“Moins de taxes”, “plus d’État” : deux revendications complémentaires

Une émeute à Londres en 1990 contre la “poll tax” de Margaret Thatcher. © James Bourne

Né spontanément et toujours largement soutenu, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand jour un sentiment d’exaspération fiscale d’une large partie du pays qui couvait depuis longtemps. Les radars, les péages autoroutiers, les banques … Tous ces symboles d’un racket institutionnalisé ont été attaqués par les gilets jaunes. La sociologie de ce mouvement confirme que les gilets jaunes sont avant tout des précaires, chez qui la contestation de l’impôt est la plus forte et non seulement des petits patrons ou routiers comme c’était le cas des bonnets rouges. Cette révolte fiscale légitime, qui s’apparente à celles du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, doit nous interroger sur la structure de plus en plus inégalitaire de notre fiscalité. Faute de quoi, le civisme fiscal pourrait bien être sérieusement remis en question.


Dans un ouvrage prémonitoire – Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français publié en septembre 2018, le sociologue Alexis Spire explique le « ras-le-bol fiscal » des classes populaires par trois types de raisons : la difficulté accrue à frauder le fisc, la montée en puissance des impôts proportionnels comme la TVA et la taxe sur les carburants et l’incapacité à bénéficier de la grande majorité des crédits d’impôts. Selon lui, « Pour ces contribuables, ce sont essentiellement la TVA, la CSG, la redevance télévisuelle et les taxes sur les carburants qui constituent l’essentiel de leurs prélèvements et, dans ces cas-là, il n’y a guère d’accommodements ou de dispositifs dérogatoires ».

Certes, les plus défavorisés échappent à certains impôts – dont celui sur le revenu qui  touche moins d’un Français sur deux – mais ils subissent de plein fouet les hausses de ces taxes. Dans le même temps, ils constatent la fraude en col blanc rendue célèbre par les affaires Cahuzac, Luxleaks, Panama Papers, etc., et réalisent le deux-poids-deux-mesures de l’administration fiscale. Le système fiscal et social français est également peu redistributif, comparé à d’autres pays européens, en particulier pour les ménages au niveau de vie situé entre 1200 et 1600 euros par mois et par personne  – c’est-à-dire globalement entre le SMIC et le salaire médian, selon une étude du CREDOC de 2013. Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que les employés, ouvriers et autres populations plutôt précaires se soient mobilisées en premier parmi les gilets jaunes.

©CREDOC

En ce qui concerne les classes moyennes, elles subissent certes les hausses de taxes, mais les nombreuses niches fiscales – rénovation thermique, emplois à domicile, dons etc. – leur permettent de réduire leur imposition, ce qui rend la critique de la fiscalité beaucoup moins importante auprès de cette population. Selon Spire, « les contribuables bénéficiant d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois moins de chances que ceux qui n’en bénéficient pas d’estimer que « la France est un pays où l’on paie trop d’impôts ».

Pourtant, la critique de l’impôt est également présente dans la classe moyenne, notamment pour décrier que tous les foyers en dessous de 9807 euros par part ne paient pas l’impôt sur le revenu. Contre cette sempiternelle critique, il faut pourtant rappeler que pour les plus démunis, chaque euro compte et que la machinerie bureaucratique à mettre en place pour récupérer quelques euros de plus chez ces millions de Français exemptés de l’impôt sur le revenu rapporterait bien moins qu’elle ne risque de coûter.

En réalité, l’impôt sur le revenu, qui ne compte que quatre tranches d’imposition, ne représente qu’environ un quart des recettes de l’État, soit 72 milliards d’euros. La TVA, impôt indirect car acquittée tout au long de la revente de biens et de services, fournit à elle seule la moitié du budget de l’État ! Cet impôt dégressif, établi à différents taux fixes proportionnels au prix de vente, a connu plusieurs hausses majeures depuis sa création en 1954 et son taux normal évolue autour des 20% depuis déjà une vingtaine d’années.

Pour des dirigeants politiques néolibéraux à la recherche de nouvelles recettes fiscales, il risque d’être tentant d’augmenter la TVA tant la consommation est immobile dans nombre de domaines et ce d’autant que le taux normal de 20% demeure en dessous de la plupart de ceux de nos « partenaires européens ». L’Autriche et l’Italie envisagent par exemple des hausses de taux de TVA. Et en Hongrie, où il n’existe qu’une seule tranche d’impôt sur le revenu, à 15%, et où l’impôt sur les sociétés est un des plus bas de l’Union européenne, le taux de TVA atteint le record de 27% !

©CREDOC

Sur le long terme et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte – c’est-à-dire perçue par l’État au travers d’un tiers – et forfaitaire – c’est-à-dire des sommes fixes pour tous les individus, comme les timbres fiscaux, le coût du permis de conduire ou de certaines vignettes obligatoires – et à la baisse de l’imposition directe. L’explication est simple : la suppression ou la baisse d’impôts directs, comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu est une mesure aisément perceptible par les électeurs désireux de davantage de pouvoir d’achat. L’autre objectif souvent mis en avant est celui de la compétitivité via l’abaissement du coût du travail et l’encouragement à l’investissement, à travers la baisse de l’impôt sur les sociétés et la suppression de l’ISF.

Sur le long terme, et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte et forfaitaire et à la baisse de l’imposition directe.

La suppression d’impôts progressifs et l’instauration d’impôts proportionnels se retrouvent, sans surprise, dans la politique d’Emmanuel Macron. C’est le cas avec la suppression de la taxe d’habitation qui n’était d’ores-et-déjà pas appliquée à bon nombre de ménages et bénéficiera donc excessivement aux ménages les plus aisés. Selon l’enquête d’Alexis Spire, c’est avant tout la taxe foncière qui est décriée pour son caractère injuste puisqu’elle s’applique à tous de la même manière, peu importe les revenus et l’endettement, souvent nécessaire pour devenir propriétaire.

En outre, le barème sur lequel se fondent la taxe d’habitation et la taxe foncière n’a pas été mis à jour depuis 1970, donnant lieu à des inégalités aberrantes : certains immeubles décrépis des centres-villes – depuis rénovés en appartements cossus – sont couramment assujettis à une taxe foncière plus faible que des immeubles type « grands ensembles » qui bénéficiaient à l’époque de tout le confort moderne. Guère étonnant que les enquêtés interrogés par Spire jugent cette dernière bien plus durement que la taxe d’habitation.

De même, Macron a choisi d’introduire une flat tax au taux unique de 30% sur les revenus du capital dès sa première année au pouvoir. Une mesure qui risque de coûter jusqu’à dix fois ce qui était initialement annoncé et qui taxe moins les revenus du capital que ceux issus du travail. Un comble pour un gouvernement qui dit se battre « pour que le travail paie », une vraie inégalité pour les Français les plus pauvres qui n’ont aucune épargne et placements. Ce nouvel impôt proportionnel, sous couvert d’égalité de traitement, impose jusqu’à moitié moins les plus gros patrimoines, alors que ceux qui ont souscrit à des plans d’épargne-logement (PEL) et ou à de l’assurance-vie sont davantage imposés.

Ces fortes inégalités entre petits et gros se retrouvent aussi entre entreprises : il est de notoriété commune que les grandes entreprises, grâce à des montages fiscaux très élaborés, échappent à presque tout impôt sur les sociétés. D’ailleurs, lorsque des grands groupes grossissent via des fusions ou des rachats de concurrents, ils prennent souvent soin de déménager le siège social de l’entreprise là où l’imposition est la plus faible, tel le cimentier Lafarge, qui, lors de sa fusion avec Holcim en 2015, a déplacé son siège en Suisse. Sans volonté politique réelle de combattre l’évasion fiscale, l’État a tenté différentes approches toutes aussi vaines les unes que les autres : pointer du doigt les fraudeurs dans le discours public, négocier des accords creux au niveau international, ou cette année la création d’une police fiscale de… 50 agents, alors même que le nombre de contrôles fiscaux est en chute libre depuis des années.

Par ailleurs, les retards de paiement constituent, loin devant le coût du travail ou la baisse des ventes, la première cause des problèmes de trésorerie des PME, venant remettre en cause le discours anti-fiscalité. Désormais, le gouvernement ne souhaite plus s’embarrasser avec des contrôles rigoureux des montages financiers des multinationales, mais préfèrent négocier à l’amiable avec les fraudeurs, qui n’ont même plus à faire face à un procès public et à reconnaître leur culpabilité. Dans la pratique, tous les enquêtes instruites ne donnent même pas lieu à des perquisitions et l’amende négociée est systématiquement plus faible que l’impayé dû à l’État.

Cette fiscalité à deux vitesses entre TPE-PME et grandes entreprises se retrouve aussi au niveau de la capacité à bénéficier des avantages fiscaux, de manière similaire au phénomène d’injustice fiscale décrit par Alexis Spire pour les ménages. Ainsi, le Crédit Impôt Recherche, dont le coût a explosé depuis sa réforme par Nicolas Sarkozy, bénéficie outrageusement plus aux grandes entreprises qu’aux plus petites et finance des innovations dont l’usage réel a lieu à l’étranger. Cette niche fiscale unique au monde par son laxisme encourage également la fraude, qui représenterait environ 15% des montants reversés par l’État et ne parvient même pas à stopper des destructions d’emplois dans la recherche comme chez Intel ou chez Sanofi. Pourtant, alors que ce soutien financier massif et inégalitaire aux entreprises n’est pas du tout efficace, aucune réforme n’aboutit depuis des années.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme.

Pour la France en déclassement ou proche de l’être, la pression fiscale est donc devenue une préoccupation clef. Du point de vue de la droite, cette réticence à l’impôt des classes populaire est une aubaine, car elle permet de mettre en avant son agenda de baisses d’impôts et donc de la supposée hausse du pouvoir d’achat qui en découle. Comme le note le sociologue Alexis Spire « En 2007, le slogan de M. Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » et son projet de défiscalisation des heures supplémentaires ont séduit de nombreux employés et ouvriers ». Une stratégie électorale payante, imitée par Emmanuel Macron en 2017 par la promesse de la suppression de la taxe d’habitation, puis dans ses réponses aux gilets jaunes, via la défiscalisation des primes exceptionnelles versées par les rares entreprises prêtes à consentir ce geste.

Des gilets jaunes bloquant un McDonalds pour protester contre l’évasion fiscale à Grenoble le 15 décembre 2018.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme. En effet, le mouvement des gilets jaunes, s’il émerge autour d’une revendication fiscale, fait souvent le lien entre fiscalité élevée et évasion fiscale ou suppression de l’ISF ou de l’exit tax. Pas sûr que la stratégie sarkozyste soit encore efficace après les innombrables scandales d’évasion et de fraude : Panama Papers, Luxleaks, Paradise Papers, Football Leaks…

L’une des mesures fiscales marquantes de Nicolas Sarkozy, le bouclier fiscal – qui plafonne le taux d’imposition des contribuables – aura certes aidé quelques contribuables modestes mais propriétaires soumis à une forte taxe foncière et d’habitation, mais ceux-ci n’auront récupéré que 1% du montant de ce bouclier conçu pour les super-riches.

Les opérations de péage autoroutier gratuit, les blocages de certaines banques ou de lieux appartenant à des entreprises ne payant pas ou très peu d’impôts un peu partout en France témoignent de la prise de conscience du racket des contribuables par une partie du secteur privé qui se soustrait à l’impôt. De même, la méfiance, puis le sentiment d’être « pris pour des imbéciles » de nombreux gilets jaunes suite aux annonces du Président, semble indiquer que l’anti-fiscalisme le plus primaire ne suffira pas à éteindre l’incendie. Au-delà du dégagisme et des rumeurs de listes électorales de gilets jaunes pour s’opposer au bloc bourgeois réuni autour d’Emmanuel Macron, le mouvement des gilets jaunes, première grande révolte fiscale du XXIème siècle, est donc surtout l’expression d’une exigence de justice fiscale et sociale.

Gilets jaunes : Le soulèvement de la France d’en-bas

Le mouvement des gilets jaunes se résumerait-il à une “grogne” des Français moyens, qui regardent Auto-Moto et Téléfoot le week-end en attendant le retour de la saison des barbecues ? C’est l’image qu’en donne la majorité des médias et des commentateurs politiques. Cette “grogne” n’est en réalité que la partie émergée d’un iceberg : celui d’une crise profonde qui fracture la société et le territoire français.


Lorsque les journalistes de C’est à Vous ont demandé à Jacline Mouraud ce qui pouvait apaiser la colère dont elle s’était faite la porte-parole, celle-ci avait répondu qu’il fallait que le président « rétablisse l’ISF ». Dès lors, les médias, commentateurs et analystes qui n’avaient vu dans la journée du 17 novembre que la manifestation d’une révolte contre la hausse du prix du diesel ont soit feint de ne pas comprendre ce qui se passait réellement, soit témoigné une fois de plus de la déconnexion entre le peuple et ses élites – alors même que Benjamin Griveaux s’illustrait dans la maladresse en voulant réconcilier le “pays légal” et le “pays réel”, pensant paraphraser Marc Bloch alors qu’il citait en réalité Charles Maurras.

Tout d’abord, le prix du gasoil à la pompe a bien augmenté de 23% et le prix de l’essence de 14% à cause de l’envolée du prix du baril de pétrole cette année ; cela est indéniable. Que les Français se préparent, l’essence et le gasoil verront encore leur prix augmenter au 1er janvier 2019 (la première sera taxée 4 centimes de plus au litre et 7 centimes pour le second). Le tout pour prétendument financer l’écologie et la transition énergétique comme se sont plu à le marteler les membres du gouvernement.

Premier problème, Libération a montré que dans le prochain budget, 1 milliard d’euros supplémentaires viendraient financer des mesures écologiques : sauf que cela demeure quatre fois moins important que les hausses de taxes prévues par le gouvernement. Les Français seraient donc taxés sans savoir à quoi sert leur argent ? Pire : le gouvernement se servirait de la question de la transition énergétique pour prélever davantage d’argent à une population qui paye toujours plus, sans faire preuve de la moindre transparence.

L’essence n’est pourtant que « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », comme l’ont martelé les gilets jaunes et les soutiens du mouvement pour tenter de se légitimer dans un débat où le simple fait de n’être issu d’aucune organisation politique, de vouloir bloquer un village ou un segment de route, suffisait à jeter l’opprobre sur le bien-fondé du mouvement et donnait l’autorisation aux commentateurs d’user des termes de « beauf » ou de « Français moyen » encore et encore.

Le carburant n’est que l’élément déclencheur de la colère d’un peuple qui subit depuis 20 à 30 ans des réformes économiques désastreuses.

Injustice et incompréhension : les piliers du 17 novembre

Non, mesdames et messieurs les commentateurs, alliés du pouvoir, les gilets jaunes ne sont pas uniquement des beaufs qui se promenaient une canette de bière à la main dès samedi matin sur leur rond-point communal comme certains ont tenté de le faire croire sur les réseaux sociaux. Le problème est bien plus profond.

Oui, mesdames et messieurs les commentateurs, les Françaises et les Français sont pour la plupart dépendants de leur voiture et ont besoin de rouler. La faute à qui ? A quoi ? A ceux qui ont encouragé par des politiques urbaines insensées et polluantes la déconnexion du lieu de vie et du lieu de travail. A ceux qui ont pensé que dévitaliser les métropoles pour construire des supermarchés en-dehors des villes était une idée viable et pérenne.

Oui, mesdames et messieurs, il serait bien que l’usage de la voiture diminue en France. Proposez d’abord aux Françaises et aux Français des moyens de transport alternatifs : nationalisez la SNCF au lieu de la démanteler, re-densifiez le réseau du rail français, développez les transports en commun sur de larges amplitudes horaires…

Tant que nous y sommes, si vraiment vous tenez à l’avenir de la planète, interdisez les vols intérieurs, puisque 20% des vols quotidiens sont des vols métropolitains et qu’un trajet en avion émet quarante fois plus qu’un trajet en train. Somme toute, permettez à ceux que vous vous plaisez à mépriser de se déplacer autrement, ensuite nous discuterons des taxes sur l’essence.

Un révélateur des fractures françaises

Surtout, c’est ce qui reste du consentement à l’impôt qu’Emmanuel Macron est en train de briser, il est le principal responsable du ras-le-bol fiscal actuel. Contrairement à ce que prétendent ceux qui font une analogie rapide avec le poujadisme, ce n’est pas pour moins d’Etat que se battent les gilets jaunes. Au contraire. A refuser de comprendre cela, les élites refusent de voir la dislocation de la société qui se prépare. Alexis Spire, directeur de recherche au CNRS et auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’Etat a mené une enquête sur 2 700 contribuables.

Il démontre que c’est le rapport à l’Etat et aux services publics qui traverse aujourd’hui une crise profonde. Ceux qui se situent « en bas de l’échelle » ne voient en effet plus la contrepartie de ce qu’ils payent. Ce n’est donc pas par hasard que le mouvement a pris forme dans les villes moyennes et les zones rurales. Ce sont ces territoires qui ont pâti de la dégradation des services publics organisée par les gouvernements successifs depuis maintenant plus d’une décennie. A fermer les hôpitaux, les tribunaux, les gares, c’est la contrepartie même de l’impôt qui n’est plus tangible et donc le sentiment de redevabilité qui s’estompe.

“Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?”

C’est un type de relation sociale qui est en danger. Mauss fondait son contrat social sur la logique de don/contre-don, c’est pour lui le principe de réciprocité qui fonde l’appartenance à une société : « une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social ».

Ce n’est pas de l’altruisme, il rend en fait redevable celui qui reçoit. Mauss écrit ainsi que « le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part. (…) L’Etat lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort » (Essai sur le don).

La collecte de l’impôt par l’Etat nourrit un monopole : si un citoyen accepte de donner, c’est en attente d’une protection et de services. L’Etat est redevable. Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?

A cette injustice s’ajoute un sentiment de décalage sur fond de scandales fiscaux qui creusent la fracture entre le peuple et une élite privilégiée, chouchoutée par le gouvernement. Rappelons-nous : en musique de fond de la vie politique, l’affaire Bettencourt, l’affaire Thévenoud, l’affaire Cahuzac. Plus grave encore : la suppression de l’ISF et la baisse des cotisations sociales.

Souvenons-nous encore : en octobre 2017, c’était « la fin d’un totem vieux de 35 ans, qui était devenu inefficace et complexe » selon Bruno Le Maire ; c’était la fin de l’Impôt sur la Fortune, originellement appelé impôt de solidarité sur la fortune. Cet impôt progressif puisait ses fondements dans l’impôt de solidarité nationale assis sur le capital crée en 1945 pour ensuite voir renaître l’impôt sur les grandes fortunes en 1982 sous l’égide du gouvernement Mauroy. Crée en 1989, l’ISF avait pour finalité de financer le revenu minimum d’insertion (RMI). Il était basé chaque année sur la valeur du patrimoine des personnes imposées et avait par exemple rapporté 4,2 milliards d’euros en 2008, c’est-à-dire 1,5% des recettes de l’Etat.

Quand François Ruffin avait déclaré à l’Assemblée nationale que le gouvernement prenait « aux pauvres pour donner aux riches » et que c’était « eux les violents, la classe des riches », Amélie de Montchalin, députée LREM indiquait que cette mesure n’était « pas un cadeau » mais « un pacte pour l’investissement, que les entreprises trouvent des capitaux quand elles veulent grandir, exporter et surtout embaucher ».

Ce vœu pieu de voir un retour positif de la part des entreprises à chaque cadeau qui leur est fait est souvent plein de déception : rappelons-nous du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2012 et du pacte de responsabilité. Pierre Gattaz avait à l’époque promis que les baisses des cotisations permettraient de donner naissance à « 1 million d’emploi ». En 2017, France Stratégie évoquait une « fourchette large de 10 000 à 200 000 emplois » sauvegardés ou créés sur le quinquennat. A 800 000 ou 990 000 emplois près, la promesse était donc tenue !

Le retour de Jacques Bonhomme paysan ?

L’existence même de cette révolte populaire s’inscrit dans une filiation. Ceux qui souhaitent la discréditer limiteront la comparaison avec le poujadisme. Avec un peu de bonne volonté ou quitte à assumer la comparaison, il est possible de remonter aux jacqueries paysannes du Moyen-Age, la Grande Jacquerie de 1358 en premier lieu. Les Jacques se sont insurgés contre la noblesse et le régime seigneurial dans les campagnes.

Ces mouvements insurrectionnels durement réprimés s’opposaient notamment aux hausses d’impôt qui avaient pour objectif de financer la libération du roi Jean II qui avait été fait prisonnier par les Anglais et remettaient plus largement en cause de le fonctionnement du système seigneurial.

« On peut voir une parenté avec les jacqueries dans le sens où elles étaient des explosions populaires qui rassemblaient dans les campagnes bien au-delà des seuls travailleurs agricoles et qui n’avaient pas de représentant mandaté ni de vision cohérente de l’émancipation. Autre point commun, ces mouvements étaient dirigés contre la noblesse qui était vue comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple », indique le sociologue Alexis Spire.

Cet épisode n’est pas le seul à puiser son origine dans les campagnes françaises. Avant la Révolution française, ces dernières sont secouées par la guerre des farines, des insurrections paysannes après de mauvaises récoles successives entre 1773 et 1774 qui avaient engendré une hausse du prix du blé. Les “jacques” avaient été réprimés. Cette question de prix demeura néanmoins la cause structurelle d’un malaise profond : pendant la Révolution, la baisse du prix du pain figurait de nouveau parmi les revendications d’une partie des révolutionnaires. Aux origines de la Révolution française, on trouve déjà les questions fiscales. Le tiers état est le seul à payer l’impôt. Il revient à la classe la plus nombreuse de nourrir et financer les extravagances de la noblesse et du clergé. Si Louis XVI convoque les Etats généraux, c’est pour obtenir le consentement à l’impôt dans un royaume accablé par sa dette.

« Une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple »

Regarder plus en arrière permet de réhabiliter une démarche qui n’est pas une exception historique. Oui, les campagnes françaises, les territoires périphériques ont su à différents moments de l’histoire proposer des mobilisations.

Pendant les jacqueries, les insurgés percevaient la noblesse « comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple » précise Alexis Spire. N’est-ce pas à un nouveau moment populiste de ce type que nous assistons aujourd’hui ?

Les 5% des ménages les plus riches paient proportionnellement moins d’impôts que les autres comme le rappellent Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans Pour une révolution fiscale, un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle. A l’heure où l’impôt ne joue plus son rôle de gardien de la justice sociale. A l’heure où les plus hauts revenus sont toujours moins imposés alors que ceux d’en-bas subissent une injonction à toujours plus travailler et payer. Comment en effet justifier des taxes supplémentaires alors qu’il n’y a pas de taxe sur le capital et que l’ISF a été supprimé ? Comment donner confiance par exemple aux enseignants qui voient que leur point d’indice est gelé de manière presque continue depuis 2010 et que le jour de carence a été rétabli ?

Pour pallier ce mécontentement profond et légitime qui traverse également le pays, ce sont des mesures courageuses qui devraient être pensées. Au hasard, une revalorisation du SMIC et un plafonnement des revenus les plus élevés ? Au sein d’une entreprise, le salaire le plus élevé pourrait correspondre à 20 fois le salaire le plus bas, entraînant une hausse mécanique de ce dernier si le premier devait augmenter.

Pour l’impôt sur le revenu, pourquoi ne pas envisager un barème progressif avec davantage de tranches dont la dernière serait imposée à hauteur de 100%, instaurant de fait un revenu maximum là où le taux maximum d’imposition de l’impôt sur le revenu est de 45% ! L’héritage étant vecteur d’un accaparement des ressources sans aucune autre considération que la famille d’où l’on vient, pourquoi ne pas taxer davantage les héritages au-dessus d’un certain seuil ? Pourquoi ne pas moduler l’impôt sur les sociétés, alors qu’aujourd’hui les PME paient largement plus que les grandes entreprises ?

L’association Tax Justice Network mandatée en 2012 évaluait ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Surtout, pourquoi faire peser davantage de taxes qui étouffent ceux qui ont à les supporter alors que l’évasion fiscale se fait de plus en plus importante chaque année ? Selon un rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques la fraude fiscale atteint aujourd’hui 100 milliards d’euros, soit 20 milliards de plus que ce qui avait été montré lors de la précédente étude parue il y a cinq ans. L’association Tax Justice Network, mandatée en 2012, évaluait quant à elle ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Ces 100 milliards d’euros représentent 1,5 fois ce que doivent payer les Français avec l’impôt sur le revenu. Il faut ajouter, car cela n’est pas suffisant, le patrimoine off-shore détenu par les ménages. Selon l’économiste Gabriel Zuckman, « 3 500 ménages français détiendraient 50 millions d’euros chacun en moyenne à l’étranger » et concentreraient à eux-seuls une fraude de 5 milliards d’euros chaque année. Rappelons-nous ici de Patrick Mulliez qui n’avait payé en 2012 que 135 euros d’impôt à l’Etat français sur 1,68 million d’actifs qu’il possédait car il résidait dans la charmante bourgade de Néchin en Belgique.

Si Uber, Apple, la famille Mulliez (groupe Auchan) peuvent user de montages fiscaux pourtant connus de tous, les Françaises et les Français qui sont à l’origine de leurs bénéfices payent, eux. Pourquoi ne pas prendre à ces derniers ?

Pour aller plus loin :

La France des déserts médicaux – Le Monde

Réforme de l’Etat : L’ère des managers de la fonction publique

Avec plus de six mois de retard, Edouard Philippe a dévoilé le lundi 29 octobre 2018 des annonces « transversales » sur la réforme de l’Etat. Le rapport CAP 22 qui avait fuité dans la presse au cours de l’été laissait déjà augurer des pistes de réformes.


Si l’intégralité de ce dernier n’a pas été conservée, l’état d’esprit de la réforme demeure dans la continuité de ce qui était prévu, avec pour objectifs d’atteindre les 3% de déficit public autorisés par la commission européenne et une diminution de 50 000 postes d’agents publics d’Etat à l’horizon 2022.

Les trois quarts des recommandations du rapport CAP 22 sont conservées, notamment sur les questions posées par l’audiovisuel public, le fonctionnement du système de santé ou encore l’administration fiscale. La digitalisation des services occupe une grande place dans cette feuille de route. Il est envisagé que 100% des services publics soient dématérialisés d’ici 2022 en rendant la plupart des services accessibles depuis internet, comme par exemple la possibilité d’inscrire son enfant dans un établissement scolaire. Si la possibilité d’effectuer des démarches par internet n’est pas en soi une mauvaise chose, c’est quand elle devient un moyen de substitution à une présence de moyens humains sur le terrain que cela pose problème.

En effet, en janvier 2018, 88% des Français avaient accès à internet, soit 57,29 millions de personnes. Cependant, que dire aux 12% restants qui, s’ils se trouvent en zone blanche où les handicaps sont cumulés, ne pourront pas non plus avoir aisément accès à des formalités pourtant nécessaires ?

La place croissante du contractuel dans la fonction publique

Le recours aux contractuels dans la fonction publique, pratique qui se développe depuis plusieurs années mais toujours de manière strictement encadrée, tendrait maintenant à se généraliser. Cette mesure a des implications fortes, tant dans sa portée symbolique que pour les conditions d’exercice des acteurs de la fonction publique, et suscite la peur des syndicats professionnels. Bercy a donc tempéré cette proposition en évoquant une « extension très large de la possibilité de recourir aux contrats ». À cela s’ajoute la place croissante des « indicateurs d’efficacité » des services de proximité notamment pour évaluer les caisses de sécurité sociale ou encore les consulats.

Selon un rapport de décembre 2017 publié par France Stratégie, la France possède 90 emplois publics pour 1000 habitants ; soit, selon les chiffres officiels les plus récents, 5,5 millions de fonctionnaires (2014). La volonté de diminuer le nombre de fonctionnaires constitue une tendance de fond depuis plusieurs quinquennats, quoique légèrement freinée lorsque François Hollande était à la tête de l’Etat. L’introduction et la place croissante du contractuel dans la fonction publique réduisent la capacité de la fonction publique à avoir des gens qui travaillent pour elle dans la durée.

Plus encore, la contractualisation constitue une rupture historique dans la définition même de ce qu’est la fonction publique. L’assouplissement du statut constituerait un moyen pour le gouvernement de simplifier les instances représentatives du personnel, de renforcer l’évaluation des agents et de développer la rémunération sur la base du mérite. En 2014, la CGT avait estimé la part d’agents sous contrat à 17,3%, soit 940 000 personnes. Si cette dynamique se renforce et s’accompagne d’une modification du rôle et de la conception de ce qu’est un agent, c’est finalement le statut général de la fonction publique dont les bases furent édifiées en 1946 qui se voit intrinsèquement remis en cause.

S’il faut concéder que ce statut a déjà connu des évolutions, notamment dans les années 1980 avec la loi du 13 juillet 1983 qui porte les « droits et obligations des fonctionnaires » ou encore celle du 11 janvier 1984 qui définit le statut des fonctionnaires des collectivités territoriales (rendant dès lors possible la décentralisation), les trois fonctions publiques ont encore pour point commun une situation légale et réglementaire.

Cette spécificité réside essentiellement dans le fait que la situation salariale des fonctionnaires n’est pas régie par un contrat passé avec un employeur comme cela est le cas dans le secteur privé. Sauf exception, il est interdit de déroger au statut général, et cette dérogation est rendue possible en consultant le Conseil supérieur de la fonction publique de l’État. Aussi, dans les modalités mêmes du recrutement, qui ont toujours été relativement préservées, c’est un changement de paradigme profond qui s’impose et s’assume.

À cela s’ajoute une rémunération au mérite pour dépasser la rémunération basée sur l’ancienneté. Cela permettrait de distinguer les fonctionnaires les plus efficaces et méritants des autres. Dans Le Parisien, le ministère a précisé que la rémunération au mérite sera « pour tous » et qu’elle « reposera sur les évaluations faites par les managers ».

Ces mesures qui consistent à demander plus d'”efficacité” aux acteurs sans pour autant leur concéder davantage de moyens entraînent une pressurisation de ces personnes qui se savent évaluées constamment. La rémunération au mérite objective l’efficacité et classe en distinguant également les bons et loyaux acteurs des autres.

Ces acteurs deviennent les rouages d’une superstructure sans marge de manœuvre et sont dépossédés de leur savoir-faire puisque l’intérêt principal devient celui de l’efficacité et de la reconnaissance de cette dernière.

Ces bouleversements mettent en place ce qu’Albert W. Tucker avait défini comme le dilemme du prisonnier : la reconnaissance des uns se fait sur l’objectivation de performances, elle classe des acteurs qui occupent initialement une place équivalente. Aussi, en poussant à mieux faire deux acteurs qui se placent dès lors en concurrence, on ne sait pas ce que fera l’autre mais il y a fort à parier qu’il souscrira aux objectifs que lui a assigné son supérieur. Ainsi, pour éviter la sanction qui serait ici l’absence de reconnaissance de mérite, on souscrit aux recommandations dont on est la cible, ce qui génère de la mise en concurrence d’acteurs qui ne s’y étaient auparavant pas soumis.

Des plans de départ volontaires seront également mis en place. Gérald Darmanin avait déjà évoqué cette possibilité en février 2018, ce qui avait suscité la colère des syndicats. Il a maintenu l’expression en indiquant qu’ils pourraient « rester » ou « partir » avec « 24 mois de salaire » et « la possibilité de toucher le chômage ». Force Ouvrière en la personne de Christian Grolier et l’UNSA par le biais de Luc Farré ont remis en cause cette proposition, invoquant la dimension éminemment budgétaire de cette mesure, ou encore le fait que l’indemnité de départ volontaire existait déjà, reléguant ainsi cette proposition à de la simple communication.

Vers un État à l’anglaise, avec peu de fonctionnaires de catégorie A ?

Le 12 décembre 2018 va être organisée une « convention des managers publics » qui regroupe des préfets, des recteurs, des chefs d’administrations centrales ou encore des directeurs d’agences régionales de santé.

Plus largement, c’est la question même de la cohérence de l’action gouvernementale qui se pose : en effet, la suppression d’effectifs dans les collectivités territoriales ne va pas de paire avec l’ajout de compétences au niveau central.

Au contraire, les collectivités se trouvent asphyxiées dans un contexte de baisse des effectifs. Aussi, c’est un État à l’anglaise avec peu de fonctionnaires de catégorie A qui se profile, ce qui aura des implications lourdes en ce qui concerne la conception des politiques publiques. Au Royaume-Uni, les services de l’État sont en effet assurés par les ministères et les agences. Les fonctionnaires ne correspondent qu’à 10% des agents publics et les autres sont employés sur une base contractuelle et soumis à la législation du travail de droit commun. Les conditions d’emploi sont dès lors très variables et flexibles. C’est vers ce modèle que tend aujourd’hui la France : la définition et la conception des politiques publiques migre en effet vers des agences indépendantes. C’est donc l’État qui se trouve privatisé et qui se trouve empêché d’exercer ses prérogatives du fait de contraintes budgétaires.

Pour aller plus loin : Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

Climat : la société civile n’est malheureusement pas la solution

Les appels à sauver le climat se multiplient ces derniers jours, à grand renfort de personnalités et de grands médias. Le succès des Marches pour le Climat du 8 septembre est inédit. Alors qu’un sondage, réalisé après le départ de Nicolas Hulot, témoigne encore une fois de l’importance grandissante de la question climatique en France (76% des Français interrogés veulent que l’écologie soit une priorité du gouvernement), on observe néanmoins un fait : pas d’évolution notoire en termes de politique climatique, relativement à l’urgence d’agir. Ce constat évident amène pourtant beaucoup des acteurs historiques de l’écologie à persister dans une erreur. Celle de dire que la solution à l’inaction politique réside dans la seule « société civile». Si cette dernière peut jouer un rôle en matière d’écologie, c’est surtout lorsque ses actions préparent la prise du pouvoir. En effet, seul l’État peut opérer une transition écologique profonde et surtout rapide.


 

Les Marches sur le climat du samedi 8 septembre ont rassemblé beaucoup plus de monde que sur les actions similaires précédentes, soit plus de 100 000 personnes partout en France[1]. Les nombreux « appels à sauver la planète »[2] parus ces derniers jours ont certainement contribué à cet élan. Mais c’est surtout la démission de Nicolas Hulot qui semble avoir été le catalyseur principal de l’émergence de l’alerte climatique sur la place publique (via une multiplication des sujets liés à l’écologie dans les médias et sur les réseaux sociaux). Au sortir d’un été particulièrement chaud et sec pour l’Europe occidentale, rendant la question du climat concrète, la fenêtre est idéale pour une large sensibilisation de l’opinion publique sur le sujet.

L’hégémonie culturelle que commence à acquérir l’écologie reste néanmoins canalisée médiatiquement par ceux qui s’en réclament depuis toujours. Tel un totem, les médias font la part belle à Europe Écologie Les Verts. Cette exposition médiatique produit des effets dans les sondages relatifs aux intentions de vote pour les élections européennes : EELV est à 7% dans les sondages. L’inertie des habitudes du monde médiatique empêche néanmoins de donner plus d’espace aux écologistes radicaux, qui ont compris que néolibéralisme et écologie sont des opposés.

Or traditionnellement, le discours porté par les Verts est lié à celui porté par les grandes ONG écologistes, et globalement sur le même champ lexical que les « appels à sauver la planète».

Ce discours consiste généralement en deux moments : un appel à nos dirigeants à faire plus, puis un appel à la société civile « qui peut d’ores et déjà agir », à l’échelle individuelle. Si cette axiologie semble être à la hauteur du fameux adage « penser global, agir local », il n’en est rien, et cette posture représente un danger politique vis-à-vis du climat.

 

« Nos dirigeants doivent faire plus » : naïveté parfois feinte, perte de temps réel

Premièrement un appel à nos dirigeants pour qu’ils fassent plus. Ce premier axe représente un progrès dans l’identification du politique comme levier d’action principal, là où, il y a quelques années, l’ensemble du discours était centré sur l’individu.

Cependant, cette posture démontre une naïveté, sincère ou ironique, quant à la réalité de la nature du pouvoir. Pour beaucoup, le pouvoir (dans le sens de « l’État ») est une somme d’individus animés par des volontés personnelles qu’il est possible de faire évoluer par la conviction. La réalité des rapports de classes qui commande l’action politique est généralement niée. Ce fait tient pour partie de la méconnaissance de la théorie marxiste, et du rejet (souvent compréhensible) de la gauche qui s’en réclame ostensiblement (mais qui n’a pas forcement renouveler son logiciel en fonction de l’urgence écologique). Dès lors, quand bien même de plus en plus d’écologistes remettent en cause directement le système capitaliste[3], la reconnaissance d’une conflictualité naturelle entre tenant du système et ses détracteurs reste difficile.

Cette naïveté est presque organique des classes moyennes éduquées, qui sont celles qui se radicalisent le plus vite sur le sujet et animent généralement les structures de l’écologie politique. La peur du non-consensus, du clivage, de la conflictualité, empêche de pousser la cohérence écologique jusqu’au bout. Cette cohérence voudrait pourtant que les ONG et autres tenants de l’écologie prennent des positions politiques claires.

De fait, le constat que l’écologie et le libéralisme ne sont pas compatibles devrait appeler à une confrontation directe avec tout gouvernement libéral. Les organisations qui se revendiquent de l’écologie devraient par exemple s’opposer frontalement au gouvernement d’Emmanuel Macron. Compte tenu de l’urgence à opérer la transition, le fait de laisser finir son mandat à un gouvernement LREM doit poser question. Or, les ONG ont cette liberté de discours que n’ont pas les opposants politiques. Ces derniers, dans la tradition républicaine française basée sur le suffrage universel, ne peuvent pas se prononcer directement pour une insurrection. Les organismes privés oui.

 

 L’individualisme et le “société-civilisme” satisfont les consciences, mais pas le climat

 

Ensuite, nous notons souvent un appel à la société civile « qui peut d’ores et déjà agir », à l’échelle individuelle, dans le discours des tenants de l’écologie. C’est un discours à la fois hypocrite, car les actions que peuvent conduire des individus à leur échelle, ou à l’échelle d’une collectivité territoriale, ne pourra jamais produire une bifurcation écologique à la hauteur de l’urgence. « Et en même temps », c’est un discours nécessaire pour préparer la transition, expérimenter et faire évoluer des consciences vers le politique. Le problème réside surtout dans le fait de s’en contenter, car en plus d’être hypocrite, un discours centré sur l’individu-militant est fondamentalement inégalitaire.

Lorsqu’une ONG ou une formation politique porte ce genre de discours, elle provoque de fait un sentiment d’exclusion chez toute une partie de la population, et surtout les plus précaires. Les classes populaires sont ainsi mises en face de leur incapacité à œuvrer pour la collectivité. Ils ne peuvent en effet pas « militer en consommant », puisque les produits vertueux sont généralement chers. Il est de plus difficile de « conduire des actions » lorsqu’on vit au jour le jour, en proie aux pressions sociales et à la peur du lendemain.

Ce discours est donc un facteur d’éloignement des plus modestes à la res publica, la chose commune, à l’heure où tout le monde se sent néanmoins concerné[4]. D’ailleurs, les classes populaires souffrent souvent davantage des canicules estivales et des poisons de l’agro-industrie. Un discours basé sur l’action individuelle est donc aussi un discours d’exclusion de fait. Il participe, en réaction, à la construction d’un discours qui consiste à dénoncer l’écologie comme un combat « bobo ». Et dire qu’ « un pauvre n’a qu’à vivre sobrement » pour faire sa part dénoterait, d’une part d’un profond mépris de classe, de l’autre, d’un grand besoin de cours de rattrapage en sociologie. L’individu est en effet déterminé par son milieu social.

Le discours de l’écologie individualiste est d’ailleurs tout à fait compatible avec le récit libéral du self-made-man (car une personne pourrait, au même titre qu’un businessman self-made, obtenir par ses actions une influence sur le climat) et du business angel (individu puissant qui décide de protéger les plus faibles, dans un rapport de domination symbolique conservé).

Enfin, le discours société-civiliste est basé sur un postulat biaisé : la conscience écologique ne peut qu’avancer et finira par faire masse dans la société. Outre le fait que cette conscience n’avance pas si vite dans les classes supérieures, il y a un double mouvement dans la société française (et globalement en Occident) qu’il ne faut pas sous-estimer : les classes moyennes éduquées se radicalisent sur la question, et « en même temps », la précarité grandissante provoquée par les réformes libérales éloigne les classes populaires de l’écologie d’action. Le rouleau compresseur libéral atomise la société plus vite que l’écologie l’unifie devant l’urgence.

De l’hégémonie culturelle de l’écologie vers l’hégémonie culturelle d’un modèle de société compatible avec l’écologie. Sortir d’un rapport esthétique à l’action climatique.

 

Ce discours en deux axes est le même depuis des années chez les ONG. Le risque politique est réel : les société-civilistes canalisent les jeunes et les classes moyennes éduquées dans l’inaction par rapport à la politique. Ou du moins, par rapport à la seule forme de politique qui permet de prendre le pouvoir, celle avec un petit « p ». Il se produit d’ailleurs généralement un cercle vicieux : les classes moyennes éduquées s’attachent aux formes d’action individualiste et en deviennent organiquement défenseuses. Ces formes d’action sont de fait souvent un moyen de construire un rapport esthétique à soi et à la société, loin de la conflictualité peu sexy de la real-politique.

Si l’écologie est en passe de devenir une thématique hégémonique en France, elle se heurte à un plafond de verre social à cause du discours tenu par beaucoup des porte-voix de l’écologie. Les classes populaires ne s’emparent pas de cette thématique. La conquête de l’hégémonie culturelle en la matière est donc encore loin. Elle passera d’une part par une systématisation de la critique du libéralisme par les écologistes, et par un élargissement du discours à la critique de l’ensemble des méfaits de ce libéralisme. C’est par cette voix que l’écologie peut devenir populaire, mais c’est également la seule qui peut la faire devenir réalité.

En effet, l’urgence écologique nous impose une prise du pouvoir rapide, et donc la mobilisation électorale de l’ensemble des victimes du libéralisme, à savoir le peuple dans sa globalité (puisque nous partageons tous un écosystème commun). Le peuple entier doit pouvoir s’identifier au combat pour la planète, car ce combat participe également à définir le peuple.

Les grandes organisations de l’écologie ont d’ailleurs presque toutes intégrées la nécessité du lien avec le social. Les ONG écologistes, lorsqu’elles ne portent pas directement des revendications sociales, organisent des évènements ou des actions avec des ONG sociales. Le problème, c’est que cette intégration se fait sur un rapport humanitaire au social. Plus rarement pour des revendications politiques qui imposent la solidarité comme la sécurité sociale, les services publics, etc.

Que les ONG se positionnent concrètement en politique serait donc la prochaine étape sur la voie de la cohérence. C’est évidemment un coût important pour ces dernières, puisqu’il s’agit de déranger des habitudes, d’imposer de la conflictualité aux citoyens qui les soutiennent et garantissent leur “business model”, mais c’est le coût de la cohérence. Au même titre que la Charte d’Amiens[5] devrait être abandonnée (car obsolète dans un contexte où le syndicalisme n’a plus les moyens de faire changer la société, alors que le politique le peut), les « syndicalistes de la nature » devraient également descendre dans l’arène de la realpolitik.

Il n’y a que la prise du pouvoir qui compte pour la planète, car seul l’État dispose de la puissance nécessaire à la mise en œuvre d’une transition de l’ensemble de l’appareil productif rapidement (via la nationalisation de tous les secteurs stratégique à cette transition). Cela suppose de se poser les bonnes questions : quelle force de l’échiquier politique est la mieux placée pour appliquer un programme de transition radicale ?

Bref, il faut sortir du dogme du pouvoir citoyen. Des citoyens “qui se bougent” n’obtiennent que des victoires marginales, certes importantes sur le plan symbolique, mais rien de plus.

 

[1] https://actu.orange.fr/societe/environnement/mobilisation-inedite-pour-le-climat-a-travers-la-france-CNT0000016nrf6/photos/manifestants-pour-la-lutte-contre-le-changement-climatique-a-paris-le-8-septembre-2018-2d276242df6b2a5e3c82f0ada6bbc167.html

[2] Appel des 700 scientifiques français (07/09/2018) : https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/08/climat-700-scientifiques-francais-lancent-un-appel_5351987_823448.html

Appel des 200 célébrités françaises (03/09/2018) :

https://www.nouvelobs.com/planete/20180903.OBS1701/climat-200-personnalites-lancent-un-appel-face-au-plus-grand-defi-de-l-humanite.html

Appel des 15 000 scientifiques (13/11/2017) : https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/le-cri-d-alarme-de-quinze-mille-scientifiques-sur-l-etat-de-la-planete_5214185_3244.html

[3] http://lvsl.fr/demission-de-hulot-la-faillite-de-lecologie-neoliberale

[4] http://www.notreterre.org/2018/09/les-francais-veulent-que-l-ecologie-soit-la-priorite-du-gouvernement.html

[5] Charte adoptée en octobre 1906 sanctuarisant l’autonomie des syndicats par rapport aux partis politiques.

Pourquoi les capitalistes ont une “aversion” pour le plein-emploi : l’explication de Kalecki

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Michal_Kalecki.jpg
Michal Kalecki ⒸManuel Garcia Jodar

Trop méconnu, Michal Kalecki, né en Pologne en 1899 et fortement influencé par Karl Marx et Rosa Luxembourg, est un des auteurs dont les travaux, avec John Maynard Keynes, sont au fondement de la théorie post-keynésienne. Ici, nous montrons l’acuité et l’actualité de sa vision de l’économie politique.


Auteur en 1933 d’un livre remarquable intitulé Essai sur la théorie du cycle des affaires, Michal Kalecki est souvent présenté, à juste titre, comme celui qui a anticipé de nombreux développements théoriques que Keynes abordera trois ans plus tard dans la Théorie Générale, à commencer par l’importance de l’investissement et du rôle de l’Etat dans l’économie.  Mais nous allons plutôt ici nous intéresser à un autre article majeur de Michal Kalecki, publié en 1943 et intitulé « Political Aspects of Full Employment » (Political Quarterly, 4), où l’auteur développe sa vision de l’économie politique, qui est comme vous allez le voir, toujours d’actualité.

Le paradoxe du refus du plein-emploi

Le but de Kalecki est de montrer que si le plein emploi est réalisable de fait via une augmentation des dépenses gouvernementales, il n’en demeure pas moins qu’une opposition politique au plein-emploi est possible. C’est pourquoi Kalecki écrit : « Parmi les opposants à cette doctrine, il y avait (et il y a encore) d’éminents prétendus « experts économiques » étroitement liés aux banques et aux industries. Cela suggère qu’il y a un arrière-plan politique dans l’opposition à la doctrine du plein emploi, même si les arguments invoqués sont économiques ». Notons avec un certain plaisir que les “prétendus experts économiques”, que l’on trouve aujourd’hui dans de nombreux médias faisaient, semble-t-il, déjà rage en 1943.

Pour étayer son argumentation, Kalecki invoque l’opposition des grandes entreprises aux programmes d’augmentation des dépenses gouvernementales mises en œuvre lors du New Deal du président Américain Roosevelt, ou lors de l’expérience du Front Populaire en France. Il s’agit là d’un paradoxe, car une augmentation des dépenses publiques bénéficie en théorie autant aux travailleurs qu’aux entreprises, puisque la dépense gouvernementale supplémentaire conduit à une augmentation des profits. Michal Kalecki cherche donc à résoudre ce paradoxe et invoque pour cela trois raisons principales.

La Résolution du paradoxe

Tout d’abord, Michal Kalecki affirme que les capitalistes n’ont pas intérêt au plein emploi, du fait des changements politiques et sociaux qu’il induit. On retrouve là dans une certaine mesure la théorie de “l’armée de réserve” de Karl Marx. En effet, lorsque le plein emploi est atteint, la menace du licenciement n’agit plus comme contrainte disciplinaire, et produit une modification du rapport de force en faveur des salariés, qui conduira, à travers l’essor de la syndicalisation par exemple, à une hausse des salaires. Pourtant, une hausse de la part des salaires, pour Kalecki, est plus de nature à augmenter les prix et à générer de l’inflation (au détriment des rentiers) qu’à baisser les profits en tant que tels. Ainsi Kalecki conclut : « la discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises. Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain, et que le chômage fait partie intégrante d’un système capitaliste normal ».

« la discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises. Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain, et que le chômage fait partie intégrante d’un système capitaliste normal »

La seconde raison consiste en une « aversion » des capitalistes contre l’intervention de l’Etat en matière d’emploi. En effet, lorsque l’Etat n’intervient pas, l’économie est selon Kalecki tributaire du « niveau de confiance » des capitalistes, et tout ce qui pourrait l’affecter est par conséquent à bannir, puisqu’il en résulterait une chute de l’investissement et de la production. Les capitalistes ont de ce fait un « contrôle indirect » sur le gouvernement. Or, à partir du moment où l’Etat utilise la dépense publique pour redresser l’économie, les capitalistes perdent le contrôle, et l’économie n’est dès lors plus dépendante du niveau de confiance. Ainsi Kalecki écrit : « la fonction sociale de la doctrine des « finances saines » est de rendre le niveau d’emploi dépendant du niveau de confiance ». Comment ne pas faire ici le parallèle avec les mentions incessantes d’une partie de la classe politique et des milieux d’affaires à la “confiance” (“restaurer la confiance”, “climat de confiance”), qui serait dès lors l’élément clé, la condition sine qua non d’une reprise économique ? En réalité, l’explosion de la référence à la “confiance” est le pendant, la conséquence de l’affaiblissement de la maîtrise de l’économie par la puissance publique qui trouve son origine dans tournant néo-libéral à partir de la fin des années 1970.

La dernière raison consiste en une méfiance des capitalistes envers les investissements étatiques, mais aussi envers les subventions à la consommation. Dans le cas des investissements étatiques, les capitalistes craignent que l’Etat, en nationalisant un secteur donné par exemple, n’empiète sur des débouchés réservés aux « affaires privées ». Nous pouvons ici remarquer que depuis le début des années 1980, c’est par ailleurs bien une dynamique inverse de privatisation des grands groupes publics qui est à l’oeuvre dans nos économies. Concernant les crédits à la consommation, Kalecki écrit : « on pourrait s’attendre à ce que les hommes d’affaire et leurs experts soient d’autant plus favorables aux subventions à la consommation de masse qu’à l’investissement public ; puisque celle-ci ne s’engage dans aucune sorte d’entreprise ». Or, comme le remarque l’auteur, il n’en n’est rien, car on toucherait alors au plus profond de « l’éthique capitaliste », qui veut que « chacun gagne son pain à la sueur de son front ». Là encore, nous pouvons constater que le texte de Kalecki est toujours éminemment d’actualité compte tenu des références permanentes au mérite, au rejet de “l’assistanat”, ou encore à la valeur travail.

Pression à la hausse sur les salaires, discipline des salariés, volonté de rendre l’économie tributaire du “niveau de confiance”, et donc du bon vouloir des capitalistes, peur de voir des débouchés potentiels aspirés par la puissance étatique, maintien de l’éthique capitaliste du mérite, voilà autant de raisons qui expliquent la méfiance, voire l’aversion des capitalistes pour le plein-emploi. Et voici aussi pourquoi le problème du chômage de masse, qui pourrait, dans une économie mondialisée, être combattu par des actions étatiques coordonnées, n’est pas résolu.

La conquête du pouvoir d’État – Íñigo Errejón

Crédits photos
Iñigo Errejon pendant sa conférence sur la conquête du pouvoir d’État.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez la conférence d’Íñigo Errejón, stratège de Podemos, sur la conquête du pouvoir d’État et la construction d’une nouvelle hégémonie.

 

 

Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

Faut-il défendre le revenu universel ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_base#/media/File:Basic_Income_Performance_in_Bern,_Oct_2013.jpg
Manifestation en faveur du revenu universel à Berne en 2013 dans le cadre d’une campagne de votation nationale en Suisse. © Stefan Bohrer / Wikimedia

Parmi les nombreux débats agitant les formations politiques, celui sur le revenu universel est devenu incontournable ces dernières années, alors même que son caractère utopiste n’a cessé d’être mis en avant comme motif de rejet. L’idée a cependant fait son nid au sein de programmes politiques de droite et de gauche un peu partout dans le monde, alors que se multiplient les études à petite échelle organisées par les gouvernements en lien avec des think-tanks, des économistes et des scientifiques de toutes sortes. Ce regain d’intérêt pour une idée vieille de plusieurs siècles ne se comprend qu’au regard des défis socio-économiques titanesques que connaissent les pays dits développés depuis la crise de 2008 : accroissement constant des inégalités, développement du temps partiel, de l’intérim, des stages et de l’auto-entrepreneuriat, inquiétudes liées à la robotisation…


 

Popularisé en France par la campagne présidentielle de Benoît Hamon, le revenu universel prétend répondre à ces grandes questions tout en simplifiant le fonctionnement bureaucratique de la protection sociale. Il s’agit par exemple de remplacer le minimum vieillesse (débutant aujourd’hui à 634,66€ par mois), le RSA socle (545,48€ par mois sans enfant ni aide au logement), les bourses étudiantes, ou encore les allocations familiales – au travers du versement du revenu universel des enfants à leur parents jusqu’à l’atteinte de la majorité – par un revenu unique versé à tous les citoyens. Par ailleurs, le revenu universel supprimerait la nécessité d’une surveillance permanente, intrusive et coûteuse des bénéficiaires du RSA afin de vérifier qu’ils ne vivent pas en concubinage ou qu’ils ne disposent pas de revenu non déclaré.

« La question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale pour évaluer l’objectif réel les propositions politiques autour de cette question : s’agit-il de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun les moyens de mener une vie décente ? »

La transversalité du revenu universel l’a conduit à être récupéré par certains partisans du néolibéralisme, qui y voient une proposition populaire capable de simplifier la bureaucratie étatique et de protéger certaines libertés individuelles, tout en faisant des économies sur les aides sociales versées aux plus démunis, à rebours de la logique émancipatrice qui domine les propositions de revenu universel issues des mouvements critiques du capitalisme. En effet, la question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale si l’on souhaite évaluer l’objectif réel des propositions politiques autour de cette question : s’agit-il avant tout de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun des moyens suffisants pour mener une vie décente ? Évidemment, toute question de revenu étant aussi une question fiscale, le revenu universel nous invite à nous interroger sur le fonctionnement et la justice du système d’imposition contemporain : au vu des inégalités actuelles et du fait que même les plus fortunés devraient recevoir un revenu universel, la combinaison de ce dernier avec un système fiscal progressif – ce qui passe par un nombre de tranches de revenu plus importantes – et une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale apparaît comme une condition sine qua non du véritable succès du revenu universel.

Sur le papier, un revenu universel d’un montant conséquent constituerait donc bien une véritable révolution du système étatique de redistribution. Il s’agirait ni plus ni moins que du premier pas vers une société libérée de la nécessité de travailler pour survivre, qui garantirait à chacun les moyens de base de son existence via cette source de revenu constante, tout en permettant aux individus de la cumuler avec d’autres et de gérer leur vie de manière plus libre. Quiconque souhaiterait refuser un emploi à temps plein pour se consacrer à d’autres activités ou menant une vie instable entre inactivité, bénévolat, stage ou auto-entrepreneuriat bénéficierait alors d’un filet de sécurité sans nécessité de passer par de longues démarches administratives. Les avantages théoriques du revenu universel par rapport au système actuel de protection sociale semblent donc être légion, si tant est qu’il soit d’un montant décent et ne renforce pas la trajectoire toujours plus inégalitaire de la distribution des ressources. Cependant, de considérables questions restent sans réponses précises, en particulier celle du financement, et invitent à relativiser l’intérêt réel du revenu universel dans la conduite d’une politique anti-libérale.

 

Où trouver le financement ?

Alors que le revenu universel se répand dans les programmes politiques et les études académiques, la question de son financement est encore largement sans réponse : si pratiquement tout le monde s’entend pour que les montants économisés dans la gestion d’un ensemble complexe de prestations sociales et que ceux des aides de base remplacées par le revenu de base y soient dédiés, tout le reste demeure en débat. L’amateurisme de Benoît Hamon sur les détails concrets de la mesure-phare de sa campagne présidentielle démontre la difficulté à trouver un schéma de financement complet pour un revenu véritablement universel d’un montant conséquent. La lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale, tout comme la suppression de certaines niches fiscales se retrouve dans beaucoup de discours, mais à des degrés très variables de détermination et de sérieux suivant les hommes politiques. Une taxe Tobin sur les transactions financières ou la très floue “taxe sur les robots” du candidat PS permettraient peut-être de récolter quelques milliards d’euros mais les comptes n’y sont toujours pas. A titre d’exemple, selon un article de La Tribune, le “revenu universel d’existence” de Benoît Hamon aurait coûté environ 550 milliards d’euros, dont 100 milliards étaient financés ; le reste, correspondant à environ 20 points de PIB, restait à trouver. Que l’on considère l’utopie comme une bonne chose ou non, cette différence hallucinante entre les dépenses et les recettes prévues témoigne en réalité d’une quasi-impossibilité de réunir tant de financements sans couper dans les dépenses sociales de manière draconienne.

En effet, l’utilité réelle du revenu de base dans la lutte contre la pauvreté n’apparaît qu’à partir de montants suffisamment conséquents pour permettre de refuser un mauvais emploi procurant un complément de revenu. En dessous de tels montants – que l’on très schématiquement établir, pour la France, entre le seuil de pauvreté et le SMIC, c’est-à-dire entre 846 euros (lorsque évalué à 50% du revenu médian par simple convention comptable) et 1173 euros net mensuels – la nécessité d’un salaire, même plus faible qu’auparavant, pour survivre, demeure. Dans ces conditions, le revenu universel pourrait éventuellement réduire légèrement la pauvreté mais l’existence d’une “armée de réserve” de bras forcés de vendre leur force de travail contre rémunération n’est pas remise en cause. Or, tant qu’il y aura davantage de demande d’emploi que d’offre, les employeurs seront en position de force par rapport au salarié, et pourraient même forcer ces derniers à accepter des diminutions de leur rémunération au nom de la compétitivité puisque qu’elles seraient désormais compensées par le revenu universel…

Les estimations du think-tank britannique Compass disqualifient catégoriquement les propositions de revenu universel basées sur des montants faibles ou moyens : dans le cas d’un revenu de base mensuel de 292 livres (environ 330 euros) financé uniquement par la suppression de services sociaux sur conditions de revenu, la pauvreté infantile augmenterait de 10%, celle des retraités de 4% et celle de la population active, de 3%. Voilà pour les versions les plus libérales de revenu universel, démembrant l’État-providence pour offrir une  petite part du gâteau à tous au nom de la “flexi-sécurité” ou de quelque autre mensonge néolibéral. La mise en place d’un revenu universel d’un montant similaire (284 livres par mois – environ 320 euros) sans suppression de prestations sociales est évaluée, quant à elle, à 170 milliards de livres (192 milliards d’euros, 6.5% du PIB britannique environ), alors même que le revenu universel des mineurs serait plus faible et que le revenu de base serait comptabilisé dans les impôts ! Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès, think-tank adossé au PS, est encore plus angoissant : trois hypothèses sont étudiées (500, 750 et 1000 euros par mois par personne) et le financement d’un revenu universel n’est atteint qu’au prix du démantèlement total de l’État-providence (démantèlement de l’assurance maladie et assurance chômage dans le premier cas, auxquelles s’ajoute les retraites dans le second cas et des prélèvements supplémentaires dans le dernier cas) !

Au terme de cette brève analyse comptable, deux éléments apparaissent indiscutables:

  • à moins de n’être d’un montant élevé, un revenu de base ne parviendra ni à réduire significativement la pauvreté, ni à assurer une plus grande liberté aux travailleurs pauvres et un rapport de force plus équilibré entre offreurs et demandeurs d’emploi ;
  • un revenu universel élevé ne peut être financé que par la destruction complète de notre État-providence ou par des niveaux de prélèvements astronomiquement hauts, que même le gouvernement anti-capitaliste le plus déterminé aurait peu de chances à faire accepter au pouvoir économique.

« Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. »

Dans un document synthétique sur le revenu universel et sa faisabilité, Luke Martinelli, chercheur à l’université de Bath, parvient ainsi à la conclusion suivante : “an affordable UBI is inadequate, and an adequate UBI is unaffordable” (un Revenu Universel de Base abordable est insuffisant, un RUB suffisant est inabordable). Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. N’importe qui connaissant vaguement les rapports de force actuels, en France comme à l’échelle mondiale, entre patronat et salariat ou entre riches et pauvres, comprendra aisément que le revenu universel est sans doute une proposition trop irréaliste et trop risquée à porter, tant il est loin d’être certain qu’elle puisse devenir hégémonique sans être récupérée par les néolibéraux. Soutenir des combats très concrets comme la hausse du SMIC, la fin du travail détaché ou encore l’accession au statut de fonctionnaires des prestataires de l’État semble être à la fois plus simple et plus sûr ; non pas en raison du caractère utopiste du revenu universel, mais en raison du manque de lisibilité de cette proposition.

 

Combien d’espoirs déçus ?

Admettons tout de même qu’il soit possible de financer un revenu de base conséquent sans couper dans les dépenses sociales. Quelles conséquences concrètes sur le travail et sur la société en général est-on capable d’envisager dans le monde d’aujourd’hui?

Indéniablement, le revenu universel offrirait un certain niveau de protection aux chômeurs, aujourd’hui criminalisés par les médias dominants et forcés de se soumettre à un contrôle des plus autoritaires et dégradants pour la dignité humaine. Cependant, il ne leur procurerait pas nécessairement un emploi. Or, nombre de chômeurs veulent travailler, non pas uniquement pour avoir un salaire ou à cause de la pression psychologique de la culpabilisation permanente de “l’assistanat”, mais parce qu’un emploi permet aussi de développer de nouvelles compétences, de faire des rencontres et de participer au bon fonctionnement et à l’amélioration de la société. Dans un contexte de division très avancée du travail, affirmer que le travail permet à chacun de trouver une place qui lui correspond dans la communauté ne relève pas du discours libéral forçant chacun à accepter un emploi au risque d’être exclu, mais bien de l’idéal de coopération et de solidarité humaine qui est censé être le propre des mouvements critiques du libéralisme.

Sans même évoquer la virulence assurément décuplée des critiques d’un “assistanat” généralisé en cas de mise en place d’un revenu universel qui permettrait à beaucoup de se mettre en retrait de l’emploi, les conséquences sur la solidarité de classe risquent également d’être bien moins positives qu’espérées. En facilitant les démissions de ceux qui ne trouvant pas suffisamment de valeur – en terme monétaire, mais aussi de satisfaction psychologique – à leur travail, un revenu universel d’un niveau décent offrirait certes davantage de liberté individuelle, mais cette conquête risque de se faire au détriment de la solidarité entre collègues, employés de la même branche ou même du salariat au sens large. En effet, combien seront ceux prêts à se mobiliser pour exiger de meilleurs conditions de travail ou de meilleures rémunérations quand il est beaucoup plus simple de démissionner? Comment espérer l’émergence d’une conscience de classe à grande échelle lorsqu’il sera si simple de pointer du doigt ceux ayant renoncé à l’emploi afin de diviser une population ayant pourtant tant de demandes communes? Au vu de la redoutable efficacité de la stratégie du “diviser pour mieux régner” ces dernières décennies, il s’agit là d’une perspective des plus terrifiantes.

« Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs” auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. »

En réalité, c’est bien la promesse centrale du revenu universel – résoudre la division de l’emploi, entre les jobs qui procurent de la satisfaction et du bonheur et la majorité qui n’en procurent aucune – qu’il nous faut questionner. Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. En raison des différences de qualification et d’expérience des individus, la flexibilité du facteur travail est très faible, puisqu’il est nécessaire de se reformer ou de reprendre des études avant d’accéder à un nouveau poste. Cela est d’autant plus vrai avec la segmentation du travail très poussée et les durées d’études de plus en plus longues qui caractérisent le monde contemporain. En outre, la reproduction sociale s’exerçant au sein du système éducatif “méritocratique”, qui conduit souvent les plus défavorisés à revoir leurs ambitions à la baisse, constitue un frein supplémentaire d’une puissance considérable.

Enfin, le revenu universel se veut une solution à la disparition annoncée du travail, menacé d’extinction par les progrès fulgurants de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Outre le caractère très contestable des études faisant de telles prédictions, le nombre de besoins non assurés en termes de services sociaux, la nécessité du développement des pays du Sud ainsi que la transition écologique rendent le travail plus nécessaire que jamais pour améliorer collectivement la société. Ajoutons également que les raisons premières des pertes d’emplois des dernières décennies, les délocalisations et les compressions de masse salariale pour effectuer le même volume de travail, résultent directement à l’obligation de fournir une rente croissante aux actionnaires au travers des dividendes. Ainsi, plus que la fin du travail, il nous faut peut-être davantage craindre que des emplois mal considérés et mal rémunérés difficilement automatisables ou délocalisables soient abandonnés en raison du revenu universel. Que se passera-t-il demain si la moitié des éboueurs et des agents d’entretien décide de démissionner ? Ferons-nous effectuer ces tâches immensément nécessaires à des immigrés illégaux de manière non déclarée ? A des travailleurs détachés n’ayant pas la chance d’avoir un revenu universel en place dans leur pays d’origine ? Il semble ici que l’amélioration des conditions de travail, des rémunérations et de la reconnaissance de l’utilité sociale de bon nombre d’emplois laborieux soit la seule solution viable, en attendant de pouvoir les automatiser.

 

Mieux que le revenu universel ? La garantie universelle à l’emploi

Affiche de 1935 promouvant le Civilian Conservation Corps.

Deux conclusions s’imposent donc :

  • la seule forme de revenu universel qui puisse avoir les effets recherchés par les adversaires du néolibéralisme est si coûteuse que pratiquement impossible à financer ;
  • le revenu universel, à lui seul, ne suffira pas à répartir le travail plus équitablement, entre chômeurs et victimes du burn-out, et à permettre à chacun d’occuper l’activité de son choix.

Cela revient-il à dire qu’il n’existe pas de proposition révolutionnaire crédible permettant à la fois de procurer épanouissement et sécurité financière ? Pas sûr… Une proposition concurrente, quoique différente, au revenu universel cherche à concilier ces objectifs et se révèle plus simple à mettre en œuvre et à financer : la garantie universelle à l’emploi. De quoi s’agit-il ? L’idée, que l’on peut rapprocher de la proposition de salaire à vie de Bernard Friot est simple : l’État propose à tous ceux qui le souhaitent un emploi, rémunéré au salaire minimum, en fonction de leur qualification et des besoins sélectionnés par des objectifs nationaux et les nécessités locales.

L’idée est moins utopique qu’il n’y paraît : à certains égards, les contrats aidés et le service civique constituent déjà deux embryons de garantie universelle à l’emploi. Il s’agit cependant de versions low-cost de celle-ci, puisque bien moins rémunérés – entre 580,55 euros et 688,21 euros par mois pour le service civique – et soumises à condition et avec un plafond du nombre de bénéficiaires potentiels. Le seul exemple de grande échelle, couronné de réussite et arrêté en 1942 en raison de l’entrée en guerre des États-Unis, est celui du Civilian Conservation Corps, centré autour de la protection de l’environnement, mis en place par l’administration de Franklin Delano Roosevelt pour lutter contre le chômage de masse à la suite de la crise de 1929. Il employa 3 millions de personnes entre 1933 et 1942 et permit de planter 3,5 milliards d’arbres, de créer plus de 700 nouveaux parcs naturels ou encore de bâtir quelques 40000 ponts et 4500 cabanes et refuges simples pour les visiteurs à la recherche de la beauté de la nature. Au vu des besoins actuels de préservation de l’environnement, la renaissance d’un tel programme constituerait sans doute un projet politique profondément positif susceptible de plaire à des fractions très différentes de la population. Un des conseillers du président Roosevelt dira d’ailleurs que le programme était devenu “trop populaire pour pouvoir être critiqué”. Non seulement, de tels programmes sont bénéfiques, mais ils le sont sans aucun doute plus que le revenu universel, et ce pour plusieurs raisons majeures.

Tout d’abord, la garantie universelle à l’emploi serait bien moins coûteuse que le revenu universel, puisqu’elle ne concernerait que les chômeurs le désirant et remplacerait pour ceux-ci les allocations chômage. La différence restante serait bien plus simple à trouver que les montants faramineux nécessaires à un revenu universel, même de niveau moyen, et constituerait un bien meilleur investissement que les milliards du CICE, très loin d’avoir créé le million d’emplois promis par le MEDEF étant donné la fuite vers les revenus du capital de la majorité de l’argent investi. En France, employer tous les chômeurs au SMIC coûterait environ 80 milliards d’euros par an, un montant comparable à l’évasion fiscale et qui ne tient pas compte des économies réalisée par l’assurance chômage et les programmes d’économie de l’offre aux effets ridicules sur l’emploi. S’il l’on tient compte des effets d’entraînement de l’économie au travers du multiplicateur keynésien, on peut même espérer une hausse des recettes fiscales importante et rapide!

« L’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. »

Ensuite, contrairement au revenu universel, elle permet à tous d’avoir un emploi, prenant ainsi en compte la volonté première de la plupart de ceux qui en sont privés, tout en leur offrant une opportunité de gagner en qualification et en expérience. Une garantie universelle à l’emploi répondrait également aux nombreux besoins de main-d’œuvre de la collectivité pour mener des projets d’intérêt général tels que la rénovation thermique, l’aide aux élèves, ou les travaux publics, comme évoqué précédemment. Enfin, l’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. En permettant d’atteindre le plein-emploi et en éliminant la peur du chômage, la garantie universelle à l’emploi constitue un encouragement à la mobilisation sociale pour un futur meilleur comme le revenu universel ne pourra jamais en fournir.

Au niveau macroéconomique, l’unique critique majeure de la garantie universelle à l’emploi concerne ses conséquences inflationnistes. En effet, en relançant l’activité économique significativement – et si une partie de son financement provient de l’expansion monétaire – la garantie universelle à l’emploi risque de créer de l’inflation. On objectera tout d’abord qu’une hausse de cette dernière ne fera pas de mal, au contraire, alors qu’elle est particulièrement faible depuis plusieurs années, en particulier en Europe, et qu’elle permet artificiellement de réduire la valeur réelle des dettes contractées par le passé, un des problèmes les plus importants des économies contemporaines. Et si l’inflation générée était pourtant trop importante? C’est l’opinion des économistes mainstream se référant à la courbe de Phillips et à la règle de Taylor – qui stipulent toutes deux qu’il existe un relation inversée entre le niveau de chômage et celui de l’inflation (quand le chômage baisse, l’inflation augmente et vice-versa) – et qui voient en la garantie universelle à l’emploi une source d’inflation hors de contrôle, puisque le chômage, variable d’ajustement pour atteindre des objectifs d’inflation, aurait peu ou prou disparu. Comme l’explique Romaric Godin sur Mediapart, les économistes de la Modern Monetary Theory (MMT), principaux théoriciens de la garantie universelle à l’emploi, estiment au contraire que l’ajustement de l’inflation se ferait désormais au niveau des transferts de main-d’œuvre entre jobs garantis par l’État payés au salaire minimum et emplois dans le secteur privé, au salaires variables mais plus élevés en moyenne. Lorsque le secteur privé a besoin de davantage de main-d’œuvre, le nombre d’emplois garantis se réduit mécaniquement puisque beaucoup de travailleurs choisiront un emploi rémunéré davantage que le salaire minimum, ce qui crée de l’inflation, et vice-versa. Le mécanisme d’ajustement existerait toujours, il ne serait simplement plus basé sur le chômage mais sur le stock d’emplois garantis, qui fournissent au passage nombre de qualifications supplémentaires utiles au secteur privé par la suite, contrairement au chômage qui déprécie la valeur de l’expérience acquise au fur et à mesure que sa durée s’allonge.

La garantie universelle à l’emploi présente par ailleurs un dernier effet intéressant à l’échelle macroéconomique : elle joue un rôle de stabilisateur de l’économie bien plus efficace que les politiques keynésiennes traditionnelles – qui prennent un certain temps à être mises en place – sans même parler des ahurissantes politiques de l’offre pro-cycliques appliquées actuellement. En effet, la garantie universelle à l’emploi permet d’absorber la main-d’œuvre congédiée par le secteur privé dans un contexte économique moins favorable et freine la croissance de mauvaise qualité reposant sur des emplois précaires mal payés en procurant une alternative simple. Le revenu universel ne peut en dire autant.

Les raisons pour soutenir une garantie universelle à l’emploi plutôt que le revenu universel ne manquent donc pas. Les adversaires du néolibéralisme risquent de se casser les dents éternellement sur le problème du financement d’un revenu universel souhaitable, c’est-à-dire d’un niveau au-dessus du seuil de pauvreté et sans coupes dans l’État-providence, ce qui ne peut résulter qu’en perte de crédibilité. Le procès en utopie est sans doute ridicule, mais encore faut-il un minimum de sérieux dans nos propositions si l’on ne veut ajouter de l’eau au moulin. La garantie universelle à l’emploi est, elle, crédible et relativement simple à mettre en oeuvre une fois les besoins fixés, le mécanisme d’affectation établi et les financements récupérés. Ses conséquences sur le rapport de force social entre patrons et salariés, la satisfaction personnelle et l’utilité générale à la société sont infiniment plus positives que celles du revenu universel. On comprendra dès lors pourquoi le revenu universel est soutenu par des personnages comme Mark Zuckerberg ou Hillary Clinton et non la garantie universelle à l’emploi.

Julian Assange, un défi permanent lancé à l’ordre mondial – Entretien avec Juan Branco

Juan Branco est conseiller juridique de Julian Assange. Docteur en droit, il travaille comme avocat ainsi que comme chercheur à la Yale Law School. Ex-collaborateur à la Cour Pénale Internationale, il en a tiré un livre (L’ordre et le monde) dans lequel il accuse la Cour d’être au service des États les plus puissants. Ses analyses portant sur Wikileaks, les relations internationales et les questions de souveraineté nous ont intéressés ; nous avons décidé de le rencontrer.


LVSL – Vous êtes conseiller de Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, qui est réfugié à  l’ambassade de l’Équateur à Londres depuis juin 2012, après avoir fait l’objet de poursuites aux Etats-Unis pour espionnage et d’une enquête préliminaire pour viol en Suède. En février 2016, l’ONU a reconnu son statut de prisonnier politique, et peu après les poursuites ont été abandonnées en Suède. Durant sa campagne, Donald Trump semblait moins hostile envers Assange que son adversaire. Comment voyez-vous l’évolution de la situation de Julian Assange dans les mois à venir ?

Juan Branco – Cette première étape était très importante car elle nous a permis de démontrer que sa situation dans l’ambassade était liée non pas à des accusations de droit commun mais bien à une persécution menée par les Etats-Unis dont le Royaume-Uni et la Suède s’étaient rendus complices. D’où un renversement des flux : il revenait dès lors à ces États de justifier sa détention. La pression sociale, jusque-là écrasante, était censée enfin retomber sur eux. Sauf que d’une part, le Royaume-Uni a tenté d’esquiver le problème en prétendant qu’ils maintenaient Assange dans cette situation parce qu’il aurait violé les conditions de sa résidence surveillée quand il était recherché pour témoignage : ce qui devrait déboucher dans le pire des cas sur une peine d’amende de quelques milliers de pounds et trois mois de détention – alors que près de de 20 millions d’euros ont été déjà dépensés pour le maintenir enfermé dans l’ambassade et qu’on l’y détient depuis cinq ans.

“La détention de Julian Assange n’est pas liée à des accusations de droit commun, mais bien à une persécution menée par les Etats-Unis dont le Royaume-Uni et la Suède se sont montrés complices”

Cela sert surtout de prétexte juridique pour maintenir des policiers autour de l’ambassade et éventuellement le faire arrêter pour dans la foulée pouvoir l’extrader aux Etats-Unis. Et d’autre part, le renversement de la pression sociale qui aurait dû intervenir a été en grande partie miné par l’embrouillaminis de rumeurs quant à ses liens avec la Russie, à la suite d’accusations selon lesquelles Julian aurait favorisé l’élection de Donald Trump en donnant à voir les manipulations des primaires démocrates, puis les mails de Podesta (des mails de John Podesta, président de l’équipe de campagne de Mme Clinton révélés à partir du 7 octobre 2016 par Wikileaks) qui révélaient notamment des cas de corruption et d’endogamie ahurissante au sein de la Fondation Clinton. Enfin il y a eu un changement de pouvoir récemment en Equateur, Correa est parti [le nouveau président Lenin Moreno est nettement moins favorable à Julian Assange ndlr]. Du coup, on est dans une sorte de stagnation assez perturbante dans laquelle il n’y a pas de perspective de court terme qui s’ouvre, si ce n’est tenter de le ramener en France.

LVSL – Emmanuel Macron pourrait-il faire un tel geste ?

Juan Branco  Macron peut avoir la folie, dans un geste de toute puissance souveraine qui lui ressemblerait, de se permettre quelque chose de cet ordre vis-à-vis d’Assange ou de Snowden. D’autant plus que la configuration géopolitique est quand même particulière et qu’on se retrouve dans une situation où quelque part cela pourrait, sinon recevoir l’approbation, du moins constituer une forme de soulagement pour Londres, sans aller contre les intérêts immédiats de l’administration américaine ou en tout cas sans susciter un rejet massif et immédiat, et une condamnation qui mettrait en danger les intérêts diplomatiques de la France. Je ne peux pas en dire plus.

LVSL – Julian Assange est-il en sécurité ?

Juan Branco – On est rentré dans une phase où tout redevient possible. Tant qu’il y avait le stigmate du viol, pour les autorités états-uniennes, il n’y avait rien besoin de faire : Julian Assange leur apparaissait relativement désactivé. C’est du moins ce qu’ils pensaient jusqu’en 2016. De plus, pendant trois ans, Wikileaks s’est trouvé sans le système qui lui permet de recevoir des documents après un vol de ceux-ci. Donc ils pensaient l’organisation moribonde, déclinante. Arrivent les différentes révélations de Snowden et le rôle de Wikileaks dans son exfiltration, la clôture de l’affaire sur les suspicions de viol, puis la réactivation de la plateforme de transmission sécurisée, sa capacité à peser sur les élections américaines, et tout dernièrement, les révélations de l’ensemble des outils utilisés par la CIA pour pirater leurs cibles – les joyaux de la couronne de l’organisation.

“Pendant la période où Julian a ces outils pour lui, il possède l’équivalent de la bombe nucléaire. Il peut théoriquement contre-pirater la CIA, contre-pirater n’importe quel appareil étatique et le siphonner. Il est tout-puissant : il a la puissance de la CIA sans les contraintes de la CIA.”

Il faut imaginer un instant la situation : pendant la période où Julian a ces outils pour lui, il possède l’équivalent de la bombe nucléaire. Il peut théoriquement contre-pirater la CIA, contre-pirater n’importe quel appareil étatique et le siphonner. Il est tout-puissant : il a la puissance de la CIA sans les contraintes de la CIA. Si l’on apprenait qu’il avait ces documents [ceux sur l’ensemble des outils utilisés par la CIA ndlr] et qu’il allait les publier, la priorité aurait été de s’en débarrasser et de le tuer, non seulement lui mais les 30 types autour de lui qui savaient qu’il avait ce document. Il faut mesurer la folie de la chose. Et qu’ils aient survécu, qu’ils aient réussir à maintenir le secret, justement parce qu’Assange savait parfaitement quels outils la CIA et la NSA possèdent pour le surveiller et donc savait comment cacher l’information, c’est le miracle de l’anti-souveraineté. Une fois la publication effectuée, il redevenait plus difficile de s’en débarrasser : le mal était fait. Or si j’en parle, c’est que c’est tout récent, et que combiné à la question des élections états-uniennes, cela a créé une situation particulièrement tangente.

Juan Branco

Avec ces prises de risques immenses, la furie qu’elles ont déclenché, et l’élection de Trump, on entre dans cette phase trouble où, en gros, l’appareil d’Etat états-unien doit redéfinir sa position vis-à-vis d’Assange et de Wikileaks. Évidemment, la CIA et son directeur, absolument furieux, ont fait de Wikileaks leur cible numéro 1, et encouragent probablement, entre autres, à l’exécution ou au kidnapping. Les effets de ce changement de pied se font d’ailleurs sentir sur de nombreux membres de l’organisation. De l’autre côté, Trump s’est mis dans un piège. S’il fait arrêter ou tuer Assange sous son mandat, il risque de se mettre dans une situation extrêmement problématique par rapport à sa base populaire. Ce n’est pas pour rien qu’Assange a joué cette carte médiatiquement parlant – en donnant sur les réseaux sociaux l’apparence d’une complicité avec le parti républicain qui voulait sa mort six mois avant : parce qu’il savait très bien qu’en faisant l’exercice, sain et nécessaire, de publier ces informations, il était en train de voir disparaître le reste de garantie qui pouvait s’appliquer à la survie de Wikileaks. Donc il devait jouer sur la pression sociale et il l’a réussi admirablement.

Il a gagné un sursis important à cette échelle-là. Mais maintenant on peut tout imaginer : l’autonomisation de la CIA, l’utilisation d’un proxy ou d’un service de renseignement ami pour une opération discrète, un ordre d’exécution ou d’arrestation illégale d’Assange émanant du gouvernement états-unien – de manière ouverte ou secrète de sorte qu’on ne découvre la vérité que trente ans plus tard. En un sens, c’est une situation plus dangereuse que la précédente parce que je pense que l’accusation de viol jouait une fonction de sauf-conduit. Le corps était atteint donc la légitimité de Julian à concurrencer l’appareil souverain était violemment atteinte. Il suffisait de jouer sur les défaillances de l’espace médiatique : la reproduction infinie de l’information sans aucune vérification des sources. Quand, sur ces sujets d’ampleur mondiale, avec les bons alliés au sein d’un seul organe de presse à la crédibilité et la portée suffisante, avec les bonnes alliances au sein d’un seul organe de presse d’importance mondiale, vous savez que le pouvoir est en mesure de faire produire dans la foulée d’une publication 5 000 articles qui reprennent à l’identique une information que vous aurez fabriquée sans la vérifier…

“Qu’est-ce que vous avez pour vous défendre ? Rien. Vos ennemis ont un appareil étatique derrière eux. Vous, vous avez votre ordinateur et les 20m² d’une ambassade : vous n’avez rien”

Aujourd’hui, même Le Monde relaye en masse des dépêches et informations produites par des tiers sans travail journalistique ou de vérification propre. Quand vous ajoutez à cela le fait que si l’information est démentie, ce démenti ne fera l’objet d’aucune reprise – parce qu’elle n’a pas le potentiel économique, le potentiel de buzz des informations initiales, vous voyez comment le piège est facilement maniable et peut vite se refermer sur vous. Et le mal est fait, l’information primordiale reste et le temps qu’une hiérarchisation se remette en place – via les règles déontologiques d’information qui vont interdire les reprises postérieures par les médias les plus sérieux, et dès lors pas à pas faire disparaître l’erreur initiale – vous vous retrouvez dans une position très faible par rapport aux appareils de pouvoir qui sont, encore aujourd’hui, du fait de leur intégration à l’espace médiatique, en capacité de balancer des fake news ou semi-fake news, ou de les contrer beaucoup plus efficacement.

LVSL – Comment gérez-vous la pression à laquelle Wikileaks fait face ?

Juan Branco – Des attaques de délégitimation, on en a subi à la pelle chez Wikileaks. Trois avocats de Wikileaks se sont suicidés ou ont tenté de se suicider en cinq ans, ce n’est pas rien. Les deux principaux avocats aux Etats-Unis et au Royaume-Uni sont morts l’année dernière à quelques semaines d’intervalle, les bureaux du directeur de l’équipe, Baltasar Garzón, ont encore été cambriolés par des « professionnels » hier… La dernière attaque en date jusque là, c’était Jennifer Robinson qui a été vue en train d’embrasser un conseiller de Corbyn, marié, dans un hall d’hôtel, en juillet. La photo a été placée deux fois en une du Sun [un tabloïd anglais, ndlr], indiquant que l’avocate de Wikileaks poussait un conseiller de Corbyn à l’infidélité. Absence d’intérêt informatif complet, évidente volonté de détruire une personne et de saccager complètement sa vie privée… Des attaques comme ça, on en a tous reçu, de façon très variée. Ontologiquement, quand vous travaillez avec Wikileaks, vous ne pouvez qu’être vulnérable parce que vous travaillez dans le monde de l’espionnage. Alors c’est facile. Vous êtes un petit voilier entouré d’énormes paquebots et de porte-avions, qui eux-mêmes ont des torpilleurs qu’ils peuvent à tout moment mobiliser. Qu’est-ce que vous avez pour vous défendre ? Rien. Vos ennemis ont un appareil étatique derrière eux. Vous, vous avez votre ordinateur et cinq types qui veulent vous aider, et les 20m² d’une ambassade : vous n’avez rien.

En France aujourd’hui, je sais que je ne suis pas en sécurité : en tant qu’État souverain, la France ne me protégerait pas comme national, comme citoyen de cette nation, si jamais les États-Unis voulaient me toucher. Je sais que je n’ai pas d’espace de repli : il y a une imbrication des espaces politiques qui est telle que la France est trop peu éloignée des États-Unis pour me défendre. Donc je n’ai nulle part où aller. La dernière fois que j’ai visité Londres, au poste-frontière français, on m’a indiqué que j’étais recherché. Puis on m’a dit que le dossier avait été effacé, et on m’a laissé repartir. Le système actuel fait que je n’ai aucun repli, ce qui est extrêmement fragilisant.

“On a retiré son passeport à Julian Assange. On lui a dit qu’il ne bénéficiait plus d’aucune protection étatique, qu’il n’existait plus en somme. Face à de tels pouvoirs, vous n’êtes personne.”

De la même façon, Julian n’a aucune base de repli ; il l’a compris lorsqu’on lui a retiré son passeport [australien]. Quand vous êtes en état d’arrestation dans un pays étranger, votre premier réflexe est de vous rendre dans votre consulat ; vous demandez une assistance consulaire, et même si vous venez de commettre le pire des crimes, on va se battre pour que vous soyez jugé dans votre pays et protégé par ses lois afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus. Mais on a retiré son passeport à Julian Assange, alors qu’il était recherché pour simple témoignage. On lui a dit qu’il ne bénéficiait plus d’aucune protection étatique, qu’il n’existait plus en somme. Face à de tels pouvoirs, vous n’êtes personne. Vous êtes dans un état d’extrême fragilité. Wikileaks n’a pu continuer à exister que parce qu’Assange a trouvé ces 20 mètres carrés de refuge dans l’ambassade d’Équateur. Assange choisit l’Équateur parce que Rafael Correa résistait à l’hégémonie états-unienne, et Correa a choisi Assange parce qu’il gérait un conflit avec Chevron : accueillir Assange lui permettait de publiciser l’affaire Chevron et de faire pression sur les États-Unis pour qu’ils lâchent du lest sur cette affaire.

LVSL – L’élection de Lenin Moreno à la présidence de l’Équateur et son changement de cap politique ne mettent-ils pas Julian Assange en danger ?

Juan Branco – Bien sûr. Lenin Moreno a déjà fait une première intervention publique auprès de Julian Assange pour lui demander de ne pas intervenir dans le conflit entre la Catalogne et le gouvernement espagnol. Assange a répondu par un tweet affirmant qu’il n’avait d’ordre à recevoir d’aucun État. Qu’est-ce qui protège Julian Assange aujourd’hui ? Les dommages réputationnels que s’infligerait Lenin Moreno ou ceux qui s’attaqueraient à lui : c’est précaire. Lenin Moreno peut très bien accepter de perdre du prestige pour des avantages conférés par un rapprochement avec les États-Unis. Julian Assange est sur le fil. Ce fil ne tient que parce qu’il y a une conjonction de facteurs relativement stable, mais elle peut se rompre à tout moment. On a tellement vulnérabilisé cette organisation et ses membres qu’on peut l’imaginer potentiellement soumise à des influences d’États tiers, y compris sans qu’elle ne s’en rende compte ; dans une telle lutte, vous êtes prêts à vous appuyer, instrumentalement, sur n’importe quel intermédiaire ou n’importe quelle structure pour continuer à vivre et mener votre combat. C’est une question de survie.

LVSL – Peut-on dire que les États-Unis ont placé Edward Snowden entre les mains de Vladimir Poutine ?

Juan Branco – Factuellement, Vladimir Poutine possède le destin d’Edward Snowden entre ses mains. Il l’a fait car il a une carte à jouer en terme de popularité : proposer une version alternative des Droits de l’Homme, de la mondialisation, du rapport aux États-Unis… Tout cela nous semble caricatural, mais cette rhétorique a un effet performatif considérable, sur sa propre population mais également au-delà des frontières russes. Il y a deux ans, RT et Sputnik News nous semblaient risibles ; ces médias deviennent de plus en plus fonctionnels. La Russie met en place une stratégie d’influence, qui s’appuie sur tous les moyens étatiques dont elle dispose, et qui prospère sur nos failles, sur le décalage entre nos discours et nos actes…

Et de l’autre côté, les gens qui travaillent pour Wikileaks ou des organisations similaires se trouvent dans une vulnérabilité permanente. Lorsque vous étiez révolutionnaire en 1917, vous étiez menacé par un État et vous pouviez vous réfugier hors de ses frontières ; il existait une capacité de dissidence, et une possibilité de survie pour ceux qui s’attaquaient au pouvoir. Aujourd’hui – c’est là où réside le rôle symbolique crucial de Julian Assange et de sa survie – c’est différent. Le jour où Julian Assange mourra ou sera définitivement arrêté, c’est un signal extrêmement violent qui sera envoyé, qui ira bien au-delà de son cas personnel. C’est cela que beaucoup de personnes n’ont pas compris.

Juan Branco en compagnie de Julian Assange. Extrait de l’émission “le gros Journal” de Canal+, 24/10/2016.

LVSL – Qu’est-ce qui permet à Julian Assange de tenir aujourd’hui ?

Juan Branco – Julian Assange m’explique qu’il tient tant qu’il y a du mouvement, qu’il soit ascendant ou descendant. Les attaques qu’il subit valent mieux pour lui que l’angoisse de la stagnation, de la perte de sens que vous ressentez lorsque vous êtes dans les 20 mètres carrés d’une ambassade extrêmement close, de laquelle vous n’êtes pratiquement pas sorti depuis quatre ou cinq ans…

C’est un destin sacrificiel, et ce n’est pas le premier – on pourrait le comparer à celui d’Auguste Blanqui, surnommé « l’enfermé » pour avoir passé trente-huit ans de sa vie en prison. Julian n’aime pas cette idée. D’abord, il n’aime pas être lui-même vu comme un héros. Ensuite, il considère (c’est moi qui le déduit) qu’il ne devrait pas exister de héros, d’une manière générale : s’il y a héros, s’il y a besoin de héros, il y a dysfonctionnement de la société. Ce n’est pas en se battant pour les héros qu’on va défendre la société. Si on se contente de sauver Julian, rien ne changera ; Emmanuel Macron serait capable de sauver Julian de façon à ce que rien ne change. Il pourrait faire sortir Julian de l’ambassade d’Équateur de façon à récupérer pour lui la gloire du symbole, renforcer son pouvoir, et sauver ainsi le système contre lequel se battait Julian, réduisant sa lutte à néant. Il faut que Julian arrive à sortir tout seul, par la porte d’entrée ; il faudra un bouleversement systémique pour en arriver là… Cela implique des combats qui ne sont pas directement liés à Julian : c’est la société qui doit agir. C’est ce qu’a réussi à faire Mandela. Si on avait sorti Mandela de sa prison pour l’envoyer en exil quelque part, Mandela n’aurait jamais été Mandela et l’apartheid aurait peut-être été maintenu. Mais ça n’a pas été le cas : la sortie de prison de Mandela a été le produit d’un bouleversement politique. Pour cette raison, cela valait la peine de tenir trente ans en prison : c’était le temps nécessaire pour qu’il puisse sortir par la porte de devant. Mandela est sorti comme un citoyen normal, parce que le système d’oppression de l’apartheid avait été si ébranlé que sa sortie est devenue une naturalité. C’est à cet état que l’on doit arriver.

LVSL – Julian Assange a des liens assez forts avec les courants de gauche à travers le monde – vous avez évoqué ses liens avec l’Equateur. D’un autre côté il a été accusé d’entretenir des liens avec le pouvoir russe. Peut-on classer Wikileaks politiquement ?

Juan Branco – Il y a chez Wikileaks l’idée d’un renversement des transparences, selon laquelle c’est à l’État de s’exposer dans sa nudité et non pas aux citoyens. C’est une idée fondamentalement anarchisante parce qu’elle vise à déstructurer à terme l’appareil étatique et à exposer les pouvoirs à un jugement permanent, ce qui en déstabiliserait le fondement. Ça retire la notion de permanence au pouvoir, notion fondamentale pour qu’il se structure et que ceux qui le détiennent aient ce temps d’avance qui leur permet d’agir sur les citoyens et les autres États. Par ailleurs, je pense que Wikileaks est une organisation fondamentalement opportuniste au sens neutre du terme : c’est-à-dire qu’elle a vu une faille politique créée par une révolution technologique et elle s’y est engouffrée. Cette révolution, c’est l’accessibilité à une forme de transparence qui était jusque-là inenvisageable parce qu’il était physiquement trop risqué de traverser tous les espaces protégés par les États pour récupérer des informations à la source. Wikileaks existe parce qu’il y a une capacité à disséminer les informations et à continuer à exister malgré les coups de butoir des États en s’appuyant notamment sur la mondialisation, sur la virtualité des échanges, etc. En ce sens, l’organisation est assez neutre politiquement.

“Il y a chez Wikileaks l’idée d’un renversement des transparences, selon laquelle c’est à l’État de s’exposer dans sa nudité et non pas aux citoyens. C’est une idée fondamentalement anarchisante parce qu’elle vise à déstructurer à terme l’appareil étatique et à exposer les pouvoirs à un jugement permanent, ce qui en déstabiliserait le fondement.”

Et je pense que ça s’étend à la question des lanceurs d’alerte en fait. La notion de lanceur d’alerte est une notion a-idéologique, qui ne correspond pas à un camp quelconque et qui au contraire peut être analysée structurellement comme un rapport au pouvoir et aux structures de pouvoir. Donc à partir de là, est-ce que Wikileaks peut se poser idéologiquement ? Moi je pense que dans l’absolu, la transparence amène à une forme de progrès social, à des formes de pouvoir moins coercitives. Mais au-delà de cela, il faut percevoir Julian Assange comme un dissident de l’intérieur. Il se considère comme un sujet de l’empire américain, un sujet qui a moins de droits que ceux qui sont états-uniens parce qu’il est australien et qu’il a bien vu que l’espace politique australien était soumis à une forme de tutelle américaine. Il l’a vécu dans sa chair quand, juste après qu’il y ait eu cette enquête préliminaire d’ouverte contre lui en Suède, son passeport australien a été immédiatement révoqué. Il a été privé de ses droits fondamentaux de citoyen australien sans raison, pour s’être opposé aux intérêts de la puissance mère: quelle meilleure confirmation de sa vision systémique sur le fonctionnement géopolitique de cet espace-là ? A partir de là, il considère que sa priorité est de travailler à réduire cette sorte de rapport politique à plusieurs niveaux dans lequel il y a des individus qui ont plus ou moins de droits, plus ou moins de capacité à exercer leurs libertés, qui sont plus ou moins soumis à une emprise politique, économique… et qu’il faut qu’il lutte contre ça pour rétablir une forme d’égalité ou d’équité. C’est ce qui explique d’ailleurs que Wikileaks s’intéresse surtout aux puissances du bloc occidental.

LVSL – L’apparition de Wikileaks a donné lieu à une forte conflictualité entre Julian Assange et les médias traditionnels. Comment l’expliquez vous ? 

Juan Branco – Wikileaks a une force de frappe importante et constitue une forme de concurrence pour les médias en termes de réputation et même de perception. Julian Assange n’est pas tendre avec les médias : il a une capacité à être dans une critique des médias très élaborée, visant à décrypter leurs rapports à la puissance à travers les liens capitalistiques, sans tomber dans le camp complotiste. Par ailleurs il se dit journaliste lui-même, tout en s’affranchissant d’un certain nombre de méthodes utilisées par les médias traditionnels. Il a ainsi tenté de construire l’idée d’un “journalisme scientifique” qui consiste à dire : aucune information ne sera jamais publiée sur Wikileaks sans être immédiatement sourcée et d’une source physique, vérifiable immédiatement. En gros ça vise à s’arracher de la zone grise qui est celle du journalisme politique où vous avez des sources instrumentales, protégées dans leur confidentialité, qui elles-mêmes n’ont pas à montrer au journaliste la preuve de ce qu’elles avancent. Ce qui du coup crée une sorte de nuage permanent dans l’espace démocratique, qui fait que tout le monde est en train d’instrumentaliser les journaux, que les médias sont prêts à prendre n’importe quelle information non-vérifiée parce qu’ils sont en concurrence entre eux pour avoir accès à cette chose. Quitte à ce qu’elle soit fausse. Au contraire, Julian perçoit l’avenir du journalisme, à tort ou à raison, comme ressemblant à un article scientifique dans lequel vous faites des affirmations et vous avez en annexe et en sources toutes les expériences, tous les documents sur lesquels vous vous appuyez pour prouver vos affirmations et éventuellement les interpréter dans un second temps. Le journalisme s’en trouve réduit à une portion beaucoup plus saine mais plus congrue que celle qu’il occupe aujourd’hui et ça remet en question un certain nombre de dogmes et de libertés que prend la profession.

Un autre aspect de cette conflictualité avec les médias traditionnels tient au fait qu’ils se soumettent naturellement à des contraintes politiques ou étatiques nationales. Cette idée qu’il ne faudrait pas révéler des informations qui mettraient en danger les intérêts nationaux ou politiques, en partie respectée par Snowden, est complètement en dehors de la perspective adoptée par Assange qui consiste justement à déterritorialiser. C’est que Snowden se dit patriote et Assange dissident, anti-souverain. Cette différence dans le traitement de l’information, très sensible autour des documents relatifs aux conflits afghans ou irakiens dans les médias dominants, s’étend jusqu’à un journal comme The Intercept qui avait pour vocation de révéler les documents Snowden. Parmi ceux-là, l’un révélait le fait qu’il y avait plusieurs États dont toutes les communications étaient interceptées par la NSA, sans exception, en permanence. The Intercept se refusait à révéler le nom d’un de ces États. Wikileaks, qui avait accès aux documents, a eu un échange très acerbe avec Glenn Greenwald sur Twitter en disant : si vous ne pouvez pas, nous on va relayer dans 24 heures, ça n’a aucun sens ce que vous faites. Greenwald a tenu et Wikileaks a fini par révéler que c’était l’Afghanistan. Si vous avez cette tension avec The Intercept, vous imaginez ce que ça peut être avec un média qui est plus ancré au sein d’un Etat ! Moi j’avais fait une enquête sur Areva et l’uranium avec Wikileaks, que Le Monde avait acceptée. A trois reprises Le Monde a renoncé à la publication au dernier moment sur ordre de la direction. A trois reprises ! On trouvait toujours une excuse qui pour les deux dernières fois a été : vous êtes trop proche de Wikileaks.

Qu’est-ce que ça signifie ? D’une part, que les journalistes du Monde ne reconnaissent pas Wikileaks. D’autre part qu’il y a probablement eu une intervention de l’appareil d’Etat en amont pour empêcher ces publications. Ce qui suppose que l’appareil d’Etat sait ce que Le Monde va publier. J’imagine qu’ils ont prétendu qu’il y avait peut-être une force extérieure, une puissance étrangère, qui était derrière ou quelque chose comme ça. Les documents de l’enquête exploités par Wikileaks ont été repris dans un article du New York Times, qui avançait des arguments montrant qu’il y aurait une collusion entre les Russes et Wikileaks, en disant que ça avait pu servir les intérêts de Rosatom. Donc je me retrouvais au milieu d’un complot russe où j’aurais essayé de servir les intérêts de Rosatom en allant enquêter en Centrafrique (où j’étais déjà allé plusieurs fois pour ma thèse) sur une mine dont je démontrais qu’elle avait en fait été toujours inexploitable… et donc Le Monde, peut-être pour des raisons similaires a renoncé, et Arrêt sur images, qui avait un article prêt sur cette affaire, a renoncé sur ordre de son directeur, qui a avancé qu’il devait bien y avoir « les Russes ou les Chinois » derrière tout ça, que ça les dépassait.

“Un aspect de cette conflictualité avec les médias traditionnels tient au fait qu’ils se soumettent naturellement à des contraintes politiques ou étatiques nationales. Cette idée qu’il ne faudrait pas révéler des informations qui mettraient en danger les intérêts nationaux est complètement en dehors de la perspective adoptée par Assange qui consiste justement à déterritorialiser.”

En fait, c’est évidemment plus simple. Le Monde a été créé pour porter la voix de la France. Historiquement c’est ça, Le Monde est créé dans l’après-guerre de la même façon que l’AFP, qui elle appartient directement à l’État, comme « quotidien de référence », non pas tant dans l’espace médiatique interne mais pour le reste du monde afin de faire connaître le point de vue français. Les restes de cet héritage sont naturellement présents, même s’ils échappent à la conscience immédiate des journalistes qui y participent, et qui croient respecter une forme de neutralité axiologique. Or, ces médias d’apparence neutres ont des limites à leur neutralité et à une autonomie de gestion qui à un moment ou à un autre se font ressentir. Sans rentrer dans le complotisme : juste par effet de système, par pression sociale, par réflexes intégrés à un moment, historiquement. Et Wikileaks, qui est étranger à tout ça, à toute appartenance nationale, étatique, financière, qui n’a pour biais que l’irréductible biais humain, qu’ils tentent à leur tour de réduire au maximum via cette vision très particulière de ce que doit être le journalisme, vient tout simplement exploser tout ça, cette halle d’apparences soigneusement préservée

LVSL – Votre enquête sur les affaires d’Areva en Afrique, finalement parue dans Le Monde Diplomatique, est ressortie au moment où Edouard Philippe a été nommé premier ministre (il a été lobbyiste pour Areva). Récemment, Macron s’est rendu au Burkina Faso, où il a prononcé un discours d’une heure dans lequel il affirmait que la Françafrique était terminée. Certains doutent de cette affirmation. Avec le changement de pouvoir en France, quelles sont les évolutions qui vont avoir lieu dans le rapport avec l’Afrique ?

Juan Branco – Ce sont des rapports structurels : il n’y a aucune raison que ça change du jour au lendemain. Il y a un rapport d’interdépendance économique très fort et la seule façon de faire évoluer ces rapports passerait par une forme de rupture de la part des pays africains eux-mêmes, qui se projetteraient vers d’autres puissances pour trouver les investissements nécessaires pour assurer leur développement.

LVSL – La Chine, par exemple, pourrait-elle jouer ce rôle ?

Juan Branco – Je suis convaincu qu’en Centrafrique, le fait que Bozizé [Président centrafricain jusqu’en 2013] se soit tourné vers des investisseurs chinois qui avaient commencé à construire un certain nombre d’infrastructures, obtenus des licences d’exploitation pour le pétrole à la frontière avec le Tchad et qui commençaient justement à donner l’impression à Bozizé qu’il pouvait se défaire de l’emprise française, est un des facteurs fondamentaux de sa chute. Il se trouve qu’une rébellion est née au Nord-Est de la Centrafrique à ce moment-là, qui est descendue sur Bangui, et comme par hasard pour la première fois depuis 40 ans, le gouvernement français, qui avait les mêmes 800 soldats en poste pour tenir la Centrafrique que depuis l’indépendance, qui avait jusqu’alors été systématiquement impliqué dans la chute ou la nomination de tous les chefs d’Etat du pays, a décidé de laisser passer les rebelles et de laisser tomber Bozizé sans rien dire ni faire, alors qu’ils savaient parfaitement que ces milices n’étaient pas prêtes à exercer le pouvoir en Centrafrique. Bozizé a tenté de contourner ce qu’il sentait venir en demandant à l’Afrique du Sud de lui prêter une partie de la garde présidentielle pour former ses propres soldats. Bozizé est tombé, il est parti avec la caisse et a formé ses milices : les anti-balaka.

“Il y a un rapport d’interdépendance économique très fort entre la France et l’Afrique, et la seule façon de faire évoluer ces rapports passerait par une forme de rupture de la part des pays africains eux-mêmes.”

S’en est suivie la guerre civile que l’on connait. Quand la France a compris qu’elle n’aurait pas dû laisser tomber Bozizé pour la Seleka [coalition de rebelles, ndlr], c’était trop tard. Donc il y a eu une sorte d’hystérie qui a été mise en oeuvre à l’instigation du Quai d’Orsay alors dirigé par Laurent Fabius – avec qui j’avais travaillé un petit peu avant – par laquelle ils ont commencé à dire qu’il y avait un risque de génocide afin de donner un prétexte pour réengager et renvoyer des troupes supplémentaires, en décembre 2013, à un moment où la situation commençait vraiment à vriller. Ce n’était plus seulement les intérêts de la France qui étaient mis en danger mais plus largement la stabilité du pays, de la région dans son ensemble, du Tchad et du Cameroun notamment. Les prétextes mobilisés, de non-intervention, de non-ingérence, en mars 2013, étaient à tout le moins aussi fallacieux que ceux alimentant la rhétorique d’un risque pseudo-génocidaire (dans l’un des Etats les moins denses et structurés du monde, où les génocidaires théoriques d’alors composaient 20% de la population…), et visaient juste à trouver un nouvel équilibre qui nous serait plus favorable. On a joué avec le feu. En même temps il n’y avait pas d’autres solutions tout simplement parce que dès le moment où vous êtes dans une position néocoloniale d’investissement de l’espace tiers, y compris par son maintien dans le vide, vous prenez nécessairement tous les coups. Tout cela fait qu’aujourd’hui la Centrafrique, au lieu d’être un partenaire économique qui pourrait beaucoup apporter à la France, est juste un espace de pillage et surtout de chasse gardée protégée, en instabilité chronique, au détriment de tous.

LVSL – Ce serait donc la même logique que pour l’affaire Gbagbo en Côte d’Ivoire ?

Juan Branco – Oui bien sûr. Dès le moment où vous vous attribuez le pouvoir de faire quelque chose, vous êtes obligés derrière de suivre, parce que les acteurs vont agir en prenant ça en compte. A partir de là vous êtes obligés d’assurer vos arrières et de mettre en actes ce qui par ailleurs était plutôt avant une forme de virtualité qui n’était pas forcément vouée à être mise en action. C’est une question complexe parce que ce sont des espaces qui, dans le système économique tel qu’il existe, sont voués à la prédation. Il y a une sorte de barrière morale très facile à mettre en œuvre pour les décideurs politiques français aujourd’hui, qui consiste à dire : “si c’est pas nous cempêcher sont les autres” – ce qui est factuellement en grande partie vrai – au lieu de réfléchir aux causes systémiques. Et quand Macron dit que ça ne sera plus l’époque où les multinationales prendront sans donner, quand on sait les conditions de son accession au pouvoir, les liens qu’il a avec le capitalisme français (à commencer par Lagardère mais aussi Bolloré et compagnie), on sait très bien que c’est de la démagogie pure. Macron adhère au contraire à cette vision, à l’illusion économique selon laquelle la France est inscrite dans la mondialisation et n’a aucun intérêt à en sortir de quelque façon que ce soit. Elle doit dès lors, selon les fondements mêmes de son regard, épouser cette mondialisation au maximum et pour cela avoir un État qui pousse coûte que coûte ses atouts à l’étranger, au premier chef desquelles : les grandes multinationales.

Il y a un lien structurel important qui fait qu’il y a une sorte de fusion entre l’Etat et ces entreprises dans le système actuel, dont Macron se fait le chantre. Il y a une politique de puissance de la part de Macron qui consiste à dire : il faut renforcer au maximum ces agents de l’expansion économique de la France – et, en fait, de pillage des territoires extérieurs – qui vont nous permettre de déséquilibrer la balance de la mondialisation en notre faveur, pour en retour rapatrier des ressources, des bénéfices, et éventuellement les faire “ruisseler”. Et puis nourrir la puissance française, maintenir son rang dans le concert des nations. On est dans une logique de cet ordre-là qui fait que dès lors, il est normal de se soumettre aux contraintes de compétitivité, de sacrifier les intérêts (prétendument) à court terme des populations, afin de favoriser ces entreprises sur le marché national, leurs actionnaires en renforçant leurs positions – d’où le CICE, la suppression de l’ISF, etc. Dès lors, prétendre qu’il y aurait un quelconque changement dans la politique étrangère française, c’est tout simplement entrer en incohérence ou en contradiction logique avec le cœur de la vision économique et politique qu’il porte : c’est en d’autres termes, mentir.

LVSL – Vous êtes l’auteur d’une thèse consacrée à la Cour Pénale Internationale (CPI), où vous avez travaillé. Selon vous cette institution est très liée aux intérêts des occidentaux. Là on voit qu’elle cherche à diversifier cette orientation, en tout cas en apparence, puisqu’elle enclenche une procédure contre les Etats-Unis pour crimes de guerre en Afghanistan. Pensez-vous que cette enquête marque un tournant vers une stratégie plus multilatérale ?

Juan Branco – Un des enjeux de ma thèse est de comprendre la création de la CPI à partir de Hobbes. La CPI est la résultante d’un contrat social à l’échelle globale établi entre les Etats et leurs souverains. Les Etats, qui ont peur de leur effondrement, ont créé des outils qui visent à s’autoréguler, à éviter que leurs éléments les plus déviants commettent des excès tels que l’Etat en tant que forme politique dominante serait perçu comme une menace pour la sécurité des citoyens plutôt que comme la source de leur protection (principe qui est au fondement de la création de l’Etat pour Hobbes). Donc on crée la CPI pour essayer de maintenir la légitimité du système westphalien – soit l’idée de l’Etat comme force universelle de régulation géopolitique. Si à un moment on doit choisir entre préserver les intérêts de cet ordre étatique et les intérêts des populations, systématiquement, la CPI préservera l’ordre étatique, puisque les intérêts des populations ne sont défendus par l’institution qu’à un second degré, de façon instrumentale, pour servir la permanence de l’ordre étatique.

C’est ce qui explique que l’institution se soumette aux desiderata des puissances de l’ordre étatique et donc en particulier des Etats-Unis et des grandes puissances occidentales : elle sait très bien que si elle fragilise ces pouvoirs, elle se fragilise elle-même et elle décompose le monde qu’elle est censée défendre. Donc à partir de là je pense que structurellement, la CPI n’a vocation à être juste que dans une certaine limite qui est celle du maintien de l’ordre et que cela ne changera pas. Après elle peut ajuster, elle peut essayer de trouver des façons de remplir plus ou moins bien sa mission, mais si elle va dans un excès où elle oublie sa nature, où l’intérêt des populations prime sur celui du système qui l’a créée, sur celui des souverains qui ont formé ce contrat social pour la créer comme les individus ont formé les Etats pour se protéger, elle va s’effondrer parce que les États vont s’en retirer. C’est ce qui a failli se passer avec l’Union Africaine l’année dernière, où il y a eu un mouvement de retrait qui a failli s’enclencher parce qu’ils ont considéré qu’elle allait trop loin dans la régulation des violences sur le continent africain.

“La CPI annonce une enquête sur l’Afghanistan 11 ans après l’ouverture de leur examen préliminaire, alors qu’elle avait mis 3 semaines pour la Libye ; tout cela est avalé par les médias.”

Or cet ordre, par ailleurs, est déséquilibré : il favorise un certain nombre de puissances. Et il est potentiellement en train de basculer aujourd’hui. Voilà pourquoi ni la Chine, ni l’Inde, ni la Russie ne font partie de la CPI. Parce qu’elles ne se reconnaissent pas dans l’ordre actuel et parce qu’elles savent très bien que les Etats-Unis sont en dehors de la CPI parce qu’ils écrasent la CPI et non parce qu’ils ont peur de la CPI, eux refusent de se soumettre à cet ordre là. Les Etats-Unis se considèrent comme le souverain absolu de l’ordre créé par le Statut de Rome : c’est pourquoi ils n’en font pas partie, comme le Léviathan n’est pas partie au contrat social. L’idée même que quiconque puisse atteindre à la souveraineté des Etats-Unis est inenvisageable. Et l’impunité, au sens littéral du terme, dans une perspective hobbesienne – qui en fait, comme le reste de sa théorie, se retrouve factuellement dans l’organisation politique du monde d’aujourd’hui – est le propre de la souveraineté. Le Léviathan, c’est le résultat de la réunion des citoyens qui décident de s’enlever le droit de punir qu’ils détenaient chacun contre les autres, et acceptent de se laisser réguler par l’un d’entre eux, le seul souverain à qui l’on aura laissé ce droit de punir, et qui dès lors sera en dehors de ce contrat social.

C’est exactement ce qui a amené les souverains à créer la CPI : ils se sont privés d’une partie de ce droit absolu de punir que leurs avaient donné les citoyens, afin de laisser une institution, la CPI, l’utiliser à leur place dès lors qu’ils commettraient de trop grandes violences, et dès lors risqueraient de fragiliser l’ordre dans lequel ils s’inscrivaient et qui leur permettait de maintenir leur souveraineté. En dehors des conflits centre-périphérie, dès qu’il s’agit de se rapprocher de la souveraineté réelle, la CPI ne peut dès lors agir. Ils annoncent lancer une enquête sur l’Afghanistan 11 ans après l’ouverture de leur examen préliminaire, alors qu’ils avaient mis 3 semaines pour la Libye, et tout cela est avalé par les médias qui ne font pas leur travail, donc l’apparence tient, mais la réalité s’effondre.

Le rapport qui aujourd’hui est utilisé pour soutenir la seconde enquête, je l’ai vu tel quel déposé sur le bureau du procureur en 2011, quand j’y travaillais ! Qu’est-ce qui justifie ces années d’attente ? Alors on peut continuer à défendre des chimères, faire comme la FIDH et quelques autres, contre vents et marées prétendre. Mais à quoi bon… lorsqu’ontologiquement, l’institution ne peut faire autrement, sauf à se mettre en tension d’une telle façon qu’elle se saborderait ? Est-ce qu’il ne faut pas mieux se concentrer sur des combats plus pragmatiques ? Après on peut se dire aussi “bon ben c’est bien que symboliquement ça existe et qu’il y ait cette sorte de vague peur”, puisque justement, la théorie des apparences permettra de cacher la véritable nature de l’institution…

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL

Il est urgent de séparer l’école privée de l’Etat

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Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effel, vers 1950.

Si les relations entre l’école publique et l’école privée se sont temporisées, la concurrence accrue entre ces dernières et l’incursion toujours plus grande du privé dans le système éducatif ravive des tensions et fait naître un sentiment d’injustice. Pourquoi payer une école pour ceux qui veulent se différencier alors que l’école publique est là, accessible à tous?

Le coût du privé

En France, la loi Debré de 1959 organise le financement public des établissements sous contrat d’association avec l’Etat, soit environ 97% des établissements privés. Cela leur permet de voir leurs enseignants (141 400 professeurs pour l’année scolaire 2015-2016), la formation, les frais tant pédagogiques que de fonctionnement (l’électricité, le mobilier…) payés par les collectivités territoriales. Chaque établissement privé est libre de fixer ses propres frais de scolarités. Ces frais sont de 366€ par an en moyenne en maternelle et 650€ au collège. L’enseignement privé de premier et de second degré représente environ 10% du budget Education hors recherche. Ainsi, l’école privée coûte plus de 7 milliards d’euros (7, 434 milliards dans le budget 2017) par an à l’Etat.

C’est la loi Falloux, loi promulguée sous la IIe République qui est au fondement de l’enseignement privé sous contrat. A cette période, l’historien Pierre Albertini dans L’Ecole en France explique que les catholiques s’inquiétaient de la propagation des idées des Lumières et des valeurs socialistes au sein des écoles. Le comte de Falloux, homme catholique et légitimiste, membre du Parti de l’Ordre crée deux commissions lorsqu’il est nommé ministre de l’instruction publique en 1849. Dans un contexte de retour au calme, l’historien Henri Guillemin explique que l’objectif de la loi en préparation est de former une jeunesse qui ne remettra pas en cause l’ordre établi.

Alfred de Falloux

C’est ainsi que l’éducation religieuse est incluse dans les programmes scolaires. La réorganisation du Conseil Supérieur de l’Instruction Publique accorde une large place aux représentants des différents cultes, le culte catholique en premier lieu. De plus, l’enseignement primaire et le secondaire se voient partagés entre l’enseignement public à la charge des communes, les départements et l’Etat et le privé dont l’enseignement est géré par des associations et congrégations. Si ce texte fondateur n’a été que partiellement abrogé en 2000, les dispositions concernant le privé figurent encore dans le Code de l’éducation et certains articles spécifiques sont encore en vigueur en Alsace et en Moselle, notamment le fait que l’enseignement religieux est considéré comme obligatoire dans les écoles élémentaires (article 23).

 

Le coup du privé…

Au-delà de son coût – certains think-tanks libéraux soutiennent même qu’elle revient proportionnellement moins cher à l’Etat que l’école publique -, il convient également d’interroger les motivations qui font que les parents inscrivent leurs enfants dans le privé notamment en primaire et dans le secondaire. L’intérêt principal de cela n’est pas de lui donner une instruction tournée vers la religion (à peine 10% des parents qui ont scolarisé un enfant dans le privé le font pour cette raison) mais de contourner la carte scolaire sur laquelle la plupart des établissements publics se fondent pour le recrutement des élèves. A cela s’ajoute les stéréotypes à propos des enseignants du public qui seraient moins bons et souvent absents. Arnaud Parienty montre pourtant dans son livre School Business que les professeurs des écoles privées hors contrat notamment sont souvent moins certifiés et trois fois moins agrégés que dans le public.

La ségrégation sociale constitue une source d’inégalités scolaire et si comme l’explique la sociologue Marie Duru-Bellat, l’école ne peut rien face à la différenciation des quartiers, il lui incombe néanmoins de contrer les effets de cette ségrégation en assurant une même qualité d’enseignement partout.

La carte scolaire manifestement à l’origine de si nombreux maux a été créée en 1963 afin de prévoir combien d’élèves allaient arriver dans un collège ou dans un lycée et gérer les ouvertures et fermetures de classe en conséquence avant de devenir le moyen principal pour maintenir la mixité sociale dans les établissements. Si certains parents astucieux ont parfois fait le choix de louer une boîte aux lettres dans une rue proche de l’établissement désiré, moyennant une trentaine d’euros par mois, c’est le recours à l’enseignement privé qui était et demeure le premier moyen de contournement de la carte scolaire.

Là où l’école publique garantit la scolarisation de chacun, le privé sélectionne sur dossier, fait passer des entretiens de motivation, bref, ne s’encombre pas des éléments fondateurs du principe d’égalité. Pour ajouter à cela, les établissements privés scolarisent davantage d’élèves issus des catégories sociales « favorisées » voire « très favorisées ». C’est cependant le fondement d’un cercle vicieux : dans certains établissements les effectifs sont en baisse, des postes sont logiquement supprimés ce qui remet en cause des projets au sein des établissements pour faire décroître son attractivité.

Les pouvoirs publics sont ainsi « bloqués » entre une carte scolaire rigide qui entérine la ségrégation spatiale et une liberté de choix qui ajoute encore à la ségrégation sociale.

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique.

Comment construire une école égalitaire dans une société qui ne l’est pas ?

C’est donc l’Etat qui finance sa propre concurrence de même que ceux qui permettent de saper le principe d’égalité qu’il proclame. Alors que des centaines de communes sont encore sans école publique pourquoi continuer à financer une école se voulant religieuse et plus encore, une école utilisée comme moyen de mettre en place des stratégies d’évitement et d’entre-soi ? S’il n’est que très peu utilisé à ces fins, un établissement privé demeure un lieu d’enseignement qui a la spécificité d’être une institution de l’Eglise. Au nom de quel principe l’Etat devrait-il financer une institution de l’Eglise ? Certainement pas au nom de la laïcité…

Pourquoi l’Etat devrait-il payer pour des gens qui pourraient mettre leur enfant dans le public et qui font pour la plupart délibérément le choix de s’extraire de ce système ? Si le public est vu comme défectueux, le manque d’argent à lui consacrer est une des raisons. Ainsi, ne serait-il pas judicieux de réinvestir cet argent à bon escient ?

L’école devient de plus en plus un espace de compétition, compétition dont l’usage est monopolisé par les familles à fort capital culturel tandis que les milieux les plus populaires se voient marginalisés, ce qui entraîne pour reprendre François Dubet un déclin de l’école comme institution sacrée de l’ordre républicain. Si cesser de financer l’école privée ne résoudra pas tous les problèmes, il s’agit cependant d’un moyen pour redresser cette compétition injuste, de même qu’un symbole fort pour l’égalité.

 

Crédits/photos

Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effet, vers 1950. https://sms.hypotheses.org/2427

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique. https://placard.ficedl.info/article4272.html

Portrait de Falloux. http://www.getty.edu/museum/media/images/web/enlarge/10055201.jpg.

“Notre objectif ultime est la prise du pouvoir” – Entretien avec Adrien Quatennens

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Exclusif. Portrait de Adrien Quatennens, depute de la 1e circonscription du Nord, membre du groupe France insoumise. Lille. Le 20 aout 2017. Credit: Sarah ALCALAY/Sipa

Adrien Quatennens est député France Insoumise de la première circonscription du Nord. A seulement 27 ans, il est une des figures montantes du mouvement et s’est notamment illustré par son discours en séance extraordinaire sur la réforme du Code du travail. A l’occasion de notre couverture des universités d’été de la France insoumise, nous avons souhaité l’interroger. Au programme : sa circonscription d’origine, le rôle de l’État, la loi travail et les mobilisations à venir, le FN et la question européenne.

 

LVSL : Vous êtes député de la première circonscription du Nord, située dans l’agglomération lilloise, qui est une circonscription populaire, à l’image du département du Nord hors métropole lilloise. Comment percevez-vous le fait d’être député de cette “France des oubliés”, ravagée à la fois par la désindustrialisation, le chômage, et la poussée du vote Front National ? Est-ce une responsabilité particulière ?

Tout d’abord, en soi, le fait d’être député, et de surcroit jeune député et député de la France Insoumise, est déjà une grande responsabilité, car nous sommes 17 dans cette Assemblée et nous avons été élus avec l’objectif clair d’incarner l’opposition écologique et sociale à Macron et à sa majorité, qui est écrasante dans l’Assemblée. Certains auraient pu penser que notre nombre ne nous donnait pas les moyens d’avoir prise sur le débat parlementaire, mais la session extraordinaire a démontré que même à 17, nous réussissions à nous faire davantage entendre et comprendre que les 300 députés de la majorité présents en face de nous. De ce point de vue, la « pente » qui a été prise par le début du quinquennat Macron laisse penser qu’à mesure que le temps va s’écouler, notre responsabilité va aller en grandissant. Car au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.

Sur la question du territoire, la circonscription à laquelle j’appartiens est, certes, en quelque sorte à l’image du département, mais pas seulement. Le département du Nord est caractérisé par le fait que sa partie sud, celle qui jouxte le Pas-de-Calais, se compose d’anciennes zones industrielles sinistrées où le Front National fait des scores élevés — sur les 8 députés FN, 5 viennent de la grande région Hauts de France. Il est également marqué par l’abstention qui est un fait politique dans le pays. Mais c’est un territoire qui regorge d’énergie et de possibilités.

“Au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.”

Plus précisément, lorsque l’on parle de la première circonscription du Nord, il s’agit du centre-ville de Lille et des quartiers sud. Lille est l’une des villes françaises qui subit le plus le phénomène de ségrégation : le centre urbain abrite des quartiers où habite une population plutôt favorisée que d’aucuns appelleraient « bobos », tandis que dans le sud de la ville sont ancrés les quartiers populaires — Lille sud, Wazemmes, Moulins — qui sont à la fois marqués par une plus forte abstention mais aussi par un vote plus important en faveur de la France Insoumise. Il est assez intéressant d’observer la carte électorale de Lille : si on trace la sociologie du vote à grands traits, on remarque que plus on monte vers le nord, plus les gens votent mais moins ils votent pour nous. A l’inverse, plus on descend, moins ils votent mais plus ils votent pour nous. Cela dit, le vote France Insoumise est fort dans toute la ville, la présidentielle l’a démontré.

La circonscription se compose également de deux autres villes, que l’on pourrait être tenté de considérer de façon précipitée comme des « villes dortoirs », alors qu’elles ont leur propre dynamisme : il s’agit de Faches-Thumesnil et de Loos. Faches-Thumesnil est une ville dirigée depuis le début des années 2000 par un maire de droite, Nicolas Lebas. A l’Assemblée, il serait plutôt « Constructifs » que « LR ». La ville de Loos est davantage marquée par la présence du FN — bien que ce vote reste contenu par le vote lillois. Le FN y a notamment réalisé de beaux scores à la présidentielle, mais c’est aussi une ville où nous avons prouvé notre capacité à convaincre l’électorat FN de venir vers nous. Nous veillons particulièrement à nous attaquer à la montée du vote FN, qui s’est par exemple développé dans Lille sud, mais il est très clair que dans l’entre-deux tour de la législative, les électeurs qui dans un premier temps avaient exprimé leur colère en votant FN, réalisent que LFI est aussi l’expression d’une colère, bien qu’elle n’ait pas le même aboutissement politique : il y a donc eu un report de voix assez net, notamment à Loos.

Personnellement, je suis satisfait chaque fois que j’entends « J’ai hésité à voter Le Pen ou Mélenchon, et finalement j’ai voté Mélenchon » : quelle plus grande satisfaction que d’avoir réussi à convaincre que c’est vers cette colère-là qu’il fallait se tourner ? Aux journalistes qui me disent alors que c’est la preuve de la porosité entre nos électorats, que nos thématiques sont finalement assez proches, je réponds, « Expliquez-moi comment vous faites pour faire tomber ou baisser le FN si ce n’est en lui prenant des électeurs ? »

Adrien Quatennens à l’Assemblée nationale. Crédit : Bertrand Guay/AFP

LVSL : De façon assez surprenante, vous avez été élu avec le soutien du candidat PS/MRC perdant, et avec les éloges du candidat FN Eric Dillies dans l’entre-deux tours. Votre victoire s’est faite d’une courte tête (46 voix). Ces soutiens, qui ne sont pas forcément désirés – notamment en ce qui concerne le candidat du Front National – révèlent en creux l’enjeu principal pour La France Insoumise : convaincre les classes moyennes urbaines et diplômées qui votaient traditionnellement PS et convaincre les classes populaires tentées par le vote FN. Comment aller plus loin dans ce sens ? Autrement dit, comment aller chercher ceux qui ne sont pas encore là ?

En effet, ce soutien n’était clairement pas désiré. Ce qui est très net est que sur une circonscription telle que celle-ci, c’est-à-dire une circonscription qui était le bastion du PS local, on remarque bien que la façon de fonctionner du PS, y compris dans sa mobilisation des réseaux municipaux, n’a plus la prise qu’elle avait auparavant, et c’est ce que j’ai pu vérifier avec les législatives. J’ai pu craindre pendant la campagne, malgré le désarroi du PS et le fait que leurs électeurs nous disaient depuis longtemps qu’ils ne voulaient plus de ce parti, que l’activation de leurs réseaux et de ce qu’ils avaient réussi à monter au sein de la municipalité ne fasse tout de même leur bénéfice. Finalement, cela n’a pas du tout été le cas. Les gens en ont définitivement soupé.

Ensuite, on a effectivement le vote de droite, mais qui dans cette circonscription reste minoritaire. Le phénomène numéro un demeure l’abstention criante. Enfin, il y a la question du FN : dans les débats du premier tour, notamment télévisés, le candidat FN n’était pas sur la posture ethniciste de son parti mais davantage sur une posture souverainiste, et je voyais bien que notre argumentaire ne lui déplaisait pas totalement, quand bien même les finalités politiques s’opposent : alors que le FN veut que La France retrouve son indépendance pour opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour affirmer son caractère universaliste et marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique. L’appel à voter pour nous du FN, nous ne l’avons certainement pas demandé, et plus qu’autre chose, il a surtout permis à notre adversaire principal, à savoir En Marche, de créditer la thèse selon laquelle il y avait bien une alliance des deux extrêmes, une porosité dans l’argumentaire et le programme politique, alors que c’est tout à fait sans fondements. L’essentiel pour nous est de convaincre, et nous ne faisons pas le tri pour savoir qui nous cherchons à convaincre.

“Alors que le FN veut opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique.”

Selon moi, le principal chantier qui s’ouvre devant nous, et donc le principal enjeu, est de juguler l’abstention. Le fait qu’on soit à présent dans un temps qui n’est plus contraint par un calendrier électoral serré permet de faire de cet enjeu une priorité : l’idée est de réussir, hors temps électoral, à créer des méthodes qui localement permettent de réduire l’abstention. C’est évidemment un problème qui nous préoccupe depuis un moment puisque nous avons été très présents dans les quartiers populaires depuis le début de la campagne, en lançant notamment les caravanes insoumises dès début 2016 pour amener la question des droits.

Il me semble que LFI doit permettre de continuer à mener la bataille culturelle à travers les campagnes thématiques et apporter le contenu politique qui est le nôtre. Mais dans le même temps, nous devons être capables de nous dire que ce n’est pas seulement en allant dans les quartiers populaires qu’on va réussir à les faire revenir à la politique : il faut que nous, les militants politiques, soyons conscients des problématiques auxquelles sont confrontées les gens et que nous soyons en capacité d’y répondre, en étant des facilitateurs de l’auto-organisation. Je disais par exemple à mes camarades à Lille que s’ils voient un quartier où il leur semble qu’il y a un besoin criant en soutien scolaire, ils pourraient organiser les conditions de création de ce soutien scolaire. Cela reviendrait à répondre directement à des problématiques pour faire en sorte que la politique ne soit pas vécue comme hors sol : ainsi, notamment dans un contexte où les municipalités ont de moins en moins de marges de manoeuvre financières, cela démontrerait une capacité des citoyens à s’auto-organiser. Je pense qu’il y a là un coup double à jouer : à la fois mener les campagnes thématiques, et en même temps se mettre au service de la population pour recréer le lien entre la politique et les citoyens.

En ce qui concerne le FN, j’ai toujours considéré que son électorat n’était pas sa propriété, qu’il ne lui appartient pas, que les électeurs du FN ne sont pas le FN, et cela fait longtemps que de notre côté, nous ne répondons plus de la caricature qui veut que ces électeurs soient d’affreux fascistes. Certes, il y en a, mais le vote FN dans notre pays est d’abord et avant tout un vote qui exprime une colère, un ras-le-bol, une volonté de donner un coup de pied dans la fourmilière, et charge à nous de faire la démonstration que le vote FI est aussi l’expression d’une colère : ce qu’il faut alors prouver est que la question n’est pas d’engendrer une colère pour la colère, mais de savoir ce que l’on fait de cette colère. Au projet ethniciste du FN s’oppose ici le projet propulsif de LFI qui permet d’ailleurs bien souvent de répondre au terreau qui crée la montée du FN, à savoir notamment les problématiques sociales. Pour résumer, il y a véritablement deux enjeux primordiaux : Ne pas céder un pouce à Macron et sa majorité, et faire la démonstration que l’on peut incarner la suite.

LVSL : Parmi les causes de la montée du FN dans le Nord et le Pas-de-Calais, on revient souvent sur le fort taux de chômage des zones concernées. On parle moins souvent du recul généralisé de l’État et des services publics, de la perte de lien social qui va avec. Pourquoi l’État a-t-il abandonné ces territoires ? Comment les réinvestir, et selon quelle vision de l’État ?

Très clairement, on voit bien qu’après l’ère des Trente Glorieuses, avec l’émergence de l’économie libérale, les dirigeants ont particulièrement misé sur le tertiaire dans le Nord. Or, il y a divers endroits où ce n’était absolument pas adapté, et cela a participé de cette ségrégation que l’on retrouve notamment dans des villes comme Lille.

Sur la question de l’emploi, il est nécessaire de réaffirmer le fait que le problème du chômage n’est pas celui du « chômage volontaire », contrairement à ce que les gouvernements successifs ont cherché à démontrer. Sous Hollande par exemple, le gouvernement ressassait en permanence la musique des emplois non pourvus. Nous sommes sans cesse dans l’obligation de rappeler ce qu’est la réalité statistique sur les emplois non pourvus : aujourd’hui, si je ne me trompe pas, on a affaire à 1 emploi non pourvu pour 300 chômeurs, ce qui correspond véritablement à une situation de pénurie d’emplois. A la France Insoumise, nous prônons un modèle de relance de l’activité qui serait nécessairement centralisé par l’Etat, car l’Etat est la courroie de transmission de grandes politiques de relance permettant de réactiver le levier de l’emploi. La planification économique que nous proposons permettrait de créer des centaines de milliers d’emplois, ce qui est une nécessité absolue.

“Là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale.”

On aurait tort de croire que c’est en rabotant le modèle social français par des lois telles que la Loi Travail que l’on va créer de l’emploi : ce type de politiques est mené depuis longtemps, même bien avant Sarkozy. Elles se fondent sur l’idée que flexibiliser davantage le marché du travail et augmenter la compétitivité va créer de l’emploi, alors que l’on voit bien qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage. Il faut donc commencer par battre en brèche cet argumentaire politique majoritaire qui provoque un sentiment de culpabilité chez les gens. La seconde étape sera d’expliquer que le principal problème est la relance de l’activité. En ce sens, stratégiquement, nous considérons par exemple que l’Etat français a davantage intérêt à conserver des boîtes comme Alcatel et les grands secteurs stratégiques, plutôt qu’à batailler pour flexibiliser davantage le marché du travail, car la première option apportera bien plus d’emplois à long terme. Il est nécessaire d’annihiler l’idée selon laquelle le seul objectif est la politique de l’offre, la concurrence libre et non faussée entre tous, et qu’à la fin le moins disant social remporte la bataille.

De fait, là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale. Les politiques libérales menées depuis les années 1980 ont toujours été suivies par la montée du chômage. Très clairement, il y a un lien de cause à effet entre le désengagement de l’Etat, dicté notamment par les politiques budgétaires impulsées par l’Union européenne, et la montée du chômage, provoquant un cercle qui s’auto-entretient. Plutôt que de jouer une compétition perdue d’avance et qui pousse au moins-disant social, nous pourrions faire tant d’autres choses qui nécessitent des compétences et des énergies dont la France regorge.

 

LVSL : La vieille gauche radicale a longtemps été très méfiante vis-à-vis de la fonction tribunicienne, associée au culte de la personnalité et aux pires dérives du XXème siècle. A tel point que l’émergence de nouvelles figures politiques avec la création du groupe LFI en a surpris plus d’un : François Ruffin ; Ugo Bernalicis ; ou encore vous-même. Vous étiez-vous préparé à jouer ce type de rôle ? La présence de tribuns est-elle la clé du succès pour les mouvements progressistes auparavant en mal de visibilité ?

Le fait d’avoir un groupe à l’Assemblée qui a attiré l’intérêt des médias a permis au public ainsi qu’aux milieux politiques et médiatiques de découvrir quelque chose qu’ils ignoraient, c’est-à-dire que LFI ne se cristallise pas uniquement autour de Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier est de longue date soucieux des compétences des gens qui l’entourent et de faire en sorte que d’autres figures émergent. Il est intéressant de remarquer que nous sommes passés sous leurs radars pendant longtemps, jusqu’à aujourd’hui. Ugo, moi, et tant d’autres, malgré notre jeune âge, avions depuis des années des responsabilités locales comme bénévoles, nous prenions la parole en public, nous faisions des campagnes et nous nous rendions visibles sur les places publiques, ce qui ne nous a pas empêchés de passer inaperçus — les médias locaux nous reprenaient de temps en temps sans toutefois s’intéresser à nous dans le détail.

Personnellement, depuis que je milite, il me tient à coeur, mais c’est aussi le propre de notre courant, d’être dans la formation permanente, de beaucoup lire et d’écrire également, d’avoir la capacité de prendre la parole en public et de savoir construire un discours : quand on sait qu’on a une demi-heure et un objectif fixé, il faut faire en sorte de ciseler son propos de manière à aller droit au but. Nous sommes donc rompus à l’exercice.

Prenons le cas de la Loi Travail : je me suis trouvé au premier plan uniquement parce que j’avais choisi de travailler dans la Commission d’Affaires Sociales qui se penchait en premier sur ce texte, puisque nous nous étions répartis les commissions entre les 17 députés que nous sommes. Lorsque nous avons décidé de déposer une motion de rejet et que notre motion a été tirée au sort — puisque plusieurs groupes en avaient déposé une également —, il a fallu choisir un orateur pour prendre la parole. Le groupe fonctionne en collectif. Le but n’est pas de se singulariser les uns des autres, au contraire. Or, compte tenu de ce qui avait été fait en Commission d’Affaires Sociales et étant donné que mes deux camarades de commission étaient d’accord pour que je m’y colle le premier, il a été décidé que je défendrais cette motion.

Je suis donc rentré chez moi le week-end, j’ai préparé le discours, et très honnêtement, lorsque je l’ai achevé, je n’ai pas eu le sentiment d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel, mais simplement d’avoir accompli ma tâche qui était de produire un discours respectant les trente minutes de parole et visant un objectif clair. Puis je suis monté à la tribune, et j’ai prononcé mon discours comme tout un chacun dans ce mouvement l’aurait fait à ma place et sans me dire que ce que je faisais était formidable. Pourtant, lorsque je suis descendu de la tribune et que j’ai rallumé mon téléphone, jai réalisé l’ouragan que ce discours avait provoqué : les médias nous découvraient.

J’ai compris que pour les députés de la majorité mais aussi pour les communistes, cela représentait l’arrivée d’un OVNI qu’ils n’avaient pas vu venir, c’est-à-dire cette génération montante de gens entre vingt et trente ans, très soucieuse de se former — vous en faites sûrement partie d’ailleurs — et capable de monter en puissance. C’est pour cette raison que Jean-Luc disait déjà depuis un moment : « Ne croyez pas que lorsque vous en aurez fini avec moi, vous en aurez terminé, parce qu’avec eux, vous en prenez pour quarante ans ». Je l’entendais aussi répéter aux gens du groupe : « Je suis ravi qu’on vous entende davantage ». Il faut réussir à amplifier ce mouvement collectif.

Cela me permet aussi de rebondir sur l’analyse que Lenny Benbara fait dans l’article que vous avez publié lorsqu’il dit que le niveau atteint lors de la session extraordinaire doit être maintenu, et que pour cela, il faut engranger une logique qui incarne l’alternative. Je pense que le discrédit de Macron va se poursuivre voire s’accélérer, et à mesure qu’il tombe, nous devons symboliser le changement et la capacité à prendre la relève.

 

LVSL : La France Insoumise a réalisé de très bons scores dans la métropole lilloise, et a été capable de faire élire deux députés dans le département. Ces résultats constituent à l’évidence un point d’appui pour le futur, notamment pour les élections municipales de 2020. Quelle stratégie de long terme comptez-vous mettre en place pour asseoir votre implantation ? La mairie de Lille est-elle un objectif ? Cela posera à terme, la question des alliances éventuelles que le mouvement peut nouer s’il veut prendre des mairies…

Il est évident que la mairie de Lille ainsi que d’autres mairies d’envergure nationale sont un objectif très clair pour le mouvement, objectif qui se place dans la continuité de notre stratégie. Dire le contraire serait mentir. Mon état d’esprit, qui est d’ailleurs assez partagé dans LFI, est que tous nos actes politiques, que ce soit dans l’Assemblée ou au sein du mouvement en ce qui concerne les campagnes thématiques ou encore les élections intermédiaires, sont des étapes intermédiaires vers notre objectif ultime qui demeurera toujours la prise du pouvoir dans ce pays. Certains groupes politiques peuvent considérer qu’avoir un groupe parlementaire est déjà un accomplissement en soi et qu’ils peuvent en rester là, mais ce n’est en rien notre cas : pour nous, l’Assemblée n’est qu’une étape de plus.

Avant les municipales, il y a les Européennes, et le pari que je fais d’ici là est que l’illusion Macron va s’éroder plus vite que prévu. Actuellement, nous tendons à prouver que le renouveau qu’il semble incarner, parce qu’il est un jeune président qui prétend mettre à la porte la vieille classe politique et parce qu’il prône de nouvelles pratiques, n’est qu’illusoire. On remarque déjà dans son gouvernement les mêmes fêlures, des gens liés par les mêmes affaires — quand on voit qu’en plein débat sur la confiance, Pénicaud se fait prendre la main dans le sac des stock options… Notre but est donc de mettre à jour le continuum qui existe entre les politiques de droite de Sarkozy, les politiques prétendument de gauche de Hollande, et les politiques centristes de Macron : il faut faire la démonstration, bien qu’elle se fasse d’elle-même, que ces gens-là, derrière des oppositions qui sont feintes pour pouvoir se partager le pouvoir politique, ont un socle idéologique de l’ordre de 70 à 80% de commun – si l’on met de côté les questions sociétales – car c’est la commission européenne qui se tient derrière eux.

Deux hypothèses se présentent alors concernant l’avenir : soit la situation reste telle qu’elle est aujourd’hui et les élections intermédiaires dictent la suite. Soit un événement fortuit bouscule les choses et nous devons alors nous tenir prêts à tout moment. Si c’est le calendrier électoral qui dicte la suite, voyons : les premières élections intermédiaires sont les européennes, qui seront un moment idéologiquement intéressant pour nous où il faudra faire la preuve que nous sommes bien là face au « grossiste » [la commission européenne, NDLR] qui impulse les politiques nationales depuis trop longtemps. L’élection européenne devra être la traduction dans les urnes de la déflagration contre Macron. C’est aussi l’occasion pour nous d’avoir davantage d’élus, donc de monter en crédibilité et de gagner en visibilité afin de pouvoir s’exprimer.

Puis arrivent les élections municipales — il se peut d’ailleurs qu’elles aient lieu en 2021 et non en 2020, et qu’elles viennent s’ajouter aux régionales et aux départementales. Nous devons donc être préparés à décrocher le plus de positions possibles. Ainsi, pour revenir à votre question après ce passage de contextualisation, il apparaît que oui, dans la métropole lilloise, étant donné que LFI a été capable de décrocher deux anciens bastions socialistes avec la première et la deuxième circonscription du Nord, il y a clairement plusieurs villes de la métropole que nous pouvons remporter aux élections municipales. Cela nous ferait arriver à la veille de la présidentielle dans une position totalement différente de celle où se trouvait Jean-Luc Mélenchon en 2016 lorsqu’il a lancé le mouvement, avec la force de dire que nous incarnons l’alternative, face à un Front National qui à l’inverse est d’ores et déjà en difficulté. A l’Assemblée, les frontistes sont presque inaudibles, et leur parti est rongé par des guerres intestines. Je crois qu’ils sont assez durablement enlisés.

En ce qui concerne la question des alliances aux municipales, tout va dépendre des européennes. Je souscris totalement à l’idée que nous ne devons plus mettre le doigt dans des stratégies qui nous latéralisent avec la tambouille des chapelles à gauche, et qu’il faut refuser les assises de refondation et autres potages qui semblent se profiler. Ces gens sont en cendres et pensent que l’on va pouvoir faire renaître le phénix, alors que pour notre part, nous avons plutôt intérêt à poursuivre la stratégie qui a fonctionné lors des présidentielles et des législatives, c’est-à-dire celle qui consiste à opposer peuple et oligarchie, le « nous » et le « eux » que théorise Chantal Mouffe. Cela s’incarne d’ailleurs dans les nouvelles têtes du mouvement et au sein de notre électorat : plusieurs fois, lors de la campagne, des gens sont venus me voir en me disant que si Mélenchon avait été candidat du Front de gauche en 2017, jamais ils ne l’auraient ne serait-ce qu’écouté.

“Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.”

La campagne de Mélenchon en 2012 par exemple restait très ancrée dans les codes traditionnels de la gauche radicale, notamment dans l’imagerie politique. C’’était déjà un premier filtre qui a fait que certaines personnes ne sont pas allées plus loin. En effet, même si nous avons raison d’être attachés à nos drapeaux rouges, lorsqu’il s’agit de convaincre la majorité de la population nous ne pouvons plus nous présenter comme la gauche radicale, ce qui implique de mettre les drapeaux au placard. De la même manière que lorsque Benoît Hamon ouvre un meeting en disant qu’il s’adresse à la gauche socialiste, comment peut-il prétendre gouverner le pays s’il commence par parler à une stricte minorité ? Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.

Les alliances dépendent donc moins de LFI que de la manière dont les autres vont se positionner. Certains continuent à avoir des œillères et à penser que le choix qu’a fait Mélenchon en 2016 était de se lancer dans une grande aventure en solitaire pour avoir le contrôle, alors que c’était un choix tout à fait réfléchi, fruit d’une réflexion politique profonde. Aujourd’hui, ils commencent à réaliser qu’ils avaient tort. Dès lors, soit ils se rapprochent de l’espace de discussion dans lequel nous les accueillons à bras ouverts, soit ils décident de continuer à alimenter la sclérose de cette gauche déclinante. Ainsi, selon leur positionnement, nous ferons nos propres choix de discussion. Il faut notamment les appeler à la cohérence. Par exemple, lorsque mon adversaire socialiste – François Lamy, l’ancien ministre – critiquait la potentielle Loi Travail de Macron en se posant comme la caution de gauche à cette loi,  que je lui répondais que c’était le PS qui avait ouvert la brèche et qu’il répliquait « oui mais moi c’est différent », il y avait clairement un problème de cohérence entre lui et son propre parti. Nous leur demandons simplement une clarification. C’est-à-dire, par exemple, de voter contre la confiance au gouvernement, et cela ne dépend alors que d’eux. S’ils l’avaient fait, ils nous trouvaient à la table de discussion sans aucun problème.

LVSL : En Espagne, Podemos aussi refusait la latéralisation, mais pour gouverner Barcelone, Madrid et d’autres villes, ils ont dû passer des accords avec le PSOE bien qu’ils se fassent la guerre au niveau national. Peut-être est-il possible de trouver des gens mieux disposés au niveau local…

Nous verrons bien ce qu’il en est. Pour ma part, je suis désormais convaincu qu’il faut de la clarté et qu’il faut pour cela se tenir éloigné des tambouilles. Laissons les autres faire leur travail de réflexion propre. Ils doivent encore comprendre notamment que la langue qu’ils parlent est bien souvent une langue morte. Nous devons de notre côté faire ce dont nous sommes capables par nous-mêmes. Si nous utilisons véritablement les ressources dont nous disposons à l’action, nous pouvons lever de grands espoirs.

Pour le moment, on voit bien que l’on est dans un grand moment de recomposition des partis politiques, et c’est d’ailleurs aussi le cas à droite car En Marche vient marcher sur les plates-bandes des Républicains, ce qui déclenche des débats houleux chez ces derniers. Nous n’avons pas ce problème-là : le travail de construction idéologique et stratégique est fait, et nous avons donc un temps d’avance car nous sommes déjà dans le moment où nous pouvons discuter avec les autres et envisager la manière dont il faut avancer.

 

LVSL : Lors de la session extraordinaire, l’Assemblée nationale a adopté la loi d’habilitation qui permet au gouvernement de réformer le code du Travail par ordonnances. La réforme devrait permettre d’inverser la hiérarchie des normes, de précariser le CDI, de revoir le périmètre du licenciement économique ou encore d’outrepasser les syndicats (référendum, négociation sans délégué syndical mandaté). Pouvez-vous exposer plus concrètement les intentions du gouvernement ? En quoi cette loi diffère-t-elle de la loi El Khomri ?

Cette loi et les précédentes sont la traduction directe de directives européennes qui tracent les contours de la législation du Travail, avec pour logique de fond l’idée que le principal problème est celui du coût du travail et de son manque de flexibilité et de compétitivité. Il faut ici répéter qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage, ce qui a été démontré par l’OCDE, mais aussi par le bilan du quinquennat Hollande. Pour notre part, la première étape est donc de démontrer que l’analyse de la question de l’emploi n’est pas bonne, et par la suite de prouver que ces lois ne profitent qu’au secteur des actionnaires d’entreprise, car sous couvert de dialogue social on renforce l’arbitraire patronal.

Sur la loi en tant que telle, la différence avec les précédentes, qui précisaient leur contenu, est que celle-ci est une loi dite « d’habilitation à légiférer par ordonnance sur » c’est-à-dire une loi qui délimite un périmètre à l’intérieur duquel le gouvernement pourra, disons-le franchement, faire à peu près ce qu’il voudra. Ce périmètre pose la suprématie des accords d’entreprise dans la hiérarchie des normes : Jean-Luc Mélenchon utilise donc à raison l’expression de « un code du Travail par entreprise », car c’est bien l’objectif du gouvernement qui souhaite que tout se fasse, dixit la ministre du travail, « au plus près du terrain ». Cela signifie qu’on rompt avec le cadre républicain d’une loi qui s’applique à tous. Selon le lieu où l’on travaille, on peut être soumis à un ordre juridique différent.

Rassemblement de la France Insoumise sur la place de la République à Paris, le 3 juillet 2017.

En ce qui concerne les points importants de la loi, on peut évoquer la question des instances représentatives du personnel — le comité d’entreprise, le CHSCT, les délégués du personnel — qui ont actuellement des compétences et des délégations propres, et que, sous prétexte d’archaïsme et de manque d’efficacité, on veut faire fusionner pour créer une instance unique. Il peut en résulter une perte de levier d’action pour les syndicats. La philosophie générale de la loi, en résumé, est de faire en sorte que toute autre personne que celles qui étaient habilitées à négocier aujourd’hui puisse le faire. Il s’agit de contourner les syndicats. On nous vend entre autres les bénéfices du référendum d’entreprise en prétendant que cela donne la parole au salarié, alors que l’on sait très bien que cela se déroule sous chantage, comme le montre par exemple le cas de Smart où les employés ont accepté une augmentation du temps de travail dans des conditions lamentables par crainte de licenciement et de délocalisation : référendum, certes, mais sous la forme d’un pistolet sur la tempe.

Il y a quelques éléments sur lesquels il faut également insister, comme la barémisation, non pas des indemnités prudhommales comme on le croit, mais des dommages et intérêts aux prudhommes, qui permettrait dorénavant à un patron de savoir combien va lui coûter un licenciement abusif. La loi préconise aussi l’extension du contrat de chantier à d’autres domaines que le bâtiment, c’est-à-dire qu’il pourra y avoir des chantiers dans tous les domaines : le contrat de chantier est présenté juridiquement comme un CDI alors qu’en réalité, il s’agit d’une mission, donc d’un CDD qui de surcroît ne comprend pas d’indemnités de précarité. Cela correspond à une véritable précarisation de l’emploi.

Un autre point important est que le texte du gouvernement dit qu’il faut revoir le périmètre d’appréciation des difficultés économiques des entreprises, mais il ne dit pas que ce sera le cas au périmètre national. Or, quand le texte passe au Sénat, celui-ci précise qu’il veut que ce soit un périmètre national. Il y a donc tout un jeu politique du « passe-moi le sel, je te passe le poivre » entre les uns et les autres, c’est-à-dire qu’une majorité ouvre une brèche en disant qu’elle ne souhaite pas aller plus loin, puis le Sénat qui est à droite passe derrière pour marquer le pli, et En Marche repasse finalement afin d’entériner le projet. J’ai personnellement assisté à la lecture à l’Assemblée du texte qui s’était durci en passant par le Sénat, suite à laquelle a été mise en place une commission mixte paritaire — c’est-à-dire sept députés et sept sénateurs — qui avait pour objectif de partir du texte du Sénat afin de trouver un compromis sur les points de désaccords : j’ai alors pensé que ce serait à nouveau une guerre de tranchées interminable, mais le travail a été expédié en une heure car ils s’étaient accordés sur à peu près tout, notamment sur les concessions faites à la droite et surtout sur un point central de la loi qui est l’appréciation du périmètre économique. C’est donc dans un jeu d’alliance objective entre la majorité et son opposition que le texte se trouve durci.

“La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes (…) Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.”

Néanmoins, ce texte n’est qu’un processus d’aboutissement de ce que l’on observe depuis des années, car la loi El Khomri avait déjà fait l’essentiel, et c’est une logique qui est valable dans plein d’autres secteurs. Prenez par exemple la privatisation des secteurs stratégiques comme EDF, où la législation n’a jamais été bouleversée d’un seul coup car les acteurs de ce changement savaient que cela serait impossible. Ils entreprennent donc toujours de « saucissonner » l’objectif en diverses lois qui passent à mesure que les quinquennats avancent, et si l’on rassemble tout — par exemple l’ensemble des lois comprenant notamment la loi de sécurisation de l’emploi, la loi Rebsamen, la loi Macron, la loi El Khomri et la loi Pénicaud —, on se retrouve face au saucisson dans son entier.

La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes. Le choix de l’été 2017 comme moment pour faire passer cette loi n’était d’ailleurs pas anodin, puisque l’Assemblée n’était pas encore tout à fait installée, et je caricature à peine lorsque je dis que nous devions étudier le texte dans les escaliers : nous avions trois ou quatre jours pour le lire et déposer l’amendement dans des conditions délétères. Tout a été pensé méthodiquement pour être sûr qu’il n’y ait pas de contestation possible. Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.

LVSL : Comment envisagez-vous la contestation sociale contre cette nouvelle loi Travail ? Ne craignez-vous pas une léthargie populaire liée à la période post-électorale et à la rapidité avec laquelle cette réforme est menée ?

Comme je le disais, tout a été calculé pour que la contestation sociale soit minorée, entre la venue de l’été et une session extraordinaire dans un moment où le Parlement n’était pas encore aguerri. Je considère même que la convocation du Congrès de Versailles le lundi où les amendements étaient attendus en Commission d’affaires sociales a contribué à freiner le travail d’amendement — même si je n’irais pas jusqu’à dire que le Congrès a été convoqué dans ce but.

Il est clair, étant donné ce que je viens d’expliquer, que le moment pourrait ne pas être favorable à une contestation sociale. Néanmoins, il y a un réveil attendu, notamment de l’opposition syndicale, puisque nous avons par exemple des syndicats comme la CFE-CGC qui ne sont pourtant pas les plus virulents et qui clament leur mécontentement. D’ailleurs, pour revenir au texte de loi, le fait de séparer les différents syndicats pour qu’ils ne s’assoient pas à la même table, tout en cachant cela sous une multiplicité de réunions, est aussi un choix stratégique. Toutefois, bien que nous ayons chez LFI notre propre analyse du texte de loi, nous nous gardons bien de commenter les stratégies syndicales et de prendre position sur les décisions des syndicats. En tous cas, j’entends de nombreux syndiqués autour de moi qui affirment qu’ils vont débrayer comme il se doit à la rentrée.

LVSL : A l’occasion de ces contestations, la France Insoumise va encore apparaître comme le camp de la résistance. Dans ces conditions, comment peut-elle faire émerger un ordre alternatif à la pagaille néolibérale ?

Nous avons autour de nous des gens qui ont rédigé un code du Travail alternatif, en collaboration avec un comité de recherche : il s’agit d’un code qui serait réellement émancipateur et protecteur, et que l’on voudrait faire prévaloir aujourd’hui car il permettait à l’employé d’être un véritable citoyen dans l’entreprise. On peut donc aussi, en disant que l’on défend le code du Travail, en proposer une version améliorée.

Pour revenir sur la mobilisation, je peux vous assurer que nous allons y contribuer. Nous avons commencé à nous préparer dès la session parlementaire, notamment en répandant les débats dans le pays afin qu’ils ne restent pas cloisonnés à l’Assemblée : il y a ainsi déjà eu des actions organisées par des militants de LFI afin d’expliquer les enjeux de la loi. Néanmoins, il est certain qu’il faut que le mouvement se réveille. Je suis inquiet de constater le décalage qui existe entre la gravité de ce qui se passe à l’Assemblée et le climat dans le pays : nous sommes face à une véritable liquidation d’un siècle d’acquis sociaux. Mais nous nous trouvons au terme d’un processus où tous les rapports au travail ont été individualisés, et il est donc très compliqué de mobiliser les gens pour engranger un phénomène collectif qui permettrait de défendre le modèle social que nos opposants sont en train de démonter méthodiquement, sachant qu’ils sont bien organisés pour le faire.

Pour l’instant, nous allons faire en sorte que la mobilisation syndicale du 12 septembre soit la plus importante possible. Notre initiative de mouvement politique sera le 23 septembre, durant laquelle le mot d’ordre sera « Contre le coup d’état social », car nous lions aussi à cela d’autres éléments qui participent de la même logique libérale, comme le fait que le CETA sera appliqué dès le 21 septembre transitoirement sans vote du Parlement. Cette marche du 23 septembre n’est pas celle de La France Insoumise. C’est notre initiative mais tout le monde peut s’en saisir.

Meeting du candidat Jean-Luc Mélenchon, le 18 mars 2017, sur la place de la République à Paris.

LVSL : A l’occasion des élections européennes, quelle ligne doit tenir LFI ? En effet, votre électorat ne souhaite pas forcément sortir de l’UE, même s’il est très critique et qu’il veut récupérer des parts de souveraineté, tandis que l’électorat FN est le plus eurosceptique. Allez-vous rester sur l’idée du plan A/plan B ? Allez-vous accentuer le rapport de force et envisager de sortir de l’euro en cas d’échec des négociations ?

La préparation de la sortie de l’euro est incluse dans le plan B. Le FN est pétri de contradictions sur cette question, mais en tout cas jusqu’à présent, dans son projet politique, il incluait la sortie de l’Union européenne. Ce que nous disons est différent. Nous souscrivons à l’idéal européen tel que conçu à sa création, c’est-à-dire un idéal de coopération entre les peuples pour éviter que la guerre ne revienne. Mais on remarque rapidement qu’une fois que les bonnes intentions ont été dictées, la construction européenne a été une construction libérale où l’économie a tout dirigé, et il en résulte aujourd’hui un paquet bien ficelé de pays qui n’ont pas les modèles sociaux ni les mêmes niveaux fiscaux et auxquels on a dit : « que le meilleur gagne ». Cela crée d’importantes tensions économiques qui contredisent largement les motivations pacifiques premières de la création de l’UE. Il y a donc un dévoiement complet de l’idéal européen.

“Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités.”

Aujourd’hui, nous considérons qu’il faut lutter contre l’Europe libérale qui nous enferme dans des directives, et il faut donc assumer un rapport de force, notamment face à l’Allemagne qui a des intérêts économiques totalement divergents des nôtres. L’Allemagne est un pays vieillissant là où la France rajeunit et sera bientôt la première puissance démographique d’Europe ; l’Allemagne est sur un système de retraite par capitalisation alors que nous avons un système par répartition, ce qui ne nécessite pas un euro fort contrairement à eux.

Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités. Nous avons la liste, dans le plan A, des revendications que nous souhaitons faire entendre. Nous savons bien que les pays à qui nous allons soumettre cela, l’Allemagne en tête, n’y ont pas intérêt, bien que d’autres pays seront très probablement de notre côté, tels que l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Si la réponse est positive, nous pourrons avancer vers la construction d’une autre Europe. Si la réponse est négative, il sera temps d’appliquer le plan B : nous commencerons par désobéir et nous organiserons une sortie unilatéralement.

Mais la menace du plan B n’est pas un objectif politique en soi, et il participe même d’une manière à rendre crédible le plan A. C’est parce que nous avons un plan B, que nous pouvons mettre en avant avec force le plan A. En ce sens, Alexis Tsipras, en Grèce, a fini par plier car il a cru que le plan A suffirait. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, croit véritablement que si Merkel et les autres lui opposaient une fin de non recevoir et qu’il tentait de s’en aller, ils ne le laisseraient pas quitter la salle car ils feraient le calcul de ce que cela leur coûterait. En effet, si la France sort de l’Europe, cela aurait pour conséquence la dislocation de l’Europe. Le pari que nous faisons est que l’Europe ne peut tenir sans la France. Toutefois, si nous devons en arriver à appuyer sur le bouton nucléaire, nous le ferons. Ce n’est pas une menace en l’air. Mélenchon l’a dit, dans ces formules lapidaires : « Entre l’application de notre programme, et l’Union européenne, nous choisirons toujours le programme. Entre la souveraineté du peuple français et le respect des traités européens, nous choisirons toujours la souveraineté ». Mais il est important de rappeler que le problème n’est pas « l’europe en soi » mais « cette europe là ».

Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Sarah Mallah et Lenny Benbara

 

Crédits photo :

Sarah ALCALAY

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