Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

États-Unis : l’assurance maladie au coeur de la présidentielle 2020

© Molly Adams
Chaque année, 45 000 personnes meurent aux États-Unis par manque d’accès aux soins, alors que 85 millions d’Américains sont mal assurés ou sans assurance. Face à cette urgence sociale, la question de l’assurance maladie, première préoccupation des électeurs, déchire le parti démocrate. Si tous les candidats souhaitent étendre la couverture santé, seule une minorité est prête à remettre en cause le secteur privé et à défendre un système universel et socialisé, à l’européenne. Ce débat central permet d’entrevoir les lignes de fractures politiques aux Etats-Unis – et les conséquences probables des projets de réforme d’inspiration américaine portés par une partie des élites françaises… Par Politicoboy.

Lisa M, 28 ans, effectue un post-doc en biologie à l’Université de Houston. Un dimanche soir, elle est prise de douleurs aiguës au bas ventre. Craignant une crise d’appendicite, elle se rend à la pharmacie du quartier. L’infirmière commande une ambulance pour l’emmener vers le service d’urgence le plus proche. Une première difficulté surgit. La clinique accepte-t-elle son assurance maladie ? Après vérification, oui. Le médecin de garde l’ausculte, la douleur semble s’atténuer, mais il la place néanmoins sous morphine, avant de lui administrer un produit de contraste par voie orale pour rendre possible un scanner. Sa réaction violente nécessite un traitement antiallergique, avant que l’examen puisse avoir lieu. Verdict : des crampes d’estomac.

La facture s’élève à douze mille dollars. Heureusement, son assurance bénéficie d’un tarif négocié à moitié prix. Mais Lisa doit d’abord acquitter sa franchise annuelle (1500 dollars), et payer 10 % des frais d’hospitalisation (son reste à charge – copay en anglais – plafonné à 5000 dollars par an). Si on ajoute les mensualités de 150 dollars qu’elle paye à son assurance (les premiums), ses frais médicaux pour 2019 s’élèvent déjà à 3800 dollars.

Cet exemple n’a rien d’exceptionnel, n’importe quel Américain bien assuré a sa propre anecdote ou histoire d’horreur impliquant des frais médicaux indécents, des traitements inutilement prescrits, des factures surprises suite à des erreurs administratives (par exemple, lorsque votre médecin traitant prescrit un test non remboursé ou sous-traite à un laboratoire non couvert par votre compagnie d’assurance) et des proches qui restent malades plusieurs semaines avant d’aller voir le médecin dans l’espoir d’éviter la franchise. La complexité administrative du système prend la forme d’une machine à briser les gens, financièrement et psychologiquement. Jeremy Scahill, cofondateur de The Intercept en témoignait récemment : « je ne souhaite à personne d’être confronté à la bureaucratie du système de santé américain. Le combat pour obtenir les soins adéquats et la bataille avec les institutions médicales et assurances vous ôtent lentement l’envie de vivre ».

Le système de santé le plus cher et le moins performant au monde ?

Les Américains dépensent dix mille dollars par an et par habitant en frais de santé, soit le double des Européens et 18 % de leur PIB. Malgré ce coût exorbitant, 27,5 millions d’entre eux n’ont pas d’assurance maladie, 60 millions sont mal assurés, 45 000 meurent chaque année par manque d’accès aux soins, et 530 000 ménages font faillite à cause des frais de santé. La dette médicale s’élevait à 81 milliards de dollars en 2018. L’espérance de vie accuse quatre ans de retard par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, et recule chaque année depuis 2015. Elle se situe désormais derrière Cuba, qui affiche un plus faible taux de mortalité infantile que les États-Unis. [1]

Le coût élevé du système de santé américain s’explique d’abord par la privatisation à tous les étages. Pour rembourser leurs colossales dettes étudiantes, les médecins formés pour plus de 250 000 dollars sont contraints d’exercer dans des cabinets et hôpitaux privés, qui les incitent à multiplier les tests et procédures. Ils prescrivent des médicaments au prix non régulé, remboursés par des compagnies d’assurance cotées en bourse. Le manque d’intégration multiplie les intermédiaires et génère de nombreux abus. À titre d’exemple, le prix de l’insuline est dix fois plus élevé aux États-Unis qu’au Canada.

Les assurances maladie agissent comme une clé de voûte, négociant les tarifs de gré à gré, empêchant toute centralisation, que ce soit au niveau de la dilution du risque assurantiel ou de la négociation des prix des médicaments et prestations. Si certaines zones géographiques n’ont qu’un assureur en situation de monopole, les grands centres urbains proposent souvent des centaines de plans, rendant l’offre illisible.

Selon le Journal of the American Medical Association, 935 milliards de dépenses inutiles sont générées chaque année, soit un quart du coût total. Une autre étude, datant de 2012 et réalisée par The Institute of Medecine, estimait que les dépenses inutiles comptaient pour un tiers (1200 milliards) du total. Le principal facteur est la complexité administrative, suivie par la prise en charge tardive des patients et les traitements superflus administrés pour faire du profit. Le  secteur privé a ainsi engrangé plus de 100 milliards de dollars de bénéfice en 2018. [2]

Cette spectaculaire inefficacité s’observe également en France. Les frais de gestions des complémentaires santé s’élèvent à 7,5 milliards d’euros en 2017, pour un budget total de 40 milliards. La sécu, elle, ne dépense que 7,1 milliards de frais de fonctionnement, tout en gérant plus de 280 milliards d’euros de prestations. [3]

Cependant, contrairement à une idée reçue, le système américain n’est pas entièrement privatisé.  Il repose sur un mix public/privé, qui nous rappelle immédiatement le projet de réforme de l’assurance maladie portée par François Fillon en 2017, et qui figurerait désormais dans les tiroirs du gouvernement Macron.

Le système américain, un mix public/privé

Les ménages américains dans leur majorité sont assurés via leurs employeurs, qui prennent en charge les deux tiers des mensualités (les premiums). Les assurés quant à eux doivent payer les frais de franchises, pouvant s’élever à 5000 dollars par ménage et par an, et les restes à charge, généralement plafonnés à 12 000 dollars par foyer. À ces 155 millions de bénéficiaires s’ajoutent 25 millions de travailleurs indépendants qui s’assurent auprès des mêmes compagnies privées.

Les retraités ont majoritairement recours à un système public, universel et centralisé : Medicare, accessible à partir de 65 ans. Bien qu’il ne couvre que les soins de base et soit sujet aux complémentaires privés (access Medicare, auxquels souscrivent un tiers des bénéficiaires), c’est de loin le système le plus populaire du pays, couvrant 60 millions de personnes. Malgré des besoins de santé plus élevés du fait de l’âge des participants, les coûts sont inférieurs aux régimes privés, du fait des économies d’échelle et de la plus grande capacité à négocier les tarifs. Le programme est majoritairement financé par une taxe sur les revenus du travail, comparable à une cotisation sociale.

Les plus bas revenus et personnes en incapacité de travailler peuvent bénéficier d’un autre programme public, accessible sous conditions de ressources : Medicaid. Sa couverture varie grandement en fonction des États, qui en assurent la plus grande part du financement. 74 millions de personnes y sont inscrites. [4]

Reste qu’en 2009, 45 millions d’Américains ne disposaient d’aucune assurance maladie. Pour combler ce vide, Barack Obama lance sa réforme phare : l’Afordable Care Act (ACA), habilement rebaptisé « Obamacare » par ses opposants.

L’échec de la réforme Obamacare illustre l’impasse de l’approche néolibérale

L’Obamacare représente probablement la décision politique la plus significative depuis l’invasion de l’Irak par W. Bush. Son succès relatif a changé la vie de millions d’Américains, tandis que son coût politique a précipité le plus grand recul électoral jamais enregistré par le parti démocrate, offrant aux républicains le contrôle du Congrès, puis de la Cour suprême et d’une vingtaine d’États qui ont pu appliquer des lois limitant le droit de vote des minorités et redécoupant les circonscriptions électorales à leur avantage, rendant la conquête de la Maison-Blanche et du Congrès particulièrement difficile pour les démocrates.

Ironiquement, les tentatives d’abrogation d’Obamacare par le parti républicain (repeal and replace) au cœur du programme politique de la droite depuis 2010 ont échoué au Sénat en 2017 et coûté à Donald Trump sa majorité en 2018, rendant possible la procédure de destitution qui le vise actuellement. Le combat des démocrates pour « sauver l’Obamacare » a également ouvert la voie au projet Medicare for All  de nationalisation complète de l’assurance maladie. Une initiative qui fracture brutalement le parti démocrate et a provoqué la chute de plusieurs candidats aux primaires de 2020. [5]

Si elle n’a rien résolu, la réforme emblématique de Barack Obama aura au moins mis en évidence les limites de l’approche néolibérale.

De quoi s’agit-il ? L’Affordable Care Act est un texte fourre-tout, dont la logique de marché s’inspire fortement de la réforme mise en place par Mitt Romney lorsqu’il était gouverneur républicain du Massachusetts. Elle repose sur trois piliers :

D’abord, une extension du programme Medicaid via des subventions fédérales aux États qui en font la requête. Ceux sous contrôle républicain ont refusé ces aides financières par pur calcul électoral, avant que l’administration Trump ne s’attaque directement au montant des subventions, affaiblissant la portée de ce premier volet et démontrant la fragilité de l’approche volontariste et sélective. Il est plus aisé d’affaiblir un système qui cible les plus pauvres.

Ensuite, l’interdiction faite aux assureurs de refuser des clients, d’imposer des malus sur la base des antécédents médicaux du patient (ou familiaux) et de mettre en place des plafonds de prestation à vie devait élargir l’accès aux assurances privées. En effet, ces pratiques commerciales visaient à exclure les personnes atteintes de maladies graves ou chroniques du système de santé. Problème : pour restaurer leurs niveaux de profits, les assureurs ont augmenté massivement leurs mensualités, leurs franchises et les restes à charge, provoquant la colère d’une large part de l’électorat.

Enfin, la réforme introduit la mise en place d’un marché subventionné reposant sur deux principes : l’obligation faite aux assureurs d’accepter n’importe quel patient et aux Américains sans assurance d’en souscrire une sous peine d’amende, le tout compensé par des subventions.

Ce mécanisme reposait sur l’idée selon laquelle de nombreux Américains refusaient de souscrire une police d’assurance du fait de leur bon état de santé, et supposait qu’en obligeant tout le monde à rejoindre le marché subventionné, les anciens passagers clandestins en bonne santé compenseraient le coût d’assurance des personnes qui avaient été exclues du système.

Mais l’existence de cette classe d’individus sans assurance par choix ou amour du risque s’est avéré être un fantasme néolibéral, comme l’idée selon laquelle la mise en concurrence des acteurs conduirait à une baisse des prix et aiderait les précaires à mieux choisir l’assurance optimale. En réalité, l’arrivée sur le marché de millions de personnes en mauvaise santé a fait exploser les coûts, que les assureurs ont répercutés sur les individus assurés par leur employeur, aggravant la perception négative de la réforme. [6]

En 2016, Hillary Clinton avait elle-même reconnu que l’Obamacare présentait de nombreux défauts, ouvrant un boulevard à Donald Trump et au parti républicain. Mais la perception du public a largement basculé en 2017, suite aux efforts répétés de Trump pour abroger la loi. Menaçant de priver jusqu’à 32 millions d’Américains de couverture santé et de remettre en place la discrimination par antécédents médicaux, les efforts de la droite ont mobilisé contre elle l’opinion publique, échoué par trois fois au Sénat malgré sa majorité, nourri des mouvements de grèves historiques du corps enseignant et permis au parti démocrate de remporter une large victoire aux élections de mi-mandat de 2018 en faisant campagne sur le thème de l’assurance maladie.

Source : https://www.vox.com/2019/1/23/18194228/trump-uninsured-rate-obamacare-medicaid?fbclid=IwAR1KQ7DGHsiWQ_m0hcp3zXcU1IbfrUSB4beB41rRzbliJHc0MEDYVsVRD_w

Medicare for All, le projet de socialisation de l’assurance maladie plébiscitée par l’opinion

À son apogée, l’Obamacare a couvert vingt millions d’Américains supplémentaires. Depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, les efforts de son administration pour réduire les subventions et saborder le système ont porté leurs fruits : 7,5 millions d’individus ont perdu leur couverture santé.

Ironiquement, les tentatives de démantèlement de l’Obamacare ont permis l’émergence de la proposition alternative portée par Bernie Sanders et plébiscitée par 70 % de la population (dont un électeur de Trump sur deux) : Medicare for All.

Ce projet de réforme est un modèle à tout point de vue : son nom capitalise sur la popularité du système Medicare et présente le mérite d’être explicite : il s’agit d’ouvrir le régime public à tous les américains. L’âge d’éligibilité sera ainsi progressivement abaissé de 65 à 55 ans la première année, puis 45, 35 et 0. En quatre ans, tous les Américains seront couverts, tandis que le niveau de prestation sera renforcé, rendant inutile les fameuses complémentaires existantes sous Medicare.

Bien qu’elle augmenterait  le nombre de bénéficiaires et supprimerait les franchises et restes à charge, la réforme coûterait moins que le système actuel, comme l’a reconnu une étude publiée par un think tank ultra conservateur financé par les Kochs Brothers.

Pour la financer, Bernie Sanders propose de mettre en place une forme de cotisation patronale visant à remplacer les dépenses actuelles des employeurs, d’instaurer un impôt sur la fortune et sur les multinationales, de réduire les dépenses militaires et d’introduire un impôt sur le revenu de 4 %, comparable à une cotisation sociale, pour les revenus supérieurs à 29 000 dollars par an.

Il s’agit d’une réforme profondément anticapitaliste, qui retire du marché (décommodifie) une part significative du PIB, rend inutile un secteur entier de l’économie — dont le chiffre d’affaires annuel se compte en centaines de milliards de dollars — et retire aux employeurs la capacité de faire pression sur leurs employés à l’aide de leur assurance maladie. Sans surprise, elle fait face à une opposition féroce de la part du secteur de la santé, des lobbies industriels, des forces capitalistes et d’une fraction non négligeable du parti démocrate et de ses affiliés (médias, commentateurs, donateurs, directions syndicales).

Le parti démocrate se fracture autour de la question de l’assurance maladie

Lors du premier débat de la primaire démocrate, les modérateurs ont demandé aux vingt candidats de se prononcer pour ou contre la réforme Medicare for All par un vote à main levée. Seul Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Kamala Harris se sont exécutés.

Le second débat opposant les candidats de la primaire démocrate, diffusé par CNN en juillet 2019

Depuis, les quatre débats télévisés ont systématiquement débuté par cette problématique centrale, citée comme première préoccupation des électeurs (avec le new deal vert). Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont fait face à un tir groupé d’arguments contre Medicare for All, qu’il est intéressant d’observer.

En premier lieu vient la question de la faisabilité politique du projet, qui reviendrait à remplacer de force l’assurance maladie privée de 180 millions d’Américains par l’option publique Medicare améliorée, une proposition qui va à l’encontre du roman national selon lequel les États-Unis seraient le pays de la liberté. Certains utilisent cet argument dans le but de protéger le modèle économique des assurances privées qui financent leur campagne, comme Pete Buttigieg et Joe Biden. D’autre y voient un problème plus politique et pragmatique, arguant que Medicare for All est trop ambitieuse pour être votée par le Congrès.

C’est le cas d’intellectuels de centre gauche comme le fondateur du média Vox.com Ezra Klein, ancien spécialiste des questions d’assurance maladie pour le Washington Post. Traumatisé par l’expérience de l’Obamacare, où le faible nombre d’Américains qui avaient été contraints de changer d’assurance avaient permis de cimenter l’opposition populaire à la réforme, il imagine mal imposer de force un changement plus drastique. Cet argument s’appuie sur les enquêtes d’opinion qui montrent qu’en formulant les questions de manière à préciser que les assurances privées seront supprimées, le taux de popularité de la réforme Medicare for All passe de 70 à 50 % (en moyenne).  Mais comme l’explique Matt Bruenig, directeur du cercle de réflexion People’s Policy Project dans un débat passionnant, 50 millions d’Américains perdent leur assurance privée chaque année, soit parce qu’ils perdent ou changent d’emploi, soit parce que leur employeur change de prestataire. L’idée selon laquelle les Américains seraient attachés à leur assurance est contredite par les sondages. Lorsque les questions incluent la mention, « vous conserverez votre docteur », le taux d’approbation repasse au-dessus des 70 %.

La seconde critique porte sur le mode de financement, et montre à quel point le cadrage des problématiques est décisif en politique. Comme nous l’avons vu, Medicare for All coûte moins cher à la société que le système actuel, assure tout le monde et mieux.

En raisonnant par coûts, la proposition de Sanders fait économiser de l’argent à la grande majorité des contribuables en remplaçant les mensualités par une cotisation sociale tout en supprimant les franchises et reste à charge. L’économiste Gabriel Zucman estime que cette réforme organiserait le plus large transfert de richesse de l’histoire moderne. Mais les opposants reprochent à Sanders d’augmenter les impôts de la classe moyenne et résonnent strictement en termes de taxes.

Elizabeth Warren, elle, a refusé catégoriquement de reconnaître la moindre hausse d’impôt sur les classes moyennes, malgré les efforts répétés de ses adversaires pour lui faire admettre leur cadrage. Suite à un quatrième débat houleux, elle vient de publier un long document détaillant sa propre approche, qui repose sur une taxation accrue de l’évasion fiscale et une plus forte contribution des employeurs pour éviter toute taxe supplémentaire sur les ménages. Les différences d’approches entre Sanders et Warren ouvrent un débat passionnant sur les questions d’applicabilité et de durabilité d’une réforme, que nous épargnerons au lecteur par souci de concision. Comme l’explique Vox, l’approche de Sanders est plus réaliste et plus redistributive, mais politiquement plus risquée. Celle de Warren frustre la gauche, qui lui reproche une forme de capitulation contre-productive.

Dans une débauche de mauvaise foi, les opposants à Medicare for All ont ajouté un troisième argument : les syndicats qui ont négocié des régimes d’assurance privée particulièrement intéressants avec leurs employeurs risqueraient de perdre ces avantages. Un évènement vient de couper court à cette question, et montre à quel point Medicare for All est un projet ancré dans la lutte des classes : lors de la grève historique des ouvriers de General Motors qui vient de s’achever, l’entreprise a suspendu du jour au lendemain l’assurance maladie d’une partie des 50 000 grévistes, pour tenter de briser la grève.

Face au succès électoral de Medicare for All, les adversaires démocrates de Sanders et Warren ont majoritairement recours à des tentatives de triangulation plus ou moins adroites.

Kamala Harris, un temps perçu comme la favorite de la primaire, a cherché à apaiser les intérêts financiers en proposant sa version de la réforme, qui consiste à basculer tous les Américains vers Medicare tout en privatisant des pans entiers de ce programme. Depuis, elle s’effondre dans les sondages pour atterrir derrière l’entrepreneur farfelu Andrew Yang. Entre temps, elle aura gâché près de 40 millions de dollars de budget de campagne, principalement issu de ces mêmes intérêts financiers.

Plus redoutable, la seconde tentative de triangulation nommée « Medicare for All Who Want It » (Medicare pour tous ceux qui le souhaitent) consiste à rendre la transition vers Medicare optionnelle. L’argument semble implacable : si l’option publique est vraiment préférable aux assurances privées, l’ensemble des Américains fera la transition. Ainsi, on évite l’écueil de la migration forcée tant redouté par Ezra Klein, tout en rassurant le secteur privé qui peut espérer concurrencer l’option publique.

Le premier candidat à avoir adopté cette option n’est autre que Beto O’Rourke, un temps présenté comme un « Obama blanc », l’alternative à Bernie Sanders et un des favoris de la primaire. Ce retournement de veste a douché les espoirs militants et précipité l’effondrement de sa campagne.

Pete Buttigieg, sorte d’Emmanuel Macron démocrate à l’opportunisme criant, est le second candidat à défendre avec panache Medicare for All Who Want It. N’ayant jamais prétendu incarner la gauche du parti, il parvient à émerger comme une potentielle alternative à la candidature de Joe Biden, sans payer le même prix politique qu’Harris ou O’Rourke. « Je fais confiance aux Américains pour choisir la meilleure option pour eux », dit-il pour justifier sa triangulation.

Mais le coût de sa réforme montre bien le vice qu’elle contient : tandis que Medicare for All devrait coûter 3000 milliards d’argent public par an, son plan n’en coûterait que 150, preuve qu’il ne convertira qu’une fraction des Américains à Medicare. Et cela pour une raison évidente : son projet de réforme fait en sorte que l’option publique reste moins attractive en termes de prestation que les options privées, afin de garantir leurs profits. Pas étonnant que « Mayor Pete » soit la nouvelle coqueluche des principaux médias et le troisième candidat le mieux financé (après Sanders et Warren) grâce aux riches donateurs et au secteur de la santé.

Plus surprenant, Elizabeth Warren elle-même, une semaine après avoir publié son plan de financement pour Medicare for all, « triangule » à son tour en proposant une approche en deux temps. D’abord en proposant d’introduire une option publique (comme Pete Buttigieg) au cours des 100 premiers jours de son mandat, avant de réaliser la nationalisation complète en année 3 (après les élections de mi-mandat, qui affaiblissent presque systématiquement le président en exercice). Pour les défenseurs historiques de Medicare for All, il s’agit d’une capitulation face au secteur privé, un projet « taillé pour diviser, déprimer, marginaliser et épuiser toute volonté politique et militante en faveur d’un système universel ». Dans tous les cas, il s’agit d’une stratégie électorale risquée. Alors que Pete Buttigieg et Bernie Sanders montent dans les intentions de vote, cette triangulation risque de provoquer la fuite de son électorat (bien plus volatile que celui de Sanders) vers ces deux adversaires, comme ce fut le cas pour Kamala Harris en juillet. Le débat du 20 novembre devrait permettre d’y voir plus clair.

Quoi qu’il en soit, les nombreuses tentatives de récupération et de triangulation témoignent du succès politique et idéologique de Bernie Sanders.

Vers une américanisation de l’assurance maladie française ?

La spectaculaire inefficacité du secteur privé en matière de santé et la résistance des systèmes universels (aux États-Unis, Medicare couvre de plus en plus de personnes) témoignent de l’importance d’un système entièrement socialisé et intégral.

Pour autant, les dirigeants français cherchent à réformer le système dans le sens inverse, en augmentant le rôle des complémentaires et en privatisant l’offre de soins.

En 2017, François Fillon proposait de dynamiter la sécurité sociale, en limitant la prise en charge et le remboursement aux soins « indispensables », le reste étant laissé au secteur privé et aux complémentaires. On n’est pas loin du couplage public/privé américain, et il semblerait qu’Emmanuel Macron projette de reprendre cette réforme à son compte, une fois passée celle des retraites. [7]

Les choses ne s’effectueront pas du jour au lendemain, et pourraient se faire par des moyens détournés, suivant le modèle de la réforme des retraites.  On observe déjà comment le train des réformes actuelles prépare le terrain : asphyxie de l’hôpital public, réduction du budget de la sécurité sociale, baisse des cotisations sociales et transfert de leur gestion dans le giron de l’État. [8]

Alors qu’une écrasante majorité des Américains réclament un système à la française, c’est le modèle américain qui semble peu à peu s’immiscer ici…

 

Sources et références :

  1. Jacobinmag, numéro 28 : The health of nations
  2. https://www.forbes.com/sites/brucejapsen/2019/10/07/us-health-system-waste-hits-935-billion-a-year/#3a08d3ba2f40
  3. https://www.liberation.fr/france/2019/09/25/depenses-de-sante-les-frais-de-gestion-explosent-dans-les-complementaires_1751651
  4. https://en.wikipedia.org/wiki/Health_insurance_coverage_in_the_United_States
  5. Lire ce post de blog chroniquant la bataille pour Obamacare
  6. Jacobinmag, Obamacare, the original sin 
  7. https://www.contrepoints.org/2017/12/04/304555-assurance-maladie-macron-reprendra-t-projet-de-fillon
  8. https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/comment-l-etat-creuse-le-trou-de-la-secu , https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/securite-sociale-l-austerite-se-poursuit-dans-la-sante

 

L’establishment démocrate panique face au succès d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders

Bernie Sanders et Elizabeth Warren © Capture d’écran de la vidéo « Elizabeth Warren & Bernie Sanders: Democratic Priorities in our Budget » publiée sur la chaîne youtube d’Elizabeth Warren, le 22 décembre 2017.

La présidence de Donald Trump n’a jamais été aussi proche de s’effondrer, tandis que la gauche mobilise et élargit la base militante du Parti démocrate dans des proportions record. Pourtant, loin de s’en féliciter, les élites du parti sont en proie à une panique générale. Par Politicoboy.


Donald Trump apparaît plus fragile que jamais, empêtré dans une procédure de destitution qui accable son administration et plombe son taux de popularité, alors que le fiasco du retrait des troupes américaines au nord de la Syrie a fracturé sa propre majorité au Congrès. Signe de la fébrilité du président, Donald Trump a renoncé à son projet d’organisation du prochain G7 dans son propre complexe de Floride, et caresserait même l’idée de vendre son hôtel de Washington, où les Saoudiens louent souvent des centaines de chambres vides pour verser au président des pots-de-vin déguisés.

Dans ce contexte, les dirigeants démocrates devraient se réjouir de voir les campagnes d’Elizabeth Warren et Bernie Sanders engranger des niveaux de dons record de la part des petits donateurs – plus de 74 millions de dollars récoltés pour Sanders, et 60 pour Warren, ce qui fédère ainsi une large base militante.

Pourtant, les élites démocrates et les principaux donateurs du parti sont traversés par un intense mouvement de panique qui s’est matérialisé de multiples façons plus ou moins comiques au fils des derniers jours. Suite au quatrième débat des primaires, les principaux médias ont vendu le récit d’une montée en puissance des deux candidats centristes les mieux placés pour incarner une alternative au néolibéral Joe Biden : Pete Buttigieg et Amy Klobuchar. Cette dernière a fait l’objet d’une surprenante dévotion médiatique, qui lui a permis d’accrocher un 3% dans les sondages nationaux synonymes de qualification au prochain débat. Elle pourra ainsi, avec Pete Buttigieg, prêter main-forte à Joe Biden pour attaquer Sanders et Warren sur les deux propositions de loi les plus plébiscitées par les Américains, y compris par une majorité des électeurs de Donald Trump : l’assurance maladie universelle publique medicare for all et la mise en place de l’impôt sur la fortune (à partir de 25 millions de dollars). Imaginer qu’attaquer les deux candidats les plus mobilisateurs constitue une stratégie gagnante à de quoi laisser dubitatif.

Surtout que Pete Buttigieg, le jeune maire ouvertement homosexuel de la quatrième plus grande ville du petit État conservateur de l’Indiana (élu avec 8500 voix) est moins populaire que le président américain auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Quand à Amy Klobuchar, avec 3% d’intention de vote après quatre débats télévisés et six mois de campagne, on l’imagine mal détrôner Joe Biden.

Mais Uncle Joe inquiète les cadres et principaux donateurs du Parti démocrate quant à ses capacités à vaincre Donald Trump. Celui qui a de plus en plus de mal à articuler une réponse cohérente dans un débat télévisé ne possède aucune véritable base militante et aucun appareil pour ferrailler sur Internet et les réseaux sociaux. Il continue pourtant de truster en première place des intentions de vote à la primaire, principalement grâce aux électeurs de plus de 45 ans et la majorité silencieuse peu politisée et effrayée par les grands changements portés par Elizabeth Warren et Bernie Sanders.

La peur semble ainsi le principal affect qui motive cette panique. Celle de Wall Street qui s’effraie à l’idée d’une présidence Warren et celle des élites du parti qui semblent tétanisées à l’idée de gagner une élection. Faisant le constat de la fragilité de Biden et du manque d’alternative à droite, Hillary Clinton a évoqué, à travers de nombreux soutiens et anciens cadres de sa campagne, qu’elle pourrait se lancer tardivement dans les primaires (sic). De grands financiers ont également mentionné la possibilité d’une candidature de John Kerry (qui avait perdu face à Bush) ou de Michael Bloomberg, ancien maire républicain de New York et milliardaire, selon le New York Times.

Ces annonces sont parues quelques jours après une polémique où Hillary Clinton avait accusé, sans la moindre preuve, l’élue d’Hawaï et candidate aux primaires Tulsi Gabbard d’être un agent à la solde du Kremlin. Des propos conspirationnistes extrêmement graves compte tenu du statut de sa cible : Tulsi Gabbard est réserviste après avoir été déployée deux fois sur le front irakien, et sert depuis 9 ans au Congrès des États-Unis. Face au scandale provoqué par ces accusations, Hillary Clinton a fait marche arrière en accusant la presse d’avoir « mal caractérisé » des propos pourtant limpides.

Si l’évocation d’une candidature Clinton ou Kerry de dernière minute en dit long sur le désarroi et la déconnexion des élites démocrates, la décision des principaux donateurs de lancer une campagne de financement pour Joe Biden à l’aide du fonds spécial, dit Super PAC, illustre encore mieux le cœur du problème.

Aux États-Unis, les campagnes électorales sont désormais financées à l’aide de deux mécanismes principaux : les dons individuels aux candidats et campagnes, plafonnés à 4800 dollars par personne et par élection, et les dons illimités aux fonds politiques indépendants des Super PAC (Political action committee) auxquels les entreprises peuvent contribuer sans réelle limite.

En 2019, l’ensemble des candidats démocrates à la primaire se sont engagés à refuser les super PAC. Certains se plient aux dîners et événements destinés aux levées de fonds pour récolter les contributions des riches donateurs et des membres de leurs familles, d’autres, comme Warren et Sanders ne comptent que sur les dons spontanés des petits contributeurs.

Face au torrent d’attaques dont l’accable Donald Trump depuis le début de l’affaire ukrainienne, Biden a décidé d’accepter la création d’un Super PAC pour le défendre. Lui qui n’avait récolté qu’un quart des fonds réunis par le duo Warren/Sanders et avait brûlé ces réserves de cash à une vitesse alarmante va désormais pouvoir compter sur des ressources financières quasi illimitées, provenant d’une poignée d’individus et de lobbies. Si on peut comprendre la nécessité de répondre aux millions de dollars de publicité ciblée via Facebook que Trump diffuse pour attaquer Biden, rien ne garantit que cet argent ne sera pas utilisé contre Sanders et Warren. Buttigieg concentre déjà la plupart de ses efforts contre ses propres collègues via des campagnes de publicité dénonçant la réforme de l’assurance maladie universelle medicare for all.

L’industrie pharmaceutique, l’armement et Wall Street seront les principaux contributeurs du Super PAC pro-Biden. Ses richissimes initiateurs ont indiqué être scandalisés par le fait que les petits donateurs avaient désormais autant de pouvoir pour décider des primaires que les gros. En clair, ils ne supportaient plus l’idée selon laquelle les primaires démocrates seraient… démocratiques. Si on ne peut plus acheter les élections, où va-t-on ?

Reste à savoir si ces efforts ne seront pas contre-productifs, pour Biden ou pour le parti démocrate, dont les principaux donateurs semblent préférer une défaite face à Trump qu’une victoire de Warren.

Aux intérêts économiques de certains et égos des autres s’ajoute un biais idéologique de classe encore plus stupéfiant. Malgré la déroute électorale subie par Hillary Clinton en 2016, une majorité des intellectuels et élites démocrates et médiatiques sont toujours persuadés qu’un candidat de gauche, dont Trump avoue avoir bien plus peur que de Biden, n’aurait aucune chance de l’emporter face au milliardaire. Un entêtement qui vire à l’aveuglement tant les sondages ne cessent de montrer la préférence des Américains pour les positions de l’aile gauche démocrate et en faveur des candidats Sanders et Warren qui sont à dix points d’avance face à Trump. Sans parler du fiasco de 2016 que le parti semble s’obstiner à vouloir reproduire. Dans un spot publicitaire récent, Joe Biden nous invite à faire un don pour sa campagne :  « Une fois de plus, Vladimir Poutine cherche à influencer nos élections. Cette fois, c’est moi la cible (…) Monsieur Poutine, le peuple américain décide de ses élections, pas vous ».

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

Le Parti démocrate, tiraillé entre la « révolution » Sanders et le retour à l’ordre néolibéral

Bernie Sanders concédant à contrecœur son soutien à Hillary Clinton

Alors que Donald Trump est de plus en plus incontesté dans le Parti républicain, l’avenir du Parti démocrate semble des plus incertains. Il est aujourd’hui déchiré entre les deux tendances qui s’étaient affrontées lors de la primaire de 2016. L’une, incarnée par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, prône une politique de redistribution sociale et la mise en place d’un New deal vert. L’autre, que l’on appellera ici l’establishment démocrate, souhaite maintenir le statu-quo et maintenir le Parti démocrate dans le camp néo-libéral. Les idées incarnées par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez jouissent d’une grande popularité au sein de la jeune génération américaine, mais l’establishment démocrate veille.


Bernie Sanders a été largement battu en 2016 par Hillary Clinton (23 États contre 34 pour l’ex-secrétaire d’État), aussi largement d’ailleurs que Clinton elle-même face à Barack Obama en 2008 (23 contre 33). Mais la défaite de la première femme candidate à une présidentielle face à Donald J. Trump a permis aux démocrates-socialistes [ndlr : l’appellation des partisans de Bernie Sanders] de propager dans l’opinion l’idée qu’un autre résultat, qui aurait fait de Sanders le candidat démocrate, aurait permis de défaire Trump. Cette explication se tient : si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. Ces victoires de Trump dans ces États de la  Rust Belt, la ceinture de rouille, l’ancien cœur industriel du pays, auraient selon eux pu être évitées avec Sanders comme candidat (celui-ci avait gagné la primaire dans deux de ces États).

« Si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. »

La popularité de cette lecture de l’élection chez les électeurs démocrates, ajoutée à des allégations de fraude dans certains États pendant la primaire, est inquiétante pour l’establishment démocrate, la direction du parti et les élites démocrates. L’incertitude demeure sur la prochaine primaire qui doit mettre le Parti démocrate en ordre de bataille pour reprendre la Maison Blanche à Donald Trump.

La singulière Elizabeth Warren : une candidature longtemps attendue

C’est dans ce contexte que la sénatrice Elizabeth Warren est devenue la première candidate d’importance à se déclarer le 1er janvier 2019. La lancée d’une campagne aussi tôt, plus d’un an et demi avant l’élection présidentielle de novembre 2020, n’est pas une anomalie dans la politique américaine : la primaire de 2008 a débuté dès novembre 2006 soit avec deux mois d’avance supplémentaire. Ce n’est donc pas le timing qui interroge mais le sens à donner à cette candidature.

Elizabeth Warren en 2010. © Consumer Financial Protection Bureau / CCL

Elizabeth Warren est une figure de premier plan de la gauche du Parti démocrate depuis sa nomination au panel de contrôle du Congrès en 2008 pour y apporter son expertise en matière financière. Warren était en effet professeur de droit à Harvard, spécialisée dans les questions financières et de droit commercial. Républicaine, elle passe dès 1996 au Parti démocrate. Le Parti républicain lui paraît avoir alors définitivement tourné le dos au réalisme économique pour être devenu le lobby des baisses d’impôts et de la dérégulation financière. Warren se met ensuite à travailler sur le thème de la banqueroute et son encadrement par la loi, ce qui en fit la conseillère idéale pour le tout-juste président Barack Obama, chargé de gérer les suites de la crise financière de 2008. Elle est vite devenue une figure montante et en 2010 son nom est évoqué pour l’accès à la Cour suprême.

Mais elle se fit réellement connaître du grand public avec sa campagne de 2012, à l’accent radical. Lors de celle-ci, elle mit en cause les « PDG, destructeurs de l’économie » et, dans un discours à l’époque encore inhabituel, rappela que : « Personne dans ce pays n’est devenu riche seul. Personne. Vous avez fondé votre entreprise ici ? Félicitations. […] Gardez-en le plus gros morceau. Mais une partie du contrat social sous-jacent est qu’en prenant votre part du gâteau, vous en donniez aussi pour le prochain gamin qui arrive. »

Pour autant son profil n’est pas toujours irréprochable aux yeux de la gauche américaine. Warren s’est illustrée en 2016 lors de la dernière primaire démocrate, après avoir longtemps caressée l’idée de se présenter elle-même, par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire.

« Warren s’est illustrée en 2016 par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire. »

Pour mieux situer Elisabeth Warren, c’est à ce dernier qu’il faut comparer ses idées car il s’agira de son principal challenger à la gauche du parti. Comme le souligne Meagan Day qui écrit pour le magazine Jacobin, référence de la gauche radicale américaine, Warren n’est pas anti-capitaliste mais favorable à un capitalisme « plus aimable et plus doux ». Là où Sanders propose de casser les trusts, Warren veut les mettre au service de la collectivité. Là où Sanders veut retirer les assurances santé du secteur privé, Warren veut rétablir l’Obamacare, une forme de partenariat public-privé. Cette différence d’ambition est rendue explicite par la loi qu’elle a proposé il y a peu : l’acte pour un capitalisme responsable. Warren est une progressiste au sens américain (sur de nombreuses questions de société cruciales) mais elle est avant tout une sociale-libérale : pour elle le rôle du gouvernement est de réguler les excès du marché et de rendre le marché plus équitable pour qu’il fonctionne mieux. Il n’est pas de chercher à abolir la compétition, mais de la fluidifier en évitant les monopoles. Cela explique son soutien aux écoles privées avant que l’état catastrophique du système public d’éducation américain ne lui fasse réaliser son erreur.

LES DÉMOCRATES POUR LA COUVERTURE SANTÉ POUR TOUS: La sénatrice Elizabeth Warren s’exprime en 2017 au sujet d’une assurance santé publique tandis que le sénateur Bernie Sanders écoute à l’arrière plan. © Senate Democrats

Au vu de ces différences, la candidature de Warren peut cependant se comprendre comme une alternative plus modérée à Sanders. On peut se demander comment la gauche du Parti démocrate, défaite en 2016, peut aujourd’hui se permettre d’avoir deux candidats ? C’est que le paysage politique américain s’est scindé et radicalisé ces dernières années dans des proportions inattendues. Non seulement à droite avec la montée du Tea Party puis l’arrivée de Trump sur le devant de la scène, mais aussi et de manière plus inattendue, à gauche.

La montée des sociaux-démocrates

Contrairement à une croyance largement ancrée dans la gauche française, il y a bien eu une gauche puissante et vivace aux États-Unis. Mais du fait de sa situation au sein même du Léviathan capitaliste (une expression des Black Panthers), elle a toujours dû faire face à une opposition extrêmement brutale d’où la quasi disparition d’une gauche, au sens français du terme, pendant deux décennies.

C’est donc avec surprise que la gauche française et européenne a observé l’épopée de Bernie Sanders. Présenté comme un candidat mineur lors du dépôt de sa candidature, celui-ci a réellement mis en difficulté Hillary Clinton, la contraignant à radicaliser son programme et à dépenser beaucoup plus d’argent et de temps dans les primaires qu’elle ne l’avait prévu.

Si la candidature de Sanders a bénéficié d’une organisation novatrice et efficace, elle ne sortait pas de nulle part. Le sénateur originaire de Brooklyn a largement surfé sur le mouvement Occupy Wall Street né en 2011 qui a contribué à remettre la question sociale au centre du débat politique américain. Elle doit se comprendre aussi dans un contexte de retour aux idées de justice sociale de la jeunesse américaine. Séisme au pays de l’oncle Sam : une majorité de jeunes américains (18-29 ans) disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. Ils sont 61 % chez les jeunes démocrates. Les références fréquentes de Sanders à la sociale-démocratie ont donné un coup de pouce au parti des Socialistes démocratiques Américains (DSA) passé en deux ans de 5 000 à 50 000 adhérents.

« Une majorité de jeunes américains disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. »

En dehors du champ partisan les idées de Sanders remportent également des victoires. Si l’année a commencé avec l’affaire Janus v. AFSCME où la Cour suprême a établi une nouvelle jurisprudence qui affaiblit la capacité des syndicats à représenter les salariés du secteur public, ceux-ci ne se sont pas laissés démonter. En Virginie-Occidentale, en Oklahoma, en Arizona, dans le Kentucky, en Caroline du Nord, en Géorgie et au Colorado des milliers d’enseignants se sont mis en grève pour protester contre l’état lamentable de leurs écoles et des salaires indignes. Un mouvement social inédit, tandis que depuis 2016 les travailleurs de la restauration rapide arrachent des hausses du salaire minimum État par État. Un sondage Gallup confirme qu’en 2018, 62% des Américains soutiennent les syndicats. Ce taux n’était que de 56% en 2016 et de 48% en 2009. En 2018, et pour la première fois depuis 50 ans, le nombre d’adhérents et de militants syndicaux a augmenté.

Face à une Hillary Clinton qui voulait marcher dans les pas d’Obama et déployer le storytelling d’une Amérique des gagnants en marche vers une réconciliation sociale et raciale, Sanders a voulu parler de l’Amérique qui souffre et de la croissance des inégalités socio-économiques. La victoire de Donald Trump a contraint le Parti démocrate à abandonner le rêve d’un pays qui leur serait désormais acquis parce que de plus en plus divers. Le score décevant de Clinton a montré que les électeurs démocrates, qu’ils soient blancs, noirs, ou latinos, resteraient chez-eux en masse si le projet de société qui leur était présenté n’était pas suffisamment ambitieux.

Fort de cette douloureuse victoire a posteriori de leur analyse, les démocrates-socialistes étaient en position idéale pour conquérir le parti qui s’était refusé à eux en 2016. Pour eux et leurs alliés progressistes, les élections de mi-mandat de 2018 ont cependant été un succès mitigé. Alexandra Ocasio Cortez, membre du DSA, qui l’a emporté face au candidat de l’establishment démocrate lors de la primaire du Queen et du Bronx, incarne la nouvelle génération d’élus progressiste au Congrès. Mais beaucoup d’élections prometteuses ont néanmoins été perdues comme la course pour le siège de gouverneur de Floride qui a échappé au progressiste Andrew Gillum d’une poignée de voix.

Ils ont cependant réussi à profiter des quelques sièges gagnés à la Chambre des représentants pour dominer le débat depuis novembre et imposer leurs thèmes pour la primaire à venir. Ces thèmes sont les mêmes que ceux de la campagne de Sanders : l’assurance maladie universelle publique, la lutte contre les trusts, la lutte contre Citizen United  – un arrêt de la Cour suprême qui empêche tout plafonnement du financement des campagnes électorales et transforme la présidentielle en show télévisé – et un Green New deal, une relance de l’économie par la transition écologique.

Si Sanders a été déterminant dans ce combat pour occuper l’espace, notamment en réussissant à imposer à Amazon une hausse des salaires pour tous ses salariés à l’échelle du pays, c’est la jeune Alexandria Ocasio Cortez qui a le plus réussi à faire parler d’elle. La jeune élue a su avancer ses idées en jouant habilement des réseaux sociaux et de la sympathie qu’elle inspire à gauche tout comme de l’hostilité des Républicains à son égard.

LA JEUNE REPRÉSENTANTE ALEXANDRIA OCASIO CORTEZ (A GAUCHE). © Corey Torpie

Les démocrates-socialistes ont aussi réussi à manœuvrer avec brio entre l’élection et leur entrée en fonction. Ainsi, ils ne se sont pas opposés à ce que Nancy Pelosi, à la tête du groupe démocrate à la Chambre des représentants depuis 2007, redevienne présidente de la Chambre. Conscients que la représentante californienne avait toutes les chances de l’emporter, avec ou sans eux, les socialistes démocrates n’ont pas faits de son retrait une priorité, malgré les appels au renouvellement (Pelosi avait déjà occupé cette position entre 2007 et 2011) et sa proximité avec l’establishment du parti. Rappelant ses positions progressistes sur de nombreux sujets, de la couverture santé aux droits des LGBTQ, Ocasio Cortez a même fini par lui accorder son soutien. La jeune représentante a en effet préféré s’assurer que Pelosi défende ses idées, notamment en effectuant un sit-in dans ses bureaux pour réclamer un Green New deal, plutôt que de s’opposer à une victoire déjà annoncée. Les démocrates qui souhaitaient son départ, démocrates-socialistes mais aussi les jeunes représentants qui en avaient faits une promesse de campagne, ont arraché en plus de l’appui de Pelosi sur certaines mesures (notamment la défense de l’accès aux votes des communautés marginalisées) la promesse que ce mandat serait son dernier ou son avant-dernier, repoussant au plus tard son départ à 2022. Dans ce contexte la candidature de Warren semblerait presque timide et anachronique.

Warren, Sanders et les (probables) candidats de l’establishment…

Warren peut avoir lancé sa candidature avec pour objectif de réunir les démocrates autour d’un projet qui puisse satisfaire aussi bien l’aile modérée du parti que l’aile plus radicale proche du DSA. Mais rassembler paraît compliqué dans un contexte de tension extrême entre ces deux composantes.

C’est que l’establishment du Parti démocrate semble désespérément chercher un adversaire capable de défaire Sanders, pas de rassembler le parti. Ce fut d’abord Michelle Obama qui fut sollicitée, une candidature dont rêvent de nombreux démocrates depuis le deuxième mandat d’Obama. Si l’ex-première dame s’est souvent positionnée à la gauche de son époux, en particulier sur la question noire, elle reste suffisamment centriste au goût de l’establishment. Par ailleurs, elle confortait la préférence de ce dernier pour l’entre-soi et les dynasties politiques. Des Kennedy aux Clinton, le Parti démocrate a en effet en son sein plus de dynasties politiques que le Parti républicain. Mais Michelle Obama a clairement affirmé qu’elle ne souhaitait pas être candidate et ne pensait pas devoir être présidente.

Ensuite on a eu droit à la presque candidature d’Oprah Winfrey, vibrante présentatrice de talk show, et soutien de la première heure de Barack Obama. Un discours puissant sur le mouvement #metoo et les obstacles à franchir dans le show business en tant que femme noire, délivré lors des Golden Globe Awards, a suffi à convaincre de nombreux dirigeants démocrates qu’une candidature Winfrey 2020 pouvait être une bonne idée. Où étaient passées les exigences de qualification et d’expérience qui paraissaient indispensables pour promouvoir Hillary Clinton ? L’éventualité d’une candidature progressiste consensuelle qui ne remettrait pas en cause le statu quo semblaient les avoir balayées. Soudainement, opposer une milliardaire connue du grand public par un show télévisé à sa gloire au président milliardaire connu du grand public par un show télévisé à sa gloire ne semblait pas être une absurdité pour le Parti démocrate. Très vite, cependant, des oppositions se sont manifestées et l’hypothèse a fait long feu faute de déclarations dans le sens d’une candidature de la part de Winfrey. Cependant, l’hypothèse en dit long sur la fébrilité de l’establishment du parti. Les espoirs soulevés par cette option ont néanmoins souligné l’absence de consensus et un désir de retrouver un leadership au sein de l’électorat.

MICHELLE OBAMA, OPRAH WINFREY ET BARACK OBAMA LORS DE LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE DE 2008. © Varga 2040

Faute de mieux c’est Obama lui-même qui a assumé ce rôle en prévision des élections de mi-mandat : l’ex-président est encore immensément populaire au sein de la famille démocrate et auprès d’une grande partie des électeurs américains. Mais il n’est pas possible à un président de faire plus de deux mandats depuis Franklin Delano Roosevelt et ses douze années de présidence. Les midterms ont cependant fait émerger plusieurs autres options pour l’establishment démocrate.

Cette candidature est peut-être déjà trouvée alors que se multiplient les signes selon lesquels Beto O’Rourke pourrait se présenter, candidat malheureux au Sénat américain lors des dernières midterms. Le jeune parlementaire dégageait en effet Ted Cruz du Sénat à 200 000 voix près dans le très conservateur Texas. Celui-ci a déjà reçu le soutien de l’un des principaux Super Pac** démocrates et vient de se lancer dans un road-trip « à la rencontre des Américains ». O’Rourke semblait pourtant proche de Sanders pour certains électeurs : favorable à la légalisation du cannabis, virulent contre Trump et son mur, populaire auprès des jeunes et surtout financé par de petites donations comme le sénateur du Vermont. Bien qu’il ne s’en soit jamais réclamé, le candidat a été rapidement classé comme membre de l’aile progressiste du parti (y compris dans nos colonnes). Mais sur les questions socio-économiques, d’écologie, ou de contrôle des armes, Betto O’Rourke s’est plusieurs fois retrouvé à la droite du parti et a d’ores et déjà des liens avec l’establishment, des Kennedy à Obama, auquel il est parfois comparé.

« Beto O’Rourke est Obama mais blanc, Kamala Harris est Obama mais en femme : on perçoit le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishmenT, en dehors de l’ancien président. »

Si jamais O’Rourke venait à être un mauvais cheval, le parti ne manque pas de candidats potentiels. Kamala Harris est une autre politique qui a émergé, elle, dès 2016, et réussi à se faire élire représentante en Californie. Elle a annoncé sa candidature le 21 janvier 2019. Si Beto O’Rourke est « Obama mais blanc » d’après un collecteur de fonds démocrates, Kamala Harris est « Obama mais en femme ». On perçoit ici le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishment en dehors de l’ancien président. Tout jeune charismatique est vu comme un Obama en puissance : O’Rourke a 43 ans et si Harris en a déjà 58 c’est une nouvelle venue dans le jeu politique national. C’est ne pas voir qu’Obama réussissait à incarner, par son histoire, par son style et par sa couleur, un espoir déconnecté de tout programme politique, alors qu’il a dirigé au centre. Un exploit difficile à renouveler maintenant que le rêve qu’Obama avait voulu incarner est devenu le cauchemar Trump.

Or, Harris se situe dans une sorte de juste-milieu à géométrie variable. Légèrement plus à gauche qu’Obama, si l’on s’en tient à son bilan comme procureur du district de San Francisco – poste qu’elle a occupée de 2004 à 2010 – puis de Californie de 2010 à 2016. Harris s’est d’abord fait connaître comme une opposante au Parti démocrate sur la question de la peine de mort en refusant de prononcer une seule sentence en ce sens au cours de ses mandats et en favorisant également la réinsertion plutôt que l’incarcération. Elle a par ailleurs lutté contre les pratiques déviantes de l’industrie pharmaceutique, la prédation immobilière, et plusieurs compagnies pétrolières. Mais elle a aussi tenu des positions conservatrices sur les mêmes sujets. Elle s’est opposée à l’abolition d’une loi californienne qui condamne automatiquement les multi-récidivistes à perpétuité, même pour des délits mineurs ; a soutenu l’incarcération des parents d’élèves absentéistes ; s’est opposée à la légalisation ou même à la dépénalisation du cannabis ; et surtout a refusé de poursuivre la banque One West Best accusée d’avoir saisi les biens de certains débiteurs de manière frauduleuse… après que One West Best soit devenu un des principaux donateurs pour sa campagne pour le siège de procureur de l’État.

KAMALA HARRIS A UN RASSEMBLEMENT EN FAVEUR D’UNE REFORME DU SYSTÈME DE SANTÉ EN 2017. © Office of Senator Kamala Harris

Aujourd’hui, les alternatives ne semblent pas forcément suffisantes pour faire barrage à une nouvelle candidature de Sanders, qui reste l’homme politique le plus populaire du pays. L’aile la plus droitière du parti commence de nouveau à paniquer. La candidature de Warren ne leur doit rien mais elle peut leur offrir un répit et donner l’occasion de diviser la gauche des démocrates, ce qui permettrait aux modérés de s’unir autour d’une candidature plus consensuelle et d’isoler Sanders.

Cela annonce une primaire difficile pour les démocrates-socialistes américains malgré la progression de leurs idées dans l’opinion et au sein de l’électorat démocrate et indépendant. Les appels à une candidature raisonnable et rassembleuse – donc centriste – vont se multiplier. Il est probable que de nombreux Américains, désespérés de devoir subir un second mandat de Trump, soient influencé par cet argument. Malgré l’échec de cette stratégie lors de la dernière présidentielle, il ne manquera pas d’être répété par les principaux médias et faiseurs d’opinions démocrates.

Sanders a eu la chance de concourir face à une Hillary Clinton seule, car la candidate avait pris soin de faire le vide autour d’elle, en s’assurant notamment de la non-candidature du très populaire Joe Biden. Cette fois-ci, le candidat social-démocrate, qu’il soit Sanders ou non, ne pourra pas compter sur un espace aussi dégagé ni sur la seule hostilité à l’égard de sa rivale, hostilité de longue date qui avait aidé à rendre un Sanders assez rugueux sympathique aux yeux de la jeunesse de gauche. La multiplication des annonces de candidatures depuis début janvier risque de rendre les choses beaucoup plus confuses pour les électeurs.

La tâche est donc ardue pour les démocrates-socialistes américains. Ils ne remporteront la victoire qu’à condition de défendre clairement les idées progressistes que soutiennent une partie grandissante des Américains.


* Si le terme de democrat-socialist qu’emploie Sanders pourrait être traduit par socialiste démocratique, le sénateur du Vermont se réfère surtout à la social-démocratie scandinave. Cependant, son discours est beaucoup plus critique que peuvent l’être aujourd’hui les sociaux-démocrates européens, d’où l’usage du néologisme démocrate-socialiste qui renvoie en fait à ce que sont les sociaux-démocrates américains : des socialistes au sein du Parti démocrate.

** Ces Political action commitee sont des organisations chargées de réunir des fonds pour soutenir une campagne politique, jugées indispensables. Ces dernières années, Sanders, mais aussi O’Rourke, ont démontré qu’un soutien populaire et une campagne de financement participatif auprès des citoyens lambda pouvait donner de meilleurs résultats que les levées de fonds.