Mickaël Correia : « Le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités »

Mickaël Correia ® Charlotte Krebs

Beaucoup estiment aujourd’hui que la crise climatique est imputable à des actions individuelles et que notre salut repose sur une politique de responsabilisation des citoyens. Mickaël Correia, journaliste pour Médiapart, nous invite plutôt à considérer la responsabilité profonde et systémique de certaines entreprises. Dans son dernier ouvrage, Criminels climatiques : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La découverte, 2022), l’auteur enquête sur les pratiques peu vertueuses des trois groupes les plus polluants au monde : Saudi Aramco, Gazprom et China Energy. La crise climatique serait-elle finalement plus un problème d’offre que de demande ? Entretien.

LVSL : En référence au mouvement de Pierre Rabhi, vous écrivez dans votre introduction que « all collibris are bastards ». La pensée du paysan ardéchois nous conduit-elle dans une impasse ?

Mickaël Correia : Quand il est mort, la première formule de condoléances qui m’est venue à l’esprit a été : « Pierre Rabhi est mort, j’espère que son écologie sans ennemis aussi ». Tout n’est pas à jeter dans sa pensée. Il a eu le mérite d’être une des rares personnes racisées à s’être penché sur la question écologique en France. Il a été conscient du passé colonial français. Il a également eu un discours anticapitaliste, par le prisme de la « sobriété heureuse ». Ses ouvrages ont été une porte d’entrée et de politisation intéressante pour beaucoup de gens comme moi. Le problème de Rabhi, c’est qu’il n’a jamais mis à nu les rapports de domination. C’est quelqu’un qui a eu un discours très vite centré sur les « écogestes » et les « petits pas ». Il a utilisé cette fameuse parabole du colibri alors qu’elle a été détournée.

Comme bien d’autres – cela va de Jacques Attali à Nicolas Hulot-, Pierre Rabhi incarnait une approche environnementale libérale. On pose la question climatique sous un angle de discipline individuelle. Je la mets en perspective avec ce discours qu’on trouve ailleurs sur la racisme ou le sexisme. Beaucoup disent que ce ne sont que des questions de relations individuelles, qui ne sont pas systémiques. Pourtant, elles sont intimement liées à des constructions sociales et historiques très profondément enracinées dans la société. Ce que j’essaie de montrer à travers mon ouvrage, c’est que le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités. Encore une fois, c’est une question d’Histoire. La civilisation industrielle a dès le début reposé sur l’exploitation des énergies fossiles. Je pense que cette politique des petits pas, si elle a pu servir de porte d’entrée de politisation pour certains, nous détourne aujourd’hui des véritables moteurs de l’embrasement du climat. Ces moteurs, ce sont notamment les trois multinationales que j’étudie dans l’ouvrage. Les études sont de plus en plus nombreuses – je cite notamment celle de Carbone 14 qui date de 2019t -, qui montrent que même si l’ensemble des Français se mettaient à pratiquer réellement des écogestes, disons « héroïques », les émissions du pays ne diminueraient que de 25% .  Cela illustre bien l’impasse de cette écologie du colibri.

LVSL : Vous avez mené une enquête sur le long terme : pendant deux ans, vous avez étudié minutieusement trois entreprises ultrapolluantes : Gazprom, China Energy et Aramco. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur ces dernières ?

M.C : Ces entreprises sont assez inconnues du grand public. En 2017, un recueil de données a été édité par le Climate Acountability Institute et le Carbon Disclosure Project.  Depuis il est réactualisé chaque année. Ce jeu de données montre notamment que cent producteurs d’énergies fossiles ont émis à eux-seuls 71% des émissions de gaz à effet de serre cumulées depuis 1988, la date de création du GIEC (un tel calcul est obtenu en calculant les émissions crées par l’utilisation d’un produit vendu par une entreprise, dites émissions SCOP 3, ndlr). Les vingt-cinq entreprises les plus émettrices représentent 51% des émissions cumulées !

« Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs »

Le recueil a depuis été réactualisé pour prendre en compte les données à partir de 1965, date du premier rapport commandé par la Maison blanche à Washington sur la question climatique. On estime que c’est la date à partir de laquelle les grandes industries ont pris conscience que leurs activités étaient néfastes pour le climat. Quand j’ai regardé cette liste pour la première fois, je m’attendais à voir des boites connues du grand public : Shell, Total ou Exxon …  Pourtant, les trois premières étaient Saudi Aramco,China Energy et Gazprom. Les émissions de ces trois entreprises cumulées en feraient, en terme d’équivalence, la troisième nation la plus polluante au monde, juste après la Chine et les Etats-Unis. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait un réel sujet d’enquête à mener  : comprendre leurs stratégies et leurs liens avec les États – ce sont des entreprises publiques. Bref, il me fallait déterminer comment elles continuent de nous rendre « accros » aux énergies fossiles. Il y a vraiment un ressort d’addiction.

LVSL : Comme vous venez de le souligner, il est frappant de constater que les trois entreprises que vous avez étudiées sont possédées en majeure partie par leurs États respectifs. De ce fait, l’influence de ces multinationales pèse-t-elle plus lourdement sur la scène internationale ?

M.C : On le voit bien avec Saudi Aramco dans le capital de laquelle l’État Saoudien est majoritaire. Elle possède plus de 10% des réserves mondiales de pétrole ! C’est un outil géopolitique immense. Quand le pays va négocier aux COP, il a ces enjeux en tête. C’était d’ailleurs un des plus gros bloqueurs des négociations climatiques à Glasgow. L’Aramco engendre plus de 50% du PIB du pays. J’avais interrogé une historienne américaine spécialiste de la multinationale – Ellen R Wald – qui m’avait confié que le pétrole est perçu comme un don de Dieu par les Saoudiens.

Autre exemple, Gazprom est contrôlé depuis 2005 par le clan Poutine. C’est une de ses armes politiques majeures. On le voit avec le conflit ukrainien, où la Russie peut menacer de couper l’approvisionnement en gaz. Il faut rappeler que 41 % du gaz consommé en Europe est fourni par Gazprom. Comme je le montre dans l’ouvrage, Gazprom essaie depuis plusieurs dizaines d’années d’ouvrir des exploitations au-delà du cercle polaire, sur la péninsule de Yamal en Russie ou encore sur le site de Stokhman. Une telle zone devrait pourtant être sacralisée la richesse de sa biodiversité est énorme. Hélas, elle recèle des quantités gigantesques de pétrole, jusqu’à 2 % des réserves mondiales. Lorsque Gazprom y a ouvert une plateforme pétrolière, Greenpeace a tenté d’alerter l’opinion mondiale en s’approchant de ces exploitations. Poutine a immédiatement contacté le FSB, les services secrets russes, pour arraisonner le bateau et enfermer une dizaine de militants pendant plusieurs jours. Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs.

« Le capitalisme fossile fonctionne grâce aux États »

Pour autant, Gazprom n’est pas seul dans cette aventure puisqu’il a été aidé par le groupe norvégien Statoil et par la firme française Total (qui s’est retiré du projet en 2015 mais n’exclut pas de réinvestir dans des projets similaires, ndlr). La France soutient d’ailleurs énormément les activités du groupe. Certains articles ont montré que Total investit beaucoup dans des projets d’extraction de gaz en Arctique en partenariat avec des groupes russes, notamment dans le cadre du projet Arctic LNG2. Cela a créé de grosses tensions entre Américains et Français puisque ces derniers refusaient que des sanctions soient émises contre ces projets. Il ne faut pas oublier que le capitalisme fossile fonctionne également grâce aux États.

LVSL : Ces trois entreprises ne sont pas françaises. Paradoxalement, votre enquête débute à Paris. Quels sont les liens qui existent entre ces multinationales et l’Hexagone ?

M.C : Pour chacune des trois parties du livre, j’ai voulu commencer mon enquête en France. Je ne voulais pas qu’on puisse dire : les trois entreprises qui polluent le plus au monde ne sont pas françaises, par conséquent nous n’avons aucune responsabilité. Car ces dernières sont pleinement enracinées en France. L’enquête commence donc avec Gazprom qui a signé dès 1975 un accord de livraison avec Gaz de France (Gazprom est né de la privatisation du ministère soviétique du Gaz en 1989 avec lequel l’accord avait été signé, ndlr). Le contrat a été renouvelé en 2006, lorsque Gazprom a ouvert sa filiale française, et court jusqu’en 2030.  Gazprom fournit jusqu’à un quart du gaz d’Engie (ex Gaz de France, ndlr) et fournit directement plus de 15 000 entreprises. Parmi ces dernières, on retrouve de grands noms comme le géant foncier Foncia, l’université de Strasbourg, la métropole de Nantes. Même le ministère de la Défense ou le Conseil de l’Europe à Strasbourg achètent une partie de leur gaz au géant russe.

« Le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le modèle de la voiture individuelle »

Pour Saudi Aramco, l’histoire est encore plus intrigante. À dix kilomètres de Paris, l’entreprise collabore avec le très discret laboratoire de l’Institut Français du Pétrole et des Energies Nouvelles (IFPEN). C’est une des premières institutions créée par de Gaulle en juin 1944, avant même la libération de Paris. C’est donc une organisation très ancienne et très importante ! Elle travaille à optimiser les moteurs à essence, à les rendre plus performants. L’idée est bien de perpétuer le modèle du moteur à essence. Pour résumer, Saudi Aramco, le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le règne de la voiture individuelle. Le tout à dix kilomètres de Paris, une des capitales européennes où tu meurs le plus de la pollution automobile !

Au-delà de ce laboratoire, l’IFPEN sert également à former l’élite scientifique du carbone, qui est ensuite envoyée en Arabie Saoudite. Ils ont même créé un master spécial pour Saudi Aramco. Le savoir faire industriel français est au service d’Aramco et du royaume saoudien.

Concernant China Energy, l’État chinois est venu signer en 2019 divers contrats avec l’Élysée. Un des plus énormes a été passé avec Électricité De France (EDF) pour permettre au groupe français de construire un parc éolien à Dongtai, près de Shanghai. Il se trouve que depuis 1997, EDF détient 20% des parts d’un consortium de trois gigantesques centrales à charbon. Ces centrales ont une puissance six fois supérieur au futur parc éolien de Dongtai – 3600 mégawatts contre 500 mégawatts. Ces centrales sont classées « sous-critiques », c’est-à-dire qu’elles ont un rendement médiocre et sont donc hyper-polluantes. Depuis la prise de participation d’EDF en 1997, ces centrales ont craché une fois et demie plus de CO² que ce que rejette la France en un an.

LVSL : Il aurait été tentant d’imputer la responsabilité univoque de ces pollutions environnementales à la Chine, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Pourtant, vous montrez que ces multinationales pourraient difficilement prospérer comme elles le font aujourd’hui sans les investissements massifs des acteurs financiers internationaux.

M.C : On estime que depuis le début de la signature des accords de Paris les principaux industriels bancaires ont injecté 2 000 milliards dans l’industrie fossile. Le plus gros financeur est JP Morgan Chase qui investit 65 milliards d’euros par an dans des projets polluants. Les six plus grosses banques françaises ne sont pas en reste et investissent énormément dans le secteur fossile. Entre 2016 et 2020, elles ont augmenté chaque année de 19% leurs investissements dans les énergies fossiles – pour un total de 295 milliards de dollars sur la période.

Pour Médiapart, j’ai enquêté sur Amundi, le plus grand actionnaire de Total. C’est un énorme fonds d’investissement qui pèse plus de 2 000 milliards d’euros dont 12 milliards d’euros de participations dans le groupe français. Ce même groupe français vient d’ailleurs d’engranger des bénéfices records. 

« L’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Patrick Pouyanné, PDG de Total

C’est un signe révélateur si on veut mesurer où en est la lutte climatique en France ou dans le monde. En pleine urgence climatique et sociale, l’entreprise française qui fait le plus de bénéfices – bénéfices historiquement élevés par ailleurs – est un pétrolier !

LVSL : Une phrase dans votre ouvrage est particulièrement intrigante : Amin Nasser, PDG de l’ARAMCO déclare que le pétrole est une énergie qui va « jouer un rôle clé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Comment le secteur du pétrole prépare-t-il son avenir ?

M.C : C’est vrai que le cynisme de ces entreprises a de quoi étonner. Beaucoup d’informations présentes dans mon enquête ne sont pas issues de sources secrètes. Il suffit de fouiller dans la presse et de trouver les bilans financiers des groupes. Ils se gargarisent ouvertement de cette expansion pétrolière.

Le gros angle mort de le lutte climatique actuelle – ce n’est pas moi qui le dis mais l’Agence internationale de l’Energie – c’est le secteur pétrochimique. C’est la nouvelle voie de valorisation du pétrole. Il est issu à 99% de composés fossiles. En 2019, la production et l’incinération de plastique a ajouté plus de 850 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, presque autant que les émissions allemandes. D’ici vingt ans, on utilisera plus le pétrole pour produire du plastique que dans les voitures ! Une déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de Total, résume assez bien la question : grâce au plastique,  « l’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Amin Nasser a investi énormément dans l’industrie plastique. C’est un message très puissant pour les investisseurs ; il les encourage à investir encore plus dans le pétrole. Cette industrie s’avère d’autant plus rentable qu’il y a actuellement une énorme révolution technologique mise en œuvre par Aramco. Fort de son réseau de 1 300 chercheurs dans le monde, l’entreprise développe actuellement le crude oil-to chemicals (COTC) qui permet de convertir directement jusqu’à 70% d’un baril de brut en dérivés pétrochimiques, alors que les raffineries conventionnelles atteignent difficilement le ratio de 20%. Ça double la rentabilité du pétrole ! C’est assez mortifère.

Bien entendu, cette stratégie s’ancre vite dans le réel. Quand Aramco annonce qu’il va produire beaucoup de plastique, cela implique de construire d’immenses usines de raffineries et de production. En avril 2018, un protocole a été signé entre Aramco et New Dehli pour construire en 2025 un monstrueux site pétrochimique pour plus de 44 milliards de dollars. Tout cela se fera au prix de nombreux accidents du travail et d’une destruction extrême des environnements locaux. Il faut donc bien comprendre que tous ces choix politiques et économiques ne sont pas dématérialisés. Ils sont bien réels.

LVSL : Pour respecter ses engagements climatiques, la Chine a annoncé vouloir limiter le développement de centrales à charbon tout en favorisant le déploiement d’énergies renouvelables. Pourtant, vous montrez que China Energy prépare en toute discrétion un « torrent de charbon » à venir, contre la volonté du gouvernement central.

M.C :  C’est quelque chose qui m’a beaucoup étonné en écrivant l’ouvrage. On pense souvent la Chine comme un État ultra-centralisé qui, après avoir décidé d’une action, serait capable capable de la mettre directement en place. Xi Jinping a donné de nombreux signaux de sa volonté de rendre plus écologique son pays. Il a parlé plusieurs fois dans ses discours d’une « civilisation écologique ». Il y a deux ans, il a annoncé que son pays allait atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. En septembre dernier, il également annoncé que la Chine ne construirait plus de centrales charbon à l’étranger – sans donner de dates précises.

En opposition frontale avec ces discours, China Energy développe en catimini une bombe climatique. Des activistes ont découvert, en analysant des données satellites, que de nombreuses nouvelles centrales étaient en train d’être construites. Ces infrastructures totalisent 259 GW de capacité électrique – l’équivalent de toutes les centrales thermiques des Etats-Unis. On parle souvent de « centrales zombies ». Je montre ainsi dans mon livre que, malgré les décrets mis en place, China Energy a déployé un lobbying intense, notamment au niveau des provinces chinoises. Ce lobbying s’est opéré à travers le Conseil chinois de l’électricité, organisation créée en 1988 qui réunit les seize plus grandes majors énergétiques du pays. Le lobbying au sein de l’État central est tellement puissant qu’il n’y a toujours pas de ministère de l’Energie là-bas. Ce constat rend dérisoires mal d’a priori que l’on pourrait avoir sur la Chine. C’est ce qui me fait dire que, l’annonce de Xi Jinping concernant les centrales à l’étranger ne va avoir que peu d’effets.  

LVSL : Ces trois entreprises sont susceptibles de catalyser un large mécontentement face à leurs attitudes prédatrices. Quelles sont les stratégies déployées par ces dernières pour légitimer leurs pratiques ?

Il y a toute une nouvelle politique de greenwashing mise en place par ces groupes au service du soft power. Gazprom est un véritable champion sur la question, notamment dans le domaine du football. Le géant russe a compris qu’être présent dans le monde sportif était une très bonne façon de redorer son blason, notamment en Europe de l’Est où la Russie a eu mauvaise image. Gazprom a acheté de nombreuses équipes comme le FC Zenith de Saint Petersbourg, sponsorise FC Schalke 04, une grande équipe ouvrière mythique d’Allemagne et la coupe du monde 2018. En mai dernier, ses dirigeants ont signé un nouveau contrat avec l’UEFA Champions League.

« Le greenwashing est aujourd’hui le nouveau déni climatique. »

Laurence Tubiana, une des architectes des accords de Paris sur le climat .

On peut également parler de la nouvelle passion d’Aramco et de China Energy : planter des arbres. Aramco a planté plus de cinq millions de sujets en Arabie Saoudite et se décrit comme un guerrier en première ligne de la question climatique … Pourtant, si on fait les calculs, ces arbres ne vont même pas absorber 1% des émissions du groupe. Total fait la même chose. Depuis quelques mois, le groupe a annoncé des plantations concernant quarante millions d’hectares  sur les plateaux Batéké en République du Congo.

LVSL : Bien qu’ils l’aient fait pendant de nombreuses années, les producteurs de gaz ou de pétrole ne peuvent plus directement nier la crise climatique à laquelle nous faisons face. Ils plaident désormais pour la mise en place de technologies de Carbon capture and storage (CCS). Que pensez-vous de ce discours ? Disposons-nous d’une porte de sortie rapide, facile et économe de la crise environnementale ?

M.C : L’idée est de mettre un dispositif autour des cheminées capable de capter et de stocker le CO² en profondeur. Il n’y a qu’une vingtaine de dispositifs à l’œuvre autour du monde. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’il faudrait augmenter de 4 000% ce type de dispositifs pour viser la neutralité carbone d’ici 2050. C’est le dernier gadget utilisé par les multinationales pour dire qu’elles agissent pour le climat.  

Je suis allé à la COP de Glasgow ; les journalistes et les activistes ont vu un nouveau mot émerger. Dans toutes les discussions, les diplomates parlaient d’unabated carbon. Ce terme désigne tous les projets polluants qui n’ont pas ces fameux dispositifs de stockage de carbone. Par exemple il y a eu un accord de principe signé notamment par la France pour arrêter les financements fossiles à l’étranger excepté ceux dotés d’une technologie de stockage carbone. Exxon développe de tels projets au Mozambique. Alors qu’encore une fois, quand on fait les calculs, ces projets ne stockent qu’un partie infinitésimale des émissions engendrées par l’homme. La meilleure façon de stocker du carbone c’est de le laisser dans les sous-sols. Ce n’est pas avec des arbres ou encore moins avec de fausses solutions techniques. Ces dispositifs permettent encore une fois de retarder l’action climatique.  

Même Laurence Tubiana, qui est l’une des architectes des accords de Paris sur le climat, a critiqué le greenwashing présent dans certains plans de neutralité carbone. Ces technologies permettent de dire que nous avons encore trente ans devant nous, tous les grands scénarios de prospective reposent là-dessus. On le voit dans les courbes de prospective à chaque fois : on a une courbe progressive jusque 2030 et là d’un seul coup ça descends. C’est complètement absurde ! L’échéance ce n’est pas 2050 mais bien 2030 !

Criminels climatiques: Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète.

Mickaël Correia

La découverte, 2022. https://www.editionsladecouverte.fr/criminels_climatiques-9782348046773

Comment dépasser le modèle de l’entreprise capitaliste ? – Entretien avec Daniel Bachet

Travailleuses et travailleurs doivent être pleinement impliqués dans les décisions d'orientation de la production.
© Jeanne Menjoulet

Aux côtés de l’association d’éducation populaire Réseau Salariat, le sociologue Daniel Bachet et l’économiste Benoît Borrits ont organisé un séminaire autour du thème de l’entreprise et son monde afin de proposer des voies de dépassement des logiques écocidaires de profitabilité. Le statut juridique de l’entreprise, la socialisation du crédit, le pouvoir des salariés dans l’entreprise, ou encore la comptabilité : autant de thèmes abordés dans l’ouvrage retranscrivant les présentations du colloque. Nous avons rencontré Daniel Bachet pour discuter de leurs constats et de leurs propositions pour mieux organiser les entités productives. Entretien réalisé par Romain Darricarrère.

Le Vent Se Lève – Pour commencer, pouvez-vous revenir sur les apports et sur l’importance de l’approche comptable dans les domaines du travail et de l’entreprise ? C’est une dimension concrète bien que souvent impensée. Ne s’agit-il pas d’une manière de présenter et d’interpréter le réel socio-économique ?

Daniel Bachet – La façon de compter oriente chaque jour des décisions stratégiques qui ont des effets immédiats sur le travail, l’emploi et la qualité des modes de développement et de vie. On peut penser que la comptabilité financière constitue aujourd’hui le cœur de notre système socio-économique. Ainsi, dans la comptabilité sont repliés les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme (rapport salarial, rapport monétaire et financier, rapports de propriété, etc.).

Depuis les années 1980, un droit comptable international inique et dangereux a été institué par les États à l’échelle de la planète. Les normes IFRS – International Financial Reporting Standard, sont devenues la référence internationale pour les grandes sociétés auxquelles elles imposent un modèle de gestion appelé « juste valeur ». Ces normes conduisent les PDG de ces sociétés à satisfaire en priorité les intérêts à court terme des actionnaires. Une entreprise est appréhendée comme un actif qui s’évalue à sa valeur potentielle de vente sur un marché. Les bénéfices sont déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %, parfois plus, qui contribue à mettre en danger notre vie commune sur la planète eu égard à sa finitude. Autrement dit, les États instituent de manière intentionnelle et irresponsable une véritable constitution économique mondiale fondée sur ces normes comptables, qui n’ont rien de naturel.

C’est pourquoi adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Aussi, il est possible de penser et de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste, notamment pour que les décisions économiques soient prises à l’aune d’autres considérations : c’est le cœur du pouvoir.

LVSL – Plus techniquement, en quoi peut donc consister cette manière alternative de compter ?

D. B. – Dans cet ouvrage collectif nous présentons les comptes de valeur ajoutée et de valeur ajoutée directe – VAD[1] ainsi que l’approche CARE – comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement [2]. Ce sont les outils de gestion les plus appropriés pour faire exister l’entreprise comme structure productive dont la finalité est d’abord de produire et de vendre des biens et/ou des services. Ils ont également pour mission d’empêcher les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère et de prévenir les dégâts collatéraux du développement économique sur les humains : risques socio-psychologiques, accidents, coût de l’insécurité environnementale, etc.

« Adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise et de sa finalité plutôt qu’une autre. »

Dans cette nouvelle logique, le travail devient une source de valeur et de développement et non un coût ou une charge à réduire sans cesse.

L’intérêt social est alors celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour agir et être impliquées dans les processus de création et de décision. Cette représentation de l’intérêt social remet en question le droit issu de la propriété qui donne habituellement tous les pouvoirs aux seuls détenteurs de capitaux et à leurs mandataires, les dirigeants des sociétés.

Les outils comptables que nous proposons sont dès aujourd’hui opératoires mais il faut les généraliser et se positionner sur un plan macro-institutionnel. C’est à un niveau politique qu’il faut agir pour les faire exister, là où se construisent, se fabriquent et s’organisent les langages légitimes, les conventions et les systèmes d’information qui permettent l’exercice du pouvoir. L’objet de notre livre était de mettre en évidence le caractère essentiellement normatif et performatif de la construction des conventions comptables, mais aussi de souligner la possibilité d’ensembles cohérents alternatifs.

LVSL – Comment analysez-vous la fermeture de l’espace de la social-démocratie, évoquée tant à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais aussi par d’autres économistes comme Frédéric Lordon par exemple ? L’impossibilité d’agir dans ce cadre ne légitime-t-elle pas d’autant plus un changement de paradigme profond ?

D. B. – Le mode de gouvernement de la social-démocratie s’est rapidement aligné sur les règles du néo-libéralisme à la fin des années 1970 : libéralisation du commerce des biens et des services, dérégulation financière avec suppression du contrôle des capitaux et mise en place de la gouvernance actionnariale ou corporate governance. On peut même rappeler que la social-démocratie a initié les premières mesures qui ont conduit à la libéralisation financière. C’est un Ministre socialiste de l’Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, qui met en place avec son équipe une nouvelle architecture institutionnelle : la loi bancaire de 1984-1985, la suppression de l’encadrement du crédit, la disparition de la plupart des prêts bonifiés – et puis, petit à petit, la levée du contrôle des changes, pour faire revenir les investisseurs internationaux.

Il faut donc reconstruire le cadre institutionnel si l’on veut sortir du libre-échange et de la dérégulation financière. Cela suppose de mettre en place des zones de protection en fixant par les lois et par la négociation internationale le degré de liberté du commerce qui reste compatible avec la souveraineté des peuples quant au choix de leur modèle de société. De même, seule une politique résolue de contrôle sur les mouvements de capitaux est capable de remettre le système sur ses pieds et d’assurer que la finance serve aux activités productives et non à la spéculation.

Dans notre ouvrage, nous n’avons traité que du thème de l’entreprise et de sa refondation, tout en montrant que le modèle de la social-démocratie était totalement disqualifié y compris sur ce sujet. Aucun gouvernement social-démocrate n’a proposé un véritable partage du pouvoir dans les organes de direction des sociétés. Le projet de faire valoir un soupçon de codétermination dans les entreprises françaises n’a jamais abouti. Sous la Présidence « socialiste » de François Hollande, le nombre d’administrateurs salariés dans un conseil d’administration était de 2 lorsque le nombre total des administrateurs était supérieur à 12 (et de 1 lorsque le nombre d’administrateurs était inférieur ou égal à 12). C’est dire que la social-démocratie n’a offert rien d’autre qu’un strapontin aux représentants des travailleurs dans l’entreprise. Du point de vue de l’organisation des pouvoirs, la puissance du capital n’a jamais été entamée par les gouvernements socio-démocrates. Le dépassement du modèle social-démocrate et social-libéral est un impératif qui s’impose pour construire de nouvelles règles du jeu. Si le cadre économique, social et politique pose de plus en plus problème pour mettre en place une authentique démocratie délibérative, il convient de le transformer en profondeur voire, à terme, de sortir du cadre lui-même.

LVSL – Comment s’opposer efficacement aux réformes successives du code du travail qui font primer les accords d’entreprise sur la négociation collective ? Cela n’implique-t-il pas, précisément, de dépasser le cadre de l’entreprise capitaliste pour la négociation et la fixation des salaires ?

D. B. – L’enjeu politique des différents gouvernements qui se sont succédés depuis plus de 30 ans est bien d’affaiblir la loi et les conventions de branches, au profit de la négociation collective d’entreprise qui est la plus déséquilibrée.

Les défenseurs de l’inversion de la hiérarchie des normes considèrent que le projet qui consiste à renforcer la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche puis à étendre ces dérogations à d’autres domaines introduit de la souplesse dans les relations de travail. En fait, il s’agit de favoriser le dumping social en fragilisant les salariés.

Le fait de se replier sur l’entreprise renforce le pouvoir des propriétaires et des dirigeants qui ont déjà la maîtrise du contrat de travail. Ce contrat de travail est le produit du droit de propriété qui lui-même reproduit la séparation des salariés des moyens de production. Les salariés se retrouvent donc isolés face à des entités juridiques dominées par les propriétaires qui, disposant de tous les pouvoirs, sont globalement en mesure de fragmenter et d’atomiser le salariat.

Il ne faut donc pas enfermer les espaces de délibération sur les salaires à l’intérieur des seules unités de production. Cela suppose au contraire de concevoir des formes institutionnelles méso et macro sociales qui soient à même de définir les niveaux de salaires dans les entreprises mais également les choix d’orientation des investissements ou les niveaux de qualification. Bernard Friot propose ainsi d’instituer des caisses de salaires et d’investissement pour socialiser les salaires au-delà de chaque entreprise prise individuellement. Benoît Borrits souhaite, lui, mettre hors marché une partie de la production privée, puis la redistribuer afin de garantir des revenus décents à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production. La rémunération de chaque travailleur ne serait plus garantie par l’entreprise mais, de façon mutualisée, par l’ensemble des entreprises. Ce sont là des institutions encore inédites qui devraient permettre une intervention politique à plusieurs niveaux de façon à garantir des meilleures rémunérations pour tous.

NDLR : Pour en savoir plus sur la proposition de Benoît Borrits, lire son article sur LVSL : Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

Daniel Bachet est Professeur de sociologie à l’Université d’Evry-Paris Saclay et membre du conseil scientifique d’Attac. Proche des thèmes chers à Réseau Salariat, il a organisé, avec Benoît Borrits,
un séminaire pour penser le dépassement de l’entreprise capitaliste.

LVSL – Vous rappelez dans l’ouvrage que seule la rémunération du capital est totalement rivale de celle du travail. Comment exploiter efficacement cet énoncé basique pour faire évoluer les représentations des discours de droite classique, notamment dans la perspective d’outiller le mouvement social ?

D. B. – Dans les représentations dominantes véhiculées par les théories néoclassiques – théorie de l’agence, théorie des marchés efficients, seul l’actionnaire de contrôle est censé prendre des risques. Il est rémunéré par des dividendes. On l’appelle le créancier résiduel car il peut ne pas recevoir de dividendes et tous les autres créanciers d’une entreprise sont rémunérés avant lui en cas de difficultés. Dans la mesure où l’actionnaire peut être considéré, en tant que propriétaire d’une entreprise, comme un créancier résiduel, le droit des sociétés assigne dans la plupart des pays au conseil d’administration le devoir de surveiller les dirigeants pour protéger les intérêts des actionnaires, dans le cadre de procédures de contrôle internes. Le statut de créancier résiduel donne à l’actionnaire la légitimité pour s’approprier le profit résiduel, mais aussi pour dicter les objectifs à atteindre par la firme.

Or, cette représentation est arbitraire et inexacte. Les actionnaires et les financiers sont parvenus à faire croire qu’ils avaient le monopole de la détermination des intérêts de l’entreprise. Ce n’est là qu’une tentative de détournement du pouvoir car personne n’est propriétaire de l’entreprise du fait que cette entité n’existe pas en droit. L’actionnaire de contrôle n’est propriétaire que des parts sociales ou des actions de la société (entité juridique). Néanmoins les actionnaires de contrôle se comportent comme s’ils disposaient de tous les pouvoirs dans l’entreprise et sur l’entreprise.

La seule limite à ces pouvoirs relève des droits sociaux accordés aux salariés. Or, comme chacun le sait, ce sont de très faibles contrepouvoirs. Ainsi, les droits des salariés, lorsqu’ils sont en confrontation directe avec le droit des propriétaires dans une structure telle que la société de capitaux, arrivent en derniers quand il s’agit de fixer les règles du jeu et en particulier les salaires. Les propriétaires sont les agents dominants qui occupent au sein de l’entité juridique qu’est la société une position telle que cette entité agit systématiquement en leur faveur. De plus, les salariés ne sont pas des associés comme les propriétaires des actions, ce sont des tiers vis-à-vis de la société et des coûts dans la comptabilité capitaliste. N’ayant pas le statut d’associés, c’est-à-dire de propriétaire ou d’actionnaires, les salariés ne sont pas membres de la société alors qu’ils font partie de l’entreprise en tant que collectif de travail.

Pour sortir de la logique de domination imposée au travail par le capital, il ne faut plus penser en termes de propriété mais de pouvoir. L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui dispose d’une autonomie relative. Au sein du capitalisme, elle est le support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

« Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. »

Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de propriété de l’entreprise, et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

De fait, l’entreprise est un ensemble composé de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle, la valeur ajoutée, est la contrepartie économique de la production et de la vente des biens et des services. Elle représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement.

Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. La valeur ajoutée est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source des revenus des ayants droit entre lesquels la valeur ajoutée est répartie. Cette grandeur économique est essentielle, car elle permet de financer les salaires, de rémunérer les intérêts des banques, les impôts et les taxes demandés par l’État, mais également d’assurer l’autofinancement – amortissements + parts réinvesties du résultat, et de verser les dividendes. C’est donc la valeur ajoutée qui permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise – salaires du personnel, amortissement de l’outil de production et rémunération des capitaux engagés, alors que le profit – l’excédent brut d’exploitation, ne représente qu’une partie de la valeur ajoutée. Cette grandeur est une expression comptable qui reflète l’augmentation de la valeur des marchandises apportée par le travail humain. En termes d’outils comptables, la prise en compte de la valeur ajoutée ouvre la possibilité de définir une autre finalité à l’entreprise que la maximisation du profit. De plus, les consommations intermédiaires des entreprises devraient dorénavant intégrer et prendre en compte la conservation et la protection des êtres humains et du patrimoine naturel.

LVSL – Dans l’ouvrage, Olivier Favereau défend la codétermination, c’est-à-dire un partage du pouvoir entre salariés et actionnaires. Cette idée est séduisante, mais comment se prémunir des pièges qui se sont refermés sur la cogestion allemande pour finalement l’étouffer – lois Hartz, mini-jobs… ?

D. B. – Le principe de codétermination que défend, par exemple, le Collège des Bernardins [3] se révèle impuissant face à la mondialisation des chaînes de valeur. Olivier Favereau en est conscient, contrairement à certains de ses collègues qui pensent qu’un simple partage des pouvoirs dans les conseils d’administration ou de surveillance serait une avancée décisive pour le monde du travail. Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. Ils pourraient être conduits eux-mêmes à réduire les effectifs pour répondre aux injonctions des marchés et donc à s’auto-exploiter. C’est ce qui s’est passé avec le système de cogestion allemande qui a cohabité avec des politiques économiques régressives pour les travailleurs les plus fragiles et les moins formés. Ce système dual ne peut que généraliser de la précarité sociale.

« Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. »

C’est pourquoi, au-delà de la révision complète de la comptabilité capitaliste, qu’il ne faut plus caler sur des critères financiers, il convient simultanément de socialiser les marchés. Il peut exister des échanges marchands sans pour autant que les forces du marché dominent la vie économique et sociale en imposant une concurrence déchaînée. Le marché, si l’on admet cette fiction performative, est injuste dès lors qu’il oriente les décisions des investisseurs vers les catégories sociales solvables et non en fonction des besoins sociaux les plus urgents.

Une démocratie économique radicale constituerait un moyen de dépasser le marché capitaliste. Elle impliquerait de maîtriser les conditions de production et d’écoulement des produits tout en suscitant encore plus de liberté, d’initiative et d’inventivité que le capitalisme n’en est capable. Car il faudrait mobiliser des procédures plus économes – matières premières, humains, que les moyens utilisés sans discernement par le capitalisme qui ont conduit aux gaspillages et aux désastres écologiques que l’on connaît.

La codétermination n’est donc pas une fin en soi, surtout avec des règles du jeu économique inchangées. Sinon elle se trouvera enkystée localement dans un certain nombre d’entreprises sans pouvoir mettre en place les principes d’une véritable démocratie économique à l’échelle du pays.

LVSL – François Morin défend un intéressant système qui met en avant différents collèges délibérants avec des représentants des apporteurs du capital et des apporteurs du travail. Au-delà de la potentielle complexité de cette formule pour les PME, les apporteurs de capitaux y sont souvent aussi travailleurs. N’est-ce pas là un risque pour que le capital conserve toujours l’avantage ?

D. B. – François Morin a pour projet d’instituer juridiquement l’entreprise et de sortir de la confusion entreprise/société. L’assimilation de l’entreprise à la société conduit à exclure de la réflexion sur le gouvernement d’entreprise les salariés. F. Morin pense d’abord au statut des sociétés-mères des groupes de sociétés actuels. L’entreprise, conçue comme nouvelle unité institutionnelle devient une personne morale alors que ce statut n’est, jusqu’à aujourd’hui, conféré qu’à la société (entité juridique).

À lire sur LVSL, l’entretien de François Morin par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique »

L’entreprise se substitue à la société qui n’est plus présente dans la nouvelle entité juridique. Au sein de cette dernière cohabitent deux collèges – actionnaires et salariés, un président du conseil d’administration ou du conseil de surveillance et un directeur général du directoire ou du comex. Le représentant légal de l’entreprise, nouvelle personne morale instituée juridiquement est le président qui peut être un salarié ou bien un représentant des actionnaires. Dans cette perspective, le contrat de subordination entre salariés et capital n’existe plus. Le fait d’attribuer à l’entreprise le statut de personne morale peut concerner quasiment toutes les entreprises, PME comme grands groupes. Dans l’approche que défend François Morin, les actionnaires ne seront que des apporteurs de fonds ou des prestataires de services qui possèdent des parts. Ils n’auront plus le pouvoir de créanciers résiduels et leurs voix ne seront plus prépondérantes dans la prise de décision. C’est une étape dans la démocratisation générale de l’économie qui concerne, comme on l’a indiqué plus haut, la nouvelle conception d’un marché socialisé mais également la création monétaire qui doit être, elle aussi, adossée à des instances démocratiques.

François Morin propose, comme il le dit lui-même, un « point de bascule » pour aller beaucoup plus loin par la suite. Il présuppose que les salariés puissent acquérir une culture gestionnaire et critique de façon à éviter l’emprise de la comptabilité capitaliste sur les choix économiques et sur leur vie.

LVSL – Peut-on penser le dépassement de l’entreprise capitaliste non plus simplement en aménageant une nouvelle gouvernance des entités productives, mais en dessinant les voies qui permettront de se passer des apporteurs de capitaux, et donc de leur pouvoir sur notre travail, selon le modèle mortifère du capitalisme contemporain ?

D. B. – Je pense qu’on ne peut passer directement de la situation actuelle à un modèle dépassant l’organisation capitaliste où la rentabilité, le secteur bancaire et le crédit auraient été supprimés. Il faut au moins au préalable construire les rapports de force significatifs pour faire bifurquer les institutions existantes. La proposition consistant à virer les actionnaires peut apparaître comme radicale mais elle n’est pas très opératoire. Quelles sont les institutions qui vont définir et redéfinir l’organisation des pouvoirs en supprimant les détenteurs de capitaux ? Dans tous les cas de figure se poseront des problèmes de financement. Si une crise systémique de la finance survient bientôt comme c’est le plus probable, ne conviendrait-t-il pas à ce moment-là de nationaliser les banques puis de les socialiser ainsi que l’avait déjà proposé Frédéric Lordon en 2010 à travers un système socialisé du crédit ? [4]

Les concessionnaires de l’émission monétaire ne pourront plus être dans ce cas des sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité encadrée. Les banques seront soumises à un contrôle public par les parties prenantes que sont les salariés, les représentants des entreprises, les associations, les collectivités locales, les professionnels du risque de crédit et les représentants locaux de l’État. La démocratisation radicale des banques n’est-elle pas un projet plus facilement défendable dans un premier temps que l’éviction pure et simple des actionnaires ?

« La démocratisation radicale des banques est un projet facilement défendable. »

Une contre hégémonie politique, économique et culturelle est susceptible de se mettre en place sur ce thème d’actualité si elle parvient à toucher le plus grand nombre de groupes sociaux et si les affects qu’elle véhicule sont plus puissants et plus crédibles que les discours des projets concurrents. Ce sont les populations mobilisées qui, sur le long terme, sont les plus à même de faire levier pour des transformations radicales. Mais le dépassement de l’entreprise capitaliste est indissociable de la socialisation des banques et des marchés. Il s’agissait dans cet ouvrage de contribuer à transformer les représentations concernant les finalités et les structures d’une entité centrale du capitalisme. Néanmoins, il reste encore une longue marche théorique et politique vers une véritable remise en cause de la monopolisation des pouvoirs pour parvenir à la souveraineté des producteurs sur le travail.

LVSL – Les réflexions autour du concept de « propriété » ne devraient-elles pas suggérer que le dépassement du capitalisme n’est pas l’abolition de la propriété mais sa mutation profonde ?

D. B. – Ce qui pose problème au sein du capitalisme, c’est le droit issu de la propriété, c’est-à-dire le pouvoir de prendre des décisions qui vont avoir des effets directs sur la vie professionnelle des salariés tels que choix d’investissements restructurations d’entreprise, délocalisations, licenciements, etc. Ce n’est pas le droit à la propriété, qui permet, par exemple, de disposer de l’usage permanent de son téléphone portable, de sa voiture ou de son appartement.

Sachant qu’il n’y a pas d’entreprise sans le véhicule juridique qu’est la société, le plus important est de donner à cette dernière une orientation politique. C’est une entité spécifique à dissocier de la propriété et de la rentabilité. Le nouveau statut de l’entreprise que nous proposons ne pourra plus se couler dans la forme actuelle de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale. En lui assignant une autre finalité que la rentabilité immédiate, le collectif de travail sera en mesure de jouer son rôle. Ce n’est pas l’acte d’entreprendre qu’il faut combattre mais le principe d’accaparement qui le conditionne aujourd’hui comme hier.

Plus généralement, il s’agit de se déprendre des formes de domination qui n’ont aucune légitimité dans un monde dit démocratique. C’est dire la nécessité de sortir de l’actuelle asymétrie des pouvoirs qui est fondée, à la fois sur le droit issu de la propriété et sur un rapport de subordination dans l’entreprise. Le rapport d’autorité ou de commandement hiérarchique dans les organisations est incompatible avec la démocratisation des rapports de travail qui privilégie en priorité un espace institutionnel auto-organisé et auto-gouverné. C’est par un nouveau cadre juridique et règlementaire que pourra être instituée la gestion démocratique de la production et de la redistribution des ressources. Dans ce nouveau cadre, les notions de pouvoir et de démocratie délibérative seront essentielles et à ce titre elles devront être dissociées de tout régime exclusif de propriété. La propriété ne peut plus conférer à un détenteur de ses droits un pouvoir supérieur à celui des autres agents pour orienter la production et la répartition des revenus et des richesses. Le projet est bien de sortir de la propriété lucrative orientée profit tout en rappelant que la propriété d’usage relève avant tout de la maîtrise du travail par les salariés-producteurs au sein d’unités institutionnelles qui conçoivent, produisent et vendent les biens et/ou les services.

Notes :

[1] Brodier Paul-Louis, « La logique de la valeur ajoutée, une autre façon de compter », L’Expansion Management Review, 2013/1, n° 148, p.20-27.

[2] Jacques Richard, Alexandre Rambaud, Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’Atelier, 2020.

[3] Le Collège des Bernardins se définit comme un espace de réflexion pluridisciplinaire où, régulièrement, sont organisés débats, séminaires de recherche et autres ateliers de création artistique.

[4] La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.

Pour en savoir plus :

Dépasser l’entreprise capitaliste. Editions du croquant – Collection Les cahiers du salariat.
Sous la direction de Daniel Bachet et Benoît Borrits, avec les contributions de Thomas Coutrot, Hervé Defalvard, Olivier Favereau, François Morin et Jacques Richard. Introduction générale de Bernard Friot.

Et si on revenait sur les exonérations de cotisations sociales ?

En 2013, Pierre Gattaz, alors président du MEDEF, promet un million d’emplois en contrepartie d’allègements de cotisations sociales. Hollande offre le CICE, mais les emplois promis ne voient jamais le jour. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Les premières exonérations de cotisations sur les bas salaires sont apparues il y a près de trente ans. Destinées à soutenir l’emploi, celles-ci se sont généralisées au point où une entreprise ne paye presque plus de cotisations patronales sur un salaire au niveau du Smic, ce qui coûte la bagatelle de 66 milliards d’euros pour les finances publiques. Est-ce à l’État de payer cette facture ? Ne serait-il pas temps de revenir sur ces exonérations en exigeant que les entreprises garantissent collectivement l’ensemble des cotisations et ce, sans effet négatif sur l’emploi ? C’est possible en établissant une Sécurité économique, complémentaire de la Sécurité sociale, qui mettrait hors-marché une partie de la production privée pour garantir un socle de revenus, cotisations sociales inclues, à celles et ceux qui la réalisent.

Depuis l’établissement de la Sécurité sociale en 1946, les cotisations sociales ont toujours été considérées par le syndicalisme comme une partie intégrante du salaire destinée, entre autres, à assurer des revenus hors emploi. Pourtant, depuis presque trente ans, des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ont été instaurées au nom de la protection de l’emploi. Si une partie de la gauche a toujours dénoncé ces exonérations, leur remise en cause ne fait cependant pas partie des programmes.

Toujours plus d’exonérations

Les exonérations de cotisations sociales autour des bas salaires sont apparues dès 1993 lorsque le gouvernement Balladur décrète l’exonération totale des cotisations sociales de la branche « famille » sur les salaires jusqu’à 1,1 Smic et de 50 % jusqu’à 1,2 Smic. À partir de 1995, les dispositifs « Juppé » ont combiné les exonérations des cotisations « famille » avec celles d’assurance maladie jusqu’à 1,3 fois le Smic. La gauche gouvernementale a pris le relais avec les lois Aubry sur la réduction du temps de travail qui ont étendu ces exonérations à 1,8 fois le Smic. Les lois Fillon réduiront ce seuil à 1,6 fois le Smic tout en augmentant les exonérations sous ce seuil.

Un très fort coup de pouce à cette tendance a été donné sous la présidence Hollande avec l’instauration du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) entré en vigueur en 2013. Ce crédit d’impôt s’établissait à 4 %, puis 6 % de la masse salariale en dessous de 2,5 Smic. S’il ne s’agissait officiellement pas de réductions de cotisations sociales sur les bas salaires, cela y ressemblait fort à tel point qu’en 2019, sous la présidence Macron, ce crédit d’impôt a été transformé en baisse pérenne de cotisations. La situation est telle qu’aujourd’hui, pour un emploi au Smic, une entreprise ne paye quasiment plus de cotisations patronales. Malgré cela, certains candidats à la présidentielle, tels Eric Zemmour et Valérie Pécresse, propose de baisser encore davantage les cotisations, au nom du pouvoir d’achat.

Jusqu’à présent toutefois, la justification de ces baisses de cotisations sociales a surtout été l’emploi : il s’agit de diminuer le coût du travail pour les entreprises à faible valeur ajoutée par salarié. Ceci se comprend aisément et sans celles-ci, on pourrait s’attendre à ce qu’un chômage largement plus important se soit développé ces dernières années. Mais à quel prix ?

Les trois défauts des exonérations de cotisations sociales

Le CICE a coûté 19 milliards d’euros en 2018. Lors de sa mise en œuvre en 2013, Pierre Gattaz, président du Medef à l’époque, annonçait fièrement que cela devait créer un million d’emplois. Après quatre années de mise en œuvre, l’Insee a chiffré l’impact du CICE : 160 000 emplois créés ou sauvegardés entre 2013 et 2016. Coût annuel de chaque emploi privé pour l’État : 118 750 euros. Un peu cher, non ? Pourtant, un simple calcul nous montre que pour 19 milliards d’euros, l’État aurait pu embaucher environ un million de personnes au Smic, exactement le million d’emplois que le Medef promettait de la part du secteur privé. Sauf que cela ne s’est pas produit parce que ces exonérations de cotisations sur les bas salaires profitent à toutes les entreprises, que celles-ci aient les moyens de payer ou pas. L’effet d’aubaine, qui constitue le premier défaut de ces exonérations, explique ce décalage entre le million d’emplois qu’on aurait pu en attendre et les 160 000 emplois évalués.

Le second défaut est le coût de ces exonérations sur les budgets publics. Le rapport 2019 des comptes de la Sécurité sociale indiquait que le total des exonérations a atteint 66 milliards d’euros en 2019 dont une grande partie a été compensée par l’État. En comparaison, l’impôt sur les sociétés rapporte environ 35 milliards d’euros. Cet impôt ne compense donc même pas les exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises. Pour le dire autrement, si ces exonérations avaient été conçues comme des crédits d’impôt, à l’instar de ce que fut le CICE en son temps, le produit de l’impôt sur les sociétés aurait alors été négatif : l’État paye les entreprises pour fonctionner !

Ces exonérations de cotisations sociales créent une trappe à bas salaires.

Le troisième défaut de ces exonérations de cotisations sociales est la formation d’une trappe à bas salaires. Les taux de cotisations sociales ont toujours été conçus comme proportionnels : si une entreprise augmente un salarié, le coût total augmente dans la même proportion. Avec ces exonérations, les entreprises sont fortement dissuadées d’augmenter les salariés puisque que le coût total progressera proportionnellement plus que l’augmentation des salaires nets et bruts. C’est sans doute en partie ce qui explique que 13 % des salariés sont aujourd’hui bloqués au niveau du Smic.

Ces trois défauts majeurs prêchent pour un abandon définitif de ces exonérations. Si la gauche « de gouvernement » a participé à leur mise en place, la gauche de transformation sociale les a régulièrement dénoncé. Et pourtant, au moment des élections, aucun candidat ne prévoit de revenir sur celles-ci. Ceci se comprend aisément : restaurer des cotisations sociales au niveau du Smic reviendrait à passer d’un montant total du salaire minimum, avec l’ensemble des cotisations sociales, d’environ 1600 euros à 2400 euros, soit une augmentation de 50 % sans augmentation du salaire net. En dépit de quelques études qui cherchent à démontrer que le niveau du salaire minimum n’est pas un frein à l’emploi, on comprend aisément que de nombreuses entreprises, notamment dans le cadre de l’économie solidaire, seraient incapables d’encaisser une telle hausse, ce qui produirait des licenciements en série. L’expérience des territoires zéro chômeurs de longue durée nous montre même l’inverse : c’est le mécanisme de la subvention de l’emploi qui permet d’éradiquer le chômage sur un territoire donné. Comment pourrions-nous donc revenir sur ces exonérations de cotisations sociales sans dommage pour l’emploi ?

Pour sauvegarder l’emploi, mettons les entreprises riches à contribution

Supposons maintenant que nous rétablissions l’intégralité des cotisations sociales sur les bas salaires. Si nous voulons annuler l’effet négatif que cela pourrait avoir sur l’emploi, il faudrait alors compenser cette hausse par une subvention mensuelle. Mais plutôt que de faire appel à l’État, ne serait-ce pas aux entreprises dans leur ensemble d’assurer cette subvention de façon à ce que le rétablissement des cotisations patronales n’ait aucun effet sur l’emploi ? Ceci pourrait se faire par un double mouvement. Toutes les entreprises recevront une allocation mensuelle et fixe par emploi mesuré en équivalent temps plein et, pour financer un tel budget, elles seront prélevées d’un pourcentage donné de leur richesse produite. Cette richesse produite sera mesurée par les Flux de trésorerie d’activité (FTA), qui se définissent comme la différence entre les encaissements de ventes et de subventions moins les paiements de fournisseurs et d’impôts.

Si nous voulons que la fin des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires n’ait aucun effet sur l’emploi, il faut donc que l’entreprise qui n’était en mesure de payer qu’un salaire total de 1600 euros puisse demain payer la somme de 2400 euros pour une personne au Smic. Il lui faut donc obtenir 800 euros supplémentaires. Comme il ne s’agit plus d’une subvention de l’État mais d’une allocation payée par l’ensemble des entreprises, cette entreprise sera aussi prélevée d’un pourcentage uniforme de sa richesse produite pour obtenir une allocation, de façon telle que le solde net des deux opérations soit de 800 euros. Sur la base d’un calcul sur les données 2019 de l’INSEE, il nous faudra établir une allocation d’environ 1300 euros par personne en équivalent temps plein, ce qui nécessite de prélever en contrepartie 30 % de ces flux de trésorerie d’activité (calcul : 1300 + 1600×30 %, soit un petit peu plus de 800 euros).

Un tel système pourrait fonctionner sur la base de l’auto-déclaration/liquidation. À la fin de chaque mois, chaque entreprise évalue ses flux de trésorerie d’activité, et devra 30 % de ceux-ci. En contrepartie, elle a droit à une allocation de 1300 euros par emploi en équivalent temps plein. Comme le budget est équilibré – les recettes égalent les dépenses – certaines entreprises seront bénéficiaires du système alors que d’autres seront contributrices, ce qui nécessite l’établissement d’un régime obligatoire, à l’image de la Sécurité sociale.

Seule cette approche permettra de revenir sur les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, sans dommage pour l’emploi, en exigeant que le surplus soit pris en charge collectivement par l’ensemble des entreprises. Ce régime obligatoire réalisera donc des transferts des entreprises riches, qui généralement réalisent d’énormes profits, vers des entreprises qui ont tout juste la possibilité de payer des salaires au Smic exonérés de cotisations sociales patronales.

Ce sont donc 66 milliards d’euros de plus pour les budgets publics, évidemment tempérés par un produit moindre de l’Impôt sur les sociétés. Mais ceci rompt définitivement avec l’idée que le rôle de l’État serait de palier les déficiences du secteur privé. Il institue une obligation collective pour les entreprises de respecter le paiement des cotisations sociales.

La Sécurité économique, un prolongement de la Sécurité sociale

30 % environ de mutualisation permettent de restaurer les cotisations sociales sur les bas salaires sans aucun effet sur l’emploi. Mais il est possible d’aller plus loin de façon à obtenir un effet positif sur celui-ci. Si nous mutualisons 54% de la richesse produite, nous serions alors capable d’assurer une allocation de 2400 euros mensuelle par personne en équivalent temps plein, ce qui permet d’assurer la totalité du Smic avec ses cotisations patronales rétablies.

Ceci signifierait que toute personne qui s’établit comme indépendant touchera d’office le Smic, plus 46 % de ce qu’il a produit. C’est une situation largement plus favorable que la situation actuelle dans laquelle nombre d’entre eux, notamment les agriculteurs et les travailleurs ubérisés, peinent à obtenir le Smic. C’est, pour toute personne qui souhaite entreprendre, la possibilité de le faire en toute sécurité. La démocratisation de l’entrepreneuriat se profile avec, à la clé, une fantastique opportunité de développement de l’économie sociale et solidaire.

Mais c’est aussi, pour toute entreprise traditionnelle, une formidable opportunité d’embaucher sachant que la partie du salaire inférieure au Smic est garantie par l’ensemble des entreprises. Et devant la profusion d’emplois qui pourraient être proposés, outre la perspective du plein emploi, la possibilité pour les individus de pouvoir réellement choisir leur entreprise.

Le montant de l’allocation – et le pourcentage de mutualisation afférent – sera un paramètre de délibération politique. Mais la mise en place d’une telle mutualisation interentreprises ouvre la perspective d’une Sécurité économique pour tout emploi dans la mesure où une partie de la rémunération du travailleur ou de la travailleuse est garantie par l’ensemble des entreprises indépendamment du comportement économique de l’unité de production. C’est la perspective de vaincre définitivement la pauvreté dans nos sociétés, car cette Sécurité économique pose comme principe que toute personne qui souhaite occuper un emploi – indépendant comme salarié – se verra garantir un socle de revenu avec l’ensemble de la protection sociale afférente.

C’est une mise hors-marché d’une partie de la production privée qui s’effectue, avec une répartition égalitaire de celle-ci entre celles et ceux qui l’ont réalisée. En tant que régime obligatoire interentreprises, cette Sécurité économique permettrait de préserver la Sécurité sociale en rétablissant la logique, toujours aussi pertinente, de la cotisation sociale.

« Les entreprises qui refusent de faire évoluer leurs pratiques vivent leurs dernières heures » – Entretien avec Sylvain Reymond et Cyrielle Hariel

Sylvain Reymond et Cyrielle Hariel

Sylvain Reymond et Cyrielle Hariel font paraitre Nos raisons d’être aux éditions Anne Carrière. Autopsie de l’engagement et enquête fouillée du milieu de l’économie sociale et solidaire, cet ouvrage ouvre une réflexion sur le statut de l’entreprise dans notre société. Nous avons voulu les interroger sur ces évolutions multiformes.

LVSL – Votre livre réinvestit l’engagement citoyen sous ses nombreuses facettes. Mouvements de causes, économie sociale et solidaire, entreprises, un phénomène générationnel serait en cours et renouvellerait l’espace de l’engagement dans des proportions rarement vues depuis des décennies. Pouvez-vous revenir sur ce phénomène ?

S. R. & C.H. – À travers nos activités respectives – qui consistent à mettre en lumière celles et ceux qui s’engagent dans les médias pour la première et à accompagner les dirigeants ou structures à impact dans l’expression de leurs engagements pour le second – nous observons en effet que l’envie de contribuer à la construction d’un autre monde par des démarches citoyennes est partout. Partout, elle est de plus en plus vive. Dans ce livre, nous analysons justement les principales raisons d’un inéluctable avènement d’une société de l’engagement à l’échelle de la société civile d’abord, de l’économie classique ensuite et de l’économie sociale et solidaire enfin. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage. De manière plus globale, si l’engagement se développe autant (22 millions de bénévoles en France, 43% de français sont engagés dans une structure associative), c’est que l’enchaînement des crises que nous vivons accélère une véritable prise de conscience à tous les niveaux et qu’elle met en avant celles et ceux qui se sont d’ores et déjà organisés face aux injustices que chacune creuse. Le doute n’est plus permis. L’humanité est menacée. Des espèces animales ont d’ores et déjà disparu : 60% des populations d’animaux sauvages vertébrés ont disparu ces 40 dernières années. Le dérèglement climatique est désormais palpable, y compris chez nous en France. Notre économie dépend beaucoup trop de celles des autres pays. Et les industries qui faisaient nos fiertés d’hier sont à l’arrêt ou sous perfusion aujourd’hui. La crise que nous traversons révèle un peu plus les fragilités et aberrations des sociétés dans lesquelles nous évoluons. Elle positionne en première ligne les invisibles d’hier. Des métiers oubliés deviennent vitaux. Et si cette prise de conscience est aussi forte, c’est aussi parce que cette crise sanitaire s’attaque par-dessus tout à l’essentiel : nos vies. Cette vaste envie d’engagement que nous constatons actuellement, c’est d’abord un réflexe naturel de survie, la nécessité justement de se savoir en vie, la raison d’être en vie. L’intensité des urgences vitales, sociales, sociétales et environnementales que nous connaissons est en cela un accélérateur de bon sens, un déclencheur de quête de sens et un appel au retour à l’essentiel. Nous pouvons déplorer que cette soif d’engagement ne se révèle qu’en réaction de telles urgences. Mais au moins, désormais, elle se fait bien ressentir. Dès lors, quel autre choix que celui de l’engagement d’intérêt général quand il s’agit d’assurer notre propre survie ou un avenir à nos enfants ?

LVSL – Vous faites le constat d’une mutation des formes d’engagement, avec notamment le déclin de l’engagement partisan au profit des causes et des associations. S’il semble positif au premier abord, on peut aussi considérer qu’il y a une forme d’archipellisation des causes particulières, au détriment des logiques plus universelles qui étaient portées par les syndicats et les partis. Comment envisager un débouché universel à ces causes particulières dans un champ de l’engagement de plus en plus fragmenté ?

S. R. & C.H. – Au contraire, nous pensons que l’appétit d’engagements politiques, au sens premier du terme, n’a jamais été aussi vorace et que la forme importe finalement peu. Ce que nous disons, c’est que le message est désormais plus important que l’organisation qui le porte. L’institution est moins puissante que la personne qui s’en fait le porte-voix. L’héritage, comme le bilan, comptent moins que la projection. Nous croyons d’ailleurs moins en un déclin de ces organisations qu’en une possible adaptation aux nouveaux usages et qu’en leur nécessaire réinvention face à la crise de confiance que l’on observe envers les organisations traditionnelles, associations comprises. Ce qui est remis en cause, ce sont les cadres trop formels à l’heure où ces engagements sont protéiformes et instantanés ; plus volatiles et non exclusifs. Ce sont les clivages institués. L’engagement est multidimensionnel et doit s’analyser en dehors de ces cadres classiques. Aux logiques statutaires se sont substitués différents types de communautés ou mouvements citoyens, souvent informels, toujours autour de grands défis de société. L’archipellisation des causes est moins liée aux structures qui les portent que le résultat d’un manque de vision libératrices, hautes, fédératrices et désidéologisées dans lesquelles nos décideurs ont choisi d’inscrire leurs projets. 

Pour rassembler, les projets de société doivent voir plus haut et plus loin. En cela, l’affirmation des raisons d’être de chacun, des individus comme des organisations, est selon nous un moyen de se retrouver autour de grands enjeux de société à travers des dynamiques d’adhésion et non de rejet. En cela, les urgences du moment fédèrent ceux qui ne se résignent pas autour d’un même sentiment de survie. Croire que nous sommes capables de relever les grands défis qui nous sont imposés et en faire nos propres raisons d’être. Rêver et partager ses rêves en les mettant en action plutôt que de succomber au fatalisme des réalités que les grands titres de nos médias nous restituent sans cesse. Quand la crise appelle la crise, s’engager est la meilleure manière de ne pas se résigner. Aller au-delà des statuts, réconcilier les mondes autour d’idéaux plutôt que d’idéologies est le plus noble des combats. Réinventer les récits et faire en sorte que celles et ceux qui les portent soient en parfait alignement avec chacun d’entre eux. C’est ainsi que nous pourrons recréer cette universalité. 

LVSL – Au cœur de votre ouvrage se trouve l’idée de Raisons d’être qui guident les choix des acteurs. Vous investissez le champ des entreprises et vous semblez enthousiastes à l’égard de l’essor des sociétés à mission. L’entreprise est souvent le parent pauvre de la politique, mais vous la définissez précisément comme étant politique par excellence. Qu’entendez-vous par-là ?

S. R. & C.H. – L’entreprise du monde d’avant était sans doute perçue comme le parent pauvre de la politique, mais l’était-elle vraiment ? Il ne faut pas négliger les engagements citoyens et positions fortes que certains pionniers ont pris très tôt, en toute discrétion. Le problème, c’est qu’une entreprise qui revendique ses engagements, c’est toujours très suspect. Le greenwashing et le social-washing pratiqués par certains n’ont pas arrangé les choses. Ce sont les premiers responsables de l’image que les Français se font de l’entreprise. Ce qui change, c’est l’acceptation d’un rôle nouveau pour l’entreprise dans la prise en charge de l’intérêt général. Les attentes des collaborateurs, des consommateurs ou du grand public la poussent désormais à s’engager sincèrement et à le revendiquer clairement. Face à la multiplication des crises, les entreprises de toutes tailles se sont imposées comme des parties prenantes puissantes de l’intérêt général, capables d’investir massivement dans la recherche d’innovations sociales, sociétales et environnementales ; de répondre à l’urgence. Capables aussi de faire preuve d’une grande résilience et de faire pivoter leurs chaînes de production en quelques jours. Une entreprise qui ne s’engage pas, c’est une entreprise qui n’investit pas l’avenir et se prive d’un vivier d’innovation majeur. Les entreprises qui refusent de faire évoluer leurs pratiques aujourd’hui vivent leurs dernières heures. Tout nous l’indique. 

Dans notre livre nous retraçons les grandes étapes qui, ces 30 dernières années, ont préfiguré ce rôle plus politique de l’entreprise. De l’apparition du développement durable à l’entreprise à mission, en passant par l’avènement d’une RSE transformative, c’est justement la contribution directe de l’entreprise à la vie de la Cité, donc son rôle politique, qui s’est affirmé au fil du temps.

Une entreprise à mission, c’est une entreprise qui fait le choix d’inscrire dans ses statuts une mission sociale ou sociétale qui dépasse son seul enjeu de performance économique. C’est une entreprise qui se fixe des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux supplémentaires pour venir en renfort de différentes causes d’intérêt général. C’est une entreprise qui ne se défile pas et qui rend opposable la raison d’être qu’elle se fixe. C’est justement la pleine clarification et affirmation de sa mission politique. Comment ne pas se réjouir de l’apparition de ce statut qui consacre justement ce rôle ?

LVSL – L’entreprise est rarement perçue comme étant à l’avant-garde du changement, notamment en matière écologique. Agroalimentaire, industrie pétrolière, aviation, les secteurs de l’économie régulièrement mis en cause ne manquent pas. Comment les transformer alors que le temps presse ? Est-ce possible dans une économie néolibérale ?

S. R. & C.H. – Pouvons-nous changer le monde qui vient sans que changent les entreprises des secteurs que vous citez ? Pourrons-nous le changer sans que ces secteurs ne se transforment ou ne disparaissent ? Sans qu’ils ne fassent pivoter leurs modèles ? Le pourrons-nous tant que leurs pratiques n’évoluent pas radicalement ? Bien sûr que non. C’est justement ce que nous affirmons dans ce livre et c’est pourquoi nous avons décidé de nous concentrer sur l’avant-garde des entreprises qui font le pari de l’engagement sincère. Avec la loi PACTE et l’arrivée du statut d’entreprise à mission, nous tendons vers un capitalisme dit “responsable” et reconnaissons par la même occasion que celui d’hier ne l’était pas. La philosophie qui propose aux entreprises de mieux prendre en compte les intérêts de leurs parties prenantes, bien au-delà de leurs seuls actionnaires, et de se fixer une mission sociale ou sociétale, est la bonne. Le problème, c’est que n’avons pas encore changé les règles du jeu. Nous devons donner aux entrepreneurs et dirigeants d’entreprises les moyens de leurs ambitions citoyennes : valoriser les coûts évités pour la société dans la comptabilité, considérer la performance extra-financière de chacune, imposer de nouvelles règles de gouvernance plus démocratiques, inventer une fiscalité incitative, etc. Pour leur permettre de transformer en profondeur notre économie, il faudra donner des moyens à ces dirigeants qui se lancent.

LVSL – Le secteur de l’ESS est à l’honneur dans votre ouvrage. Vous présentez de nombreux visages d’entrepreneurs sociaux. Les critiques sont connues à l’égard de l’ESS. Quand ces entreprises grandissent, elles adoptent en général des pratiques comparables aux grands groupes. Comment faire tâche d’huile alors que de nombreux obstacles barrent encore la route à la montée en puissance de l’ESS ?

S. R. & C.H. – Dans ce livre nous sommes très lucides sur les dérives de l’ESS, ses clivages et les grands défis que ses acteurs devront relever pour lui permettre de devenir la norme (se fédérer, ne pas renier ses valeurs originelles, se faire entendre, réussir sa transition digitale, mesurer son impact, etc.). Et nous en sommes convaincus, si nous voulons relever les défis qui s’ouvrent à nous, elle devra s’imposer en tant que telle, comme la norme et la locomotive de l’économie de demain. Bien sûr, certaines structures ou personnalités qui revendiquent leur appartenance à cette économie s’adossent à elle pour des enjeux d’image plus que d’impacts positifs. Mais dans ce cas, cela se sait. Cela se voit. Dans ce cas, l’économie de la confiance et de toutes les coopérations sait aussi faire preuve de la plus grande des indifférences… Nous pensons que le véritable drame de l’ESS est d’être l’économie de toutes les solutions sans les moyens et que nombreux de ses maux sont plutôt les conséquences de cette tension. Pour changer le monde, il faudra plus de moyens. Il faudra de nouvelles impulsions politiques. Sans quoi, ces structures, en première ligne lors de chaque crise, auront du mal à tenir et absorber les chocs qui se suivent et s’intensifient. Nous croyons profondément en cette double trajectoire qui consiste pour les entreprises classiques à tendre vers des modèles conformes aux valeurs de l’ESS et aux acteurs de l’ESS de tendre vers des modèles rentables en termes d’impacts sociaux/sociétaux. Le passage à l’échelle de l’ESS n’est pas dangereux pour ses structures tant qu’elles gardent chevillées au corps les valeurs qui les fondent. Il est même essentiel pour la société dans son ensemble. Ce qui manque, ce sont des investissements massifs et une confiance généralisée.

LVSL – Les raisons d’être sont aussi individuelles. Elles passent par toute une série d’actions, par le portefeuille, l’achat, etc. Les comportements des citoyens évoluent rapidement. Rapport critique au transport aérien, émergence du végétarisme, etc. Cependant, ces mutations touchent en premier lieu les urbains les plus diplômés et les CSP+. Quelle place donnez-vous à la fracture sociale qui est particulièrement palpable quand on parle d’engagement ?

S. R. & C.H. – Oui, chacun possède ses propres raisons d’être. Le parti pris de ce livre est justement de réhabiliter cette idée que la raison d’être ne s’applique pas seulement aux organisations en transition ou à impacts mais qu’il s’agit d’une philosophie universelle, où que nous soyons. Que nous pouvons tous individuellement tenter de la chercher et même espérer la trouver, quelle que soit notre classe sociale. Trouver sa raison d’être est le fruit d’une introspection profonde. Un sens que l’on donne à toute une vie. Les événements de nos vies, nos souffrances et nos peurs, les rencontres que nous faisons, notre environnement, nos joies, nos fiertés et nos envies… forgent ce que nous sommes. C’est ensuite le passage à l’acte, l’engagement concret et la quête perpétuelle d’alignement vis-à-vis de cette vision idéale du monde qui nous permet de nous en rapprocher. C’est pour cela que nous insistons autant dans ce livre sur le caractère protéiforme de l’engagement. L’engagement n’est pas une mode, c’est un chemin perpétuel vers l’autre qui nous rapproche de qui nous voulons être. Il ne faut pas opposer les engagements des uns et des autres. C’est tout à fait normal que des styles de vie urbains génèrent des types d’engagements particuliers. Mais il ne faut pas nier non plus les engagements propres à d’autres classes sociales, à d’autres zones géographiques, tout aussi puissants. Les 22 millions de bénévoles en France sont partout. Ces leaders à qui nous donnons la parole viennent de toutes les classes sociales. L’engagement est propre à chacun. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. À chacun ses raisons d’être, à chacun les engagements qui nous rapprochent. L’engagement est justement ce qui permet de résorber les fractures sociales et à celles et ceux qui se trouvent d’y jouer le rôle essentiel des réconciliateurs.

“L’entreprise privée ne doit plus se considérer comme en dehors de la sphère publique” – Entretien avec Maxime Blondeau

Maxime Blondeau est le fondateur du premier éco-syndicat de France, le Printemps écologique, qui entend faire pénétrer les revendications de l’écologie politique au cœur de l’entreprise. C’est en effet dans l’entreprise que le système productif – fondamentalement facteur de pollution – peut être transformé. L’objet d’un syndicat consiste à « défendre les intérêts matériels et moraux, individuels et collectifs de ses membres ». Le Printemps écologique souhaite élargir les compétences d’un élu syndical pour y inclure de nouveaux sujets : la mobilité, l’alimentation, la comptabilité, les indicateurs d’impact, le climat et la biodiversité – qui peuvent être inclus dans la définition précédente. Nous avons donc voulu approfondir cette démarche, en revenant également sur les impasses auxquelles fait face le monde syndical traditionnel.


 

LVSL Quel est l’intérêt de créer un syndicat écologique ? De quels constats êtes-vous parti pour le lancer ?

Maxime Blondeau – L’idée de construire un éco-syndicat est née en 2019 suite à la rencontre, un petit peu partout sur le territoire français et outre-mer, d’associations, d’ONG, et de salariés dans le secteur public et privé.

Nous sommes partis du constat que le principe même du dérèglement écologique se trouve dans l’appareil productif. C’est le contre-pied de l’idée que ce sont les consommateurs qui détiennent la clé de la transition, en tant qu’individus, par leurs pratiques et leurs comportements, en prenant leur vélo, en économisant l’eau et le carburant. Au contraire, nous pensons que l’individuation des problèmes sociaux et écologiques est une illusion. La responsabilité est collective : l’appareil productif contient dans son propre fonctionnement – sa forme, ses moyens et ses fins – le principe du dérèglement. Nous nous sommes donc concentrés sur une méthode visant à provoquer une transformation de l’appareil productif.

Au bout de plusieurs mois de travail, nous avons réalisé qu’il existait un moyen juridique de le faire : un syndicalisme réinventé, un système de représentation des intérêts des salariés au cœur même du travail. Nous l’avons appelé éco-syndicalisme : l’union des salariés pour accélérer la métamorphose de nos organisations vers un modèle plus résilient et plus juste.

LVSL – Pouvez-vous nous raconter la genèse de la construction du Printemps écologique ? Quel était son point de départ ? Combien étiez-vous à l’origine du projet ?

M.B. – On peut placer le point de départ en novembre 2018. À ce moment-là nous n’étions même pas structurés, nous n’avions pas d’organisations. Avec une dizaine de salarié.es de PME et de grandes entreprises, nous avons lancé une pétition en ligne : « Salariés pour le climat». En une semaine, nous avons reçu six cents réponses. Nous avons alors organisé des rencontres dans des cafés pour discuter, partager les ressentis. C’est à ce moment-là qu’on a pris conscience d’une immense aspiration. Il y a peut-être en France des millions de salariés tiraillés entre conscience professionnelle et responsabilité morale, convaincus de l’importance du problème, mais impuissants dans leur travail. Ces salariés se sentent seuls et ont besoin de se réunir pour chercher des solutions. Tout est parti de là.

Dans mon parcours professionnel, j’ai eu une expérience de responsable des ressources humaines dans une PME de taille moyenne. Fort de ce bagage, j’ai pu constater au bout de quelques semaines de rencontres que nous étions en train de mener une action de type syndicale, mais d’un genre nouveau.

J’ai donc proposé qu’on rassemble nos énergies autour de cette forme syndicale. Une partie de ces premiers salariés engagés et militants n’a pas suivi parce que l’idée du syndicat ne leur plaisait pas. Le terme a d’abord été jugé trop connoté, rattaché à toute une culture un peu désuète ou limitante. L’autre partie en revanche a estimé que les syndicats ont toujours joué un rôle majeur dans les grandes transformations socio-économiques ; leurs pratiques pouvaient être renouvelées, dépoussiérées, élargies, agrandies, renforcées. Avec ces pionniers, nous nous sommes posé la question en ces termes : peut-on intégrer la transition écologique dans le dialogue social ?

Quand nous avons réalisé que le droit nous permettait d’agir efficacement sur les structures, les choses se sont accélérées. On a rencontré des ONG, notamment France Nature Environnement, WWF, Greenpeace, des collectifs comme le Manifeste pour un réveil écologique, des associations de tailles variées, et on a vu que le projet séduisait : l’idée faisait son chemin grâce à la rencontre de salariés avec la société civile.

Juste avant le confinement, nous avons commencé à tenir des réunions publiques à Paris, à Lyon et à Bordeaux, avec une audience de trente, quarante, puis cinquante personnes. Pendant le confinement, nous avons continué à travailler à distance. Les premiers statuts ont été déposés à ce moment, à partir de mai 2020 : les premiers militants se sont dit « moi qui travaille dans la métallurgie, je dépose avec 5 de mes collègues les statuts du premier éco-syndicat dans la métallurgie ». De même dans le domaine du conseil, du commerce en ligne, de la culture et médias, la fonction publique, etc. Les premiers syndicats se sont construits comme cela.

En septembre, nous représentions trois à quatre mille sympathisants. On compte 200 salariés qui cotisent annuellement dans nos premiers syndicats. 60 ONG et associations ont décidé pendant l’été de soutenir notre appel du 8 octobre et de plus en plus de médias s’intéressent à notre initiative. On en est là.

LVSL – Est-ce qu’une personne qui adhère au Printemps écologique dispose, comme dans un syndicat classique, d’un service juridique pour l’épauler sur le volet de la protection sociale et salariale dans l’entreprise, ou laissez-vous celle-ci à d’autres ? Quel est votre champ d’action ?

M.B. – Un syndicat est une forme d’association très spécifique, régie par le Code du travail, dont la prérogative est le monopole de la signature des accords collectifs dans une entreprise : c’est le point central. Les ONG, associations, groupements, collectifs de salariés, n’ont pas la capacité juridique de signer un accord contraignant dans une entreprise.

Plus généralement, l’objet d’un syndicat consiste à « défendre les intérêts matériels et moraux, individuels et collectifs de ses membres ».

La mission du Printemps écologique, en tant qu’union de syndicats, consiste donc à agir sur l’ensemble du spectre des négociations collectives, ce qui inclut les questions de salaires, de protection sociale, de formation professionnelle ou d’assistance juridique. Mais notre projet consiste aussi à élargir les compétences d’un élu syndical pour y inclure de nouveaux sujets : la mobilité, l’alimentation, la comptabilité, les indicateurs d’impact, le climat et la biodiversité. En clair, nous allons non seulement intégrer tout le champ légal de la représentation syndicale dans notre cadre de pensée et d’action, mais en plus, nous allons porter de nouveaux sujets.

LVSL – À terme, d’ici deux ans, quel est votre objectif, idéalement ?

M.B. – Notre prochaine grande étape, ce sera début 2021 : la première assemblée fédérale. Tous les syndicats qui auront réussi à se constituer vont se rassembler en congrès, pour bâtir un socle commun de revendications.

Ce qu’il faut bien comprendre c’est que les élections professionnelles ont lieu en permanence dans les petites et moyennes entreprises, vraiment en permanence : chaque semaine, il y a des élections quelque part. Ce sont des cycles de quatre ans. Nous sommes dans un cycle qui a commencé le 1er janvier 2020, et qui se terminera le 31 décembre 2023, puis un nouveau cycle démarrera.

Notre objectif consiste à devenir représentatif au niveau national, cela veut dire atteindre 8% des scrutins comme les cinq grands syndicats emblématiques. On estime que ce sera très difficile d’atteindre ce niveau de représentativité dans le premier cycle, mais c’est ce qu’on vise pour la fin du deuxième cycle.  Compte tenu de la participation actuelle, il nous faudra recueillir 2 à 3% des voix des 25.5 millions de salariés en France; nous pensons pouvoir le faire.

LVSL – Par rapport à ces grands syndicats nationaux établis, quelle est la plus-value du Printemps écologique ? Quelles sont vos relations avec eux ? On observe que, tant du côté de la CGT que de celui de la CFDT, qui travaille déjà avec Nicolas Hulot, on a aussi des réflexions sur la transition écologique. Comment articulez-vous tout cela ? Quelle place voulez-vous occuper ?

M.B. – Le « Pacte du pouvoir de vivre » s’est lancé en mars 2019 autour de la CFDT, et « Plus jamais ça » s’est lancé en 2020, avec un certain nombre de représentants de la société civile comme Greenpeace, la CGT, Attac et d’autres syndicats importants. Pour nous, ces initiatives sont la preuve qu’un niveau de maturité est maintenant atteint sur la question de l’environnement. La prise de conscience devient suffisante pour que tous les acteurs et toutes les parties prenantes s’emparent de la question. C’est plutôt un très bon signe, et nous soutenons avec toute notre énergie le développement de ces initiatives.

Pour être francs, nous essayons de travailler avec eux : on toque à la porte de la CFDT, de la CGT, de Sud Solidaire et des autres pour se rencontrer et partager des idées. Aujourd’hui, c’est assez compliqué parce que nous sommes embryonnaires, on n’a pas encore suffisamment d’élus pour être reçus en grande pompe par ces syndicats. Mais on commence à discuter avec eux. Notre projet c’est de construire quelque chose ensemble. Dans un monde idéal, tous les syndicats s’uniraient demain et partageraient notre vision et notre projet. Si cela arrivait, ce serait fort !

Mais aujourd’hui, il y a encore une confusion entre environnementalisme et écologie dans les syndicats. Les élus syndicaux CGT, CFDT ou FO ne sont pas tous ouverts à ces sujets. La question écologique est encore traitée comme une externalité, ou au mieux comme un sujet parmi d’autres.  Est-ce que les syndicats historiques s’interrogent vraiment sur le productivisme ?  Oseraient-ils parler de décroissance sélective pour les filières polluantes ? Oseraient-ils anticiper la suppression nécessaire de certains emplois et se concentrer sur l’accompagnement juste des travailleurs vulnérables dans les filières polluantes ? Tous ces points – et il y en a d’autres –, doivent être mis sur la table. La question de l’emploi et de l’avenir de notre industrie est en jeu, et paradoxalement, la posture ultra défensive des syndicats historiques permet aux grands patrons de faire du chantage à l’emploi. Et cela bloque la conversion des modèles. Donc on va passer par des discussions, peut-être des coalitions ponctuelles, peut-être des conflits. Mais ça va se construire.

LVSL – Vous entrez dans la question climatique via l’entreprise, mais vous portez également un discours politique, dans le sens d’une vision de ce que devrait être le rôle de la puissance publique. Qu’est-ce que vous pensez de la Charte d’Amiens et de la séparation entre monde syndical et monde politique ? Est-ce que c’est également votre ambition de faire vivre une vision politique pour le pays au-delà de l’entreprise ?

M.B. – Nous respectons le Code du travail et la façon dont un syndicat se construit, c’est-à-dire indépendamment des partis politiques. Nous maintiendrons cette indépendance, jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, cette obligation disparaisse. Peut-être. On verra… En tout cas aujourd’hui, on y est contraint, et cette règle a du bon parce qu’elle permet à un salarié de rester en dehors de la sphère politique tout en agissant au quotidien pour un projet de société.

Oui, nous portons un message politique, au sens large du terme, qui va s’exprimer dans les élections professionnelles. J’assume totalement l’idée qu’il y a un message politique parce qu’on a l’intention de questionner la relation entre l’entreprise privée et l’intérêt général. C’est un séisme juridique d’une certaine manière. L’entreprise privée ne doit plus se considérer comme en dehors de la sphère publique. Cela change tout et c’est une tendance lourde : réforme du code civil en France, B-corp entreprises à missions, etc.

Simplement, le Printemps écologique va beaucoup plus loin : nous représentons les salariés qui engagent la responsabilité collective de leur entreprise. Questionner au travail notre avenir commun, notre alimentation, nos choix technologiques, notre empreinte sociale et environnementale… permet au travailleur de défendre son propre intérêt, mais aussi de replacer son entreprise dans la société. J’assume l’idée qu’on est un syndicat avec une vision politique, une vision de transformation. Ce que l’on propose, c’est un syndicalisme offensif ou contributif. Un syndicalisme de proposition qui vise à transformer les modèles dans une direction qui correspond aux aspirations d’une part grandissante des Français. Cela vient en opposition à un syndicalisme plus défensif qui ne viserait plus qu’à défendre tant bien que mal, les acquis sociaux.

LVSL – Vous allez vous organiser en fédération, au sein de vingt-et-une branches. Cela vous permet de couvrir 96% des travailleurs français. Pour vous, la branche représente-t-elle une bonne échelle pour opérer la transition ? Par exemple, si je suis travailleur d’une centrale pétrochimique et que j’adhère à Printemps écologique, est-ce que vous allez pousser une réflexion au sein de cette branche-là pour la permuter entièrement vers des biocarburants ou autres ?

M.B. – Ce choix structurel s’explique par deux raisons : d’une part, il existe un espace de négociation très important et largement sous-estimé qui s’appelle les conventions collectives. Les branches définissent dans ce texte cosigné par les syndicats patronaux et salariés, les horaires de travail, les congés, etc. Aujourd’hui, ces conventions ne parlent pas du tout des questions écologiques et d’intérêt général, c’est un espace de négociation complètement vierge de ce côté-là, tout comme le Code du travail d’ailleurs.

Deuxièmement, pourquoi des branches ? Parce qu’un syndicat, avant d’avoir deux ans d’ancienneté, ne peut pas créer de section syndicale dans les entreprises. Nous déploierons le niveau « entreprise » d’un seul coup dans deux ans. À ce moment-là, un salarié déjà membre d’un syndicat de branche pourra déployer une section syndicale et se retrouver protégé en tant que RSS (Représentant de section syndicale), par exemple dans l’usine pétrochimique dont vous parlez, ou dans un établissement scolaire, ou dans une boîte du CAC 40. Dans deux ans, l’échelon entreprise se déploiera de façon très rapide, facilité en outre par notre étage « branche » solidement constitué.

Ensuite, je réponds à votre deuxième question : l’action. Comment agir, par exemple, dans une usine pétrochimique ? Vous choisissez là un cas extrême et particulier : une filière très polluante. Ce qui ne correspond pas à la majorité des 1.5 million d’entreprises que nous visons, notamment les petites et moyennes entreprises. Les manières d’agir évoluent avec le secteur et la forme du travail. Pour une usine pétrochimique, il y a un enjeu d’information, on l’a vu récemment avec Lafarge, avec le scandale du déversement de ciment ; on l’a vu aussi avec Orange, sur la 5G. Il y a des salariés dans ces structures-là qui sont venus nous demander comment exprimer leur désaccord, sous couvert d’anonymat. Dans les filières très polluantes, notre première mission consiste donc à accompagner les lanceurs d’alertes. Ça, c’est très important. Ça veut dire les protéger, leur permettre de s’exprimer, mais ne pas les exposer ou les mettre en danger. On voit bien que même sur des sujets comme la 5G, ou le déversement de ciment, ou la pollution de façon plus générale, un climat de peur et de menaces s’installe. Nous, on veut aussi attaquer la question du droit à la protection des lanceurs d’alerte. C’est la première manière d’agir.

La deuxième manière consiste à actionner des mécanismes de transformation par nos élus. Le CSE doit devenir un lieu de rencontre, de dialogue et de concertation. Parfois, nous serons sur un terrain inconnu où il va falloir créer du droit, mais les mécanismes de représentation permettent déjà de signer des accords collectifs. Près de 40.000 accords sont signés en France chaque année entre les employeurs et les salariés. Donc les mécanismes existent, seulement nous jugeons le champ de ces négociations trop étroit.

Prenons la question technologique. Nous estimons qu’elle ne peut se dissocier de la question sociale. Peut-on discuter aujourd’hui des choix technologiques dans l’entreprise ? Non. Pourtant, la question des orientations technologiques, du choix des matériaux, ou des outils dans lesquels on va investir collectivement, c’est une question qui devrait faire l’objet d’un débat interne, d’une représentation, d’une concertation et d’accords entre les employeurs et les salariés. Parce que l’impact des choix technologiques est gigantesque : je pense par exemple au groupe ENGIE qui a fait le choix d’importer du gaz de schiste. Les salariés ne sont pas d’accord avec ce choix stratégique, et ne savent pas comment le dire. On est là sur un champ qui est totalement vierge, celui de la technologie et du dialogue social. Les récentes polémiques « Je suis amish » avec la 5G, etc. nous posent la question de la relation entre la démocratie et la technologie. Comment impliquer les salariés sur ces questions ? Par les mécanismes de représentation.

Pour nous, la question écologique ne peut pas se départir du social et du technologique. Ce que l’on voit c’est qu’on ne peut pas régler la question écologique sans traiter la question de l’emploi et des choix technologiques. Voilà ce qui devrait, à notre avis, nourrir le dialogue social au XXIe siècle et faire l’objet d’accords par le biais des mécanismes existants.

LVSL – Comment fait-on pour rejoindre votre syndicat ?

M.B. – Toute personne qui s’intéresse à notre initiative et souhaite nous aider peut le faire très facilement sur le site www.printemps-ecologique.fr. Il est aussi possible de signer notre appel sur la page http://appel.printemps-ecologique.fr.

Aujourd’hui nous comptons près de 3000 sympathisants dans de nombreux territoires, avec des groupes locaux à Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nantes, en Bretagne, à Marseille, à Nice ou à la Réunion. Nous appelons toutes les catégories socio professionnelles à se mobiliser et à nous rejoindre, non seulement les«» ouvriers et les cadres, mais aussi ceux qui forment près de 60% de la population active : les employés et les professions intermédiaires. Si nous voulons changer le cours de l’histoire en agissant au cœur du travail, c’est ensemble que nous ferons une différence !

La difficile construction d’un nouveau bloc hégémonique : sortir de la servitude passionnelle

Le bloc hégémonique qui s’est imposé en 2017 en France sert directement les intérêts d’une élite financière, patrimoniale et statutaire. Mais ce bloc élitaire n’aurait pas pu se constituer s’il n’avait bénéficié du soutien direct ou indirect d’une partie significative des classes moyennes ainsi que de certaines fractions des classes populaires [1]. Le pouvoir des classes dirigeantes s’appuie pour l’essentiel, au-delà de l’imposition de sa propre violence symbolique, sur le consentement, l’accommodement ou la servitude involontaire des catégories dominées. Il semble que les intérêts des différentes catégories sociales soient modelés par les représentations qu’elles se font de leur position dans l’espace social et de leur identité supposée. La construction d’une alternative au pouvoir hégémonique du bloc dominant ne pourra advenir politiquement que sous réserve de présenter, d’organiser et de rendre légitime une nouvelle façon de voir le monde économique et social. Il s’agit de refonder les règles du jeu et les finalités des organisations afin de s’émanciper définitivement du modèle social-libéral et plus généralement du néolibéralisme. Fondamentalement, les questions politiques clefs à venir sont celles qui porteront sur la manière de produire (entreprise), de financer (banques) et de répartir équitablement les richesses (État et planification démocratique). Par Daniel Bachet, professeur émérite à l’université d’Evry Paris-Saclay, chercheur au centre Pierre Naville.


Les processus de globalisation et de financiarisation des grandes économies de la planète n’ont pas conduit à une amélioration générale du niveau de vie des populations mais à une polarisation entre, d’une part, de très grandes fortunes (0,1 % des catégories les plus riches) dont les patrimoines ne cessent d’augmenter, des classes supérieures contrôlant et gérant les moyens de production (cadres financiers et dirigeants salariés de grandes sociétés en particulier) et d’autre part des classes moyennes inférieures de plus en plus paupérisées qui décrochent, suivies par des catégories populaires qui se précarisent. Le caractère prédateur et dangereux pour la nature du mode de production capitaliste ne fait plus aucun doute, tout comme la dimension nocive des politiques de dérégulation des marchés de capitaux et de dérèglementation du commerce des biens et services mises en œuvre durant ces dernières décennies.

La question qui se pose est celle du niveau d’adhésion, de compromis tacite, de réserve critique ou d’opposition affirmée de l’ensemble des catégories sociales qui subissent les effets délétères d’un tel modèle économique et social.

Le bloc économico-politique qui s’est retrouvé majoritaire dans le cadre du processus électoral de 2017 a été préalablement alimenté par « l’ensemble des activités pratiques et théoriques » (Gramsci) des catégories supérieures et par les ressources institutionnelles considérables mises à leur disposition. Les médias ont organisé les procédures formelles et informelles qui filtrent les discours autorisés et les paroles dissidentes en invitant de manière préférentielle les experts des courants mainstream (néoclassiques ou néo-keynésiens par exemple) plutôt que les hétérodoxes postkeynésiens ou marxistes. Il n’y a là rien de bien nouveau. Ce sont les forces dominantes et leurs alliés qui travaillent régulièrement, depuis longtemps déjà, l’imaginaire collectif en vue d’assurer leur hégémonie.

La remise en cause voire le renversement de ce bloc temporairement hégémonique devrait ouvrir la question de son remplacement ainsi que celle d’un réagencement complet des règles du jeu économique et de la vie sociale et politique.

La construction d’alternatives au modèle dominant ne pourra cependant se réaliser que sous réserve d’interpréter et d’organiser autrement le monde social.

Après la crise sanitaire du Covid-19 puis de ses conséquences économiques et sociales désastreuses, le choix devrait en toute logique s’orienter vers un développement durable et sobre, une relocalisation des activités, une politique environnementale et une baisse généralisée de la mobilité. Fondamentalement, tout nouveau modèle écologique et social durable ne pourra faire l’impasse sur une autre manière de produire, de financer et de répartir équitablement les richesses.

Sachant que dans aucune société capitaliste, les classes populaires n’ont pas été en capacité, à elles seules, de remettre en question les fondements du bloc bourgeois dominant, l’alliance entre classes moyennes (cadres intermédiaires, enseignants, petite bourgeoisie intellectuelle, etc.) et populaires devient un enjeu politique décisif pour faire valoir et imposer un autre modèle économique et socio-productif. Le souhait de tout projet hégémonique n’est-il pas de conformer un imaginaire majoritaire et d’y inscrire sa manière de voir et de juger ?

Tout dépendra cependant du degré de clairvoyance et de lucidité, d’auto-mystification, ou de « fausse conscience » des catégories intermédiaires très diverses qui assurent le relais entre le « haut » et le « bas », dans des tâches de médiation, d’animation ou d’encadrement. Il est à noter qu’à l’exception d’une « aile radicale » de la petite-bourgeoisie intellectuelle, les classes moyennes (cadres et professions intellectuelles supérieures en particulier) se sont le plus souvent positionnées dans un rapport de connivence, d’accommodement ou au mieux de compromis critique avec les logiques économiques néo-libérales.

Nous examinerons la dynamique du bloc dominant qui s’est mise en place lors des élections présidentielles de 2017 en France afin de comprendre les ressorts des représentations et des structures passionnelles qui lui ont permis d’émerger. Il devrait apparaître clairement que le pouvoir des dominants tient pour l’essentiel au consentement des dominés et à l’illusion que ces derniers entretiennent sur la position sociale qu’ils occupent réellement dans l’espace social. Cette servitude est involontaire dès lors qu’elle est très fortement structurée par l’imaginaire néo-libéral et par ses instruments de propagande. En acceptant de croire que le social-libéralisme les protègerait des excès d’une dangereuse radicalité politique ou d’un extrémisme irresponsable en matière économique, une partie des classes moyennes et populaires ont servi de forces auxiliaires aux classes dominantes et ont contribué à assurer leur hégémonie.

Si tel est le cas, la priorité devrait être de dégager les conditions de possibilité de réelles alternatives démocratiques au libéralisme économique autoritaire du bloc élitaire dominant.

La constitution d’un bloc hégémonique français en 2017

La constitution du bloc élitaire qui a été mis en place en 2017 en France peut être considéré comme la victoire d’un bloc bourgeois[1]. Ce bloc sert directement les intérêts de « l’élite réelle » (financière, patrimoniale et statutaire) le premier noyau du macronisme c’est-à-dire le 1% des contribuables les plus fortunés. Cette catégorie très minoritaire aurait pu bénéficier tout aussi bien des mesures fiscales et sociales du candidat de la droite conservatrice François Fillon si celui-ci avait gagné l’élection présidentielle. Bénéficiant de l’appui des patrons de presse et de médias appartenant à de grandes fortunes (Bernard Arnault, Patrick Drahi, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, etc.), le candidat de « La République En Marche » (LREM) a obtenu rapidement les financements les plus importants lors de la campagne électorale. Entre la création de LREM en mars 2016 et décembre 2017 les organisateurs du mouvement ont levé 16 millions d’euros, certains donateurs ayant encore versé des compléments après la campagne. Jamais un candidat n’avait rassemblé une telle somme auprès des particuliers sans disposer avec lui d’un grand parti politique. Ce financement a été réuni grâce à environ 99 361 dons. Cependant, le candidat n’aurait jamais pu financer sa campagne sans une infime fraction de donateurs fortunés. Ainsi, 48 % de ces 16 millions d’euros, ont été récoltés grâce à « seulement » 1 212 dons de 4 500 euros et plus. Ces « gros chèques » ont été d’autant plus déterminants qu’ils ont longtemps représenté l’essentiel des ressources dont disposait le candidat. La candidature d’Emmanuel Macron a été d’abord soutenue par les fractions dominantes de la bourgeoisie, « zone carrefour située à l’intersection de la politique, de l’administration, du capitalisme d’État, du secteur privé et du capitalisme familial »[2].

Mais au-delà de l’élite réelle et des classes dites supérieures, une élite d’aspiration et de collaboration lui a accordé un soutien significatif. Le vote en faveur d’Emmanuel Macron est majoritaire chez les professions intermédiaires (26%) et surtout chez les cadres (33%). Au premier tour des élections présidentielles, il distance largement François Fillon (20%), Jean-Luc Mélenchon (19%) et Marine Le Pen (14%). En revanche, les retraités se sont essentiellement tournés vers la candidature de François Fillon, à plus de 36%, alors qu’Emmanuel Macron arrive en deuxième position avec 26 %.

L’électorat varie fortement en fonction des catégories socio-professionnelles (ouvriers, retraités, cadres, professions intermédiaires, classes supérieures). Un vote significatif d’une partie du monde ouvrier est allé vers la candidature de Marine Le Pen, qui réalise un score de 37%, devant celle de Jean-Luc Mélenchon (24%). Une catégorie populaire où le candidat Emmanuel Macron n’est pas très prisé (16%).

Au second tour de l’élection présidentielle de 2017, les cadres (à 82 %), les professions intermédiaires (à 67 %) et les retraités (à 74 %) ont choisi de voter pour Emmanuel Macron. Marine Le Pen reste toutefois la candidate la plus appréciée chez les ouvriers (56 %, contre 44 % pour E. Macron). Chez les employés, Emmanuel Macron est resté en tête (54 %, contre 46 % en faveur de Marine Le Pen).

Avec 24 % des suffrages exprimés au 1er tour, Emmanuel Macron savait déjà qu’il était en capacité de constituer un gouvernement car l’issu de ce premier tour entraînait les trois autres. La candidate qualifiée pour le second tour, Marine Le Pen, n’est-elle pas issue du Front national et donc dans l’impossibilité d’agréger sur sa personnalité politique toutes les voix nécessaires à son élection ?

La candidature d’Emmanuel Macron est parvenue à réunir les classes moyennes et supérieures en donnant l’impression de dépasser le conflit culturel entre gauche et droite. Les alliances sociales de droite et de gauche correspondaient à des compromis entre une fraction des classes bourgeoises et une fraction des classes populaires. Le nouveau Président élu en 2017 incarne un bloc bourgeois qui exclut d’emblée l’ensemble des catégories populaires. Ce bloc, à la fois « de droite et de gauche », réunit les catégories aisées et diplômées dont la confiance dans les institutions européennes n’a pas été encore entamée. Il renoue avec une posture encore plus sociale-libérale que social-démocrate. Face à la mondialisation d’un capitalisme financier qui accroît de plus en plus les inégalités sociales, le projet social-libéral s’affiche comme audacieux alors qu’il ne fait que se soumettre servilement aux règles qui structurent et orientent le capitalisme au niveau européen et mondial (réduction des déficits publics, remise en cause des systèmes de protection sociale et des services publics, flexibilité du travail, etc.). Le social-libéralisme accorde aux marchés un pouvoir tel que celui-ci permet aux grandes sociétés d’exploiter leur personnel et d’instrumentaliser les besoins de leurs clients pour accroître leurs profits tout en générant de graves problèmes écologiques.

On peut comprendre que certaines catégories sociales, bien insérées dans la mondialisation, les « mobiles » (ou anywhere)[3] soient en phase avec l’idée selon laquelle il s’agirait moins de changer la société que de libérer l’individu des contraintes qu’il subit afin de lui offrir de nouvelles opportunités de réussite.

En revanche les « sédentaires » (ou somewhere) issus des milieux plus populaires craignent la déconstruction des institutions sociales (sécurité sociale, services publics, etc.) qu’ils associent à un « bien commun » et semblent refuser le modèle de dérégulation venu du monde d’en haut. Nombreux sont celles et ceux parmi ces dernier(e)s qui se réfugient dans le vote d’extrême droite dit parfois aussi « populiste » dont l’ambition affichée serait de les protéger de la mondialisation sauvage.

Une autre partie de ces classes moyennes et populaires, sensible aux thèmes d’une gauche qui se veut plus radicale que la social-démocratie traditionnelle, s’est exprimée en faveur d’un programme économique fondé sur la justice fiscale et sur une politique d’investissement combinant reconquête industrielle, transition écologique et émancipation vis-à-vis des marchés financiers. Le score du candidat de « La France Insoumise » au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, qui atteint près de 20 % des suffrages exprimés, est un indicateur assez net des convergences idéologiques entre certaines fractions des classes moyennes et des classes populaires.

Vote de classe et vote individuel

Les différents instituts de sondage montrent qu’il existe bien un alignement du vote sur les caractéristiques socioprofessionnelles des votants. Les candidats de « La République En Marche » ou des « Républicains » (LR) n’obtiennent-ils pas les meilleurs scores dans les quartiers bourgeois de la capitale et dans les zones prospères des grandes villes ? De manière souvent très ajustée, les convictions idéologiques s’énoncent depuis des positions bien situées dans l’espace social et tentent de les justifier. Mais cette règle n’est pas totalement généralisable. Tous les votants issus de catégories favorisées ne choisissent pas systématiquement les partis de droite ou du centre. De même, le choix des électeurs des catégories populaires se porte parfois vers la droite conservatrice ou l’extrême droite. Autrement dit, si les intérêts sociaux et économiques ne sont pas mécaniquement déterminés à l’avance, c’est parce que chaque électeur dispose d’abord d’une « représentation » ou d’une idée de ce que sont ses intérêts. Ce qui détermine en définitive le choix de l’électeur, outre son milieu d’appartenance au sein de la division du travail dans laquelle il côtoie celles et ceux qui partagent ses préoccupations sociales et professionnelles, c’est sa propre évaluation politique et économique de la situation. Il existe, certes, de réelles déterminations communes au sein de catégories socioprofessionnelles homogènes mais des déterminations plus idiosyncrasiques peuvent faire surgir des différences. Chaque individu est seul à avoir vécu des situations spécifiques et à avoir effectué tel ou tel type de rencontre qui ont marqué son existence au point, parfois, de faire diverger son choix socio-politique de son groupe d’appartenance. « Il est des ingenia qui, cédant plus vite à telle forme de la crainte ou de l’espoir institutionnels, sont plus enclins à l’obsequium, d’autres qui offrant de moindres susceptibilités aux mêmes forces sont plus disposés à la mauvaise volonté, voire à la rébellion » écrit notamment Frédéric Lordon [4].

Autrement dit, non seulement, les idées, les institutions et les discours politiques affectent les individus mais chacun d’eux n’est pas affecté de manière identique. Le moment du vote peut relever d’un choix qui se veut « stratégique » même s’il n’est que le résultat, après coup, d’un discours de rationalisation et de justification. Tel enseignant classé à gauche a fait le pari de voter pour le candidat de LREM dès le premier tour des élections car celui-ci serait, selon lui, le mieux placé pour battre la candidate du Rassemblement National au second tour. Tel ingénieur et dirigeant de PME situé au centre droit/centre gauche de l’échiquier et qui aura valorisé tout au long de son existence, l’idée d’une organisation socio-productive efficace et participative, fera également le choix de la « liberté d’entreprendre » incarnée, selon lui, par Emmanuel Macron. Que la « start-up nation », sous sa forme la plus profitable et rentable, ne soit que la cousine très éloignée de l’entreprise familiale visant avant tout la réussite collective de la structure productive sur le long terme importe peu. C’est le signifiant perçu seul qui compte et non la référence précise à un réel projet productif et entrepreneurial.

Le dirigeant de PME ayant voté LREM en 2017 s’est laissé abusé en confondant l’acte d’entreprendre qui pourrait parfaitement être dissocié du droit de propriété et le principe d’accaparement propriétaire qui le conditionne aujourd’hui. Or, le projet macronien est d’abord celui de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale qui privilégie l’argent et la rente bien plus que l’acte de produire.

Des signifiants très spécifiques sont ainsi les marqueurs du discours politique social-libéral : liberté d’entreprendre et liberté des échanges, ouverture des frontières, égalité des chances et méritocratie par opposition aux discours déclarés frileux ou « populistes » qu’ils soient qualifiés d’étatistes, de bureaucratiques, de protectionnistes ou d’égalitaristes.

Jusqu’à ce jour, le discours institutionnel social-libéral macronien a été performatif et est parvenu à agir sur la représentation que les récepteurs (classes dominantes mais également fractions de classes moyennes et populaires) de ce discours ont de la réalité économique et sociale.

En fait, si l’on admet avec Luc Rouban[5] que l’élection présidentielle de 2017 est une élection par défaut, « née d’un décalage inédit entre l’offre et la demande », on constate néanmoins que le nouveau bloc au pouvoir en France est parvenu à véhiculer une vision du monde qui était une promesse de réconciliation et d’équilibre voire d’harmonie. Elu par défaut, le nouveau bloc hégémonique a bénéficié néanmoins de tout l’appui des institutions médiatiques. Dès lors, le gouvernement d’Edouard Philippe disposait ensuite des marges nécessaires pour dérouler son programme, quelle que soit l’intensité des conflits de classe qui pouvaient surgir au cours de l’exercice de son pouvoir (Cf. Gilets jaunes).

Plus généralement, la grande force de l’ordre néo-libéral en place est qu’il tolère beaucoup plus facilement de grossières fautes économiques voire un désastre sanitaire comme celui de ces derniers mois en France alors qu’il n’accepterait pas la moindre erreur d’une expérience alternative si celle-ci était marquée très à gauche de l’échiquier politique. Les catastrophes financières et sanitaires accomplies selon les règles et les conventions légitimes dominantes seraient donc en dernière analyse tout à fait excusables[6].

Certes, le choix du vote n’est pas entièrement dissociable d’un parti pris de classe. Mais les intérêts des électeurs ne sont pas déterminés mécaniquement par des faits matériels (capital économique et/ou patrimoines). Les intérêts sont modelés par les représentations que les individus et les groupes se font de leur position dans l’espace social et de leur identité supposée. Ces identités (culturelles, politiques, religieuses) liées au monde des valeurs, des idées et des affects sont le produit de constructions forgées au cours des interactions sociales. Ainsi, aux États-Unis, en insistant lourdement sur le thème des « identités » culturelles et en les déconnectant des préoccupations socio-économiques, les classes dirigeantes ont pu éviter des révoltes populaires contre les inégalités au cours des dernières décennies, malgré l’explosion et la concentration des très hauts revenus. Derrière la présentation d’oppositions identitaires et/ou nationalistes se retrouvent des conflits politiques fondés sur des clivages de classe. Le Président Donald Trump n’a rien corrigé dans le domaine économique depuis son élection en janvier 2017, ce qui était prévisible, mais il avait réussi à triompher sur le plan électoral avec la mise en avant de plusieurs slogans tels que « l’Amérique d’abord » (American first), le protectionnisme autocentré, la lutte contre l’assistanat abusif visant certaines minorités et la critique des élites.

En France, en s’inspirant d’un livre-programme intitulé Révolution[7], le monde d’en haut a tenté de justifier la déconstruction de très nombreux piliers de l’État social (droit du travail, systèmes des retraites) afin de mettre le pays en conformité avec les institutions qui encadrent la globalisation marchande et financière tout en niant farouchement la remise en cause délibérée des systèmes protecteurs existants.

Aliénation, fausse conscience ou servitude involontaire

Emmanuel Todd a montré dans son ouvrage Les luttes de classe en France au XXIe siècle[9] que la petite bourgeoisie intellectuelle dite CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures) ayant voté pour E. Macron en 2017 avait fait preuve d’un comportement relevant d’une sorte de « fausse conscience ». Le concept de fausse conscience est présent chez des auteurs tels que Karl Marx, Georg Lukacs ou Joseph Gabel. Ce concept, qui illustre le poids de l’idéologie dominante sur la pensée, n’est pas une erreur au sens classique mais une véritable illusion impossible à dissiper. Les mécanismes favorisant l’illusion s’enclenchent lorsque la réalité devient déplaisante et de plus en plus difficile à supporter. Chacun, à la fois dupe et « coupable » (à défaut d’être responsable) devient victime de sa propre erreur de jugement. En créant une fausse réalité qui arrange, on se retrouve dans l’incapacité de remonter et de traiter les causes qui dérangent et qui sont au fondement des problèmes réellement rencontrés.

Le concept de fausse conscience est riche mais tellement polyvalent qu’il peut constituer une clef explicative parfois un peu trop large. Dans les exemples qui nous occupent, il concerne directement toutes celles et ceux qui ont appuyé le bloc bourgeois de 2017 et qui n’avait aucun intérêt ni matériel ni « idéologique » à le soutenir. C’est le cas du « centre majoritaire atomisé » auquel fait référence Emmanuel Todd qui comporte de très larges fractions des classes moyennes mais également des classes populaires (ouvriers, petits paysans, employés). Certes, ce centre majoritaire atomisé, individualiste et non conscient de son « être social » n’est jamais vraiment stabilisé dans ses choix politiques et peut les faire varier sur l’ensemble de l’échiquier au gré des consultations électorales.

Nombre de « citoyens » qui subissent les difficultés économiques s’adaptent aux souffrances sociales infligées par les nouvelles contraintes productives et économiques (flux tendu, intensification du travail, remise en cause du droit du travail) et n’ont pas le temps ni les moyens de prendre du recul pour concevoir d’autres voies que celles proposées par les discours en vigueur. Eloignés de la politique, ils composent une masse atomisée qui ne vote plus ou qui vote indistinctement « à l’humeur » ou encore selon l’idée approximative qu’ils se font de ce que devrait être un élu responsable. C’est souvent un vote à la « tête du client ».

Le cas des petits bourgeois CPIS est différent. Des fractions importantes de ces derniers se croient gagnantes de la mobilité sociale et de l’ouverture à la mondialisation alors qu’elles sont dans l’illusion manifeste concernant leur position qui s’est détériorée dans le temps. Gilles Ringenbach constate à juste titre[10] une évolution de la perception du travail et de l’entreprise chez de nombreux managers de proximité (cadres intermédiaires) au regard de celle qui prévalait au cœur des années 1980 jusqu’à la lisière des années 2000. Ils expriment le net sentiment d’une forme de dépossession de leur rôle contributif réel, ce qui souligne encore plus la coupure entre ces cadres intermédiaires et les cadres dirigeants (classes moyennes supérieures), gravitant dans les sphères stratégiques. Ces managers de proximité se vivent néanmoins encore comme des catégories privilégiées au sein de l’organisation hiérarchique même s’ils supportent de plus en plus mal l’idée de n’être pas associés aux choix stratégiques des directions car les décisions qui en résultent engagent leur avenir et celui de l’entreprise.

Avec l’accroissement vertigineux des inégalités depuis trois décennies (à travers le phénomène de repatrimonialisation des richesses), la baisse du niveau de vie, le rendement décroissant des diplômes, la mobilité descendante et le déclassement résidentiel, les classes moyennes à fort capital culturel continuent à être dans le déni concernant la dégradation de leurs conditions matérielles d’existence. La vision légitimiste et légaliste des cadres et professions intellectuelles supérieures est en général favorable à la préservation de l’ordre établi ou à la rigueur à des changements modérés et avantageux pour eux. C’est pourquoi, les CPIS ont été de grands partisans de la social-démocratie et les soutiens des partis socialistes ou de leurs variantes écologiques. A défaut des bienfaits réellement vérifiables du modèle économique néo-libéral qu’elle a progressivement accompagné, la social-démocratie a su faire illusion en promettant des réussites à venir. La particularité de la petite bourgeoisie intellectuelle CPIS est de ne pouvoir assurer ses missions d’encadrement, d’animation, de surveillance ou de contrôle au service des classes dominantes qu’à la condition de ne pas les « assumer » pleinement c’est-à-dire de fonctionner à la dénégation ou à la mauvaise conscience en dissimulant à ses propre yeux leur nature socio-politique. Les agents de l’encadrement doivent en effet, compte tenu de leur statut intermédiaire, à la fois commander et obéir voire commander en obéissant. D’où leur propension à nier la réalité des rapports de domination à l’intérieur desquels ils se situent mais qu’ils contribuent pourtant à faire fonctionner et qu’ils justifient par des discours d’accompagnement (rationalité scientifique, innovation, progrès social) supposant chez eux la présence d’une part significative d’auto-mystification[11]. De fait, ils ne peuvent faire ce qu’ils font et assurer efficacement cette fonction socio-politique combinant contrainte, contrôle et persuasion qu’à la condition de méconnaître fondamentalement leur position de classe intermédiaire dans les processus de domination.

Il semble qu’une large partie de ces catégories intermédiaires diplômées ont cru que le programme « progressiste » d’Emmanuel Macron allait prolonger le projet réformiste de la social-démocratie sans percevoir la droitisation à l’œuvre sous un habillage moderniste actualisé.

Fondamentalement, les cadres et professions intellectuelles de la petite bourgeoisie n’ont pas collaboré de manière consciente avec les classes qui contrôlent et gèrent les moyens de production ni avec la grande bourgeoisie elle-même (les 0,1 des plus riches). Leur collaboration est moins la conséquence d’un calcul explicite qu’un sens pratique c’est-à-dire une disposition acquise lors de leurs études, au cours de leur socialisation et de leur positionnement de « dominants très dominés »[12] dans l’espace social.

Durant les Trente Glorieuses les cadres et professions intellectuelles supérieures ont été le plus souvent les auxiliaires zélés des classes dominantes et ont bénéficié des avantages de la croissance et de la redistribution d’une partie significative des gains de productivité.

Mais nombre d’entre eux commettent depuis quelques années une grossière erreur d’appréciation sur la nature politique du social-libéralisme. Ces catégories intermédiaires diplômées, perpétuent en effet aujourd’hui des dispositions à adhérer qui tournent à vide car l’époque a profondément changé et elles n’ont pas pris conscience de la spirale du déclassement qui les déstabilisent depuis au moins trois décennies[13]. Cette rémanence dans le présent de conditionnements passés se révèle aujourd’hui décalée et désajustée au regard du nouveau cadre économique néo-libéral dérèglementé et financiarisé. Victimes d’un effet d’hysteresis c’est-à-dire d’un attachement persistant à un état dépassé de l’ordre social (Les Trente glorieuses et le début des années 1980), une fraction importante des cadres et professions intellectuelles de la petite bourgeoisie ne possède plus les structures subjectives qui lui permettraient de comprendre les enjeux socio-économiques d’aujourd’hui et de combler son retard. Prisonnier de l’imaginaire libéral de l’autonomie et de la suffisance individuelle, de nombreux cadres et professions intellectuelles supérieures croient disposer de véritables marges de manœuvre dans l’arbitrage de leurs choix politiques alors qu’ils sont de plus en plus soumis aux déterminations d’un environnement institutionnel qui configurent leurs manières de voir le monde social et de se comporter politiquement.

Les conditions d’un projet politique alternatif

La constitution d’un bloc hégémonique alternatif au social-libéralisme et plus généralement au néo-libéralisme devrait au moins, s’il parvenait à exister politiquement, réunir une grande partie des fractions populaires et des cadres et professions intellectuelles supérieures. Encore faut-il que ce projet politique alternatif possède sa propre cohérence et réussisse à « toucher » c’est-à-dire à « affecter » les catégories sociales concernées.

Un projet politique n’emporte la conviction que si les affects qu’il véhicule sont plus puissants que les émotions attachées aux contre-vérités des autres projets en concurrence.

On peut imaginer raisonnablement qu’un dépassement de la modernité néo-libérale devrait conduire à reconsidérer l’ensemble des formations institutionnelles qui ont modelé les rapports marchands, monétaires et financiers selon les principes de la compétitivité et de la guerre économique. Les entreprises et les banques en particulier font partie des institutions cardinales du capitalisme. Tout projet politique alternatif conséquent ne peut les ignorer.

De même, la pacification des rapports sociaux, en particulier des rapports économiques, suppose un minimum de protection des individus. Or, cette pacification est incompatible avec la mise en concurrence des systèmes sociaux et fiscaux (libre-échange généralisé) et avec la financiarisation des économies qui a été soutenue par l’ensemble des gouvernements libéraux et socio-démocrates depuis plusieurs décennies.

Dès lors que les marchés financiers sont apparus comme étant dans l’incapacité de financer les projets socio-économiques pour un nouveau mode de développement plus sobre et plus écologique, un contrôle citoyen de la monnaie et du crédit devrait logiquement s’imposer[14]. C’est ce contrôle citoyen qui sera en mesure de jouer le rôle clef pour une stratégie de financement des investissements publics indispensables dans une période de transition.

De plus, tout projet politique conséquent ayant pour objectif de donner la priorité à la production de biens et services utiles et au travail devrait fermement desserrer en priorité la contrainte actionnariale (voire l’annuler dans les meilleurs délais) mais également donner un plus grand accès au crédit pour le financement de la transition écologique et économique. Dans cette hypothèse, les actionnaires ne sont que des prestataires de service ou de simples apporteurs de fonds qui possèdent des parts sans pour autant disposer de l’ensemble des pouvoirs. En imposant le respect du principe démocratique un homme/femme = une voix, la représentation des détenteurs de capitaux devient indépendante de leur apport financier.

Toujours selon cette logique, la « socialisation des banques » aurait pour conséquence d’impliquer les différents agents et les représentants de toutes les institutions concernées dans le suivi, l’orientation, la validation et le recadrage de la stratégie bancaire[15]. On saurait alors ce que l’on veut financer et produire, dans quelles conditions et à quel endroit.

La plupart des programmes politiques admettent volontiers que le travail est central dans la vie sociale et qu’il est producteur de valeur et de richesses. Mais le travail n’est pas  dissociable du cadre institutionnel dans lequel il s’exerce c’est-à-dire dans « l’entreprise ». Peut-il dès lors continuer de s’exercer au sein d’un « rapport de subordination », terme juridique qui est contradictoire avec l’idée d’égalité, de dignité et de liberté.

Aucune mesure sérieuse n’a été prise en France par un gouvernement conservateur (marqué à droite), par un gouvernement social-démocrate ou par l’actuel gouvernement social-libéral fondamentalement positionné à droite et mis en place en 2017, afin de rééquilibrer la place du travail dans l’entreprise. Le partage des pouvoirs dans les instances de gouvernement des grandes sociétés françaises n’a jamais été à l’ordre du jour et est resté bien en-deçà de la très prudente codétermination allemande qui réunit toutefois bien plus de membres du personnel dans les instances de direction.

L’article 184 de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation de l’Entreprise) votée en 2019 par l’actuelle majorité vise, du moins dans son principe affiché, à renforcer la représentation des salariés au sein des conseils d’administration des grandes entreprises employant au moins 1.000 salariés en France ou au moins 5.000 salariés lorsque la société a des filiales à l’étranger.

Pour ces sociétés, le seuil d’effectif du Conseil d’administration ou de surveillance déclenchant l’obligation de désigner des administrateurs (ou membres du Conseil de surveillance) est abaissée de 12 à 8. Elles devront ainsi désigner au moins deux représentants des salariés lorsque le Conseil d’administration est composé de plus de 8 membres et un représentant lorsque le Conseil d’administration est composé de 8 membres ou moins.

Comme on peut le constater, le nombre d’administrateurs salariés dans le gouvernement des grandes sociétés est dérisoire et les représentants des salariés n’ont quasiment aucun pouvoir.

La concentration des pouvoirs dans les mains des détenteurs de capitaux et l’éviction des salariés des processus de décision qui engagent pourtant leur existence professionnelle sont contraires à l’idée d’égalité des femmes et des hommes en dignité. Cette situation antidémocratique devrait conduire par conséquent à proposer un nouveau projet politique et social dont l’objectif est de dépasser les rapports de subordination et de soumission dans l’entreprise et de faire en sorte que les salariés associés deviennent collectivement responsables de leur destin commun. C’est déjà ce qu’il se passe, en partie, au sein d’un certain nombre de Sociétés coopératives de production (Scop).

Mais cette émancipation serait inconcevable sans une refondation de la finalité institutionnelle de l’entreprise et de la mission qui lui est traditionnellement assignée à savoir la recherche de la rentabilité financière.

L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui n’appartient à personne. Elle est le support d’une création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

Sans doute faut-il rappeler que les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise dès lors que celle-ci n’est pas définie en droit. L’entreprise n’est pas un objet de droit ni une personne. On ne peut donc être propriétaire d’une entité non définie. Ce qui est défini, c’est la « société » (entité juridique), créée par les actionnaires fondateurs, qui va être le véhicule juridique de la structure productive et économique, bien réelle qu’est l’entreprise.

Le discours juridique de la propriété n’est donc pas adéquat pour penser l’entreprise. Le langage le plus approprié pourrait être celui du « pouvoir ». En conséquence, la question n’est plus de savoir qui est propriétaire de l’entreprise mais plutôt qui la contrôle, qui prend les décisions et dans quel but ?

Il devient par conséquent tout à fait possible, cohérent et réaliste d’assigner à l’entreprise la finalité de produire et de vendre des biens et des services dans l’intérêt commun de l’ensemble de ses parties constituantes et non des seuls actionnaires et propriétaires des actions. La finalité de l’entreprise n’est pas a priori le « profit » contrairement à une croyance bien établie par une certaine manière de présenter les comptes.

La notion comptable de « valeur ajoutée » est une grandeur bien plus pertinente que le profit car elle est la contrepartie économique de la richesse créée par l’entreprise (biens et services vendus moins consommations intermédiaires)[16]. Elle mesure la contribution spécifique assurée grâce au potentiel humain réuni au sein de la structure productive. Avec le concept de valeur ajoutée, on tient (pour le moment) la meilleure représentation de l’activité réelle de l’entreprise, de sa participation au processus de création de richesse, qu’il s’agisse de biens ou de services, matériels ou immatériels, fabriqués ou simplement commercialisés. La valeur ajoutée est une « valeur pour tous » si le bilan intègre la conservation et la préservation du patrimoine humain et du patrimoine naturel[17]. La question se pose ensuite de définir démocratiquement les meilleures clefs de répartition afin de redistribuer de manière équitable le résultat. Cela ne sera possible qu’à condition d’un rééquilibrage drastique des rapports de pouvoir.

On peut par conséquent définir l’entreprise comme une unité institutionnelle ou encore un agent économique, social et politique autonome. Elle est composée de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle (la valeur ajoutée) est la contrepartie économique de la production et de la vente de ces biens et/ou de ces services. Il représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement. L’intérêt social devient celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise, qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour être impliquées dans les processus de création et de décision.

Le fait de donner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de « propriété de l’entreprise », et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

A l’échelle de l’entreprise, le temps de la délibération et de la décision est le temps long afin de favoriser l’investissement sur la durée et d’échapper ainsi à la tendance du court-termisme de capitaux volatils.

Au-delà du périmètre de l’entreprise, la manière la plus efficace de s’opposer à la concentration du pouvoir qui accompagne le social-libéralisme est de soumettre l’activité économique aux règles élémentaires d’une démocratie de forte intensité. La démocratie ne peut pas s’arrêter à la porte de l’économie, des banques et des entreprises. La « vraie » démocratie est par définition « radicale » (au sens où elle remonte jusqu’à la racine)[18]. Si elle est admise sans discussion, mais sous une forme modérée dans le cadre parlementaire, pourquoi ne le serait-elle pas également sous une forme plus délibérative et de plus haute intensité au sein des institutions productives, des banques, des administrations, des écoles, des universités et des médias d’information ?

Une authentique démocratie délibérative serait plus à même de questionner le « droit issu de la propriété ». Non pas le « droit à la propriété » qui permet de posséder des biens à usage personnel mais le droit qui donne tous les pouvoirs aux détenteurs de capitaux pour agir sur les moyens matériels en vue de produire et reproduire la vie sociale.

On voit bien que tout nouveau projet politique porteur d’une rupture avec le néo-libéralisme (et avec ses variantes sociales-libérales et sociales-démocrates) doit au moins avoir pour objectif de sortir de l’entreprise capitaliste, de socialiser les banques et d’engager au niveau macroéconomique une planification écologique et négociée afin de faire reculer les forces du marché. Il s’agit d’un processus de coordination négociée qui concerne l’ensemble des investissements privés et publics. L’échange marchand peut subsister mais les forces du marché sont remplacées par un processus de négociation qui permet de parvenir à un ensemble d’investissements interdépendants et coordonnés sur un mode démocratique[19]. La planification démocratique et écologique est le seul moyen de freiner voire d’arrêter la mobilité exacerbée des capitaux entre les branches de l’économie.

Comment pourrait-on se passer d’une planification écologique à la fois nationale et sectorielle pour favoriser des modes de transports collectifs, réduire notre dépendance au pétrole et nos émissions de CO2, accélérer la rénovation thermique des bâtiments et généraliser une agriculture écologique de proximité, moins polluante tout en étant aussi productive que l’agro-industrie ?

Sachant que les classes dominantes (grande bourgeoisie et cadres détenteurs des moyens de production) tenteront de bloquer toute tentative de rupture avec l’ordre économique et politique existant, la question est de savoir quelles sont les orientations à mettre en œuvre pour une autre manière de décider, de produire et de financer les modes de développement à venir ?

Sans doute pourra-t-on s’appuyer sur les attentes des différentes catégories sociales et sur leurs revendications, catégories qui sont de plus en plus affectées négativement par le social-libéralisme comme elles l’avaient été, il y a peu, par les formules sociales démocrates de la gauche dite de gouvernement.

Si au cœur du mouvement des Gilets Jaunes par exemple, les employés et les indépendants (artisans, commerçant et petits chefs d’entreprises) ont été les catégories plus représentées, on peut comprendre que les revendications principales se soient d’abord concentrées sur la baisse des taxes, de certains impôts et sur la demande de transferts monétaires adressée à l’État afin de ne pas subir une nouvelle perte de pouvoir d’achat.

N’était-ce pas alors l’occasion de dévoiler les liens d’interdépendance très étroits qui unissaient la question du pouvoir d’achat avec celui du partage de la valeur ajoutée dans le cadre du rapport capital/travail et par conséquent de l’entreprise ?

Car la reconstruction du rapport salarial (rapport capital/travail), associée à la refondation de l’entreprise et des banques, est la condition essentielle pour produire mieux, détruire moins et redistribuer équitablement les richesses. Dans tout projet politique à venir, c’est la manière de produire, de financer et de redistribuer les richesses qui fera la différence.

Aussi, les ouvertures proposées par des auteurs aux analyses très stimulantes comme celles de Bernard Friot[20] ou de Benoît Borrits[21] (propriété d’usage maîtrisée par les travailleurs, salaire à vie, éviction des actionnaires, etc.) méritent une attention particulière. Leurs propositions ont certes du sens pour préparer une société émancipée de la domination capitaliste mais elles supposent que le pouvoir du capital ait déjà été préalablement bien entamé.

C’est pourquoi, durant la phase de transition vers l’édification d’une démocratie économique et sociale, le mot d’ordre ayant trait à « l’abolition de la propriété lucrative » est susceptible de rester encore trop imprécis pour fédérer certaines fractions des classes moyennes et populaires dans la construction d’un projet politique alternatif réalisable.

La « propriété d’usage » maîtrisée par les travailleurs et chère à Bernard Friot ne nous renseigne guère sur la production concrète des biens et des services qui font partie du monde physique, matériel (et immatériel) et sur les liens à établir avec le monde économique. Elle ne nous informe pas non plus sur les outils comptables ou de gestion à mettre en œuvre au quotidien dans l’entreprise. Or ces instruments comptables sont des technologies politiques redoutables pour orienter la façon de voir l’entreprise, d’organiser le travail et de prendre des décisions[22].

En conséquence, ne faudrait-il pas sortir dans les meilleurs délais de la manière usuelle de compter orientée profit et rentabilité pour atteindre une forme d’efficacité productive et écologique, de qualité et de sobriété des produits qui réponde aux besoins sociaux sans détruire la nature ? On sait qu’il n’y a pas de valeur économique et sociale sans production de valeurs d’usages et sans de nouvelles combinaisons productives efficaces. Les questions « comment produire et décider ? » et « comment vivre ? » vont par conséquent devenir de plus en plus inséparables.

S’il a pour ambition de susciter l’adhésion, un projet politique alternatif au bloc bourgeois ne pourra pas faire l’impasse sur la nécessité d’une authentique délibération collective concernant les équilibres économiques, sociaux et écologiques à respecter. La mise en application de ce projet doit viser autant le bouclage macroéconomique d’ensemble (planification démocratique) que la manière de produire plus sobrement et efficacement les biens et les services dans chaque unité de production. De ce point de vue, le pouvoir d’agir dans le travail et l’émancipation salariale sont indissociables de la finalité institutionnelle assignée à l’entreprise et de sa démocratisation intégrale.

Tout projet politique qui se veut cohérent et crédible auprès du plus grand nombre, ne peut donc se passer, dans l’immédiat, d’une nouvelle représentation de l’entreprise conçue comme un commun productif et économique dissocié de la propriété. Ni d’un nouveau modèle de banques socialisées et sous contrôle « citoyen » pour financer les investissements à court, moyen et long terme.


[1] Voir sur ce thème Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, Raison d’Agir, Paris, 2018. Ou encore Jérôme Sainte-Marie, Bloc contre bloc, La dynamique du Macronisme, les éditions du Cerf, Paris, 2019.
[2] François Denord, Paul Lagneau-Ymonet, Le concert des puissants, Raison d’agir, Paris, 2016, p.41.
[3] David Goodhart, Les deux clans, la nouvelle fracture mondiale, Paris, Les Arènes, 2019.
[4] Frédéric Lordon, La société des affects, Pour un structuralisme des passions, Seuil, Paris, 2013, p.147.
[5] Le paradoxe du Macronisme, Les Presses de Sciences Po, 2018.
[6] Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Seuil, 2016.
[7] Emmanuel Macron, XO, 2016.
[8] Ce terme est employé ici dans la perspective des travaux d’Alain Accardo.
[9] Seuil, 2020.
[10] Mémoire de doctorat, Contribution à une analyse critique des rapports de domination dans l’entreprise. L’exemple des “formations comportementales” dans le cadre de la formation continue, Mémoire à soutenir en 2021.
[11] Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat, L’encadrement capitaliste, L’Harmattan, 1989. Voir également les travaux de Jean-Pierre Garnier.
[12] Gaëtan Flocco, Des dominants très dominés, Pourquoi les cadres acceptent leur servitude, Raison d’agir, 2015.
[13] Louis Chauvel, La spirale du déclassement, Les désillusions des classes moyennes, Seuil, 2019.
[14] François Morin, Quand la gauche essayait encore, Le récit inédit des nationalisations de 1981 et quelques leçons que l’on peut en tirer, Lux, 2020.
[15] Frédéric Lordon, La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.
[16] Paul-Louis Brodier, La VAD, La Valeur Ajoutée Directe, Une approche de la gestion fondée sur la distinction entre société et entreprise, Addival, 2001.
[17] Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre Rambaud, Comptabilité financière, Dunod, 2018.
[18] Jean-Michel Toulouse, Histoire et crise du système capitaliste représentatif, Contre le capitalisme représentatif,  la démocratie salariale directe, L’Harmattan, 2017, 2 volumes.
[19] Pat Devine, Democracy and Economic Planning: the political Economy of a Selfgoverning Society, Routledge, 2020.
[20] L’enjeu du salaire, La Dispute, 2012.
[21] Virer les actionnaires, Pourquoi et comment s’en passer ? éditions Syllepse, 2020.
[22] Jacques Richard, Révolution comptable, Pour une entreprise écologique et sociale, Les éditions de l’Atelier, 2020. Édouard Jourdain, Quelles normes comptables pour une société du commun ? 2019. Daniel Bachet, Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail, Uppr, 2019.

De Jaurès à Sanofi, la solution coopérative

Construction d’une grange par la communauté Amish aux Etats-Unis. @randyfath

À la suite de la crise du Covid, les appels à changer l’organisation générale de notre économie arrivent de toutes parts. Ces appels se divisent en deux catégories : soit ils préconisent le retour d’un État fort, soit ils se contentent de mesures cosmétiques sans s’attaquer à la racine du problème de l’entreprise, qui n’est autre que la recherche du profit à tout prix. Pourtant, tout attendre de l’État n’est pas la seule alternative possible. Comme le fit Jean Jaurès en son temps, on peut s’appuyer sur les coopératives pour instaurer une rupture majeure : la démocratie plutôt que le profit.


Nous faisons face à une triple crise. Une crise sociale, dont on se demande comment sortir : les inégalités sont exacerbées, les salariés précarisés, les entreprises délocalisées. Une crise sanitaire, dont l’idée d’une deuxième vague nous fait frémir : les médicaments sont importés, les soignants exténués, les hôpitaux délabrés. Une crise environnementale, dont les premiers effets se font déjà sentir : la nature est surexploitée, la biodiversité menacée, le climat déréglé.

Pourquoi ? Car toute action est jugée selon une même finalité : la rentabilité. Tant que cela rapporte davantage ou coûte moins cher, les conséquences sociales et environnementales ne comptent guère. D’où vient cette logique du profit à tout prix ? On en attribue généralement l’origine au « monde de l’entreprise ». Quoi de plus logique puisque les entreprises sont au cœur de nos sociétés ? La majorité des salariés y travaillent, les consommateurs achètent leurs produits et la fonction publique n’en finit pas de copier leurs méthodes.

L’entreprise : un concept économique, divers modèles juridiques

Ici, il est cependant nécessaire de faire une distinction entre l’économie et le droit. En économie, le concept d’entreprise désigne une organisation réalisant une activité économique de production d’un bien ou d’un service. En droit, l’entreprise n’existe pas en tant que telle [1]. Pour exister juridiquement, l’entreprise doit adopter l’un des multiples modèles juridiques reconnus par la loi : association, mutuelle, société civile d’exploitation agricole… pour une propriété privée ; société d’économie mixte, société publique locale, établissement public à caractère industriel et commercial… pour une propriété publique.

Pourtant, quand on pense au monde de l’entreprise, on le réduit généralement à un seul des modèles juridiques existants : la société de capitaux (Sanofi, Total, LVMH… pour les plus connues). En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent des capitaux. Ce sont donc les actionnaires ou associés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe capitaliste « une action = une voix ». Puisque ces actionnaires attendent un retour sur investissement, les dirigeants sont élus d’après leurs capacités à rentabiliser les capitaux investis : l’activité, les salariés, les ressources naturelles ou encore le territoire d’implantation ne sont que des variables d’ajustement au service de la logique du profit. Du point de vue des salariés, la démocratie s’arrête donc aux portes de la société de capitaux. Jean Jaurès le formula d’ailleurs en ces termes : « La Révolution a fait du Français un roi dans la société et l’a laissé serf dans l’entreprise ».

Or, ce modèle juridique étant le modèle d’entreprise le plus répandu, il est le cœur de notre système économique. On comprend donc mieux pourquoi cette logique du profit s’est diffusée jusque dans les moindres recoins de notre société, au détriment de la démocratie. Pour transformer la société en profondeur, il est donc indispensable de remplacer ce cœur par un modèle productif alternatif. Pour identifier cette alternative, un petit détour par la pensée de Jaurès peut justement s’avérer utile. Ce dernier ne se limita pas à une simple critique de la société de capitaux, et défendit abondamment un modèle bien particulier : la coopérative.

La démocratisation par la coopération, pilier de la transformation pour Jaurès

Dès la fin du XIXe siècle, Jaurès s’impliqua dans plusieurs initiatives coopératives : la verrerie ouvrière d’Albi, la Boulangerie socialiste de Paris, la Bourse des coopératives socialistes…[2] A partir de ces expériences, il en déduisit que « le socialisme ne peut, sans danger, ou tout au moins sans dommage, négliger la coopération qui peut ajouter au bien-être immédiat des prolétaires, exercer leurs facultés d’organisation et d’administration et fournir, dans la société capitaliste elle-même, des ébauches de production collective » [3].

Jaurès finit même par reconnaître la coopérative comme étant l’un des piliers de la transformation de la société, au même titre que le syndicat et le parti : « Lorsque trois actions sont aussi essentielles que le sont l’action syndicale, l’action coopérative et l’action politique, il est vain de régler entre elles un ordre de cérémonie, il faut les utiliser toutes les trois au maximum » [4]. Dès lors, dans sa vision de la démocratie économique, Jaurès associait les travailleurs, mais aussi d’autres parties prenantes ayant un lien avec l’activité, actionnaires exceptés. La confrontation de ces points de vue divergents ne devait pas se limiter à une simple consultation, mais bien à l’implication de chacun dans la prise de décision.

La nécessaire confrontation de points de vue divergents

Ainsi, lorsqu’il prôna l’intervention directe de l’Etat, comme en 1912 à l’issue d’une nouvelle augmentation du cours du prix des céréales, il précisa : « Bien entendu, il ne faudra pas que ce pouvoir nouveau de l’État s’exerce bureaucratiquement. Des délégués des groupes de producteurs paysans et des consommateurs ouvriers interviendront dans la gestion, à côté des représentants directs de la nation tout entière et des hommes de science les plus qualifiés » [5]. Plutôt que d’imposer par en haut le prix des céréales, avec le risque qu’il soit déconnecté de la réalité, Jaurès concevait la confrontation de ces points de vue divergents dans un intérêt commun : la définition d’un prix juste, suffisamment rémunérateur pour les producteurs et relativement modéré pour les consommateurs, avec expertise scientifique à l’appui.

La confrontation de ces points de vue divergents avait enfin pour but d’éviter la concentration de pouvoirs dans les seules mains des dirigeants politiques. Car Jaurès était bien conscient des dangers inhérents au fait de « donner à quelques hommes une puissance auprès de laquelle celle des despotes d’Asie n’est rien » [6]. Or, encore aujourd’hui, on peut suivre Jaurès en s’inspirant du mouvement coopératif contemporain. Et ainsi instaurer de véritables ruptures dans l’organisation générale de la production et faire primer la démocratie sur la logique du profit.

En SCOP, la démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force

Prenons d’abord les 2300 Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) que compte notre pays [7]. La SCOP n’est pas une société de capitaux, mais une société de personnes. En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent leur force de travail. Ce sont donc les salariés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe démocratique « une personne = une voix » [8]. La logique de l’entreprise s’en trouve redéfinie : le profit n’est plus une fin en soi, mais un moyen au service de l’activité et des emplois [9].

La pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux.

Serait-ce un non-sens économique ? Un modèle non soutenable ? Une fragile utopie ? Au contraire : d’une part, comme toute société commerciale, les SCOP sont soumises à l’impératif de viabilité économique. A l’inverse de nombreuses associations, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. D’autre part, les salariés de SCOP sont amenés à devenir associés de l’entreprise, afin de détenir au minimum 51% du capital. A l’inverse de nombreuses sociétés de capitaux, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs financiers. Surtout, la pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux [10].

Quelle est la source de cette résilience ? « La démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force » nous dit François Ruffin à propos des institutions politiques au temps de la crise du Covid [11]. Or, ce qui est vrai à propos de l’Etat l’est tout autant pour l’entreprise, même si les SCOP sont généralement plus proches de la démocratie représentative que de l’idéal autogestionnaire [12].

Cette démocratie est une force : elle favorise l’efficacité des décisions qui sont prises. En effet, puisque les dirigeants sont élus par les salariés, leurs décisions bénéficient d’une plus grande légitimité [13]. De plus, comme toute personne élue, ils doivent rendre des comptes auprès de leurs électeurs. Du point de vue des salariés, cette transparence facilite les échanges et la compréhension des enjeux associés à chaque décision [14]. Enfin, qui connaît mieux l’outil de travail que les salariés eux-mêmes ? La gouvernance partagée renforce donc la pertinence de décisions prises par rapport aux besoins et atouts de l’entreprise.

La démocratie est une force : elle favorise l’engagement des salariés. Boris Couilleau, dirigeant de Titi-Floris, une SCOP de plus de 1000 salariés spécialisée dans le transport de personnes en situation de handicap, le résume en ces termes « Quand on est locataire d’un logement, on n’en prend pas autant soin que lorsqu’on en est propriétaire. C’est le même mécanisme avec l’entreprise : quand on devient salarié associé d’une coopérative, on fait plus attention à son outil de travail, on s’implique davantage » [15]. Aussi, quand des difficultés économiques se présentent, les coopératrices et coopérateurs sont d’autant plus prêts à faire des efforts, pouvant aller jusqu’à une augmentation ou une baisse du temps de travail, une réduction des rémunérations, une réorganisation de l’activité… puisqu’ils savent que cela servira avant tout à maintenir à flot leur coopérative et leur emploi, et non à remplir les poches d’un actionnaire extérieur [16].

L’un des véhicules adaptés de la SCOP Titi-Floris. © Titi-Floris

La démocratie est une force : elle favorise la prudence en matière de gestion financière. Ainsi, les SCOP affectent en moyenne 45% des bénéfices réalisés à leurs réserves, 43% en participation à leurs salariés, contre seulement 12% en dividendes [17]. Cette répartition équilibrée du résultat est peu banale dans le monde de l’entreprise. Elle permet à ces coopératives de disposer de fonds propres importants, que ce soit pour faire face aux difficultés économiques ou pour investir sur le long terme. A titre de comparaison, Oxfam nous rappelle que les sociétés du CAC 40 affectent en moyenne à peine 27% des bénéfices en réinvestissement, seulement 5% aux salariés, contre 67% aux actionnaires [18].

La SCIC, modèle de démocratie sanitaire ?

La SCOP n’est pas l’unique forme juridique que peut prendre une coopérative. Les 900 Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) que compte notre pays sont, comme les SCOP, des sociétés de personnes. En leur sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui participent de diverses manières à l’activité. Ce sont donc les salariés mais aussi des usagers, des bénévoles, des collectivités locales, des organisations du même secteur ou encore des représentants de l’Etat, qui peuvent coopérer au sein d’une gouvernance partagée [19]. La démocratie est toujours une force, puisque la confrontation de ces points de vue divergents, chère à Jaurès, se retrouve bel et bien au service d’un intérêt commun.

On peut prendre comme exemple le centre de santé parisien Richerand, sous forme de SCIC depuis 2018. Issu du syndicalisme des industries électriques et gazières, anciennement EDF-GDF, ce centre était initialement géré par la seule caisse des œuvres sociales des électriciens et gaziers (Ccas) [20]. Le modèle coopératif a alors rendu possible l’implication dans la prise de décisions des salariés (médecins, dentistes, infirmiers, employés…), de groupes hospitaliers partenaires (AP-HP, Fondation Ophtalmologique Rothschild, Diaconesses Croix Saint-Simon), de professionnels du secteur médico-social (Institut de victimologie, association Parcours d’exil), de la ville de Paris, mais aussi des patients, ce qui constitue l’innovation majeure de ce type de coopérative. En outre, comme pour une grande partie des SCIC existantes, la coopérative Richerand a fait le choix de placer l’intégralité de ses bénéfices en réserve, au profit du projet de santé et de sa pérennité [21].

Ce modèle de démocratie sanitaire devrait-il être reproduit ? C’est en tout cas la volonté qu’a récemment exprimée une grande diversité d’acteurs : à Grenoble, un collectif de salariés, d’usagers et de syndicats souhaitaient reprendre un groupe hospitalier en cours de privatisation en SCIC [22] ; dans les Côtes d’Armor, d’anciens salariés de l’une des dernières usines françaises de masques, fermée fin 2018, viennent de relancer leur activité sous forme de SCIC, avec le soutien de syndicats et de collectivités locales [23] ; dans Le Monde, une tribune prône la constitution d’un réseau de SCIC pour produire en France les principes actifs et médicaments nécessaires à notre souveraineté sanitaire [24] ; dans son dernier manifeste, Attac se demande même « Pourquoi ne pas transformer Air France, Renault et Airbus, et même la SNCF, EDF ou la Poste, en SCIC nationales ? » [25].

De Sanofi à l’hôpital public, une solution pertinente

Que ce soit en SCOP ou en SCIC, la coopération incarne donc une rupture avec la logique de la recherche illimitée du profit pour les actionnaires.

Imaginons alors une généralisation de cette rupture, qui ferait probablement la une des journaux : « A partir de 2021, le géant pharmaceutique Sanofi, comme l’ensemble des entreprises du CAC40, sera soumise à un contrôle démocratique de sa stratégie. Ce contrôle sera réalisé par des représentants de salariés mais aussi d’usagers, de professionnels de la santé, d’associations environnementales, de l’Etat… » Qui sait ce qui pourrait alors être décidé, par exemple à propos de la répartition des milliards de bénéfices que Sanofi réalise chaque année : Augmenter sensiblement la rémunération de ses salariés ? Investir massivement dans la recherche contre le coronavirus ? Dédommager décemment les victimes de la Dépakine [26] ou des rejets toxiques de son site de Mourenx [27] ?

Une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité.

Car jusqu’à maintenant, la réalité fut bien différente : entre 2009 et 2016, 95% des 37 milliards d’euros de profit réalisé par Sanofi ont été versés aux actionnaires [28]. Et même en pleine crise du coronavirus, l’entreprise n’a pas eu trop de scrupules à annoncer qu’elle distribuerait encore plus de dividendes en 2020 qu’en 2019, pour un montant total de près de 4 milliards d’euros [29]. Ou encore qu’elle vendrait son vaccin contre le COVID-19 au pays le plus offrant, alors que 80% de son chiffre d’affaires est issu du remboursement des médicaments par la Sécurité Sociale française et qu’elle bénéficie chaque année de centaines de millions d’euros de subventions publiques, notamment à travers le Crédit d’impôt recherche et le CICE [30].

Par ailleurs, une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité. De l’avis du personnel soignant, cette rupture passerait par un changement du mode de gouvernance actuel : remettre l’humain au cœur de la décision, comme ce fut le cas au plus fort de la crise du COVID-19 [31]. Concrètement, le pouvoir ne doit plus être aux mains des managers et administratifs comme c’est le cas depuis 2009, mais des personnels médicaux, paramédicaux et des usagers.

La coopération : une solution non suffisante mais plus qu’inspirante

Revenons-en au mouvement coopératif. Bien sûr, lui non plus n’est pas parfait et sa seule généralisation ne sera pas suffisante pour résoudre tous les maux de notre société. D’abord, derrière les modèles coopératifs se cachent une large diversité de pratiques et de progrès à réaliser pour nombre de coopératives : accélérer leur virage écologique, approfondir leur démocratie interne, s’éloigner des méthodes de management néolibérales… Ensuite, l’extension des principes coopératifs doit être complétée par d’autres mesures indispensables à la transition écologique : protectionnisme solidaire et écologique, contrôle démocratique du crédit, réduction de la consommation et du temps de travail… Enfin, il ne faut pas négliger les actions spécifiques à mener contre toutes les formes d’oppressions, liées au genre, à l’orientation sexuelle, à l’origine… qui ne se résoudront pas magiquement lorsque les questions économiques et écologiques auront été traitées.

Néanmoins, il est d’ores et déjà possible de s’inspirer des succès de la coopération pour transformer la société. Et ce, sans se limiter au secteur de la santé, puisque les SCOP et SCIC sont présentes dans tous les secteurs d’activité. Parmi tant d’autres, on peut citer les services avec le Groupe Up (SCOP), l’alimentation avec Grap (SCIC), la presse avec Alternatives Economiques (SCOP), l’énergie avec Enercoop (SCIC), l’industrie avec Acome (SCOP) ou encore le sport avec le club de foot du SC Bastia (SCIC).

Car sinon, quoi d’autre ?

Car sinon, quoi d’autre ? L’imitation de la cogestion à l’allemande ? Certes, la cogestion vise à instituer la parité dans la prise de décision entre actionnaires et salariés. Mais, à quoi bon impliquer les salariés si la logique du profit continue d’avoir un rôle clé ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de subordonner intégralement cette logique à la pérennité de l’activité et d’intégrer à la gouvernance d’autres parties prenantes.

Le retour à une planification autoritaire et aux nationalisations ? Certes, la planification vise à fixer un cap ambitieux de transformation sociale. Mais, à quoi bon virer les actionnaires si les travailleurs et les citoyens restent soumis à une soi-disant élite éclairée ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de changer la société de manière démocratique et au plus près des besoins, des aspirations et de la créativité de chacun.

Bref, les germes d’une nouvelle société, plus juste, soutenable et démocratique, ne demandent ni à être copiés depuis l’étranger, ni à être ressuscités depuis un modèle dépassé. Les germes coopératifs sont déjà présents et ne demandent qu’à être développés massivement.

[1] FAVEREAU, Olivier et EUVÉ, François. Réformer l’entreprise. Etudes, Août 2018

[2] DRAPERI, Jean-François. La république coopérative: théories et pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles. Larcier, 2012

[3] JAURES, Jean. Coopération et socialisme. La Dépêche de Toulouse, 24 juillet 1900, cité dans DUVERGER, Timothée. Jean Jaurès, apôtre de la coopération : l’économie sociale, une économie socialiste? La République de l’ESS, Juillet 2017 : https://ess.hypotheses.org/391

[4] GAUMONT, Jean. Au confluent de deux grandes idées, Jaurès coopérateur. F.N.C.C, 1959, cité dans DRAPERI (op. cit. 2012)

[5] CHATRIOT, Alain et FONTAINE, Marion. Contre la vie chère. Cahiers Jaurès. Société d’études jaurésiennes, Décembre 2008, Vol. N° 187-188

[6] DUVERGER (op. cit. 2017)

[7] CG SCOP. Chiffres clés 2019 : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-chiffres-cles/

[8] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scop ? : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/qu-est-ce-qu-une-scop.html

[9] CHARMETTANT Hervé, JUBAN Jean-Yves, MAGNE Nathalie et RENOU Yvan. La « sécuflexibilité » : au-delà des tensions entre flexibilité et sécurité de l’emploi, les sociétés coopératives et participatives (Scop)‪. Formation emploi, 2016, vol. 134

[10] Le service des études de la CG SCOP. Bilan chiffré 2019 : une progression régulière. Participer, Le magazine des Sociétés coopératives. Scopedit. Mai 2020

[11] RUFFIN, François. Leur folie, nos vies: la bataille de l’après. Les Liens qui Libèrent, 2020

[12] CHARMETTANT Hervé. Les Scop à « direction forte » : quelle place pour la démocratie ?. Centre de recherche en économie de Grenoble, HAL, 2017

[13] CHARMETTANT et al. (op cit, 2016)

[14] CHARMETTANT (op cit, 2017)

[15] Entretien réalisé par téléphone le 28 février 2019

[16] CHARMETTANT et al (op cit, 2016)

[17] Le service des études de la CG SCOP (op. cit. 2020)

[18] Oxfam France et Le Basic, CAC 40 : des profits sans partage, comment les grandes entreprises françaises alimentent la spirale des inégalités. [Rapport], 2018

[19] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scic ? : http://www.les-scic.coop/sites/fr/les-scic/les-scic/qu-est-ce-qu-une-scic.html

[20] MILESY, Jean-Philippe. La santé pour tous et par tous. Economie sociale, le nouvel élan solidaire. Hors-série Politis, Mars 2019

[21] Le projet de santé de la Coopérative – La Coopérative de Santé Richerand : http://richerand.fr/le-projet-de-sante/

[22] Clinique mutualiste : Éric Piolle appelle à reporter la vente. Place Gre’net : https://www.placegrenet.fr/2020/04/22/crise-sanitaire-eric-piolle-appelle-a-reporter-la-vente-de-la-clinique-mutualiste/291787

[23] Usine de masques dans les Côtes-d’Armor : où en est le projet porté par la Région ?  France 3 Bretagne : https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/cotes-d-armor/guingamp/usine-masques-cotes-armor-est-projet-porte-region-1845160.html

[24] « Créons un réseau de sociétés coopératives d’intérêt collectif pour produire les médicaments ». Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/10/creons-un-reseau-de-societes-cooperatives-d-interet-collectif-pour-produire-les-medicaments_6042341_3232.html

[25] ATTAC. Ce qui dépend de nous, manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire. Les Liens qui Libèrent, 24 juin 2020

[26] Dépakine: Sanofi refuse d’indemniser les victimes. L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/depakine-sanofi-refuse-d-indemniser-les-victimes_2057667.html

[27] Sanofi ferme son usine à la pollution record. Politis.fr : http://www.politis.fr/articles/2018/07/sanofi-ferme-son-usine-a-la-pollution-record-39137/

[28] Oxfam (op. cit. 2018)

[29] Sanofi distribuera cette année un dividende un peu supérieur à l’an dernier. Boursorama : https://www.boursorama.com/bourse/actualites/sanofi-distribuera-cette-annee-un-dividende-un-peu-superieur-a-l-an-dernier-dea6baa9688fc6c117808079430dfa96

[30] Des élus français s’indignent que le vaccin à l’étude de Sanofi serve prioritairement les États-Unis. BFMTV : https://www.bfmtv.com/politique/des-elus-francais-s-indignent-que-le-vaccin-a-l-etude-de-sanofi-serve-prioritairement-les-etats-unis_AV-202005140061.html

[31] NAEBEL, Rachel. Comment transformer l’hôpital en bien commun, géré par les soignants et les usagers, non par les financiers. Basta ! : https://www.bastamag.net/Manif-soignants-hopital-Olivier-Veran-salaire-segur-de-la-sante-fermeture-de-lits

Participation : la mesure sociale trompeuse de Darmanin

Darmanin
Le ministre de l’action et des Comptes publics Gérald Darmanin. © Jacques Paquier – Wikimedia Commons

Une idée pour le monde d’après qui sent bon le gaullisme. Gérald Darmanin, en campagne pour Matignon, a trouvé la parade en ressuscitant la participation, un dispositif permettant de redistribuer aux salariés une partie des bénéfices réalisés par leur entreprise. Pensée à l’origine comme une troisième voie entre capitalisme et communisme, l’idée présente l’avantage de renvoyer dos à dos droite et gauche. Il ne faut pas s’y tromper : non seulement la philosophie du projet est très discutable, mais ses modalités pratiques de mise en œuvre sont également complexes. Ceux qui espèrent un virage social du quinquennat risquent d’être déçus.


Le rêve inabouti d’une troisième voie

La participation est une vieille idée. Dès son origine elle est conçue comme un modèle intermédiaire entre le capitalisme et le communisme. Inspiré par le distributionnisme, modèle porté par les catholiques sociaux, l’idée est de répartir au maximum la propriété des moyens de production entre les salariés. Il s’agit de cette façon de préserver la propriété privée, mais en la diffusant, ce qui permet de répondre à la question du partage des richesses. Pour y parvenir, cette doctrine préconise de distribuer les bénéfices de l’entreprise aux salariés sous forme de participation au capital, assurant en douceur et sans spoliation le partage du capital par dilution des actionnaires historiques.

Il n’en fallait pas plus pour séduire les partisans du nouveau monde, en recherche d’une solution permettant de calmer la crise sociale liée à la hausse des inégalités sans peser sur la « compétitivité » des entreprises. Le tout sans coût pour les finances publiques. Cette solution est donc apparue comme une martingale pour LREM, au bénéfice de son promoteur. Cette hypothèse présente également l’avantage d’achever ce qu’il reste de la droite et la gauche. Les premiers auront peine à s’opposer à une mesure directement inspirée par le Général. Les seconds ne pourront pas dire non à un projet censé profiter aux salariés.

Ce projet correspondait en effet parfaitement au goût gaullien des équilibres. Méfiant à l’égard du patronat mais soucieux d’affaiblir les communistes, ce projet représentait une pierre angulaire de la pensée gaulliste. Paradoxalement, c’est ce dernier projet qui finira par l’éloigner à jamais du pouvoir. Face aux réticences des possédants à partager le capital, le gaullisme ne réussira que péniblement à faire aboutir ce projet.

Or, force est de constater que cette vision d’équilibre est restée à l’état de chimère. Le référendum de 1969 fut un échec, d’abord celui du gaullisme, mais également d’un texte très technique et même obscur. Depuis aucun pays ne s’est sérieusement engagé dans cette voie de dispersion du capital au plus grand nombre, y compris en France, où elle est devenue obligatoire à partir de 1967 pour les entreprises de plus de 100 salariés. Mais avec une ambiguïté fondamentale : il s’agit d’une participation aux bénéfices et non plus d’une participation au capital des salariés.

Hormis son ambition originelle, fondée sur la situation globale de l’entreprise, ce dispositif se rapproche de l’intéressement : versement annuel, exonéré d’impôt en cas de placement sur le PEE (Plan Epargne Entreprise, ndlr), et bloqué pendant 5 ans. Il a constitué depuis un complément de rémunération sans changer significativement la face du capitalisme français. En 20171 ce dispositif ne profitait plus qu’à 35 % des salariés, et les montants distribués se limitaient à 1,46 % de la masse salariale. Plus encore, sur les 10 dernières années, la participation apparaît en perte de vitesse régulière. Le nombre de bénéficiaire a ainsi reculé de 100.000 en 10 ans.

Un piège politique

Le charme a fait effet. Les réactions se sont avérées peu nombreuses de la part des autres partis politiques, signe d’une gêne. Et pourtant, ce projet apparaît discutable jusque dans ses fondements.

Cette mesure intervient à contre-temps. La principale critique retenue jusqu’à présent se porte sur le fait qu’il sera difficile de partager des bénéfices tant qu’il n’y aura pas de bénéfices à distribuer. En effet, d’ici à la fin de l’année de nombreuses entreprises vont devoir faire le constat d’une perte de rentabilité. Au manque à gagner lié au confinement s’ajoute désormais les frais requis par le déconfinement. Qui plus est, il s’agit d’un projet propre à la société industrielle. Sont donc d’office exclus du dispositif les chômeurs, dont le nombre explose, les indépendants mais également les travailleurs ubérisés qui ne disposent plus d’un contrat de travail en bonne et due forme. Un nombre qui a atteint les 3 millions de personnes en 2018. On a peine donc à envisager sous cette forme une mesure de soutien au pouvoir d’achat pour toute la population.

En offrant aux salariés une épargne défiscalisée, la participation affaiblit encore un peu plus les finances publiques.

Par ailleurs, les analystes ont voulu voir dans cette proposition un symbole du « tournant social » maintes fois annoncé du quinquennat. Il n’en est rien. Dans sa philosophie, la participation s’intègre parfaitement à un cadre de pensée libéral. D’abord, en offrant aux salariés une épargne défiscalisée, elle affaiblit encore un peu plus les finances publiques. Le pari reste le même : les individus rationnels feront toujours meilleur usage de ces sommes que l’État. Par ailleurs, l’épargne est encouragée à être mise au service de l’investissement des entreprises, via des fonds financiers. Plus encore, ce dispositif de placement sur le plan épargne entreprise (PEE)2 permet de bénéficier d’une exonération d’impôt sur le revenu, au profit des salariés déjà les plus aisés, et qui n’ont pas des sommes immédiatement. À titre d’illustration, la part des foyers disposant d’un PEE est en effet deux fois plus élevée que la moyenne quand le patrimoine financier dépasse les 50 000€.

Elle constitue par ailleurs une réponse satisfaisante aux éventuelles poussées sociales du moment, au point d’avoir reçu le soutien du patron du MEDEF3. En effet, il s’agit d’une mesure ponctuelle, sur laquelle il sera bon de revenir dès que possible. Pour le patronat, elle est donc en tout point préférable à des augmentations de salaires.

Une mise en œuvre complexe et injuste

Par ailleurs, la mise en œuvre opérationnelle d’une relance de la participation s’annonce être un véritable casse-tête. Tout d’abord, elle risque de créer une inégalité forte entre petites et grandes entreprises. Alors que les grandes entreprises disposent déjà du cadre législatif pour proposer une telle mesure, ce n’est pas le cas des entreprises de moins de 50 salariés, qui rassemblent tout de même la moitié des salariés. Ensuite, les grandes entreprises auront beaucoup plus de facilité que les petites à négocier le montant des frais de gestion, à leur charge, à verser aux gestionnaires.

La formule de calcul va accentuer les disparités entre entreprises et entre salariés.

La formule de calcul permettant de déterminer le bénéfice à distribuer demeure opaque. Difficile pour les salariés de comprendre ce montant. Plus encore, en liant différent agrégats comptables, elle va accentuer les différences de traitement entre les salariés de différents secteurs. Et permettront aux comptables aguerris de réduire à la portion congrue ce montant à coup d’optimisation. Par construction, la formule favorisera les salariés des entreprises disposant de peu de capitaux (C) et dont les salaires représentent une part significative de la valeur ajoutée (S/VA élevé). Elle favorise donc les salariés des secteurs les moins capitalisés. À bénéfice égal, les salariés d’un consultant toucheront donc plus que les ouvriers d’usine. Par ailleurs, le fait de faire reposer en grande partie ce montant sur le bénéfice ne correspond plus hélas à une donnée suffisante. Les GAFAM devraient ainsi pouvoir moduler comme bon leur semble ce montant, par leur habileté à diminuer leurs bénéfices. En effet, les transferts de charges entre leurs différentes filiales internationales permettent de réduire d’autant le bénéfice en France à coup de rémunération de licences et brevets. 

Formule de la réserve spéciale de participation - source : URSSAF
Source : URSSAF

Enfin, en l’état actuel, la participation se résume à un complément de revenu dirigé vers les placements financiers. Il n’y aura donc pas de « révolution » dans l’organisation de l’entreprise tant que les salariés ne seront pas davantage impliqués dans les décisions stratégiques, ce qui assurerait une meilleure stabilité de la gouvernance.

Pire encore, bien qu’illégale, au gré de la crise et de l’encouragement du gouvernement, certaines entreprises pourraient être tentées de substituer de la participation aux salaires effectifs. En effet, alors que des baisses de salaires sont en discussion, celles-ci feront mécaniquement augmenter le bénéfices. Et par conséquent les montants à distribuer au titre de la participation. Or ces derniers sont exonérés de cotisations retraites, l’opération ne sera donc pas neutre pour l’employeur malveillant. En tout cas, avec cette hausse, les salariés sont incités à privilégier le moyen terme, et les investissements financiers, au long terme, en nuisant un peu plus au financement de la Sécurité sociale.

Les grands gagnants d’une hausse de la participation sont en revanche tout désignés. Les gestionnaires d’actifs, qui perçoivent des frais proportionnels aux montants investis. En effet, ceux-ci bénéficient grâce à cet avantage fiscal de fonds relativement stables (avec la limite de 5 ans pour être non imposable), rémunérés faiblement et sur lesquels des frais sont prélevés. Ce seront eux qui tireront les principaux bénéfices de ce “tournant social”.

1 Enquête Acemo-Pipa de la Dares – calcul de l’auteur

2 Le plan épargne entreprise est un compte titre ouvert par l’entreprise au nom du salarié à sa demande. L’entreprise prend en charge les frais de gestion. Les salariés peuvent y placer les éléments de rémunération variable : la participation (prime indexée sur les bénéfices) et l’intéressement (prime sur la réalisation d’objectifs). Il peut également effectuer des versements volontaires. Les sommes versées sont bloquées pendant 5 ans minimum mais en contrepartie sont exonérées d’impôt sur le revenu. Les sommes versées sont complétées selon l’accord d’entreprise par l’employeur (abondement).

3 Canard enchaîné du 27 mai 2020

« Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique » – Entretien avec François Morin

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François Mitterrand en meeting à Strasbourg en 1981 © Philippe Roos

Face à la crise économique qui vient, même l’actuel gouvernement français envisage la nationalisation de grandes entreprises. Or, les débats sur le poids du secteur public dans l’économie ont disparu de la scène politique depuis presque quarante ans, durant lesquels les privatisations se sont succédé. En tant que conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, l’économiste François Morin a vécu les nationalisations bancaires et industrielles de 1981 de l’intérieur. C’est cet épisode vite oublié, y compris à gauche, qu’il raconte dans « Quand la gauche essayait encore ». À l’heure où s’annonce un grand retour de l’État dans l’économie, nous nous sommes entretenus avec lui sur la mise en œuvre et les limites des nationalisations de l’époque et les leçons à en tirer pour aujourd’hui. Retranscription par Dany Meyniel.


LVSL – Vous débutez votre ouvrage par le récit des nationalisations. La première chose qui vous frappe est l’impréparation des gouvernants de l’époque, alors même que le sujet était central pour la gauche dès le programme commun approuvé en 1972. Comment expliquer cette situation ?

François Morin – Le programme commun, signé en 1972, avait quand même tracé les grandes lignes des objectifs de nationalisation. Pendant neuf ans, jusqu’en 1981, il y eut d’importants débats au sein de la gauche, c’est-à-dire entre les partis communiste et socialiste, sur des questions qui se sont avérées importantes par la suite. D’abord il y avait la question des filiales : devait-on les nationaliser ou pas ? Un autre débat portait sur le fait de nationaliser à 100% ou à 51% : une nationalisation de 100% du capital d’une entreprise permet de changer l’exercice du pouvoir dans les entreprises publiques, tandis qu’une prise de contrôle à 51% permet simplement à l’État de contrôler les principaux leviers de l’économie pour mener une autre politique industrielle. Dans le programme commun, on retrouvait aussi l’idée de nationaliser le crédit. Or, la formule était assez vague : est-ce que cela signifie nationaliser toutes les banques ou juste les principaux centres du pouvoir bancaire et financier ?

Quand la gauche arrive au pouvoir, ces débats ne sont pas tranchés. François Mitterrand avait pris position en interne en faveur de nationalisations à 100% car il savait qu’il avait besoin du vote communiste au second tour pour remporter l’élection, mais il restait discret sur le sujet. Ainsi, tous ces débats vont resurgir très vivement durant la préparation du projet de loi.

LVSL – Un passage de votre livre est très contre-intuitif : vous attestez qu’une nationalisation totale, soit 100% des parts, est moins coûteuse que l’obtention de 51% des parts.

F.M – Concrètement, quand on prend 51%, on est obligé de procéder par accord de l’assemblée générale des actionnaires. En effet, on ne peut pas passer par un rachat en bourse parce que le volume d’achats est trop important et que cela encouragerait la spéculation. En faisant donc appel à l’assemblée générale, l’État demande de procéder par augmentation de capital de la société en question, et, bien entendu, les actionnaires ont tout intérêt à faire monter les enchères puisque le prix est librement négocié. Donc, même par rapport à un cours boursier, le prix payé pour ces achats peut rapidement s’envoler. Et comme il s’agit d’une augmentation de capital où l’on double les fonds propres de l’entreprise, on va finalement payer toute la valeur originelle de celle-ci.

Si on nationalise à 100%, c’est plus simple : on procède par une loi d’expropriation au nom de l’intérêt général. Il y a certes un débat sur la valeur de l’entreprise, mais pour simplifier, son prix équivaudra au cours de bourse. Et l’avantage de prendre 100% d’une entreprise, c’est qu’il n’y a pas d’actionnaire minoritaire, donc pas de minorité de blocage des actionnaires privés qui pourraient faire valoir leur opposition à certaines décisions.

Tout ceux qui ont lu mon livre relèvent ce point, qui est effectivement complètement contre-intuitif. Encore récemment, j’ai déjeuné avec Lionel Jospin, qui était le premier secrétaire du Parti socialiste en 1981 et il m’a dit qu’il aurait bien aimé en avoir eu connaissance pour ses rencontres hebdomadaires avec Mitterrand ! Mais il faut dire que ce débat est resté confiné à quelques conseillers et responsables politiques impliqués dans la préparation du projet de loi, et ce sont des notes auxquelles j’avais contribué qui ont finalement convaincu Jean Le Garrec (secrétaire d’Etat à l’extension du service public, NDLR) et Pierre Mauroy, alors premier ministre.

LVSL – L’un des enjeux des nationalisations était donc le contrôle du crédit, qui conduira à nationaliser les plus grandes banques de l’époque, c’est-à-dire celles dont les dépôts dépassaient 1000 milliards de francs. Cette mesure est prise au nom du fait que la monnaie est un « bien public ». Expliquez-nous cela.

F.M – Comme la monnaie est créée au moment des opérations de crédit, celui qui a le pouvoir d’émettre des créances détient un grand pouvoir, qui fait partie des prérogatives de souveraineté. À l’époque, ce sujet était considéré comme fondamental. La banque centrale était alors dépendante de l’État, mais le secteur privé bancaire était plus important que le secteur public. Certes, il y avait des banques nationales mais il y avait surtout deux compagnies financières, Suez et Paribas, qui contrôlaient un grand nombre de banques et cela leur conférait un grand poids dans les circuits de financement de l’économie française. La gauche considérait donc que la monnaie était devenue un bien privé parce que l’essentiel des banques était des banques privées et que l’émission monétaire devait revenir à l’État par la nationalisation du crédit.

LVSL : Faisons un petit bilan des nationalisations de l’époque : en fait, elles vont plutôt loin si on considère les lignes de fracture au sein du gouvernement. Ce que vous appelez le camp de la « rupture » gagne un certain nombre d’arbitrages contre le camp plus « modéré ». Mais paradoxalement, un tournant néolibéral s’engage au même moment un peu partout dans le monde, alors que la France s’ouvre à la mondialisation et que la construction européenne s’accélère. Seulement deux ans après l’arrivée au pouvoir de la gauche, François Mitterrand décide le célèbre « tournant de la rigueur » et abandonne la défense des nationalisations, qui seront défaites par le gouvernement Chirac à partir de 1986, puis par tous les gouvernements suivants. Faut-il en conclure que les nationalisations ont échoué ? L’ouverture de notre économie sur le monde est-elle responsable ?

F.M – Le contexte est en effet celui de la montée du néolibéralisme, doctrine qui s’est déjà affirmée dans le courant des années 1970 : quand Mitterrand arrive au pouvoir, Thatcher est aux commandes en Grande-Bretagne et Reagan aux États-Unis. Le contexte mondial n’est donc pas favorable évidemment à cette rupture induite par les nationalisations en France, que les autres pays surveillent de très près.

Ensuite, au sein même du gouvernement français, deux lignes politiques s’affrontaient : la première, la ligne de rupture (qui regroupe Pierre Mauroy, Jean Le Garrec, les quatre ministres communistes et parfois Jean-Pierre Chevènement, NDLR), estimait qu’à l’intérieur d’un pays comme la France on pouvait faire de grandes réformes structurelles en faveur de nouveaux rapports sociaux, notamment grâce aux nationalisations. La deuxième ligne (portée par le ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors, celui du Plan Michel Rocard et celui de l’Industrie Pierre Dreyfus) se disait favorable au changement mais en tenant compte avec précaution du contexte international qui évoluait très vite. Avec ce contexte international qui n’était pas particulièrement favorable, en particulier suite aux attaques sur le franc, la ligne de rupture n’a donc pas pu aller aussi loin qu’elle l’aurait voulu.

Très vite, on s’est aperçu que les tentations de s’aligner progressivement sur ce qui se faisait à l’étranger étaient très fortes au sein du gouvernement. On aboutit à ce programme de rigueur dès 1983, puis à la réforme bancaire de 1984 où les banques nationalisées deviennent pratiquement des banques comme les autres. Et puis le changement de gouvernement de 1986 enclenche des privatisations massives, c’est-à-dire l’arrêt brutal de cette expérience. En 1988, le « ni…ni » mitterrandien (ni nationalisations, ni privatisations, NDLR) consacre qu’on ne peut plus rien faire à gauche et fait apparaître les nationalisations comme un échec. La gauche émancipatrice, qui voulait changer les rapports sociaux, se retrouve désorientée, comme en témoignent les privatisations massives du gouvernement Jospin. Jusqu’à récemment, la gauche a donc un souvenir traumatisant des nationalisations. On peut même dire que le sujet était tabou dans la politique française : en 2008, la droite n’a pas osé nationalisé les banques en difficulté alors que cela se faisait en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays.

Mais la crise actuelle a fait resurgir ce terme. Je crois qu’on a compris que la situation était suffisamment grave pour qu’il n’y ait pas d’autres solutions que de nationaliser certaines entreprises le temps que l’économie se redresse. Avec le krach rampant qu’on connaît actuellement, beaucoup de grandes entreprises vont perdre quasiment tous leurs fonds propres et voir leur cours boursier s’effondrer considérablement. On parle ici d’Air France ou d’entreprises dans le secteur de l’automobile, et certains évoquent déjà la nationalisation des banques. Bien sûr, tout cela est pensé comme seulement temporaire.

LVSL – Oui, la question de la nationalisation temporaire d’entreprises en grande difficulté, c’est-à-dire de la socialisation de leurs pertes, va évidemment devenir de plus en plus pressante dans les semaines à venir. Mais ce qui reste de la gauche française, notamment la France Insoumise, n’a guère parlé de nationalisations jusqu’à la crise actuelle…

F.M – C’est vrai. Par exemple, lors de la dernière élection présidentielle, les communistes avaient dit qu’il fallait nationaliser les trois plus grandes banques du pays – la Société Générale, BNP Paribas et le Crédit Agricole – mais ils n’évoquaient pas Natixis, qui était pourtant considérée comme une banque systémique au même titre que les trois autres.

Mais ça, c’était la dernière présidentielle ; la prochaine élection sera évidemment marquée par la crise que nous connaissons. La mondialisation va d’une façon ou d’une autre être remise en question, la question du rôle de l’État, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. Même si on sent pour l’instant une certaine prudence de la part des responsables politiques à aller au-delà de nationalisations temporaires, bientôt la question d’aller plus loin se posera.

« La question du rôle de l’Etat, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. »

Dans un article sur Mediapart, Laurent Mauduit fait une grande étude rétrospective des nationalisations et se demande ce qui risque de se passer prochainement. À la fin, il pose la même question que moi : à partir du moment où l’on dit qu’il faut changer de modèle, n’est-il pas judicieux d’aller vers la démocratie économique plutôt que de simples étatisations ?

LVSL – Votre livre s’achève en effet sur un plaidoyer pour la démocratie économique, c’est-à-dire donner du pouvoir aux travailleurs et aux usagers dans la prise de décision des entreprises. Vous écrivez « nationaliser des entreprises sans les démocratiser aboutit nécessairement à l’étatisation de leur gestion ». Comment éviter de reproduire les écueils du passé ?

F.M – Cette question taraude effectivement une partie de la gauche. Quelle place pour les salariés ? Dans les très grandes entreprises capitalistes ou les très grandes banques, les actionnaires qui détiennent le capital ont le pouvoir d’organiser les activités de l’entreprise et de répartir les fruits de l’activité comme ils l’entendent : soit en dividendes, soit en financement d’investissements nouveaux, soit en laissant ces revenus dans les fonds propres de l’entreprise. Même s’il y a certaines formules de participation, les salariés n’ont pas vraiment leur mot à dire à la fois dans l’organisation et la répartition des résultats.

Ne faut-il pas aller plus loin dans la reconnaissance du pouvoir des salariés ? Dans mon ouvrage, je fais référence à ce qui se passe à ces débats sur le plan théorique mais aussi ce qui se passe dans différents pays comme l’Allemagne ou les pays scandinaves, où il existe des formules de cogestion ou de co-détermination. Pour ceux que cela intéresse, les travaux de l’OIT ou d’Olivier Favereau sur ce sujet sont assez aboutis.

Pour ma part, j’estime qu’il faut aller vers une co-détermination à parité, c’est-à-dire reconnaître autant de droits aux salariés qu’à ceux qui apportent des ressources financières. Et pas simplement dans les organes délibérants de l’entreprise, comme l’assemblée générale ou le conseil d’administration, mais aussi dans les organes de direction. En effet, c’est bien à ce niveau-là que se joue les rapports de subordination qu’on connaît bien dans le monde de l’entreprise, donc il faut s’y attaquer si l’on souhaite vraiment aller vers une égalité des droits entre apporteurs de capitaux et apporteurs de force de travail.

LVSL – La conclusion de votre ouvrage aborde aussi la démocratisation de la monnaie…

F.M –  En effet. Dans la littérature économique, beaucoup reconnaissent désormais que la monnaie est devenue un bien totalement privé, puisque les banques centrales sont indépendantes des États et que les plus grandes banques sont des banques privées. Comme l’émission monétaire est désormais le fait d’acteurs privés, elle échappe complètement à la souveraineté des États. De plus les deux prix fondamentaux de la monnaie que sont les taux de change et les taux d’intérêt sont régis uniquement par les forces du marché.

Aujourd’hui, on voit bien que l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE)  aboutit à des choses complètement hallucinantes : cette institution applique des pratiques non-conventionnelles depuis une décennie et décide, de son propre chef, d’injecter des quantités phénoménales de monnaie. Les banques et les plus gros investisseurs financiers s’en servent pour spéculer en bourse, préparant des krachs financiers, et ces liquidités n’atteignent pas l’économie réelle qui en aurait besoin.

« Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. »

Mais tout cela n’est nullement une fatalité. Durant les Trente Glorieuses, la monnaie était largement contrôlée par les États. Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. Il faut que les parlements, les assemblées élues, puissent décider démocratiquement des objectifs de la politique monétaire, et des instruments à utiliser pour la mettre en œuvre.

On pourrait d’ailleurs envisager d’étendre ce principe à des monnaies locales afin d’encourager les relocalisations et l’économie circulaire. Pour l’instant les monnaies locales sont de fausses monnaies qui ont une contrepartie en devises nationales. De vraies monnaies locales citoyennes auraient la capacité de faire des avances sans contreparties, comme le font les banques avec les crédits. On me rétorquera qu’on ne peut confier ça à des collectifs, mais si on veut démocratiser l’économie, est-ce qu’on ne peut pas s’appuyer sur des autorités démocratiques locales ou régionales ?

LVSL – À travers l’exemple de la BCE, vous soulevez l’enjeu du pouvoir des technocrates. Lors des nationalisations du début des années 80, la technocratie a justement été un frein important, en particulier les hauts-fonctionnaires du Trésor. Si un gouvernement était élu en France aujourd’hui et souhaitait mener un programme ambitieux de nationalisations, la technostructure le laisserait-il faire ?

F.M – Pour en avoir fréquenté de près, je pense surtout que ces hauts-fonctionnaires, comme la plupart de nos responsables politiques, sont formatés par une certaine idéologie. Il y a donc un travail politique et idéologique important à avoir pour leur expliquer qu’on peut conduire l’État autrement que selon des principes du néolibéralisme. Tout cela passe par à la fois une bagarre politique et par une bagarre idéologique au niveau des idées.

Si on prend l’exemple de la monnaie, les néolibéraux ont une vision très néoclassique, celle d’une monnaie neutre, dont il faut simplement vérifier qu’elle ne soit pas produite en trop grande quantité pour éviter une inflation du prix des biens et des services. Selon eux, il faut des banques centrales indépendantes qui veillent à ce qu’on appelle la valeur interne de la monnaie, c’est à dire l’inflation, ne dérape pas. Le néolibéralisme pense donc que tout part de l’épargne, et donc de la rente, qui se transforme ensuite en investissements. Alors qu’en réalité, c’est tout le contraire : c’est l’investissement qui fait l’épargne. La monnaie est endogène, il faut partir des besoins des villages, des entreprises, des services publics. Une fois qu’on sait ce qui doit être financé, on accorde des crédits correspondant à ces besoins et ensuite, en bout de chaîne, vous avez de l’épargne grâce à l’activité économique.

Une fois qu’on a compris ça, on peut s’autoriser à utiliser la monnaie pour financer des activités économiques, et il appartient au politique de déterminer lesquelles. Si l’on comprend ce processus, on peut aussi s’autoriser des déficits afin de financer certains besoins… Tout ce que je viens d’expliquer, ce sont des choses que la pensée néolibérale n’intègre pas. Pour elle, ce qui compte c’est le profit et l’accumulation du capital. Ainsi, il y a d’abord une question très politique sur ce qu’il est possible de faire collectivement.

LVSL – Dans le livre, vous racontez votre rencontre avec Michel Rocard il y a quelques années, qui vous disait à quel point il signe à contrecœur l’autorisation de mobilité totale des capitaux en 1990. Or, avant même l’élection de François Mitterrand, une fuite des capitaux a affecté la France et c’est notamment pour éviter d’accroître ce phénomène que les textes de nationalisations sont préparés dans le plus grand secret. Aujourd’hui, la mobilité des capitaux est absolue, garantie comme une des quatre libertés fondamentales permises par l’Acte unique européen, et rendue immédiate par l’informatique. Peut-on éviter un scénario catastrophe où on verrait l’élection d’un nouveau gouvernement ambitieux rendue impuissante par la fuite des capitaux ?

F.M. : Effectivement j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Michel Rocard, il avait bien l’intuition à l’époque que c’était une décision importante et j’ai senti que ça lui pesait. Il ne voulait pas prendre cette décision et s’est ensuite rendu compte qu’il avait fait une erreur. C’est à partir de cette libéralisation, au début des années 1990, que les marchés monétaires et financiers se globalisent véritablement, que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. J’étais au conseil de la Banque de France à l’époque et j’ai pu constater à quel point la spéculation internationale était démentielle.

« C’est à partir de cette libéralisation que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. »

J’ai vécu la crise du SME (Système monétaire européen) en septembre 1992, où la livre sterling a été attaquée sur les marchés, qui décidera les Anglais à ne pas participer à la construction de l’euro. J’ai aussi traversé deux autres crises du SME, en décembre 1992 et surtout en juillet 1993, et la crise asiatique des années 1996-1997, une crise systémique très grave qui a touché un grand nombre de pays. Bref, l’ouverture totale des frontières déstabilise complètement le marché des changes mais aussi le marché financier puisque les mouvements boursiers globalisés sont totalement soumis, en tout les cas pour les plus grandes économies, aux vents de la spéculation.

Ainsi, à partir du moment où vous interdisez des mouvements de capitaux les plus courts, vous limitez forcément la casse sur le marché des changes et les autres marchés et vous limitez le rôle de la spéculation. Il restera toujours le commerce international, c’est-à-dire les importations et exportations, et cela permettra toujours de la spéculation sur le marché des changes, mais vous empêchez les grandes bourrasques financières. Je pense donc qu’il faut revenir sur cette libéralisation, au moins sur cette possibilité de déplacer des masses énormes de capitaux à la vitesse de la lumière. Il faut que les échanges de capitaux s’orientent vers des investissement de long terme, pas de la spéculation. Rien que ça serait un vrai bouleversement de ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère financière.

« No pasarán » : en Argentine, le néolibéralisme s’arrête aux portes des usines autogérées

Photo personnelle

Nettement moins médiatisée que celle du Venezuela, la crise argentine de 2001 continue non seulement de marquer les esprits de ceux qui ont été les plus touchés mais a aussi pérennisé une forme de lutte ouvrière particulière. C’est en plein chaos économique et social que les reprises d’usine en autogestion par leurs travailleurs deviennent une pratique courante, une possibilité à prendre en compte lors d’une faillite et un véritable questionnement du rapport de forces entre le capital et le travail, jusqu’alors amplement dominé par le premier.


Le cycle néolibéral auquel met fin la crise de 2001 débute sous les sinistres hospices de la dictature la plus violente de l’histoire du pays. Les présidents de facto, Videla et Galtieri, mettent en place un programme d’ajustement structurel avec l’aide des Chicago Boys et le soutien de Washington tout en écrasant le mouvement ouvrier avec l’application d’un terrorisme d’Etat qui s’est soldé par des dizaines de milliers de disparus, préalablement torturés. Parmi eux, des ouvriers syndicalistes, des étudiants, des militants de gauche, des citoyens ordinaires qui avaient eu le malheur de sortir sans leur carte d’identité ce jour-là et même deux jeunes nonnes françaises : autant de victimes qui mettent à mal la version de l’extrême-droite selon laquelle les militaires ne faisaient que combattre la lutte armée dans le pays, tâche pour laquelle le cadre juridique d’un État de droit aurait suffi. Les privatisations, l’ouverture de l’économie à la concurrence internationale et la libéralisation des marchés financiers ont provoqué, comme à chaque fois que ces politiques sont appliquées en Amérique latine, une hausse de la pauvreté et du chômage mais aussi de l’inflation, chronique, structurelle, en grande partie expliquée par le tout aussi structurel déficit de la balance commerciale. Celui-ci s’aggrave lorsque l’on détruit l’appareil productif national, développé initialement en vue de substituer certaines importations durant la Deuxième Guerre mondiale. Ainsi, si l’inflation était déjà élevée lors de la période qui précède le coup d’État avec un taux annuel proche de 78%, celle-ci dépasse les 191% en moyenne par an durant la gestion calamiteuse de la junte militaire.

Le retour de la démocratie en 1983 avec l’élection de Raúl Alfonsin à la tête du Parti Radical, de centre droit, s’accompagne du retour de la question sociale dans la vie politique argentine, auparavant muselée par la répression militaire. Le combat contre l’inflation semble perdu d’avance. Malgré l’abandon du peso en faveur de l’austral, l’indice des prix à la consommation subit une hausse de l’ordre de 5 000% pour la seule année 1989. Les politiques budgétaires et monétaires sont réduites à néant, tout comme le pouvoir du gouvernement. Alfonsin est contraint d’avancer la date des élections au cours desquelles le pays découvre un jeune gouverneur de la province de la Rioja qui, sous ses airs de gaucho[1], prétend incarner le retour du péronisme et réussit à convaincre la majorité avec un discours très à gauche, axé sur la défense des intérêts des travailleurs. Carlos Saúl Menem remporte les élections anticipées en 1989, trahit toutes ses promesses de campagne et entame un virage néolibéral féroce. Il nomme comme ministre de l’Économie un certain Domingo Cavallo, ancien président de la Banque centrale pendant la dernière dictature et réussit à stopper net l’hyperinflation… au détriment de l’industrie et des travailleurs qu’il prétendait défendre.

La chronique d’une faillite annoncée débute le 1er janvier 1992, jour où l’austral est abandonné au profit du peso et entre en vigueur le currency board. Très peu employée dans le monde, cette politique monétaire consiste à égaliser la valeur d’une monnaie nationale avec celle d’une devise forte, le dollar dans le cas argentin. Dans ces conditions toute dépréciation est impossible, le cercle vicieux inflation-dépréciation est brisé. Pour rendre possible un tel exploit il faut, pour simplifier, que la Banque centrale détienne autant de dollars dans ses réserves qu’il y a de pesos en circulation dans l’économie. Cela assure la parité des deux monnaies car la Banque centrale est capable d’acheter et de vendre des dollars à ce taux à n’importe quel moment. Ainsi, un agent qui voudrait vendre des dollars plus cher ne trouverait pas d’acheteurs et un agent qui voudrait en acheter moins cher ne trouverait pas de vendeur. Le raisonnement est le même pour le peso.

Toutefois, ce modèle bute contre de nombreuses limites. La création monétaire en pesos est strictement soumise aux réserves de dollars de la Banque centrale. Par conséquent, le système bancaire se trouve très fragilisé : « limitée dans ses capacités de création monétaire, la Banque centrale ne peut pas apporter le cash nécessaire pour répondre à une demande massive de retrait des dépôts bancaires. En d’autres termes, il n’y a pas de prêteur en dernier ressort ».[2] Du côté de la production, la compétitivité du pays chute du jour au lendemain : l’industrie nationale ne peut concurrencer les produits asiatiques qui arrivent en masse dans les supermarchés argentins. Les fermetures d’usines se multiplient et avec la hausse du chômage le mouvement ouvrier, structuré autour d’une CGT peu combative, s’affaiblit davantage. Tandis que le peso fort favorise les importations, les exportations agricoles de l’Argentine – son secteur le plus compétitif – ont du mal à concurrencer celles du Brésil qui lui peut dévaluer sa monnaie.  L’effet sur la balance commerciale est catastrophique et se répercute sur le stock de dollars détenus par la Banque centrale. En effet, puisque la valeur des importations dépasse celle des exportations, la demande de dollars pour payer ces importations est supérieure à la demande de pesos avec lesquels sont payées les exportations. Faute de pouvoir ajuster ce déséquilibre par les prix – celui du dollar devrait augmenter ce qui correspond à une dépréciation du peso – l’ajustement se fait par la quantité : la Banque centrale n’a d’autre choix que de céder la précieuse devise nord-américaine.

Pour en renflouer les caisses le gouvernement n’hésite pas à privatiser les biens publics du pays, souvent vendus à vil prix aux proches du pouvoir. Seulement, contrairement à la demande de dollars, le stock de biens publics s’épuise. L’autre carte à jouer est celle de l’endettement, sur lequel le gouvernement ne lésine pas, au point que le poids de la dette devient insoutenable. En 1999 Fernando de la Rua, un radical de droite remporte les élections à la tête d’une coalition de centre-gauche. Il ne modifie en rien la politique économique menée jusqu’alors. Le risque pays augmente tout comme les taux d’intérêt. Les dettes deviennent impayables et l’investissement, improbable. Les plus riches comprennent que la faillite est proche et quittent le navire, suivis tant bien que mal par les classes moyennes : « Les dépôts bancaires en pesos et en dollars ont diminué pendant toute l’année 2001. Mais à partir du 1er novembre, la fuite devint une ruée, culminant en une hémorragie de 1,3 milliard de dollars pour la seule journée du 30 novembre. Dans cette même journée, les réserves de la Banque centrale fondirent de 1,7 milliard de dollars et la base monétaire se contracta d’autant »[3]. Les rumeurs d’une faillite du système bancaire provoquent une ruée des épargnants vers les guichets et précipitent la faillite elle-même : les liquidités des banques fondent et la Banque centrale n’a pas la possibilité les renflouer. Afin de stopper l’hémorragie, le gouvernement de Fernando De la Rua impose le 3 décembre 2001 une mesure restrictive sur les dépôts bancaires dont les conséquences lui coûteront le pouvoir : le corralito (mot espagnol dérivé de corral, qui sert à restreindre le mouvement des animaux, et désignant également un parc pour bébé). Le corralito limite les retraits des épargnants à 250 pesos par semaine. Les autorités bloquent également la possibilité de faire sortir plus de dix mille dollars du territoire argentin. Cela provoque la rupture de nombre de chaînes de paiement et précipite une nouvelle vague de faillites. Les classes moyennes appauvries rejoignent les classes populaires et paupérisées dans les manifestations de rue, qui se soldent par vingt-et-un assassinats de manifestants de la part de la police, la démission de Domingo Cavallo et celle de De la Rua, qui fuit en hélicoptère le 21 décembre 2001.

Le chaos semble total, tout comme la crise institutionnelle qui se déchaîne. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cinq présidents se succèdent en l’espace d’une semaine. Le 1er janvier 2002, le congrès élit le péroniste conservateur Eduardo Duhalde en tant que chef de l’Etat par intérim jusqu’à la fin du mandat de De la Rua. Le currency board est abandonné et le peso perd les deux tiers de sa valeur en un seul jour. Les dettes contractées en dollars deviennent impayables. La crise s’approfondit. Quelques mois plus tard la pauvreté touche trois Argentins sur cinq (58%) tandis qu’un actif sur cinq (21%) est au chômage. Alors qu’une vague de suicides touche les retraités les plus fragiles, des milliers d’enfants des bidonvilles meurent d’inanition et de maladies guérissables.

“L’occupation du lieu de travail devient une option de lutte concrète dans un contexte où les stratégies syndicales plus traditionnelles semblent vouées à l’échec. De nombreuses usines se remettent à produire, de manière autogérée cette fois-ci.”

Les travailleurs, qui se retrouvent au chômage suite à la fermeture de leur usine n’ont que très peu de chances de retrouver un emploi mais certains refusent de se laisser faire. L’occupation du lieu de travail devient une option de lutte concrète dans un contexte où les stratégies syndicales plus traditionnelles semblent vouées à l’échec. De nombreuses usines se remettent à produire, de manière autogérée cette fois-ci. Cette solution forcée face au chômage acquiert une visibilité nationale. Les entreprises récupérées par leurs travailleurs (ERT) font la une des journaux et jouissent d’une large acceptation au sein de l’opinion publique. Ces expressions du mouvement ouvrier s’inscrivent toutefois dans un contexte de résistance plus large. En effet, comme s’il s’agissait de répondre à la déliquescence d’un certain nombre d’institutions qui contenaient jusqu’ici, tant bien que mal la société argentine – la monnaie, le système de représentation politique, le salariat – émergent de nouvelles formes d’organisation populaire telles que les clubs de troc ou les assemblées de quartier, déjà présentes de manière marginale durant la décennie 1990. De nombreuses monnaies alternatives se développent sur le territoire national, parfois créées au sein des clubs de troc, parfois émises par les gouvernements provinciaux sous la forme de titres de dette imprimés en format billet.

Pour Karl Polanyi, aucune société ne peut supporter durablement les effets de sa marchandisation et l’affaiblissement des institutions qui la régulent. Ainsi, le désencastrement de la sphère marchande vis-à-vis de la sphère sociale appelle toujours un mouvement de réencastrement, parfois violent, parfois constructif. C’est dans cette dernière voie que semblent s’inscrire les mouvements populaires organisés en Argentine, notamment son mouvement de reprises d’usines en autogestion.

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Salle des machines de l’ERT Madygraf. Source : Flickr.com https://www.flickr.com/photos/emergentecomunicacion/42677895105

Qu’est-ce qu’une entreprise récupérée par ses travailleurs ?

« Toutes les définitions sont un enjeu de lutte », avait l’habitude de dire Bourdieu dans ses cours au Collège de France. Celle d’une entreprise récupérée par ses travailleurs (ERT) ne semble pas échapper à cette règle. Puisque pour compter il faut définir l’objet, le programme Facultad Abierta de l’Université de Buenos Aires dirigé par Andrés Ruggeri, seul producteur de statistiques à ce sujet propose une définition qui cherche à recouvrir la majorité des cas qui sont reconnus par les acteurs eux-mêmes comme des ERT. Selon Ruggeri une ERT est un « processus socio-économique qui suppose l’existence préalable d’une entreprise qui fonctionnait sous la forme d’une entreprise capitaliste traditionnelle (et même dans certains cas sous la forme d’une coopérative formelle) dont le processus de faillite ou la tentative de soustraction des machines de la part du patron ont mené les travailleurs à entrer en lutte en vue de la faire fonctionner sous des formes autogérées ». Cette définition avance des critères plus ou moins précis, tels que l’existence d’une lutte – comment la définir ? – ou encore l’existence préalable d’une entreprise capitaliste. Elle ne dit pourtant rien sur le terme « récupérées » car cela ferait apparaître en grande partie le décalage entre la tentative de qualifier une entreprise autogérée d’ERT dans le champ scientifique et les définitions tacites, performatives, émiques, employées par les acteurs du milieu pour lire, classer, déchiffrer mais aussi construire la réalité qui les entoure et qu’ils appréhendent. En effet, se pose la question de ce qui est effectivement récupéré par les travailleurs. L’entreprise ? Certainement pas. Elle ne leur a jamais formellement appartenu et lorsque le juge leur octroie la « continuité productive » celle-ci se fait sur les bases d’une coopérative nouvellement créée dont le nom et la marque doivent différer de ceux employés par l’entreprise antérieure. Ce sont alors les murs ou les machines qui sont récupérés ? Non plus. Il existe une grande quantité de cas où l’entreprise autogérée qui se créé suite à une faillite fonctionne dans un autre édifice, souvent avec d’autres machines. Si les machines sont initialement les mêmes, quid du nouveau capital physique qui remplace l’ancien ? Le remplacement des machines ou un déménagement suffiraient à faire changer l’objet de catégorie ? Ce n’est pourtant pas ce qui se produit car les groupes de travailleurs qui se trouvent dans ce cas sont reconnus comme membres d’une ERT.

Certains auteurs et acteurs s’accordent pour dire que ce qui est récupéré est le travail. Cela élargit toutefois la définition à des cas auxquels on ne pense pas immédiatement lorsqu’on parle d’ERT, comme peuvent l’être les groupes de travailleurs informels qui forment une coopérative en vue de formaliser, pérenniser et dignifier leur activité. L’on pourrait rétorquer qu’il manque le critère de la lutte préalable, dont la nécessité est toutefois remise en question dès lors que l’on considère que c’est la récupération du travail qui caractérise une ERT. En allant plus loin, le critère de la lutte est absent dans certains cas d’ERT reconnues comme telles, comme l’usine de peintures Novatec, située dans la localité de Pilar, non loin de Buenos Aires: l’ancien patron a simplement associé ses salariés pour former une entreprise coopérative. Il est aussi absent lorsque presque tous les membres fondateurs – dont on suppose qu’ils ont connu l’étape du conflit – ont pris leur retraite et ont été remplacés par de nouveaux arrivants. C’est le cas de l’usine graphique Campichuelo, située dans le quartier d’Almagro, à Buenos Aires, reprise en autogestion en 1992 et qui est considérée comme précurseuse du phénomène.

Au-delà de la tentative d’avancer une définition académique qui tienne compte de la réalité du monde social, il semble que ce qui définit une ERT comme telle soit l’identification des travailleurs eux-mêmes à cette catégorie ainsi que la reconnaissance de leurs pairs. L’absence de critères suffisamment cohérents et légitimés pour octroyer à cette catégorie l’apparence de l’évidence, de l’immédiateté, rend possible pour une sorte particulière d’acteurs d’entrer en lutte pour imposer leurs critères, leur définition légitime et de faire exister la catégorie dans le monde social. En effet tout comme les syndicats ont intérêt à lutter pour imposer une lecture de classe du monde social  – lecture qui sous-tend leur existence – les groupes politiques constitués pour représenter les travailleurs autogérés des ERT ont intérêt à faire exister cette catégorie sous une apparence essentialiste mais pas de n’importe quelle manière : chacun de ces groupes souhaite imposer la définition qui fasse de lui le groupe le plus représentatif, le plus légitimé au sein du milieu. L’analogie avec les partis politiques permet d’éclairer ce point. Pour représenter politiquement des individus, le Parti Communiste par exemple cherche à les faire exister en tant que membres d’une classe sociale particulière alors que le Rassemblement National tente de promouvoir leur identification à la catégorie de « Français ». Tout comme la caractérisation des individus ne fait pas consensus au sein d’une société, celle des ERT non plus. Ce manque de consensus permet précisément l’existence d’un enjeu de lutte propre au milieu autogestionnaire argentin.

Des organisations propres au milieu des entreprises récupérées par leurs travailleurs

Lorsque les patrons abandonnent leurs usines en faillite au sort des travailleurs, ils laissent derrière eux bien plus qu’un édifice et des machines. Ils transfèrent sans le vouloir le pouvoir aux travailleurs de s’approprier une marge économique, la valeur ajoutée créée par leur travail, base matérielle sur laquelle repose la décision politique et collective de sa répartition. Il apparaît alors que la première condition nécessaire à l’autonomisation politique semble être une autonomisation économique. Autrement dit, il n’y a pas d’empowerment politique en l’absence des conditions économiques qui le rendent possible.

“Lorsque les patrons abandonnent leurs usines en faillite au sort des travailleurs, ils laissent derrière eux bien plus qu’un édifice et des machines. Ils transfèrent sans le vouloir le pouvoir aux travailleurs de s’approprier d’une marge économique.”

L’autonomisation politique est toutefois plus « visible » à l’extérieur des unités productives et peut s’apercevoir sur le plan de leur représentation. En effet, les ERT apparaissent comme un objet nouveau et parfois gênant pour beaucoup de syndicats qui voient dans l’accès des travailleurs à la propriété du capital un risque d’embourgeoisement du prolétariat. De leur côté les partis politiques – à l’exception du Parti des Travailleurs – préfèrent simplement ignorer un phénomène qui ne représente pas à leurs yeux un enjeu électoral important. Ce double retrait libère un espace sur le plan de la représentation ouvrière, à la croisée des sphères politiques et syndicales que les travailleurs autogérés ne manquent pas d’investir à travers la constitution de leurs propres organisations politiques de représentation (OPR).

Ce n’est toutefois qu’à partir du moment où le phénomène de récupération d’entreprises prend de l’ampleur, alimenté par les faillites en série, que la somme des cas particuliers commence à être perçue comme un ensemble cohérent. Les groupes de militants – syndicalistes dissidents, avocats – qui ont accompagné les travailleurs en détresse et les ont aidés à mener leurs combats apparaissent de plus en plus non pas comme des leaders mais comme des conducteurs (en espagnol : conductores) capables, grâce à leur savoir-faire de conduire les conflits et in fine « le mouvement ». La figure du conducteur est issue de la culture ouvrière argentine, le terme est très utilisé dans le milieu des ERT et implique une double réciprocité qui se doit d’être sans faille : si les groupes de travailleurs en lutte acceptent de déléguer un certain pouvoir de décision ainsi que leur parole à d’autres individus – parfois issus de ces mêmes groupes –  c’est en raison de leur capacité à mener à bien leurs actions collectives. Dans le cas contraire la sanction se traduit par souvent par l’émergence d’un autre conducteur, moment qui s’accompagne parfois de la constitution d’un groupe concurrent. Contrairement aux positions du chef, du patron, du dirigeant qui impliquent une certaine stabilité – issue de modes de légitimation différents – pour les individus qui les occupent, celle du conducteur s’inscrit dans un jeu de dettes et de créances morales où sa légitimité est constamment renégociée. Ce sont donc eux qui, projetés sur le devant de la scène en raison de la croissance exponentielle du nombre d’ERT en quelques mois, investissent les médias, octroient des interviews à la presse écrite et aux nombreux chercheurs attirés par cette nouveauté, se mettent souvent en première ligne face aux forces de l’ordre venues déloger les travailleurs des usines mais surtout, participent à la construction des objets pour lesquels ils luttent mais qui les font aussi publiquement exister. Ils se trouvent donc investis, presque malgré eux de la mission de faire exister le secteur « des travailleurs autogérés », de légitimer les occupations (illégales) des lieux de travail aux yeux de l’opinion publique mais aussi, avec la croissance du nombre d’ERT et leur répartition géographique, de coordonner leurs actions au niveau national.

Manifestation du MNER. Source : Page Facebook du MNER.

Les divisions apparaissent rapidement. La plupart portent sur des sujets qui ont historiquement divisé le mouvement ouvrier argentin : les modes d’action et la position à avoir face au gouvernement. Si avant l’année 2003 les groupes de militants qui participent à la constitution des ERT n’avaient pas été formalisés en tant que tels, ce n’est qu’à partir de la scission qui se produit cette année-là que deux grands groupes se constituent : le Movimiento nacional de empresas recuperadas (MNER) et le Movimiento nacional de fábricas recuperadas por sus trabajadores (MNFRT). Le désaccord de fond entre les deux factions porte non seulement sur les modes d’organisation interne des ERT ou la position face au tout nouveau gouvernement kirchnériste[4] mais aussi sur la définition même de ce qu’est une ERT – nous y reviendrons. Comme l’explique Pierre Bourdieu dans son article « La délégation et le fétichisme politique » de 1984, c’est le porte-parole qui fait le groupe car c’est parce que le groupe existe qu’il peut être représenté. Autrement dit, ce n’est qu’à partir du moment où un groupe est constitué en tant que tel qu’il est capable de déléguer la parole collective. Le terme même de « porte-parole » est invariable et au singulier, car le groupe n’a qu’une seule parole, il ne peut y avoir de parole (trop) dissidente. Si des individus souhaitent se défaire de leur porte-parole, de celui qui est censé parler en leur nom, ils peuvent le faire en quittant le groupe, ce qui les renvoie  « au sériel, à la récurrence, au statut d’individus isolés qui doivent se doter d’un porte-parole »[5]. Lorsque ces individus maintenant isolés délèguent à nouveau leur parole en nommant un porte-parole, ils constituent de fait un nouveau groupe. Ils quittent le groupe et font groupe à la fois.

Tract du MNER. Source: Page Facebook du MNER

Le désaccord au sein des porte-parole des ERT ne pouvait que produire un effet de scission-constitution et a donné lieu par la même occasion à la formalisation du processus d’autonomisation : c’est à travers la concurrence pour la représentation de ces deux organisations – leur nombre a augmenté au fil du temps – à partir de l’année 2003 que se formalise un enjeu de lutte précis : celui du monopole de la représentation politique des ERT, élément essentiel à la constitution d’un sous-champ politique avec ses propres logiques, positions relatives, enjeux et rapports de force, bref, à l’autonomisation politique du milieu.

Le cas de l’usine métallurgique IMPA

Les enjeux et mécanismes évoqués jusqu’ici prennent tout leur sens lorsqu’on analyse l’exemple de l’IMPA, Industria Metalúrgica y Plástica Argentina, une des premières entreprises récupérées par ses travailleurs du pays.

L’usine se trouve dans le quartier – auparavant industrialisé – d’Almagro, à Buenos Aires, à quelques stations de métro du centre administratif de la ville. L’époque dorée du quartier est révolue depuis longtemps. Les usines et les commerces qui animaient ses rues et ses avenues il y a quelques décennies ont progressivement fermé au fil des ans, avant que ce processus s’accélère peu avant le changement de millénaire et ne devienne brutal en 2002. L’édifice fait presque tout le pâté de maisons. Ses murs extérieurs mêlent peintures de style socialiste à la gloire d’ouvriers en bleus de travail aux muscles saillants et fileteado porteño[6]. Le portail principal est surplombé par un avion peint au pochoir sur le mur, en mémoire de ceux qui étaient fabriqués dans l’usine durant les années 1950. Comme pour donner matière à analyse aux sociologues, le mur qui fait l’angle en diagonale est réservé au portrait d’Hugo Chávez, inchangé depuis des années, alors que dans le même temps les autres peintures ont été modifiées.

L’usine IMPA, au croisement des rues Querandíes et Pringles. Source : Photo personnelle.

L’intérieur est encore plus saisissant. Si l’on s’y rend avant 15 heures le bruit des vieilles machines, régulier et incessant détourne le visiteur des détails pourtant essentiels qui s’offrent à lui. Lorsque les moteurs se taisent et que le hall se vide, les murs se mettent à parler. À gauche du lourd portail se devine sous plusieurs couches d’affiches, d’annonces et de tracts, un ancien tableau de pointage, dont les fentes où les ouvriers déposaient leur petit carton horodaté en début de journée sont bien plus nombreuses que le nombre actuel de travailleurs. Le contrôle hiérarchique du temps est remplacé par le contrôle social que le groupe exerce sur l’individu.

Les étages inférieurs du bâtiment sont occupés par les salles de machines et de stockage. Les étages supérieurs abritent quant à eux un lycée populaire pour les élèves décrocheurs, dont le diplôme est reconnu par l’État. A 17 heures l’édifice se transforme en centre culturel ouvert à la communauté, où des enseignants très divers proposent des cours de candombe[7], de fileteado, de littérature, de tango, mais aussi de yoga ou de pilates.

“On a dû supporter tout ça nous les travailleurs. Alors c’est pour ça la colère, et pour ça qu’on a dit “non, c’est plus possible”

Rien de tout cela n’existait en 1998, lorsqu’un groupe de travailleurs prend le contrôle de l’usine. Le cas d’IMPA est assez particulier car avant de tomber dans la catégorie d’ERT, l’entreprise était déjà formellement une coopérative depuis les années 1960. Une petite caste de dirigeants se forme très rapidement tandis le respect de la démocratie interne est mis de côté. Toutefois ces contradictions entre la forme coopérative de l’entreprise et l’existence d’une direction indéboulonnable ne jaillissent à la surface qu’à la lumière des mauvais résultats économiques qui deviennent la norme à partir des années 1990. Les « retraits », c’est-à-dire la part de la valeur ajoutée qui revient aux travailleurs dans une société coopérative argentine, stagnent puis diminuent. Les conditions de travail se dégradent et les ouvriers sont souvent forcés d’accepter de faire des heures supplémentaires non rémunérées lorsqu’ils ne sont pas simplement payés à la journée : « En 98 ils nous payaient cinq pesos par jour, et on a continué à le supporter. Et tu sais la rage que ça provoque ? .On allait bosser de six heures du matin à trois heures de l’après-midi, des fois jusqu’à sept heures du soir avec les heures supplémentaires, et on recevait tous les jours nos cinq pesos. Des fois on voulait partir à trois heures pour aller chercher un petit boulot en extra, se débrouiller, on demandait nos cinq pesos mais ils nous gardaient jusqu’à huit heures du soir. Ils rigolaient, eux, tu vois ? On a dû supporter tout ça nous les travailleurs. Alors c’est pour ça la colère, et pour ça qu’on a dit « non, c’est plus possible »[8].

A la dégradation de leurs conditions matérielles d’existence s’ajoute une humiliation plus profonde. Un ancien ouvrier de l’usine raconte : « Des fois les anciens dirigeants organisaient des visites à l’IMPA. Il y avait des universitaires qui venaient nous voir, ils leur montraient les salles des machines cinq minutes et ils partaient. Même pas bonjour ! Et à l’heure du repas, on n’avait pas le droit de nous assoir avec la hiérarchie, eux ils mangeaient à d’autres horaires pour pas manger avec nous, tu t’imagines, ils n’allaient pas partager la table avec nous les prolos ! ».[9]

La situation devient intenable en 1998. Les ouvriers découvrent avec l’aide d’un avocat que la direction avait cessé de verser les cotisations salariales à la sécurité sociale. Marcelo Castillo, l’actuel président de la coopérative raconte : « Nous on savait qu’on nous payait pas, mais on ne nous versait pas non plus les cotisations de retraite, ils nous avaient enlevé la mutuelle de santé, ils nous ont tout pris […] L’avocat a dit « très bien, pourquoi on ne fait pas une réunion ? Parce qu’ici, personne ne va prendre sa retraite, vous allez perdre l’usine ».

La réunion se tient discrètement en présence d’Eduardo Murua, un syndicaliste métallurgique dissident qui allait devenir plus tard le président du MNER. Sur cent-vingt travailleurs, seulement les quarante présents sont convaincus qu’il faut se débarrasser de la direction et reprendre l’usine en autogestion. Ils ne sont à ce stade pas assez nombreux pour forcer une assemblée extraordinaire et remplacer la direction à travers le vote. L’assistance s’accroît au fil des réunions tandis que la suspicion d’être un informateur de la direction pèse sur certains d’entre eux. Horacio Campos, premier président de l’IMPA autogérée, se souvient : « On était tous là, même si on était divisés. On était tous là. Alors l’avocat a tout expliqué, il a précisé comment tout devait se passer, j’ai demandé la parole et j’ai dit : « Camarades, il est temps qu’on défende notre travail, qu’on s’unisse, qu’on arrête de se disputer entre nous parce qu’on va se retrouver à la rue ». Et ils m’ont tous applaudi. On a dit qu’on allait former  une commission, on l’a fait, et j’y étais. L’avocat nous a dit : « Vous allez vous présenter au travail lundi. On ne vous laissera pas entrer, vous restez là. J’arriverai vers neuf heures, on demandera que se fasse une assemblée, et on verra si on arrive à un accord ».

Le matin du 4 mai 1998, le groupe d’ouvriers combatifs se voit refuser l’entrée à l’usine tandis que le reste est déjà affairé dans les salles des machines. Les premiers restent devant le portail malgré le froid. La boucherie d’en face – fermée de nos jours – leur offre le repas peu de temps avant l’arrivée des forces de l’ordre venues éviter de possibles débordements. Lorsque la journée de travail touche à sa fin et que le portail s’entrouvre pour laisser sortir les ouvriers venus travailler, le premier groupe en profite pour forcer l’entrée et prendre possession des lieux. Dans le langage propre au milieu des ERT ce moment décisif est désigné sous le terme de « la toma », dont la traduction anglaise, « the take » a donné son nom au célèbre documentaire de Naomi Klein sorti en 2004.

Dans ce contexte le rôle des conducteurs prend tout son sens. Ils doivent savoir quand et comment mettre en œuvre leurs stratégies pour investir les lieux, résister aux assauts de la police et gagner la sympathie des voisins du quartier, soutiens essentiels dans les jours qui suivent.

Plus que deux groupes de travailleurs, ce sont deux visions du monde qui s’affrontent ce soir-là. Le groupe de l’intérieur s’est laissé en majorité convaincre par la direction que leurs camarades vont les mener à leur perte avec leur projet d’autogestion, que le salut viendra de la direction et qu’il faut continuer à endurer ce mauvais moment en tant que salariés. L’occupation devient toutefois effective et passées les premières émotions, ces personnes qui ont inscrit leur quotidien durant des décennies dans des relations de travail hiérarchiques et dépendantes, se trouvent pour la première fois de leur vie livrés collectivement à eux-mêmes.

Commence alors l’étape de l’« aguante », concept intraduisible littéralement, dont la signification oscille entre celle de résistance et celle d’endurance. Dans ce cas précis, il s’agit de résister aux tentatives d’expulsion de la part de la police, aux pressions judiciaires, au froid, à la faim, aux récriminations familiales, dans le but de forcer la direction à se soumettre à des élections. Celles-ci ont lieu le 22 mai, dix-huit jours plus tard, au cours desquels la solidarité des voisins du quartier qui nourrissent les travailleurs et les épreuves que ceux-ci endurent soudent l’unité du groupe et tissent également des liens avec la communauté, élément essentiel pour la suite des évènements.

Les élections ont lieu dans le calme. Marcelo Castillo se remémore leur déroulement : « On a été très démocratiques, on leur a dit : « présentez-vous avec une liste ». Ils se sont présentés, et nous aussi. Il y avait deux listes et la nôtre a gagné. Et eux ils ont fait quoi ? Ils ont été lâches, ce jour-là ils ont dirigé l’assemblée jusqu’au moment du vote. Et quand on a eu les résultats, et qu’ils ont vu qu’ils avaient perdu, ils se sont assis en face. Quand ils ont vu qui allait intégrer le nouveau conseil d’administration ils ont fait demi-tour et ils sont partis, et ils ne sont jamais revenus ».

La joie de la victoire n’est que de courte durée. Le plus dur est à venir et chacun en est conscient. Le courant est coupé en raison des dettes cumulées et l’usine tourne au générateur électrique depuis des mois. Faute de fonds propres pour acheter des matières premières et du kérosène pour alimenter le générateur, les travailleurs sont contraints de vendre les emballages en carton accumulés dans l’usine et à endosser le rôle de main d’œuvre sous-traitante pour d’autres entreprises. Ce travail dit « à façon » est particulièrement pénible car si le client fournit les matières premières à transformer, il ne paye que les produits finis et non pas les heures effectuées pour les produire. En d’autres termes, la dépendance vis-à-vis du patron est remplacée par la dépendance vis-à-vis du client.

Passée cette étape, les fonds propres sont constitués et la coopérative s’approprie une marge économique qui va de pair avec sa marge décisionnelle. Un autre combat commence, celui de pérenniser l’activité productive. Pour cela les travailleurs font une fois de plus appel à la débrouille. Si dans les années 1950 l’IMPA fabriquait des avions et des obus, sa production actuelle est essentiellement composée de papier alu et de tubes d’aluminium pour peinture ou dentifrice. Sur ce marché oligopolistique, l’IMPA est moins productive que ses gros concurrents mais elle investit un secteur de la courbe de demande délaissé par les grands capitaux. Un membre du MNER explique : « Dans une grosse usine tu appuies sur un bouton et la machine te fabrique un million de tubes. Dans ces conditions ça ne les intéresse pas de vendre cinquante mille tubes, c’est une trop petite commande pour eux. Et c’est là où on intervient »[10]. Autrement dit, ce sont paradoxalement les capacités productives limitées de l’usine qui lui permettent de produire. Sans cette base économique la lutte sur le plan politique serait impossible. Toutefois, l’existence de la seconde permet en grande mesure celle de la première.

Peinture en style “fileteado” réalisée par un membre du centre culturel. Source : Page Facebook d’IMPA.

 

De la culture de la lutte à la lutte pour la culture.

Que ferait un spéculateur immobilier s’il pouvait mettre la main sur un édifice de près de vingt mille mètres carrés en plein Buenos Aires ? Si l’on en croit les projets proposés par des proches de l’administration municipale, un centre commercial. Cela a créé un climat d’instabilité pour les travailleurs qui doivent résister à plusieurs tentatives d’expulsion de la part des forces de l’ordre et se voient alors dans l’obligation de déployer différentes stratégies de légitimation qui vont de pair avec la redéfinition de ce qu’est une ERT. En effet, les ouvriers d’IMPA, activement conseillés par le MNER mettent rapidement à disposition les locaux de l’usine pour y installer un centre culturel ouvert aux habitants du quartier. Très répandus à Buenos Aires, les centres culturels font partie de la « culture populaire » argentine dans la mesure où ils offrent un lieu pour la mettre en pratique, pour la « faire vivre » à travers les activités qui y sont proposées. La revendication de la « culture populaire » de la part de l’IMPA n’est pas anodine, elle constitue un élément nécessaire au processus d’identification de la communauté de voisins et fait partie intégrante des stratégies de lutte du MNER. Ces stratégies sont d’autant plus efficaces qu’elles sont intégrées par les agents, à un niveau parfois semi inconscient, à tel point que la lutte pour « la culture » et la lutte ouvrière se confondent en une seule lutte culturelle au point qu’un observateur extérieur pourrait tout au plus y voir l’expression d’un traditionalisme actif – et activé par des individus qui ont intérêt à maintenir vives ces pratiques – ou bien simplement croire que l’ensemble de ce qu’il se passe entre les murs de l’édifice relève d’une émanation authentique de la « culture populaire » dont l’autogestion ferait partie.

Dans la même optique sont inaugurés au fil des ans le lycée populaire, un centre de soins gratuit et l’université des travailleurs. Cela permet d’engager non seulement les habitants du quartier mais aussi divers réseaux militants dans la défense d’un objectif commun, qui est celui de pérenniser l’occupation des lieux.

“l’IMPA devient bien plus qu’une usine récupérée par ses travailleurs”

Le MNER réussit alors le tour de force d’élargir le cercle d’individus qui s’identifient à l’IMPA, qui se sentent partie des lieux dans le même temps qu’ils se les approprient à leur manière. Un tel processus d’identification aurait été impossible avec une définition restreinte de l’ERT, purement axée sur son caractère productif. Au contraire, l’élargissement des critères de définition d’une ERT permet un élargissement des facteurs auxquels s’identifier. Ainsi, l’IMPA devient bien plus qu’une usine récupérée par ses travailleurs, ce lieu au sens géométrique devient un lieu au sens de Marc Augé, pour qui ils sont « identitaires, relationnels et historiques »[11]. En ce sens, pour le MNER une ERT est aussi un lieu ouvert à la communauté, un lieu politique et politiquement situé où l’on produit un discours public, où les décisions collectives dépassent simplement les questions, essentielles, de la répartition de la valeur ajoutée et du temps de travail.

En conclusion, si les entreprises autogérées sont soumises aux contraintes du marché, elles permettent toutefois que leurs membres puissent s’approprier une certaine marge de manœuvre. Celle-ci constitue l’expression de leur autonomie relative sur le plan économique, visible également sur le plan politique. L’appropriation collective de l’excédent de richesses créé par le travail constitue la base matérielle, la marge économique sur laquelle peut être prise une décision aussi essentiellement politique que l’est la répartition de la valeur ajoutée. L’exemple de l’IMPA est riche d’enseignements. On peut y voir un cas d’appropriation du pouvoir politique et économique par les travailleurs que détient généralement le patronat. Cet exemple fait aussi apparaître que ce que l’on observe dans le monde social n’est pas donné tel quel et que sous les apparences de la normalité se cachent des processus historiquement construits, fruit d’une succession de rapports de forces et de stratégies, en partie tributaires des visions du monde de celles et ceux qui les mènent à bien.

Pour finir, le modèle de l’autogestion, formalisé à travers la figure légale de la coopérative, se révèle hautement viable. Là où le capital privé est mis en échec, les travailleurs réussissent à pérenniser l’activité productive. Ce modèle interroge les définitions formelles de la démocratie libérale où la représentation politique des citoyens s’arrête la plupart du temps aux portes de l’entreprise, lieu de pouvoir où le capital détient les pleins pouvoirs

S’il fallait être très provoquant, on pourrait faire remarquer que si les entreprises sans patron existent et prospèrent, aucune entreprise ne peut exister sans travailleurs.

 

[1] L’équivalent des cowboys en Argentine

[2] Sgard, J., (2002) Argentine : une nouvelle aventure monétaire en Amérique latine, Critique internationale (no 15), Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), Paris, p.41.

[3] Aglietta, M., (2008), V. Les crises de la globalisation financière, La Découverte. « Macroéconomie financière », p. 136.

[4] Nestor Kirchner remporte les élections présidentielles en 2003.

[5] Bourdieu, P., (1984). La délégation et le fétichisme politique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 52-53, juin. Le travail politique. P. 50.

[6] Style de peinture typique de la ville de Buenos Aires, caractérisé par ses lettres décorées avec des dorures et autres effets caractéristiques.

[7] Style de musique basé sur des percussions hérité de l’époque de l’esclavage et très répandu dans le Cône Sud.

[8] Entretien réalisé auprès d’un coopérateur d’IMPA à Buenos Aires, 2015.

[9] Entretien réalisé auprès d’un ancien ouvrier d’IMPA à Buenos Aires, 2015.

[10] Entretien réalisé auprès d’un membre du MNER, Buenos Aires, 2017.

[11]  Augé, M. (1992) Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, p. 69.