« Ce pays que tu ne connais pas » et ce petit monde que tu connais trop bien

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

« Ce moment m’a transformé, aussi. Je n’ai pas découvert notre pays lors de ce grand débat mais je crois que j’ai touché beaucoup plus clairement l’épaisseur des vies ». Lors de sa conférence de presse du 25 avril 2019, Emmanuel Macron semble répondre à l’ensemble des gilets jaunes, certes, mais plus particulièrement encore à l’un d’entre eux. Deux mois auparavant, François Ruffin avait en effet sorti un essai qu’il décrit lui-même comme un « crochet du gauche » asséné au Président Macron et intitulé : « Ce pays que tu ne connais pas ».

Dans ce livre, François Ruffin décrit les parcours croisés du Président et de lui-même, tous deux passés par les murs du même lycée, avec des origines sociales relativement semblables, mais qui pourtant ne se positionnent pas du même côté dans ce mouvement des gilets jaunes et plus généralement dans la vie politique française. De cette idée assez simple découle une « biographie non autorisée » du Président de la République, qui décortique son parcours de vie, pour mieux pointer son illégitimité à gouverner un pays qu’il ne connaît qu’à travers les 0,01% les mieux lotis.


Une loupe au-dessus d’un mouvement de masse

Le député-reporter a écrit ce livre au cours du mouvement des gilets jaunes. Comme pour son film, c’est ce mouvement, ou plutôt les gilets jaunes engagés dans ce mouvement, qui l’inspirent. Car, comme souvent avec François Ruffin, il est beaucoup question des « gens ». Le livre est truffé de citations de Françaises et de Français qu’il a pu rencontrer. Ces Français, il dit les connaître. Et il s’en vante, car Emmanuel Macron, lui, ne les connaît pas. De sa première tentative d’éteindre le mouvement des gilets jaunes, lors de l’allocution présidentielle du 10 décembre, François Ruffin relève quelques phrases sur ces « Français qui ne s’en sortent pas », mais pour lui cela sonne faux, ce ne sont que « des stéréotypes sans chair, sans visage, sans prénom derrière ». Et justement, les prénoms semblent être sa spécialité. Dans ses vidéos sur YouTube, dans ses articles dans Fakir, dans ses discours à l’Assemblée, comme dans ce livre, les prénoms, mais surtout les gens qu’il y a derrière, ont une place centrale.

Un récit de Ruffin, c’est donc l’inverse d’une étude statistique. Plutôt que de partir du macro pour s’intéresser au micro, il s’intéresse au micro pour décrire le macro. Il dit qu’il va raconter le cas d’Ecopla et que « ça va raconter la France ». Et cela donne un certain effet. Il fait du qualitatif, il fait du terrain, au sens sociologique du terme. Et c’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait.

Il raconte ainsi qu’il a trouvé son rôle dès son premier reportage, il y a vingt ans, au zoo d’Amiens : ce sera de « rendre à la réalité ses aspérités », à l’inverse des communicants et autres chargés de missions qui « ont pour fonction de lisser la réalité, de la gommer, d’en atténuer la dureté ». Il s’est ensuite intéressé à « l’arrière-cour » de la mondialisation heureuse. Celle qu’ils veulent cacher derrière les quelques réussites individuelles. Mais François Ruffin affirme refuser cela. Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Tout cela lui permet d’affirmer sa légitimité à parler des gens qui composent ce mouvement. Il s’y intéresse depuis longtemps, même quand ils se cachaient, quand ils refusaient de parler, par honte. Même quand personne d’autre ne s’y intéressait, car la curiosité était également « mondialisée » et qu’il était devenu plus évident de s’intéresser à la vie des gens à l’autre bout du monde qu’à celle de ceux qui habitent « de l’autre côté de notre ville ».

On aurait d’ailleurs aimé qu’il prenne encore plus de temps pour décrire ce qu’il a vu, pour laisser la parole à ces personnes qui ont rejoint ce mouvement, sur des dizaines de pages. Car les citations sont souvent brèves et on reste sur notre faim sur ce point. Mais cela sera davantage développé dans son film. Car dans ce livre, l’objet est également de pointer du doigt le principal responsable de tout cela, avec un récit dynamique : c’est un « uppercut moral » comme il le dit lui-même !

Le principal responsable pointé du doigt

En effet, ce livre a le mérite de mettre un nom et un visage sur un ennemi du populaire. Et d’expliquer en détail pourquoi c’est l’ennemi. Tout d’abord, parce que dès le lycée, alors que, comme François Ruffin, il faisait partie de la « classe intermédiaire », celle qui a le luxe de pouvoir choisir son camp, il se range du côté des puissants, en ne cessant de vouloir faire partie de leur monde. Puis, après avoir fait ses classes dans les études les plus sélectives françaises, il finit par travailler dans une banque d’investissement et empocher des salaires colossaux. Mais cette histoire serait assez banale et inoffensive si elle s’arrêtait là. Car comme l’écrit Ruffin : « Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. » Ainsi, Macron a non seulement choisi son camp, mais il a avancé masqué, se faisant passer pour un homme de gauche, pour mieux la détruire.

« Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. »

Cependant, ce livre ne nous explique pas l’origine de ces choix croisés. Pourquoi une telle attirance pour la classe dominante ? Pourquoi plus que les autres adolescents de son âge ? Et pourquoi n’avoir pas assumé directement ce choix, en avançant masqué pendant si longtemps ? Pour répondre à ces questions, il aurait sûrement fallu creuser plus loin dans la vie du jeune Macron, connaître avec plus de précision ses origines sociales, son parcours de vie, ses premières socialisations. Tout ce qui peut expliquer cette faim de séduction des puissants chez ce jeune adolescent. Sur ce point, ce livre constate plus qu’il n’explique et on peut regretter que François Ruffin n’ait pas davantage utilisé ses nombreuses recherches sur la vie de Macron pour nous livrer une véritable analyse.

Mais ce premier constat en amène un autre : tout ce temps passé à séduire les « grands » hommes pour appartenir à ce « beau » monde représente autant de temps en moins avec le peuple, que Macron n’a jamais voulu connaître. La fin du premier chapitre s’achève ainsi : « Vous êtes le président d’un pays que vous ne connaissez pas. Et que vous méprisez. »

L’attaque semble violente, mais ce que cherche à faire Ruffin au fond, c’est de faire honte au président. En énumérant ses anciens salaires, il rappelle son illégitimité à donner des leçons de morale aux chômeurs, alors qu’il ne sait rien de leur vie. Lorsqu’il évoque la visite de Macron à Ecopla, il précise ainsi : « nous vous avons juste offert une excursion dans votre pays ». Il raconte également comment il a sauvé Macron du « goudron et des plumes » lors de sa visite à Whirlpool. Quoi de plus honteux que de se faire sauver par son pire ennemi ? Il s’attarde également longuement sur le fait que Macron est selon lui un écrivain raté, qui n’a su écrire dans sa vie qu’un seul livre, son livre programme Révolution, que Ruffin décortique pour montrer à quel point il est mauvais, d’un point de vue purement littéraire. Il avoue d’ailleurs sa démarche après avoir cité de longs passages plats, sans style, ni intérêt, de ce livre : « Je cherche à vous faire honte ».

Un brûlot pour retourner la honte

Tout au long de cet essai, cette notion de honte est très importante et elle ne concerne pas que le président. Car ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus. Au contraire ils revêtent un « gilet haute visibilité » pour se faire voir et vont partager leurs galères sur les ronds-points. La parole se libère, comme le montre si bien son film « J’veux du soleil », et c’est déjà une grande avancée !

Ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus.

Mais cette honte qui rongeait les plus modestes de notre pays, François Ruffin espère qu’elle se transfère vers ceux qui ont causé tout ce malheur. Cela concerne les dirigeants d’entreprises, comme le PDG de Sanofi, qui appelle les riches à donner 10% de leur fortune, alors qu’il est « le chef des rapiats » puisqu’il a notamment refusé d’indemniser les victimes de la Dépakine. Ruffin le nomme pour lui faire honte.

Mais cela concerne également les politiques. Il écrit ainsi : « Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ». Le président serait ainsi le complice des « psychopathes du profit » que sont les dirigeants des grandes entreprises. Et ce n’est pas le peuple qui devrait avoir honte de vivre modestement, mais tout ce « beau » monde qui devrait avoir honte de s’accaparer les richesses, de ne pas les partager et de ne ressentir de la fraternité que pour une infime partie du peuple, que pour leurs semblables.

« Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ».

Une analyse par le prisme de la fraternité

Car selon Ruffin, c’est la fraternité envers les riches, son affection pour les puissants de ce monde – qu’il a pris le temps de mieux connaître – qui ferait avant tout agir Macron en leur faveur. Cette analyse est originale. Quand bien d’autres pointent du doigt des conflits d’intérêts, des intérêts financiers qui primeraient sur tout le reste, François Ruffin redonne finalement un aspect humain à la cible de son attaque. Même chez Emmanuel Macron, c’est l’affection qui guiderait avant tout ses choix. Malheureusement, cette affection, il ne la partage pas pour son peuple – comment avoir de l’affection pour des individus que l’on ne connaît pas ? – mais seulement pour une poignée de puissants qui bénéficient de ses choix.

C’est aussi l’envie de fraternité qui aurait été l’un des puissants moteurs du mouvement des gilets jaunes. Dans leur cabane à Abbeville, c’est de la fraternité, c’est du partage humain, c’est de l’affection que ces gilets jaunes sont venus avant tout chercher.

Ces deux exemples expliquent la place que Ruffin donne à la fraternité, au partage – des richesses matérielles comme immatérielles – dans son projet politique. En effet, quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Au vu du succès populaire qui entoure le personnage et ses productions, il semble réussir à convaincre une bonne partie de la population de s’engager dans cette voie. Mais comment réussit-il ce tour de force ?

Un député-reporter-monsieur tout le monde

Quand il se compare à Macron, Ruffin met en avant ses doutes de l’adolescence qui le poursuivent encore maintenant, contrairement au président qui ne les aurait jamais connus. Il oppose également souvent la « perfection » d’Emmanuel Macron à son imperfection à lui. On pourrait croire qu’il se dévalorise, qu’il jalouse même le président. Son livre apparaît dans les meilleures ventes sur le site de son éditeur. Pourtant, il dit lui-même qu’il a été écrit « d’un jet » et qu’il n’est pas fignolé. Alors pourquoi les lecteurs achètent-t-ils un livre qui serait presque bâclé ? Et pourquoi ses discours à l’Assemblée sont-ils si visionnés, plus que ceux d’autres députés parfois plus « charismatiques » ou encore censés être des meilleurs connaisseurs du dossier ?

Parce que cette plume qui ne pèse pas chaque mot, cette voix tremblotante, ça pourrait être la nôtre. Nous serions comme lui stressés de nous exprimer à la tribune. Comme lui, nous aurions griffonné quelques arguments sur une fiche en carton, mais nous admettrions bien volontiers ne pas être experts du dossier et, comme lui, nous nous raccrocherions à ce que nous connaissons, les exemples qui nous entourent, pour faire notre démonstration. Quand nous voulons par exemple démontrer à un ami qu’il existe des injustices, nous citons telle connaissance qui n’arrive pas à trouver du travail, malgré une recherche effrénée et des diplômes en poche. Pour montrer qu’Emmanuel Macron n’a rien compris au mouvement des gilets jaunes et qu’il n’a pas su leur répondre par son allocution du 10 décembre, Ruffin dit qu’il a « fait pleurer Marie », une femme « gilet jaune » qu’il a pu rencontrer. Et il commence même son livre par cet exemple, par ce constat.

Ruffin révèle même, sans doute sans le faire exprès, la recette de son « succès » dans son livre. Il écrit : « Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. Je vous jure que ce clochard, dont la femme s’est barrée, et qui s’est réfugié dans la bouteille, et qui a sombré, sombré, sombré, qui ne se lave plus, qui ne règle plus son loyer, c’est moi, je le sens, ça pourrait être moi. » Comme un écho, on peut imaginer ce que se disent ces « paumés » et ces « découragés » qui regardent ses discours. Ils se disent peut-être : « cet ancien reporter, devenu député, qui nous défend à la tribune de l’Assemblée nationale, c’est moi, ça pourrait être moi. ». A l’inverse d’un président trop « parfait » pour les représenter, pour les comprendre.

« Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. »

Ainsi, lorsqu’après avoir terminé cet ouvrage, on jette un dernier coup d’œil sur la quatrième de couverture, on ne voit plus les photos de François Ruffin et Emmanuel Macron, jeunes adolescents, du même œil. On aperçoit chez le jeune Ruffin un petit sourire en coin, imperceptible au premier regard, mais qui semble nous dire, pour une fois sûr de lui : « A la fin, c’est nous qu’on va gagner » !

Destruction des cabanes des gilets jaunes : la répression hors-champ [Carte]

Alors que les caméras se tournent vers les grandes villes, nous nous sommes intéressés à tous ces ronds-points de France qui n’ont pas eu leur tragique quart d’heure de violence sur une chaîne 24/7. Nous avons tenté l’effort de référencer le maximum de ronds-points occupés par une cabane, un campement, une caravane, en tout cas, une installation faite pour durer et accueillir au quotidien un espace de vie. Nous pensons par exemple à cette caravane en Dordogne, ou cette cabane dans la Meuse. Nous nous sommes interrogés sur ce point aveugle de l’actualité et sur la nature de ces destructions. Par Igor Maquet.


La carte issue du travail de compilation des destructions des cabanes des gilets jaunes telles que répertoriées par la presse quotidienne régionale est consultable en cliquant sur ce lien. Travail nécessairement partiel, la carte demande à être complétée ; elle donne néanmoins un aperçu du caractère systématique de la reprise en main des ronds-points par les autorités.

Du hameau au péage, des périphériques aux centres villes, le mouvement des gilets jaunes a surgi comme une déferlante. Apparu sans crier gare, ourdi sur les réseaux sociaux, il a occupé du jour au lendemain les ronds-points de France. En cause, l’étincelle d’une nouvelle taxe, qui a ravivé un profond sentiment d’injustice, sur fond de précarité économique et sociale. Un débordement qui dure depuis maintenant vingt semaines. L’information tourne en boucle, l’écho est international. Même le New York Times se rendra dans la capitale de l’Indre pour couvrir l’événement.

Le sujet clive, les commentaires pleuvent, les questions fleurissent. Qui sont les gilets jaunes ? D’où viennent-ils ? Que demandent-ils ? Qui sont leurs représentants ? Incontrôlables, insaisissables, ils affolent.  Même Emmanuel Todd, le prophète démographe du mystère français, avoue être perdu : « J’ai essayé de comprendre quelle était la géographie des gilets jaunes, et je n’ai toujours rien compris ! »

L’iconique soulèvement bouscule les esprits. Un thème s’impose dans les bouches. Alimentées par la ritournelle médiatique du samedi, cette grande focale des médias à l’américaine (BFM, CNews, LCI, etc.), les images de destruction et les symboles profanés tournent en boucle sur les chaînes d’information. À tel point que la directrice de publication de la chaîne d’Alain Weill médite son format “pour mettre fin à l’effet hypnotique“. Mais une autre violence, plus discrète, moins clinquante, plus routinière, frappait le mouvement, pendant que la question des violences était entretenue sous le feu médiatique.

On a fait peu de cas de cette répression d’ensemble. La presse quotidienne régionale a pris ponctuellement soin de couvrir les démantèlements ou les vandalismes, mais principalement depuis leur localité, leur zone de couverture médiatique. Clairement, le mouvement dans son entier n’a pas été relayé.

Nous ne comptons pas dans cette carte le harcèlement quotidien de la police et de la gendarmerie, les arrêtés préfectoraux, l’agacement de certains riverains, l’hostilité idéologique à peine voilée, ni même celle des manifestations que David Dufresne répertorie avec attention. Une violence impossible à totaliser, même si les traces abondent dans les témoignages, les photos, les vidéos, les posts sur les réseaux sociaux…

Si l’argument de la sécurité liée à la proximité des installations routières est systématiquement avancé, nombre de cas manifestent un acharnement systématique échappant à la rationalité bureaucratique. À Brionne par exemple, nous apprenons que l’opposition au maire PCF de la commune s’inquiète pour l’image de marque de la ville. Elle pointe le caractère inesthétique de l’installation à l’entrée de la ville, que l’élu communiste tempère par un : « Ce n’est pas fait pour durer. »

Si quelques collectifs de gilets jaunes ont su trouver un accord avec les autorités locales pour réaménager les installations, cette démarche n’est pas la règle. Les arrêtés préfectoraux pleuvent. Les ronds-points sont pour la plupart propriété de l’État. Même quand le maire d’une commune est favorable à ces formes d’auto-organisation, il reste sans pouvoir face à la machine bureaucratique.

Priscillia Ludosky : « Les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière »

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Dès les premières semaines, le mouvement des gilets jaunes s’est imposé comme un événement historique majeur. Parti d’une revendication sur la hausse des taxes sur le carburant, il a libéré la parole et mis des centaines de milliers de Français sur les ronds-points et dans la rue. À l’approche du cinquième mois du mouvement, nous avons souhaité nous entretenir avec Priscillia Ludosky. En mai 2018, elle publiait une pétition intitulée « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe ! ». Elle est depuis devenue l’un des principaux visages de la contestation. Avec elle, nous avons parlé services publics, patriotisme, répression, écologie et stratégie, mais aussi du rôle de l’État, d’Europe, de la singularité historique et de l’avenir d’un mouvement qui fera date. Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz. Retranscription réalisée par Agathe Contet. 


LVSL – Le mouvement des gilets jaunes dure maintenant depuis un peu plus de quatre mois. C’est une longévité qui surprend au vu du caractère profondément spontané du mouvement. Comment s’organisent concrètement les gilets jaunes au quotidien pour décider de la stratégie à mener face au gouvernement ? Quels outils sont utilisés ? Est-ce qu’il existe des formes d’organisations autres que les groupes Facebook que l’on connaît ?

Priscillia Ludosky – Il y a des collectifs qui se sont formés, des groupes de travail qui se réunissent régulièrement pour avancer sur certains sujets comme les dépôts de plaintes par exemple, avec la mise en commun de dossiers pour pouvoir mener des actions collectives auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Depuis le début du mouvement, on se rend compte qu’il y a des personnes qui se réunissent par affinité de compétences et qui décident de travailler ensemble pour faire avancer certaines choses au sein du mouvement. En l’occurrence ce sont surtout les blessés et les violences qui poussent vers des actions collectives pour qu’elles aient du poids. Il y a aussi des personnes qui s’occupent des sujets liés à la démocratie et qui mettent en place des groupes ou des commissions pour pouvoir pousser la mise en place du RIC – Référendum d’initiative citoyenne. À côté de ça, pour que les citoyens puissent avoir des modes de consultations plus réguliers, une association appelée « démocratie ouverte » a été lancée et elle a mené à la rédaction d’une lettre ouverte adressée au président via Le Parisien. Elle n’a pas donné satisfaction puisqu’il n’y a pas eu de réponse ; cela dit le groupe s’y attendait et leur but était surtout de proposer de mettre en place un observatoire pour pouvoir analyser les résultats du Grand débat et du Vrai débat. Ensuite, on propose de mettre en place une assemblée citoyenne chargée de traiter certains sujets avec des citoyens tirés au sort qui devraient faire des référendums à questions et à choix multiples. Enfin, la troisième proposition dans cette lettre était de mettre en place des outils qui permettraient au citoyen de prendre des initiatives individuelles, pas forcément dans le cadre d’une entreprise ou d’un mouvement.

Il y a donc des petites initiatives qui sont prises, comme cette lettre, mais qui ne sont pas forcément médiatisées ou mises en lumière. Les gens peuvent alors se demander ce qu’on fait dans ce mouvement à part marcher le samedi. Il y a aussi ce que j’appelle des « vocations renaissantes » où des gens créent des associations pour venir en aide aux SDF, font des actions pour aider des personnes en passe de se faire expulser, créent des choses en lien avec l’écologie, le bio, les épiceries solidaires. En fait il y a des gens qui veulent aider et apporter leur pierre à l’édifice différemment que par l’organisation de manifestations, des gens qui ne sont pas purement dans l’activisme mais qui font des actions de solidarité. Au début on n’était que sur des actions de forme pour être vraiment dans la contestation pure mais, peu à peu, des gens se sont organisés en groupes pour faire avancer les choses. Il y a une évolution plus qu’un essoufflement comme on l’entend parfois.

LVSL – En parallèle de ces formes d’organisation horizontales et spontanées, il y a pourtant des leaders identifiés. Certains comme Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur ont été désavoués dès le moment où ils semblaient prétendre prendre l’ascendant sur le mouvement. L’existence de figures telles que vous, Éric Drouet ou Maxime Nicolle ne témoigne-t-elle pas néanmoins d’un besoin d’incarnation et de représentation ?

PL – Je pense que ce rejet est dû à plusieurs choses. D’abord, au fait que c’est un mouvement purement citoyen et qu’il y a donc un refus d’utiliser le label gilet jaune pour aller en politique. Après, qu’on veuille aller en politique pour essayer de faire changer les choses soit en apportant du concret à des programmes déjà existants soit en créant un programme, pourquoi pas. Ce qui dérange c’est l’utilisation de ce label gilet jaune qui revient à créer un parti gilet jaune alors que c’est un mouvement qui dénonce plein de choses et dont on ne peut pas tirer un parti politique. Selon moi, c’est avant tout pour cette raison qu’il y a eu un rejet immédiat des personnes qui ont tenté d’aller dans cette direction. De plus, on a beaucoup mis en avant l’envie d’un nouveau système de représentativité. Dès lors, il est certain que lorsqu’un quelqu’un choisit tout de suite d’aller en politique et de créer une liste aux européennes, ce n’est pas en phase avec ce que les gens souhaitent.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Concernant la représentation, c’est étonnant parce qu’il y a des personnes qui ont ce besoin et d’autres non. Parmi les « figures » comme on dit, il n’y a pas ce besoin. C’est assez gênant en fait parce qu’il y a des gens qui ont des attentes par rapport aux « figures » alors que c’est déplacé d’en avoir. Je n’ai pas la responsabilité de parler au nom de quelqu’un spécifiquement. Il y a des personnes qui viennent me voir en me demandant de dire ou de faire certaines choses et pourquoi je n’ai pas fait ou dit d’autres choses. Ce que moi je dis c’est qu’on pourrait faire ça ensemble. Lancez l’initiative et on viendra. On ne peut pas tous être sur tous les fronts et c’est ce qui fait la force du mouvement : c’est un panel de la population, il y a de tout et donc beaucoup de compétences. Le mouvement des gilets jaunes est un réseau énorme de toutes les qualifications qu’on peut retrouver dans le pays parce qu’on a des gens issus de tous les domaines. Il y a des personnes que je rencontre qui me disent qu’elles sont exclusivement sur la fabrication de tracts, d’autres sur la communication. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une multinationale avec des branches partout. Si demain vous voulez lancer quelque chose, vous avez toutes les compétences nécessaires. Encore faut-il se connaître, être en lien et faire jouer un peu son réseau mais ça se trouve rapidement et je pense que c’est une force.

« Je pense qu’on a appris à se parler. »

Cependant, dans la mesure où certains ont besoin d’être très structurés, cette manière de fonctionner peut par moment devenir une faiblesse, notamment au niveau des actions. On aurait pu, par exemple, être aussi efficaces que les activistes du mouvement climat sur certains modes d’actions si on avait leur organisation. Seulement ce sont des associations très bien organisées et structurées depuis un certains temps. Ils ont des règles et des stratégies bien précises de par leur organisation alors que le mouvement des gilets jaunes, c’est une manifestation spontanée de personnes. On ne peut donc pas le traiter comme on traite des mouvements structurés. C’est à la fois une faiblesse et une force.

LVSL – La plupart des mouvements sociaux se focalisent sur une revendication particulière et ne prennent pas cette dimension globale capable de parler à tous. Comment est-ce que vous interprétez cette dimension du mouvement ?

PL – Je ne sais pas si c’était une question de timing, mais au moment où j’ai lancé la pétition j’ai été inondée de courriels et de messages sur Facebook de personnes qui me disaient qu’il y avait plein de choses qui n’allaient pas et qu’il fallait qu’on le dise maintenant. C’est comme s’il y avait une fenêtre qui s’était ouverte avec la pétition : il faut dire ceci, il faut dire cela, il faut tout dénoncer, sortir dans les rues. Certains décrivent cela comme une étincelle, une goutte d’eau, on m’a dit que les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière. Les gilets jaunes sont toujours décrits comme étant une sorte de déclic, il y a eu ce besoin de dire collectivement ce qui ne va pas alors qu’avant on ne le disait pas, ou bien on le disait mais en cercle restreint. Je ne sais pas si, en faisant ça un an avant ou un an après, le résultat aurait été le même. J’ai l’impression qu’il y a eu une fenêtre qui a fait que le mouvement est apparu ainsi.

« On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. »

Je pense qu’on a appris à se parler. Il y a eu l’arrivée spontanée sur les ronds-points qui sont tout de suite devenu un lieu d’échange. Habituellement on ne s’intéresse pas à son voisin, c’est métro, boulot, dodo : on rentre chez soi, on ne sait pas ce qui se passe dans notre bâtiment, on ne connaît pas les soucis de son voisin et même au sein d’une famille on apprend parfois les problèmes des autres seulement lorsqu’ils éclatent réellement. On est très cloisonnés, renfermés sur nous-mêmes, on a honte de notre situation alors qu’on est tous concernés par les mêmes choses. On pense amener les gens à s’exprimer, à les sortir de chez eux et de l’isolement et à découvrir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation, qu’on fait partie du même monde, de la même société, du même pays et que si on a quelque-chose à dire et à dénoncer à propos du système, il faut qu’on le fasse ensemble. Je pense que le mouvement est né de la réouverture du dialogue et de la prise de conscience de qui on est en tant que citoyen, de ce qu’on représente.

LVSL – Le mouvement est marqué par une réappropriation des symboles nationaux. On entonne la Marseillaise comme on chante des versions revisitées des chants de supporters de juillet dernier et on brandit le drapeau français comme complément du gilet jaune. Est-ce que ça s’inscrit dans la suite de la coupe du monde, ou même des attentats qui ont contribué à créer ce sentiment d’unité ? Est-ce qu’il y a une envie d’être ensemble, de faire peuple à nouveau ? Quels en sont les principaux déterminants ?

PL – Je crois que oui. Les événements sportifs aident, ils aident toujours, mais c’est très éphémère. Il est possible que ça ait été dans la continuité parce que le mouvement a débuté peu de temps après. Les moments comme ça où on se bat tous à travers une équipe pour obtenir quelque chose, que ce soit une place quelque part où une victoire lors d’un tournoi, ça réveille un petit sentiment patriotique. Alors je ne saurais pas dire si c’est dans la continuité mais je pense que ça y participe. D’ailleurs j’entendais des gens dire « On sort pour la coupe du monde et on ne sort pas pour les gilets jaunes ».

LVSL – De la disparition des services publics de proximité au blocage des péages jusqu’à la contestation de la vente d’Aéroports de Paris, les gilets jaunes accusent Emmanuel Macron de brader les biens nationaux. Quel rôle joue la défense des services publics dans le succès que rencontre ce mouvement ? Est-ce que, en dépit des procès en anti-étatisme et en poujadisme intentés aux gilets jaunes, il n’y a pas au contraire une volonté de se réapproprier l’État ?

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

PL – Au départ on nous a beaucoup dit qu’on ne voulait pas payer de taxes. Moi je répondais que ce n’est pas que l’on ne veut pas payer de taxes, on en paye déjà et on sait ce que c’est censé financer, mais qu’on dénonce le fait qu’elles ne servent pas ce qu’elles devraient financer. C’est le manque de transparence et les grosses inégalités qui sont dénoncés. On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. D’autant plus quand on sait ce qu’il s’est passé avec les autoroutes, où ils font des bénéfices énormes sur le dos des citoyens en augmentant constamment les prix des péages. À un moment donné, c’était tellement exorbitant qu’en 2015 le président, qui était ministre de l’Économie à l’époque, et Ségolène Royal, ont signé un contrat en catimini à l’intérieur. Ils sont en ce moment en train de ressortir les clauses du contrat mais on sait déjà que l’une d’elles, qui consistait à geler les tarifs, disait que les propriétaires des péages récupéreraient ce qu’ils avaient gelé sur les quatre années suivantes. Donc il y a aussi ces magouilles internes qui mènent à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qui est en train de se faire avec ADP.

 

« On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. »

En fait on vend, mais surtout on brade, et au final ce sont nous, les citoyens, qui payons les pots cassés. Je pense que c’est ça qui fait que ces sujets reviennent sur la table, après ce qu’ils ont fait avec les autoroutes, on se demande ce que ça va donner avec ADP.

LVSL – La réduction des dépenses publiques et même la privatisation de ces services publics est souvent justifiée par la contrainte européenne et les critères de convergence de Maastricht. La question européenne se pose-t-elle avec de plus en plus d’acuité à mesure que les mois passent ? Est-ce que c’est en train de devenir un objet d’attention central ?

PL – On le voit de plus en plus dans les débats des gilets jaunes où beaucoup de personnes se demandent s’il est utile de rester dans l’Union européenne ou s’il ne faut pas toucher à certains traités pour changer les choses. C’est encore lié au patriotisme et à ce qui l’entoure : on veut bien faire partie d’une communauté, mais dans la réalité on se rend compte qu’avec elle le chef de l’État n’a pas une grande marge de manœuvre. On sait que certaines grandes multinationales ne sont pas aussi taxées qu’elles le devraient par rapport aux TPE et PME, qui elles, incarnent l’économie du pays. On se rend bien compte qu’il y a ainsi de grosses inégalités et on se dit que ce sont encore les mêmes qui sont privilégiés parce que l’Europe le décide. On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. Le sujet revient donc régulièrement dans le débat en ce moment.

LVSL – Est-ce que ça n’a pas constitué un point aveugle du mouvement pendant longtemps ?

PL – C’est un mouvement qui est jeune. Moi j’en entends parler depuis janvier mais peut-être que ça avait été discuté avant. Je trouve au contraire que la réflexion a été très rapide, surtout quand on voit d’où on est parti et là où on en est aujourd’hui, avec toutes les initiatives mises en place depuis janvier. Sachant qu’il y a eu les fêtes entre temps et le besoin de faire connaître le mouvement, pour moi c’est très rapide, peut-être même trop rapide.

LVSL – Les images des pillages, et particulièrement l’incendie du Fouquet’s le 16 mars dernier, ont fait le tour du monde. Quelle est la portée symbolique d’organiser des manifestations dans les quartiers et les arrondissements les plus bourgeois de la capitale ?

PL – Je pense qu’il s’agit d’un symbole des lieux de décisions et ce sont des vitrines à l’international. C’est différent de défiler dans un petit village, même si ça a un sens au niveau départemental. Je suis allée manifester dans d’autres villes et beaucoup de gens m’ont remercié de mettre la lumière sur leur ville parce qu’on n’en parle jamais alors qu’ils ont des problèmes comme des taux de chômage très élevés. Malheureusement, pour être vus à l’international, ce sont les lieux dont vous parlez qui attirent l’œil et c’est pour ça que ce sont les principaux lieux de destination des manifestations.

LVSL – Est-ce que vous pensez que c’est pour ça que le mouvement des gilets jaunes est plus efficace que n’importe quel autre mouvement social qui se contente de défiler dans les quartiers où il n’y pas d’enjeu symbolique ou matériel ?

PL – Je pense que ça vient en partie des lieux parce qu’il y a tout de suite un enjeu, on essaie systématiquement de nous détourner de certains quartiers lorsqu’un trajet est annoncé, ils réagissent sur certains points bien précis. Je pense par exemple à la fois où on avait voulu organiser un parcours qui passait par le quartier des ambassades, tout de suite il y avait eu des alertes. De toute façon, à Paris, on a l’impression qu’on ne peut rien faire : tous les lieux sont sensibles, Paris en elle-même est sensible. Donc effectivement, je pense que les lieux des manifestations participent au fait d’être plus écoutés, ainsi que le fait qu’on ne représente pas un corps de métier et que l’on n’a pas en face une personne avec qui négocier, à qui on peut promettre des choses qui ne vont jamais arriver plus tard. Il y a plusieurs profils qui représentent la population et qui sont dehors pour manifester pour tout ce qui ne va pas, donc c’est difficile à arrêter.

LVSL – Justement en termes de stratégie, Éric Drouet évoquait récemment l’idée de bloquer les dépôts pétroliers. Est-ce que vous pensez que ce genre d’actions consistant à s’attaquer aux secteurs stratégiques de l’économie, pourraient à terme être efficaces ?

PL – En réalité ce sont des choses qui se font tout le temps, il y a beaucoup de blocages et franchement si on devait les recenser, il y en aurait toutes les semaines depuis novembre. D’ailleurs il aurait été intéressant de faire ce travail, c’est peut-être trop tard maintenant mais si on l’avait fait on verrait qu’il y a beaucoup de blocages en province.

« Le Président nous a beaucoup vanté le Grand Débat, je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous. »

On n’en parle pas vraiment mais il y a aussi des groupes qui continuent à faire des actions un peu différentes, notamment les « gilets jaunes Opération spéciale », qui vont chez Starbucks, Facebook, qui demandent à prendre un rendez-vous, envoient des courriers recommandés pour être reçus et demander pourquoi ils ont des avantages fiscaux. Il y en a d’autres récemment qui sont allés chez Monsanto. Ils essaient en fait d’associer un message avec leurs actions pour qu’on comprenne pourquoi les gens investissent des lieux, dans quel but. De cette manière les personnes qui ne connaissent pas vraiment les raisons, qui pensent que ce sont des blocages uniquement pour bloquer, comprennent le message et voient aussi qu’en tant que citoyens, on n’a pas d’autres modes d’action possibles. Quand on fait un blocage devant Monsanto, ça figure dans les médias, parce que c’est Monsanto. Les gens ont peut-être du mal à comprendre ces actions de blocages donc je pense que c’est important de mettre le message qui va avec. Ce genre d’actions qu’Éric Drouet propose existent déjà et devraient plutôt être associées à un message qui puisse être diffusé après.

LVSL – Si le mouvement a eu autant d’impact, c’est aussi parce qu’il a investi les lieux de vie qu’étaient les ronds-points. Ces lieux de passages ont un impact sur chacun au quotidien, tandis que les manifestations le samedi sont beaucoup plus localisées. Si elles occupent l’agenda médiatique, elles ne touchent personne dans son quotidien. Est-ce que c’est pertinent de continuer à manifester tous les samedis ?

PL – C’est utile pour certaines choses. Il y a des gens qui vont trouver inutile d’investir les ronds-points alors qu’ils n’ont même pas idée de l’impact que ça a eu sur le mouvement, les personnes présentes pouvaient communiquer les unes avec les autres. Il y a aussi eu beaucoup de communication avec les automobilistes sur les péages et avec les passants sur les ronds-points qui s’arrêtaient pour discuter. Il y avait des personnes avec des difficultés quotidiennes sur les ronds-points et qui pouvaient ainsi partager leur quotidien et leurs conditions de vie en expliquant ce qu’ils font là aux passants. Le mouvement s’est tout de suite propagé comme une trainée de poudre, du moins en province, grâce à ces ronds-points. Les actions du samedi, ce sont des personnes qui ne sont pas forcément sur les ronds-points mais qui veulent aussi montrer leur mécontentement ou leur soutien. Au moins, il y a un peu plus de liberté le samedi parce que tout le monde ne travaille pas. D’autres personnes se consacrent exclusivement aux actions nocturnes comme les blocages. Je pense que tous ces types d’actions peuvent cohabiter parce que c’est nécessaire pour montrer que le mouvement est encore là, qu’il existe et qu’on attend des réponses.

LVSL – Est-ce qu’un nouveau type d’action d’envergure telle que l’occupation des ronds-points est prévue ces prochaines semaines ou ces prochains mois ? Est-ce que, finalement, le 16 mars n’était pas une sorte de baroud d’honneur et est-ce qu’il va être possible de redonner une vitalité au mouvement ?

PL – Je pense que c’est possible. Au départ les syndicats ne savaient peut-être pas vraiment comment se situer dans le mouvement parce qu’on a beaucoup dit qu’il s’agissait d’un mouvement citoyen, et c’est le cas, donc en tant que syndicat, faire valoir les intérêts des salariés dans un mouvement citoyen n’est pas évident. Aujourd’hui je pense qu’il est intéressant de converger en faisant des actions avec les syndicats, comme une grève générale qui pourrait impliquer tout le monde. Il faut vraiment travailler là-dessus pour que le mouvement soit plus étendu et que tout le monde s’y retrouve et n’ait pas l’impression d’être entre deux chaises. Je pense qu’on doit essayer d’arriver à faire des grèves générales mieux organisées, plus soutenues et qui durent plus longtemps. Il y a aussi les mesures qui doivent être annoncées par le président qui nous a beaucoup vanté le Grand Débat et je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous.

LVSL – La question de la grève générale s’est en effet posée. Les gens allaient sur les ronds-points le soir après le travail, la nuit, c’était épuisant mais le mouvement n’a pas investi les lieux de travail. Est-ce qu’il va être capable de le faire et est-ce que vous comptez sur les syndicats pour vous y aider ?

PL – Il y a des actions de convergence, je pense notamment à Castorama, où gilets jaunes et syndicats ont investi les lieux à cause de postes qui allaient être supprimés. En province aussi il y a des actions qui se font dans ce cadre-là. Cela dit, il n’y a pas de revendications purement syndicales attachées aux conditions de travail des employés, où on les voit beaucoup moins que les revendications liées au pouvoir d’achat. Dans le cadre de ces fameuses grèves, pourquoi ne pas justement faire valoir ces sujets-là, puisqu’ils sont maîtrisés par des groupes qui travaillent dessus depuis des années et qui pourraient véhiculer ces messages peut-être mieux que d’autres.

« On dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. »

Il y a aussi le sujet de l’écologie où on nous a dit qu’on était opposé aux écologistes alors que ce n’est pas le cas. Il y a ainsi eu des convergences d’actions avec des associations pour le climat et on a vu le 16 mars qu’il y avait un très grand nombre de personnes dans les rues avec ces associations et les gilets jaunes. Les gens allaient d’une manifestation à l’autre, il y a eu une convergence toute la journée. À côté de ça, il aurait fallu une grève générale qui aurait mis tout le monde dans la rue.

LVSL – Au départ le mouvement était analysé par les médias comme étant anti-taxe sur les carburants et donc forcément anti-écologiste. Quelles sont les actions ou les stratégies prévues pour faire converger les demandes issues des gilets jaunes et celles du mouvement écologiste ?

PL – En fait on dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. Ces sujets-là sont opposés volontairement selon moi, parce que si on se rend compte qu’il faut les traiter ensemble, il serait très facile d’obtenir des mesures cohérentes, ce qui n’est pas le but du pouvoir. Je considère le mouvement à la manière de phares : il met en lumière ce qui est dans l’ombre. Les gens qui travaillaient dans l’ombre, les travaux des associations, les injustices qui nous cloisonnent ou nous isolent, tout est mis en lumière. La couleur jaune n’est pas si mal finalement, elle met les phares sur ce qui ne va pas.

LVSL – Malgré quatre mois de contestation, les gains sociaux immédiats du mouvement sont relativement faibles, les annonces d’Emmanuel Macron n’ont peut-être pas été à la hauteur. Pourtant une rupture culturelle majeure semble s’être amorcée. Si le mouvement devait s’arrêter aujourd’hui, que resterait-il des gilets jaunes ?

PL – Je dirais qu’il resterait une grosse prise de conscience sur certains sujets qui a permis de se soucier beaucoup plus des autres et de donner un regain d’intérêt aux sujets liés au climat. On voit par exemple que les étudiants se mobilisent tous les vendredis et ça va s’intensifier. C’est bien parce que ça commence plus tôt, avec des générations beaucoup plus jeunes, ça donne de l’espoir pour le futur. On se dit que s’ils se rendent comptent des choses plut tôt, peut-être qu’il y a de l’espoir pour que ça se passe mieux à l’avenir et qu’il y ait des sujets qui soient vraiment pris en compte. Si on commence par des actions de désobéissance civile à cet âge-là, ça aura forcément un impact plus tard.

En ce qui concerne la démocratie, je pense qu’il n’y aura pas d’effets immédiats, mais qu’à long terme ce ne sera plus ignoré, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse l’être.

Concernant les autres sujets sur la fiscalité et le pouvoir d’achat, je ne vois pas d’autres manières que de faire des rapports de forces avec les manifestations, sauf si le RIC est mis en place. Les choses pourront alors se passer comme ailleurs où, quand on veut proposer des choses et pousser des mesures, on a le droit de lancer un référendum et de faire des débats dessus. Le RIC nous dispenserait peut-être de faire des manifestations.

LVSL – Un article du Monde publié le 22 décembre dernier et intitulé « Depuis la crise des « gilets jaunes », la vie à huis clos d’Emmanuel Macron » évoquait le voyage chaotique du Président de la République au Puy-en-Velay après l’incendie de la préfecture lors de l’Acte III. À ce moment-là, avez-vous senti que le pouvoir avait peur ?

PL – Oui, rien qu’à la posture du président lorsqu’il a annoncé les mesures, c’était une posture très fermée, très crispée, pas du tout sereine et quand on se tient comme ça pour faire un discours, on n’est pas très à l’aise. Même au niveau du gouvernement, la façon dont les choses se passaient, des personnes ont été limogées ou s’en sont allées d’elles-mêmes et on sentait qu’il y avait une certaine fragilité. Il y a aussi eu le cafouillage quand ils ont annoncé des mesures mais que certains sont revenus dessus à plusieurs reprises en décembre, ils faisaient machine arrière et n’étaient pas d’accord entre eux. Certaines choses étaient annoncées puis décommandées publiquement. On sentait que quelque chose n’allait pas.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

LVSL – Êtes-vous êtes confiante pour la suite du mouvement ?

PL – Je ne dirais pas confiante non, je dirais même que ça fait peur parce qu’on se dit qu’on vit dans un pays libre mais on se rend compte que dès lors que quelque chose ne va pas dans leur sens, il y a de très fortes répressions. Je pense que beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ce qu’il se passe dans la rue. Je ne parle pas d’une personne qui serait agressive et qui aurait en face une réponse qui correspond à son agressivité, mais je parle de gens qui marchent dans la rue et à qui on demande d’enlever leurs gilets. Ça paraît ridicule mais c’est extrêmement grave, c’est un peu comme si on me demandait d’enlever mon manteau sans quoi je ne pourrais pas traverser de l’autre côté de la rue.

« J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante. »

Tout de suite, en pensant gilet jaune on pense à un mouvement activiste, à un militantisme dont il faudrait peut-être se méfier, mais il s’agit à la base d’un vêtement. Une personne a reçu une amende pour avoir porté un pull marqué « RIC », c’est grave et les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer. On ne parle pas de gens agressifs, il y a beaucoup de retraités, de couples, ce ne sont pas des délinquants qui sont dans la rue. Il faut se poser les bonnes questions et moi je ne suis pas confiante quand je vois ça, ça fait peur. Certaines personnes ont été éborgnées, elles ne lançaient pas de pavés, c’étaient des personnes qui filmaient, beaucoup d’entre elles étaient en train de faire des directs, c’est hallucinant. C’est triste, on se dit que ce n’est pas comme si on voulait instaurer une dictature et qu’on nous empêchait à tout prix de le faire ; on est sur des sujets basiques comme la fiscalité, l’écologie, la démocratie et je trouve inquiétant le fait que l’on soit attaqués de toutes parts. J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante.

Il y a beaucoup de gens qui travaillent pour que les choses se fassent comme il faut et que les mesures auxquelles on croit puissent passer. Cependant on ne nous facilite pas la tâche. Il faut garder espoir parce que c’est pour le bien commun. Tout le monde ne peut pas être d’accord avec toutes les mesures mais le but final n’est pas de nuire, donc il n’y a pas de raisons pour qu’on subisse autant d’attaques.

L’avenir de l’éolien français n’est-il que du vent ?

Wikipedia

Coup sur coup, la France vient de voir plusieurs projets autour de l’énergie éolienne se développer sur son territoire. Siemens-Gamesa va déposer un permis de construire pour la production d’éoliennes en mer au Havre tandis que la Commission européenne a autorisé la création de fermes éoliennes au large de Belle-Île et de Groix dans le Morbihan ainsi que trois autres fermes en Méditerranée. Total, de son côté, s’est lancée avec deux partenaires étrangers dans la bataille de l’appel d’offres lancé par l’État pour le parc éolien au large de Dunkerque. Face à la major du pétrole, les français EDF et Engie, l’anglo-néerlandais Shell et le suédois Vattenfall sont sur les rangs pour une décision au courant de l’année 2019. Ce développement des projets tous azimuts marque-t-il enfin l’avènement de cette énergie renouvelable dans une France encore très dépendante de la filière nucléaire ?


Lors de la présentation de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) le 27 novembre 2018, Emmanuel Macron a insisté sur le fait que « Nous concentrons nos efforts sur le développement des énergies renouvelables les plus compétitives. Et parce que nous veillons au pouvoir d’achat des Français, nous serons exigeants avec les professionnels sur la baisse des coûts ». Ce volontarisme, également exprimé par François de Rugy, le ministre de la Transition écologique et solidaire, se montre avec l’engagement du gouvernement à ce que le premier parc éolien en mer, porté par EDF Énergies Nouvelles au large de Saint-Nazaire, soit mis en service durant le quinquennat. « La montée en puissance des énergies renouvelables en France est inéluctable » a répété M. Macron.

On entend de plus en plus parler d’énergies renouvelables (ENR) sans que pour autant on sache toujours bien les définir. Les ENR correspondent aux énergies qui sont produites par des ressources primaires inépuisables, à savoir le vent, l’eau et l’ensoleillement. En France, en 2017, 16,7% de la production totale de l’énergie provenait des énergies renouvelables contre 71,6% pour le nucléaire et 10,3% par des moyens thermiques que sont les hydrocarbures et le charbon. L’éolien a participé à 4,5% de la production totale de l’énergie en France en 2017, ce qui en fait le quatrième producteur européen. Une marge reste cependant, puisque selon l’ADEME (l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), le territoire français est le deuxième producteur européen potentiel derrière le Royaume-Uni mais devant l’Allemagne, l’Espagne ou le Danemark.

Une énergie renouvelable par le soleil et le vent

Contrairement à la croyance populaire, l’énergie éolienne provient d’abord de l’énergie solaire qui créée les vents par les différences de température et pression qu’elle entraîne à la surface de la Terre. La force de Coriolis, énergie cinétique de la Terre qui tourne sur elle-même, actionne aussi des vents. On estime de 1 à 2% la part de l’énergie solaire convertie en énergie éolienne de manière naturelle. Généralement, toutefois, l’énergie éolienne utilise la force du vent qui est renouvelable et inépuisable. Les éoliennes peuvent être terrestres, comme on le voit dans les Hauts-de-France ou dans le Grand-Est – 57% de la production totale en France – mais également offshore, sur la mer comme au Danemark.

Une éolienne présente l’avantage de fonctionner et produire de l’électricité en moyenne 90 % du temps.

Une éolienne produit donc de l’électricité grâce au vent qui met en mouvement un rotor, permettant sa transformation en énergie. La vitesse de rotation entraînée par le mouvement des pales est accélérée par un multiplicateur. Cette énergie mécanique est ensuite transmise au générateur. Un transformateur situé à l’intérieur du mât élève la tension du courant électrique produit par l’alternateur, pour qu’il puisse être transporté dans les lignes à moyenne tension du réseau électrique. Un parc éolien est constitué de plusieurs éoliennes espacées de plusieurs centaines de mètres et connectées entre elles par un réseau interne souterrain et raccordées au réseau public. Pour pouvoir démarrer, une éolienne nécessite une vitesse de vent minimale d’environ 10 à 15 km/h. Pour des questions de sécurité, l’éolienne s’arrête automatiquement de fonctionner lorsque le vent dépasse 90 km/h. La vitesse optimale est de 50 km/h.

Même si elle ne fonctionne pas en permanence à pleine puissance, une éolienne fonctionne et produit de l’électricité en moyenne 90% du temps. En pratique, une éolienne produit quatre fois plus d’énergie si la pale est deux fois plus grande et huit fois plus si la vitesse du vent double. La densité de l’air entre également en jeu : une éolienne produit 3% de plus d’électricité si, pour une même vitesse de vent, l’air est plus froid de 10°C. La puissance éolienne dépend ainsi principalement de l’intensité du vent et de ses variations.

L’avantage de l’énergie éolienne est qu’elle est donc renouvelable mais également décarbonnée en phase d’exploitation. Les terrains où les éoliennes sont installées restent toujours exploitables pour les activités industrielles et agricoles. Implantées localement, les éoliennes peuvent permettre de répondre à des besoins électriques de masse comme à des besoins domestiques limités.

De nombreux détracteurs du développement de l’éolien

Les détracteurs de l’éolien, nombreux en France, continuent de souligner que cette énergie dépend de la puissance et de la régularité du vent, que c’est une source d’énergie intermittente, que les zones de développement sont limitées et qu’elles peuvent susciter des conflits d’usages d’ordre environnemental comme les nuisances visuelles et sonores. Ces conflits sont d’ailleurs la cause principale des nombreux recours lancés contre les projets éoliens terrestres – 50% des projets attaqués entre 2012 et 2014 avec un retard de 3 à 5 ans, tout comme l’éolien en mer où les pécheurs se mobilisent en Normandie à Courseulles-sur-Mer, avec succès auprès de la population, contre des projets offshores en mer.

Les projets de parcs éoliens en France ont été pour moitié attaqués en justice entre 2012 et 2014.

La critique récurrente concerne l’impact sur la protection de la nature, la question des nuisances sonores mais également l’intégration des éoliennes dans le paysage. S’agissant de la nature et de la faune, les oiseaux et les chauves-souris sont les animaux les plus sensibles à l’implantation d’éoliennes. Selon une étude de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) de juin 2017, le taux de mortalité des oiseaux varie en fonction de la configuration du parc – entre 0,3 et 18,3 individus par an et par éolienne. Les facteurs déterminants de cette mortalité sont la proximité avec les zones de protection spéciales (ZPS, qui font partie du réseau Natura 2000) et la sensibilité des migrateurs nocturnes à la présence d’éoliennes. Pour comprendre et réduire au maximum ces impacts, la LPO, les professionnels du secteur et des organismes publics comme l’ADEME œuvrent à travers la réalisation d’études sur le sujet et la prévention auprès des développeurs de projet.

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Parc éolien offshore © Alan O’Neill

En mer, les travaux d’installation des éoliennes (forage, battage de pieux, etc.) émettent des sons qui peuvent perturber la faune marine. Cela peut occasionner de réels problèmes car les mammifères marins s’orientent grâce à des échos sonores. Une autre approche consiste à imposer un contrôle pour qu’aucun mammifère ne pénètre dans la zone de travaux. Si cela arrive, les travaux sont alors interrompus temporairement. Il faut noter toutefois qu’il existe en mer des opérations plus bruyantes que l’installation d’éoliennes, comme les relevés sismiques sous-marins, le passage de navires commerciaux ou les essais sonar de la marine. Ces différentes activités ne sont pas régulées de la même façon, voire pas régulées du tout.

Sur terre, les émissions sonores des éoliennes sont très réglementées et les plaintes des riverains sont rares. L’acoustique des sites éoliens est réglementée par la réglementation ICPE ou Installation classée pour la protection de l’environnement, applicable depuis le 1er janvier 2012 à l’ensemble des parcs français. Les textes fixent en effet un seuil de niveau ambiant à 35 décibels (dB) dans les zones à émergences réglementées, ainsi que les valeurs maximales admissibles lorsque ce seuil est dépassé. Ces valeurs sont de 5 dB le jour et de 3 dB la nuit – entre 22 h et 7 h du matin. Cela signifie que lorsque le niveau de bruit ambiant dépasse 35 dB, la différence entre le bruit résiduel et le bruit ambiant ne doit pas dépasser 5 dB supplémentaires la journée et 3 dB la nuit. Si le niveau de bruit ambiant est inférieur à 35 dB, la mesure ne s’applique pas.

L’Anses (Agence nationale de sécurité de l’alimentation, de l’environnement et du travail) renforce le dispositif de sûreté en préconisant trois mesures : « renforcer l’information des riverains lors de l’implantation de parcs éoliens ; systématiser les contrôles des émissions sonores des éoliennes avant et après leur mise en service et poursuivre les recherches sur les relations entre santé et expositions aux infrasons et basses fréquences sonores ». Un rapport de mars 2017 de l’autorité tend à rassurer puisque, selon l’Anses, « aucun dépassement n’a été attesté pour les seuils d’audibilité dans les domaines des infrasons et des basses fréquences » sur les parcs éoliens existants en France depuis le début des années 2000. L’autorité ajoute : « Les connaissances actuelles ne justifient ni de modifier les valeurs d’exposition au bruit existantes, ni d’introduire des limites spécifiques aux infrasons et basses fréquences sonores ».

Leurs détracteurs estiment que les éoliennes participent à la défiguration du paysage sur terre et en mer.

La dernière critique importante, si ce n’est peut-être la plus répandue, concerne l’intégration dans le paysage des éoliennes. Précisons d’emblée que l’esthétique et l’intégration des éoliennes dans le paysage sont des questions subjectives qui divisent l’opinion où revient la question du NimbyNot in my backyard ou « Pas dans mon arrière-cour ». En France, la réglementation est parmi l’une des plus strictes d’Europe. Ainsi, les lois Grenelle de 2009 et 2010 ont notamment prévu des permis de construire obligatoires pour les éoliennes de plus de 12 mètres, une enquête publique pour celles de plus de 50 mètres, un minimum de 5 éoliennes par parc, une étude d’impact, l’installation des éoliennes de plus de 50 mètres à plus de 500 mètres des zones d’habitation. Les parcs doivent également se situer dans des zones favorables déterminées par des schémas régionaux éoliens. Ces schémas prennent en compte la protection des paysages, des monuments historiques ainsi que des sites remarquables ou protégés, situés à proximité des éoliennes. Les développeurs de projets éoliens font parfois appel à des paysagistes pour déterminer la meilleure implantation, en concertation avec les riverains. En 2015, la fédération d’industriels France Énergie Éolienne (FEE) a commandé une consultation au cabinet d’études CSA auprès de riverains de parcs éoliens en France. L’échantillon a porté sur 508 personnes, représentatives de la population française, résidant dans une commune située à moins de 1 000 mètres d’un parc éolien. Avant la réalisation du parc, les riverains étaient partagés entre indifférence et confiance à l’égard de cette implantation près de chez eux. Ils disent avoir manqué d’informations sur le projet (seuls 38% des habitants disent avoir reçu l’information nécessaire avant la construction du parc éolien). En revanche, une fois les éoliennes implantées et en fonctionnement les avis changent et sont plus positifs.

Paradoxalement, un problème plus durable n’est guère évoqué en amont. Une éolienne a une existence de vie d’environ vingt ans. On parle ici du cycle de vie de l’éolienne. Or, le démantèlement de la partie aérienne d’une éolienne coûte environ 30 000 euros par MW de puissance installée, soit 60 000 euros pour une éolienne de 2 MW. La plupart des exploitants, notamment les municipalités, seraient mal préparés à financer ce démantèlement. Une solution serait de vendre ces équipements à l’étranger pour récupérer le coût des travaux. Certains pays, notamment la Russie et divers États d’Europe de l’Est et du Maghreb rachètent de vieilles éoliennes pour leurs propres besoins. Mais le marché demeure limité et des problèmes environnementaux se posent dans ces pays si le démantèlement est mal réalisé.

Renouvelable mais non recyclable à la fin de sa vie

Même si le financement du démantèlement peut être assuré à terme, que faire de tous les matériaux récupérés ? Les parties métalliques, en acier ou en cuivre, se recyclent aisément. Mais il n’en va pas de même des pales, habituellement composées d’un mélange de fibre de verre et de fibre de carbone, liées à l’aide de résine de polyester. On ne sait pas séparer et recycler ces matériaux, qui pourraient s’accumuler au rythme de 16 000 tonnes par année à partir de 2021. Même leur combustion est à exclure, car les résidus obstruent les filtres des incinérateurs.

La question des socles de béton est aussi problématique. Dans le cas d’une grande éolienne, ils peuvent faire jusqu’à 20 mètres de profondeur et représenter 3 000 tonnes de béton armé. Leur présence est un enjeu environnemental, car l’obstacle qu’ils forment permet souvent à plusieurs niveaux de la nappe phréatique, normalement séparés, de se mélanger. En Allemagne, le droit du bâtiment prévoit leur démolition complète. Mais cela serait rarement le cas en réalité, en raison des coûts de centaines de milliers d’euros liés à cette mesure. Une pratique plus courante, et officiellement tolérée, serait de les démanteler sur les deux ou trois premiers mètres, voire sur un seul, puis de les recouvrir de terre. Nous ne parlons pas là du bilan carbone du béton, responsable de quelques 5% des émissions de GES au niveau mondial. En somme, les éoliennes vieillissantes sont un nouvel enjeu, qui pose des problèmes de gestion du mix électrique, de finances et d’utilisation des matériaux récupérés. Il faudrait sans doute songer à forcer les exploitants à mieux provisionner la fin de vie de leur produit.

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Construction d’un parc éolien ©Pxhere

Sébastien Lecornu a rendu les conclusions du groupe de travail sur l’énergie éolienne installé en octobre dernier le 18 janvier 2019, et a suggéré cette disposition. Le secrétaire d’État à la Transition écologique a présenté dix propositions « pour accélérer la concrétisation des projets et améliorer leur acceptabilité au niveau local ». Avec ces mesures, le gouvernement entend donner aux porteurs de projets les moyens de diviser par deux le délai de construction des parcs d’éoliennes terrestres. Celui-ci est actuellement de sept à neuf ans, explique le ministère. Cette accélération doit servir « l’ambition de doubler la capacité de production issue de l’éolien terrestre entre 2016 et 2023 ». Le secrétaire d’État précise que « les mesures dévoilées aujourd’hui sont le fruit d’un consensus entre tous les acteurs impliqués dans le secteur éolien », ce que n’ont pas manqué de souligner France Énergie Éolienne et le Syndicat des énergies renouvelables qui ont « salué » les mesures prises.

L’énergie éolienne ne cesse d’être de plus en plus compétitive.

L’éolien ne présente, dès lors, pas forcément d’obstacles rationnels à son développement comparé à d’autres production d’énergie. L’énergie éolienne présente l’avantage d’être parmi l’une des plus compétitives – 66 € le MWh et devrait atteindre d’ici 2028 55 € le MWh, contre 59,8 € le MWh pour le nucléaire en 2013 d’après un rapport de la Cour des comptes. Le mégawatt (MW) correspond à un million de watts. Le watt est l’unité internationale de mesure de la puissance et le mégawatt est fréquemment utilisé en production électrique.

Un rapport coûts-avantages favorable à l’éolien

En matière économique, les chiffres de l’Observatoire de l’éolien de France Énergie Éolienne indiquent qu’au 31 décembre 2016, la filière éolienne comptait 800 sociétés actives dans le secteur et 15 870 emplois sur le territoire français. C’est une augmentation de 9,6 % de l’emploi dans le secteur par rapport à 2015, soit 1400 emplois créés par rapport à 2014. L’augmentation de l’emploi dans le secteur éolien représente 26,8% et plus de 3 300 emplois créés. De plus, le marché de l’éolien a pesé en 2016 pour 4,5 milliards d’euros. Cette augmentation va de pair avec la croissance du parc éolien prévu par la loi de Transition énergétique pour une croissance verte ou loi Royal adoptée en août 2015 et réaffirmée par la PPE puisqu’il existe 1653 installations au 31 décembre 2017 et qu’il est prévu de passer en 2023 entre 21 800 et 26 000 MW ; jusqu’à atteindre un parc de 14 200 à 15 500 éoliennes en 2028 avec une production moyenne de 35 000 MW – ou 35 GW.

Les éoliennes produisent en moyenne trois fois moins de CO2 que le photovoltaïque et autant que le nucléaire en phase d’exploitation.

Pour donner un ordre de grandeur, en France, une éolienne de 2 MW permet en moyenne d’alimenter en électricité environ 900 foyers. En comparaison, un réacteur nucléaire français a une puissance installée comprise entre 900 MW et 1450 MW. Précisons toutefois que cette comparaison à une limite car il est important de noter qu’un MW de puissance éolienne installée produit moins d’électricité qu’un MW installé dans une centrale nucléaire. De fait, une éolienne ne fonctionne que si le vent est assez fort.

Une énergie parmi l’une des plus décarbonées

Le dernier argument qui pourrait convaincre les plus sceptiques est l’impact environnemental que représente l’énergie éolienne. Les éoliennes émettent environ 12,7 d’équivalent CO2 selon l’ADEME pour produire un kWh électrique ce qui en fait l’une des énergies les plus décarbonées avec l’hydroélectricité et… le nucléaire. Cet impact environnemental moindre par rapport à d’autres énergies renouvelables comme le photovoltaïque ne semble toutefois pas convaincre le gouvernement d’afficher une ambition plus forte en la matière pour produire plus durablement de l’électricité. Ce dernier, avec la PPE, s’est certes engagé à ce que le mix énergétique voit la part du nucléaire passer de 70% à 50%, et à la progression de 16% à 40% de la part des énergies renouvelables. Néanmoins, beaucoup d’associations environnementalistes ont souligné que le gouvernement n’allait pas assez loin et restait trop en faveur de la trajectoire prévue par EDF, numéro un mondial de l’électricité.

Un réel changement de trajectoire qui reste à prouver

L’État lui aussi souhaite-t-il réellement changer de trajectoire ? Le jeudi 28 février 2019, l’ensemble des élus de Normandie, que ce soit Hervé Morin, le président du Conseil régional ou encore le député communiste Sébastien Jumel ont encouragé lors du salon Nucléopolis à Caen le PDG d’EDF Jean-Bernard Lévy – qui vient d’être reconduit à son poste pour quatre ans supplémentaires par le gouvernement français et Emmanuel Macron – à pousser pour la création de deux réacteurs EPR à Penly. La décision appartient à l’État, qui tranchera en faveur ou contre ce projet en 2021. On serait tenté de penser que l’État, qui détient encore 83% du capital de l’entreprise, pourrait appuyer ce projet si l’EPR de Flamanville se révèle être finalement un succès après sa probable mise en service en 2020.

https://ifpnews.com/coverage/french-president-hails-irans-role-fighting-terror-mideast/
Emmanuel Macron ©IFP

EDF a, de son côté, pris depuis longtemps la trajectoire des énergies renouvelables en devançant l’État via sa filiale EDF Énergies Nouvelles où le développement de l’éolien en France et d’une manière générale des ENR est l’une des stratégies opérées par le groupe pour diversifier son mix de production énergétique, actuellement très dépendant de la filière nucléaire.

Si certains élus ont tendance à encore concevoir le rôle du nucléaire comme prépondérant pour assurer l’indépendance énergétique de la France, le grand débat national peut peut-être également remettre en question certaines trajectoires prévues par la PPE. Le 25 janvier 2019, la PPE a été présentée dans son intégralité et est en cours de discussion avec les agences environnementales dans l’attente du décret d’application. Or, les réminiscences liées à la taxe carbone ou à l’augmentation du tarif de l’électricité de 6% au printemps prévue par la Commission de régulation de l’énergie (CRE) pourraient remettre en question certains axes prévus par la PPE. Déjà, la fermeture des centrales thermiques à charbon prévue pour 2022 ne semble plus à l’ordre du jour. Ces considérations conjoncturelles ne doivent pourtant pas oublier l’urgence structurelle de modifier en profondeur nos moyens de production d’énergie en France. L’éolien, en tant qu’énergie renouvelable ne doit être sacrifié à l’autel de logiques économiques d’arrière-garde. Gageons qu’en la matière, le « Make out planet great again » d’Emmanuel Macron ne soit pas du vent.

L’Élysée et la Françafrique : de Foccart à Macron

Macron et le président burkinabè © RFI

Mise en place sous le général de Gaulle, la Françafrique – réseau d’influence informel, de nature politique, diplomatique, économique et militaire – est accusée par ses détracteurs de maintenir l’Afrique francophone sous la coupe du néocolonialisme français. Les présidents français successifs proclament sa disparition, tout en veillant à ce qu’elle demeure intacte. Retour sur ce réseau d’influence occulte qui croît depuis soixante ans au sein de la Vème République, jusqu’à en dévorer son hôte.


Selon l’expression de Francois-Xavier Verschave, la Françafrique est « une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et lobbies, et polarisée sur l’accaparement de deux rentes : les matières premières et l’Aide publique au développement… ». Il ajoute: « ce système auto-dégradant se recycle dans la criminalisation. Il est naturellement hostile à la démocratie ». (La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998).

Naissance de la Françafrique

Au moment de son accession au pouvoir en 1958, le général de Gaulle trouve un monde colonial en ébullition. La France peine à se remettre de son humiliation militaire à Dien Bien Phû (1954), de son humiliation diplomatique après la crise de Suez (1956), et subit une instabilité politique en Algérie qui précipite la IVème République vers l’abîme. Face aux mouvements politiques en faveur de l’indépendance qui émaillent l’Afrique du Nord, le général est conscient de l’incapacité de la France à tenir indéfiniment ses anciennes colonies. Souhaitant installer sa Vème République sur les décombres de la quatrième, de Gaulle s’engage donc vers le chemin de l’indépendance des anciennes colonies françaises sur toute la décennie des années 1960.

Dans ses Mémoires d’espoir, le général de Gaulle parle d’une relation « d’amitié » et de coopération avec des chefs d’État qu’il considère comme ses « amis », afin d’ouvrir « le progrès » au continent africain. En réalité, il s’agit pour la France de garder les pays nouvellement indépendants sous tutelle économique, politique et militaire. L’ancien colonisateur ne souhaite pas voir laisser les anciennes positions géopolitiques et les fabuleuses richesses de l’Afrique sortir du giron d’une économie française en plein essor.

Dans son entreprise, la France peut se targuer de contribuer à la lutte contre le communisme, en garantissant des pouvoirs qui resteront globalement réticents aux avances de l’URSS, qui fait de l’Afrique noire une priorité dans le cadre de la guerre froide –soutien à Patrice Lumumba en RDC, espoirs envers Modibo Keita au Mali ou encore Sékou Touré en Guinée. De même, le soutien des pays africains à la France dans les institutions internationales tout comme l’entretien de nombreuses bases militaires françaises en Afrique garantissent à l’armée française une projection opérationnelle sur tout le continent. En définitive, on en revient au désir du général de Gaulle de conserver la position mondiale de la France dans un monde dominé par les puissances américaines et soviétiques.

Le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny (gauche) et Jacques Foccart (droite), piliers de la Françafrique.

Afin de matérialiser le vœu gaullien, Jacques Foccart est nommé à la tête du Secrétariat général des affaires africaines et malgaches en 1959. Mais Foccart est déjà un vieux baroudeur de l’Afrique : il gravite dans les réseaux gaullistes dès 1952 dans le cadre de l’Union française, cette institution voulue par la IVème République afin de garder les territoires africains dans le giron colonial français. Devenu rapidement intime du vieux général, Foccart le suit naturellement lorsque de Gaulle arrive au pouvoir en 1958.

Très vite, Foccart organise un réseau d’amitié entre politiques, militaires et hommes d’affaires afin de maintenir l’emprise de la France sur le continent tout en organisant un véritable pillage de ses ressources.

Très vite, Foccart organise un réseau d’amitié entre politiques, militaires et hommes d’affaires afin de maintenir l’emprise de la France sur le continent tout en organisant un véritable pillage de ses ressources. Celles-ci bénéficieront soit aux entreprises françaises (on pense à son ami, Pierre Guillaumat, dirigeant d’Elf), soit aux politiques français, soit aux potentats africains qui ne feront nullement, ou si peu, ruisseler leurs bénéfices vers la population. Afin de maintenir l’ensemble cohérent, Foccart s’appuie sur son grand ami Felix Houphouët-Boigny, Président ivoirien, avec un entretien téléphonique tous les mercredis. De même, le général de Gaulle se tenait informé quasiment en temps réel des évolutions politiques du continent africain par l’intermédiaire de Foccart. Mieux encore, c’est par ce secrétaire que passe les relations diplomatiques entre les chefs d’États africains et la France.

Jacques Foccart lors d’une partie de chasse à Rambouillet, 1968

Pour Foccart, la stabilité d’une Afrique dans le giron de la France passe par le soutien des chefs d’État dociles et la déstabilisation de ceux qui sont considérés comme hostiles à l’emprise française. Ainsi, en 1964, le Gabonais Léon Mba essuie un coup d’État militaire dans l’indifférence totale de la population. Très vite, les réseaux Foccart s’activent et, après de brefs combats, Mba est réintégré dans ses fonctions, avec comme vice-président un jeune prometteur : Omar Bongo. À l’inverse, Foccart soutien les opposants des chefs d’États hostiles à la Françafrique : Ahmed Sékou Touré a constamment dû subir les tentatives de déstabilisation de Foccart, tandis que le maréchal Mobutu bénéficie de sa bienveillance en République démocratique du Congo.

« Il ne faut jamais que le Général soit en première ligne pour ce genre de coups durs. Il faut les régler sans lui en parler. On parle en son nom. On le met au courant quand c’est fini. Il peut toujours nous désavouer si ça rate. »

Face à une telle violence, le pouvoir politique français doit être protégé, sous peine de passer sous les fourches caudines des institutions internationales. Il incombe donc à Foccart d’être en première ligne des coups d’États, assassinats ou arrestations qui émaillent l’Afrique, souvent à son instigation. Le principe est de garder le général de Gaulle hors de tout soupçon afin de conserver son aura historique de héros national et d’homme d’État à l’extérieur comme à l’intérieur du pays. Foccart était donc conscient d’être en première ligne, comme il le confiait à Alain Pierrefitte, porte-parole du gouvernement après l’épisode du coup d’État manqué contre Léon Mba : « Il ne faut jamais que le Général soit en première ligne pour ce genre de coups durs. Il faut les régler sans lui en parler. On parle en son nom. On le met au courant quand c’est fini. Il peut toujours nous désavouer si ça rate. » (in Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir, Turpin Frédéric, CNRS éditions, 2018).

L’après de Gaulle

Les convulsions du régime gaullien avec les événements de mai-juin 1968 ne changent pas grand-chose concernant le monde africain. Foccart continue d’officier sous Pompidou, avant d’être remplacé, sous Giscard, par son adjoint, René Journiac. Sous Giscard, Journiac s’est illustré par une empoignade mémorable avec « l’empereur » de Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa, qui, de colère, lui a asséné un coup de canne sur la tête. Cette offense à la Françafrique lui a rapidement coûté son trône, avec une expédition militaire aéroportée mémorable de l’armée française vers Bangui. Après la prise de la ville, David Dacko proclame la chute de l’empire et l’avènement d’une République qui abandonne la volonté de Bokassa de se doter de la bombe atomique et de se rapprocher du colonel Kadhafi en Libye.

Le travail de Guy Penne est tellement efficace que Foccart s’exprimait dans une biographie peu avant son décès : « nous n’avions aucun désaccords profonds ».

En 1981, un vent d’inquiétude souffle sur la Françafrique : quelle sera l’attitude de François Mitterrand, candidat socialiste, face à l’Afrique ? Que cela n’en tienne, le « monsieur Afrique » de Mitterrand, Guy Penne, se comporte exactement comme ses prédécesseurs. D’emblée le nouveau conseiller va jusqu’à organiser un entretien entre le président et Foccart lui-même grâce à un ami commun, l’omniprésent Felix Houphouët-Boigny. Le travail de Guy Penne est tellement efficace que Foccart, s’exprimait dans une biographie peu avant son décès : « nous n’avions aucun désaccords profonds » (in Foccart parle).

Car Guy Penne a dû s’occuper d’un des plus grands adversaires de la Françafrique : Thomas Sankara. Adversaire déclaré du système, le président Burkinabé s’exprimait sur la dette comme arme de la domination occidentale sur l’Afrique lors d’un discours à Addis-Addeba lors d’un sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) le 29 juillet 1987 :

« La dette sous sa forme actuelle, est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers. Faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale. Ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser ».

Thomas Sankara et François Mitterrand le 17 novembre 1986 à Ouagadougou

Cette remise en question de l’hégémonie monétaire de la France et du franc CFA, monnaie des États africains dont la valeur est fixée en France, est intolérable pour le système, qui cherchera, de 1983 à 1987, à détruire Sankara par tous les moyens. Bien sûr, cette dureté est bien peu visible puisque l’on qualifiait à l’époque les relations entre le Burkina Faso et la France de « cordiale ».

La Françafrique ne tolérera pas un homme d’État hors de ses réseaux, et, surtout, un idéaliste souhaitant débarrasser l’Afrique de la tutelle occidentale, et en particulier française.

Car Thomas Sankara a bien des raisons de considérer la Françafrique comme un adversaire hostile. En 1983, Guy Penne est considéré comme un acteur essentiel de l’arrestation puis de l’emprisonnement du militaire. Son passage par la prison renforce son image de héros populaire, et contribue à la révolution qui renversera l’ancien président Jean Baptiste Ouédraogo. Mais cet épisode montre, aussi, que la Françafrique ne tolérera pas un homme d’État hors de ses réseaux, et, surtout, un idéaliste souhaitant débarrasser l’Afrique de la tutelle occidentale, et en particulier française.

À l’instar de Foccart avec Guillaumat, Guy Penne sait s’entourer d’hommes capables de maintenir la cohésion du système malgré l’alternance. En particulier, Michel Roussin, ancien des services de renseignements, passé ensuite dans le cabinet de Jacques Chirac durant la cohabitation, pour terminer, aujourd’hui, dans le groupe Bolloré. De même, il a été à l’origine de l’éviction du jeune ministre de la Coopération, Jean Pierre Cot, qui fut le premier à remettre en question la politique africaine de la France. Il quitte le gouvernement en 1982.

En 1986, suite à une affaire de détournement de fonds publics, Guy Penne doit quitter le navire pour laisser la place au fils aîné de François Mitterrand, Jean-Christophe. En prenant en compte le calendrier politique, l’éviction de Penne obéit plutôt à une volonté d’éviter un « mélange des genres ». En effet, 1986 est l’année de la cohabitation et Guy Penne est trop lié avec les milieux foccardiens, qui trustent les places auprès de Jacques Chirac, nouveau Premier ministre à Matignon. Mais l’éviction de Penne ne signifie pas la fin de sa carrière politique : dès septembre 1986, il est élu sénateur.

Bien loin d’être vaincus par l’alternance, les réseaux foccardiens ont pu prospérer grâce à l’oreille des nouveaux acteurs aux pouvoir. Mieux encore, les grandes lignes de la politique de Penne trouveront leur aboutissement 

Bien loin d’être vaincus par l’alternance, les réseaux foccardiens ont pu prospérer grâce à l’oreille des nouveaux acteurs au pouvoir. Mieux encore, les grandes lignes de la politique de Penne trouveront leur aboutissement avec la cohabitation. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est assassiné par un coup d’État monté contre lui par Blaise Compaoré, qui gouvernera le Burkina Faso jusqu’en 2014. Gauche ou droite, la défense des intérêts de la Françafrique sur tout le reste prime. En ce sens, il est avéré aujourd’hui que les services de renseignement français ont participé de près ou de loin à l’élimination de Sankara.

La mise en place des nouveaux réseaux de la Françafrique après 1986

Très vite, la droite, à présent aux portes du pouvoir fait fructifier ses relations. Ainsi, Foccart promeut rapidement ses amis du Service d’action civique (SAC), une organisation paramilitaire, qualifiée de « police parallèle » qu’il a contribué à fonder en 1960 et qui a terminé ses activités en 1981. Parmi eux, nous retrouvons Charles Pasqua, dont Foccart  fut le mentor à la fois au sein de la SAC et de la Françafrique. Le truculent deux fois ministre sous la cohabitation (à l’intérieur entre 1986 et 1988, puis entre 1993 et 1995) comprend le système de la Françafrique et y installe ses amis corses. Parmi eux, nous comptons Michel Tomi, ou encore la famille Feliciaggi, qui couvraient les chefs d’État africains de cadeaux, avec, en retour, l’accès à des marchés publics sans concurrence. La puissance des réseaux Pasqua était telle qu’on peut même parler d’une « Corsafrique » à l’intérieur de la Françafrique, ce que l’intéressé ne dément même pas en disant : « J’ai des amis corses, et alors ? Ce n’est pas un délit ». Mieux, il ne renie pas sa vision d’un homme au-dessus des lois, avec une phrase restée célèbre : « Je préfère qu’on me prenne pour un voyou que pour un con ».

« Je préfère qu’on me prenne pour un voyou que pour un con ».

L’action de Pasqua amène indéniablement une dimension mafieuse à la Françafrique que Foccart et ses successeurs avaient subordonné aux intérêts de la présidence de la République. Dans le cas des réseaux de « Môssieur Charles », on assiste, pour la première fois à une autonomisation des réseaux de la Françafrique. Si ce vieux crocodile de la politique tient ses réseaux d’une main de fer, sa rupture avec Jacques Chirac et l’échec de ses ambitions présidentielles indique une première faille dans une Françafrique soumise à la direction de l’Élysée. En effet, après 1995, Pasqua continue d’entretenir ses relations avec l’Afrique en usant 1 % du budget du conseil général des Hauts-de-Seine (il en fut président de 1988 à 2004), pour la « coopération » avec l’Afrique. Ses mandats de sénateur, puis au parlement européen, ne le permettent pas de constituer une menace pour Jacques Chirac lors de l’élection présidentielle en 2002.

Charles Pasqua et Jacques Chirac en mai 1988.

La rupture avec Jacques Chirac amène une guerre des clans qui aura raison de la Françafrique telle que l’avait imaginée Foccart. Dans les couloirs feutrés de l’Élysée, une guerre sans merci s’engage entre :

-D’un côté, un Foccart vieillissant et ses héritiers : Pasqua, Wibaux, et un nouveau venu, l’avocat franco-libanais Robert Bourgi, qui se distinguera pour avoir trahi de Villepin, et plus tard, participera à la chute de François Fillon lors de la campagne présidentielle de 2017.

-De l’autre, une équipe composée de diplomates sous la houlette de Dominique de Villepin, avec, entre autres, Michel Dulpuch, qui sera le « monsieur Afrique » de l’Élysée entre 1995 et 2002. Foccart, lui, sera relégué à un rôle de « représentant personnel du Président » soit l’équivalent d’une disgrâce à ses yeux.

Le président de la République, Jacques Chirac, soutient largement le second groupe, qui exile rapidement Bourgi, attend que Foccart veuille bien mourir, et consomme sa rupture avec Pasqua. Lorsque le fondateur de la Françafrique meurt le 19 mars 1997, de Villepin tente de faire transiter par lui tout ce qui a trait à l’Afrique, via le Secrétariat général de l’Élysée. Mais n’est pas Foccart qui veut. Son autorité sera constamment battu en brèche par le camp adverse et ne trouvera son salut que par la tutelle de Chirac.

C’est dans ce contexte fratricide que le livre de Francois-Xavier Verschave sort. La Françafrique, le plus long scandale de la République met chaque camp face à ses responsabilités, bien que le camp Pasqua soit le plus touché, du fait même de sa nature fondamentalement mafieuse. Cependant, si les réseaux Foccart ne s’étaient pas entretués sur fond de lutte de pouvoir à l’intérieur du RPR, il aurait été peu probable que Verschave ait eu la matière suffisante pour son entreprise de dénonciation de ce système. De même, un réseau uni aurait eu tôt fait de minorer voire de passer sous silence son travail.

La Françafrique au XXIème siècle

La division entre la Françafrique « mafieuse » et la Françafrique « des diplomates » n’est pas aussi binaire qu’on ne croit. Les liens entre les différents protagonistes plongent dans les deux camps et les chefs d’États africains, à l’image d’Omar Bongo, savent cultiver leurs relations. Afin que les deux faces de la même pièce se réunissent à nouveau, il faut un homme qui soit à la foi proche de Pasqua et dans les allées du pouvoir, un homme qui n’hésite pas à être impitoyable tout en laissant une bonne part aux activités mafieuses, et, surtout, un homme capable de détruire Dominique de Villepin et ses affidés, tout en imposant le retour des copains de Pasqua à Jacques Chirac. Cet homme, c’est Nicolas Sarkozy.

Très vite, après l’élection de Sarkozy à la présidence, une nouvelle génération de descendants de Pasqua gravite autour du président de la République.

Très vite, après l’élection de Sarkozy à la présidence, une nouvelle génération de descendants de Pasqua gravite autour du président de la République. Mais les deux camps de la Françafrique sont à présent irréconciliables : de Villepin est empêtré dans les affaires et ne peut ralentir sa chute, Juppé est relégué à sa mairie de Bordeaux tandis que Robert Bourgi signe son grand retour. Parmi les noms à retenir de cette nouvelle Françafrique, nous pouvons citer Vincent Miclet, passé à l’école de Charles Pasqua, Pierre Haïk, avocat de Xavière Tiberi, de Charles Pasqua, de Laurent Gbagbo (lorsqu’il était président), ou encore de Jean Marie Messier. D’autres noms apparaissent, comme le clan Djourhi, impliqué jusqu’au cou dans l’affaire des financements libyens de la campagne de 2007 de Sarkozy, et, bien sûr, Claude Guéant, le sulfureux secrétaire général de l’Élysée. Le tandem qu’il forme avec Bourgi sera à l’origine de la chute de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire.

Claude Guéant, Muammar Kadhafi, et Nicolas Sarkozy à Tripoli le 25 juillet 2007.

De Hollande à Macron, une Françafrique toujours liée au pouvoir

L’arrivée au pouvoir de François Hollande en 2012 s’accompagne d’une prétendue volonté de prendre ses distances avec la Françafrique qui est devenue, par l’entremise des réseaux Pasqua/Sarkozy, une véritable organisation mafieuse autonome qui déploie ses activités en dehors du giron français, à l’instar du clan Djourhi basé à Londres. Sans poigne forte pour tenir ces hommes d’affaires, sans homme providentiel capable de se réclamer de Pasqua ou de Foccart, la Françafrique est vouée à une autonomie qui frise l’indépendance face à l’Élysée. Souhaitant mettre ses distances vis-à-vis de cet encombrant héritage, François Hollande nomme comme conseillère Afrique Hélène Le Gal, qui tente une première mise à distance avec ce réseau. Cependant cette politique se heurte rapidement au ministre de la Défense, Jean-Yves le Drian, qualifié par Serge Dassault de « meilleur ministre de la Défense qu’on n’ait jamais eu ». Déjà vampirisé par Claude Guéant et Robert Bourgi sous le mandat de Sarkozy, le poste de conseiller « Afrique » se vide totalement de sa substance. Néanmoins, sans ces réseaux, la France doit trouver un nouveau moyen de conserver son hégémonie dans la région.

Sous François Hollande, la France, débarrassée des reliquats des réseaux Pasqua/Sarkozy, trouve un nouveau moyen de pérenniser son emprise sur ses anciennes colonies à présent cibles des appétits américains ou chinois : la lutte contre le djihadisme. Par l’opération Serval, qui a refoulé les djihadistes au plus profond du désert, la France renforce sa présence au niveau sécuritaire, et contribue à la formation des armées maliennes et tchadiennes. Face à la résilience du djihadisme et à l’apparition de Daesh en Afrique via la Libye en 2014/2015, la France se dote de nouvelles bases militaires, notamment en Côte d’Ivoire en 2014. De même, l’opération Serval est remplacée par l’opération Barkhane qui continue la lutte contre le djihadisme. Or actuellement, les djihadistes trouvent de nouveaux terrain où se développer vers le Burkina Faso alors que Boko Haram monte en puissance au Nigéria. L’ère Jean-Yves le Drian est donc profondément marquée par cette évolution sécuritaire et stratégique de la France dans son emprise envers ses anciennes colonies. Là encore, des vieux briscards de la Françafrique sont mobilisés dans cette nouvelle orientation, comme le Président tchadien Idriss Deby, dont la longévité au pouvoir depuis 1990 lui a fait connaître les années Pasqua.

Jean-Yves le Drian lors d’un passage en revue des troupes de l’opération Serval le 22 septembre 2013.

Emmanuel Macron, annonce, lui aussi, sa prétendue volonté de s’écarter des années de la Françafrique, et nomme, après sa victoire à la présidentielle de 2017, Franck Paris au poste de conseiller pour l’Afrique. L’idée de Macron serait de remplacer les réseaux d’influence français en Afrique par un « soft power », permettant à la France de se blanchir tout en conservant son influence dans les anciennes colonies. En ce sens, Franck Paris travaille donc à la création d’un « conseil présidentiel pour l’Afrique », composé d’entrepreneurs, chercheurs, journalistes etc, qui appartiennent à la diaspora africaine en France et qui agiraient en relais entre une diplomatie élyséenne rénovée et la société civile africaine.

Au final, personne n’est dupe : la nomination du Franck Paris comme la création de ce « conseil présidentiel » n’est qu’un paravent qui cache mal la pérennisation de ces réseaux d’influence.

Mais c’est sans compter Le Drian et son influence. De la même façon qu’avec Hélène le Gal, Le Drian reprend la main sur la politique africaine et par son approche sécuritaire. De même, la nomination d’Édouard Philippe, directeur des affaires publiques d’Areva de 2007 à 2010 laisse un mauvais signal pour ceux qui voulaient enterrer la Françafrique. Durant cette période, Philippe protège les intérêts d’Areva auprès de l’Assemblée nationale, en particulier sur le sujet des mines d’uranium au Niger. Finalement, personne n’est dupe : la nomination du Franck Paris comme la création de ce « conseil présidentiel » n’est qu’un paravent qui cache mal la pérennisation de ces réseaux d’influence.

L’année 2017-2018 voit Macron entamer un « règne personnel » sur les sujets africains. Il débute une tournée africaine où il s’adresse directement à la jeunesse. Il vante le « défi civilisationnel de l’Afrique », s’emploie à charmer ses interlocuteurs via des discussions « sans filtre », et ouvre les archives françaises sur l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. De même, en mai 2018, Macron reçoit les deux potentats libyens les plus influents, Fayez Al Sarraj et Khalifa Haftar, et initie les accords de Paris, qui annoncent la tenue d’élections présidentielles pour le 10 décembre 2018 en Libye. C’est sans compter sur la situation locale explosive. L’organisation d’un scrutin est impossible, alors que les Italiens ne souhaitent pas voir la France s’immiscer davantage dans leur ancienne colonie. Donald Trump s’est empressé de soutenir l’Italie, réduisant à néant le poids diplomatique français et entraînant logiquement une humiliation lors de la conférence de Palerme en novembre dernier. Après cette déconvenue lourde de sens pour la position française en Afrique, Le Drian, à nouveau, reprend la main sur la question africaine.

« Désireux de peser à nouveau dans le jeu libyen et souhaitant stopper l’hémorragie causée par la perte de ces juteux marchés africains, Macron se tourne vers les seuls hommes capables de lui prodiguer l’un comme l’autre : les réseaux Pasqua/Sarkozy ».

Humilié diplomatiquement et sans poids de premier ordre, Macron doit donc se rallier à l’approche sécuritaire de Le Drian, dont la nomination au quai d’Orsay ne remet pas en question ce tropisme. Sa grande entourloupe de « soft power » est remise aux calendes grecques, et le « conseil présidentiel de l’Afrique » parqué dans les locaux de l’Agence française de développement (AFD). De plus, la mise au ban des réseaux Pasqua/Sarkozy de la Françafrique a conduit à une quasi indépendance de ces hommes d’affaires. Ils n’hésitent plus à travailler pour des investisseurs étrangers, comme le Qatar, la Turquie, l’Arabie Saoudite, etc… Il en résulte une ouverture des marchés africains qui attirent les investisseurs et que la Chine comme la Russie ne mettent pas longtemps à en voir le potentiel. Or sans ces hommes d’affaires ayant l’oreille des dirigeants africains, la France, mécaniquement, à moins de poids pour faire valoir ses arguments face à ses concurrents. Il en résulte donc une pénétration de la Chine et de la Russie, très visible en Centrafrique, et qui bouscule sérieusement la suprématie française traditionnelle dans la région. Doit-on voir dans le rapprochement entre Macron et Sarkozy le désir de la part du Président de peser à nouveau dans le jeu libyen et de stopper l’hémorragie causée par la perte de ces juteux marchés africains – l’ex-président étant l’un des seuls à même de lui fournir le réseau suffisant pour y parvenir ?

Emmanuel Macron, Brigitte Macron et Nicolas Sarkozy au stade de France le _ Mai 2018

L’indépendance accrue des réseaux françafricains se matérialise par l’émergence d’une troisième génération de la Françafrique, après les bébés Foccart et les réseaux Pasqua/Sarkozy. Ces nouveaux réseaux, constitués de jeunes loups comme Charki, Djourhi junior ou encore Julien Balkany (le jeune frère du maire de Levallois), qui inaugurent de nouvelles pratiques et de nouvelles méthodes vers une organisation hors-sol qui sera de plus en plus mondialisée.

Non content de tremper avec les pires réseaux que le milieu d’affaires français est capable de produire pour réparer les erreurs de son aventurisme diplomatique puéril, Emmanuel Macron doit, aujourd’hui, courir après ces personnes afin de les réintégrer dans le giron élyséen.

Non content de tremper avec les pires réseaux que le milieu d’affaires français est capable de produire pour réparer les erreurs de son aventurisme diplomatique puéril, Emmanuel Macron doit, aujourd’hui, courir après ces personnes afin de les réintégrer dans le giron élyséen. Au prix, probablement, de davantage de révélations dans cette collusion entre le milieu macronien et la Françafrique. Plus largement, ces milieux de la Françafrique ont toujours su graviter autour du pouvoir et se sont réinventés avec une très grande adaptabilité à chaque alternance. Cette force de ces réseaux, tout comme son étendue et sa profondeur au sein des institutions et de l’Histoire de la Vème République, amène une question : sera-t-il possible de tuer le pouvoir de la Françafrique sur l’exécutif sans abolir la Vème République ? Mais le problème peut aussi se poser en sens inverse : serait-il concevable d’abolir la Vème République sans d’abord tuer le pouvoir de la Françafrique ? Finalement, les deux se confondent tant, et partagent une histoire commune au point qu’il est quasiment impossible de les distinguer.

 

Pour aller plus loin:

Beau Nicolas, La maison Pasqua, Paris, Plon, 2002

Foccart Jacques, Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, 2 tomes, Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1995-1997

Pigeaud Fanny, Ndongo Sylla, L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, la découverte “cahiers libres”, 2018

Turpin Frédéric, Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir,CNRS éditions, 2018.

Verschave François-Xavier, La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998

Le documentaire de Silvestro Montanaro: “Thomas Sankara…et ce jour là ils ont tués la félicité”.https://www.youtube.com/watch?v=94hBLBThVdo

Sur la Françafrique version Sarkozy : https://survie.org/themes/francafrique/article/nicolas-sarkozy-et-la-francafrique

Un article du monde sur la Françafrique version Hollande: https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/09/07/la-francafrique-ressuscitee-d-hollande-l-africain_4993714_3212.html

Un article sur les débuts de la Françafrique version Macron: https://survie.org/themes/francafrique/article/emmanuel-macron-en-chef-militaire-au-mali-le-symbole-d-une-francafrique

Un article sur les amitiés louches de Benalla: https://www.liberation.fr/france/2019/01/06/info-libe-les-amities-louches-de-benalla_1701361

Un président en maraude ?

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Le taux de pauvreté est en augmentation constante en France © Pixabay

L’image circule sur les réseaux : le président Macron, dans la pénombre nocturne d’une rue parisienne, s’agenouille près d’une tente, en maraude avec les équipes du Samu social de Paris. Le chef de l’État y apparaît empathique et modeste, souhaitant que cette initiative demeure « discrète » et enfilant, pour l’occasion, un jean et un blouson en cuir. On trouvera même un article du Figaro Madame commentant la tenue, et seulement la tenue, du Président ce soir-là : « une allure très “flic de série télévisée” qui lui va étrangement comme un gant ». Au-delà de son image personnelle, Emmanuel Macron paraît surtout très décidé à honorer ses engagements, emphatiques, de lutte contre la précarité. Soudain humanisme du président ou mascarade médiatique savamment orchestrée ? Par Yoen Qian-Laurent et François Expert.


En sous-texte de cette glorieuse image, un chiffre est constamment rappelé : le Gouvernement a ouvert, en novembre dernier, 14 000 places supplémentaires pour l’hébergement d’urgence des personnes sans-abri en période de grand froid. Ainsi la macronie va-t-elle, sûre de sa politique. « Ça, c’est être humain », peut-on lire sur Twitter. Faudrait-il être de mauvaise foi, pour pouvoir en douter ?

© Capture d’écran : Twitter

Pour qui connaît un tant soit peu cette réalité qu’est l’accompagnement des personnes de la rue, une telle charge communicationnelle est pourtant scandaleuse et ne saurait voiler les manques immenses de l’actuel Gouvernement sur ce front social.

Coupe sèche dans les budgets de l’hébergement d’insertion

Derrière l’augmentation hivernale des places en hébergement d’urgence, qui doit être saluée, le Gouvernement a en réalité initié l’an dernier une réforme à la baisse du financement des Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Ces centres, gérés par des associations comme Emmaüs ou la Croix Rouge, accueillent aujourd’hui près de 45 000 personnes en France, pour des périodes de plusieurs mois, en vue de leur réinsertion. Il s’agit notamment des personnes les plus fragiles : femmes victimes de violences, personnes sortant de prison, malades psychiatriques ou confrontés à l’alcoolisme – autant de personnes dont la réinsertion sociale ne peut passer par un hébergement d’urgence, mais nécessite un accompagnement au long cours.

le Gouvernement a pourtant décidé de réduire leurs crédits de 57 millions d’euros sur quatre ans, tout en adoptant une nouvelle méthodologie de financement fondée sur des « tarifs plafonds »

Pour des raisons essentiellement budgétaires, le Gouvernement a pourtant décidé de réduire leurs crédits de 57 millions d’euros sur quatre ans, tout en adoptant une nouvelle méthodologie de financement fondée sur des « tarifs plafonds ». Concrètement, de même qu’il existe des plafonds forfaitaires dans les hôpitaux, encourageant la réalisation d’opérations financièrement plus « soutenables » au détriment des autres, il existe à présent de semblables tarifs plafonds pour chaque nuit passée dans un CHRS. Ces centres, déjà confrontés à un travail difficile et largement sous-financé, devront ainsi faire face au choix suivant : se concentrer sur les personnes relativement en « bonne santé », afin de minimiser le coût de l’accompagnement chaque nuit et de continuer d’accueillir autant de personnes que possible. Ou bien diminuer encore le nombre de personnes accueillies, afin de financer l’hébergement, plus coûteux, de publics plus fragiles.

Une maraude, mais pour quoi faire ?

En ouvrant plus de places en hébergement d’urgence, mais en diminuant dans le même temps les moyens alloués aux CHRS, c’est-à-dire à l’hébergement d’insertion, le Gouvernement prend en réalité une décision catastrophique quant à ses effets pour les personnes de la rue. Cette décision revient en effet à opérer une distinction entre deux types d’action qui doivent précisément être pensées dans leur continuité.

Comme le rappellent régulièrement Xavier Emmanuelli, le fondateur du Samu social, ou Sylvie Zucca, auteure d’un essai remarquable sur les pathologies qui procèdent de « l’usure de la rue » [1], les maraudes ont été conçues comme le premier étage, la première étape d’un accompagnement global de la personne. On n’allait pas en maraude pour aller en maraude ; on n’hébergeait pas deux nuits pour remettre les gens dehors. Ces actions n’ont de sens qu’en tant qu’elles constituent un premier lien avec les personnes de la rue en vue d’un parcours de réinsertion qui nécessite du temps, de la patience et des moyens. C’est précisément ce parcours que les orientations de l’actuel Gouvernement sont en train de disloquer. Et c’est aussi pourquoi l’image d’un Président en maraude, rien qu’en maraude, est au fond assez juste : s’appuyer, l’hiver, sur les dispositifs d’urgence et les associations, pour économiser plusieurs millions d’euros par an en réduisant le financement de l’aide à la réinsertion.

L’efficacité comme mot d’ordre

Les justifications apportées par le Gouvernement à cette orientation, pourtant unanimement condamnée par les associations présentes sur le terrain, méritent qu’on s’y attarde. On y retrouve au premier chef – une fois n’est pas coutume – l’impératif purement technique de l’efficacité. Le président Macron n’avait d’ailleurs pas hésité, le 27 juillet 2017 à Orléans, à présenter la question de la précarité elle-même comme une question d’efficacité : « Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues. C’est une question de dignité, c’est une question d’humanité, et d’efficacité là aussi. » Rarement un tel mot d’ordre avait semblé aussi mal placé. Son usage anticipait pourtant ce qui s’est depuis lors confirmé : une logique purement technicienne, débouchant sur des coupes budgétaires.

L’économie réalisée – 57 millions d’euros sur quatre ans – est pourtant négligeable, si on la rapporte aux capacités financières de l’État. À titre d’ordre de grandeur, 57 millions d’euros, cela représente à peine 1,3 % du produit annuel de l’ancien impôt sur la fortune (ISF). Le Gouvernement n’a cessé d’expliquer que cet ancien impôt était « inefficace » et qu’il rapportait peu. Son seul rétablissement pourrait pourtant permettre de multiplier par plusieurs dizaines les crédits annuels consacrés aux CHRS, c’est-à-dire, concrètement, à la réinsertion des personnes sans-abri. Ici comme ailleurs, du reste, l’impératif de l’efficacité si fortement revendiqué par l’actuel Gouvernement mérite qu’on l’interroge. En quoi est-il en effet soutenable, pour de si faibles économies, de réduire le financement de l’aide à la réinsertion de milliers de personnes ?

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Le nombre de sans-abri a augmenté de 50% en France en 10 ans © Pixabay

La solidarité en proie à une logique de performance

Ce que le Gouvernement promeut et met en œuvre, c’est en réalité le passage d’un soutien financier structurel de l’État aux associations solidaires à une logique de performance, fondée sur la réévaluation constante des dispositifs d’assistance pour en réduire le coût. Cette transition, désastreuse dans ses effets pour les personnes de la rue, témoigne ainsi d’un projet plus profond, purement idéologique : étendre les impératifs de la productivité à la sphère solidaire.

La réforme à la baisse du financement des CHRS s’inscrit dans une logique de réduction des financements, afin de mettre en concurrence et de rendre plus « performants » les acteurs de terrain

Il convient en ce sens de souligner la cohérence de ce traitement des sans-abris par le Gouvernement avec d’autres mesures en vogue dans les arcanes du pouvoir, à l’image du conditionnement des aides sociales. Dans ces différents domaines, à la solidarité proprement dite est peu à peu substituée une logique de la performance, une logique contractuelle. Celle-ci procède d’un socle idéologique inscrit dans la droite ligne du New Public Management, courant anglo-saxon qui prône une révision d’ensemble des politiques publiques à partir d’un principe fondateur : la négation de toute différence de nature entre la gestion publique et la gestion privée. De ce principe découle une thèse : l’action publique gagnerait en efficacité en adoptant les méthodes du monde de l’entreprise. On observe ainsi dans de très nombreux domaines – y compris en dehors de la sphère de la solidarité, par exemple dans l’Université et le monde de la recherche – une soumission croissante de toute activité à un impératif technique de productivité, quantifié par des indicateurs de performance.

La réforme à la baisse du financement des CHRS s’inscrit tout droit dans cette logique : réduire les financements et les conditionner au succès des « projets », afin de mettre en concurrence et de rendre plus « performants » les acteurs de terrain dans l’accompagnement des personnes de la rue. C’est tout le contraire qu’il faudrait pourtant faire : favoriser les synergies et les coopérations entre les associations chargées de l’accompagnement et de la réinsertion de personnes de la rue, en leur permettant de s’abstraire d’une logique de rendement qui ne convient en rien à leur activité.

Le village Potemkine

Lors de la présentation de son « Plan pauvreté » le 13 septembre 2018, le président Macron affirmait avec emphase : « Vous l’aurez compris, Mesdames et Messieurs, ce plan de prévention et de lutte contre la pauvreté, ce n’est pas un plan de charité. Ce n’est pas un plan charité car il ne s’agit pas de permettre de vivre un tout petit peu mieux dans la pauvreté, il s’agit de sortir de la pauvreté. » La charité renvoyait dans ce discours, en son sens péjoratif, à la position condescendante et finalement inefficace de celui qui, en donnant peu mais pas assez, maintient celui qu’il aide en situation de dépendance plutôt que de l’aider à en sortir. Sur l’accompagnement des personnes de la rue, malheureusement, on aurait bien du mal à dire en quoi le projet de l’actuel Gouvernement doit être distingué de cette posture. La mise en scène de la maraude d’Emmanuel Macron, dans ce contexte, n’est pas seulement gênante : elle est profondément de mauvaise foi.

D’après la légende, lorsqu’il reçut l’impératrice de Russie Catherine II, le prince Grigori Potemkine fit construire en urgence des villages de carton et y fit rassembler des paysans, bien habillés pour l’occasion. Par cet artifice, le courtisan espérait convaincre Catherine II que sa région était prospère, et ses sujets heureux. La mise en scène de la maraude présidentielle ressemble à ces villages. Amplement relayée par les soutiens du président Macron, elle leur évite de voir l’image que la rue leur renvoie ; ce qu’elle leur dit d’une politique injuste, d’une société où la dissolution du lien social ne cesse de s’aggraver. La lutte contre la pauvreté mérite bien mieux que de tels artifices.


[1] Je vous salis ma rue: Clinique de la désocialisation, éditions Stock, 2007, préface de Xavier Emmanuelli

Contre le grand débat macronien, la leçon démocratique des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Annoncé le 18 décembre dernier lors d’une allocution du président Macron en réponse au mouvement des gilets jaunes, le grand débat national est donc lancé depuis bientôt un mois. En encadrant l’envie débordante d’expression démocratique mise en avant par les Gilets jaunes, l’exécutif espère ainsi trouver un peu de répit avant l’échéance électorale des européennes. Mais le peu d’enthousiasme pour ce grand débat pourrait vite le détromper, tout comme il constitue une opportunité pour le mouvement de contestation de se solidifier davantage.   


“À l’initiative du Président de la République, le gouvernement engage un grand débat national sur quatre thèmes qui couvrent des grands enjeux de la nation : la fiscalité et les dépenses publiques, l’organisation de l’État et des services publics, la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté.” Par ces mots, qui figurent sur la page d’accueil du site gouvernemental consacré à ce grand débat national, le gouvernement donne suite à l’annonce faite par le président Macron le 18 décembre dernier, en organisant sur l’ensemble du territoire ce qu’il définit comme une “concertation d’ampleur nationale, qui a pour objectif de redonner la parole aux Français sur l’élaboration des politiques publiques qui les concernent”.

Complété par la désormais fameuse lettre présidentielle adressée aux Français et une distribution de “kits d’organisation et de présentation” dans les mairies qui doivent l’accueillir, il semble cependant que ce grand débat ait déjà du plomb dans l’aile. De la polémique autour du coût de son organisation, à la suspicion qu’il ne soit en fait qu’une campagne déguisée de La République en Marche pour les prochaines élections européennes, il est même évident qu’il soit passé à côté de son objectif. Preuve en est : le boycott revendiqué de ce débat par les principales figures du mouvement des gilets jaunes, et le succès de la plateforme alternative appelée “le Vrai débat”.

Comment expliquer dès lors, malgré un travail médiatique construisant l’image d’un débat pacifié comme catharsis face aux violences des dernières manifestations, et celle d’un président prêt à mouiller la chemise plusieurs heures durant face à des assemblées de maires, que l’engouement ne soit pas au rendez-vous (seulement 27% des Français comptent ainsi y participer) ? Sans doute parce que les Français, et parmi eux les Gilets jaunes, n’ont pas la mémoire si courte.

Le “grand débat”, une formule déjà usée

Du débat sur l’aménagement du territoire organisé en 1993 par le gouvernement d’Édouard Balladur au grand débat polémique de 2009 sur l’identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy, sans oublier encore les débats plus confidentiels de la présidence de François Hollande sur les vaccins ou la transition énergétique, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement en proie à la contestation – ou plus simplement jugé en manque de contact avec les Français – annonce l’organisation d’une grande consultation démocratique. Relevant la plupart du temps de l’effet d’annonce, et rarement suivi de changements institutionnels (mis à part la loi Fillon de 2005 dans la foulée d’un grand débat sur l’éducation), le grand débat à l’échelle nationale semble cependant être une idée relativement nouvelle en France. Profondément reliée à l’érosion du cadre politique et démocratique depuis plusieurs décennies, elle se fonde sur ce que le philosophe allemand Habermas appelle une “éthique de la discussion”. Cette éthique entend placer par-dessus tout la recherche du compromis au-delà des intérêts particuliers des participants à la discussion, et dynamiser ainsi une démocratie libérale considérée comme un horizon indépassable (ceci explique au passage le succès des thèses d’Habermas dans le cadre de la construction européenne). Une démocratie, donc, dont le peuple n’est alors plus totalement considéré comme étant le souverain au sein d’un Etat-nation, et que l’on ne reconnaît pas comme une entité rationnelle, mais plutôt comme le public d’une discussion : un public multiple, à la rationalité limitée, et qui doit être encadré notamment par des experts, tout comme il doit encadrer en retour l’action des institutions auxquelles il est attaché.

Derrière la mise en scène de la participation populaire au processus de décision politique à travers une telle discussion, on comprend que ce grand débat cache une conception de la démocratie conçue par les gouvernants et les spécialistes qui les accompagnent, comme un art du contournement et du détournement. Une “démocratie d’élevage” selon le terme de Laurent Mermet, où gouverner n’est plus seulement choisir mais aussi ne pas choisir, selon un calcul avantages/coûts emprunté à l’économie libérale. Cette mise en scène, dont l’autre objectif est de réalimenter la légitimité du pouvoir macronien en rejouant aux quatre coins de la France le récit qui l’avait mené à la victoire en 2017, a au final l’effet inverse au moment où le besoin quasi pathologique du président de la République de faire des petites phrases a tendance à faire tomber les masques.

Un macronisme à bout de souffle et débordé

Devenu le principal promoteur de ce grand débat national dans un cadre taillé pour lui par la Commission nationale du débat public et les éditorialistes des plateaux télévisés, le président Macron prend en fait un risque important. En se mettant sous les projecteurs au contact de cette France qui a voté pour lui, et qui aujourd’hui soutient majoritairement les gilets jaunes, il joue ainsi un jeu d’équilibriste entre la figure de grand dynamiteur de la scène politique (qui l’a mené au pouvoir) et celle du président jupitérien planant au dessus des contingences, comme les institutions le lui permettent. Un “en même temps” dont Emmanuel Macron a fait sa signature et qui lui permet encore de faire mouche auprès de sa base, malgré les sorties régulières et destructrices du point de vue communicationnel auxquelles il se livre dans la presse.

Mais loin de ressusciter l’engouement de la campagne de 2017, cette participation du président au débat à travers la France révèle en fait l’usure d’un pouvoir incapable de se remettre en question, et surtout l’usure d’une langue macroniste qui tourne à vide. Preuve en est, le récent appel désespéré à l’implication de la jeunesse dans le grand débat, après avoir pourtant affirmé il y a quelques mois à cette même jeunesse qu’elle devait avoir un diplôme avant de vouloir exister…

Cette usure dévoile le logiciel cassé, autant idéologiquement – celui du néolibéralisme – que politiquement – celui de la Ve République –  de ce pouvoir macroniste engagé dans une fuite en avant mêlant autoritarisme et complotisme de bas étage, mâtiné d’une langue technocratique réduisant le débat attendu par les Français à un choix superficiel entre différents postes de dépenses publiques, à alimenter ou non.

S’il entérine l’échec du macronisme, le grand débat a cependant pour deuxième effet de révéler l’intelligence politique profonde du mouvement des Gilets jaunes. En effet, ce dernier a bien compris l’opposition en train de se préciser autour de la conception de la démocratie, dont il amorce véritablement un débordement salutaire -comme le montrent les sept propositions ayant émergé en direct sur le plateau de Cyril Hanouna face à une Marlène Schiappa déconfite. Refusant de se laisser piéger par les cahiers de doléances des mairies, le mouvement a donc organisé sa propre plateforme, intitulée “le Vrai débat”. S’appuyant sur les mêmes outils que ceux fournis au gouvernement par la Commission nationale du débat public pour l’organisation du grand débat, le Vrai débat propose une réflexion autour de sept thématiques sur lesquelles tout un chacun peut écrire une proposition détaillée, voter à propos de l’une ou l’autre, ou s’exprimer librement. La plateforme met ainsi en avant une volonté d’interaction et de transparence absente de celle du grand débat gouvernemental, où la participation se fait majoritairement sur des sujets techniciens de fiscalité et dépenses publiques quand la thématique démocratique est celle qui mobilise le plus sur le Vrai débat.

Par le fond et par la forme que prend cette organisation alternative, portée par un mouvement qui depuis ses origines refuse les cadres établis, se dessinent les contours d’une autre rationalité, radicalement démocratique.

L’appel de Commercy, une déclaration démocratique

Une rationalité qui s’est exprimée les 26 et 27 janvier dernier à Commercy dans la Meuse où, répondant à l’appel d’une coordination des Gilets jaunes locaux, plus de 60 délégations venues de toute la France se sont réunies. Qualifié “d’assemblée générale des assemblées générales”, le rassemblement de Commercy a mené deux jours durant des débats intenses, retransmis en direct sur les réseaux sociaux, et notamment sur la question de la légitimité et de l’organisation de cette assemblée qui sont la matière même du politique. Guidés par la conscience d’être au centre de l’attention générale et par le souci d’être à la hauteur des enjeux, les Gilets jaunes de Commercy ont ainsi rédigé l’un des textes clés de ce mouvement.

À la fois cri de révolte et appel à la solidarité, l’appel de Commercy affirme, par les valeurs et les engagements qu’il proclame, un discours en totale opposition à la froideur d’un grand débat national qualifié “d’entourloupe” et de campagne de communication du gouvernement. S’il constitue un texte profondément politique, c’est que la matière de cet appel de Commercy est aussi tissée par les liens sociaux entre ses rédacteurs, liens sociaux qui définissent une autre dimension de la rationalité de ces Gilets jaunes : celle de l’affect, une dimension que Frédéric Lordon propose de voir comme l’étoffe même du politique.

Dans cette dimension, le souci de soi et des siens guide l’action politique des individus qui refusent l’image bestiale et séditieuse qui leur est apposée par l’État (et ses renforts médiatiques), désormais incapable d’ordonner ces affects dans un sens qui lui est favorable. Comme le montre l’importance prise ces dernières semaines par les visages et les corps des victimes de la répression au LBD et à la grenade de désencerclement, l’émulation des affects au sein du mouvement des Gilets jaunes se fait dorénavant dans un sens diamétralement opposé à la puissance de l’État. L’indignation face à une répression dont la brutalité ne cesse d’être soulignée est ainsi devenue semaine après semaine le principal moteur de cette émulation. Un moteur d’une redoutable efficacité dans une société aussi densément médiatisée, et dont les Gilets jaunes parviennent à tirer parti. De plus, la quête d’inclusivité du mouvement à d’autres parties de la société qui ne se sentaient pas concernées par celui-ci, participe elle aussi de cette dynamique profondément démocratique. Indignation et inclusivité dessineraient alors un horizon d’affects puissants et efficients, capable de mettre à bas celui promu par le pouvoir de l’Etat.

On voit donc qu’ayant conquis ses propres espaces, son propre langage, son propre public et ses propres revendications, le “vrai débat” mené par les gilets jaunes a toute possibilité de devenir le débat majoritaire au sein de la société française. Il en émane un besoin d’expression collective pour rompre l’isolement politique et social que n’arrêteront aucune répression ni aucune concertation. Même si des divisions internes – notamment autour de la question du lien avec les organisations syndicales, qui se fait jour à la fin du texte de Commercy – ne sont pas à minimiser, le mouvement est devenu trop grand pour être absorbé par le pouvoir macroniste. Celui-ci, n’ayant plus la légitimité de la parole démocratique et de son organisation, n’aura bientôt plus qu’une seule issue raisonnable : se taire et laisser le peuple parler.

 

 

 

 

 

Alstom – General Electric, une affaire d’État ?

Site internet du documentaire “Guerre fantôme”

Le 17 janvier 2019, le député LR Olivier Marleix a saisi le parquet de Paris sur l’affaire Alstom – Generel Electric (GE), au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale. Cet article oblige toute autorité constituée ou tout fonctionnaire à informer la justice d’un crime ou d’un délit porté à sa connaissance. Mais le député d’Eure-et-Loir, ancien président de la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, va plus loin et vise directement Emmanuel Macron dans ce dossier, alors secrétaire général adjoint à la présidence de la République. Entretien avec David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric ». 


La commission intitulée « Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX » dont faisait partie Olivier Marleix s’est intéressée à partir de novembre 2017 au cas d’Alstom. Le gouvernement venait alors de refuser d’utiliser son droit de rachat sur les actions. Cette décision a mis fin aux espoirs des salariés français de General Electirc, notamment sur le site GE Hydro de Grenoble où 293 postes ont été supprimés.

Afin de comprendre les motivations du député Marleix et les enjeux liés à cette procédure, nous avons interrogé David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric » diffusé pour la première fois sur LCP le 25 septembre 2017 et rediffusé le 8 et 10 février 2019 par la chaîne. Les deux réalisateurs et leur équipe ont fait un travail pédagogique d’envergure pour expliquer les tenants d’une telle affaire. De nombreuses personnalités se succèdent devant leur caméra pour revenir sur le déroulé de la vente de la branche énergie d’Alstom, parmi lesquelles Arnaud Montebourg, Jean-Pierre Chevènement, Loïk Le Floch-Prigent (ex-PDG d’EDF, GDF et Elf) ou encore Alain Juillet (Directeur du renseignement de la DGSE de 2002 à 2003 et Président de l’Académie de l’Intelligence économique).

LVSL – Rapidement, comment résumer l’affaire Alstom-General Electric ? 

David Gendreau et Alexandre Leraître – L’entreprise française Alstom, vieille de plus de 130 ans et qui officiait dans le nucléaire et le ferroviaire, a vu sa branche énergie être rachetée par l’américain General Electric dans l’indifférence générale en 2014.

De là plusieurs choses doivent nous interpeller. D’abord, cette transaction a été présentée comme une alliance à 50-50 entre un groupe français et un groupe américain, alors qu’un examen rapide des accords de l’époque révèle qu’il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. Ensuite, Alstom détenait des technologies de souveraineté nationale critique. Elle entretenait l’intégralité des turbines de nos centrales nucléaires et du porte-avion Charles de Gaulle. Ce sont des leviers essentiels de notre souveraineté énergétique et militaire qui sont sous contrôle opérationnel du gouvernement américain. Ce dernier peut décréter un blocus en cas de désaccord politique. Comme nous le montrons dans le film, cela s’est déjà produit.

« Il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. »

Les Américains ont eu recours à tout l’arsenal de la guerre économique pour faciliter leur prise de contrôle d’Alstom, notamment en exerçant une pression économique et judiciaire très forte sur les cadres du groupe français. Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine, à l’instar de certains de ses plus proches collaborateurs, qui aujourd’hui prennent la parole. (Voir notamment le livre de Frédéric Pierucci NDLR).

LVSL – Comment avez-vous collecté les informations pour votre film ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?

DG et AL – Nous avons lu toutes les enquêtes et rapports d’analyse sur le sujet et rencontré de nombreux journalistes, historiens, politiques, (ex-)espions et industriels qualifiés sur cette affaire, sans compter les témoignages anonymes d’employés d’Alstom.

« Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine. »

Notre principale difficulté tient au fait que nous avons fait ce film dans le plus grand secret et sur fonds propres. Pour vous donner une idée, notre budget est quarante fois inférieur à une production télévisuelle classique, et n’a bénéficié d’aucune aide ou subvention publique.

Le bon côté est que ça nous a permis d’être entièrement indépendants et de dire tout ce que l’on avait à dire, quitte à balancer des noms. Le mauvais côté est que ça ne nous a rien rapporté et que le bénévolat n’a pas substantiellement fait augmenter le pouvoir d’achat de quiconque au sein de l’équipe !

LVSL – Êtes-vous surpris par la saisie du parquet de Paris et pourquoi, à votre avis, n’a-t-elle lieu que maintenant ?

DG et AL – À l’approche d’élections, les affaires ressortent. Laurent Wauquiez n’est pas bien placé pour les européennes, il actionne les leviers qu’il a sous la main. L’affaire Alstom est une patate chaude : plus vous la refilez vite à vos adversaires et plus vous marquez des points.

LVSL – Olivier Marleix émet l’hypothèse d’un « pacte de corruption » (c’est le terme qu’il emploie), au bénéfice d’Emmanuel Macron lors de la signature du rachat le 4 novembre 2014. Votre documentaire met-il aussi directement en cause le président de la République ? Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Alexandre Leraître

DG et AL – L’actuel président de la République est impliqué, puisqu’il était à l’époque de cette affaire secrétaire général adjoint de l’Élysée. De plus il a validé pour ne pas dire encouragé cette vente à toutes les étapes de la négociation, pour finalement brader le dernier morceau français à l’allemand Siemens deux ans plus tard.

Ici, Olivier Marleix fait de la politique. Il tente de faire oublier que des hauts dignitaires de son parti ont gravité autour de cette vente et préfère tout mettre sur le dos d’Emmanuel Macron. C’est de bonne guerre. On l’imagine mal saisir le parquet pour savoir dans quelle mesure Valérie Pécresse ou Clara Gaymard auraient pu s’enrichir dans cette affaire.

LVSL – Olivier Marleix, dans sa lettre au parquet, écrit « Le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des donateurs ou des organisateurs de dîners de levée de fonds pour En Marche des personnes qui auraient été intéressées aux ventes précitées (Alstom, Technip, Alcatel etc.) ne peut qu’interroger. S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption. ». Allez-vous poursuivre ou étendre votre enquête ?

DG et AL – Il ne faut pas prendre ce genre de déclaration tonitruante au premier degré. Prenons un peu de recul : notre film qui dénonce les stratégies d’influence américaine en France a déclenché immédiatement une commission d’enquête parlementaire pour éclaircir cette sombre affaire. Or qui a été diligenté pour mener l’enquête ?

D’un côté Monsieur Kasbarian, député LREM qui réduit toute cette affaire à une vulgaire théorie du complot et qui a refusé obstinément d’auditionner le témoin numéro un, Frédéric Pierrucci, tandis qu’il était en prison. Et pour cause, quiconque a rencontré Frédéric Pierrucci comprend vite que tout ça n’a rien à voir avec une théorie du complot.

David Geandreau

De l’autre côté le député Les Républicains Olivier Marleix, une fois la commission d’enquête terminée, s’est contenté de monter en épingle des détails périphériques et insignifiants de l’affaire, comme le rapport AT Kearney commandé par Macron quelques années plutôt. Ce rapport n’a en fait rien de secret, et nous-mêmes en avions connaissance dès le début de notre travail. Tout ceci ressemble à une tentative de diversion politicarde.

On ne résiste pas à l’envie de faire remarquer qu’Olivier Marleix est le vice-président du Cercle Jefferson, une officine d’influence américaine financée par le département d’État, dont le rôle est grosso modo similaire à celui du programme Young Leaders.

Au final, la thèse au centre de notre film, et qui a déclenché cette commission d’enquête, est finalement réduite à un paragraphe de onze lignes perdues dans un rapport de centaines de pages. Tout est fait pour passer à côté du sujet et noyer le poisson. Ces 30 parlementaires ont eu 6 mois pour enquêter. Ils ont eu accès à tous les témoins clés. Tout ça pour finalement accoucher d’une souris. Le peu de mesures préconisées par cette commission ont d’ailleurs été torpillées depuis par le Sénat.

LVSL – Les médias ont révélé en décembre que des enquêtes américaines pour corruption visent également Airbus. Allez-vous poursuivre votre travail d’information pour d’autres cas de ce type ? Peut-on dire que ces affaires sont similaires ?

DG et AL – Cela fait deux ans qu’on l’annonce, mais les chaînes télé ne se pressent pas au portillon pour médiatiser la chose. En attendant, oui, Airbus est dans la panade : le secteur R&D a été pillé par des employés de Google, du DARPA et du Massachusetts Institute recrutés opportunément aux postes clés de l’avionneur avant de repartir aussitôt de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis qu’une cohorte d’avocats américains a siphonné les téléphones et les ordinateurs des employés, sous prétexte d’une enquête pour corruption.

On attend que Monsieur Kasbarian dénonce l’odieuse théorie du complot qui se déroule sous nos yeux pour la quatrième fois d’affilée (Alstom, Alcatel, Technip et Airbus).

 

Site internet du documentaire : https://www.guerrefantome.com/

Entretien de Frédéric Pierucci dans Le Monde du 15 janvier 2019.

Entretien avec Arnaud Montebourg sur LVSL.

Acte IX : le grand débat national n’apaise ni la colère ni la répression policière

En colère, toujours mobilisés et déterminés, 8000 gilets jaunes ont marché dans Paris samedi 12 janvier à l’occasion de l’acte IX, témoignant de la force inépuisable du mouvement. Alors que va s’ouvrir cette semaine le grand débat national voulu par Emmanuel Macron, de nombreux manifestants ne souhaitent maintenant plus qu’une chose, la démission du président et la dissolution de l’Assemblée nationale. Calme, festive, la manifestation n’a donné lieu à aucun incident majeur, ni pillage, ni policier battu. Du côté des manifestants en revanche, plusieurs blessés ont été signalés, la plupart touchés par des tirs de flashballs, dont un au visage. Récit de l’acte IX, de la Bastille à l’Arc de Triomphe.


Midi, la Place de la Bastille est jaune de monde. Florence, conditionneuse dans une usine de parfums exulte. « C’est la première fois que je vois ça, autant de monde qui se réunit pour les mêmes causes », lance-t-elle à propos du mouvement. Déléguée syndicale, Florence est une habituée des mobilisations. Mais cette fois, sans leader, sans ligne politique ni parti, un mouvement comme celui-ci se distingue profondément, se dont elle se réjouit.

Déterminée, Florence n’attend plus qu’une chose : la démission d’Emmanuel Macron. « C’est nous qui décidons, c’est nous qui devrions gérer la France, pas Macron », assène-t-elle. Elle évoque un ras-le-bol général ressenti par les Français : « trop de taxes, trop d’impôts. Il en faut, des impôts, rectifie Florence, c’est ça qui nous apporte le social, mais en même temps t’en a plein au-dessus de nous qui en profitent trop, on devient des esclaves, c’est plus possible ». La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Rejoints par l’imposant cortège parti de Bercy, 8000 gilets jaunes débutent la marche, en direction de la place de l’Étoile. Sur le chemin, les slogans fusent en direction d’Emmanuel Macron et de Christophe Castaner. Le slogan Macron démission sera répété en boucle toute la journée.

À Paris, l’acte IX a rassemblé bien plus de monde que l’acte XVIII du samedi précédent, où 3500 personnes avaient manifesté. © Simon Mauvieux

La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Dans la foule, un slogan écrit sur un gilet jaune détonne. « Écologie oui, vivre aussi ! », peut-on lire sur le dos d’une manifestante. Cette infirmière de Corbeil-Essonnes, la trentaine, revendique fièrement son engagement écologiste. Dans un mouvement accusé un temps d’être insensible à l’environnement à cause de son mécontentement face à la hausse des prix de l’essence, cette plaidoirie est significative.

« Ça fait partie des revendications générales, un mode de vie qui respecte le monde dans sa globalité. Si on veut arrêter d’appartenir à ce système hyper capitaliste, il faut changer notre système de consommation et l’écologie va dans ce sens », explique-t-elle. « Beaucoup de gens sont pour l’écologie, ils seraient ravis de changer de voiture et d’avoir accès aux transports en commun. Mais quand on est smicard ou qu’on ne gagne qu’un peu plus que le SMIC, on ne peut pas avoir de véhicule propre. On habite à la campagne parce qu’on ne peut pas se payer un logement en ville. C’est un déclencheur, mais ça fait longtemps que ceux qui travaillent en ont marre de plus pouvoir payer leurs courses à la fin du mois ».

Nicolas, enseignant à Paris, nous livre son analyse des gilets jaunes : « C’est un mouvement très déterminé, mais quand on regarde la télé, on met en avant les violences pendant les manifs, elles existent oui, mais c’est une réponse à la violence institutionnelle. Il y a des centaines de blessés, des milliers d’arrestations et de gardes à vue, la répression est très violente. L’appel de Luc Ferry au meurtre cette semaine, les gens sont énervés », s’indigne-t-il. « Les gens qui sont là, c’est des gens ordinaires, ce ne se sont pas des gens qui veulent tout casser », poursuit Nicolas.

Cette infirmière de Corbeil-Essonnes pointe du doigt le manque de moyen de nombreux français à qui on demande de réduire leur empreinte écologique. © Simon Mauvieux.

Un peu plus loin, Béatrice, assistante maternelle à Montreuil, abonde. « J’aimerais bien que ce soit calme, que plus de gens puissent manifester. C’est difficile pour les familles de venir, je connais plein de gens qui n’osent pas venir parce qu’ils ont peur. À force de montrer des images de poubelles qui brûlent, ça fait peur aux gens », détaille-t-elle.

8000 gilets jaunes nassés place de l’Étoile

Quelques heures après le début de la marche, le cortège arrive place de l’Étoile. Il est 14 heures quand les premières grenades lacrymogènes sont tirées, alors que la police tente de couper la manifestation en deux, sans grand succès. Les lignes de CRS finissent par reculer pour laisser entrer tout le monde sur le gigantesque rond-point qui encercle l’Arc de Triomphe. Au centre, le monument est protégé par des barrières, une ligne de CRS et quelques blindés de la police. La place se remplit et l’ambiance est festive pendant près d’une demi-heure. La tension finit par monter sans que personne ne sache qui a lancé la première pierre ou la première grenade lacrymogène.

Des dizaines de grenades lacrymogènes ont été lâchées sur la Place de l’Étoile. © Simon Mauvieux

Il est 15 heures place de l’Étoile et l’air est irrespirable. Pendant que des manifestants affrontent la police d’un côté de la place, de l’autre, certains s’occupent. Un petit groupe chante en chœur le Chant des partisans, un autre a créé un semblant de piste de danse, aidé par une énorme sono qui crache de la techno. Ces scènes de liesse sont régulièrement ponctuées par des explosions ou des nuages de gaz. Les chanteurs reculent, et reprennent en chœur.

Pascal, chômeur depuis peu, observe l’agitation de la place avec un ami. Sa mobilisation a commencé sur un rond point, à Chartres, avant de venir tous les samedis à Paris. Et il reviendra. Comme tout le monde ici, Pascal est déterminé. « Au point où on en est, dit-il, il faut une dissolution de l’Assemblée Nationale et du gouvernement, à moins que notre cher président ne voie la lumière en se levant un matin et qu’il change sa politique de A à Z, avec plus de distribution des richesses, mais je n’y crois pas du tout », concède-t-il.

« Il y a de tout dans le mouvement, c’est représentatif de la population française », lance l’homme qui l’accompagne. Militaire, « le devoir de réserve » l’empêche de s’exprimer. Les militaires, lâche-t-il, sont nombreux parmi les gilets jaunes. « On a de la chance d’être du bon côté de la barrière », ironise l’homme, en pointant les CRS qui gardent l’Arc de Triomphe derrière des barrières en métal.

Le bruit des tirs de lanceurs de balles de défense se fait soudainement entendre, sonnant comme une bouteille qu’on débouche. Un homme tombe, laissant sur le trottoir une flaque de sang. Un autre est touché à la jambe.

Un manifestant a été blessé à la tête par un tir de flashball, laissant sur le pavé une flaque de sang. © Simon Mauvieux

« Médics ! » crient des manifestants avant qu’une équipe de médecins n’arrive pour prendre en charge le blessé. La tension retombe, le temps que le blessé soit évacué, puis les manifestants, excédés par l’usage des LBD, se rapprochent des CRS pour les insulter. Un petit groupe s’assoit devant eux, les mains sur la tête, criant aux policiers de baisser leurs armes. De marbre, deux CRS, à quelques mètres d’eux, LBD en joug, ne bronchent pas, et continuent de les viser.

Les gaz lacrymogènes continueront de brûler les yeux et les poumons des gilets jaunes jusqu’à la tombée de la nuit.

Excédés par l’usage des LBD, de nombreux gilets jaunes exhortent les CRS à baisser leurs armes, sans succès. © Simon Mauvieux

Chaque manifestant touché par des flashballs, chaque blessé, chaque coup de matraque participe à faire monter la tension parmi les gilets jaunes. « Ils font exprès de nous gazer », laisse tomber un manifestant qui s’interroge sur l’usage excessif des gaz lacrymogènes.

La banalité de la répression

Un camion à eau s’avance avenue de Wagram. Il est là pour repousser ceux qui tentent de s’approcher du cordon de CRS. Un homme se fait asperger et tombe violemment à terre. Le canon s’arrête. Un groupe de gilets jaunes lui vient en aide pour le faire sortir de là. Ils l’attrapent et sont immédiatement pris pour cible, puis aspergés à leur tour. Les gilets jaunes qui observent la scène réagissent, insultent la police, les traitent de lâches.

À plusieurs reprises, les CRS et la BAC ont chargé sur les manifestants Place de l’Étoile, frappant et arrêtant des manifestants. © Simon Mauvieux

Sarah, assise contre un muret, fume une cigarette, à l‘abri des lacrymogènes et des canons à eau. « On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ». Animatrice à la ville de Paris, cette libanaise d’origine touche 900 euros par mois. Elle manifeste pour plus d’égalité entre les salaires et pour une baisse des taxes. De là où elle est assise, elle assiste, presque blasée, aux ballets incessants des CRS et des manifestants, qui avancent, reçoivent des gaz, reculent, puis reviennent. « Les gaz, la violence, ça ne me décourage pas, au contraire, ça me donne encore plus envie de revenir manifester », assure-t-elle.

« On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ».

Un petit groupe de CRS accompagné de policiers en civil, matraque et, LBD à la main, s’avance sur la place, sans que personne ne comprenne le but de la manœuvre. Ils chargent en hurlant et en frappant sur leur bouclier, puis reculent, et finissent par se réfugier avec les policiers restés sous l’Arc de Triomphe.

5000 membres des forces de l’ordre ont été déployés à Paris pour l’acte 9. Des blindés et des camions à eau étaient aussi présents dans la capitale. © Simon Mauvieux

Médias témoins, « médias complices »

« La couverture médiatique, reprend Sarah, ça dépend quelle chaîne, mais en général bof bof. Ils ne disent pas toujours la vérité, ils ne filment pas toujours la réalité. Là, ce qu’il se passe, on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça », lance-t-elle. Au même moment pourtant, de nombreux photographes et vidéastes se font gazer avec les manifestants.

La nuit tombe, une poubelle commence à brûler. Immédiatement, plusieurs journalistes, caméra sur l’épaule, s’approchent et capturent l’image, l’Arc de Triomphe en arrière-plan. Plusieurs gilets jaunes observent la scène, certains insultent les journalistes, d’autres viennent carrément se placer entre les caméras et le feu. À elles seules, ces images illustrent le fossé qui sépare les médias des gilets jaunes, les premiers accusés par les seconds de n’être là que pour montrer la violence. À Rouen, une équipe de LCI a été agressée par plusieurs gilets jaunes, les images ont fait le tour des journaux le lendemain.

« on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça »

Devant l’Arc de Triomphe, des gilets jaunes tentent de fraterniser avec les CRS, barricadés derrière des barrières en métal. L’un d’entre eux essaye d’engager la discussion, un autre prend un selfie. « Toi je t’aime bien », lance un manifestant à un CRS, réussissant à lui décrocher un sourire. «  Tu vois, c’est ça que la presse devrait montrer », lâche un gilet jaune témoin de la scène.

La place se vide petit à petit, ponctuée par quelques tirs de flashballs et plusieurs grenades lacrymogènes. Les gilets jaunes s’en vont en traversant un couloir de CRS. En passant, manifestants et policiers s’observent, se jaugent, presque tentés de se dire « à la semaine prochaine ». L’acte X est déjà dans tous les esprits.

À la nuit tombée, les quelques gilets jaunes restants ont tourné autour de l’Arc de Triomphe, avant de quitter la place. © Simon Mauvieux

Le « grand débat national », une porte de sortie ?

Deux jours après l’Acte IX, le président a joué ses cartes en dévoilant sa Lettre aux Français afin d’amorcer le grand débat national, vu par l’Élysée comme une sortie de crise. Les modalités d’organisation et de participation du débat restent floues. « Ni élection, ni référendum », comme l’a écrit Emmanuel Macron, ni cahier de doléance non plus, personne ne connait la forme qu’il prendra.

Samedi pourtant, une chose était claire, rien ne fera retomber la colère des manifestants, si ce n’est un changement drastique de politique, en faveur des plus pauvres, une baisse des taxes et l’abrogation des privilèges, pour les élus et les grandes entreprises notamment. Ce sont bien les questions d’impôts et d’inégalités qui mobilisent les gilets jaunes.

Emmanuel Macron l’a annoncé d’emblée, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ne sera pas discuté. Pourtant pierre angulaire de la colère des gilets jaunes, la suppression de cet impôt a été perçu comme un signe d’acharnement contre les classes populaires, comme le signe du deux poids deux mesures, le symbole des privilèges accordés aux riches. Débattre, proposer des idées, les gilets jaunes le font dans la rue depuis près de deux mois. Et dans la rue, Emmanuel Macron n’est plus écouté, il a perdu tout son crédit. Difficile dans ce contexte d’imaginer que ce grand débat national pourrait faire consensus et devenir une plateforme pour les revendications des gilets jaunes.

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) est l’une des principales revendications des gilets jaunes. © Simon Mauvieux

Nicolas, enseignant et gilet jaune, croisé samedi place de la Bastille, résumait en ces mots l’état d’esprit des manifestants : « Il y a plein de gens qui pensent que la société ne peut plus continuer comme avant, qu’on a besoin de changement. Si ce mouvement a cette force aujourd’hui, cette détermination, c’est parce que les gens ne vont pas se satisfaire de quelques revendications. Il y a le pouvoir d’achat, le SMIC, l’évasion fiscale, reprendre l’argent donné au travers du CICE, de l’ISF aux plus riches et rétablir l’argent pour les services publics. Ces revendications sont fortes et vont très loin et tout le monde comprend que dans le système politique actuel, ce n’est plus possible. C’est pour ça qu’il y a les revendications sur le RIC et d’autres revendications sur l’organisation démocratique à la base de la société. »

Les institutions et la démocratie sont largement critiquées dans les manifestations. Or en sortant de son chapeau ce grand débat, sorte de consultation à l’échelle de la France, Emmanuel Macron ne vient pas répondre à l’aspiration citoyenne des gilets jaunes. Mesure d’exception, ce débat n’apportera pas ce changement profond exigé par la rue depuis le 17 novembre.

Sur France Inter lundi matin, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer y est allé de sa petite phrase provocatrice. « Aujourd’hui, a-t-il dit, on n’a plus besoin de ces manifestants, mais de débattre de manière démocratique et républicaine ». Le ton est donné, et annonce d’ores et déjà que le grand débat national ne fera que creuser les antagonismes sociaux réveillés par ces mois de mobilisation intense.

Crédits photo : ©Simon Mauvieux

“Moins de taxes”, “plus d’État” : deux revendications complémentaires

Une émeute à Londres en 1990 contre la “poll tax” de Margaret Thatcher. © James Bourne

Né spontanément et toujours largement soutenu, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand jour un sentiment d’exaspération fiscale d’une large partie du pays qui couvait depuis longtemps. Les radars, les péages autoroutiers, les banques … Tous ces symboles d’un racket institutionnalisé ont été attaqués par les gilets jaunes. La sociologie de ce mouvement confirme que les gilets jaunes sont avant tout des précaires, chez qui la contestation de l’impôt est la plus forte et non seulement des petits patrons ou routiers comme c’était le cas des bonnets rouges. Cette révolte fiscale légitime, qui s’apparente à celles du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, doit nous interroger sur la structure de plus en plus inégalitaire de notre fiscalité. Faute de quoi, le civisme fiscal pourrait bien être sérieusement remis en question.


Dans un ouvrage prémonitoire – Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français publié en septembre 2018, le sociologue Alexis Spire explique le « ras-le-bol fiscal » des classes populaires par trois types de raisons : la difficulté accrue à frauder le fisc, la montée en puissance des impôts proportionnels comme la TVA et la taxe sur les carburants et l’incapacité à bénéficier de la grande majorité des crédits d’impôts. Selon lui, « Pour ces contribuables, ce sont essentiellement la TVA, la CSG, la redevance télévisuelle et les taxes sur les carburants qui constituent l’essentiel de leurs prélèvements et, dans ces cas-là, il n’y a guère d’accommodements ou de dispositifs dérogatoires ».

Certes, les plus défavorisés échappent à certains impôts – dont celui sur le revenu qui  touche moins d’un Français sur deux – mais ils subissent de plein fouet les hausses de ces taxes. Dans le même temps, ils constatent la fraude en col blanc rendue célèbre par les affaires Cahuzac, Luxleaks, Panama Papers, etc., et réalisent le deux-poids-deux-mesures de l’administration fiscale. Le système fiscal et social français est également peu redistributif, comparé à d’autres pays européens, en particulier pour les ménages au niveau de vie situé entre 1200 et 1600 euros par mois et par personne  – c’est-à-dire globalement entre le SMIC et le salaire médian, selon une étude du CREDOC de 2013. Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que les employés, ouvriers et autres populations plutôt précaires se soient mobilisées en premier parmi les gilets jaunes.

©CREDOC

En ce qui concerne les classes moyennes, elles subissent certes les hausses de taxes, mais les nombreuses niches fiscales – rénovation thermique, emplois à domicile, dons etc. – leur permettent de réduire leur imposition, ce qui rend la critique de la fiscalité beaucoup moins importante auprès de cette population. Selon Spire, « les contribuables bénéficiant d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois moins de chances que ceux qui n’en bénéficient pas d’estimer que « la France est un pays où l’on paie trop d’impôts ».

Pourtant, la critique de l’impôt est également présente dans la classe moyenne, notamment pour décrier que tous les foyers en dessous de 9807 euros par part ne paient pas l’impôt sur le revenu. Contre cette sempiternelle critique, il faut pourtant rappeler que pour les plus démunis, chaque euro compte et que la machinerie bureaucratique à mettre en place pour récupérer quelques euros de plus chez ces millions de Français exemptés de l’impôt sur le revenu rapporterait bien moins qu’elle ne risque de coûter.

En réalité, l’impôt sur le revenu, qui ne compte que quatre tranches d’imposition, ne représente qu’environ un quart des recettes de l’État, soit 72 milliards d’euros. La TVA, impôt indirect car acquittée tout au long de la revente de biens et de services, fournit à elle seule la moitié du budget de l’État ! Cet impôt dégressif, établi à différents taux fixes proportionnels au prix de vente, a connu plusieurs hausses majeures depuis sa création en 1954 et son taux normal évolue autour des 20% depuis déjà une vingtaine d’années.

Pour des dirigeants politiques néolibéraux à la recherche de nouvelles recettes fiscales, il risque d’être tentant d’augmenter la TVA tant la consommation est immobile dans nombre de domaines et ce d’autant que le taux normal de 20% demeure en dessous de la plupart de ceux de nos « partenaires européens ». L’Autriche et l’Italie envisagent par exemple des hausses de taux de TVA. Et en Hongrie, où il n’existe qu’une seule tranche d’impôt sur le revenu, à 15%, et où l’impôt sur les sociétés est un des plus bas de l’Union européenne, le taux de TVA atteint le record de 27% !

©CREDOC

Sur le long terme et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte – c’est-à-dire perçue par l’État au travers d’un tiers – et forfaitaire – c’est-à-dire des sommes fixes pour tous les individus, comme les timbres fiscaux, le coût du permis de conduire ou de certaines vignettes obligatoires – et à la baisse de l’imposition directe. L’explication est simple : la suppression ou la baisse d’impôts directs, comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu est une mesure aisément perceptible par les électeurs désireux de davantage de pouvoir d’achat. L’autre objectif souvent mis en avant est celui de la compétitivité via l’abaissement du coût du travail et l’encouragement à l’investissement, à travers la baisse de l’impôt sur les sociétés et la suppression de l’ISF.

Sur le long terme, et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte et forfaitaire et à la baisse de l’imposition directe.

La suppression d’impôts progressifs et l’instauration d’impôts proportionnels se retrouvent, sans surprise, dans la politique d’Emmanuel Macron. C’est le cas avec la suppression de la taxe d’habitation qui n’était d’ores-et-déjà pas appliquée à bon nombre de ménages et bénéficiera donc excessivement aux ménages les plus aisés. Selon l’enquête d’Alexis Spire, c’est avant tout la taxe foncière qui est décriée pour son caractère injuste puisqu’elle s’applique à tous de la même manière, peu importe les revenus et l’endettement, souvent nécessaire pour devenir propriétaire.

En outre, le barème sur lequel se fondent la taxe d’habitation et la taxe foncière n’a pas été mis à jour depuis 1970, donnant lieu à des inégalités aberrantes : certains immeubles décrépis des centres-villes – depuis rénovés en appartements cossus – sont couramment assujettis à une taxe foncière plus faible que des immeubles type « grands ensembles » qui bénéficiaient à l’époque de tout le confort moderne. Guère étonnant que les enquêtés interrogés par Spire jugent cette dernière bien plus durement que la taxe d’habitation.

De même, Macron a choisi d’introduire une flat tax au taux unique de 30% sur les revenus du capital dès sa première année au pouvoir. Une mesure qui risque de coûter jusqu’à dix fois ce qui était initialement annoncé et qui taxe moins les revenus du capital que ceux issus du travail. Un comble pour un gouvernement qui dit se battre « pour que le travail paie », une vraie inégalité pour les Français les plus pauvres qui n’ont aucune épargne et placements. Ce nouvel impôt proportionnel, sous couvert d’égalité de traitement, impose jusqu’à moitié moins les plus gros patrimoines, alors que ceux qui ont souscrit à des plans d’épargne-logement (PEL) et ou à de l’assurance-vie sont davantage imposés.

Ces fortes inégalités entre petits et gros se retrouvent aussi entre entreprises : il est de notoriété commune que les grandes entreprises, grâce à des montages fiscaux très élaborés, échappent à presque tout impôt sur les sociétés. D’ailleurs, lorsque des grands groupes grossissent via des fusions ou des rachats de concurrents, ils prennent souvent soin de déménager le siège social de l’entreprise là où l’imposition est la plus faible, tel le cimentier Lafarge, qui, lors de sa fusion avec Holcim en 2015, a déplacé son siège en Suisse. Sans volonté politique réelle de combattre l’évasion fiscale, l’État a tenté différentes approches toutes aussi vaines les unes que les autres : pointer du doigt les fraudeurs dans le discours public, négocier des accords creux au niveau international, ou cette année la création d’une police fiscale de… 50 agents, alors même que le nombre de contrôles fiscaux est en chute libre depuis des années.

Par ailleurs, les retards de paiement constituent, loin devant le coût du travail ou la baisse des ventes, la première cause des problèmes de trésorerie des PME, venant remettre en cause le discours anti-fiscalité. Désormais, le gouvernement ne souhaite plus s’embarrasser avec des contrôles rigoureux des montages financiers des multinationales, mais préfèrent négocier à l’amiable avec les fraudeurs, qui n’ont même plus à faire face à un procès public et à reconnaître leur culpabilité. Dans la pratique, tous les enquêtes instruites ne donnent même pas lieu à des perquisitions et l’amende négociée est systématiquement plus faible que l’impayé dû à l’État.

Cette fiscalité à deux vitesses entre TPE-PME et grandes entreprises se retrouve aussi au niveau de la capacité à bénéficier des avantages fiscaux, de manière similaire au phénomène d’injustice fiscale décrit par Alexis Spire pour les ménages. Ainsi, le Crédit Impôt Recherche, dont le coût a explosé depuis sa réforme par Nicolas Sarkozy, bénéficie outrageusement plus aux grandes entreprises qu’aux plus petites et finance des innovations dont l’usage réel a lieu à l’étranger. Cette niche fiscale unique au monde par son laxisme encourage également la fraude, qui représenterait environ 15% des montants reversés par l’État et ne parvient même pas à stopper des destructions d’emplois dans la recherche comme chez Intel ou chez Sanofi. Pourtant, alors que ce soutien financier massif et inégalitaire aux entreprises n’est pas du tout efficace, aucune réforme n’aboutit depuis des années.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme.

Pour la France en déclassement ou proche de l’être, la pression fiscale est donc devenue une préoccupation clef. Du point de vue de la droite, cette réticence à l’impôt des classes populaire est une aubaine, car elle permet de mettre en avant son agenda de baisses d’impôts et donc de la supposée hausse du pouvoir d’achat qui en découle. Comme le note le sociologue Alexis Spire « En 2007, le slogan de M. Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » et son projet de défiscalisation des heures supplémentaires ont séduit de nombreux employés et ouvriers ». Une stratégie électorale payante, imitée par Emmanuel Macron en 2017 par la promesse de la suppression de la taxe d’habitation, puis dans ses réponses aux gilets jaunes, via la défiscalisation des primes exceptionnelles versées par les rares entreprises prêtes à consentir ce geste.

Des gilets jaunes bloquant un McDonalds pour protester contre l’évasion fiscale à Grenoble le 15 décembre 2018.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme. En effet, le mouvement des gilets jaunes, s’il émerge autour d’une revendication fiscale, fait souvent le lien entre fiscalité élevée et évasion fiscale ou suppression de l’ISF ou de l’exit tax. Pas sûr que la stratégie sarkozyste soit encore efficace après les innombrables scandales d’évasion et de fraude : Panama Papers, Luxleaks, Paradise Papers, Football Leaks…

L’une des mesures fiscales marquantes de Nicolas Sarkozy, le bouclier fiscal – qui plafonne le taux d’imposition des contribuables – aura certes aidé quelques contribuables modestes mais propriétaires soumis à une forte taxe foncière et d’habitation, mais ceux-ci n’auront récupéré que 1% du montant de ce bouclier conçu pour les super-riches.

Les opérations de péage autoroutier gratuit, les blocages de certaines banques ou de lieux appartenant à des entreprises ne payant pas ou très peu d’impôts un peu partout en France témoignent de la prise de conscience du racket des contribuables par une partie du secteur privé qui se soustrait à l’impôt. De même, la méfiance, puis le sentiment d’être « pris pour des imbéciles » de nombreux gilets jaunes suite aux annonces du Président, semble indiquer que l’anti-fiscalisme le plus primaire ne suffira pas à éteindre l’incendie. Au-delà du dégagisme et des rumeurs de listes électorales de gilets jaunes pour s’opposer au bloc bourgeois réuni autour d’Emmanuel Macron, le mouvement des gilets jaunes, première grande révolte fiscale du XXIème siècle, est donc surtout l’expression d’une exigence de justice fiscale et sociale.