Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

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Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

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Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

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Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »

 

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).

La SNCF gangrenée par la sous-traitance et la privatisation

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Les grèves du printemps dernier n’y ont rien changé : le gouvernement persiste à garder le cap en matière de politique ferroviaire. Pour la première fois depuis la nationalisation de la SNCF, l’Etat va imposer la concurrence du transport de personnes sur deux lignes Intercités en 2022. Mais la compagnie est d’ores et déjà vendue par pièces aux entreprises privées au travers de la sous-traitance, un phénomène qui s’accélère alors que le nombre de cheminots chute toujours. La SNCF sera-elle la future icône de la déstructuration du service public, au nom de l’injonction à la privatisation ?


Une inquiétante vague de privatisation

Les cheminots ne portent pas de gilets jaunes. Ce 18 janvier, devant l’entrée du siège de l’infrapôle SNCF de Limoges, en Haute Vienne, ils ont revêtu leurs vestes réfléchissantes orange, la tenue de travail des employés « à la voie », le long des rails. Ils veulent voir le directeur, lui demander des comptes, mais le directeur se dérobe. Alors ils s’installent sur le rond-point voisin, sortent les fumigènes, allument la sono du syndicat.

« Je ne veux pas que le privé vienne me prendre mon boulot », explique Max aux journalistes du Populaire du Centre. Il est venu de la Creuse voisine, où il travaille à l’entretien des voies, pour rejoindre le rassemblement des cheminots. « La direction se prépare à externaliser toutes nos missions », explique un peu plus loin Philippe Blanchon, un vieux militant de la CGT, au quotidien local. « D’ici 2020, 100% des investissements et de 25 à 30% de la maintenance iront au privé. Le tout encadré dans un premier temps par des cheminots », poursuit-il.

Il n’y a pas que le travail de Max, à Guéret, dans la Creuse, ou bien celui de Philippe, en Haute-Vienne, qui peuvent partir aux mains du secteur privé. La privatisation insidieuse des missions des cheminots est un phénomène national. En 2016, la sous-traitance s’élevait à trois milliards d’euros. Une hausse spectaculaire de 67% par rapport à 2011, et qui devrait progresser de l’ordre de 27% d’ici à 2020. A chaque fois que les gouvernements successifs annoncent des investissements sur le rail, c’est un jackpot pour les entreprises privées.

« Même pour des missions de maintenance courante il y a des appels d’offre »

« La sous-traitance a toujours existé pour la SNCF Réseaux », témoigne Guy Zima, responsable régional de la CGT cheminots en Bourgogne-Franche-Comté. « Mais avant, c’était pour des chantiers très spécifiques, pour des choses qu’on ne savait pas faire », poursuit-il. Les travaux d’ampleur par exemple, nécessitaient le recours à des grandes entreprises du BTP.

Aujourd’hui, la sous-traitance s’est étendue, partant des grands chantiers ou des secteurs d’activité restreints pour désormais toucher le cœur de métier des cheminots. « Maintenant, même pour des missions de maintenance courante il y a des appels d’offre », déplore le syndicaliste.

De la conception des pièces à leur entretien, en passant par leur fabrication et leur pose, tout est désormais susceptible d’être l’objet d’un appel d’offre, « sauf quelques missions de sécurité », précise le cégétiste. « On a même des cheminots qui ont été formés à l’extérieur de la SNCF sur des métiers du ferroviaire », illustre-t-il.

La nouvelle stratégie de délégation de la SNCF

Les chiffres sont éloquents : l’entreprise publique a réduit ses effectifs pour les remplacer par des entreprises privées sous-traitantes. Ainsi, entre 2006 et 2016, le nombre d’agents disponibles est passé de 164 404 à 146 623. Une baisse presque ininterrompue de 10% en dix ans. Les premiers touchés sont les agents d’exécution. Entre 2011 et 2016, leur nombre a diminué de plus de 10% lui aussi, alors que dans le même temps, la population des cadres augmentait dans les mêmes proportions.

« On a moins d’équipes structurées pour des tâches de maintenance », constate ainsi Guy Zima. « Il y a sept ou huit ans, on avait deux équipes spécialisées pour les interventions sur les voies à Dijon, de vingt personnes chacune. Elles pouvaient intervenir à n’importe quel moment, pour remplacer par exemple des traverses de rail. Aujourd’hui, elles ont complètement disparu, et ont été dispatchées dans différents endroits », explique-t-il.

L'érosion des effectifs de la SNCF © Yves Souben
L’érosion des effectifs de la SNCF © Yves Souben

Les cheminots, désormais, surveillent l’état des voies, au sein d’équipes plus réduites. Leurs anciens chantiers sont confiés au privé. « On ne peut plus faire de changement de pièces, ça nécessite trop de monde », illustre le responsable syndical.

Le phénomène n’est cependant pas si récent. « Mais il y a eu une bascule il y a trois ou quatre ans, à partir du moment où l’état du réseau nécessitait un investissement massif », explique Guy Zema. Pour réaliser ces chantiers d’ampleur promis par les différents gouvernements, la direction de la SNCF Réseaux, plutôt que d’embaucher de nouveaux salariés, préfère se tourner vers le privé.

« La SNCF est passée d’une stratégie de “faire” à une stratégie du “faire faire” », indique le responsable syndical. De la réalisation des chantiers, la mission des cheminots évolue vers un contrôle et une surveillance de chantiers externalisés. « A terme, on ne serait que les gestionnaires d’un patrimoine », résume le cégétiste.

Cette privatisation des missions cheminotes permet de chercher de l’innovation auprès d’entreprises privées, plutôt que de se reposer sur les ingénieur et les ouvriers de la SNCF

Pour la SNCF, en plus de combler la baisse de ses effectifs, cette privatisation des missions cheminotes permet de chercher de l’innovation auprès d’entreprises privées, plutôt que de se reposer sur ses ingénieurs et ses propres ouvriers, dont les marges de manœuvre pour proposer de nouvelles façons de travailler se sont considérablement réduites. « On a maintenant une automatisation du serrage des attaches, la SNCF a racheté une société néerlandaise pour avoir la technologie, et c’est donc une filiale dont elle est propriétaire qui fait ce travail », illustre Guy Zema. Cependant, il s’inquiète : « Il y a un risque de dépendance technologique, on n’est plus dans le marché, on ne maîtrise plus les coûts ».

Vinci, Bouygues et Eiffage : le tiercé gagnant de la privatisation

Les entreprises du secteur privé sont les principales bénéficiaires de cette évolution. « Il y a toute une économie qui se développe autour de la SNCF », explique le responsable syndical. Ainsi, à Montceau-les-Mines, les entreprises du rail se sont regroupées en un réseau. Sous le nom de “Mecateam Cluster”, il regroupe 80 acteurs, avec des ateliers communs et notamment une halle de maintenance pour les engins du ferroviaire. Ces 12 hectares, financés pour une bonne partie par l’Etat et les collectivités locales, sont mis au service d’entreprises privées uniquement, pour l’instant. Mais, la SNCF pourrait en venir à l’utiliser, confiait son directeur à France 3 Bourgogne, en mai 2018.

« C’est une volonté qui a été amorcée par les deux présidents successifs de la SNCF Réseaux, qui veulent créer un géant français, avec tout un système économique autour du réseau », analyse Guy Zema. Mais dans ce tissu d’entreprises, toutes ne sont pas égales, et les noms des principaux bénéficiaires de cette privatisation croissante des missions des cheminots sont bien connus. Trois grands groupes du BTP se partagent 70% de l’activité : Vinci, Bouygues, et Eiffage.

Maître d’œuvre de ces chantiers, la SNCF ne fait pourtant pas d’économies en déléguant ces missions au privé. La CGT évalue ainsi à 10% le surcoût causé par la sous-traitance à la compagnie ferroviaire.

Les grands groupes se servent, tandis que les employés récoltent les pots cassés. « Des travaux non finis, des malfaçons, ça j’en ai vu », témoigne Guy Zema. Le cheminot bourguignon a de nombreux exemples pour l’illustrer : « Il y a des pièces qui devaient être montées graissées, elles sont montées à sec », raconte-t-il. Les cheminots, alors, repassent derrière pour corriger les travaux, voire les finir. « On se retrouve à remettre à niveau des équipements qui sont pourtant neufs », témoigne Jérôme Joannic. Lui est responsable à la CGT cheminots à Rennes. Il explique : « Avec les appels d’offres faits par la SNCF, c’est le moins disant qui l’importe à chaque fois ». Résultat, les entreprises réalisent leurs marges en faisant des économies dès que possible. « Les gens ne sont pas assez payés, pas assez formés. Pour les entreprises privées qui se contentent d’interventions ponctuelles, le rendement est supérieur à la qualité », explique le cheminot breton.

La SNCF ne fait pourtant pas d’économies en déléguant ces missions au privé. La CGT évalue ainsi à 10% le surcoût causé par la sous-traitance à la compagnie ferroviaire.

Mais avec ce travail éparpillé entre de nombreuses entreprises, la tâche des cheminots devient de plus en plus complexe. « Les gars doivent courir derrière les entreprises pour vérifier les dossiers de sécurité », explique-t-il. Une perte de temps, d’autant plus que plusieurs entreprises peuvent intervenir sur un même secteur. Or, chacune de ces entreprises a ses propres façons de travailler. « Quand on a un souci sur une installation, on appelle les employés de la SNCF, qui n’ont parfois jamais vu les installations, puisqu’ils ne les ont pas eues en charge », continue le syndicaliste.

Progressivement, ces cheminots ne perdent plus seulement leurs missions, ils perdent aussi les connaissances qui y étaient associées. « Ce sont des métiers très techniques, si on ne les pratique pas, on est moins performants », explique Guy Zema. Pour les ouvriers qui viennent travailler sur les rails, cette sous-traitance a aussi des conséquences. Les salaires sont ainsi moins élevés, puisque ce n’est plus la convention collective des cheminots qui s’applique, mais celle du BTP, plus restrictive. Mais cette mise en concurrence des salariés et des normes sociales se fait aussi sur la sécurisation des chantiers. « Le statut de cheminot nous donnait le pouvoir de dire non directement quand les conditions de sécurité n’étaient pas respectées, sans risquer de sanction disciplinaire. Ce n’est pas possible dans le secteur privé », précise le cégétiste.

Avec de telles conditions de travail, le pire n’est parfois évité que de justesse. « J’ai déjà évité un mort », témoigne Jérôme Joannic. Au milieu des travaux de rénovation de la gare de Rennes, le salarié d’une entreprise privée travaillait au milieu des câbles électriques, sur un quai, seul. « Il avait la tête dans le trou, dos à la voie, et la plaque qui permettait d’accéder aux câbles dépassait du bord du quai », raconte le syndicaliste. Dans de tels cas, les règles de travail des cheminots imposent un annonceur pour surveiller la venue des trains. « Là, il y avait un TGV qui arrivait. Il aurait pu mourir, et la plaque aurait pu voltiger. On est arrivés de manière fortuite, on l’a tiré à temps de son trou et on a tout remis en place à temps. »

Trains en retards, surcoûts, accidents… Tous ces enchaînements, des prises de décisions à l’incident, ce sont les voyageurs du rail qui en paient le prix. Une politique du risque calculé, les marges des entreprises privées prenant le pas sur la sécurité. Et une politique qui débouche parfois sur le pire. Le 12 janvier 2013, un train déraille en gare de Brétigny-sur-Orge, et fait sept morts. A l’origine du drame, la trop faible maintenance des voies, conséquence de la chute des effectifs et de la sous-traitance forcenée de la compagnie ferroviaire.

Défaire la capture capitaliste de l’industrie

Travail de soudure @pxhere

L’industrie renvoie aujourd’hui de manière quasi-inéluctable à des connotations négatives, renforcées par des constructions substantives telles que « l’industrie pharmaceutique », « l’industrie agro-alimentaire », « l’industrie nucléaire » et autres. Celles-ci servent bien à désigner un certain empire de grandes puissances économiques privées, pernicieuses pour le bien commun. Toutefois, si ces expressions incluant l’industrie ont certes une teneur évocatrice et performative pour notre camp, leur composition est en réalité incorrecte, et leur recours, mutilant.


De l’assimilation de l’industrie au capitalisme

A l’instar d’autres formes nominales, l’industrie est trop souvent personnifiée telle un ensemble unifié. Elle se voit associée à une période de l’histoire, contemporaine et certes très courte, mais provoquant continûment des transformations majeures, faisant se constituer selon certains une « civilisation industrielle »(1) manifeste. Dès lors, étant donné que beaucoup d’éléments constitutifs de notre société nous écœurent, notre époque est automatiquement confondue avec l’industrie. Pourtant, il nous faudrait en vérité l’appréhender, en soi, en tant qu’activité humaine neutre de production (telle que définie dans la partie suivante). La principale raison se trouve dans le fait que l’industrialisation atteint aujourd’hui un stade avancé et intensif dans l’ensemble des territoires mondiaux. D’autre part, qu’elle se dynamisa profondément à une période – dite « âge industriel » – où les préoccupations écologiques et revendications sociales étaient peu prégnantes et/ou pas assez structurées. Cette évolution a permis la fortification hégémonique du capitalisme en tant que modèle de production et d’organisation des sociétés. Comme l’a analysé Marx, l’expansion capitaliste trouve sa genèse dans une histoire longue (l’accumulation primitive), mais s’est ardemment cristallisée via l’inédite dynamisation industrielle. Par répercussion, l’industrie a rapidement et fortement été assimilée à tout ce qui institue depuis l’hyper-domination capitaliste : immenses quantités de production et automatisation substituant l’Homme, division et aliénation du travail, déconsidération sociétale (c’est-à-dire sociale et environnementale) des activités. C’est cela qui a puissamment appuyé – et appuie de plus en plus – la proximité analogique de la terminologie des deux notions-mouvements dans les représentations.

Ainsi, souvent, l’industrie, en tant que boîte à outils, ou l’industrialisation, son processus de croissance, servent en réalité à désigner le capitalisme comme système de production particulier ou plus précisément comme mouvement d’expansion capitalistique dans les activités économiques. Dès lors, s’il est certain que le capitalisme a depuis incorporé presque toutes les activités économiques (intégration des fondements capitalistes cités précédemment), c’est pourtant souvent « l’industrialisation » de toutes ces activités qui est l’expression utilisée avant toute autre pour évoquer cette évolution.

Le « Houston Express », cargo porte-conteneur de fret, au port d’Hambourg

En effet, l’incorporation capitalistique dans l’industrie s’est-elle rapidement constituée à partir de l’« âge industriel », fort notamment d’une mécanisation en effusion. Or, nous avons longtemps et clairement distingué l’industrie et l’agriculture, jusqu’à ce que l’automatisation et surtout la mécanisation ainsi que la chimie surgissent significativement dans le secteur primaire. Les exploitations se sont agrandies conséquemment et de grandes organisations marchandes se sont formées, intensifiant et complexifiant les échanges qui s’internationalisent, etc. Cette dynamique ainsi présentée est souvent qualifiée « d’industrialisation de l’agriculture », à laquelle on adosse une pensée sous-jacente de réprobation. De ce fait, on assimile le processus d’industrialisation à l’intégration dans les activités agricoles des logiques capitalistes, déconnectant les travailleurs de l’appréciation de leur manière de produire et des finalités de leurs productions. Pourtant, s’il est incontestable que certaines de ces évolutions techniques et physico-chimiques dénaturent le métier agricole, déshumanisent les agriculteurs en usant de produits nocifs pour la santé et stimulent la catastrophe écologique par le gigantisme productif, il est tout aussi irréfutable qu’en même temps certaines de ces évolutions ont améliorées les conditions de travail générales.

L’industrialisation en tant que processus cohérent est toujours associée à une idéologie politique motrice et dominante qui oriente l’usage des évolutions techniques et chimiques et transforme les activités. Il s’agit ici du capitalisme comme il aurait pu s’agir en d’autres temps d’une idéologie politique tout autre (2). De la même manière, l’activité industrielle agro-alimentaire renvoie elle encore davantage le discrédit sur l’industrialisation, lorsque c’est encore le capitalisme qui est véritablement en cause. Les opinions sociales critiques à propos des industries agro-alimentaires s’orientent souvent sur l’origine insignifiante des aliments commercialisés (allongement et intensification des échanges et des circuits alimentaires), sur la déshumanisation de la production alimentaire (immenses quantités de productions dans des usines automatisées), et la transformation des aliments (par des procédés physiques et chimiques). Sans le savoir, ce que nous dénonçons dans le cadre de ces exemples, et à juste titre, n’est donc pas l’activité agricole ni l’industrie agro-alimentaire en tant que telles, c’est en réalité l’industrialisation capitaliste des activités agricoles et agro-alimentaires (dans le sens de l’incorporation des logiques et finalités économiques capitalistes).

« Il s’agit bien via la terminologie ‘‘industrie’’ d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées par le sacro-saint profit »

En sus, l’industrie est également attachée en soi à des activités prédatrices sans limites des ressources, responsables de l’artificialisation immodérée des sols et de la destruction sans pénitence des espaces naturels et de leur espèces vivantes (faunes et flores). Le rapide processus expansionniste de l’industrialisation n’a pas permis d’apprécier au plus tôt les externalités sociales et environnementales de leur activité. Cette représentation est l’une des plus ancrées socialement car longtemps dans le développement industriel de nos sociétés, l’environnement notamment n’était qu’une variable négligeable pour tous. L’industrie se rapporte aussi quasi-exclusivement à une idée de la grande échelle, à de grandes infrastructures de productions et des productions de masse, à de grands groupes souvent internationalisés et désencrés territorialement et conjoncturellement. Or, ici encore, l’idéologie capitaliste induit cette déconsidération de l’environnement, mais ce qui fait sa spécificité, c’est l’obstination systémique de ces éminents acteurs (États, institutions internationales financières et commerciales ainsi que multinationales) à freiner tant que faire se peut toute volonté de mutations majeures qui devraient raisonnablement s’imposer pour préserver l’écosystème actuel.

Par ailleurs, le mot industrie renvoie également à une certaine organisation-type, à des normes et à des conditions de travail propres aux organisations du capitalisme. Elle se rattache ainsi souvent dans l’imaginaire commun à des films ou photographies plus ou moins dépassés où figurent des ouvriers (parfois mineurs) assujettis à des postes individualisés (spécialisation) et des tâches répétitives (rationalisation), et dans des lieux peu salubres (les exemples les plus évocateurs étant les mines ou bien les grands ateliers de construction automobile). L’industrie renvoie ainsi à cette structuration-type, bâtit sur la rupture hiérarchique élémentaire mais éminemment conventionnée entre un sommet stratégique (pouvoir décisionnel) et un centre opérationnel (masse des travailleurs enrôlés). Cette division du travail aliénant les travailleurs, initiée dans les modèles tayloristes et fordistes est-elle aussi adossée à l’industrie dans son identité-même, bien que ce soit l’industrialisation comme nature et forme capitaliste de ces activités qui demeure en réalité réprouvée.

En somme, l’industrie est assimilée aux acteurs économiques privés, dont les activités, les organisations et/ou les externalités nous repoussent. Généralement ces acteurs sont des grands groupes, certains pouvant se situer dans plusieurs branches et/ou secteurs d’activité. Ces acteurs s’adonnent à d’intenses campagnes de lobbying, effectuées sur les institutions politiques nationales, européennes, mondiales et dont les intérêts ne se recoupent que peu avec l’intérêt général des sociétés. Associé dans l’inconscient à ses acteurs, il est donc certain que le substantif « industrie » sert bien à nommer et qualifier quelque chose. Ce signifiant dispose même d’une grande puissance performative et totalisatrice. Mais en fin de compte, il s’agit bien via la terminologie « industrie » d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées en premier lieu par le profit, au détriment d’une organisation sociétale à visée égalitaire, raisonnable et harmonieuse avec la nature. Autrement dit, avec une rigueur diachronique, nous avons une confusion entre un outil multiforme qu’est l’industrie et son fonctionnement actuel porté par des logiques propres au capitalisme.

Alors, pour concrétiser définitivement le dévoilement de cette inexacte signification terminologique du signifiant « industrie », il nous faut maintenant étayer notre approche en remettant en perspective l’origine sémantique du terme. Comment vraiment appréhender l’industrie ?

Réhabiliter l’industrie en tant que substantif neutre

Nous le verrons dans l’article prochain, cette entreprise de signalisation et de réhabilitation de l’industrie est inévitable pour que nous puissions tout reconstruire et tout réinventer dans le cadre de l’édification d’un projet politique authentiquement progressiste. Le substantif neutre d’industrie a subi un engloutissement idéologique comparable à celui subi par certains signifiants historiquement plus ou moins rapportés à une voie politique particulière (exemple : la « gauche »). Le capitalisme investit ces signifiants pour décontenancer et affaiblir les discours hétérodoxes. Dès lors, la reconstruction du camp progressiste ne passera pas seulement par l’investissement de signifiants vides, mais aussi par la reconquête de la neutralité de certains substantifs prépondérants, sans quoi, nous finirons bouche bée. Notre ambition ne doit donc pas être d’investir à notre tour dangereusement le substantif industrie dans un sens orienté, quel qu’il soit, mais bien de rétablir préalablement sa neutralité étymologique afin d’en dévoiler l’enjeu politique que constitue justement son inscription dans un projet politique à proposer. 

L’industrie se définit telle « l’habilité à réaliser un travail, à exécuter, à faire quelque chose »(3). Pourtant, ce terme s’affirme dans l’espace occidental en tant que signifiant seulement à partir de la seconde partie du XVIIIème siècle(4), lorsque Diderot la présente ainsi dans son encyclopédie : « ce mot signifie deux choses ; ou le simple travail des mains, ou les inventions de l’esprit en machines utiles, relativement aux arts & aux métiers ; l’industrie renferme tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux choses, et souvent les réunit toutes les deux. »(5). À partir de cette linéature, l’industrie s’identifie à une histoire bien plus lointaine que la représentation dominante à laquelle elle renvoie aujourd’hui et à rebours de ce que l’on croit, englobe évidemment l’artisanat.

L’industrie a bien entendu une existence pré-capitaliste, marquée par des innovations et des fabrications en petites ou grandes échelles. Disons-le, elle a incessamment été à travers l’Histoire humaine l’un des facteurs du progrès humain : des premiers outils de la Préhistoire à la fabrication du feu, de la confection des vêtements et des armes blanches aux activités de poteries dans l’Antiquité, l’édification des moulins au Moyen-âge, de l’imprimerie typographique mobile de la Renaissance aux premières manufactures, des innovations techniques incroyablement transformatrices au cours des révolutions industrielles jusqu’à aujourd’hui (vapeurs, charbon, électricité, internet) et de l’ensemble de nos objets d’usages et de conforts quotidiens (vélos, vaisselles, parapluies, stylos, literies etc.). Comme le disait justement Jaurès : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution n’est que création ». Et s’il doit y avoir un terme pour désigner cette activité incessante de création, c’est bien l’industrie.

Travail ouvrier de découpe de carrelage à l’aide d’une meuleuse

Il ne s’agit cependant pas là d’affirmer niaisement que l’évolution (entraînée récemment par l’évolution industrielle) mène naturellement au progrès, les reculs sociaux et colères populaires liées aux politiques contemporaines mettent en branle cette idée. Mais, si cette illusion a pu s’ancrer socialement, c’est surtout du fait qu’au moins trois générations successives post-Seconde Guerre mondiale ont vu leurs conditions matérielles d’existences être considérablement améliorées au cours de leurs vies-mêmes via un important développement industriel (qui a façonné géographiquement et culturellement des territoires). Cependant, nous en convenons, ceci s’est produit à défaut d’une lente prise de conscience écologique, arrivée tardivement dans le processus. Néanmoins, il serait aussi incorrect et ridicule de dire que l’industrie dans l’ère de domination capitaliste n’a orienté l’évolution humaine que négativement ou de façon inerte. Et même lorsqu’elle a pu le faire, elle n’a pu totalement empêcher le mouvement progressiste d’y trouver des failles pour avancer.

L’obligation qui nous incombe n’est donc pas de dissocier fondamentalement ère capitaliste et ères de progrès possibles. Il s’agit de déconstruire l’idée que seul le capitalisme pourrait s’accaparer les possibilités d’engendrer des progrès, surtout d’un point de vue matériel. Ce, même s’il nous semble que les plus prégnants ont surgi dans une période concomitante au développement de l’industrie et du capitalisme. Le terme « industrie » ne se rapporte aucunement par nature à des processus techniques, à de grandes proportions de fabrications, à des structurations de travail type ou à des finalités idéologiques. Il est pluriel et neutre politiquement, facteur potentiel et intemporel d’évolutions (progrès ou décadence). Il ne s’agit donc pas aujourd’hui de « la » civilisation industrielle comme certains s’y trompent par mésaventure(7) mais « d’une » civilisation industrielle essentiellement appariée au capitalisme, formant une alliance désastreuse sur le plan social et écologique et menaçant le politique.

« Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter »

Le risque qu’entraine l’assimilation d’une équivalence entre l’industrie et le modèle économique de la société actuelle est précisément de construire une représentation de l’industrie telle qu’un constitutif exclusivement apparenté à une économie capitaliste (dans un régime néo-libéral prédominant) appuyée par les activités productives et servicielles des grands groupes privés. Cela ne peut que nous enfermer dans une geôle et nous empêcher toute idée alternative de ce que pourrait être l’industrie, en termes d’organisation, de culture et de finalité, au service d’un certain progrès (fait d’urgences sociales et écologiques). Pire, ceci appuie le propos de nos adversaires lorsqu’ils nous catégorisent comme hostiles à l’idée même de progrès qu’ils seraient les seuls à porter, nous renvoyant à des reculs passéistes, donc des désirs régressifs. Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter. C’est une combinaison fourbe mais pour le moins performative aujourd’hui.

Il est désormais impérieux d’opérer dans les discours cette distinction, souvent absente. Elle est nécessaire pour déconstruire sa représentation dominante ( appariée au capitalisme productif et financier) et l’industrie entendue comme activité neutre, pouvant s’adapter organiquement à tout autre régime de production, potentiellement plus souhaitable. Si nous ne l’affirmons pas et continuons à entretenir l’illusion d’une indissociabilité de celle-ci au capitalisme, nous légitimons par-là l’idée que ce dernier constitue le mode de développement intemporel et donc indépassable de l’humanité. Prisonnier de cette confusion idéelle, nous resterons éternellement enfermés dans un camps supposé opposé au progrès, nourrissant la construction macronienne à l’œuvre(8) d’un clivage scabreux et sclérosant entre progressistes et nationalistes. À l’inverse, si nous comprenons alors la confusion régnante et grandissante, nous nous permettrons d’envisager un développement fort d’une industrie pouvant se reconnecter aux nécessités sociétales. Nous pourrons donner de la légitimité et une aura à un discours ambitieux renvoyant à la fois à la modernité et au progrès tels que nous les entendons.

L’histoire longue de l’industrie doit nous permettre et nous forcer à penser une existence industrielle post-capitaliste. Ainsi réentendue dans l’imaginaire collectif, une conception apolitique de l’industrie, par abstraction de tout contexte, doit nous permettre de dévoiler le caractère idéologiquement intéressé de son usage confus. Elle doit surtout nous permettre de projeter un développement industriel responsable et salvateur, ancré aux territoires et à la conjoncture mondiale.

À suivre.

Références :

[1] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[2] http://www.revues.msh-paris.fr/vernumpub/1-Ribeiro.pdf

[3] http://www.cnrtl.fr/definition/industrie

[4] http://manifestepourlindustrie.org/quelques-remarques-sur-les-sens-des-mots-industrie-et-ses-derives/

[5] http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/page/v8-p706/

[6] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[7] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[8] https://lvsl.fr/macron-et-salvini-meilleurs-ennemis

Crédits images :

https://pixabay.com/fr/soudeur-soudage-l-industrie-673559/

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Alstom – General Electric, une affaire d’État ?

Site internet du documentaire “Guerre fantôme”

Le 17 janvier 2019, le député LR Olivier Marleix a saisi le parquet de Paris sur l’affaire Alstom – Generel Electric (GE), au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale. Cet article oblige toute autorité constituée ou tout fonctionnaire à informer la justice d’un crime ou d’un délit porté à sa connaissance. Mais le député d’Eure-et-Loir, ancien président de la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, va plus loin et vise directement Emmanuel Macron dans ce dossier, alors secrétaire général adjoint à la présidence de la République. Entretien avec David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric ». 


La commission intitulée « Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX » dont faisait partie Olivier Marleix s’est intéressée à partir de novembre 2017 au cas d’Alstom. Le gouvernement venait alors de refuser d’utiliser son droit de rachat sur les actions. Cette décision a mis fin aux espoirs des salariés français de General Electirc, notamment sur le site GE Hydro de Grenoble où 293 postes ont été supprimés.

Afin de comprendre les motivations du député Marleix et les enjeux liés à cette procédure, nous avons interrogé David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric » diffusé pour la première fois sur LCP le 25 septembre 2017 et rediffusé le 8 et 10 février 2019 par la chaîne. Les deux réalisateurs et leur équipe ont fait un travail pédagogique d’envergure pour expliquer les tenants d’une telle affaire. De nombreuses personnalités se succèdent devant leur caméra pour revenir sur le déroulé de la vente de la branche énergie d’Alstom, parmi lesquelles Arnaud Montebourg, Jean-Pierre Chevènement, Loïk Le Floch-Prigent (ex-PDG d’EDF, GDF et Elf) ou encore Alain Juillet (Directeur du renseignement de la DGSE de 2002 à 2003 et Président de l’Académie de l’Intelligence économique).

LVSL – Rapidement, comment résumer l’affaire Alstom-General Electric ? 

David Gendreau et Alexandre Leraître – L’entreprise française Alstom, vieille de plus de 130 ans et qui officiait dans le nucléaire et le ferroviaire, a vu sa branche énergie être rachetée par l’américain General Electric dans l’indifférence générale en 2014.

De là plusieurs choses doivent nous interpeller. D’abord, cette transaction a été présentée comme une alliance à 50-50 entre un groupe français et un groupe américain, alors qu’un examen rapide des accords de l’époque révèle qu’il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. Ensuite, Alstom détenait des technologies de souveraineté nationale critique. Elle entretenait l’intégralité des turbines de nos centrales nucléaires et du porte-avion Charles de Gaulle. Ce sont des leviers essentiels de notre souveraineté énergétique et militaire qui sont sous contrôle opérationnel du gouvernement américain. Ce dernier peut décréter un blocus en cas de désaccord politique. Comme nous le montrons dans le film, cela s’est déjà produit.

« Il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. »

Les Américains ont eu recours à tout l’arsenal de la guerre économique pour faciliter leur prise de contrôle d’Alstom, notamment en exerçant une pression économique et judiciaire très forte sur les cadres du groupe français. Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine, à l’instar de certains de ses plus proches collaborateurs, qui aujourd’hui prennent la parole. (Voir notamment le livre de Frédéric Pierucci NDLR).

LVSL – Comment avez-vous collecté les informations pour votre film ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?

DG et AL – Nous avons lu toutes les enquêtes et rapports d’analyse sur le sujet et rencontré de nombreux journalistes, historiens, politiques, (ex-)espions et industriels qualifiés sur cette affaire, sans compter les témoignages anonymes d’employés d’Alstom.

« Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine. »

Notre principale difficulté tient au fait que nous avons fait ce film dans le plus grand secret et sur fonds propres. Pour vous donner une idée, notre budget est quarante fois inférieur à une production télévisuelle classique, et n’a bénéficié d’aucune aide ou subvention publique.

Le bon côté est que ça nous a permis d’être entièrement indépendants et de dire tout ce que l’on avait à dire, quitte à balancer des noms. Le mauvais côté est que ça ne nous a rien rapporté et que le bénévolat n’a pas substantiellement fait augmenter le pouvoir d’achat de quiconque au sein de l’équipe !

LVSL – Êtes-vous surpris par la saisie du parquet de Paris et pourquoi, à votre avis, n’a-t-elle lieu que maintenant ?

DG et AL – À l’approche d’élections, les affaires ressortent. Laurent Wauquiez n’est pas bien placé pour les européennes, il actionne les leviers qu’il a sous la main. L’affaire Alstom est une patate chaude : plus vous la refilez vite à vos adversaires et plus vous marquez des points.

LVSL – Olivier Marleix émet l’hypothèse d’un « pacte de corruption » (c’est le terme qu’il emploie), au bénéfice d’Emmanuel Macron lors de la signature du rachat le 4 novembre 2014. Votre documentaire met-il aussi directement en cause le président de la République ? Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Alexandre Leraître

DG et AL – L’actuel président de la République est impliqué, puisqu’il était à l’époque de cette affaire secrétaire général adjoint de l’Élysée. De plus il a validé pour ne pas dire encouragé cette vente à toutes les étapes de la négociation, pour finalement brader le dernier morceau français à l’allemand Siemens deux ans plus tard.

Ici, Olivier Marleix fait de la politique. Il tente de faire oublier que des hauts dignitaires de son parti ont gravité autour de cette vente et préfère tout mettre sur le dos d’Emmanuel Macron. C’est de bonne guerre. On l’imagine mal saisir le parquet pour savoir dans quelle mesure Valérie Pécresse ou Clara Gaymard auraient pu s’enrichir dans cette affaire.

LVSL – Olivier Marleix, dans sa lettre au parquet, écrit « Le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des donateurs ou des organisateurs de dîners de levée de fonds pour En Marche des personnes qui auraient été intéressées aux ventes précitées (Alstom, Technip, Alcatel etc.) ne peut qu’interroger. S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption. ». Allez-vous poursuivre ou étendre votre enquête ?

DG et AL – Il ne faut pas prendre ce genre de déclaration tonitruante au premier degré. Prenons un peu de recul : notre film qui dénonce les stratégies d’influence américaine en France a déclenché immédiatement une commission d’enquête parlementaire pour éclaircir cette sombre affaire. Or qui a été diligenté pour mener l’enquête ?

D’un côté Monsieur Kasbarian, député LREM qui réduit toute cette affaire à une vulgaire théorie du complot et qui a refusé obstinément d’auditionner le témoin numéro un, Frédéric Pierrucci, tandis qu’il était en prison. Et pour cause, quiconque a rencontré Frédéric Pierrucci comprend vite que tout ça n’a rien à voir avec une théorie du complot.

David Geandreau

De l’autre côté le député Les Républicains Olivier Marleix, une fois la commission d’enquête terminée, s’est contenté de monter en épingle des détails périphériques et insignifiants de l’affaire, comme le rapport AT Kearney commandé par Macron quelques années plutôt. Ce rapport n’a en fait rien de secret, et nous-mêmes en avions connaissance dès le début de notre travail. Tout ceci ressemble à une tentative de diversion politicarde.

On ne résiste pas à l’envie de faire remarquer qu’Olivier Marleix est le vice-président du Cercle Jefferson, une officine d’influence américaine financée par le département d’État, dont le rôle est grosso modo similaire à celui du programme Young Leaders.

Au final, la thèse au centre de notre film, et qui a déclenché cette commission d’enquête, est finalement réduite à un paragraphe de onze lignes perdues dans un rapport de centaines de pages. Tout est fait pour passer à côté du sujet et noyer le poisson. Ces 30 parlementaires ont eu 6 mois pour enquêter. Ils ont eu accès à tous les témoins clés. Tout ça pour finalement accoucher d’une souris. Le peu de mesures préconisées par cette commission ont d’ailleurs été torpillées depuis par le Sénat.

LVSL – Les médias ont révélé en décembre que des enquêtes américaines pour corruption visent également Airbus. Allez-vous poursuivre votre travail d’information pour d’autres cas de ce type ? Peut-on dire que ces affaires sont similaires ?

DG et AL – Cela fait deux ans qu’on l’annonce, mais les chaînes télé ne se pressent pas au portillon pour médiatiser la chose. En attendant, oui, Airbus est dans la panade : le secteur R&D a été pillé par des employés de Google, du DARPA et du Massachusetts Institute recrutés opportunément aux postes clés de l’avionneur avant de repartir aussitôt de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis qu’une cohorte d’avocats américains a siphonné les téléphones et les ordinateurs des employés, sous prétexte d’une enquête pour corruption.

On attend que Monsieur Kasbarian dénonce l’odieuse théorie du complot qui se déroule sous nos yeux pour la quatrième fois d’affilée (Alstom, Alcatel, Technip et Airbus).

 

Site internet du documentaire : https://www.guerrefantome.com/

Entretien de Frédéric Pierucci dans Le Monde du 15 janvier 2019.

Entretien avec Arnaud Montebourg sur LVSL.

Le post-keynésianisme, un courant encore trop méconnu en France – Entretien avec Jean François Ponsot et Virginie Monvoisin

Le 20 septembre dernier est paru L’économie post-keynésienne, Histoires théories et politiques, un ouvrage collectif dirigé par Eric Berr, Virginie Monvoisin, et Jean-François Ponsot. Il s’agit là d’une première grande synthèse française sur une école de pensée hétérodoxe relativement méconnue, ou du moins encore mal identifiée dans l’hexagone. Dans cet entretien avec Virginie Monvoisin, enseignante-chercheuse à Grenoble Ecole de Management et Jean-François Ponsot, professeur à l’université Grenoble Alpes, nous revenons sur des points essentiels du corpus post-keynésien, puis tentons d’appréhender certains débats économiques à travers le regard post-keynésien.


 

LVSL – Le courant post-keynésien a pour principales références historiques John Maynard Keynes, Michal Kalecki, ou encore Joan Robinson, mais il n’a réellement pris forme que dans les années 1970, notamment avec la création par Paul Davidson et Sidney Weintraub du Journal of Post Keynesian Economics en 1978. Alors qu’en France, le courant économique hétérodoxe dominant fut pendant des années l’École de la Régulation, comment avez-vous personnellement découvert l’économie post-keynésienne, et pourquoi vous a-t-elle attirés ?

VM – Bien que de nombreux auteurs à l’origine de l’économie postkeynésienne soient anglo-saxons, il y a également une tradition en France et en Italie, et certains éléments du corpus post-keynésien étaient déjà enseignés sous une forme ou sous une autre[1]. Pour ma part, c’est surtout la volonté de travailler sur le thème de la monnaie, auquel les auteurs postkeynésiens accordent beaucoup d’importance, qui m’a poussée à m’intéresser à ce courant. Concernant l’École de la Régulation, ce serait une erreur de la considérer comme “concurrente”. C’est à travers le régulationnisme grenoblois que j’ai découvert les problématiques monétaires keynésiennes. Et on ne peut pas comprendre le régulationnisme si l’on ne comprend pas Keynes. Je dirais donc que si les post-keynésiens ne mettent pas l’accent sur les mêmes points, les influences sont proches et les convergences nombreuses.

JFP – Pour ma part, j’ai découvert le post-keynésianisme pendant mes études et notamment lors de la rédaction de ma thèse, où j’ai travaillé sur Keynes dans les archives du Trésor britannique à Londres, et au cours de laquelle j’ai rencontré des chefs de file post-keynésiens dans des colloques en Amérique du nord, comme Paul Davidson ou Marc Lavoie. Cependant, à la différence de Virginie, je ne suis pas post-keynésien “à 100%”, puisque je suis également très fortement influencé par la théorie institutionnaliste de la monnaie, développée par des auteurs comme André Orléan ou Michel Aglietta.

LVSL – Les post-keynésiens accordent beaucoup d’importance aux considérations d’ordre épistémologiques et à la réflexion sur les postulats qui sont au fondement des théories économiques. Pourquoi ?

VM – Si le post-keynésianisme ne se contente pas d’une critique systématique, il est cependant vrai qu’il s’est avant tout construit en réaction au monétarisme. Et pour pouvoir mettre en cause de façon globale, cohérente et sérieuse une théorie économique, on ne peut faire l’économie de remonter jusqu’aux considérations épistémologiques. Ainsi, une épistémologie postkeynésienne spécifique, notamment fondée sur le réalisme critique (en opposition au constructivisme néoclassique ou marginaliste, ndlr), s’est développée.

JFP – L’épistémologie est au fondement de l’opposition théorique entre post-keynésiens et économistes orthodoxes. La première est ontologique et consiste en une remise en cause de l’instrumentalisme à la Friedman, fondé sur la cohérence d’un raisonnement à partir d’hypothèses données. Les post-keynésiens s’inscrivent au contraire dans une démarche de “réalisme critique”, en se fondant sur des faits réels. Au niveau microéconomique, les postkeynésiens substituent le concept d’incertitude radicale à ceux de rationalité (ou rationalité limitée) et d’agent optimisateur, cher aux économistes néoclassiques. En effet, on ne peut pas construire des anticipations sur la base de probabilités, et c’est l’incertitude qui est en réalité à l’origine de la création de normes et de conventions. Enfin, une troisième opposition majeure concerne les positionnements respectifs par rapport au marché et à l’État. Les orthodoxes supposent une action vertueuse du marché livré à lui-même, tandis que les post-keynésiens le jugent intrinsèquement instable. D’où une divergence d’appréciation par rapport au rôle de l’État, perturbateur pour les premiers, vertueux pour les seconds, notamment pour stimuler la demande.

LVSL – S’il a souvent été reproché aux économistes post-keynésiens de se cantonner à une critique de l’orthodoxie, ces derniers sont en réalité à l’origine de réflexions majeures sur le fonctionnement de la monnaie et de la politique monétaire, sur la financiarisation, le rôle de l’État, etc. Plusieurs modèles économiques ont vu le jour, et il existe même une microéconomie post-keynésienne. Quels sont pour vous les apports fondamentaux du corpus post-keynésien ?

JFP – Un premier apport fondamental me semble être la prise en compte de l’incertitude. D’ailleurs, mêmes les économistes orthodoxes essayent, sans toutefois vraiment y parvenir, d’intégrer cette dernière. C’est par exemple le cas de Jean Tirole quand il se rapproche de l’économie ou de la finance comportementale et remet en cause l’homo oeconomicus. Une autre contribution de poids consiste à mettre en avant les politiques de soutien à la demande. Si cela peut sembler évident aujourd’hui, c’est la crise financière globale des Subprime, ses conséquences économiques, et la réhabilitation des politiques de demande par les chefs d’États devant l’urgence, qui ont prouvé que nous avions raison sur ce point.

VM – Le fait de considérer l’État comme un acteur à part entière me semble être une première contribution majeure. Il n’y a pas seulement d’un côté les entreprises et les consommateurs de l’autre, mais aussi l’État. Et, outre le rôle de régulateur mentionné plus haut par Jean-François Ponsot, ceci est loin d’être anodin, notamment lorsqu’on aborde des questions comme celle de la dette. Compris comme un agent spécifique, porteur du bien public, avec une durée de vie différente d’un ménage ou d’une entreprise, l’État a en effet son propre rapport à la dette. Son comportement ne peut dès lors être réductible à celui d’un ménage (ou d’une entreprise), contrairement à ce que pensent les orthodoxes. Cela revient aussi à réhabiliter le rôle de « l’homme d’État ». Keynes a évolué dans les plus hautes sphères des fonctions publiques, et, à travers son analyse économique, il redonne ses lettres de noblesse à l’action politique sur l’économie et la société. Des leviers existent pour changer le cours des choses.

Le second apport majeur peut être résumé par la formule mise au point par les post-keynésiens d’”économie monétaire de production”, qui revient à dire deux choses. Tout d’abord, contrairement à ce que pensent les orthodoxes, pour lesquels la monnaie est neutre, ne “compte” pas et est rarement intégrée dans les modélisations, elle est fondamentale pour les post-keynésiens. On ne peut pas penser le monde réel sans la monnaie, et il est erroné de séparer une sphère “réelle” d’un côté et “monétaire” de l’autre. La demande de monnaie venant notamment des entreprises via le crédit, lequel est une avance sur la production, celle-ci est intimement liée à l’activité économique, et non un simple “voile jeté sur les échanges”. De plus, le fait de parler d’”économie monétaire de production” et pas simplement d’”économie de marché” permet de comprendre que dans les économies développées, caractérisées par l’industrialisation et la reproductibilité des biens, c’est la rareté de la demande qui s’est substituée à la rareté de l’offre. On comprend dès lors mieux l’importance du soutien à la demande mentionné auparavant par Jean-François Ponsot.

LVSL – Abordons maintenant certains sujets de débats importants. Commençons par la politique monétaire. Les post-keynésiens semblent être critiques vis-à-vis de la politique monétaire dite « non conventionnelle » (assouplissement quantitatif et taux d’intérêts réels négatifs) de la BCE. Dans le chapitre 9 du livre, vous affirmez que « l’analyse de la monnaie endogène explicite clairement les limites et les écueils de telles politiques ». Pouvez-vous expliquer ?

VM – Il faut dans un premier temps constater que les politiques monétaires non-conventionnelles menées par les banques centrales ont joué leur rôle, du moins dans une certaine mesure. Si l’on fait fi de l’effet positif initial sur le canal du taux de change, la mise en rapport des quantités de monnaie injectées avec l’accroissement relativement faible de l’activité ne permet cependant pas de conclure à une efficacité directe, mais bien plutôt indirecte, notamment parce que le fait de savoir qu’un acteur institutionnel majeur comme la banque centrale “joue le jeu” est de nature à réduire les incertitudes.

Mais il est vrai que de manière générale, les postkeynésiens sont assez sceptiques vis à vis de l’efficacité de la politique monétaire, conventionnelle ou non, compte tenu du caractère intrinsèquement “suiveur” et “accommodant” des banques centrales. En effet, en “injectant de la monnaie pour injecter de la monnaie” (60 Md€ puis 80Md€ par mois pour la BCE, ndlr) alors que, sans stimulation budgétaire menée en parallèle, l’économie ne demande pas spécialement à ce que de la monnaie soit créée, les politiques non conventionnelles n’intègrent pas le caractère endogène de celle-ci. Autrement dit, elles témoignent d’une mauvaise compréhension du circuit monétaire, et ont par conséquent un impact direct limité. Pour les post-keynésiens, c’est donc avant tout la politique budgétaire qui est primordiale, puisque celle-ci permet d’agir sur des leviers fondamentaux comme le multiplicateur ou la répartition via la réduction des inégalités. C’est également la politique budgétaire qui permet à une politique monétaire expansionniste d’être plus efficace.

LVSL – Restons sur le thème de la monnaie. Y a-t-il un consensus parmi les économistes post-keynésien sur la question de l’euro ? Sinon, quelle est votre position ?

JFP – Les post-keynésiens ont une vision théorique commune sur la monnaie : celle-ci est endogène, c’est-à-dire créée pour répondre aux besoins de la production. En revanche, il n’y a pas de consensus concernant les architectures monétaires ou les formes institutionnelles de la monnaie. Ceci étant dit, je ne crois pas prendre de risque en disant que l’immense majorité des post-keynésiens considèrent l’euro comme une monnaie incomplète, en l’absence de politique budgétaire et/ou de mécanismes de transfert.

En revanche les positions sont beaucoup plus partagées concernant la pertinence d’une sortie de l’euro, et dépendent de considérations politiques et institutionnelles. Certains économistes post-keynésiens ont des positionnements de type souverainiste, et, partant du principe que l’État-nation demeure le meilleur cadre d’intervention pour mener à bien une politique économique, estiment que l’euro présente plus d’inconvénients que d’avantages. Mais d’autres considèrent au contraire qu’il faut savoir dépasser le stade des États-nations et partager la souveraineté, et sont donc plutôt fédéralistes. Ces divergences sont donc politiques et ne relèvent pas du corpus théorique et des considérations macroéconomiques stricto sensu.

Je rajouterais que sur des sujets comme l’Union européenne ou l’euro, l’apport des institutionnalistes et des régulationnistes est intéressant, les post-keynésiens ne s’intéressant pas beaucoup dans leurs travaux à la question démographique (pourtant fondamentale pour analyser l’Allemagne), ni à celle des valeurs (les représentations de la souveraineté, de la dette ou de la monnaie sont différentes en France et en Allemagne). Il faut donc également s’intéresser à ce que ces derniers peuvent écrire.

LVSL – Les post-keynésiens sont dans leur grande majorité favorables à une politique d’ « État employeur en dernier ressort ». Pouvez-vous nous expliquer ce dont il s’agit, et en quoi cette mesure est, selon vous, préférable à des dispositifs de type « revenu universel » ?

VM – Le thème du revenu universel s’est imposé dans le débat public depuis deux ans environ, depuis l’élection présidentielle de 2017. On semble oublier que c’est dès l’origine une idée libérale. Une critique élémentaire que tout hétérodoxe pourrait faire [pas seulement les post-keynésiens, ndlr], au-delà de la stricte question du financement, consiste dans le fait que ce revenu se substitue à la sécurité sociale et à ses 4 piliers (protection de la santé, de la famille, contre le chômage, et contre la vieillesse). C’est donc une remise en cause d’un principe fondamental de solidarité mis en place dans le cadre de l’État Providence après la Seconde Guerre mondiale. Le revenu universel, philosophiquement, est donc une négation du contrat social qui nous lie les uns aux autres. De plus, d’un strict point de vue post-keynésien, le revenu universel n’est pas efficient puisqu’il consiste à verser une allocation équivalente à des ménages ayant une propension à consommer forte (les plus modestes) et à ceux ayant une propension à épargner élevée (les plus aisés). Il n’y a donc que dans la théorie libérale, qui valorise l’épargne censée financer l’économie, qu’une telle mesure trouve sa cohérence.

Les post-keynésiens, en revanche, sont favorables à l’idée d’État employeur en dernier ressort (Job Guarantee[2]), inspirée par Keynes, mais aussi Abba Lerner et Hyman Minsky. Il s’agit pour l’État de proposer (rien d’obligatoire) un emploi provisoire à des gens qui n’en n’ont pas. Cela répond à un double objectif économique (hausse de la demande) et social (formation, insertion, etc.). Le programme peut être national, mais se décliner localement sur un territoire donné, avec un calibrage du nombre d’emplois dont la collectivité a besoin et des niveaux de formation requis. On retrouve ici l’attachement des post-keynésiens au rôle de l’État, acteur économique majeur.

LVSL – Enfin, quelle est votre position sur les politiques économiques menées en France et en Europe ?

JFP – En ce qui concerne l’Union européenne, les post-keynésiens sont fascinés par cette obsession qui consiste à contrôler les banques centrales pour que celles-ci limitent l’inflation, alors que cette dernière ne s’explique pas par une création monétaire excessive. Ce débat n’est pas très présent en France, mais est fondamental en Allemagne. Notons que certaines banques centrales, comme celle du Canada, ont décidé d’abandonner ce ciblage d’inflation.

Un second point qui nous semble important est la dette publique. Le niveau de dette publique/PIB n’a en réalité aucune signification. C’est sa trajectoire et sa soutenabilité qui sont importantes. D’autant plus que la dette peut et doit être considérée comme vertueuse.

Enfin, puisqu’il s’agit de répondre aux grands enjeux du 21ème siècle, il nous est impossible de ne pas mentionner la transition écologique. Un moyen efficace pour la mettre en œuvre, tout en stimulant la demande et l’économie, serait de s’engager dans des grands programmes soutenant celle-ci, si possible au niveau européen. Cela permettrait de créer des millions d’emplois tout en relevant le défi écologique.

 

LVSL – Sortons des débats économiques à proprement parler, et intéressons-nous maintenant à l’état de la discipline économique. Le champ des économistes en France et dans la plupart des pays se caractérise par la faiblesse du pluralisme, notamment en raison d’un verrouillage institutionnel de plus en plus prégnant de la part des économistes orthodoxes. Il est particulièrement inquiétant de voir que même dans une ville comme Cambridge, qui fut longtemps un des berceaux de l’hétérodoxie mondiale, celle-ci a presque disparu. Pouvez-vous nous décrire brièvement quels sont les mécanismes à l’origine du contrôle du champ par les orthodoxes, et la manière dont les économistes post-keynésiens et plus généralement hétérodoxes appréhendent ce phénomène ?

JFP – Tout d’abord, les économistes orthodoxes, qui dominent le champ, ont mis en place des stratégies de domination qui ont porté leurs fruits. Très concrètement, en France, cela se retrouve par exemple dans la réforme actuelle du programme des sciences économiques et sociales du secondaire, avec une volonté d’influence très forte de la part des économistes orthodoxes (ils donnent notamment la part belle à la microéconomie, ndlr). Au niveau universitaire, la création d’une nouvelle section d’économie politique et institutionnelle, que de nombreux économistes hétérodoxes soutenaient, n’a pas pu voir le jour. Ceci en raison d’une intervention de Jean Tirole, alors récemment auréolé de son “prix nobel”[3], pour contrer cette initiative.

Le verrouillage est également institutionnel. Par exemple, le CNU, qui évalue les chercheurs et définit qui peut candidater à des postes de maître de conférence ou de professeur, met en avant des critères de plus en plus conformes à la vision de l’économie dominante, comme la publication d’articles dans des revues. Or les revues orthodoxes sont mieux classées que les hétérodoxes. Il y a donc un combat à mener pour s’extraire de cette situation de domination et ne pas disparaître ou finir marginalisé. Des regroupements comme l’AFEP (Association française d’économie politique, présidée par Florence Jany-Catrice), ou l’ADEK (Association pour le Développement des Etudes Keynésiennes, présidée par Edwin Le Héron) pour les postkeynésiens, permettent aux économistes hétérodoxes de se regrouper pour définir des actions communes. Il ne s’agit pas d’imposer ses idées, mais de demander le respect du pluralisme, et faire vivre le débat et les controverses. Précisons d’ailleurs ici qu’une des spécificités de l’hétérodoxie post-keynésienne est qu’elle n’est pas allergique à l’outil mathématique et à la modélisation, même si nous critiquons souvent l’usage qui peut en être fait par les économistes orthodoxes. Dans notre ouvrage, deux chapitres sont consacrés aux modèles macroéconomiques “stocks/flux SFC” et à base d’agents multiples, offrant ainsi une alternative aux modèles DSGE [l’un des modèles dominants, ndlr].

LVSL – Dans l’interview de Jean Tirole réalisée par le Monde, on a l’impression que ce dernier veut rediriger le champ vers les travaux d’économie appliquée ou expérimentale, qui, à bien des égards, s’éloignent des fondements de la discipline économique (les échanges, la production, la dette, l’analyse des grands agrégats, etc.) pour lui préférer des thèmes plus exotiques, le tout dans un cadre général d’ultra-spécialisation du travail au sein du champ et de dépolitisation de la discipline. Ne doit-on pas considérer cette volonté de modifier les frontières du champ comme une dérive ?

VM – L’économie standard “relâche” des hypothèses depuis 30 ou 40 ans. Concernant la rationalité, on est par exemple passé de l’homo oeconomicus ultra-rationnel et optimisateur à la “rationalité limitée”, car les incohérences entre le modèle et la réalité devenaient trop criantes. Mon hypothèse est que, les fondements de la théorie mainstream étant assez indéfendables sur le papier, l’économie expérimentale est perçue par les économistes orthodoxes comme une ”bouffée d’air pur”. Cela leur permet notamment, en continuant à se parer des atours de la “scientificité”, de maintenir leur domination symbolique du champ. Pourtant, même si tout n’est pas à rejeter, l’économie expérimentale pose également d’importants problèmes épistémologiques (par exemple la question de la reproductibilité).

JFP – Les orthodoxes sont confrontés au fait qu’ils ont de plus en plus de mal à “relâcher les hypothèses” de base, la réalité étant de plus en plus complexe à intégrer dans leurs modèles. Ils sont obligés de faire appel à des approches alternatives, plus appliquées et empiriques, et au carrefour avec d’autres disciplines. C’est le cas de la psychologie cognitive ou la finance comportementale. Les biais comportementaux que ces approches mettent en exergue permettent dès lors d’expliquer pourquoi les marchés ne sont pas efficients comme le prévoit la théorie. Le côté “ouvert” et pluridisciplinaire de la tribune de Jean Tirole, ne doit donc surtout pas être naïvement sur-interprété. Il s’agit encore une fois de maintenir le corpus théorique de la théorie mainstream. Les post-keynésiens, eux, ont lu Keynes et n’ont pas attendu une crise financière majeure pour intégrer l’incertitude et prendre en compte les fameux “esprits animaux” des agents économiques. En réalité, la microéconomie post-keynésienne, qui postule l’incertitude fondamentale, part même du principe que c’est cette dernière qui est à l’origine de la rationalité, les agents devant mettre au point des normes ou des conventions (rule of thumb) pour faire leur choix. En ce sens, cela se rapproche des résultats mis en évidence par l’approche des conventions et les analyses institutionnalistes.

 


[1] Virginie Monvoisin fait ici notamment référence à la Théorie du Circuit, sous-branche française historique de l’économie postkeynésienne, et dont les figures de proue sont notamment Alain Barrère, Alain Parguez, Bernard Schmitt ou Frédéric Poulon.

[2] Notons que le programme “Job Guarantee” est également mis en avant par la gauche du parti démocrate aux Etats-Unis, et également par le Labour de Corbyn au Royaume-Uni.

[3] Le prix nobel d’économie n’en n’est pas vraiment un. Il s’agit du prix de la Banque de Suède, en mémoire d’Alfred Nobel.

Uber ou la chronique d’une catastrophe sociale absolue – Entretien avec Danielle Simonnet

Danielle Simonnet ©Thomas DIPPE

Danielle Simonnet est membre du Parti de Gauche, de la France Insoumise et conseillère de Paris depuis 2008. Elle s’était particulièrement impliquée lors des manifestations des chauffeurs de taxi dès 2014. Avec elle, nous sommes revenus sur les enjeux que posent l’uberisation de l’économie, tant sur le plan social que le plan écologique.

LVSL – De quelle marge disposent aujourd’hui les élus de la République pour intervenir sur les questions relatives au développement de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Tout dépend ce qu’on entend par « les élus de la République ». Il y a d’une part le législateur, d’autre part l’élu municipal. Évidemment, il y a d’abord selon moi une responsabilité du législateur, du député ou du sénateur concernant l’exigence de la mise en place des régulations du développement de l’uberisation des plateformes. On pourrait très bien imaginer qu’il y ait une loi qui conditionne toute possibilité pour qu’une plateforme puisse exercer sur le territoire national, qu’on la conditionne à un certain nombre de choses.

Premièrement, que toutes les transactions faites sur le territoire national soient déclarées aux impôts. Vous savez aujourd’hui que quand vous faites un transport par le biais de la plateforme Uber, ce dernier s’octroie une marge de 20% ou 25% mais va déclarer cela sous forme d’une société qui a ses comptes en Irlande, c’est-à-dire un endroit où la fiscalité des entreprises est beaucoup plus avantageuse pour eux.

“Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger SA requalification en salarié.”

La première chose serait d’exiger de conditionner toute plateforme au fait qu’elle doit déclarer ses transactions sur le territoire national. Bref, qu’elle paye ses impôts là où est établi son activité.

Deuxièmement, il faut conditionner ces activités au respect des réglementations en vigueur. Pour celles concernant Uber, il s’agit du transport de personnes. Il existe une décision de la Cour européenne de justice (CJUE) qui indique qu’Uber est bien une entreprise de transports et donc doit être assujettie aux régulations de transports dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne. En France, la loi Thévenoud interdit la maraude électronique pour ceux qui ne sont pas chauffeurs de taxis.

Or, quand vous vous baladez dans la rue, que vous prenez votre téléphone et qu’avec l’application, vous dites « je suis géolocalisé ici, il me faut un chauffeur maintenant », c’est une maraude électronique, c’est comme héler un taxi mais par le biais d’une plateforme et ça normalement c’est interdit, c’est illégal. Comment cela se fait-il que le législateur ne pose pas la question de l’application de sa loi ? Vous avez aussi l’URSSAF qui a porté plainte contre Uber parce qu’ils estiment qu’Uber, en ayant recours à des travailleurs au statut d’autoentrepreneur, ne paye pas de cotisations sociales puisqu’ils ne se présente pas comme un employeur. Il prétend être simplement une plateforme commerciale qui met en relation des chauffeurs et des clients. Il y a un manque à gagner pour le système de protection sociale français qui est colossal.

Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger sa requalification en salarié. Il faut au contraire inverser les choses et ne pas permettre le recours aux travailleurs indépendants pour ce type de plateforme. On voit bien en définitive qu’il y a un lien de subordination. Le chauffeur est en effet subordonné à cette plateforme qui va fixer par le biais de l’algorithme le prix des courses. Elle va quasiment fixer ses horaires parce que le conducteur est obligé pour pouvoir survivre de faire une amplitude horaire immense.

“Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures qui roulent à vide dans Paris en attendant d’avoir un client, c’est une aberration !”

Bref, il y a tout une liste de critères assez longs qui montre qu’il y a un lien de subordination. On voit bien ce que le législateur pourrait faire. Maintenant, l’élu local est dans une situation réglementaire plus contrainte. Si on prend par exemple sur la ville de Paris, le Conseil de Paris qui est un conseil municipal mais aussi un conseil départemental a une compétence relativement limitée dans la régulation des chauffeurs VTC. Je me bats depuis le début pour dire qu’il faut réduire la place de la voiture dans la ville parce qu’il y a derrière cela un enjeu écologique en termes de pollution ainsi qu’en en termes de réchauffement climatique. La pollution engendrée par la voiture c’est en effet 2 500 morts prématurées par an sur la région Île-de-France. Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures VTC qui roulent à vide dans Paris en attendant un client. On en arrive à cette aberration !

J’ai donc demandé au conseil de Paris que la Ville exige de la préfecture qu’on puisse savoir combien il y a de chauffeurs VTC et que s’enclenche une réflexion des élus parisiens avec le législateur pour qu’on puisse voir comment on régule cette activité. Or, ils n’ont jamais voulu traiter le problème. En revanche, vous avez des villes, en Espagne notamment, où ils ont décrété qu’il ne fallait pas plus d’un chauffeur VTC pour 40 taxis. C’est Podemos qui s’est battu pour ce critère-là en reprenant une revendication de Taxi Élite qui est un syndicat jeune mais qui se développe dans plein de pays européens. C’est extrêmement important en terme de régulation.

LVSL – Comment expliquez-vous une telle percée de l’économie de plateforme ces dernières années ?

Danielle Simonnet – C’est une nouvelle étape du capitalisme. Le capitalisme a besoin d’exploiter au maximum pour faire un profit maximum. Créer une plateforme, cela ne coûte rien. Vous n’avez pas de capital fixe, il n’y a pas besoin de bureaux, pas besoin d’investir dans des machines et vous n’avez pas de salaire à assumer, ou sinon très peu. Vous faites en plus une captation de données qui sont essentielles dans toutes les logiques de marketing à venir. Le fait de pouvoir capter des fichiers en plus des transactions qui sont faites par le biais des services proposés par les plateformes est une captation de données. C’est un enjeu de pouvoir économique pour ces plateformes. On a d’abord eu l’étape de l’industrialisation et du développement de la robotisation. Désormais, on est dans l’étape de l’exploitation virtuelle et du développement des services.

LVSL – Dans la première question, vous parliez de la loi Thévenoud. Aujourd’hui qu’en est-il de son application ? Cela a-t-il permis de répondre à certains problèmes qui étaient posés ?

Danielle Simonnet – Non, ça n’a pas du tout permis de répondre au problème posé parce qu’elle n’est pas appliquée ! Donc à la limite les préfectures mettent en place des contrôles aux aéroports où la pression du développement des plateformes est vraiment à son paroxysme pour les chauffeurs de taxi. Il faut savoir qu’un chauffeur de taxi, quand il se positionne sur un aéroport, espère avoir une bonne course. Ce sont généralement des courses qui vont être un peu plus longues et plus rentables qu’une course à Paris d’un quartier à un autre.

Les chauffeurs VTC ont compris le truc donc ils ne cessent de se positionner en double file à des endroits où ils n’ont pas du tout le droit de stationner pour faire de la maraude électronique. Cela passe par le développement de rabatteurs qui se mettent à la sortie des aéroports pour essayer de réorienter les voyageurs vers les chauffeurs de VTC. Il a fallu que les chauffeurs de taxi mettent en place leur propre système de défense : les gilets bleus sont dorénavant là pour faire le travail d’information et de réorientation vers la file taxi. C’en est arrivé au point où ont fait un partenariat avec Aéroport de Paris (ADP) et la préfecture pour qu’ils puissent être prioritaires en terme de file afin d’aller chercher des clients. On demande donc à des chauffeurs de taxi de faire le travail d’application de la loi. C’est une situation ubuesque.

À terme cela risque de mal se finir car c’est un travail de régulation de la loi qui doit relever des fonctions régaliennes de l’État et donc de la police. Je constate qu’il n’y a pas de volonté de faire respecter la loi.

LVSL – Outre les chauffeurs VTC, est-ce qu’il y a eu une évolution du mode de fonctionnement des taxis pour s’adapter à cette nouvelle concurrence ?

Danielle Simonnet – Oui bien sûr. D’ailleurs, on dit qu’après l’émergence des VTC les chauffeurs de taxis se sont mis un peu à faire attention, à mieux s’habiller, à proposer la petite bouteille d’eau, les petits bonbons, à accélérer les machines à carte bleue. À contrario, les chauffeurs VTC jouaient dès le départ à la fois sur le côté low cost que le côté haut de gamme.

À partir du moment où vous avez eu des milliers de chauffeurs, la qualité s’est aussi dégradée et les chauffeurs de taxi ont vu un retour de la clientèle.  Cette clientèle a plus d’ancienneté et a une meilleure maîtrise de Paris. Il n’est pas vrai qu’un GPS vaut mieux que la connaissance humaine des petites rues, de la circulation, de comment ça se passe et aussi de la passion du métier, de l’échange humain qu’il peut y avoir dans ces courses.

LVSL – Est-ce que vous êtes directement en contact avec des chauffeurs de taxi, ou avez-vous des contacts par l’intermédiaire de syndicats ? Le cas échéant, quelle est la nature de vos échanges : vous faites partie de la France Insoumise, sont-ils sensibles à vos discours et à ce que vous portez plus largement sur les questions relatives au travail ?

Danielle Simonnet – Je me suis d’abord passionnée un peu par hasard sur le sujet. Je me souviens, en 2014, j’avais vu des manifestations de taxi à la télévision et je ne comprenais pas bien quelle était la gravité du problème. La révélation est arrivée par un livre : Uber, la privation en bande organisée, de Laurent Lanne. Ensuite, quand j’ai revu à la télévision sur les chaînes d’information la problématique des taxis, j’ai rencontré les syndicats de taxis. Je suis d’abord entrée dans la problématique en rencontrant les chauffeurs de taxi et en discutant avec beaucoup d’organisations syndicales de taxis. Cela a commencé par la CGT et après j’ai rencontré progressivement les autres organisations syndicales. Mes venues sur les plateaux des chaînes d’informations m’ont ensuite permis de rencontrer des chauffeurs de VTC et de comprendre l’ensemble du problème.

“Il ne s’agit pas d’une relation salariale donc la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. En termes de précarité, c’est catastrophique.”

J’ai pu ainsi entendre l’autre face du problème. Au début, les chauffeurs VTC me disaient : « Écoutez Madame Simonnet, dès le début on nous a promis par le biais de ces plateformes qu’on allait gagner beaucoup d’argent et qu’on allait avoir tout d’un coup de super revenus, donc on y a cru. Au début cela fonctionnait plutôt pas mal. Sauf que très rapidement on a été très nombreux sur le marché et les plateformes ont augmenté leurs marges. Si elles augmentent leurs marges cela signifie qu’on diminue les nôtres. Si on diminue les nôtres cela veut dire qu’au niveau de l’algorithme, ça baisse le prix des courses et on est de fait obligé d’augmenter notre volume horaire ».

Et là les chauffeurs VTC m’expliquaient, me disaient : « Je travaille du samedi 11h au dimanche 15h et à un moment, je deviens un danger public car je suis épuisé. Je suis dans un engrenage où pour rembourser la voiture, faire vivre ma famille, vu que les prix ont chuté, je suis obligé d’augmenter le nombre d’heures de travail ». Ils m’ont également expliqué le problème des notations : quand vous faites une course avec Uber ou sur n’importe quelle plateforme, vous pouvez noter votre chauffeur. Même si cela n’est pas forcément légitime, il y a des chauffeurs qui disent qu’ils ont été mal notés et que du jour au lendemain, la plateforme les a déconnectés.

Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une relation salariale. Aussi, la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. Question précarité, c’est catastrophique. Les chauffeurs VTC m’ont parlé de leur prise de conscience, de comment ils se faisaient arnaquer dans ce système-là alors qu’au départ ils pensaient qu’ils allaient être leur propre patron. Ils réalisent que dès qu’ils ont un accident, c’est pour leur pomme. De plus, si on est malade, comme on est un travailleur indépendant, on n’a pas de protection, on n’a pas de sécurité sociale qui permette de se prémunir. Généralement, ils ont la sécurité sociale des travailleurs indépendants. Le problème est qu’en cas d’accident qui vous oblige à rembourser des frais sur la voiture et qui vous immobilise de telle sorte que vous ne pouvez pas bosser pendant un mois ou plus, vous êtes bloqués. Le loyer il faut le payer, la dette de la voiture il faut la payer, donc c’est la catastrophe. Ainsi, de fil en aiguille, à force de faire des petites vidéos, des interventions sur les réseaux sociaux, de bosser sur le sujet, j’ai aussi été contactée par des syndicalistes de l’UNSA qui m’ont invitée à des rassemblements.

J’ai donc pu participer à des rassemblements de chauffeurs Uber qui commençaient à gueuler et à dire : « Ce n’est pas possible, on veut qu’Uber accepte un prix fixe et minimal des courses : tout travail mérite un prix fixe pour qu’on ne soit pas dans un dumping social qui nous tire sans arrêt vers le bas. » J’ai pu intervenir dans leurs rassemblements tout en maintenant mon discours qui consistait à dire qu’il ne devrait pas y avoir deux métiers, mais une profession unique. Au départ, ils ne tenaient pas ce discours, mais ça les a intéressés. On était les seuls à tenir ce discours.

LVSL – Plus largement, il existe une très grande variété de plateformes. Est-ce que le constat que vous faites sur Uber peut être étendu à l’ensemble de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Le problème n’est pas qu’il y ait des plateformes. Vous pouvez très bien imaginer une plateforme gérée par une structure coopérative d’économie sociale et solidaire qui protège tout le monde. Le problème n’est pas l’application, c’est l’économie qu’il y a derrière. J’avais rencontré des livreurs à vélo de chez Deliveroo ou UberEats qui portent des projets et m’ont dit qu’ils aimeraient que je relaye un vœu au conseil de Paris pour créer une société coopérative d’intérêt collectif. C’est une structure qui permet à la collectivité d’entrer dans la coopérative.

Imaginez que demain on crée une coopérative parisienne des livreurs à vélo. Elle permettrait au livreur à vélo d’avoir un statut de salarié dans la coopérative, tout en étant fiscalement indépendant, d’être maître de son emploi du temps, mais d’être protégé et de bénéficier de la sécurité sociale en cas d’accident… d’être couvert !

LVSL – Avez-vous l’impression de trouver un écho suffisant dans l’opinion ?

Danielle Simonnet – Nous ne sommes pas du tout écoutés, car le gouvernement est dans une fuite en avant libérale. En aucun cas il n’y a eu de mesure allant dans le bon sens sur ces questions là, alors que la conscience de l’opinion publique progresse. Regardez le développement des Airbnb. Au début, c’était sympathique : une plateforme qui permet à des particuliers de proposer à des touristes un logement. Tout cela avait l’air super au premier abord. Mais derrière ce paravent, il y a une logique de financiarisation de la rente, qui fait que vous avez des promoteurs immobiliers qui sont propriétaires de plusieurs appartements mis à louer toute l’année.

Il faut avoir une gestion beaucoup plus contraignante mais il faut que les collectivités se donnent des moyens de contrôle : à Paris il y a à peine une trentaine d’agents, c’est ridicule. La ville de Paris, et Ian Brossat en particulier, essaye de faire croire qu’elle prend à bras le corps la question de Airbnb. Il a sorti un bouquin fort intéressant, mais en attendant il n’y a que trente agents dans toute la ville pour contrôler la location saisonnière. À Barcelone, il y en a une centaine, tandis qu’en France le gouvernement a légiféré dans le mauvais sens. Ce n’est pas un hasard, il faut savoir qu’Emmanuel Macron est le VRP de l’uberisation, il a commencé par là.

Il n’y a rien à attendre de ce gouvernement là-dessus.

Turquie : le coût de l’oignon et de la souveraineté

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes du pays. © Lavignon Blandine, juillet 2018

La Turquie traverse actuellement une “crise de l’oignon”. Si le mot prête à rire, il illustre la situation économique catastrophique de la Turquie actuellement. Le prix des aliments de base a flambé depuis un an, faisant de l’oignon un légume qui se vend à prix d’or. En août 2018, la livre turque a plongé à son plus bas niveau historique. Cet effondrement spectaculaire interroge sur la structuration de l’économie turque qui semble souffrir d’une crise depuis plusieurs années et ce malgré un taux de croissance relativement élevé. Au-delà de ces considérations, la situation turque questionne la souveraineté économique des pays face aux marchés.

Le 9 juillet 2018, le régime parlementaire turc est devenu présidentiel suite à la réforme constitutionnelle engagée par le président Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier avait été réélu en juin sous les couleurs de l’AKP avec plus de 52% des voix. Le parti de la Justice et du développement (AKP), fondé en 2001, était à l’origine porteur d’un projet qui prétendait moderniser et démocratiser la Turquie. Néanmoins, le régime n’a fait que se durcir depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Si la situation turque est ordinairement analysée au prisme de son autoritarisme, il est pertinent d’analyser ses enjeux économiques sous-jacents. Pour moderniser la Turquie, l’AKP accélère l’entrée de la Turquie dans la mondialisation dès 2002. L’arrivée de capitaux étrangers permet dès lors une forte croissance économique (environ 8% par an entre 2002 et 2007) mais génère un déficit commercial récurrent, notamment du fait de sa dépendance énergétique. Ce choix économique implique un endettement extérieur de plus en plus important, ce qui rend le pays dépendant des entrées de devises étrangères. Une situation qui nécessite d’être attrayant pour les investisseurs avec des taux d’intérêts élevés. La hausse de taux d’intérêts entre en contradiction avec les ambitions souverainistes d’Erdogan, qui a besoin d’une croissance forte pour assouvir son rêve de grandeur.

La préoccupation de cette problématique est au centre de la réforme constitutionnelle, qui marque un changement important dans la structuration de l’administration économique. Le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, s’est vu nommer ministre des Finances et du Trésor. Le 10 juillet 2018, il a introduit des modifications dans le cadre législatif de la Banque Centrale, cherchant à limiter son indépendance. Désormais, le gouverneur et ses adjoints seront directement nommés par le chef de l’Etat. Ceci est interprété comme une remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale par les investisseurs. La réaction des marchés ne s’est pas fait attendre et la livre turque a perdu 3,5% par rapport au dollar dans la journée. Alors que le résultat de l’élection était tristement considéré comme gage de stabilité économique, la restructuration du cabinet a semblé inquiéter les investisseurs puisque la chute de la livre turque s’est accélérée. L’agence de notation financière internationale Fitch Ratings a abaissé en juillet la note de la dette turque à BB. Cet abaissement de la note souveraine est symptomatique de l’inquiétude des marchés financiers concernant l’orientation des futures réformes.

Erdogan s’est en effet fait le chantre des taux d’intérêts bas, arguant du fait que les investisseurs ne devaient pas avoir la mainmise sur les orientations économiques turques. Le bras de fer avec les marchés financiers, et la chute de la lire, imputables à la crise diplomatique avec Washington cet été, ont modifié les visées présidentielles. Le président turc s’est vu finalement contraint par les marchés d’accepter une augmentation par la Banque centrale des taux directeurs afin de stabiliser provisoirement la livre turque sur les marchés des changes. Les investisseurs ont intérêt à ce que la Banque centrale ait des taux d’intérêts hauts puisque cela signifie une meilleure rémunération de leur capital. De l’autre côté, le gouvernement a besoin de la situation inverse pour encourager l’investissement turc et la consommation, et maintenir un haut niveau de croissance.

Les intérêts des investisseurs sont donc gagnants dans cette confrontation, notamment du fait de la dépendance turque aux entrées de devises en dollars, nécessaires pour financer la dette extérieure (cette dernière est passé de 118 milliards de dollars en 2002 à 430 milliards en 2018). La Turquie a pu néanmoins compter dans sa tourmente économique sur l’investissement de 15 milliards de liquidités d’aide à la stabilisation financière de la part du Qatar, son allié de longue date. La situation économique turque demeure cependant critique, et amène à s’interroger sur l’orientation de la politique macroéconomique turque. Le taux de croissance prévisionnel est de -0,7% pour le quatrième trimestre 2018. 

Aux origines de la dépendance aux marchés

À la fin des années 1970, la Turquie est influencée par le FMI et s’engage dans une libéralisation accélérée. Avant cela, les sources de financement extérieures étaient exclusivement publiques. La globalisation financière les rend alors privées. Cette orientation économique est poursuivie au gré des régimes, malgré une instabilité politique chronique. Le pays n’a jamais connu d’alternance politique sans coup d’État.

La volonté d’être une économie attractive est renforcée dès 2002 par la figure du conseiller diplomatique Ahmet Davutoglu, qui marque un tournant dans la place de la Turquie sur la scène internationale. Le pays entend alors s’imposer comme un acteur phare de son aire régionale, afin de devenir par la suite l’interlocuteur privilégié des grandes puissances. Si cette stratégie passe par une reconnexion diplomatique au Moyen-Orient et dans les Balkans, elle passe aussi par l’anticipation des attentes du FMI. Dès lors, l’orientation économique libérale turque doit lui permettre de devenir une puissance commerciale et diplomatique. Souvent citée parmi les économies émergentes, elle devient un pôle d’attractivité au Moyen-Orient où les investisseurs affluent.

Justifié par la nécessité d’intégration dans la mondialisation, la stratégie de faire reposer une part importante de son économie sur les débouchés extérieurs et sur l’apport de capitaux étrangers a conduit la Turquie à s’embourber dans une dépendance vis-à-vis des marchés extérieurs. En effet, les réformes économiques adoptées après 2001, ainsi que les réformes politiques liées au projet d’adhésion à l’Union européenne ont d’abord généré un afflux de capitaux étrangers, impactant de ce fait positivement la croissance turque, mais générant par là même une forte dépendance à leur égard. A contrario d’une adhésion classique à l’Union européenne, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel envisageaient un « partenariat privilégié » avec la Turquie, qui aurait été profitable économiquement à l’Union européenne sans permettre à la Turquie de s’exprimer dans les instances européennes. Le commerce avec l’Union européenne est en expansion depuis 2001, et ce malgré les dérives autoritaires du régime. L’accord de libre-échange entre la Turquie et l’Union Européenne (AELE) s’est vu ainsi renforcé le 25 juin dernier avec de nouvelles dispositions qui visent à assouplir les obstacles tarifaires.  

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes cet été.
© Lavignon Blandine// LVSL, juillet 2018

Les aspirations hégémoniques de la Turquie

Le tournant économique libéral de la Turquie s’est aussi vu structurer par la reconfiguration de l’espace patronal. Dès les années 80, l’action publique en Turquie a été menée en lien avec le milieu des affaires, particulièrement avec l’organisation patronale Tusiad. Cette dernière s’est imposée comme partenaire privilégié de la nouvelle logique exportatrice des réformes économiques. Le Tusiad représentait environ 50% des exportations turques. À ce titre, les entreprises du Tusiad ont bénéficiés de privatisations juteuses, par exemple dans le domaine de l’énergie pour l’entreprise Koç.

La stratégie hégémonique de l’AKP a conduit le parti à s’éloigner du Tusiad, progressivement mis au ban de la maîtrise du pouvoir économique. Le pouvoir a alors resserré ses liens avec le Mussiad, une organisation patronale islamique principalement composée de PME. Cette organisation est très présente à l’internationale. Contrairement au Tusiad qui s’était imposé comme interlocuteur au niveau européen, le Musiad tisse des liens dès ses débuts avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne. Le Musiad est aligné sur les valeurs gouvernementales et les promeut, en contrepartie de quoi l’organisation se voit octroyer un accès privilégié aux contrats publics. En témoigne la nomination de Bulent Aksu, directeur financier de Turkcell, dans le nouveau cabinet économique. L’attribution de marchés publics selon la préférence gouvernementale permet au pouvoir de s’assurer une mainmise sur des secteurs clefs, comme la presse. Ainsi, en 2017, 90% des tirages de journaux sont pro-gouvernementaux.

Le gouvernement d’Erdogan cherche aussi à moderniser la Turquie en développant une politique de grands travaux pour améliorer les infrastructures. En réalité, celle-ci consiste à multiplier les projets d’urbanisation pharaoniques. Ces projets ont pour but d’attester de la puissance de la Turquie en battant des records d’urbanisme. Le scénario est bien huilé : le gouvernement injecte des sommes impressionnantes dans le financement de vastes projets, vantés comme étant sans équivalents dans le monde. Les projets sont articulés autour de partenariats public-privé. Les groupes de BTP proches du régime sont avantagés lors des appels d’offres publics. Le Bosphore illustre cette stratégie, avec la construction de son troisième pont et d’un tunnel routier, projets respectivement d’environ 900 million et 1 milliards de dollars, et inaugurés en grande pompe en 2016.

Justifiés comme nécessaire à la croissance turque, certains projets ont des conséquences écologiques désastreuses qui suscitent des réactions d’une frange de la population. Ainsi, en mai 2013, le mouvement de Gezi naît de la lutte contre l’aménagement urbain du parc de Gezi d’Istanbul. La contestation se transforme par la suite en un vaste mouvement d’opposition au régime en place, et se voit réprimer violemment par celui-ci. La réaction répressive face à l’expression citoyenne souligne que cette politique urbaine n’est pas vouée à améliorer la vie de la population, mais bien à promouvoir la puissance du régime.

Par ailleurs, cette politique d’urbanisation à grande vitesse se fait parfois au détriment des conditions de travail des ouvriers qui paient le prix de cette course à la grandeur. Ainsi le 29 octobre, Erdogan inaugure le nouvel aéroport d’Istanbul, le plus grand du monde. Le régime vante l’impressionnant édifice construit pour 10,5 milliards d’euros, alors même que la Turquie traverse une crise du BTP. L’apparente réussite du projet masque une réalité plus sordide : au moins 30 ouvriers, selon les syndicats, sont morts du fait de l’enfer des conditions de travail sur le chantier. Ceux-ci furent contraints de travailler jusqu’à 90 heures par semaine pour respecter le rythme de construction imposé. L’agenda des grands chantiers du régime turc est ambitieux, et le respect de la cadence apparaît nécessaire à Erdogan quant à sa crédibilité à l’international.

L’ambition néo-ottomane freinée

La structure de l’économie turque explique son incapacité à équilibrer ses comptes extérieurs, ce qui rend son rythme de croissance tributaire des apports de capitaux étrangers, comme le souligne le dernier rapport de l’OCDE. Or, l’Union européenne n’apparaît plus comme le partenaire privilégié par excellence, du fait du tournant quasi anti-européen du régime. Souhaitant accomplir ses visées néo-ottomane, la Turquie développe donc ses échanges économiques avec les pays voisins. Cependant, cette volonté peut se retrouver facilement entravée, comme par exemple avec les sanctions étasuniennes envers l’Iran. L’Iran est un partenaire essentiel de la Turquie en ce qui concerne l’approvisionnement en énergie. La Turquie contourne régulièrement les sanctions internationales grâce notamment à des accords de Swap, mais le pays s’est déjà vu condamner par Washington.

La dimension idéologique des aspirations de la Turquie impacte ses orientations économiques. Autrefois puissance médiatrice au Moyen-Orient, la Turquie se mue en puissance interventionniste. Outre la catastrophe militaire et humanitaire qu’elle a généré, l’ingérence de la Turquie dans le conflit syrien, et les attentats subis en représailles ont eu d’importants coûts économiques pour le pays ; entre 2014 et 2016, les recettes touristiques sont passées de 29,5 milliards à 18,7 milliards de dollars. La Turquie, en voulant jouer sur tous les fronts, se retrouve confrontée aux limites de son interventionnisme et n’apparaît aujourd’hui plus comme un modèle pour le Moyen Orient.

L’écart entre le discours du régime sur la puissance turque et la situation économique du pays est de plus en plus flagrant. Le récit national se recompose depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, qui promeut un modèle turc tout puissant, à même d’imposer ses intérêts économiques sur la scène internationale. La Turquie se voit cependant prise en étau entre les préoccupations des acteurs financiers et des grandes puissances, et sa volonté d’affirmer sa souveraineté dans un tournant qui peut être qualifié d’illibéral. L’analyse de la situation turque amène plus largement à s’interroger sur le conditionnement des économies nationales par le pouvoir des marchés. L’impossibilité actuelle de contrebalancer ce pouvoir par un substitut national semble isoler la Turquie dans un durcissement autoritaire du pouvoir de plus en plus inquiétant.

La « loi de l’offre et de la demande » sert surtout à justifier les inégalités – Entretien avec David Cayla

Respecter la “loi de l’offre et de la demande”, “faire triompher la concurrence libre et non faussée”, “favoriser l’innovation”… Ces expressions sont désormais familières à tout un chacun, tant elles sont ressassées en boucle par des légions d’économistes et d’éditorialistes sur les chaînes de télévision. Elles sont constitutives de la vision du monde qui domine la sphère politico-médiatique : le néolibéralisme. Dans son nouveau livre, L’économie du réel face aux modèles trompeurs, David Cayla – Maître de conférences à l’Université d’Angers – s’attache à l’analyse et la déconstruction de ces concepts qui sont présentés comme des évidences incontestables. Il expose les fondements économiques, mais aussi anthropologiques et philosophiques du néolibéralisme, et la manière dont cette déclinaison du libéralisme s’est imposée comme la pensée dominante… jusqu’à exclure, comme non-scientifiques, toutes les conceptions divergentes de l’économie.


LVSL – Votre livre est consacré à la réfutation de la prétendue « loi de l’offre et de la demande ». Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs en quoi consiste cette loi ?

David Cayla – Il faut d’abord rappeler que lorsqu’on évoque « la loi de l’offre et de la demande », personne ne sait exactement de quoi on parle. C’est le vrai problème de cette « loi » : on l’emploie sans arrêt, pour dire des choses qui sont souvent contradictoires. En fait, il n’y a pas « une » loi de l’offre et de la demande mais trois.

  • Il y a la loi de la demande : lorsque les prix augmentent, la demande diminue, et inversement.

  • Il y a la loi de l’offre, qui postule l’inverse : quand les prix augmentent, l’offre augmente, et inversement.

  • Il y a enfin la « loi de l’offre et de la demande » qui exprime la manière dont les prix varient. Selon cette troisième loi, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix doivent baisser, et inversement les prix augmentent lorsque la demande est supérieure à l’offre.

On a donc deux lois qui décrivent les changements des quantités offertes et demandées, et une loi qui décrit la variation des prix. Le problème, c’est qu’en fonction des circonstances, on peut utiliser une loi ou l’autre. Imaginons que le prix des oranges augmente alors que la demande baisse ; les néoclassiques diront que la demande baisse parce que le prix des oranges augmente et estimeront que la loi de la demande est respectée. Mais si le prix des oranges avait baissé, et que la demande des oranges avait également baissé, alors les mêmes économistes auraient pu dire que le prix baisse parce que la demande a baissé. Autrement dit, quelles que soient les évolutions des prix et des quantités, ils ont toujours raison. La « loi de l’offre et de la demande » ne peut pas être invalidée par fait. C’est une loi qui, finalement, ne dit absolument rien. Cette loi ne parvient ni à décrire le réel, ni à prévoir ce qui arrivera. Je me suis amusé dans le livre à tenter de prédire la variation des prix des fruits et légumes d’après la « loi de l’offre et de la demande ». Bilan : c’est strictement impossible.

LVSL – En quoi est-ce important ? En quoi la croyance en cette loi est liée à la mise en place des politiques néolibérales ?

Pourquoi cette loi est-elle importante ? Il faut bien comprendre que derrière les prix, il y a les revenus. Le coeur des problèmes que l’on connaît actuellement, c’est celui du pouvoir d’achat et des inégalités considérables que l’on observe entre les professions. Entre l’intérimaire et le footballeur du PSG, il y a des rapports salariaux de 1 à 2000. Comment justifie-t-on ces écarts effarants de revenus ? Avec la loi du marché. Telle profession, tel footballeur est très demandé ; tel autre l’est moins. « Ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien » pour emprunter une formule de notre président.

Les bas salaires sont le produit d’un marché du travail qui organise la concurrence et hiérarchise la valeur des uns et des autres. De même, la faillite d’un petit entrepreneur sera justifiée par son incapacité à vendre ses produits au « bon » prix. La « loi de l’offre et de la demande » permet de fixer un prix, que l’on désigne comme le prix « normal », le prix du marché. Cette normalité qui émane d’un marché impersonnel et immanent sert surtout à justifier les écarts de revenus entre les personnes. Car tous les prix sont à la fois des coûts et des revenus. Il en va de même pour le salaire qui n’est que le prix du travail. Dans cette représentation, nous sommes tous acheteurs et vendeurs. Aussi, la « loi de l’offre et de la demande » ne sert pas tant à expliquer quoi que ce soit, qu’à justifier les équilibres du système économique. C’est le marché et non l’État qui décide de la distribution des revenus. Pour les néolibéraux, laisser au marché le soin de déterminer la hiérarchie économique et sociale c’est rassurant. Pour beaucoup de gens, c’est effrayant.

LVSL – La “concurrence” est un concept largement mobilisé dans le discours économique et la théorie économique qui dominent. Vous jugez pourtant que c’est un concept flou, mal défini, et en dernière instance contradictoire. Pouvez-vous rappeler les principales apories auxquelles se heurtent ce concept ?

David Cayla – Les économistes utilisent depuis longtemps le concept de « concurrence » dans des acceptions parfois très différentes voire contradictoires.

Il y a d’abord la concurrence vue comme une structure du marché. Dans cette conception, on considère la concurrence comme parfaite lorsque les offreurs et demandeurs n’ont aucun pouvoir sur les prix. Les produits sont homogènes, l’information est parfaite, les modes de production sont les mêmes, les offreurs et les demandeurs sont très nombreux et n’ont aucune influence sur le marché. Dans le même temps, le discours dominant fait de la concurrence le moteur de l’économie – c’est une grande idée de Schumpeter –, dans la mesure où la concurrence favorise l’innovation, le dynamisme des entreprises, etc… Mais s’il y a de l’innovation, cela veut dire que les entreprises vendent des produits différents ; cela veut dire qu’elles ont des brevets ; or le brevet implique un monopole sur l’usage du produit. Le dynamisme de l’économie est donc lié à un pouvoir de marché, et donc à un certain pouvoir de monopole de la part des producteurs, qui décident donc de leurs prix. On voit bien qu’Apple décide de ses prix, et c’est en cela qu’elle est innovante. Cette seconde conception de la concurrence considère que la concurrence émane non de la structure du marché mais des comportements des entreprises et des entrepreneurs.

Or, ces conceptions de la concurrence sont donc contradictoires. La première théorie postule que la concurrence est parfaite lorsque les producteurs n’ont aucun pouvoir sur le marché ; l’autre que la concurrence émane des producteurs… ce qui implique un certain pouvoir de monopole et un certain contrôle du marché par les entreprises. Des économistes distingués comme Jean Tirole mélangent allègrement ces deux acceptions de la concurrence : pour eux, la concurrence favorise à la fois la baisse des prix, qui seraient fixés par le marché, et l’innovation… qui implique un pouvoir de marché, et donc un pouvoir de décider au moins en partie des prix. Autrement dit, on ne peut affirmer à la fois que la concurrence favorise l’innovation et fait baisser les prix. Si on veut être cohérent, c’est soit l’un, soit l’autre.

LVSL – Vous mentionnez à plusieurs reprises le rôle joué par les institutions européennes dans la promotion d’une économie néolibérale. Dans quelle mesure peut-on dire que l’Union Européenne est le produit de ce système de pensée que vous analysez ?

David Cayla – Les textes de lois de l’Union Européenne se donnent pour objectif de garantir la liberté des marchés, et de promouvoir à cette fin une « économie sociale de marché » (c’est l’expression consacrée). L’Union Européenne a entièrement intériorisé le paradigme ordolibéral, selon lequel le marché doit être renforcé via des politiques menées par les autorités indépendantes. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une multitude d’institutions indépendantes régulatrices du marché, dont les plus puissantes sont les autorités chargées de veiller au respect de la concurrence. À l’échelle européenne, une administration entière y est consacrée sous l’égide de la danoise Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, dont la tâche est d’organiser le marché en condamnant Apple, par exemple, dont on a estimé qu’elle avait porté atteinte à la libre concurrence en bénéficiant d’une fiscalité trop faible.

L’ordolibéralisme n’est pas une théorie au sens d’une science économique ; c’est une construction intellectuelle visant à établir ce que doit être une bonne politique économique. Il y a une époque où l’on considérait que l’État devait se faire stratège, qu’il devait planifier et contrôler en partie la production, posséder des entreprises publiques, aider les filières privées à se développer… On était alors dans le cadre de l’État-planificateur qui se substituait au marché, car on considérait que ce dernier n’allait pas, de lui-même, allouer les ressources là où elles devaient l’être.

Aujourd’hui, dans le cadre de l’Union Européenne, toutes les aides d’État sont interdites et toutes les politiques étatiques de mise en œuvre d’une stratégie économique sont, de fait, interdites. On estime que c’est le libre marché qui doit déterminer où les ressources doivent être allouées. Le seul rôle de l’UE sera donc de veiller à ce que le marché se cantonne à son rôle d’allocation optimale des ressources. On interdit donc à l’État d’intervenir ex-post, mais on demande à des autorités indépendantes du pouvoir politique de créer les conditions de l’épanouissement du libre-marché.

LVSL – Compte-tenu de cela, une rupture avec le néolibéralisme est-elle possible sans rupture avec l’Union Européenne ?

David Cayla – Ma réponse sera courte ! Les textes fondateurs de l’Union Européenne sont profondément imbibés d’ordolibéralisme. On ne pourra pas transformer l’Union Européene en réécrivant ces textes fondateurs – surtout avec la règle qui prescrit que l’unanimité des États est nécessaire pour faire évoluer les traités européens.

J’irais plus loin. L’enjeu le plus important n’est pas de sortir de l’Union Européenne, c’est aussi de prendre conscience que le marché n’est pas toujours efficace, que d’autres instruments économiques sont possibles. Sans prise de conscience de ces éléments, sortir de l’Union Européenne ne sert à rien. Mener les mêmes politiques ordolibérales à échelle française ne mènerait à rien. La bataille que je mène est idéologique. Si on retrouve une souveraineté (monétaire, budgétaire, etc…), à quelles fins l’utilise-t-on ? Il faut donc d’abord délégitimer le discours néolibéral, qui veut que l’offre et la demande, autrement dit les forces du marché, doivent être le moteur unique de toute organisation sociale ; une fois que cette bataille sera remportée, le moyen de rompre avec cette économie sera effectivement la rupture avec l’Union Européenne.

LVSL – Vous en appelez justement, à la fin du livre, au refus de l’hégémonie néolibérale. Il y a, depuis une décennie en Europe, une nébuleuse que l’on qualifie de “populiste”, et qui porte en elle une rationalité qui est, dans une certaine mesure, anti-néolibérale. Le populisme (tel que l’entendent Mouffe et Laclau par exemple) et l’imaginaire qu’il mobilise (un imaginaire de suprématie du collectif sur l’individu, de mobilisation du peuple contre les élites, de conflictualité politique) peuvent-ils selon vous constituer la matrice d’un mouvement de résistance au néolibéralisme ?

David Cayla – Je pense que le populisme se nourrit de la frustration démocratique de nos sociétés. Cette frustration vient du fait que les élites proclament le droit des peuples à la souveraineté démocratique, mais excluent les questions économiques du champ de la délibération politique en raison de la philosophie néolibérale qui est la leur. On dit aux citoyens qu’ils sont libres et souverains mais qu’ils doivent accepter la marchandisation du travail, la mise en compétition avec le monde entier, les méthodes les plus déshumanisantes du nouveau management…

« Populisme » est un mot-valise, mais il y a une caractéristique qui les englobe tous : la promotion du volontarisme politique. C’est le cas en Italie, en Hongrie, en Espagne – « Podemos » veut dire « nous pouvons » en espagnol. Ces mouvements entendent rompre avec la doxa néolibérale caractérisée par l’axiome de Margaret Thatcher « il n’y a pas d’alternative » [There is no alternative, souvent contracté sous la forme TINA]. C’est cela qui explique le succès des populismes. Je pense que c’est une première étape ; la prise de conscience de la capacité du politique à exercer un contrôle sur l’économie est la grande question de notre temps. Mais la résolution de cette question ouvre une foule de questions nouvelles : lorsqu’on a compris qu’on peut faire, que fait-on, et que veut-on faire ? C’est pour moi la limite du populisme dans ses multiples formes actuelles : ceux qui votent Podemos, Orbán, Salvini ou M5S ne sont absolument pas d’accord entre eux quant aux objectifs politiques. Ils veulent tous renverser la table, mais ne s’accordent pas sur ce qu’il y a à reconstruire derrière.

LVSL – Vous évoquez la différence entre l’ancien libéralisme, celui du XIXème siècle, qui ne jure que par la liberté absolue du marché et la défiance à l’égard du politique, et le nouveau libéralisme, qui s’appuie au contraire sur le politique pour faire advenir des mécanismes de marché (et notamment la libre concurrence), qui seraient imparfaits sans cette intervention du pouvoir politique. Dardot et Laval (La nouvelle raison du monde) en font même un point de rupture fondamental entre l’ancien et le nouveau libéralisme. Pensez-vous qu’il est faux, pour cette raison, de parler d’un “retour au XIXème siècle” lorsqu’on tente de décrire la situation actuelle ?

David Cayla – En réalité, il y a trois libéralismes.

Le libéralisme classique, celui d’Adam Smith et du siècle des Lumières, mêle l’économie et le politique. Il prend à bras-le-corps la question de l’émancipation individuelle, et, pour cette raison, n’écarte absolument pas l’idée d’un interventionnisme dans l’économie : émanciper l’individu implique, par exemple, de l’éduquer. Adam Smith était un libéral selon cette acception : il n’était pas opposé à l’intervention de l’État, pour peu qu’elle soit émancipatrice.

L’ultralibéralisme est une seconde forme de libéralisme. Libertarienne, issue de l’école autrichienne [l’école autrichienne d’économie, dite « école de Vienne », compte notamment Friedrich Hayek et Ludwig von Mises parmi ses représentants], cette forme de libéralisme considère que l’intervention étatique est nuisible. Dans mon livre, je cite Milton Friedman, qui est l’un des nombreux héritiers de cette école (avec quelques nuances… sur le plan académique il adopte une méthodologie néoclassique). Friedman considère que la société n’existe pas, que seul l’individu constitue une réalité tangible. Cette forme de libéralisme extrait donc l’individu de la société, et prescrit donc de ne lui imposer aucune contrainte extérieure, car cela équivaut à une forme d’oppression.

Il y a un troisième libéralisme, l’ordolibéralisme, qui est à mon sens représenté aujourd’hui par Jean Tirole (même si lui-même ne se définit pas comme tel). Tirole estime qu’un système purement libéral, sans aucune intervention étatique, ne peut pas subsister ; la concurrence, en particulier, finit par disparaître, car les grandes entreprises écrasent les petites et imposent leur monopole. De même, il existe une imperfection de l’information qui peut conduire certains acteurs à détourner à leur profit les allocations du marché. Celui-ci doit donc être régulé… mais seulement en amont : les partisans de ce libéralisme excluent toute intervention ex-post, pour se cantonner à des inteventions ex-ante. Il faut donc confier à des autorités indépendantes le soin de réguler le capitalisme de marché pour faire en sorte qu’il fonctionne. Ces autorités hautement techniques – technocratiques, pourrait-on dire – sont indépendantes du suffrage universel. C’est typiquement l’idéologie qui domine l’Union Européenne, et qui vient de l’ordolibéralisme allemand. C’est aussi la vision du monde de Jean Tirole, qui est à mon sens l’héritier des ordolibéraux : il pense un marché qui ne fonctionne que lorsqu’il est encadré par un ensemble de règles pré-établies, décidées par des autorités indépendantes, et dans lesquelles l’État n’intervient jamais.

LVSL – Vous critiquez l’approche de l’économie qui est celle d’une majorité de néolibéraux, à savoir une approche “normative”, alors qu’elle devrait être, selon vous, “scientifique”. Vous qualifiez l’approche normative de l’économie “d’aveugle”, puisqu’elle consiste à plaquer une grille de lecture sur le réel, alors que l’approche scientifique devrait étudier le fait économique en lui-même. Mais est-il possible d’étudier le fait économique sans une grille de lecture qui structure notre perception ? Est-ce qu’une approche qui ne serait que scientifique sans être normative est concevable ?

David Cayla – Non. L’économie est une science normative par nature. On ne peut demander aux économistes de se comporter comme des physiciens, c’est-à-dire d’avoir une approche purement positive, de décrire les mécanismes du chômage sans en même temps tenter de proposer une solution. Mais tout ne peut pas être normatif, notamment dans une discipline comme l’économie. L’économie pose des questions fondamentales (comment augmente-t-on la richesse, comment la répartit-on?) auxquelles il faut bien apporter des réponses concrètes qui permettent de changer le quotidien des gens. À ce titre, l’économie ressemble à une science de l’ingénieur. L’ingénieur essaie de trouver des solutions, il est donc normatif ; pour autant il reste un scientifique. Là où cela devient problématique, c’est lorsqu’on devient tellement normatif que cela crée un biais dans les observations et les analyses. On finit par avoir des idées préconçues que l’on garde, même lorsqu’elles ne collent pas à la réalité. C’est le normatif qui mange le positif. Tout le problème est là : comment gère-t-on ces deux aspects, qui sont tous deux consubstantiels à l’économie. Il faut avoir une démarche normative à un certain stade, lorsqu’on pose les problèmes, mais elle doit toujours s’appuyer sur une analyse qui revient sans cesse à la description. C’est cette dimension que l’on a tendance à oublier : on finit par réinterpréter les faits à l’aune d’une approche normative à travers laquelle on considère la réalité ; à la fin, on ne sait même plus de quelle réalité on parle : s’agit-il d’une réalité imaginée, qui est interprétée et réinterprétée, ou d’une réalité factuelle?

L’autre problème en économie est que les faits sont très difficiles à caractériser. Prenons la question de l’offre et de la demande, par exemple : il est quasiment impossible de les quantifier clairement. D’où d’ailleurs la difficulté de « prouver » empiriquement la loi de l’offre et de la demande.

LVSL – On entend beaucoup parler de “gouvernance” dans le discours politico-médiatique dominant. Vous évoquez dans votre livre l’œuvre d’Alain Supiot, qui analyse ce glissement du “gouvernement” à la “gouvernance”. Pouvez-vous revenir sur la signification de cette mutation ?

David Cayla – Alain Supiot étudie la philosophie du droit et la manière dont celui-ci a évolué sous l’empire de la société néolibérale. Il constate qu’avant la société du tout-marché, le droit est un instrument régalien qui sert à commander les gens, à leur dire ce qu’ils doivent faire au nom de valeurs supérieures ; dans le cadre de ces sociétés organiques, les individus étaient sujets de droit. On est passé aujourd’hui à un système où le droit doit être efficace, et se soumettre à la loi du marché : le droit cesse d’être le grand ordonnateur pour s’intégrer à une logique économique. C’est dans ce contexte qu’apparaît la gouvernance, c’est-à-dire un droit qui va chercher à piloter les gens en construisant des systèmes incitatifs, et non plus à en faire des sujets. Le droit est donc soumis à un impératif de compétitivité : d’un pays à l’autre, on trouve des systèmes législatifs que l’on met en concurrence les uns avec les autres.

On passe d’un système vertical à un système plat : il n’y a plus de principe supérieur qui organise les choses selon un idéal de société. Dans le système du droit contemporain il n’y a plus d’autorité suprême ; tout le monde est confronté à un environnement marchand, et le but du droit est donc d’instaurer la compétitivité et la performance plutôt que d’instaurer une société idéale.

On en arrive à la « gouvernance par les nombres ». Les nombres deviennent des indicateurs de performance, qui vont justifier les règles de droit et leurs évolutions. Au lieu de considérer les règles de droit comme des moyens de faire advenir une société meilleure, on les met au service d’un impératif, celui du « Marché total », selon la formule d’Alain Supiot.