très spécifiques. Il va falloir rénover une grande partie de bâtiments existants pour réduire l’emprise au sol. Ce sont des compétences dont ne dispose pas ou pas suffisamment aujourd’hui encore l’industrie du BTP. Il faut donc un très vaste plan de formation, ce qui ne veut pas dire moins d’emplois mais des emplois qui sont reconvertis. Tout cela, seul l’État peut l’enclencher. Il nous faut un État très activiste et surtout qui porte une vision, un cap et investit massivement.

LVSL – Pour continuer à voir plus loin et pour revenir à l’échelle européenne, cette crise de solidarité aura marqué des tensions toujours plus fortes entre certains pays, on pense à l’Italie et aux Pays-Bas, et l’explosion des règles budgétaires de son carcan d’avant crise, notamment la règle des 3% par exemple. Lorsqu’on regarde avec recul cette conflictualité montante, l’élasticité finalement admise des règles de réciprocité, et en même temps l’affirmation croissante de la BCE via cette relance économique, l’Union européenne semble-t-elle vraiment vouée à persister dans sa structure actuelle ?

LS – Je pense que la crise que l’on vit actuellement est une crise dans laquelle se joue la survie de l’euro. Nous sommes au début de cette crise et comme la BCE intervient très massivement, nous n’avons pas, pour l’instant, de vraie résurgence de la crise de la dette souveraine comme on en a eu entre 2010 et 2013 à partir du moment où ont été révélés les chiffres de l’endettement public de la Grèce. Pour l’instant nous n’en sommes pas là, car la BCE fait tout ce qu’il faut. Il n’empêche que je pense que la situation est plus grave cette fois-ci parce que la crise elle-même est plus profonde et parce qu’on touche la vie humaine. Les réactions d’égoïsme, de nationalisme que l’on peut observer sont répréhensibles non seulement économiquement mais également éthiquement.

Je trouve que cela contredit l’essence même de pourquoi l’Union européenne s’est créée. On est vraiment face à une crise existentielle si l’Europe n’est pas capable de créer des instruments qui génèrent plus de solidarité, une mutualisation des dettes ou alors des dettes qui seraient adossées au budget de l’UE, qui lui-même pourrait être augmenté au-delà des 1%. Donner des signes de solidarité non conditionnels, cela impose un changement radical dans la manière de nous projeter ensemble.

LVSL – Oui, mais cela présuppose surtout un renversement de dogmes colossaux pour certaines élites nationales… 

LS – L’Europe avance toujours au bord du gouffre, on a fait l’union bancaire quand on a cru que la zone euro allait éclater. Les pays du Nord ont énormément à perdre à un éclatement de la zone euro, pas uniquement les pays du Sud.

LVSL – Selon vous, les Pays-Bas ne pourront pas continuer à être « jusqu’au-boutiste » par rapport à l’Italie, quitte à terme à perdre l’Italie de la zone euro ? 

LS – Non je ne pense pas, car ils savent que le problème, c’est que si l’on perd l’Italie, on ne perd pas que l’Italie, il y aura nécessairement un effet domino.

« Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine »

LVSL – Pourquoi la France, qui semble jouer l’équilibre au milieu des blocs sud et nord n’a pas, selon vous, soutenu plus fortement l’alliance des pays du Sud (avec les pays baltes) contre le duo Allemagne/Pays-Bas ? Car finalement, si les contours de sa conditionnalité n’ont pas encore été totalement déterminés, l’Italie semble s’être couchée en n’excluant plus le recours au MES (Mécanisme européen de stabilité), instrument dont elle ne voulait pas à priori.

LS – Je ne sais pas si l’on peut être aussi catégorique que cela. Il faudra analyser les choses à terme. Je pense qu’il y a d’autres décisions qui sont actuellement en gestation. Je crois qu’il y a un plan plus ambitieux qui est en discussion et qui serait adossé au budget européen. Nous n’avons pas été au bout encore de ce que l’on va mettre en place pour la résolution de cette crise. On a vécu une première étape, j’ai espoir que la raison prévaudra. Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine.

LVSL – Prenons du recul par rapport à la crise et revenons sur l’une des réformes que vous réclamez depuis de nombreuses années, à savoir la scission des activités de marché et des activités commerciales des banques. Pour vous, je vous cite, c’est « la mère des réformes ». Pouvez-vous nous expliquer comment le lobby bancaire a pu empêcher le président François Hollande, alors que c’était une promesse phare de sa campagne en 2012, d’opérer cette séparation ?

LS – C’est la mère des reformes car s’il y a bien une chose que nous n’avons pas attaqué après la crise de 2008 et pour laquelle on est toujours menacés, c’est la question des établissements too big, too complex, to fail. Les banques sont encore plus grandes qu’avant la crise et plus complexes…

LVSL – François Morin parle d’ailleurs depuis son livre de 2015 d’une « hydre mondiale »…

LS – Bien sûr et il a bien raison. Elles fonctionnent comme un cartel avec des ententes. Nombre de scandales financiers comme celui du Libor, de l’Euribor, du Tibor, peuvent s’analyser comme de la fraude en bande organisée. Lorsqu’on sait comment était défini le Libor, il est très clair qu’il y a eu des ententes entre les banques d’un cartel pour le manipuler. Le livre de François Morin est très informatif à ce propos.

Les banques sont encore plus systémiques qu’elles ne l’étaient avant la crise et une banque systémique sait très bien que de toute manière, elle n’aura pas à subir la sanction du marché. On ne peut pas la laisser faire faillite car les perturbations financières et réelles seraient trop importantes, elles sont certaines d’être renflouées. Ce faisant, à niveau de risque équivalent, une banque systémique se financera beaucoup moins cher que les autres, plus petites et dont le marché sait qu’elles peuvent faire faillite si elles sont en difficulté. Cela signifie que nous subventionnons les banques systémiques.

C’est assez facile à comprendre. Les agences de notations donnent deux notes. Elles donnent une première note qui tient compte du soutien de l’État, et une notation qui n’en tient pas compte. Or, le taux auquel se financent les banques est le taux qui correspond à la notation avec soutien de l’État. Plus une banque est grosse, plus la différence entre ces deux notes est importante. On peut donc mesurer, comme l’a fait le FMI, la subvention qui est apportée à ces banques systémiques. En appliquant ce différentiel de coût de financement à leur structure de passif, cela nous donne une estimation de la subvention implicite dont elles bénéficient, parce que vous et moi, c’est-à-dire les contribuables, nous les renflouerons en cas de difficulté. Ces subventions implicites sont plus fortes en Europe que dans le reste du monde car le problème de ces banques systémiques est avant tout un problème européen. En effet, nos banques sont de taille comparable aux banques américaines, sauf qu’il faut comparer les leurs au budget fédéral américain et qu’il faut de notre côté comparer les nôtres au budget national de chaque pays, puisqu’il n’existe pas véritablement de dispositif européen de renflouement des banques. Cela signifie que les bilans des plus grosses banques américaines représentent un ordre de 20% du PIB de leur pays, ce qui est gérable. A contrario, les bilans de nos plus grosses banques représentent un ordre de 100% ou plus des PIB de chacun de nos pays, ce qui est nettement moins gérable, surtout lorsqu’il y en a plusieurs.

L’autre raison est qu’une banque ne grossit pas par les activités qui sont essentielles, c’est-à-dire pas par les activités de dépôts et de crédit, mais par les activités de marché. Lorsqu’elles grossissent, les banques déforment leur structure d’activité en faveur des activités de marché au détriment des activités essentielles. La part relative dans leur bilan des dépôts et des crédits est d’autant plus petite que la banque est grosse, les travaux de la BRI (Banque des règlements internationaux) le montrent. Les subventions implicites dont elles bénéficient servent en réalité à ce que ce soit la partie finance de marché qui se développe, c’est-à-dire la partie qui peut tout à fait être prise en charge par des institutions financières non bancaires, non garanties par l’État.

La troisième raison majeure est que lorsque la banque qui mêle les deux activités est en difficulté, l’État est obligé de renflouer la totalité, les sommes qui sont engagées sont alors beaucoup plus importantes. Par ailleurs, le fait que les activités ne soient pas séparées rend beaucoup plus complexe l’évaluation des effets d’une mise en résolution d’une banque, ce qui est une entrave à sa résolution. Si l’on avait séparé les activités, la seule partie de la banque que nous aurions à préserver absolument est celle qui réalise des crédits aux ménages et aux PME, c’est-à-dire à des agents qui n’ont pas d’autres sources de financement, ce qui n’est pas le cas d’une très grande entreprise qui peut se financer sur les marchés. Il faut également savoir que plus une banque est grosse plus le dénominateur de son ratio de capital est manipulable par la banque, et ainsi moins elle est capitalisée relativement à ce qu’elle devrait être. Certains travaux ont montré que pour un même portefeuille entre plusieurs banques, le ratio de capital peut aller de 1 à 3 tellement elles ont des marges de manœuvre sur la manière dont elles calculent le dénominateur de leur ratio. C’est pour cela que la finalisation des accords de Bâle III prévoyait une limitation de ces possibilités de manipulation du ratio de capital pondéré par les risques. La crise actuelle a conduit à reporter la mise en œuvre des dernières réglementations, et les pressions du lobby bancaire sont fortes à leur allègement. Malheureusement, il a l’oreille des décideurs politiques.

Il y a donc une multitude d’arguments qui vont dans le sens de l’utilité de cette séparation d’activité. Si aujourd’hui nous avons une grande banque en difficulté, les fonds publics que l’on va devoir injecter seront beaucoup plus importants que si elles avaient uniquement été des banques commerciales.

« La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique »

LVSL – Mais est-ce une réforme indispensable dans une perspective de transition écologique ?

LS – Le problème est que ce ne sera pas la priorité. Je ne pense pas que cette réforme remonte rapidement à l’agenda politique sauf peut-être si la crise bancaire est massive. Il existe d’autres possibilités pour réduire la taille des banques. On peut très fortement réglementer les opérations de marché. Si l’on rend les opérations de marché beaucoup plus coûteuses, si l’on remet du « sable dans les rouages », si on exige des ratios de capitaux beaucoup plus importants, notamment des ratios de levier, c’est-à-dire non pondérés par les risques, naturellement la taille des bilans des banques se réduira. Pour autant, je reste persuadée qu’il s’agit d’une réforme qui devrait être à l’agenda.

LVSL – Admettons cependant qu’elle soit une priorité, comment dès lors demain un pouvoir réellement « de gauche » pourrait-il réussir cette scission ? 

LS – Ce qui est très compliqué c’est que ce sont des sujets très complexes et le personnel politique dans son grand ensemble n’est pas armé en réalité pour comprendre véritablement ce qui se joue dans ces réformes. De plus, les élites de hauts-fonctionnaires et d’experts qui les entourent sont souvent très liés au monde de la finance. Ils sont convaincus que l’intérêt de ces champions nationaux est aligné avec l’intérêt national. Ce qui est faux ! Il n’existe pas véritablement de vision contradictoire dans les sphères décisionnelles de l’État et aucune ouverture d’espaces de décision avec une véritable discordance. Les décisions ne se prennent pas à la suite de véritables délibérations marquées par l’échange d’arguments scientifiques.

Pour avoir été très impliquée dans le débat sur la séparation des activités en 2012-13, je peux vous dire que les décisions ont parfois été prises sur des arguments qui étaient complètement faux, infirmés scientifiquement, et pour autant je le répète, c’est sur cette base-là que ces décisions politiques de la plus haute importance ont été prises. Ceux qui sont consultés, écoutés ont été formés de la même manière, sortent du même moule et une partie des hauts-fonctionnaires ont pour ambition de rejoindre les directions des grandes banques systémiques. La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique. C’est l’objet de mon livre La fascination de l’ogre et tout est dans le titre.

[1] Voir les deux propositions de Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau :

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf?1585843205

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/982/original/Terra-Nova_Cycle-Covid19_Des-annulations-de-dettes-par-la-bce_170420—.pdf?1587132547

Traité de libre-échange UE-Vietnam : quand David et Goliath s’assoient à la table des négociations

© euractiv

Encore un ! Le 12 février dernier, alors que la Chine se confinait face coronavirus, le Parlement européen ratifiait un nouvel accord de libre-échange (ALE) avec le Vietnam. Moins colossal que les TAFTA et CETA1, moins emblématique que l’accord avec le Mercosur2, moins déséquilibré que les accords ACP3, on pourrait au premier abord considérer ce traité comme mineur. Il est toutefois, selon Cecilia Malmström, ex-Commissaire européenne au commerce, artisane de ce nouveau texte, « le traité commercial le plus ambitieux que l’UE ait signé avec un pays en développement ».


En effet, ce nouveau « partenaire privilégié »4,5 occupe une place toute particulière dans le commerce mondial pour différentes raisons. Tout d’abord, le Vietnam fait office d’atelier de la Chine, et donc… du monde. De plus, comme son géant voisin, il est l’un des rares États contemporains à se proclamer officiellement « communiste ». Toutefois, infiniment plus petit que l’Empire du milieu, son poids économique est bien inférieur à celui de l’UE. Mais, sa croissance de 7% fait de lui le membre le plus attractif de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations, créée en 1967). Des caractéristiques qui laissent entrevoir toute la palette des enjeux économico-politiques que représente cet accord avec ce pays de « 95 millions de consommateurs », comme aime à le rappeler madame Malmström.

Deux perles de plus au chapelet du libre-échange européen

L’ALE UE-Vietnam se décompose en réalité en deux textes : l’EVFTA (European union–Vietnam Free Trade Agreement) pour tout ce qui se rapporte au commerce des biens et, son jumeau, l’EVIPA (European union–Vietnam Investment Protection Agreement) consacré lui aux investissements. Tous deux s’inscrivent dans un contexte mondial de multiplication des accords commerciaux bilatéraux6.

Leur prolifération depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1995,7 apparaît comme un reniement du multilatéralisme promu par cette dernière. Reniement renforcé par l’impossible conclusion du round de Doha, qui tente, en vain, de moderniser les accords de l’OMC depuis 2001. Les deux parties louent toutefois ce nouvel accord bilatéral qui permettra de baisser les droits de douanes de 99% des produits échangés, facilitant ainsi les accès de chacun au marché de l’autre.

Les principaux biens vietnamiens concernés devraient être les textiles, chaussures, produits électroniques (smartphones, ordinateurs), le riz, le café et les fruits de mer, pour lesquels le pays est l’un des principaux exportateurs mondiaux. Du côté européen, ce sont, entre autres concessions, 169 produits qui verront leur indication géographique protégée. Fidèle à ses mantras qui confondraient presque le libre-échange avec une organisation à buts non lucratifs8, l’UE soutient que cet accord bénéficiera en priorité aux Vietnamiens. Le Courrier du Vietnam souligne ainsi que l’accord devrait augmenter « les exportations du Vietnam vers l’UE […] de 30% à 40%, et en sens inverse de 20% à 25% ».

Pour la Commission européenne, toutefois, « le Vietnam s’est engagé à améliorer considérablement l’accès des entreprises » européennes de « services environnementaux, services postaux et de messagerie, banques, assurances et transports maritimes ». Il s’agit ainsi, comme le souligne Capital, d’ouvrir « une des économies les plus dynamiques d’Asie » aux multinationales européennes. De l’ouvrir un peu plus encore, puisque l’UE était déjà en 2018, avec plus de 24 milliards de dollars, le 5ème investisseur étranger du Vietnam.

Un ALE « ambitieux » avec l’un des ateliers du monde

Mais si cet ALE peut être qualifié « d’ambitieux », ce n’est pas du point de vue de ces concessions commerciales. Le Conseil de l’UE ne s’en cache pas : « la politique commerciale de l’UE contribue également à promouvoir les principes et valeurs européens, à commencer par la démocratie et les droits de l’homme, mais également l’environnement et les droits sociaux ».

Toute l’ambition de la Commission est en effet de prouver qu’elle a entendu les critiques sur les conséquences sociales et environnementales des ALE9, en démontrant, à l’inverse, que ces deux domaines seront renforcés par ce nouvel accord, conformément au mythe du doux commerce.

Ainsi, le chapitre 13 de l’accord, intitulé « Commerce et Développement durable », rappelle les obligations internationales des deux parties sur le sujet. Mais l’originalité de cet ALE réside dans le système de règlement des différents liés à ce chapitre.

Sortant de l’unilatéralité des anciennes clauses droits de l’homme de l’UE10, le mécanisme institué par cet accord reprend le modèle de l’OMC, en laissant à des « panels d’experts » préalablement définis et paritairement constitués, le soin de trouver une solution acceptable par les deux parties. Il permet de cette manière une « ouverture des portes de l’interprétation » des droits humains aux pays non occidentaux, comme le proposait Alain Supiot dans Homo juridicus11. Le mécanisme loué, la théorie sur laquelle il repose doit toutefois être interrogée.

La courbe de Kuznets : l’art d’écrire et réécrire l’Histoire

En effet, ce dispositif de règlement des différents repose sur l’idée que le libre-échange favoriserait le progrès social, selon le modèle de la courbe de Kuznets, sur laquelle se base la théorie libérale depuis les années 5012. Celle-ci voudrait qu’avec le libre-échange s’accroisse la richesse d’un territoire. Ce qui impliquerait une explosion des inégalités dans un premier temps. Mais ces inégalités se verraient jugulées, dans un second temps, passé un seuil, sous la pression de la société développée.

L’insistance de l’UE sur le fait que cet accord aurait permis la ratification par son « partenaire » de conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) semble donner du crédit à cette vision « développementaliste » du libre-échange portée par la nouvelle Commission.

Mais la compatibilité entre l’accroissement du libre-échange et la défense de droits sociaux pose question. Le dumping social est-il le fait des États moins disant ? Des multinationales à la recherche des terres vierges de toute réglementation sociale ? Ou de la suppression libre-échangiste des droits de douanes permettant la rencontre des deux ? L’honnêteté devrait vraisemblablement amener à reconnaître, au moins, la coresponsabilité de ces trois facteurs.

Ainsi, enjoindre le Vietnam à mettre en œuvre les normes sociales de l’OIT, sans prendre de mesures sur les deux autres causes du dumping social, apparaît davantage comme un paternalisme tout droit venu du XIXème siècle, que comme une réelle évolution de la doctrine libre-échangiste.

L’impossible remise en question sociale et environnementale des dirigeants mondiaux

Bien que la solidité des fondements de la théorie de Kuznets puisse être questionnée, elle a été étendue par les travaux de Gene Grossman et Alan Krueger à la protection de l’environnement14. Ainsi, non seulement le libre-échange, passé un seuil, serait socialement bon, mais il serait aussi favorable à l’environnement.

Aussi dogmatique (car proposant plus un discours qu’une hypothèse falsifiable15) que l’originale, cette théorie est communément reprise – sans nuance aucune – aussi bien par l’OMC, que par le Sénat ou l’UE. L’ambition affichée par la Commission européenne révèle ainsi son incapacité à admettre la responsabilité historique du modèle capitaliste occidental dans la crise environnementale16.

Comment croire, en 2020, que la conclusion d’un ALE avec un pays, à l’autre bout du monde puisse être favorable à l’environnement ? Comment continuer de croire, aujourd’hui, que des normes de droit mou seront de taille à répondre à l’enjeu fondamental du XXIème siècle ? Une question, simple, n’a jamais été posée : a-t-on réellement besoin d’un tel accord qui aura pour effet certain d’accroître encore davantage les échanges mondiaux ?

Ses promoteurs assurent eux-même que le volume des échanges entre les deux parties était de 51 milliards de dollars en 2017 (12 fois plus qu’en 2000) et que les prévisions pour 2018 tablaient sur 53 milliards. À en croire ces statistiques, les exportations du Vietnam vers l’UE représentaient déjà 18% des exportations nationales (pour plus de 38 milliards de dollars) en 2017, soit une hausse de 12,7% par rapport à 2016. Et l’UE, elle, exportait « 12 milliards de dollars de biens vers le Vietnam en 2017, soit une hausse de 7,7% par rapport à 2016 ».

Ces chiffres témoignent ainsi, par eux-mêmes, d’économies qui sont déjà de plus en plus ouvertes, sans même que cette convention ne soit entrée en vigueur. Pourquoi chercher, encore et toujours, à accroître les échanges mondiaux et donc, favoriser, encore, les délocalisations d’activités, quand l’on connaît, aujourd’hui, le poids du transport maritime dans les pollutions globales de la planète ?

Le stéréotype de cette absurdité écologique se résume dans la crevette vietnamienne, qui, grâce à cet accord, arrivera en plus grand nombre chez les marchands de fruits de mer européens. De nombreuses mesures sont déjà prises pour que ces élevages soient désormais respectueux de l’environnement, conformément à l’article 13.9 alinéa 1 du traité17. Ils offriraient mêmes aux Vietnamiens de meilleures conditions d’existence, dont on ne peut que se réjouir. Mais peut-on réellement croire que cela soit bon (ou ne serait-ce que neutre) pour l’environnement, la biodiversité des mangroves, et nécessaire – aujourd’hui que ce terme récupère tout son sens – aux vues de ces conséquences ?

Le libre-échange, outil de l’ingérence européenne

Lorsque Phil Hogan, successeur de madame Malmström à la Commission européenne, affirme « qu’une fois en vigueur, ces accords renforceront notre potentiel de promotion et de suivi des réformes au Vietnam », il ne cache pas l’objectif européen d’ingérence dans les affaires vietnamiennes.

John Gallagher et Ronald Robinson expliquaient déjà en 1953 comment le libre-échange pouvait cacher des politiques expansionnistes à caractère impérial. Les États-Unis, comme l’Union européenne, ne dissimulent d’ailleurs plus leur ambition de vouloir redessiner les règles du commerce mondial…

Face aux échecs des négociations de l’OMC, en effet, les deux mastodontes du commerce international18 se sont lancés dans une course au bilatéralisme, afin d’imposer leurs règles à leurs « partenaires ». Et aux vues du déséquilibre des échanges commerciaux UE-Vietnam en faveur du pays asiatique, c’est bien cet objectif normatif de suppression des « barrières non commerciales »19 que priorise l’UE dans cet ALE.

Car le Vietnam est, parallèlement, l’un des dix membres de l’ASEAN, avec laquelle l’UE poursuit actuellement d’autres négociations commerciales. Conclure un accord avec ce pays est donc une étape de plus vers la conclusion d’un futur méga-accord UE-ASEAN20.

Le droit social, la fronde des pays en développement ?

Si le récit biblique de David contre Goliath glorifiait la place du plus petit et sa capacité à terrasser les plus grands colosses par son habilité, son impétuosité… et le soutien « du Dieu tout puissant », les accords commerciaux bilatéraux qui pullulent depuis la fin des années 90 n’ont rien de comparable avec les champs de bataille bibliques. Au contraire, leurs négociations qui s’étendent sur plusieurs années ne laissent aucune place au hasard, à l’imprévu, à l’impossible… ni aux plus faibles, en leur imposant tout le cadre juridique, technique, sanitaire de la bataille commerciale future.

Pour y remédier, il faudrait, selon Alain Supiot, « faire au plan international, avec les droits fondamentaux de l’Homme au travail, ce que l’on est parvenu à faire au plan interne avec le Droit du travail dans les pays industriels, durant les deux derniers siècles, c’est-à-dire permettre aux faibles de retourner les armes du Droit contre ceux qui usent du Droit pour les exploiter, et de participer ainsi au progrès du Droit dans son ensemble »21.

Souhaitons dès lors au Vietnam de saisir la fronde du nouveau mécanisme de règlement des différents de cet ALE pour terrasser le géant européen sur son propre terrain juridique, technique et rhétorique…

1Le TAFTA (pour Transatlantic free trade agreement en anglais) est l’accord en cours de négociations entre l’UE et les États-Unis. Il formera avec le CETA (Comprehensive economic and trade agreement, négocié avec le Canada), en cours de ratification, le futur cadre juridique des relations commerciales de l’UE et de l’Amérique du Nord. Deux des trois principaux pôles commerciaux mondiaux avec l’Asie.

2Les négociations avec le Mercosur (Mercado común del sur en espagnol), commencées en 1999, ont débouché sur un accord fin juin 2019. Il reste maintenant à traduire ce consentement en termes juridiques et faire ratifier le texte final. Celui-ci serait emblématique dans le sens où il constituerait le premier ALE moderne reliant deux zones de libre-échanges (l’UE et le Mercosur). Ce qui était l’un des objectifs de la politique commerciale de l’UE.

3Les accords ACP (pour Pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) désignent les différentes conventions conclues entre l’UE et les pays ACP, depuis la Convention de Yaoundé (en 1963) jusqu’aux Accords de Cotonou (en 2000). Liant les 79 États ACP avec les 28 de l’UE, ils couvrent une population de plus de 700 millions de personnes.

4Terminologie employée par l’Union pour qualifier les États avec lesquels elle conclut des accords commerciaux.

5Le Vietnam fait partie des États bénéficiaires du « Système de Préférences Généralisées » (ou GSP pour « General System of Preferences » en anglais) de l’UE, dans le jargon des règles commerciales internationales.

6Voir, entre autres, le Rapport Sutherland, les différentes publications de Jagdish Bhagwati, du CETRI (Centre tricontinental) ou de Oxfam sur le sujet.

7La décennie 90 marque une explosion des ALE, qui n’ont fait qu’augmenter de manière exponentielle depuis. Ainsi, si l’on comptait 10 ALE-régionaux dans les années 1970, et 28 en 1990, il y en aurait actuellement 484 selon l’OMC, dont 304 en vigueur. Mais ces ALE ne sont que la face émergée de l’iceberg. En effet, comme pour l’ALE UE-Vietnam, les accords sur les investissements ont progressivement été séparés de ceux traitant des biens. Or, les premiers seraient, aujourd’hui, plus de 2900 selon la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement).

8Visionner, par exemple, la page internet du Conseil de l’UE dédiée aux valeurs du libre-échanges.

9Voir, par exemple, les critiques émises par Oxfam ou le CETRI sur ces sujets.

10Voir, par exemple, le mémoire très complet de Loïc Robert, sur l’évolution historique de cette « clause droits de l’homme », dans les accords internationaux conclus par la Communauté européenne (pp. 61 s.).

11Alain Supiot, Homo juridicus. Essais sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, Paris, 2005, pp. 300-317.

12La courbe de Kuznets a été conceptualisée par Simon Kuznets au début des années 50 (Simon Kuznets, « Economic Growth and Economic Inequality », American Economic Review, n°45, 1955, pp. 1-28). Très critiquée (voir notamment la revue qu’en a fait Thomas Piketty) ce raisonnement difficilement falsifiable continue toutefois à irriguer le dogme du libre-échange, comme nous le verrons par la suite.

13Il semble en effet légitime de s’interroger, entre autres choses, sur la possibilité d’être à la fois « communiste » et membre de l’OMC.

14Gene Grossman et Alan Krueger, « Economic Growth and the Environment », NBER Working Papers, n°4634, 1994

15Cette théorie est très difficilement falsifiable, dans le sens où, si les observations ne se soumettent pas à son hypothèse (si les inégalités continuent d’augmenter), il est toujours possible d’affirmer doctement que l’effet de seuil n’est pas encore atteint. Parallèlement, l’hypothèse de la courbe Kuznets environnement ne peut s’observer que pour des critères humainement mesurables. Elle n’a, par définition, aucune portée sur des pollutions environnementales qui ne seraient, à l’heure actuelle, pas décelables par l’être humain. Elle n’a donc pas de portée absolue, mais reste relative aux connaissances humaines… alors que l’ampleur de l’impact humain sur l’environnement, elle, dépasse largement les compréhensions humaines.

16Voir notamment Gilbert Rist, Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 1996 et Dennis Meadows (dir.), The Limits to Growth, Universe Books, New York, 1972.

17« ARTICLE 13.9 Commerce et gestion durable des ressources marines vivantes et des produits de l’aquaculture aquaculture durable. _ 1. Les parties reconnaissent l’importance d’assurer la conservation et la gestion durable des ressources marines vivantes et des écosystèmes marins, ainsi que la promotion d’une aquaculture responsable et durable. »

18Bien que le poids des deux acteurs ait diminué dans le commerce mondial, avec la montée en puissance de l’Asie, ils représentaient encore, en 2018, selon l’Examen statistique du commerce mondial 2019, de l’OMC  : plus de 40,5% des exportations (UE : plus de 32% et ÉU 8,5% (la Chine représentait 12,8%)) et plus de 44 ,4% des importations (UE : plus de 31,2% et ÉU : 13,2% (la Chine : 10,8%)) mondiales de marchandises ; ou encore, plus de 55,6% des exportations (UE : plus de 41,6% et ÉU 14% (Chine : 4,6%)) et plus de 46,3% des importations (UE : plus de 36,5% et ÉU : 9,8% (Chine : 9,5%)) mondiales de services commerciaux.

19Cette expression du jargon juridique commercial international englobe à la fois la mise en conformité des procédures douanière avec les normes dites « internationales » (trouvant le plus souvent leurs origines aux États-Unis ou en Europe), la transparence des formalités douanières, l’application du droit de propriété intellectuelle, les réglementations techniques et standards des produits, ou encore les mesures sanitaires et phytosanitaires.

20Les directives de négociations adoptées en 2007 par le Conseil de l’UE ont ainsi servi de bases légales aux négociations avec le Vietnam et 6 autres États de l’ASEAN : Singapour (accord sur les investissements en cours de ratification, et ALE entré en vigueur fin 2019), la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et la Birmanie.

21Alain Supiot, Homo juridicus, op. cit., p. 314

L’audace de commencer : stratégie pour un autre monde

https://unsplash.com/photos/IXpuRZvhCT0
Grande horloge, Musée d’Orsay, Paris © Erik Witsoe

« Le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant » a promis Emmanuel Macron, dans son discours aux Français, le 16 mars dernier. On voudrait y croire. À condition qu’il ne soit pas le jour que nous préparent ceux qui ont démontré leur goût pour la morale des indifférents : il faut que tout change pour que rien ne change. À condition qu’il soit le véritable commencement d’un nouveau siècle, libéré de la force d’inertie vertigineuse provoquée par la soumission de l’avenir à la répétition du présent. À condition qu’il débute « dès maintenant » et que dans le vacarme du moment, nous parvenions à distinguer les paroles salutaires des lieux communs. Stratégie alors pour temps de détresse : 1. Se prémunir contre ceux qui prédisent, un peu trop vite, l’effondrement du capitalisme. 2. Comprendre ce qui nous arrive. 3. Agir pour faire naître l’autre monde.


I. L’effondrement qui ne viendra pas et l’arnaque du « monde d’après »

Le glas du capitalisme ?

Un refrain médiatique et politique voudrait que l’on sonne enfin le glas du capitalisme et de ses avatars : productivisme, mondialisme, néolibéralisme. La pandémie de Covid-19 viendrait en effet comme radicaliser les failles d’un système et le précipiter dans sa chute. Une hypothèse largement partagée depuis la gauche de la gauche jusqu’aux plus réactionnaires, qui entretiennent l’espoir secret de leurs grands soirs respectifs : révolution pour les uns, retour à la tradition pour les autres. Cette convergence, pourtant, loin de nous réjouir, devrait susciter notre méfiance. Comment expliquer en effet que les plus farouches adversaires s’accordent soudainement dans un même requiem ? Par-delà leur détestation conjointe des « enchantements démocratiques du narcissisme marchand » [2] et la désignation sans équivoque de leur ennemi commun, c’est aussi le recours tacite à un logiciel historique, que l’on croyait obsolète, qui vient éclairer cette conjonction. Le marxisme vulgairement diffusé, prévoyant l’effondrement nécessaire du capitalisme sous le poids de ses contradictions, trouve à s’hybrider avec les nouvelles thèses effondristes et collapsologistes qui annoncent la fin prochaine du monde. Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! ».

“Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! »”

Il convient pourtant de rappeler les nombreuses critiques qui se sont élevées contre cet historicisme de boulevard, certes commode par sa prétention à l’explication exhaustive, mais faisant l’impasse sur la véritable dimension historique de l’expérience collective, à savoir son irréductible contingence. Dans un entretien daté de 1974, Hannah Arendt mettait ainsi en garde contre tous les prophètes de la nécessité historique : « Comment est-il possible qu’après coup il semble toujours que ça n’aurait pas pu se passer autrement ? Toutes les variables ont disparu et la réalité a un impact tellement puissant que nous ne pouvons pas prendre la peine d’envisager une variété infinie de possibilités ». [3] Face au choc mondial provoqué par l’apparition du coronavirus, il est en effet tentant d’oublier son origine : une zoonose supplémentaire (maladies transmissibles de l’animal à l’être humain), dont la propagation n’avait rien d’inscrit dans l’ADN du capitalisme. Non qu’il faille entièrement dédouaner ce dernier, le saccage environnemental auquel il s’adonne n’a pas été sans effets sur le biotope et a multiplié les risques pandémiques, mais tout du moins se prémunir des raisonnements trop mécanistes. Car la célébrité fulgurante du pangolin – petit animal qui aurait fait office d’agent transmetteur du SARS-CoV-2 – semble avoir éclipsé un autre spectacle qui suivait très bien son cours, où l’on renvoyait déjà chacun chez soi, à coup de réduction des libertés publiques, pour faire avaler la pilule des réformes à l’agenda. Manière de rappeler que le néolibéralisme, mutation contemporaine du capitalisme, est loin d’avoir épuisé ses ressources et qu’il est prêt à tous les sacrifices pour assurer sa survie.

https://www.flickr.com/photos/23416307@N04/45030860514
René Magritte, La Décalcomanie, 1966. Centre Pompidou, Paris © Ωméga *

Penser « le monde d’après »

L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les « droits qui restent ». Fiers cependant de leur indépassable dialectique de crise – d’ailleurs, elle-aussi, fille de l’historicisme –, ils brandissent partout qu’au négatif succèdera le positif. Et d’autres de concert, y compris leurs opposants, les rejoignent pour être « force de proposition ». Florilège des promesses et des initiatives qui menacent de se solder par leur insignifiance. Celle, bien sûr, du président de la République, Emmanuel Macron, qui par un revirement de stratégie communicationnelle a souhaité s’afficher comme un nouveau héros national. C’est tout juste s’il n’affirmait pas : « Je vous ai compris ». Gloire pourtant de courte durée ; lorsqu’il a assuré, par exemple, vouloir placer la santé « en dehors des lois du marché », on a cru à une mauvaise plaisanterie – tandis que l’ensemble du personnel soignant est demeuré bouche bée face à tant de cynisme. Les masques n’ont pas tardé à tomber, comme en témoignent les récentes déclarations du directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est [4]. En dépit de la pression sanitaire, ce dernier n’a pas remis en cause la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025. Pilotée par le « comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soin », la subordination de l’hôpital public aux logiques de rentabilité est donc loin d’être enterrée.

“L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les droits qui restent.”

Les responsables politiques n’ont pas fait beaucoup mieux. « 58 parlementaires appellent les Français à construire le monde d’après » titrait ainsi LCP, à la suite de la publication d’un communiqué commun. Parmi les signataires, des macronistes déçus et convaincus ainsi que des députés affiliés à divers groupes (Libertés et territoires, Mouvement démocrate, Socialistes et apparentés, UDI Agir et Indépendants, non-inscrits) et un constat d’une lucidité éblouissante : « [Cette crise] a violemment révélé les failles et les limites de notre modèle de développement, entretenu depuis des dizaines d’années ». Fort heureusement, une nouvelle plateforme vient d’ouvrir, lejourdapres.parlement-ouvert.fr, afin de procéder à une concertation collective et d’envisager des mesures, capables d’alimenter « un grand plan de transformation de notre société et de notre économie » ! L’épiphanie collective semble être de mise et certaines propositions, pareilles à de véritables oasis dans le désert : « Revalorisation de 200 euros nets mensuels pour les aides à domicile, aides-soignantes, infirmières et autres agents hospitaliers, TVA réduite sur les biens de consommation issus de l’économie circulaire, relocalisation de l’activité industrielle en France et en Europe, etc. » Un sursaut de bonne volonté, qui enverrait presque au chômage technique les dangereux « gauchistes ». Chez eux, néanmoins, la riposte se prépare aussi : « Effondrement, décroissance, relocalisation… Comment la gauche pense l’après-coronavirus », résume Le Monde. Cette dernière risque pourtant d’achopper sur les mêmes dilemmes qui la traverse depuis l’échec de la troisième voie et du social-libéralisme.

Une de presse au lendemain de la signature des Accords de Grenelle, 28 mai 1968 © Archives Le Monde

Plus révélateur encore est l’appel de certains universitaires à un « Grenelle du Covid-19 » dont la bienpensance démocratique fragilise l’ambition de son apostrophe. « Concertation », « efficacité », « transparence » disent en creux les promesses édulcorées d’une modernité libérale à bout de souffle. Le choix même d’emprunter la mémoire du Grenelle traduit une flexibilité, sinon une méconnaissance historique ; comment comparer les accords qui surviennent au terme d’un des plus longs conflit social [5] de ces dernières décennies, à l’immobilisation forcée engendrée par la crise du coronavirus ? Rien n’assure non plus que, du côté des citoyens, s’affirme la volonté de négocier avec des dirigeants qui n’ont cessé de les trahir. Enfin, on ne saurait trop mettre en garde contre l’espérantisme dont témoigne la tribune : « Nul ne peut dire quand nous pourrons sortir du confinement. Pourtant, nous avons besoin d’espoir. […] Préparer collectivement l’avenir, s’affranchir de l’imminence de la fin du mois pour mieux surmonter la fin du monde, voilà ce qui nous donne espoir ». Outre le mauvais détournement du slogan « fin du monde, fin du mois, même combat », il est nécessaire de réaliser qu’on ne « surmonte pas la fin du monde » et que l’on ne s’affranchit pas miraculeusement de la fin du mois. Bien au contraire, il s’agit de les affronter avec la plus grande exigence et la plus grande responsabilité. L’« espoir », sinon, aura bientôt la même couleur que celui des timides progressistes de l’entre-deux-guerres, qui, en fantasmant l’horizon, laissent brûler la maison.

II. Crises et châtiments : stratégie du choc et illusions perdues

Le pire est à venir

Et il y a de nombreuses raisons de s’en inquiéter ; car avant la crise rédemptrice viennent d’abord les signes de normalisation d’un état d’exception. Parmi les avertissements les plus radicaux, celui d’Agamben qui, interrogé par Le Monde [Comment sera, selon vous, le monde d’après ?], n’a pas hésité à répondre : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. » [6] Si l’avis du philosophe n’a pas manqué de déclencher des polémiques en Italie [7], conduisant certains à l’accuser de minimiser la crise sanitaire au nom de la liberté, il n’en demeure pas moins que sa mise en garde conserve de sa pertinence : « Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre », renchérit-il. État d’urgence qui devient également prétexte, lors de chaque crise, à pratiquer abondamment la stratégie du choc, formalisée par Naomi Klein [8]. Des mesures « provisoires » deviennent bientôt des mesures durables et contribuent à abattre les derniers régimes de protection, s’interposant entre les velléités néolibérales et les droits des citoyens. Pour s’en convaincre, la loi urgence coronavirus a démontré sa formidable capacité à démanteler le droit du travail, en ouvrant la voie à la multiplication des dérogations post-crises pouvant, par exemple, orchestrer le passage de la semaine de 35h à la semaine de 60h. Autre cas, celui de la généralisation d’un capitalisme de surveillance, où les méthodes de récolte des données et de traçage des individus, d’abord présentées comme des moyens d’assurer la « sécurité sanitaire publique », présagent de se transformer en outils supplémentaires de l’arsenal sécuritaire dont dispose déjà l’État. Agamben, loin alors d’être le seul à appeler à la prise de conscience, est secondé par la voix des juristes et des avocats : tandis que Dominique Rousseau a pris soin de retracer la logique d’urgentisation qui gagne nos sociétés depuis plusieurs années, François Sureau a, quant à lui, invité à se demander si nous voulions « vivre dans une société où l’État sait en permanence qui se trouve où » [9].

“État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique.”

État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique, contrairement aux idées reçues. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique. L’ouvrage de l’historien François Denord, Néolibéralisme : version française, retrace notamment les ramifications intellectuelles d’une idéologie, construite autour d’un paradoxe : celui « d’imaginer l’État comme l’acteur de son propre dessaisissement » et de faire naître « un interventionnisme libéral » [10]. À mille lieux donc du libéralisme classique et son « laissez-faire ». Précieux rappel qui devrait nous vacciner contre les mirages d’une politique de « relance », en pleine crise sanitaire, dès lors qu’elle est menée par ceux qui ne savent que trop bien comment employer les ressources de l’État à leurs avantages. Problème, pour imposer un tel programme de dérégulation régulée, il faut parvenir à passer outre les forces sociales qui manifestent leur résistance à cette marchandisation intégrale et à ce désencastrement de l’économie des structures collectives, selon la thèse de Karl Polanyi [11]. Quelle meilleure stratégie alors qu’un gonflement de l’appareil répressif, désormais régisseur disciplinaire et organe centralisé de contrôle [12], profitant de chaque prétendue « menace », pour s’inventer de nouveaux instruments, capables de décourager et de faire taire les plus farouches ?

https://unsplash.com/photos/gdQ43QHExKA
La surveillance généralisée pourrait bien être une des caractéristiques du “monde d’après” © Rostyslav Savchyn

La difficile reconquête

Face à cet « état d’exception dans lequel nous vivons [qui est devenu] la règle », Walter Benjamin nous pressait, déjà en 1940, de « faire advenir le véritable état d’exception » [13]. Celui qui, nourri de la tradition des opprimés, entendait instaurer un ordre émancipé d’une histoire reproductrice des injustices. Si l’injonction du philosophe allemand n’a pas pris une ride, elle semble pour l’heure difficile à accomplir. Et pour cause : le défi premier est celui de la solidarité, mise à mal par l’« individualisme possessif » [14] et peinant à faire corps, par-delà les moments de crise. La rhétorique de l’union nationale et l’applaudissement enthousiaste des soignants par « les Français » chaque soir à leurs fenêtres cachent une méfiance réciproque, qui ne manquera pas de ressurgir, une fois que la vie aura repris son cours – et dont on a pu voir les traces dans les comportements pointés comme « inciviques », à l’instar des razzias en règle, dans les supermarchés. Mais il serait trop facile d’en rester là, de jeter l’opprobre sur les « méchants égoïstes », renvoyant à nouveau chacun à sa morale personnelle. Il s’agit aussi de souligner les mots trop bien choisis : « distance sociale ». Circulez, il n’y a rien à voir. L’espace public devient désert et l’on comprend la prudence de ceux qui garderont « leurs distances » une fois le confinement levé. On comprend aussi ceux qui, de nouveau prisonniers de l’ombre après l’épisode d’une gloire éphémère, garderont rancune face à cette « société du mépris » [15], soucieuse de retrouver sa confortable apathie. On comprend enfin ceux qui, en colère, cèderont à la vindicte et chercheront, à tout prix, « des responsables ». Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.

“Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.”

Autre danger, celui du « retour » d’une gauche palliative – certes volontaire, mais condamnée à l’enfermement des « mesurettes », répondant à un impératif démocratique immédiat, mais perdant de vue la force d’innovation qu’il s’agit désormais d’incarner. Éloquent est à ce titre le débat qui s’annonce autour du revenu de base, dont il ne faut pas laisser le monopole aux libéraux de tous bords. Auquel cas, ces derniers se réjouiront de s’en servir pour s’acheter bientôt une conscience sociale et écologique ; on distribuera des « minimums », non par souci de la vie bonne et digne, mais pour mieux pallier les chocs subis par le système économique. L’interruption de la machine productiviste pourrait même trouver grâce à leurs yeux, à condition qu’elle soit temporaire, qu’elle permette de « refaire une santé à la planète », et qu’on puisse reprendre de plus belle. L’enjeu, désormais, pour le camp adverse, est d’articuler aux « mesures » un « modèle » : qu’au revenu de base réponde toujours une conception renouvelée du travail, à l’image de celle développée par le sociologue Bernard Friot [16]. Une « révolution » d’autant plus urgente que la crise sanitaire, que nous traversons a jeté une lumière plus crue sur les inégalités socio-économiques, dépendantes d’une organisation du travail à deux vitesses, où les plus nécessaires sont aussi les plus précaires, et subissent la romantisation outrancière du confinement des bullshit jobs temporaires. D’aucuns y déchiffreraient une manifestation supplémentaire de l’opposition entre bloc populaire et bloc élitaire [17], qui, si rien n’est fait, pourrait favoriser l’arrivée au pouvoir des populistes de droite. En Italie, où la pandémie de Covid-19 a sévi avec le plus de virulence, l’on s’inquiète déjà de l’après, qui sera fonction de « la qualité ou de la médiocrité de nos dirigeants actuels ». « S’ils échouent, l’histoire nous enseigne que ce genre de crises profite souvent au pire », remémore Jacques de Saint-Victor. [18]

III. Une crise peut en cacher une autre

Crises et catastrophe

À la crise sanitaire succédera la crise économique, « pire que celle de 2008 » annoncent les médias, en passe de transformer le coronavirus en « coronakrach ». Les observateurs plus avisés feront néanmoins remarquer que la pandémie n’est que l’« élément détonateur » et non l’origine directe de la nouvelle crise financière. Les signaux étaient déjà au rouge depuis plusieurs mois, ce qui témoigne là encore de l’instabilité d’une économie financiarisée. Parmi les lanceurs d’alerte, Gaël Giraud, ancien évaluateur de risques bancaires et ex-chef économiste de l’Agence française du développement, soulignait dans nos colonnes, en novembre 2019 : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure. » Une succession de crises qui n’en finit donc pas, à tel point que le sentiment de vivre dans un monde en crise permanente, ne cesse de s’intensifier. Un double-piège puisqu’il conduit à deux phénomènes contraires : insécurité radicale pour les uns, habituation pour les autres. Et l’on finit par manquer cruellement de discernement à l’égard de toutes les menaces, qui tantôt se complètent, s’annulent ou s’aggravent mutuellement. Pour échapper à cette matrice « de crises », une distinction s’impose entre deux termes, rendus trop souvent équivalents par le discours médiatique et politique : « crise » et « catastrophe ». Tandis que la crise, aussi éprouvante soit-elle, peut se prévaloir d’un « après », la catastrophe, elle, est suspendue à un temps conditionnel. Bruno Latour peut ainsi déclarer : « Si nous avons de bonnes chances de « sortir » de la première [la crise du coronavirus], nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde [la catastrophe écologique]. » [19]

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bruno_Latour_Quai_Branly_01921.JPG
Le sociologue et philosophe, Bruno Latour © Wikimedia Commons

Le schéma, pourtant, n’est pas binaire. Il se complexifie dès lors qu’on comprend que la catastrophe englobe toutes les crises présentes et à venir et inversement, que les crises ne sont pas sans effets sur la catastrophe. Le SARS-CoV-2 est une « maladie de l’anthropocène », a notamment indiqué Philippe Sansonetti, microbiologiste et professeur au Collège de France [20]. D’aucuns préféreraient le terme de « capitalocène » [21] qui met en cause, non pas les conséquences des actions de l’homme sur l’environnement, mais bien plutôt le modèle productiviste, adopté depuis l’entrée dans l’ère industrielle. La dénomination semble en effet mieux choisie. Pour preuve, le confinement de la moitié de l’humanité a enrayé la machine : retour du chant des oiseaux, transparence retrouvée des canaux vénitiens, respiration du ciel de Chine, le temps de la dissipation du nuage de pollution provoqué par la suractivité des usines.

“Immense paradoxe : nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. […] Il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés.”

Immense paradoxe cependant, car nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. Absurdité, cercle vicieux, c’est selon, mais il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés. Elle pourrait aussi agir comme ces « récits de la fin du monde », dont parle J.-P. Engélibert, dans un livre d’époque, Fabuler la fin du monde – La puissance critique des fictions d’apocalypse. À l’heure où la fiction et le réel s’entrecroisent, il est salvateur d’entendre le message qu’il délivre : « Fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps. » [22]

Leçons d’indifférence collective

À condition toutefois que l’on parvienne à se défaire de notre indifférence collective, plus ou moins librement consentie, loin d’ailleurs d’être le seul fait de notre contemporanéité. Dès le début du dix-neuvième siècle, ce qu’on ne nomme pas encore « catastrophe écologique » est présagée, dès lors que les idéaux des Lumières se marient avec les transformations économiques et donnent naissance aux rêves du progrès et de l’abondance – rêves aujourd’hui sérieusement remis en cause. Malgré cela, la catastrophe, bien que de mieux en mieux documentée, n’en a pas perdu sa puissance déresponsabilisante. Au contraire, à mesure que croît la banalisation du désastre à venir, s’affaiblit la conviction de pouvoir s’y opposer. Günther Anders, journaliste et philosophe allemand, a formulé avec une grande justesse, la morale qui tend à s’imposer face au danger de la catastrophe : « On crèvera tous ensemble. » [23] Et s’il rapporte cette expression, à la suite d’un échange avec un passager, lors d’un voyage en train, à propos de la menace nucléaire, elle continue de nous permettre de déchiffrer une certaine attitude face à la catastrophe écologique. « Le défaut dont il souffrait, écrit Anders, n’était manifestement pas un aveuglement face à l’apocalypse mais plutôt une indifférence à l’apocalypse. » Autre genre d’une tragédie des communs, la catastrophe est trop immense, « trop grande pour être seulement mienne ou tienne », qu’elle annule la capacité à s’y rapporter, tandis que la doctrine des « petits gestes » subit l’effet pervers inverse. La question est, en définitive, toujours la même : comment quitter l’indifférence ?

L’hypothèse du moment voudrait que le choc causé par la pandémie de coronavirus agisse comme un « déclic » – qu’elle soit enfin « la crise de trop ». Dans les pages du Monde, on pouvait lire : « La crise due au nouveau coronavirus est vue comme l’occasion de faire table rase. Un moment de conscientisation collective express, une sorte de crise salvatrice. » [24] Plus prudente, la philosophe Cynthia Fleury précise : « L’un des enjeux majeurs de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger. » [25] Il y a en effet de sérieuses raisons de douter de l’équation crise est égal à collectif ; il est, en revanche, plus juste d’affirmer la nécessité de recréer ce dernier. Comment ? En débutant par valoriser le projet d’une ambitieuse refondation du lien générationnel. Abîmé par de multiples causes [26], il est aujourd’hui, plus que jamais, nécessaire de réinscrire une continuité entre les générations qui cohabitent au sein d’une même société, mais aussi entre celles passées et à venir. Car nous sommes toujours déjà précédés : biologiquement, certes, par nos parents, mais aussi, historiquement, par ceux qui nous lèguent, sans testaments, leurs combats. Nous sommes également, non pas « responsables » de ceux « d’après », mais à notre tour de futurs légataires, « On ne crèvera pas encore tous ensemble. » Alors, dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées en opposant, par exemple, « les jeunes » intouchables et les « vieux » vulnérables.

“Dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées.”

Une page de notre histoire, qui s’est déroulée pendant la Révolution française, nous rappelle qu’il avait jadis été question de créer deux chambres parlementaires : l’une des anciens, l’autre de la jeunesse. « La première sera la sagesse de la République, la seconde, son imagination » proclamaient les révolutionnaires [27]. Et pour ceux que l’éloquence ne saurait persuader, une autre proposition, plus subversive encore, est sur la table : elle s’appelle Métamorphoses. « La métamorphose est la continuité entre tous les vivants présents, passés et futurs […] Chacun de nous est la vie des autres » soutient le philosophe Emanuele Coccia [28]. Vertige que de se figurer tous dépendants d’une même existence ? Il y a de ça, oui. Mais également une perspective tout aussi palpitante, car la métamorphose est imprévisible et source intarissable de renouveau : « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu. » [29]

IV. Le temps du changement

« Comme si de rien n’était »

On voudrait y croire. « Est-ce vrai, enfin, rien ne sera plus comme avant ? » Avant de se laisser séduire, il nous faut faire détour par une dernière étape et renverser la question. Pourquoi les choses continuent-elles toujours comme avant ? Pourquoi, après chaque crise et ses mirobolantes promesses, cet insupportable retour au même ? L’écrivain Franz Kafka peut nous guider, lui qui écrit, dans la fulgurance de l’aphorisme : « « Il retourna alors à son travail comme si de rien n’était. » Cette observation nous est familière parce qu’elle procède d’une grande quantité obscure de vieux récits, même si elle n’apparaît peut-être dans aucun d’eux. » [30] C’est qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance des histoires – de celles qu’on se raconte, mais surtout de celles qu’on nous raconte. D’abord, celle de « l’état naturel des choses » : elle a grandi à mesure de la victoire du libéralisme économique. Si bien que nous voici désormais dans ce qui ressemble à une étrange impasse : comment se libérer du libéralisme ? Puis, celle de « l’absence d’alternative » : elle s’est confirmée à mesure que nous rendions nos armes. Enfin, celle de « la fin de l’histoire », qui, pour sa part, s’est ridiculisée. Mais la rengaine est déjà ancienne, on a prédit beaucoup de fins qui ne sont pas arrivées. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. Marx, dans Misère de la philosophie, insistait déjà : « Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » [31] La « bourgeoisie », une fois arrivée au pouvoir, maintient sa domination et perpétue des « lois naturelles indépendantes de l’influence du temps » [32]. À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais, où il faut apprendre à « se contenter de ce qu’on a » et à « s’estimer heureux d’avoir un toit sur la tête ». « Le bonheur n’a de valeur que s’il est commun et partagé » rappelle Thomas Branthôme [33]. Pour conjurer alors la tentation du renoncement, c’est à l’expression de tous les « quand même », qu’il faut s’attaquer ; à tous ceux qui essaieront, « quand même, il faut y retourner… », on répondra non.

“Il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. […] À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais.”

La seule stratégie d’immunité collective qui vaille est donc désormais celle contre l’oubli, car il est la véritable assurance vie d’un système injuste. « Nous n’oublierons pas » écrivait Andy Battentier, dans nos pages, pour appeler chacun d’entre nous à exiger que nos gouvernants rendent leurs comptes – eux, qui d’ailleurs s’en inquiètent déjà [34]. Plus encore, il s’agit de ne pas oublier tous les « héros du quotidien », tous ceux qui ont continué à prendre des risques pour assurer le confort des autres. Et quelle violente réalité, quand Paris découvre, par exemple, que ceux qui la font vivre sont ceux « d’au-delà du périph’ », pour qui elle n’a d’habitude guère d’égards [35]. Enfin, il s’agira plus fondamentalement de ne pas oublier que le changement ne doit plus être fonction de nouveaux drames ; qu’il ne faut plus attendre des milliers de morts, dont nombreux ne bénéficient plus même d’un deuil honorable, pour finalement comprendre que nous devons entièrement modifier nos priorités. Car chaque vie doit être protégée – et toutes celles qui le peuvent, être sauvées. Très loin, très loin de cette « médecine guerre », dont il nous faudrait nous accommoder « en temps de crise », et qui cherche à nous expliquer lesquels méritent de ne pas mourir [36].

https://unsplash.com/photos/rogwZG1NfII
Le temps à l’arrêt © Emiel Van Betsbrugge

Si l’on se promet alors qu’il n’y aura pas de crise de plus, accepterions-nous de tout arrêter ? La pandémie de coronavirus est décrite, sous la plume de plusieurs intellectuels, comme « un signal d’alarme », venant « mettre à l’arrêt le train fou d’une civilisation fonçant vers la destruction massive de la vie » [37]. D’autres théorisent la révolution comme « frein d’urgence », dans le sillage des travaux de Walter Benjamin [38]. Mais cette dernière pour se parachever tient peut-être, non pas seulement au geste d’interruption, mais à notre capacité de faire durer cette suspension, au moins le temps qu’il faudra. Serions-nous assez visionnaires pour parier ainsi sur un autre avenir ? Face au « confinement temporel » [39], qui est l’autre nom de notre absence d’horizon, il faut écrire un avenir qui ne ressemblera pas à tous les autres. Un avenir qui doit se penser depuis le moment radicalement singulier qui est le nôtre : à la fois temps conditionnel de la catastrophe écologique qui guette, mais aussi temps résolument ouvert. François Hartog, dont les travaux font autorité sur l’histoire et la sociologie du temps [40], vient tout juste d’écrire, « trouble dans le présentisme », où il affirme que « la crise actuelle pourrait bien ouvrir sur un temps nouveau. » [41]

Le courage de commencer

Notre tâche toutefois est grande, car si le temps est ouvert, encore faut-il s’y infiltrer. Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » [42] Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action. Certains ont déjà pris les devants, « les forces vives » ont fissuré l’immuable et l’inéluctable. Les brèches sont nombreuses, entre celles creusées depuis les anciennes places occupées, jusqu’aux derniers soulèvements des gilets jaunes, sans évidemment négliger toutes les batailles sociales, pour le droit du travail, pour les retraites, pour l’hôpital. Non qu’elles soient équivalentes et qu’elles « convergent » entre elles, avec le projet d’un programme commun, dont on leur a toujours reproché le défaut. Leurs finalités n’étaient pas de préparer les élections, mais de préparer le terrain. Désormais, il est l’heure d’être à la hauteur des premiers, qui ont été courageux. « Avec le souci d’agir. Dès maintenant » écrit Serge Halimi « car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. » [43] Nous en avons une occasion historique, comme en atteste l’intuition soudainement partagée d’un « kairos », pour reprendre un terme des Grecs, qui voulaient, par-là, signifier « cet instant opportun qui transforme un événement en commencement historique, qui produit un avant et un après » [44]. Et l’historien Jérôme Baschet d’ajouter : « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19. » [45] Précisons, à condition que nous soyons prêts, car le virus, lui, n’a que faire de nos calendriers.

“Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action.”

Le sommes-nous ? « L’alternative » tant fantasmée est-elle disponible ? Le débat est ouvert : certains n’y croient pas. Le sociologue Michel Wieviorka persiste, dans une tribune publiée dans Libération [46], « Les jours heureux sont pour demain », pas pour maintenant. En cause selon lui, l’absence « d’acteurs et de pensées politiques », capables de « se projeter vers un futur » et de « transformer la situation ». Il poursuit : « Nous ne voyons guère pour l’instant se constituer les lieux, les forces et les idées d’un New Deal ou d’une Reconstruction. » À l’inverse, nous répliquons qu’il y a des acteurs et des pensées politiques et que ne se profile, à travers ces dernières lignes, qu’un délit d’attentisme, qui risque d’ailleurs de nous faire perdre notre « kairos ». L’autre monde ne sera pas « livré », il ne sera pas prêt-à-l’emploi. Il n’adviendra seulement que si la multiplicité des forces à l’œuvre dans nos sociétés se conjuguent. Beaucoup sont déjà là, dès lors qu’on apprend à mieux observer : forces programmatiques (scénarios et plans de financement de la transition écologique ; préservation et réinvention de l’État social ; rénovation de la démocratie et réaffirmation la souveraineté populaire [47]), forces idéologiques (renaissance d’un socialisme-écologique, non-productiviste, porté par le Green New Deal [48] ; renouveau du républicanisme, coloré de l’héritage jacobino-marxiste), forces intellectuelles (refondation épistémologique de l’histoire soutenue par Jérôme Baschet [49], éclairage des idées politiques apporté par Pierre Charbonnier [50], renaissance d’un féminisme anticapitaliste venu des États-Unis et des travaux de Nancy Fraser [51]), forces citoyennes, enfin – nombreux sont ceux qui s’activent partout sur le territoire et qui sont prêts.

“Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser.”

Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser. Dans son ouvrage, ambitieusement nommé Utopies réelles, traduit en français en 2017, le sociologue Erik Olin Wright insiste sur la nécessité de combiner trois stratégies que le socialisme a pourtant historiquement dissociées : une stratégie révolutionnaire et « rupturiste », une stratégie interstitielle correspondant au développement en marge de l’État de communautés « alternatives », une stratégie symbiotique fidèle au jeu institutionnel des démocraties et reposant sur les luttes de la social-démocratie. Il se pourrait que les deux premières soient adoptées : kairos révolutionnaire, brèches communautaires. Manque à l’appel la subversion du jeu institutionnel, dont une force politique émergente doit absolument se saisir. Mais ne nous y trompons pas, la transformation du monde ne sera envisageable que si les forces politiques se changent en forces socio-politiques. Pour cela, il nous faut gagner une autre bataille : celle du probable et du possible. Nous avons désormais “grâce” à la crise sanitaire, de notre côté, la preuve qu’une volonté politique ambitieuse peut prendre des décisions tout aussi ambitieuses. Il nous reste à convaincre de la possibilité d’un another way of life. La société de production, la société de consommation, la société du spectacle ont fait leur temps. Ces dernières ont su conquérir les imaginaires ; notre tâche est d’en faire de même.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/67/Rue_d%27Aubervilliers_16_01_2019.jpg
“La Liberté guidant le peuple” d’Eugène Delacroix, actualisé par les Gilets jaunes. Graff par PBOY © Wikimedia Commons

Ainsi, la politique commence avec l’imagination. Jacques Rancière affirme, qu’au moment de la Révolution française, « c’est cette imagination politique qui a changé le monde » [52]. Et si elle « manque cruellement aujourd’hui », selon lui, charge à nous de l’alimenter ; en détournant les médiums qui nous enferment, en lisant, en écrivant, en parlant, en créant [53]. En retrouvant une « joie brute », que Spinoza considérait comme le remède aux passions tristes, qui ont plus facilement tendance à gagner la population [54]. En luttant, ultimement, contre nous-mêmes ; car notre pire ennemi, outre l’infinie résilience « du système », est aussi notre douce servitude. Faire tomber alors la stratégie du passager clandestin et déminer le cercle infernal du « j’agis, seulement si toi d’abord » ; voilà également un projet d’époque. En prenant la mesure des dépendances qui nous asservissent et de celles qui nous protègent, en consacrant le passage d’un régime normatif du devoir (« Nous devrions assurer la santé de tous ») à un régime performatif du pouvoir (« J’assure la santé de tous, si… »), il nous sera à nouveau permis d’espérer. Osons, cette fois, faire Cité commune. Osons, cette fois, collectivement commencer.

Remerciements tout particuliers à la rédaction du Vent Se Lève et aux « amis » qui ont rendu ce texte possible, au fil de leurs riches contributions et de nos inépuisables discussions.

[1] Voir S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, Avril 2020.

[2] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ? Paris : La Fabrique éditions, 2017. In extenso : « Il y a quand même une chose que Badiou, Zizek ou le Comité invisible partagent avec Finkielkraut, Houellebecq ou Sloterdijk : c’est cette description basique du nihilisme d’un monde contemporain voué au « service des biens » et aux enchantements démocratiques du narcissisme marchand. »

[3] R. Errera, Entretiens avec H. Arendt, New York, 1973. [en ligne]

[4] Le directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est a, dans le temps de la rédaction de cet article, été limogé. Il a précisé, dans un entretien donné à Libération : « Je ne suis pas en colère. Je ne fais pas de politique, je suis un fonctionnaire loyal. », 8 avril 2020.

[5] Les accords de Grenelle résultent en effet du conflit social de « Mai 1968 », qui paralysa toute la société française. La révolte des étudiants se transforme bientôt en grève générale et ce sont près de 8 millions de grévistes, soit plus de la moitié des salariés, qui cessent les activités afin d’exiger des conditions de travail et des rémunérations plus dignes. Les accords de Grenelle réunissent ainsi à la table des négociations gouvernement, patronats et syndicats, avant d’aboutir notamment à l’augmentation des salaires, à la réduction du temps de travail, ou encore à l’élargissement du droit syndical.

[6] G. Agamben, « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, Samedi 28 mars 2020.

[7] La première tribune du philosophe est publiée dans le journal italien Il Manifesto (« Coronavirus et état d’exception », 26 février 2020).

[8] N. Klein, La stratégie du choc, Montée d’un capitalisme du désastre, Paris : Actes Sud, 2008.

[9] M. Siraud, « Coronavirus: l’exécutif ouvre la voie au «tracking» », Le Figaro, 6 avril 2020.

[10] F. Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique. Paris : Demopolis, 2007.

[11] K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944]. Paris : Gallimard. 1983.

[12] Voir G. Deleuze, « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris : Minuit, 1990.

[13] W. Benjamin, « Thèse VIII », Thèses sur le concept d’histoire [1940]. in : Oeuvres, Tome III, Paris : Gallimard, 2000.

[14] C. B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris : Gallimard, 1971.

[15] A. Honneth, La société du mépris, Vers une nouvelle théorie critique, Paris : La découverte, 2008.

[16] Voir par exemple, B. Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris : Éditions La Dispute, 2012.

[17] J. Sainte-Marie, Bloc contre bloc, La dynamique du macronisme, Paris : Éditions du Cerf, 2019.

[18] J. Saint-Victor, « L’Italie n’est plus conciliante avec les pays du Nord qui l’ont laissée seule face au virus », Le Figaro, 4/5 avril 2020.

[19] B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[20] Voir la conférence donnée par P. Sansonetti au Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/actualites/Covid-19ChroniqueEmergenceAnnoncee.htm.

[21] Voir, par exemple, A. Campagne, Le capitalocène : aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris : Éditions divergences, 2017.

[22] J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris : La Découverte, 2017. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[23] G. Anders, Le temps de la fin, Paris : L’Herne, 1960.

[24] A. Mestre, S. Zappi, « Comment la gauche pense l’après-coronavirus », Le Monde, 4 avril 2020.

[25] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », Le Monde, 28 mars 2020.

[26] Parmi les signes les plus récents de cette dégradation, on peut souligner par exemple le procès en génération des « boomers ». Cependant, par-delà les causes « culturelles », ce sont pourtant des causes politiques qui détissent plus profondément les liens entre les générations. Songeons par exemple, à la récente réforme des retraites, souhaitée par le gouvernement Macron, « retraites à points » qui ne signifiait rien de moins que le passage d’un système de solidarité intergénérationnel à un système de capitalisation individuel.

[27] Voir J. Saint-Victor, T. Branthôme, Histoire de la République en France, Des origines à la Ve République, Paris : Economica, 2018.

[28] E. Coccia, « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu », Libération, 14/15 Mars 2020.

[29] Ibid.

[30] F. Kafka, Aphorismes de Zürau, 1931. [en ligne : Œuvres ouvertes].

[31] K. Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[32] Ibid.

[33] T. Branthôme, « Il ne faut pas avoir peur de faire une critique de la République lorsqu’on est républicain », Marianne, 10 juin 2019.

[34] M. Rescan, O. Faye, « Coronavirus : l’exécutif sur la défensive face aux critiques de sa gestion de la crise », Le Monde, 1er avril 2020.

[35] L. Couvelaire, « L’inquiétante surmortalité en Seine-Saint-Denis : « Tous ceux qui vont au front et se mettent en danger, ce sont des habitants du 93 », Le Monde, 4 avril 2020.

[36] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. « Les médecines de guerre et de catastrophe connaissent bien ce dilemme, qui ne se focalise plus sur la singularité du patient mais sur une logique collective. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous pouvons tous retarder, voire empêcher, cette priorisation. »

[37] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, 2 avril 2020. Voir également B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[38] M. Löwy, La révolution est le frein d’urgence, Paris : L’Éclat, 2019. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[39] J.-L. Nancy, « La pandémie reproduit les écarts et les clivages sociaux », Marianne, 28 mars 2020.

[40] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris : Points, 2003 (préface de 2012).

[41] F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », AOC, 1er avril 2020.

[42] M. Blanchot, à propos de R. Char, La parole en archipel [1962], Paris : Gallimard, 1986.

[43] S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, art.cit.

[44] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. Voir également : F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », art cit. ; H. Rosa. « Le miracle et le monstre un regard sociologique sur le Coronavirus », AOC, 8 avril 2020.

[45] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, art. cit.

[46] M. Wieviorka, « Les jours heureux sont pour demain », Libération, 5 avril 2020.

[47] Voir par exemple les récentes notes de l’Institut Rousseau : « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? », « Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ? », « Listes citoyennes, municipalisme : Quelle démocratie locale après les gilets jaunes ? ».

[48] Un renouveau du socialisme venu des États-Unis, dont Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez se sont faits les porte-voix politique et médiatique.

[49] J. Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris : La Découverte, 2018.

[50] P. Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[51] N. Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte, 2012. Voir également : C. Arruzza, N. Fraser, T. Bhattacharya, Féminisme pour les 99 % : Un manifeste, Paris : La Découverte, 2019.

[52] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ?, op.cit.

[53] Parmi les derniers grands élans de créativité collective, songeons à celle qui s’est déployée au cours du mouvement des gilets jaunes. Voir à ce sujet : D. Saint-Amand, « Parce que c’est notre rejet » : poétique des Gilets Jaunes », AOC, 30 juillet 2019.

[54] « Méfiance », « Lassitude », « Morosité », arrivaient ainsi toujours en tête pour caractériser « l’état d’esprit actuel » des Français, dans le dernier Baromètre de la confiance politique (Février 2020).

Crise sanitaire : le « moment Pearl Harbor » pour l’écologie ?

Attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 © US archives

Employé pour la première fois par l’économiste américain Lester Brown, le terme de moment Pearl Harbor constitue cet instant de bascule d’une situation de déni à un état de guerre contre un ennemi, pouvant être le dérèglement climatique ou bien encore un virus. La crise sanitaire actuelle liée à l’épidémie du Covid-19 pourrait bien être le déclic pour un effort de guerre écologique.


Le Pearl Harbor sanitaire

L’impréparation et l’urgence sont nécessairement sources de ratages. Mais quels que soient les choix du gouvernement, nous sommes clairement passés d’une situation de déni à un état de guerre, en l’espace d’un week-end, voire même d’une journée : le 15 mars, jour du désastreux premier tour des élections municipales, le malaise était palpable. C’est le « moment Pearl Harbor » de cette crise sanitaire : la déclaration de guerre, terminologie certes discutable, est annoncée le lendemain par Emmanuel Macron dans son allocution télévisée suivie par plus de 35 millions de téléspectateurs.

Passé ce cap, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes.

Ce déclic pourrait être à l’image de celui qu’a représenté pour les Américains l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique américaine était divisée sur l’idée de s’engager ou non dans la lutte contre le nazisme. Le président Franklin D. Roosevelt était particulièrement préoccupé par le sentiment d’opposition à la guerre des importantes communautés d’origine allemande et italienne aux États-Unis. Cette attaque a fait basculer l’opinion américaine et donc les décisions politiques qui s’en suivirent.

Après certains chocs émotionnels et collectifs, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes, des mesures inimaginables en temps normal. Pour les États-Unis en 1941, ce fût un effort de guerre sans commune mesure dans l’histoire de leur jeune pays. Pour la crise sanitaire d’aujourd’hui, ce sont des restrictions de libertés individuelles inégalées en temps de paix.

Mais une guerre peut en déclencher une autre…

La question se pose : sommes-nous proche du moment Pearl Harbor climatique ? Pour Guillaume Duval [1], l’été 2019, avec notamment une fonte des glaces exceptionnelle au Groenland et les incendies géants en Sibérie et en Amazonie, aurait pu être ce déclencheur dans l’opinion mondiale. Mais il n’a pas eu lieu. Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme ? Non, nous sommes à un point critique où le champ politique est traversé par une question écologique devenue incontournable. Le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable pour secouer des idéologies obsolètes et accentuer la pression populaire. Et le coronavirus est un tsunami.

La conscience écologique n’a jamais été aussi aiguë dans toutes les couches de la population. Selon un sondage [2], « l’environnement n’est plus la préoccupation des gens aisés mais de tout le monde » : 55 % de ceux qui se considèrent comme appartenant aux milieux populaires citent l’environnement comme priorité, juste devant le pouvoir d’achat (54 %). Et si l’environnement est une priorité chez les jeunes, elle est « désormais la deuxième priorité des plus de 60 ans, avec 49 % de citations, juste derrière l’avenir du système social ».

Nous sommes à un point critique, le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable (…). Et le coronavirus est un tsunami.

L’idée que nous sommes au pied du mur et qu’il faille agir massivement est omniprésente. Selon un autre sondage[3], les Français seraient 80 % à penser que le dérèglement climatique « provoquera des catastrophes » et même 68 % à estimer qu’il « menace à terme la survie de l’espèce humaine ». Chiffre marquant, 61 % des sondés aspirent à un rôle « beaucoup plus autoritaire » de l’État, imposant des « règles contraignantes ». Et cette volonté est majoritaire que ce soit chez les sympathisants de gauche (71 %) ou les sympathisants de droite (54 %).

La crise sanitaire, dernier avertissement pour sauver la planète ?

La multiplication des épidémies ces dernières années n’est pas indépendante de la destruction de la biodiversité par l’Homme. En 2008, sept chercheurs publiaient un article [4] montrant la corrélation entre les transformations récentes des écosystèmes et l’augmentation du nombre de maladies infectieuses issues du monde sauvage. « Quand nos actions dans un écosystème tendent à réduire la biodiversité (nous découpons les forêts en morceaux séparés ou nous déforestons pour développer l’agriculture), nous détruisons des espèces qui ont un rôle protecteur », affirme le Docteur Richard Ostfeld [5].

La crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir.

Nous pensions être débarrassés des épidémies ravageuses grâce à la science. Mais l’écologue et parasitologiste Serge Morand[6] montre qu’alors que le nombre de victimes de maladies infectieuses a diminué de 95 % aux États-Unis entre 1900 et 1990, le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940. Cela décuple alors les risques de pandémies meurtrières comme celle qui nous touche aujourd’hui.

Mais nous l’avons vu par le passé, les arguments scientifiques sont rarement sources de réveil politique. Le déni climatique s’explique avant tout par la difficulté à visualiser le danger. Or, la crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir. Le choc de la catastrophe sanitaire pourrait être équivalent au choc de l’assaut contre Pearl Harbor, en tout cas il le faudrait. Car c’est sans doute la première crise d’une longue série à venir. Préparons-nous à les confronter, mais surtout menons dès aujourd’hui un effort de guerre écologique pour les éviter. Le moment Pearl Harbor arrive toujours trop tard par rapport aux premiers lanceurs d’alertes, mais juste à temps, espérons-le, pour sauver les meubles.

[1] Duval, Guillaume, « Climat : le moment Pearl Harbor », Alternatives Économiques, 23 août 2019, https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/climat-moment-pearl-harbor/00090109

[2] Édition 2019 de l’enquête Fractures françaises réalisée par Ipsos Sopra-Steria

[3] Réalisé par Viavoice pour Libération en septembre 2019

[4] Kate E. Jones, Nikkita G. Patel, Marc A. Levy, Adam Storeygard, Deborah Balk, John L. Gittleman, Peter Daszak, « Global trends in emerging infectious diseases », Nature, vol. 451, pp. 990-993 (2008).

[5] Dr Richard Ostfeld cité par Jim Robbins dans le New York Times, « The Ecology of Disease », 14 juillet 2012.

[6] Morand, Serge, « Coronavirus : La disparition du monde sauvage facilite les épidémies », Marianne, 17 mars 2020, https://www.marianne.net/societe/coronavirus-la-disparition-du-monde-sauvage-facilite-les-epidemies

Le dilemme de l’Afrique subsaharienne face au Covid-19

© Louis HB

Le premier cas de maladie à coronavirus 2019 en Afrique subsaharienne, un ressortissant italien travaillant au Nigeria et de retour de Milan, a été confirmé le 27 février au Nigeria. Ces dernières semaines, les cas de transmission communautaire se sont multipliés en Afrique subsaharienne, appelant à des politiques sanitaires plus exigeantes qui, bien souvent, se heurtent aux nécessités économiques. De telles politiques sont pourtant indispensables à la survie des personnes les plus exposées que la faiblesse des systèmes de santé du continent ne permettra pas de garantir. Neutralisés par les programmes d’ajustement structurel des décennies précédentes, et ne disposant de ce fait pas d’un espace budgétaire suffisant, les États d’Afrique subsaharienne se voient confrontés à un dilemme entre la santé de leur population et la survie de leur économie.


Par une cruelle ironie, une semaine après que la dernière patiente de la dixième épidémie de maladie à virus Ebola de la République démocratique du Congo a quitté le centre de traitement, le ministre de la Santé publique du pays, le Dr Eteni Longondo, a annoncé le premier cas de Covid-19 dans le pays. Cela fait désormais six ans que l’Afrique subsaharienne est confrontée à des épidémies de maladie à virus Ebola. Elle se voit aujourd’hui confrontée, et depuis quelques semaines maintenant, à la même menace que les autres pays du monde ont eu à affronter ou affrontent encore. Le 30 janvier 2020, l’OMS a ainsi déclaré la maladie à coronavirus 2019 « urgence de santé publique de portée internationale ».

Le contrôle du Covid-19 repose essentiellement sur les capacités de santé publique d’un pays, c’est-à-dire sur son aptitude à détecter, prévenir, contrôler et traiter les cas. L’action publique et les volontés individuelles sont de ce fait des déterminants essentiels de la gestion de crises sanitaires. Avant le début de l’épidémie, l’on pouvait ainsi considérer, suivant le classement Global Health Security Index 2019, que les États-Unis seraient le pays le mieux à même de contrôler une éventuelle épidémie ainsi que Donald Trump a cherché à l’avancer fin février et, qu’à l’inverse, les pays d’Afrique subsaharienne seraient a priori les moins bien préparés. Le rapport précisait toutefois : « Aucun pays n’est pleinement préparé aux épidémies et aux pandémies, et chaque État a d’importantes lacunes à combler ». Les États-Unis, sans compter leur faible performance dans l’accès aux soins, se classent ainsi dix-neuvième dans la catégorie Risk Environment qui mesure notamment la résilience socioéconomique et l’adéquation des infrastructures à la gestion d’une épidémie. Et le rapport de conclure que : « La sécurité sanitaire est fondamentalement faible à travers le monde »[1].

Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, si les États ont parfois adopté des stratégies proactives de lutte contre la propagation du Covid-19[2], il reste que leurs systèmes de santé sont particulièrement vulnérables. Le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a ainsi déclaré, fin février : « Notre plus grande préoccupation reste le potentiel de propagation de Covid-19 dans les pays où les systèmes de santé sont plus faibles » et que le « meilleur conseil pour l’Afrique est de se préparer au pire et de se préparer dès aujourd’hui ».

L’Afrique doit-elle se préparer au pire ?

Évaluer la vulnérabilité de l’Afrique subsaharienne au SARS-CoV-2 suppose d’abord de déterminer si sa population est davantage exposée au Covid-19. Car, si l’affirmation qu’on a pu, un temps, lire dans certains médias nationaux du continent selon laquelle les Noirs seraient immunisés contre le Covid-19, que celui-ci ne serait qu’une « maladie de Blancs », est assurément pour le moins douteuse, il reste que la politique et la démographie suggèrent un impact discriminant en Afrique. L’on a ainsi pu affirmer que l’apparente préservation contre le Covid-19 de l’Afrique subsaharienne était due à la faiblesse de l’infrastructure statistique ou à l’absence de dépistage systématique des nouveaux cas. Si le second point n’est pas propre à l’Afrique subsaharienne, on peut parfois être amené à reconnaître qu’il peut y avoir une forme de vérité dans le premier. D’aucuns ont alors proposé qu’il suffirait de comparer les taux de létalité liés au Covid-19 entre les pays pour tenir compte d’un enregistrement éventuellement partiel. Le premier problème est qu’au début de l’épidémie, une stratégie de surveillance qui ne serait pas fondée sur un dépistage automatique ne permettrait de détecter que les cas les plus sévères et, par conséquent, le taux de létalité peut dépendre de la stratégie de surveillance d’un pays. Surtout, estimer que tous les États africains souffrent de faibles dispositifs de repérage serait méconnaître que beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale ont développé, lors de l’épidémie d’Ebola, des dispositifs de surveillance de grande efficacité, notamment des contrôles de température dans les aéroports[3].

Se focaliser sur la gestion technique du repérage oublie de rendre compte des différences de structures par âge : l’âge médian en Afrique est en effet d’un peu moins de vingt ans, soit moins que la moitié de l’âge médian en Europe. En conséquence, la sévérité des symptômes engendrés par le Covid-19 est moins à craindre en considérant l’âge relativement faible de la majeure partie de la population. En effet, une estimation corrigée pour la Chine suggère un taux de létalité de 1,38 % pour la population générale, un taux de 0,32 % pour les cas âgés de moins de 60 ans et 6,4 % pour ceux âgés de plus 60 ans[4]. Or, les enfants âgés de 0 à 14 ans représentent 41 % de la population africaine en 2015, contre 3,5 % pour les personnes âgées de plus de 65 ans. La démographie africaine suggère donc une plus faible exposition au développement de formes graves de Covid-19. Ce serait toutefois sans compter sur les comorbidités dont souffrent un nombre significatif d’Africains, qu’elles soient communicables ou non : le VIH[5], la tuberculose, la malaria et d’autres agents infectieux émergents ou ré-émergents comme le virus Ebola ou le virus Lassa, pourraient aggraver la sévérité du Covid-19[6]. D’autant que les symptômes provoqués par le coronavirus peuvent être très facilement indistincts de ceux d’autres infections des voies respiratoires.

Un rapport du Chinese Centre for Disease Control and Prevention expose ainsi que le taux de létalité augmente avec certaines comorbidités, notamment les maladies cardiovasculaires (10,5 %), le diabète (7,3 %), les maladies respiratoires chroniques (6,3 %), l’hypertension (6,0 %), le cancer (5,6 %)[7]. Or, si les maladies infectieuses restent importantes en Afrique subsaharienne, la prévalence des maladies non-communicables et notamment des maladies cardiovasculaires, des cancers mais aussi des troubles mentaux a fortement augmenté depuis les années 1990[8]. L’on pourrait donc observer des taux de létalité plus importants à des âges moins avancés en Afrique subsaharienne, a fortiori si rien n’est fait pour prévenir l’accélération de l’épidémie que les systèmes de santé ne pourraient maîtriser. Les taux de létalité peuvent en effet varier selon les pays, certes en fonction de la prévention, de la surveillance, du contrôle de la maladie, mais aussi de la préparation des systèmes de santé à l’épidémie. Sur le premier point, l’absence de surveillance et de dépistage systématique est particulièrement handicapante dans la mesure où il manque, mais laisse également se développer des formes graves de Covid-19, ce qui engendre de fait un taux de létalité plus fort. Mais le second point déterminera également la gravité que prendra l’épidémie.

Prévenir une défaite collective

La faiblesse des infrastructures de santé dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne pourrait ainsi entraver la gestion des cas les plus sévères qui implique le recours à une hospitalisation en unité de soins intensifs. De manière générale, un district sanitaire, qui devrait couvrir entre 100 000 et 200 000 habitants, ne dispose en moyenne que d’un lit pour 1 000 habitants et, par ailleurs, une partie non négligeable des habitants d’un district ne bénéficient que d’un accès au dispensaire ou centre de santé local qui ne dispose a fortiori pas d’unité de soins intensifs. Dans une étude parue en 2015 dans le East African Medical Journal, le nombre de lits en soins intensifs au Kenya était ainsi estimé à 130[9] et le nombre de lits n’est, en Côte d’Ivoire, que de 50, secteurs public et privé confondus. Mais, bien que les données manquent pour estimer le nombre de lits dans chaque pays d’Afrique subsaharienne, elles suggèrent que la grande majorité des hôpitaux régionaux n’en disposent que de peu, sinon d’aucun, et que même dans les zones urbaines, les unités de soins intensifs ne bénéficient pas d’un nombre suffisant de lits pour traiter les éventuels cas critiques. Par ailleurs, si les équipes d’intervention rapide des ministères de la Santé formées par l’OMS à ce genre de situation ont souvent mené un travail exemplaire, notamment au Kenya et en Éthiopie, pour identifier, rechercher, isoler et traiter les contacts éventuels des cas de Covid-19 identifiés, de telles mesures pourraient probablement être insuffisantes : dans la mesure où elles reposent sur un contrôle de cas parfois indétectables, parce que n’ayant pas développé de symptômes, parce que les symptômes du Covid-19 peuvent aussi correspondre à un large spectre clinique ou parce qu’ignorant qu’ils ont été exposés.

L’état des systèmes de santé d’Afrique subsaharienne, qui bénéficie certes de l’expérience des épidémies précédentes, mais aussi largement éprouvés par la gestion d’autres pathologies encore endémiques, a justifié l’insistance avec laquelle le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a soutenu que « l’Afrique devrait se réveiller, mon continent devrait se réveiller ». L’étude de Marius Gilbert et al. publiée le 19 février dans The Lancet permet d’estimer la capacité des pays d’Afrique subsaharienne à détecter et gérer les cas de Covid-19 sur la base de deux indicateurs : l’état de préparation du pays, à partir du WHO International health regulations monitoring and evaluation framework ; la vulnérabilité, à partir de l’Infectious disease vulnerability index[10]. Ils estiment ainsi que si l’Afrique du Sud dispose d’une capacité raisonnable pour faire face à l’épidémie de Covid-19, ce n’est pas le cas des autres pays d’Afrique subsaharienne : le Nigeria, l’Éthiopie, le Soudan, l’Angola, la Tanzanie, le Ghana et le Kenya sont ainsi extrêmement vulnérables à l’épidémie et ne bénéficient que de capacités de gestion très variables. John N. Nkengasong, directeur des Africa centres for disease control and prevention (Africa CDC) a ainsi défendu une stratégie unifiée et collective de gestion du Covid-19 sur tout le continent. Le 22 février, lors d’une réunion d’urgence organisée par l’African Union Commission, les Africa CDC et l’OMS, les ministres de la Santé des pays d’Afrique subsaharienne ont convenu d’une stratégie de coordination dans la réponse contre le Covid-19 et ont acté la mise en place de l’Africa Taskforce for Coronavirus Preparedness and Response (AFTCOR) ; celle-ci visant un diagnostic rapide de la maladie, sa surveillance, la prévention des infections, l’encadrement des cas sévères de Covid-19 et la gestion des réserves de dispositifs médicaux[11].

Prévenir une catastrophe sanitaire et sociale suppose en l’occurrence un investissement financier immédiat, en particulier dans les équipements de protection (gants, masques, combinaisons, etc.). La Dr Adaora Okoli, médecin nigériane qui a survécu au virus Ebola, rappelle ainsi que si le Nigeria a pu être relativement épargné par l’épidémie de 2014, ce ne fut pas le cas de la Guinée, du Liberia et de la Sierra Leone[12]. La différence entre ces pays ? Les derniers ne pouvaient se reposer que sur des systèmes de santé faibles, et avaient alors désespérément besoin de l’aide internationale pour maîtriser l’épidémie qui, bien qu’existante, est restée par trop insuffisante[13]. Les conséquences de l’inaction, dont la responsabilité est à trouver du côté de l’inaptitude des pays donateurs à apporter les fonds auxquels ils s’étaient engagés, ont été de renforcer la gravité de l’épidémie, rendant par là le coût de son contrôle encore plus élevé. Cela est d’autant plus inquiétant que la gestion des cas de Covid-19 risque de faire peser un lourd fardeau sur des systèmes de santé qui commençaient pourtant à se développer de manière certaine. Au moins 60 millions d’Africains ont en effet accès, aujourd’hui, à une forme de couverture santé avec, bien entendu, des disparités entre les pays et au sein des pays, tant du point de vue des soins assurés que de la population couverte. Pour préserver la population et prévenir une défaite collective, il ne semble pas y avoir d’autres remèdes que ceux déjà appliqués en Chine et en Europe.

Nécessités et ambiguïtés de la protection

En Afrique du Sud, pays le plus touché du continent, il a ainsi été décidé un confinement national avec mobilisation de l’armée pour le faire respecter. Le président de la République d’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, considère ainsi que l’objectif doit être de prévenir une « catastrophe humaine aux proportions énormes ». De même, en République démocratique du Congo, le président Félix Tshisekedi a décrété l’état d’urgence, l’isolement de la capitale Kinshasa du reste du pays et le confinement à Lubumbashi. En Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara a décrété l’état d’urgence et a instauré un couvre-feu, les déplacements entre Abidjan et l’intérieur du pays étant soumis à autorisation. Il a ainsi déclaré : « Dans cette lutte contre la propagation du Covid-19, notre principal ennemi sera l’indiscipline et le non-respect des consignes de prévention ». Mais dans tous ces cas, et dans bien d’autres, la fermeture des commerces non-essentiels, des restaurants, des maquis, des marchés, etc. risque d’engendrer une pauvreté plus grande encore, d’autant plus dans des économies où l’emploi non-agricole dans l’économie informelle représente plus de 60 % de l’emploi total, soit la moyenne des pays d’Afrique subsaharienne. Nulle surprise alors à ce que de telles résistances soient localement opposées aux mesures sanitaires imposées : dans les rues du Burkina Faso, le Pochvid-20 paraît ainsi bien plus mortel que le Covid-19 comme le relève un éditorialiste du Wakat Séra. À cette économie de coronacoma, pour reprendre le mot de l’économiste Paul Krugman, se conjugue en outre une diminution des exportations de matières premières engendrée par la récession en Europe, aux États-Unis et en Chine, ainsi qu’un écroulement, également, des cours des hydrocarbures qui, pour certains pays aussi nombreux que le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Cameroun, l’Angola, la RDC, la Guinée équatoriale, le Tchad, le Congo et la Tanzanie, constituent une ressource financière centrale.

Les pays d’Afrique subsaharienne devraient ainsi être durement touchés par le ralentissement de la Chine, considérant que sa part dans la demande mondiale de matières premières a largement augmenté depuis 2002-2003, date de l’épidémie causée par le SARS-CoV. Dans une interview donnée au Monde le 17 mars, Vera Songwe, secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (UNCEA) a ainsi estimé que : « La croissance économique du continent devrait tomber à 1,8 % au lieu de 3,2 % en 2020, essentiellement à cause des interruptions dans les relations commerciales »[14], c’est-à-dire une croissance économique ne permettant pas de compenser la croissance démographique. La Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest a ainsi décidé, le 21 mars, d’injecter des liquidités dans le système bancaire par une baisse de son taux d’adjudication à 2,5 %, attendant de ce fait que les banques répercutent ces taux sur les crédits accordés. De même, dès le 18 mars, la Banque nationale du Rwanda s’était engagée à soutenir les liquidités et à autoriser la restructuration de prêts d’emprunteurs affectés par l’épidémie de Covid-19. Mais la politique monétaire risque d’être insuffisante face aux nécessités qu’implique l’épidémie, c’est-à-dire, sommairement, un investissement dans l’infrastructure de santé et un soutien aux secteurs non-essentiels de l’économie. Autrement dit, il faudrait que les économies africaines développent des politiques publiques comparables aux pays développés en quelques mois. En définitive, cela est impossible, et les pays d’Afrique subsaharienne se voient alors confrontés à un dilemme moral entre l’économie et la santé.

Prioriser la santé sur l’économie peut parfois avoir l’effet d’affecter la santé au prix de sa préservation. Qu’elle implique des morts directes, une baisse de l’espérance de vie ou une dégradation de l’état de santé de la population, et notamment des plus pauvres, l’économie de pandémie peut avoir des conséquences graves sur l’économie des pays en développement. Devrait-on en conclure qu’il faudrait laisser une immunité collective se développer pour sauver l’économie au prix de la santé de beaucoup et, bien souvent, non des plus vieux mais ici des plus pauvres ? Le raisonnement, si jugé irrecevable en Europe, n’a aucune raison morale d’être plus acceptable dans les pays d’Afrique subsaharienne qui ne bénéficient de l’espace budgétaire dont disposent les autres, ni pour contrôler les conséquences sanitaires de l’épidémie, ni pour gérer les effets sociaux des mesures d’endiguement[15]. Dans l’immédiat, il est donc nécessaire de limiter les effets sanitaires de l’épidémie par une aide internationale d’urgence. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a ainsi appelé le G20 à soutenir les économies africaines, notamment par une aide financière d’urgence de 150 milliards de dollars mais, en outre, par une restructuration et un effacement partiel de la dette pour financer les dépenses engendrées par le Covid-19. Pour les temps prochains, l’exigence morale devrait obliger à régler les politiques publiques autour de la garantie de survie — par la mise en place d’un revenu ultra-basique dans les pays pauvres par exemple, ainsi que l’ont proposé Abhijit Banerjee et Esther Duflo[16] —, de l’assurance de la santé et de la promesse de l’éducation. Une telle exigence est également valable pour les pays développés qui, fondant bien souvent leurs politiques sur une référence aussi mal comprise qu’inappropriée au libéralisme, ont pour beaucoup cru qu’ils pourraient se dispenser d’un système de santé fort. L’engagement pour un nouveau système de santé, performant car soutenu politiquement et financièrement, moins inégalitaire car universel, pourrait peut-être trouver sa place à l’origine d’une reformulation du développement économique.

[1] Open Philanthropy Project. (2019). Global Health Security Index 2019. New York: Johns Hopkins Center for Health Security, Retrieved from https://www.ghsindex.org/wp-content/uploads/2019/10/2019-Global-Health-Security-Index.pdf

[2] Des stratégies de triage simplifiées en Ouganda, des points de lavage de main dans les hubs de transport au Rwanda, des volontaires dans les centres d’appel au Nigeria, etc. in Dalglish, S. L. (2020). COVID-19 gives the lie to global health expertise. The Lancet.

[3] Ebenso, B., & Otu, A. (2020). Can Nigeria contain the COVID-19 outbreak using lessons from recent epidemics?. The Lancet. Global health.

[4] Verity, R., Okell, L. C., Dorigatti, I., Winskill, P., Whittaker, C., Imai, N., … & Dighe, A. (2020). Estimates of the severity of coronavirus disease 2019: a model-based analysis. The Lancet Infectious Diseases.

[5] Bien que les preuves empiriques manquent encore, les recommandations de l’OMS suggèrent que les individus avec le VIH cliniquement et immunologiquement stables sous antirétroviraux ne présentent pas de risques d’infection ou de complications supplémentaires.

[6] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[7] The Novel Coronavirus Pneumonia Emergency Response Epidemiology Team. The Epidemiological Characteristics of an Outbreak of 2019 novel Coronavirus Diseases (COVID-19) — China, 2020. China CDC Weekly 2020; 2: 113-22.

[8] Gouda, H. N., Charlson, F., Sorsdahl, K., Ahmadzada, S., Ferrari, A. J., Erskine, H., … & Mayosi, B. M. (2019). Burden of non-communicable diseases in sub-Saharan Africa, 1990–2017: results from the Global Burden of Disease Study 2017. The Lancet Global Health7(10), e1375-e1387.

[9] Okech, U. K., Chokwe, T., & Mung’ayi, V. (2015). The operational setup of intensive care units in a low income country in East Africa. East African Medical Journal, 92(2), 72-80.

[10] Gilbert, M., Pullano, G., Pinotti, F., Valdano, E., Poletto, C., Boëlle, P. Y., … & Gutierrez, B. (2020). Preparedness and vulnerability of African countries against importations of COVID-19: a modelling study. The Lancet, 395(10227), 871-877.

[11] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[12] Okoli, A. (2020, March). Preparing Africa for Covid-19. Project Syndicate.

[13] Notamment grâce au Central Emergency Response Fund (CERF), puis la Mission for Ebola Emergency Response (UNMEER).

[14] Tissot, N. (2020, Mars). En Afrique, face au coronavirus, « on constate des augmentations de prix et quelques pénuries ». Le Monde.

[15] Monga, C. (2020, March). Economic Policies to Combat COVID-19 in Africa. Project Syndicate.

[16] Banerjee, A. V., & Duflo, E. (2019). Good Economics for Hard Times: Better Answers to Our Biggest Problems. Penguin UK.

Coronavirus : Une « guerre » ne se mène pas seul

Infanterie Française, 1914 © Wiki Commons, Bibliothèque nationale de France

La situation dans laquelle la pandémie du Covid-19 nous a plongés depuis quinze jours est, selon le président de la République, une situation de « guerre ». L’emploi du registre martial pour qualifier la situation est lourd de conséquences. Emmanuel Macron ne semble pourtant pas en avoir pris la mesure : la guerre est traditionnellement organisée et menée par l’État, pas par les hommes. Or, pour le gouvernement, la lutte contre l’épidémie du coronavirus semble reposer principalement sur les responsabilités individuelles.


La soudaineté avec laquelle nous sommes passés d’un temps de paix à un temps de « guerre » nous désempare, alors même que notre voisin transalpin fournissait déjà un tableau d’anticipation assez fidèle. De fait, en plus d’avoir installé des mesures radicales d’isolement, bouleversé nos habitudes physiques, économiques et sociales, cette soudaineté s’est accompagnée d’une peur : la peur que la situation ne soit amenée à se dégrader, et la nécessité de s’y habituer. Et s’y habituer seul, avec pour seule catharsis collective le court mais nécessaire rituel d’ovation à nos soignants depuis nos fenêtres le soir.

C’est sans doute là le plus déconcertant : une « guerre » ne se mène pas seul. Nombreux sont ceux qui critiquent l’emploi même du registre martial pour qualifier la situation, notamment la médecin urgentiste Sophie Mainguy, qui pointe l’absence d’ennemi ou d’armes et la nécessité seule d’une intelligence du vivant pour enrayer la vague.

Alors, pourquoi le terme de « guerre » ?

Certes, il y a des éléments d’une guerre dans le Covid-19, dans l’ébranlement de nos structures publiques et les ruptures systémiques d’approvisionnement notamment. Il y a la mobilisation de l’armée pour sécuriser le confinement. Il y a aussi la mise en concurrence des individus pour les ressources vitales, ainsi que l’usure psychologique de chacun. Mais il manque dans cette nouvelle guerre un aspect fondamental : l’action militaire de la puissance publique. Une action planifiée, industrielle, coercitive, ordonnée… bref, totale. Le rôle de l’État belligérant dans les précédentes guerres mondiales a en ce sens consisté à mobiliser les citoyens, l’industrie, les entreprises, la finance, les institutions, pour mener la lutte. Une autorité étatique administrée à tous les corps sociaux et économiques d’un territoire donné. À l’échelle locale, les villes sous contrôle ennemi ou zone militaire organisent le ravitaillement de leurs populations sous le contrôle des administrations centrales. En temps de guerre, l’État répartit la main d’œuvre, réquisitionne les entreprises, organise l’immigration. D’ailleurs, l’« effort de guerre » déployé pendant la Première Guerre mondiale est précisément à l’origine de l’interventionnisme croissant des États dans les structures économiques et sociales des nations au XXe siècle, à travers le New Deal de Roosevelt, le Gosplan soviétique, le Plan Monnet, le Welfare State britannique, etc.

Ici, rien de semblable. L’État fait reposer la victoire contre l’épidémie sur les individus, en espérant que la somme des responsabilités individuelles constituera miraculeusement une réponse collective à la hauteur. Et ce, quand il n’est pas occupé à détricoter soigneusement le droit du travail ou encourager à la continuité des activités non essentielles, comme le BTP. Ce alors même qu’il s’évertue à installer l’inégalité, la confusion et l’illisibilité, dans les mesures publiques. En ce sens, l’exemple le plus frappant reste sans doute dans l’éducation nationale : le 12 mars, Emmanuel Macron annonce la fermeture des crèches, écoles et universités, désavouant son ministre Jean-Michel Blanquer qui déclarait l’inverse le matin même. Consigne, comme beaucoup d’autres depuis, qui s’appliquera de manière inégale dans chaque département.

« Les petits gestes »

On retrouve-là un trait caractéristique de la Macronie, qui déjà délaissait une action ambitieuse de l’État contre le réchauffement climatique en y préférant « les petits gestes » quotidiens de chacun. Édouard Philippe raisonne de la même manière, lundi 23 mars, lorsqu’il demande à « chacun [d’être] capable de participer à cet effort de solidarité nationale », et sous-entend qu’on ne peut pas tout demander à l’État. Même logique, lorsqu’Emmanuel Macron regrette, le 16 mars 2020, « le monde [rassemblé] dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé » : avant même les mesures et obligations officielles de confinement (17 mars 2020), l’accent est mis avant tout sur la responsabilisation et la moralisation de chacun. Dans le même discours, il martèle six fois le terme « guerre » sans évoquer une seule fois celui de « confinement ». Dans cette répartition se joue distillation de la responsabilité de chaque individu, sans avancer une prise d’action forte de l’État. D’ailleurs, c’est seulement le lendemain qu’est donnée clairement la ligne du Gouvernement, principalement axée sur les mesures de confinement.

Ainsi, en ne comptant que sur les mesures de confinement et de mobilisation des soignants, le Gouvernement ne compte finalement que sur les individus pour organiser et fournir l’effort de guerre. Et de poursuivre ce registre assumé : au front, les soignants, largement sous-protégés, réorganisent les structures de soin, largement sous-équipées, pour traiter un flux toujours plus important de patients, largement sous-évalué. À l’arrière, ce sont les employés des supermarchés, les caissiers, les livreurs, les « sacrifiables ».

Mais l’effort repose aussi sur les ménages, tantôt parce qu’ils se voient imposer un confinement drastique (malades ou non, en compagnie d’un malade ou non) tantôt parce qu’ils ont pris le relais de l’éducation nationale pour leurs enfants, soutenus par des vacataires à bout de souffle, en même temps de devoir poursuivre leur activité. Bientôt, eux aussi seront mobilisés au front. À travers la « réserve civique » qui déploiera des jeunes, potentiellement porteurs du virus, pour aider les plus vulnérables, potentiellement contaminés. Ou encore en gonflant les rangs de la « grande armée de l’agriculture française »  (pour reprendre les mots de Didier Guillaume ou Sibeth Ndiaye) de femmes et d’hommes n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine, non équipés, non testés, risquant une fois de plus de propager le virus dans les territoires.

Tout reposerait donc sur la discipline ou le courage sacrificiel de l’individu, avec tous les dangers que cela comporte : puisque l’effort de guerre repose sur la société, il en épouse les imperfections. Le Covid-19 révèle ainsi au grand jour l’écart immense entre deux catégories sociales : d’une part, soignants, travailleurs urbains et fonctionnaires ou vacataires qui assurent péniblement traitement, continuité des services publics et approvisionnement de nos estomacs, les précaires et classes moyennes, entassés dans des surfaces inadaptées, au risque de renouveler le triptyque moyenâgeux pauvreté-urbanité-insalubrité ; d’autre part, les privilégiés partis se mettre au vert dans leurs résidences secondaires, doublant la pression sociale d’une concurrence sanitaire avec les locaux. Violence inouïe qu’on perçoit à l’île de Ré par exemple, où les classes supérieures des grandes villes, qu’elles soient saines, porteuses ou malades, embouteillent l’accès au seul hôpital de La Rochelle.

Dans cette équation, aucun leadership de l’État. Certes, il soutiendra, il protégera, il « paiera ». Mais une guerre n’est pas comme un marché que l’État doit réguler ou dont il doit corriger les imperfections. Dans une guerre, l’État n’agit pas en bout de chaîne quand le mal est fait. Dans une guerre, l’État ne vient pas compenser les pertes. Il les anticipe, les évite, les combat.

En temps de guerre, un État fournit l’effort de guerre

Cela aurait dû passer par la production industrielle massive, indépendante, nationale ou européenne, des armes : médicaments, gels, masques, respirateurs, blouses, etc.

Cela aurait du passer par une organisation rigoureuse de la prévention et du dépistage, en profitant d’un maillage administratif particulièrement développé : prophylaxie, tests de dépistage, police sanitaire, massification des scanners pulmonaires dans chaque commune, chaque préfecture. C’est seulement à travers un dispositif massif de dépistage du virus que l’on viendra à bout de ce dernier : à la fois parce qu’il offrira une information rigoureuse, exhaustive, anticipatoire, mais aussi parce qu’il permettra de mobiliser intelligemment les forces vives et saines, identifiées, du pays. Il n’y a qu’à regarder l’efficacité avec laquelle la Corée du Sud et Taïwan ont anticipé et répondu à l’épidémie. Or, pour reprendre l’analyse de Jean-François Delfraissy, président du Comité scientifique sur le coronavirus et ancien président du Comité consultatif national d’éthique dans La Croix du 20 mars 2020, « Le confinement n’est pas la bonne stratégie, c’est la moins mauvaise des stratégies qui étaient possibles en France, à la mi-mars 2020 ». Une fois la vague épidémique passée, le confinement ne pourra plus être la mesure privilégiée.

Cela aurait dû passer une économie de guerre : à travers une hiérarchisation des priorités industrielles et économiques en réquisitionnant officiellement les grandes entreprises à la production des éléments strictement vitaux.

Rien de cela n’a été fait : mais si l’État s’est exhibé dans sa grande absence, s’il s’est illustré par son irresponsabilité, s’il a fait peser l’effort de guerre sur ses administrés, ça n’est pas principalement par manque de volonté politique. C’est principalement parce que, structurellement, il n’en a plus la capacité. Et ce parce qu’il a travaillé, pendant des décennies, à sa propre impuissance. C’est parce que, sur fond de doctrine ultra libérale, il a progressivement déserté, partant délaissé, les services essentiels à la santé et la sécurité des individus au profit d’acrobaties budgétaires et de fléchages financiers douteux vers des pans de l’économie totalement inutiles au bien-être ni des hommes ni de la planète sur laquelle ceux-ci étaient censés prospérer.

La catastrophe du Covid-19 n’est pas une incise, c’est une alerte

Il n’y a pas de « leçon à tirer » de cette catastrophe : cette catastrophe est une leçon, violente, sur l’impuissance de l’État. Le Covid-19 a su démarquer en un éclair les anciennes priorités incompressibles de la puissance publique, que cette dernière s’est pourtant évertuée à mépriser et sacrifier pendant des décennies : l’agriculture, les territoires, l’éducation, le social, la santé, la sécurité, l’écologie.

Plus que jamais, l’État doit réinvestir sa pleine fonction. Il doit rebâtir la société sur de nouvelles normes de frugalité, rebâtir son système productif à travers un protectionnisme strict sur des industries stratégiques, parce que vitales. Pour reprendre l’exemple historique, les temps de guerre mondiale avaient amorcé puis accouché en Europe et aux États-Unis d’une planification et d’un interventionnisme socio-économique fort pour organiser la reconstruction, sur le modèle du New Deal américain. L’État doit, de la même manière, rebâtir son intervention. En tant de « guerre », mais surtout une fois qu’elle sera passée.
Coïncidence : l’Europe a adopté, au moment même où l’épidémie du Covid-19 apparaissait à Wuhan, un « Green Deal ». Ce programme européen pourrait justement être l’occasion de refonder l’intérêt des acteurs publics dans l’organisation et la marche de la société, à l’heure où le règlement des périls, qu’ils soient sanitaires, géopolitiques, écologiques, ne saurait reposer sur les « petits gestes du quotidien ».

Car c’est bien à la puissance publique d’organiser l’action de chacun, pas l’inverse. Or, si l’on admet précisément comme « guerre » les situations de pression systémique mettant en danger la survie de l’homme, les guerres du XXIe siècle pourraient bien durer longtemps.