Une semaine avant son investiture, la présidente élue du Honduras, Xiomara Castro, est déjà confrontée à une tentative de déstabilisation institutionnelle. Cette opération est orchestrée par des députés sécessionnistes de son propre parti, alliés avec les conservateurs liés au narcotrafic et à la corruption qui ont perdu l’élection. Le Honduras se retrouve ainsi plongé dans une crise institutionnelle majeure, 12 ans après le coup d’État contre Manuel Zelaya.
Les parlementaires se sont réunis ce vendredi pour voter pour le président provisoire du Congrès national. Au cours d’une séance marquée par des affrontements physiques et des invectives, 20 députés du parti de la présidente élue, Liberté et refondation (LIBRE), ont fait sécession pour s’allier au Parti National, de droite conservatrice, et proposer l’un d’entre eux, Jorge Cálix, au poste de président du Parlement, en violation des accords passés par leur parti. À 85 voix pour, alors qu’un minimum de 65 était requis, les congressistes ont élu provisoirement Cálix à la présidence du Congrès. La Présidente élue n’a donc plus de majorité parlementaire.
Par un communiqué de presse, les forces armées nationales ont exprimé leur soutien à Xiomara Castro face à cette tentative de déstabilisation, de même que le Groupe de Puebla, qui a dénoncé une « trahison impardonnable » et appelé au « respect de la volonté du peuple hondurien », qui l’a élue par une large majorité. L’épouse de l’ancien président Manuel Zelaya, renversé en 2009 par un coup d’État, a effectivement remporté près de 52 % des voix lors des élections du 28 novembre dernier. Ses opposants, représentants du bipartisme historique du Honduras, sont restés loin derrière. Nasry Asfura, candidat du Parti national (PN) -la droite nationaliste et conservatrice au pouvoir depuis douze ans- a obtenu 35 % des suffrages exprimés. Le troisième en lice, Yani Rosenthal, du Parti libéral (PL) de centre-droit, a remporté 9 % des voix.
En réponse à ce coup institutionnel contre la présidente, les députés sécessionistes ont été exclus de LIBRE. La présidente ne reconnait plus le congrès, et un nouveau congrès a été inauguré, parallèle au premier. Celui-ci est désormais présidé par Luis Redondo, issu de la majorité présidentielle. Le Honduras a donc deux pouvoirs législatifs en concurrence, à quelques jours de l’investiture où sont attendus de nombreux invités internationaux : Kamala Harris, Felipe VI d’Espagne, Lula, Cristina Fernandez de Kirchner, etc.
Xiomara Castro a été élue sur la promesse de lutter contre la corruption et de rompre les liens de la politique hondurienne avec le trafic de drogue, lors d’une élection qui a affiché les niveaux de participation les plus élevés de l’histoire récente du pays. Selon les proches de la présidente, le retournement des parlementaires et l’élection de Cálix au sein du premier congrès a pour objectif de garantir l’impunité du Parti National et de ses responsables, quittant le pouvoir après 12 ans de corruption et d’accointances avec le crime organisé. Le but est par ailleurs d’empêcher le projet de réformes profondes porté par Castro. Cela permettrait au programme de démantèlement de l’État hondurien de se poursuivre, influencé par des intérêts économiques étrangers.
La souveraineté du Honduras cédée à des États parallèles
L’un des projets les plus inquiétants menés par le régime installé après le coup d’État de 2009 est celui des Zones spéciales de développement et d’emploi (ZEDE), refonte des anciennes RED (Régions spéciales de développement), proposées entre la fin de l’année 2010 et le début de l’année 2011 sous le gouvernement de Porfirio Lobo. Afin « d’apporter de la stabilité aux investissements étrangers et nationaux » et de « générer des emplois dans le pays », ces zones-franches vont plus loin que la plupart des expérimentations en matière de dérégulation, beaucoup plus loin.
La loi organique finalement adoptée le 6 septembre 2013 autorise ces zones, gérées par des investisseurs locaux ou étrangers, à « créer leur propre budget », leur donne « le droit de percevoir et d’administrer leurs propres taxes » et établit qu’elles disposent de « tribunaux autonomes et indépendants ayant une compétence exclusive sur la plupart des sujets ». Ceux-ci peuvent établir des jurisprudences de caractère obligatoire, soit l’équivalent pratique de lois, et peuvent se baser pour leurs décisions sur les jurisprudences issues du droit de n’importe quel pays étranger.
Tout aussi alarmant, ces zones doivent obligatoirement « mettre en place leurs propres organes de sécurité intérieure », y compris « leur propre police », leurs « services de renseignement » et leur « système pénitentiaire ». Ils sont également autorisés à créer « leur propre système de santé, d’éducation et de sécurité sociale ».
Enfin, ces zones se réservent le droit d’exproprier les habitants de leurs terres et habitations, sous réserve d’une compensation qu’eux-mêmes sont chargés de définir, et ne font l’objet d’aucune politique nationale de contrôle des changes et de circulation de devises. Si les ZEDE posent un grave danger pour les droits fondamentaux des citoyens honduriens, comme l’exprime l’ONU dans un communiqué, elles créent également des paradis fiscaux qui permettent un blanchiment d’argent massif dans un pays où le narcotrafic et le crime organisé sont omniprésents.
Sous le gouvernement du Parti National et sous couvert de développement économique, l’État hondurien a cédé ses fonctions régaliennes les plus essentielles à des États parallèles, gérés sans aucun contrôle démocratique. Pendant la pandémie, le gouvernement de Juan Orlando Hernandez s’est félicité de leur bilan, tandis que de nombreux citoyens ont manifesté leur inquiétude.
Une opération d’influence et de lobbying international
En août 2021, le Président Juan Orlando Hernandez s’est félicité dans un tweet d’une réunion avec « un groupe d’investisseurs américains » qui souhaiteraient développer différents projets au Honduras et générer « de nombreux emplois ». Parmi les convives souriants, Camilo Atala, milliardaire hondurien et président du Groupe financier Ficohsa, faisant partie de l’une des familles les plus riches et les plus puissantes du Honduras.
Plusieurs médias locaux et représentants de partis alliés à Xiomara Castro ont dénoncé le fait que le Groupe Ficohsa aurait financé les campagnes de Jorge Cálix. Par ailleurs, Beatriz Valle, alliée de Cálix et élue vice-présidente provisoire du premier Congrès, est la cousine du directeur général de FICOHSA. Elle a travaillé pour Camilo Atala en 2004 en tant que directrice de la Fondation Ficohsa pour l’Éducation.
Le 26 septembre 2013, Babson Global Inc a annoncé publiquement un projet colossal « de développement de la compétitivité et des entreprises ». D’après leur communiqué, ce projet a pour but d’éliminer les « distorsions gouvernementales » et de « soutenir la création de zones dotées de systèmes réglementaires autonomes, gérés par des partenariats public-privé ». Ces « villes-entreprises » seraient des micro-nations fondées sur la liberté des marchés et dotées d’une autonomie quasi-totale par rapport à l’État-nation qui les accueille. D’après cet article de The Economist, en 2015, Babson Global était en pourparlers pour développer de telles expérimentations en République dominicaine, en Colombie, au Maroc, en Bosnie, en Inde et à Oman. Mais le projet de « ville-charter » le plus avancé, soutenu par un groupe de libertariens américains, se trouve au Honduras : les fameuses ZEDE.
Les réseaux de pouvoir des conservateurs apparaissent ainsi au grand jour, les connexions de Jorge Cálix aussi, ainsi que leur lien avec les ZEDE. Le Honduras est un des États où la mainmise des oligarchies locales est la plus forte au monde, avec une interpénétration forte avec le narcotrafic. Ce sont ces intérêts qui sont aujourd’hui à la manœuvre contre Xiomara Castro, présidente de centre-gauche, et qui avaient déjà agi pour destituer Manuel Zelaya après que ce dernier a augmenté le salaire minimum hondurien.
Alors qu’Angela Merkel se montrait déjà peu enthousiaste sur la perspective d’une «Europe de la défense », la nouvelle coalition allemande a clairement annoncé son désintérêt pour les enjeux militaires, lui préférant des comptes publics bien tenus. Faute d’armée européenne, la France a forcé l’Allemagne à coopérer pour bâtir un avion de combat ensemble. Mais les chances que ce projet aille jusqu’au bout sont faibles. En filigrane, cette histoire illustre combien l’Allemagne préfère l’atlantisme à une hypothétique défense européenne ou franco-allemande. Article de Wolfgang Streeck, sociologue et ancien directeur de l’institut de recherche Max Planck, originellement paru dans la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.
Qu’est-il arrivé à l’armée européenne ? Certains d’entre nous se souviennent peut-être encore de l’appel public lancé il y a trois ans par le philosophe Jürgen Habermas, qui invitait « l’Europe », identifiée comme l’UE, à s’armer afin de défendre son « mode de vie » contre la Chine, la Russie et les USA de Trump, et de faire progresser l’« union toujours plus étroite » vers un super-État supranational. Les cosignataires étaient une poignée de has-beens politiques allemands, dont Friedrich Merz (désormais nouveau président de la CDU, ndlr), alors encore à BlackRock. Mais pour une fois, nous pouvons célébrer une bonne nouvelle : « l’armée européenne » est morte et enterrée pour de bon.
Pourquoi la France veut une Allemagne réarmée
Qu’est-ce qui a scellé son destin ? De diverses manières, jamais discutées publiquement, comme le veut la coutume néo-allemande lorsqu’il s’agit de questions de vie ou de mort, le projet « d’armée européenne » était lié à la promesse faite de longue date par l’Allemagne à l’OTAN d’augmenter ses dépenses militaires à 2 % du PIB. Cette hausse de moitié, à une date non précisée dans l’avenir transatlantique, suffirait à ce que les dépenses de « défense » de l’Allemagne dépassent celles de la Russie, sans compter le reste de l’OTAN. De plus, les dépenses militaires allemandes ne peuvent porter que sur des armes conventionnelles et non sur des armes nucléaires. Dans les années 1960, l’Allemagne de l’Ouest fut l’un des premiers pays à signer le traité de non-prolifération nucléaire, à la condition que les Alliés occidentaux lui rendent une partie de sa souveraineté. En outre, il est évident que la Russie, avec sa coûteuse force nucléaire, serait incapable de suivre l’Allemagne dans une course aux armements conventionnels, ce qui la conduirait à investir dans l’amélioration de ses « capacités nucléaires ». Alors que cela devrait effrayer les Allemands les plus courageux, ce n’est pas le cas, car le simple fait de mentionner des questions de ce type vous fait passer pour un Poutinversteher (sympathisant de Poutine), et qui veut être considéré comme tel ?
L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale.
L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale. Notez que l’ensemble de l’armée allemande, contrairement aux autres pays membres, est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Toutefois, les USA ne sont pas les seuls à demander une hausse des dépenses militaires allemandes : la France souhaite elle aussi que l’Allemagne atteigne les 2%, ayant elle-même a atteint cet objectif pendant des années, puisque, comme la Russie, elle maintient une force nucléaire coûteuse, et manque donc de puissance conventionnelle. Ainsi, pour la France, un renforcement militaire allemand non nucléaire ne bénéficierait pas nécessairement aux États-Unis mais, dans des circonstances favorables, pourrait profiter à la France, en venant compenser son déficit conventionnel causé par son excédent nucléaire.
C’est ici que l’armée européenne de Habermas et de ses proches entre en jeu. Pour les Français, ce que Macron appelle la « souveraineté stratégique européenne » ne peut être réalisée que si l’Allemagne n’est, totalement ou au moins partiellement, extraite de son enchevêtrement militaire atlantiste, en faveur d’un enchevêtrement franco-européen. Si un tel projet est déjà suffisamment difficile à mettre en œuvre en lui-même, il faut ajouter que celui-ci implique de nouvelles unités et « capacités » conçues dès l’origine pour des objectifs européens autodéterminés plutôt que pour des objectifs transatlantiques déterminés par les États-Unis.
Le retour de l’Allemagne frugale
Un rapide coup d’œil à la planification budgétaire allemande pour le futur proche suffit toutefois à écarter cette perspective. Adoptées sous Merkel, avec Olaf Scholz (nouveau chancelier, ndlr) au Ministère des Finances, les prévisions budgétaires quinquennales actuelles prévoient une baisse des dépenses de défense de 50 milliards d’euros en 2022 à 46 milliards en 2025, alors que pas moins de 62 milliards seraient nécessaires pour une augmentation à 1,5 % du PIB, ce qui serait toujours loin de l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN. Lors des discussions pour former une coalition, les sources militaires ont fait savoir qu’elles n’avaient aucun espoir d’un retournement de situation sous un gouvernement dominé, selon elles, par « la gauche ». Dans ces conditions, le seul moyen pour les forces armées de réparer leur « état désastreux », dû à des décennies de négligence sous les gouvernements successifs de la grande coalition Merkel, était, selon elles, de réduire le personnel militaire de 13.000 personnes, contre 183.000 actuellement.
Les soldats, comme les agriculteurs, se plaignent toujours. Quelle que soit la somme d’argent que vous leur donnez, ils estiment qu’elle devrait être plus importante. Mais après les énormes déficits du budget fédéral allemand en 2020 et 2021, et étant donné la détermination du nouveau gouvernement Scholz, avec Lindner aux Finances (Christian Lindner, leader du parti libéral-démocrate (FDP) est un farouche partisan de l’austérité, ndlr), à maintenir le frein à l’endettement, sans parler des énormes investissements publics prévus pour la dé-carbonisation et la « transformation numérique », on peut supposer sans risque que les rêves de Habermas et Merz d’une « armée européenne » seront vains, et que ses dividendes espérés pour l’« intégration européenne » et l’industrie de l’armement ne se matérialiseront jamais. Il est intéressant de noter que l’accord de coalition évite la question des 2 % avec un culot presque merkelien : « Nous voulons que l’Allemagne investisse à long terme (!) trois pour cent (!) de son produit intérieur brut dans l’action internationale, dans une approche en réseau et inclusive (?), renforçant ainsi sa diplomatie et sa politique de développement et remplissant ses engagements envers l’OTAN ».
Rien sur la façon dont cela sera payé, et rien non plus qui permette à Macron, dont le mandat va être remis en jeu au printemps 2022, de convaincre ses électeurs d’un progrès vers la « souveraineté européenne », conçue comme une extension de la souveraineté française. La France post-Brexit étant la seule puissance nucléaire restante de l’UE, ainsi que le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, Macron espérait en effet que les chars allemands viennent joliment compléter les sous-marins nucléaires français et fasse oublier le fiasco AUKUS (alliance entre les USA, le Royaume-Uni et l’Australie qui a conduit à la rupture du contrat des sous-marins australiens, ndlr).
Le programme FCAS ne convainc pas
Y a-t-il une perspective de compensation ? L’espoir, comme le dit un dicton allemand, meurt le dernier, et cela pourrait être particulièrement vrai pour la France en matière européenne. Depuis quatre ans, l’Allemagne et la France parlent d’un chasseur-bombardier franco-allemand, le Future Combat Air System (FCAS), pour succéder au Rafale français et à l’Eurofighter allemand comme avion de combat de sixième génération des deux pays. À l’origine, le FCAS était un projet franco-britannique, mais celui-ci est tombé à l’eau en 2017 lorsque le Royaume-Uni a choisi d’opter pour un avion de son cru, le Tempest. Pressée par Macron, Angela Merkel a accepté de combler le vide. En 2018, Dassault et Airbus Defence se sont engagés comme principaux contractants, et la Belgique et l’Espagne ont été invitées à participer au projet. Pourtant, les travaux n’ont progressé que lentement, avec de graves désaccords notamment sur les droits de propriété intellectuelle, le transfert de technologie et les politiques d’exportation d’armes, un sujet important pour la France. Sous la pression de Paris, et probablement à la suite d’accords parallèles confidentiels conclus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, le gouvernement Merkel a obtenu de la commission budgétaire du Bundestag, en juin 2021, qu’elle autorise une première tranche de 4,5 milliards d’euros, afin de se prémunir contre un éventuel changement de majorité parlementaire allemande après les élections de septembre.
En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle.
Or, parmi la classe politique allemande, le FCAS a peu de partisans, voire aucun. Cela vaut également pour les militaires, qui le considèrent comme l’un de ces grands projets français trop ambitieux, voués à l’échec en raison d’une ambition technologique excessive. Le système, qui doit officiellement entrer en service vers 2040, se compose non seulement d’une flotte de bombardiers furtifs, mais aussi de nuées de drones qui doivent accompagner les avions dans leurs missions. Il comprend aussi des satellites pour soutenir les avions et les drones, généralement pour ajouter des capacités de cyberguerre au système, ce qui lui donne une touche de science-fiction que les généraux allemands impassibles ont tendance à trouver, a minima, superficielle. Dans un rapport confidentiel, la Cour des comptes fédérale allemande a récemment réprimandé le gouvernement pour avoir laissé en suspens des questions cruciales lors de la négociation de l’accord, tandis que le bureau des achats de la Bundeswehr a exprimé des doutes quant à la possibilité que le système devienne un jour opérationnel. Aucun doute en revanche sur le coût du FCAS qui sera nécessairement très élevé. À l’heure actuelle, les estimations officielles, ou semi-officielles, tournent autour de 100 milliards d’euros, tandis que des initiés bien informés chez Airbus estiment que la facture serait au moins trois fois plus élevée. À titre de comparaison, le fonds de relance européen suite au Covid s’élève à 750 milliards, à répartir entre 27 États membres.
Le FCAS serait-il un lot de consolation pour Macron, pour lui faire oublier « l’armée européenne » et « la souveraineté stratégique européenne » ? Peut-être s’il y avait encore de l’argent, mais, après la grande hémorragie financière suite au COVID, ce n’est plus vraiment le cas. En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle – l’un des nombreux problèmes laissés par Merkel, avec son inimitable talent pour faire des promesses incompatibles et irréalisables et s’en tirer à bon compte, tant qu’elle était au pouvoir. S’il reste quelques « gaullistes » dans la classe politique allemande pour qui l’alliance avec la France – et indirectement une Europe franco-allemande – prime sur l’alliance avec les États-Unis, on n’en trouve aucun dans le nouveau gouvernement.
L’atlantisme triomphe sur la coopération franco-allemande
En effet, là où il pourrait parler d’une « armée européenne », l’accord de coalition se contente de prévoir « une coopération accrue entre les armées nationales des États membres de l’UE… en particulier en ce qui concerne la formation, les capacités, les interventions et les équipements, comme l’Allemagne et la France l’ont déjà envisagé ». Et pour ne pas être mal compris, il ajoute que « dans tout cela, l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures et les capacités de commandement de l’OTAN doivent être assurées », déclarant encore plus explicitement quelques pages plus loin : « Nous renforcerons le pilier européen de l’OTAN et œuvrerons en faveur d’une coopération plus intensive entre l’OTAN et l’UE ». Le FCAS n’est même pas mentionné, ou seulement indirectement, dans un langage qui ne peut que blesser les Français : « Nous renforçons la coopération en matière de technologie de défense en Europe, notamment par des projets de coopération de haute qualité, en tenant compte des technologies clés nationales et en permettant aux petites et moyennes entreprises d’entrer dans la compétition. Les achats de remplacement et les systèmes disponibles sur le marché doivent être privilégiés pour les acquisitions afin d’éviter les lacunes en matière de capacités ». Il y a fort à parier que le projet, s’il ne s’effondre pas en raison de problèmes technologiques ou d’une lutte acharnée pour le leadership industriel et les droits sur les brevets, sera à un moment donné abandonné pour ses coûts.
La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton.
Les sceptiques du FCAS ne se retrouvent pas seulement au sein du SPD et du FDP. La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton qui a réussi à imposer ses vues sur le document de coalition tout au long du processus. Au cours des négociations de coalition, les Verts ont insisté pour que la flotte vieillissante de Tornado de la Luftwaffe soit rapidement remplacée par le chasseur-bombardier américain F-18. À ne pas confondre avec l’Eurofighter, les Tornados sont la contribution de l’Allemagne à ce que l’OTAN appelle la « participation nucléaire ». Celle-ci permet à certains États membres européens, et surtout à l’Allemagne, de livrer des ogives nucléaires américaines avec leurs propres bombardiers, avec la permission et sous la direction des États-Unis. (Pour autant que l’on sache, les États-Unis ou l’OTAN ne peuvent pas formellement ordonner aux États membres de bombarder un ennemi commun, mais les États membres ne peuvent pas bombarder un ennemi sans l’autorisation américaine). À cette fin, les États-Unis maintiennent un nombre non spécifié de bombes nucléaires sur le sol européen, en particulier allemand.
Récemment, des personnalités du SPD ont émis des doutes sur la sagesse de la doctrine de la participation nucléaire. Les États-Unis, pour leur part, se sont plaints de la vétusté des Tornado, mis en service dans les années 1980, et ont exigé des conditions de voyage plus confortables pour leurs ogives. À l’heure actuelle, les quelques Tornado encore capables de voler – moins de deux douzaines selon les dires – risquent de perdre leur permis de tuer (américain) en 2030. À moins de laisser le programme s’étioler, ce que certains membres de la gauche du SPD préféreraient, les Tornado pourraient en principe être remplacés par le Rafale français ou l’Eurofighter allemand (tous deux devant être remplacés, dans un avenir nébuleux, par des FCAS). Cependant, pour pouvoir transporter des bombes américaines, les avions non américains doivent être certifiés par les États-Unis, ce qui prend du temps, pas moins de huit à dix ans. C’est ainsi qu’est apparu le F-18, qui serait immédiatement disponible pour infliger l’Armageddon nucléaire à quiconque le méritera, du moins d’après les futurs présidents américains. Ainsi, le F-18 semble être le favori des militaires allemands, désireux de préserver leur réputation auprès de leurs idoles américaines et d’éviter les risques de diablerie technologique française.
À leur grand soulagement, l’acquisition rapide d’une flotte de F-18 de taille généreuse s’est avérée être l’une des demandes les plus vigoureusement défendues par les Verts de Baerbock lors des négociations de coalition. Après des négociations acrimonieuses, ils ont obtenu gain de cause. Dans l’accord de coalition, dans un langage compréhensible uniquement pour les initiés, les partis ont annoncé qu’ils allaient « acquérir un système successeur pour l’avion de combat Tornado » et « accompagner le processus d’acquisition et de certification de manière objective et consciencieuse en vue d’une participation nucléaire de l’Allemagne ». Le F-18 étant loin d’être bon marché pour un gouvernement à court d’argent, c’est une autre mauvaise nouvelle pour Macron et sa « souveraineté stratégique européenne ». Au final, si les États-Unis n’obtiennent pas leurs 2 %, ils pourront au moins vendre à l’Allemagne un bon nombre de F-18. La France, en comparaison, risque de se retrouver les mains vides, n’obtenant ni une armée européenne ni, en fin de compte, des FCAS.
Le 7 novembre 2021 se joue au Nicaragua une fiction électorale écrite, jouée et mise en scène par le président Daniel Ortega et sa femme et vice-présidente Rosario Murillo, déjà grands amateurs du cumul des fonctions ! Amenés sur le devant de la scène avec le soutien du FMI et de la Banque mondiale, entre autres généreux donateurs, le couple bénéficiait hier de la complaisance des États-Unis et de l’Union européenne. Ceux-là même se refusent aujourd’hui à reconnaitre un ancien allié aux allures d’autocrate devenues trop évidentes.
À la faveur des prochaines élections générales, le Nicaragua revient sous le feu des projecteurs – toute proportion gardée avec l’espace politique et médiatique réservé aux petits pays d’Amérique centrale. Les élections du 7 novembre 2021 verront élire le président de la République, les membres de l’Assemblée nationale ainsi que les députés nicaraguayens du Parlement centraméricain. À l’approche du scrutin, les persécutions politiques se sont accentuées afin d’empêcher toute opposition au pouvoir en place : 37 opposants politiques ont été incarcérés [1]. La communauté internationale se dresse alors vent debout contre le régime « orteguiste » et dénonce le virage autoritaire du régime depuis avril 2018.
Avril 2018, le commencement ?
Le 18 avril 2018, des manifestations s’organisent à Managua et León, les deux plus grandes villes du pays, pour protester contre la réforme, préconisée par le Fonds monétaire international (FMI), de l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale, qui prévoyait une augmentation des cotisations sociales en parallèle d’une baisse de 5 % des pensions de retraite. Très vite et face à la répression, la contestation s’étend dans le reste du pays et de nombreux mouvements sociaux s’y rallient. Le combat pour les pensions de retraite s’élargit à des revendications politiques de droits civils et civiques fondamentaux et au départ du couple dirigeant Ortega-Murillo. Trois à quatre cents morts et des milliers de blessés et de prisonniers plus tard, la contestation est mâtée à la fin 2018. Pour rétablir l’ordre, le pouvoir peut compter aussi bien sur le soutien de l’appareil de violence étatique que sur des groupes armés para-policiers qui lui font allégeance, parmi lesquels les Jeunesses sandinistes.
Manifestation du 30 mai 2018 à Managua. Ce jour, plusieurs centaines de milliers de personnes manifestent contre la répression.
Les manifestations cessent mais la répression se poursuit : criminalisation des médias et des mouvements sociaux, harcèlement judiciaire, etc. Les nicaraguayens parlent des « portes tournantes » de la prison : dans un cycle sans fin, on y entre et on en sort pour y retourner quelques mois plus tard.
Mais, n’en déplaise aux alliés d’hier qui le tiennent aujourd’hui en désaveu – les États-Unis au premier chef –, l’autoritarisme d’Ortega était décelable dès sa ré-accession au pouvoir en 2007.
Leader du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), guérilla socialiste qui met fin à la dictature de Somoza en 1979, Daniel Ortega entre dans le champ politique comme révolutionnaire. D’abord président de la Junte de reconstruction nationale puis élu président de la République en 1984, Ortega et son parti défendent un agenda social et souverainiste : nationalisations, réforme agraire, garanties syndicales et droits sociaux, campagne d’alphabétisation, etc.
Le régime nicaraguayen rejoint alors son allié cubain dans le panel des têtes à abattre des États-Unis. Washington place le pays sous embargo et apporte son soutien économique et logistique aux contras – groupes paramilitaires d’opposition – dans l’espoir de faire chuter le régime.
Les contras ne visent pas tant à conquérir le pouvoir par les armes qu’à attiser le mécontentement populaire contre le gouvernement sandiniste en sabotant l’économie et les programmes sociaux. En 1990, Daniel Ortega perd les élections présidentielles au profit la candidate libérale Violeta Chamorro. En 1996, nouvelle défaite, cette fois face à Arnoldo Alemán, leader du très conservateur Parti libéral constitutionnel. Cette fois la leçon est retenue : Daniel Ortega s‘éloigne du jeu démocratique pour reprendre le pouvoir.
En 1999, il pactise avec le président Alemán : les deux partis se répartissent le contrôle des institutions en ne nommant que des hommes de paille, sandinistes ou libéraux, et se garantissent une immunité judiciaire. Les deux leaders n’auront ainsi pas à répondre devant la justice des crimes dont ils seront accusés : une corruption notoire pour l’un, des viols répétés à l’encontre de sa belle-fille pour l’autre.
Le FSLN, malgré sa condition de force d’opposition, obtient le contrôle du Conseil suprême électoral, de la Cour suprême de justice et de la Cour des comptes.
Dans les années qui suivent, une réforme de la loi électorale vient prolonger le pacte et finit de vider la démocratie de sa substance. Cette réforme permet de remporter l’élection présidentielle dès le premier tour avec un score minimum de 35 % et en devançant le second candidat de cinq points. En 2006, la nouvelle loi aboutit à ce pour quoi elle avait été conçue : avec 38 % des voix, Ortega est élu président de la République.
2007 : enfin au pouvoir, plus question de le lâcher
Au lendemain de son élection, Ortega poursuit sa stratégie. Dès le début des années 2000, il avait initié un rapprochement progressif avec les secteurs de l’Église catholique les plus conservateurs, personnifiés par le cardinal Obando y Bravo, ennemi historique du sandinisme. Ce dernier marie publiquement Daniel Ortega et Rosario Murillo en 2005, valant acte de réconciliation et de bénédiction politique pour le commandant révolutionnaire. Le FSLN votera par la suite une loi sur l’avortement parmi les plus restrictives du monde : l’avortement y est interdit en toutes circonstances, même en cas de viol, de malformation congénitale majeure ou de danger pour la vie de la mère.
Le maillon manquant à son alliance : le grand patronat, réuni dans le Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP). Dès 2007 le gouvernement promeut et assume une politique d’ « Alliance, dialogue et consensus ». Le modèle repose sur un triptyque État–secteur privé–syndicats (majoritairement sandinistes) fonctionnant sur une relation donnant-donnant. Les élites se répartissent le pouvoir tandis que le capital ferme les yeux sur les pratiques anti-démocratiques et l’accaparement des ressources du clan Ortega, qui leur garantit stabilité et faveurs économiques : exonérations fiscales multiples, conditions de négociations syndicales favorables, ouverture des marchés.
« Aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational »
Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste
Fidèle à sa nouvelle ligne, le président ne remet pas en question le traité de libre-échange avec les États-Unis adopté en 2005, le même président qui accusait le précédent gouvernement d’Enrique Bolaños de soumettre le Nicaragua aux intérêts économiques de Washington. Grâce à l’œuvre du FSLN sont également approuvés un traité avec Taïwan (entré en application en 2008), un autre concernant les échanges entre l’Amérique centrale et le Mexique (2011) et le CAFTA, traité de libre-échange entre l’Amérique centrale et l’Union européenne (2012).
L’ancien révolutionnaire devient le meilleur élève du FMI. Ennemi juré des États-Unis pendant le soulèvement des contras, le dit « sandiniste » a désormais ses tickets à la Maison Blanche, pendant que plus de 50 % du commerce extérieur se fait avec les États-Unis. Les entreprises multinationales prospèrent et le président distribue les cadeaux : protocole d’accord avec la multinationale espagnole de l’énergie Unión Fenosa, qui reçoit le rang de loi par vote parlementaire le 12 février 2009, concession des principales exploitations minières du pays à l‘entreprise canadienne B2Gold, champ libre laissé à la multinationale espagnole Pescanova qui acquiert le contrôle de la quasi-totalité des concessions de pêche dans les deux premières années de mandat d’Ortega [2]… les exemples sont multiples.
Barack Obama et Daniel Ortega le 19 avril 2019, à l’occasion du Ve Sommet des Amériques réuni à Trinité-et-Tobago
Ces années coïncident avec l’accumulation d’une richesse considérable par le clan Ortega. « Ortega et son groupe ne sont pas avec le grand capital par convenance tactique. Ils sont avec le grand capital, parce que maintenant eux-mêmes sont un important groupe capitaliste : aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational » analyse Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste [3].
Ce nouveau régime économique s’accompagne d’une flambée des concessions minières et des activités extractives dans le pays, et, avec cela, d’une forte contestation d’activistes qui revendiquent leur propriété sur la terre et dénoncent des projets dévastateurs pour l’environnement. La construction finalement avortée du canal interocéanique, mégaprojet dont l’ambition est de concurrencer le canal de Panama, rassemble une forte opposition. En 2016, le Nicaragua est classé pays le plus dangereux du monde pour les militants de la cause environnementale, par l’organisation non gouvernementale (ONG) Global Witness. Si la répression de 2018 atteignit une ampleur inégalée, la violence frappait déjà les campagnes nicaraguayennes.
La double allégeance : chantre du néolibéralisme pour les uns, révolutionnaire sandiniste pour les autres
Félicité par le FMI et la Banque mondiale, reçu à bras ouvert par Georges Bush puis Obama, le président nicaraguayen change de costume et se pare de sa robe révolutionnaire quand il s’assoit à la table de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), créée par Hugo Chávez. L’ex-guérillero a en effet maintenu ses liens avec Cuba, et plus encore avec le Venezuela, allié historique du sandinisme. Cette double allégeance permit à Ortega de profiter, dix ans durant, d’une aide considérable de 500 millions de dollars par an – le quart du budget de l’État – versée par Chávez et administrée sans contrôle public par une société privée liée aux sandinistes, Alba de Nicaragua S.A. (ALBANISA).
Daniel Ortega arrive au pouvoir dans une configuration économique favorable. Le président sortant Enrique Bolaños aurait cédé le pouvoir à Daniel Ortega avec ces mots : « La table est servie » [4], en référence aux politiques d’austérité menées par les gouvernements précédents qui sont parvenues à réduire le niveau de la dette publique. Économie stabilisée, hausse des exportations, boom du cours des matières premières, horizon du traité de libre-échange avec les États-Unis et intégration à l’ALBA… le ciel est au beau fixe.
La première décennie de pouvoir Ortega-Murillo est en effet accompagnée de succès : doublement du Produit intérieur brut (PIB) en dix ans, taux de croissance économique parmi les plus élevés du continent, augmentation annuelle des investissements étrangers (les principaux étant : États-Unis, Canada, Chine) de 16 % par an entre 2006 et 2017.
Certes, on assiste à une diminution sensible de la pauvreté – comme presque partout ailleurs sur le continent – mais les inégalités se creusent. La période est avant tout celle de l’accumulation des richesses par l’oligarchie entrepreneuriale. Les programmes sociaux ciblés financés par le régime ne sont qu’une version clientéliste et partisane des anciens programmes de lutte contre la pauvreté mis en place par ses prédécesseurs néolibéraux, déjà réduits à la portion congrue.
Éric Toussaint, fondateur du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CATDM), résume ainsi la politique « orteguiste » : « défendre les intérêts du grand capital, ouvrir plus largement l’économie aux grandes entreprises étrangères, entretenir de bonnes relations avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux, tout en s’assurant l’appui d’une série d’organisations populaires sur lesquelles il exerce une très forte influence, et en maintenant une politique d’assistance sociale minimale (soutiens financiers et matériels aux plus pauvres sans combattre structurellement les causes de la pauvreté), permise à la fois par une conjoncture économique internationale favorable aux exportations et par l’aide provenant du Venezuela [5]. »
2018, la rupture avec le grand capital
Suite à la répression violente des manifestations entamées en avril 2018, le couple Ortega-Murillo n’apparait plus comme un facteur de stabilité, la COSEP se retourne contre ses vieux amis.
Déjà, depuis 2014, le climat des affaires se dégradait. Frappé par une forte crise économique, le Venezuela suspend son aide au Nicaragua. L’économie du petit pays, qui exporte bois, or, café, sucre… est également affectée par la chute des cours des matières premières. Enfin, depuis les élections de 2016 et la désignation de la première dame au poste de vice-présidente, les relations avec les États-Unis s’étaient tendues, ces derniers se disant « profondément préoccupés par les irrégularités du processus électoral présidentiel et législatif au Nicaragua, qui ont empêché la possibilité d’une élection libre et équitable [6]. » Rosario Murillo, femme du président, dirigeait déjà de fait et depuis dix ans la communication et l’ordre du jour du gouvernement…
« Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes »
Orlando Nuñez, intellectuel proche du pouvoir sandiniste
Le niveau de violence exercé contre la population rendait une posture de soutien au gouvernement difficile à tenir. Moins d’une semaine après les premières levées de barricades et alors qu’il approuvait la réforme à l’origine du soulèvement, le COSEP invite les Nicaraguayens à manifester contre la répression. Ortega connaît bien son script : abandonné par Washington et le patronat, il rejoue son rôle de petit pays socialiste harcelé par l’impérialisme.
Mais quelle est l’alternative ? L’apparition providentielle d’un Juan Guaido à la nicaraguayenne, qui ravirait l’élite économique, semble malheureusement inespérée. C’est bien là que résident les raisons de la percée puis de la pérennité d’Ortega. Si les petits mais influents cercles du monde de l’entreprise, de l’Église et les États-Unis ont laissé Ortega occuper ce pouvoir, ce n’est que du fait de l’absence d’opposition crédible pour prendre cette place. Le caudillo est parvenu ensuite à pénétrer toutes les sphères institutionnelles et à confisquer tous les pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire, électoral, médiatique, policier et militaire. Le vrai succès d’Ortega a consisté à coopter ses opposants, à substituer le FSLN à l’État et à empêcher toute alternative.
Orlando Nuñez, un des rares intellectuels sandinistes à être resté du côté d’Ortega, interrogé en 2017 par Bernard Duterme, président du Centre tricontinental (CETRI), dira ceci : « Comment aurions-nous pu récupérer et asseoir notre pouvoir sans ces pactes et achats de votes ? Pas d’hégémonie possible sans alliance. Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes [7]. »
De leur côté, les différents mouvements sociaux ne parviennent pas non plus à s’unir pour faire émerger une force politique. En réponse aux révoltes populaires, le COSEP et l’Église soutiennent une négociation avec le pouvoir. Les organisations sociales s’opposent à cette issue qui n’aboutirait qu’au maintien du statu quo et garantirait l’impunité aux gouvernants pour leur répression sanglante. Le dialogue ne serait en fait qu’un geste de façade, les anciens alliés d’Ortega revêtant leur masque démocratique pour ne pas salir leur image, à la seule fin de mieux rétablir l’ordre économique d’antan. Mais la machine est enclenchée, exalté par la démonstration violente de son pouvoir, Ortega est maintenant décidé à régner sans partage.
Un pouvoir de plus en plus intransigeant
Le 16 mars 2019, à Managua, la police réprime une manifestation en faveur de la libération des prisonniers politiques, arrêtant, avant de les relâcher, 164 personnes parmi lesquelles des figures de la contestation [8]. L’opposition suspend alors le processus de négociations.
Peu à peu, le duo Ortega-Murillo passe d’une posture de dialogue avec certains secteurs à une position de plus en plus intransigeante. Sachant son pouvoir consolidé, le couple devient intraitable. Les lois liberticides s’enchainent : fin 2020 sont adoptées la loi sur les « agents étrangers » qui vise les personnes et organisations recevant des fonds d’organismes internationaux, une loi sur les « cyberdélits » et une loi sur les « crimes de haine ». Le 20 décembre, en prévision des élections générales de novembre prochain, ce panel est complété par une loi qui interdit aux « traîtres à la patrie » de se présenter. Pour prévenir la « menace impérialiste américaine », 37 opposants parmi lesquels les potentiels candidats aux élections ont été arrêtés depuis mai 2021.
Privés de la rue depuis septembre 2018 – date d’interdiction des manifestations –, étouffés sous la multiplication des démarches administratives nécessaires à leur légalité, puis officiellement criminalisés, les mouvements sociaux peinent à s’organiser.
Malgré l’absence flagrante de conditions électorales démocratiques, la communauté internationale – bien qu’elle condamne Ortega – appelle l’opposition à se présenter pour prouver la fraude. Jimmy Gómez, de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS) dénonce cette pression exercée par les instances internationales, qu’il assimile au déni d’une décennie de répression : les nombreux morts, prisonniers et torturés ne seraient pas suffisants pour prouver ce qu’est le régime Ortega [9].
Si les États-Unis et l’Union européenne condamnent les atteintes répétées à l’État de droit et aux droits de l’homme commises par le régime orteguiste, jusqu’aujourd’hui encore et en dépit des effets d’annonces, les mesures se sont bornées à des sanctions individuelles contre des personnalités politiques ou ont visé des organismes financiers privés liés à l’aide vénézuélienne. Un régime de sanction sans commune mesure à celui qui touche Cuba ou le Venezuela. Les économies jouant le jeu du néolibéralisme bénéficieraient-elles d’un menu allégé ? Le Nicaragua d’Ortega continue ainsi de bénéficier des fonds du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement, de la Banque d’intégration économique centraméricaine ou encore du Fonds vert pour le climat de l’ONU. En 2020, la moitié du budget national était alimentée par ces aides internationales. Les élections du 7 novembre pourraient donc représenter un tournant si elles actent de la fin de l’aide au Nicaragua.
Après la farce électorale ? Les risques d’un isolement international
S’il est encore besoin de le dire, les élections ne laissent aucun doute sur l’issu du vote : Daniel Ortega sera reconduit à la tête de l’État. Au vu du climat violent et autoritaire qui s’est profondément installé, novembre 2021 a peu de chance de voir renaître une révolte populaire. Mais à moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays.
En réponse aux prochaines élections, le Congrès américain s’apprête à adopter la loi « Renforcer l’Adhésion du Nicaragua aux Conditions de la Réforme Électorale » (RENACER). Cette loi exige le renforcement des sanctions à l’encontre des acteurs clés du régime Ortega et prévoit leur coordination avec l’Union européenne et le Canada. Est également demandée l’ouverture d’une enquête pour déterminer si le Nicaragua doit être autorisé à continuer à participer à l’Accord de libre-échange d’Amérique centrale (CAFTA) [10]. Depuis l’emprisonnement des adversaires à la présidentielle il y a quelques mois, la liste noire des personnalités nicaraguayennes touchées par les sanctions américaines s’est allongée plusieurs fois.
Ces mesures viennent prolonger les sanctions prises, depuis 2018 par les États-Unis et fin 2019 pour l’Union européenne, contre les hauts dignitaires du clan Ortega-Murillo : gels des avoirs financiers, interdiction de transaction, refus de visa. Le NICA Act (« Loi sur la conditionnalité des investissements au Nicaragua ») ratifié fin 2018 et qui conditionne l’aval des États-Unis à l’aide internationale au respect de la démocratie au Nicaragua pourrait enfin être mis en application.
Lundi 1er novembre, Facebook a annoncé avoir éliminé une « usine à trolls » nicaraguayenne, un ensemble d’environ 1500 comptes, groupes et pages Facebook ou Instagram destinées à manipuler le débat public en faveur du gouvernement. Créées depuis les révoltes d’avril 2018, l’opération organisée par différentes institutions publiques consistait à partager des messages progouvernementaux et à discréditer les opposants. Sans que l’offensive de Facebook ne porte un coup significatif au régime, l’affaire n’est pas innocente : l’étau se resserre pour le Nicaragua.
« À moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays. »
Malgré la croissance économique de la décennie précédente, le Nicaragua est, après Haïti, le pays le plus pauvre du continent. La pandémie du Covid-19 – d’abord qualifiée par le pouvoir de sanction divine contre les pays riches – n’a rien arrangé. Dans ce contexte, la suspension de l’aide et des traités commerciaux semblent une solution peu souhaitable. Tout d’abord, comment demander des sanctions commerciales contre le Nicaragua sans en réclamer contre le Honduras ou le Guatemala – violant également les droits humains –, sinon en tombant dans le deux poids deux mesures ? Ensuite, de telles sanctions ont toujours un impact grave sur les populations civiles.
En 2020, 75 % de la population nicaraguayenne vivait dans une situation de pauvreté ou d‘extrême pauvreté [11]. Dans ce petit pays de 6 millions d’habitants, la crise politique de 2018 avait déjà poussé 100 000 personnes à chercher refuge au Costa Rica. Le système migratoire du Costa Rica étant submergé depuis lors (avec 89 000 demandes d’asiles non résolues), les Nicaraguayens se tournent de plus en plus vers d’autres destinations, au premier rang desquelles les États-Unis. En janvier 2021, 575 nicaraguayens étaient appréhendés à la frontière sud des États-Unis, en juillet le chiffre passe à 13 391. En octobre 2021, le bilan provisoire de l’année en cours s’élevait à 43 327 appréhensions [12].
Plongé dans une crise socio-politique profonde, l’avenir du Nicaragua semble incertain. Passage à une dictature assumée, sanctions commerciales et exacerbation des antagonismes ou assouplissement d’Ortega vers des négociations ? Les élections du 7 novembre marqueront peut-être un tournant, sinon dans le durcissement de l’autocratie, du moins dans la visibilité et les conséquences de la crise nicaraguayenne à l’international.
Notes :
[1] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).
[7] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).
[9] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).
La soirée électorale du 2 novembre 2021 a tourné à la déroute pour le Parti démocrate de Joe Biden, à la peine dans les sondages depuis plusieurs mois. Si les causes semblent complexes, les conséquences sont limpides : à moins de passer rapidement à la vitesse supérieure, les Démocrates seront bientôt écartés du pouvoir pour de nombreuses années.
Le mardi 2 novembre 2021 se tenait une série d’élections spéciales aux États-Unis. Parmi les dizaines de scrutins locaux, les plus anticipés étaient ceux de Virginie (gouverneur, procureur général et parlement) et du New Jersey (gouverneur et parlement). Un an après la présidentielle qui a permis à Joe Biden d’obtenir la Maison-Blanche et une courte majorité dans les deux chambres du Congrès, le Parti démocrate vient de subir une déroute pour le moins spectaculaire.
La Virginie, remportée de dix points par Biden en 2020, a élu des Républicains à tous les postes clés. Le gouverneur du New Jersey, un autre bastion démocrate, est parvenu à éviter la catastrophe d’un cheveu. La progression spectaculaire du GOP (Grand Old Party – surnom du Parti républicain) dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat catastrophiques pour les Démocrates.
La progression spectaculaire des Républicains dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat susceptibles d’enterrer le Parti démocrate pour une décennie
Le GOP table désormais sur un gain de 50 sièges, ce qui constituerait un raz de marée susceptible de propulser Donald Trump (ou son successeur) à la Maison-Blanche en 2024. Parmi les signaux les plus préoccupants, la hausse de la participation (comparé aux élections intermédiaires de 2017) n’a pas profité aux démocrates. Les électeurs des milieux ruraux ont voté de manière écrasante pour les Républicains. Les femmes non diplômées constituent le plus gros transfert de voix. Or, les banlieues aisées qui votent de plus en plus largement démocrates depuis 2016 et compensent normalement leurs mauvais scores dans les campagnes ont reculé en faveur du GOP. Autrement dit, la coalition démocrate reposant sur les classes populaires issues des minorités et les électeurs diplômés menace de s’effondrer.
Le premier réflexe consisterait à prononcer la mort clinique de Joe Biden et son parti. Mais ces défaites doivent être replacées dans leur contexte. Dix des onze derniers présidents ont perdu l’État de Virginie l’année suivant leur élection. En 2017, Trump avait également perdu une sénatoriale en Alabama, État qui avait pourtant voté pour lui avec 30 points d’écart. En clair, l’apathie des électeurs du parti au pouvoir et la motivation de ceux figurant dans l’opposition tendent à produire ce genre de résultats. Une logique qui risque de s’étendre aux élections de mi-mandat.
Un avertissement en forme de dernière sommation pour Biden
Comme le soulignent les universitaires spécialistes des États-Unis Jean-Éric Branaa et Lauric Henneton, la principale cause de cette défaite est l’impopularité croissante de Joe Biden. Elle s’explique par différents facteurs. La vague de variant Delta, l’inflation résultant de la reprise économique post-covid et la hausse de la criminalité semblent avoir précipité une forme de désenchantement. Mais au-delà des éléments exogènes sur lesquels Joe Biden n’a qu’un pouvoir limité, l’immobilisme qui s’est emparé du Congrès semble avoir provoqué les conditions de la défaite, comme l’a reconnu à demi-mot le président démocrate.
Après un premier succès au mois de mars, avec le vote de son plan de relance covid, Biden n’a fait que reculer. Il a renoncé à sa très populaire promesse électorale d’augmenter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure face à la résistance d’une partie de sa majorité au Sénat puis refusé de procéder à l’annulation partielle de la dette étudiante.
La relative continuité avec Donald Trump en terme de politique environnementale et migratoire a également pu frustrer une partie de sa base électorale. De même, la réforme portant sur le droit de vote, qui doit permettre de contrer les dispositions prises à l’échelle locale par le Parti républicain pour limiter l’accès à l’isoloir des minorités ethniques, tout comme la réforme institutionnelle censée protéger les élections et réduire les pratiques discriminatoires prisées par le GOP (en particulier, le redécoupage partisan des circonscriptions) sont au point mort au Congrès. Résultat : les activistes et leaders des mouvements citoyens alertent depuis des mois sur le désenchantement, la déprime et l’apathie des électeurs concernés.
« Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet »
Randy Weber, élu républicain à la Chambre des représentants, 14e circonscription du Texas, le 1er novembre 2021, cité par Politico
Cet immobilisme législatif s’explique en partie par le grand chantier lancé par Biden au mois d’avril : un double plan d’investissements (infrastructures, climat et social) financé par des hausses d’impôts sur les plus riches et les multinationales, qui doit permettre de restructurer l’économie américaine et améliorer sensiblement les conditions matérielles des classes moyennes et populaires. Ces deux textes sont l’objet de négociations interminables entre l’aile progressiste, qui cherche à faire adopter le plan tel qu’il avait été dessiné par la Maison-Blanche, et une poignée d’élus démocrates ultraconservateurs déterminés à réduire l’ambition du texte et obtenir des faveurs pour les secteurs économiques qui financent leurs campagnes.
Or, les multiples concessions faites à l’aile droite démocrate au cours des négociations génèrent de gros titres dévastateurs. On a ainsi pu lire récemment :
« Biden sur le point de renoncer au coeur de son plan climat à cause d’un seul sénateur. » (New York Times)
« Des tensions politiques forcent Biden à abandonner leprojet de gratuité de l’enseignement supérieur public. » (NBC News)
« Sur la réduction du prix des médicaments, Biden subit une défaite familière. » (Washington Post)
« Les démocrates suppriment les congés parentaux gratuit du plan économique de Biden. »(Bloomberg)
« Le projet démocrate de taxer les milliardaires tel qu’Elon Musk est annulé. »(NBC News)
Difficile, dans ces conditions, de motiver son électorat. D’autant plus que ces négociations limitent la capacité de Joe Biden et du Congrès à gérer de manière visible d’autres questions, telles que l’inflation, l’immigration, la crise sanitaire et les problèmes liés à la reprise économique. Au point de renvoyer l’image de « Démocrates bons à rien » dont aimait les affubler Donald Trump. Les Républicains s’en félicitent ouvertement, l’élu de la 14e circonscription du Texas déclarait récemment « Ils vont nous réinstaller au pouvoir » en justifiant le silence de son camp par un adage « Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet ».
En cause : le conservatisme des Démocrates
Une fois de plus, l’incapacité des Démocrates à faire campagne pour quelque chose, et de tenir leurs promesses électorales, semblent avoir nui à leurs candidats.
Lorsque Barack Obama et Joe Biden sont venus faire campagne en Virginie, ils n’ont pas vanté les mesures prises par les Démocrates pour relancer l’économie ou combattre l’épidémie ni promu les efforts législatifs en cours. Fidèle à lui-même, Obama a surtout fait la leçon aux électeurs qui seraient tentés de s’abstenir, tout en critiquant l’extrémisme de Glenn Youngkin, le candidat républicain, en tentant de le repeindre en avatar de Donald Trump. Quant à Joe Biden, le New York Times n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier son discours, notant son acharnement à parler de Trump en lieu et place de sa propre politique.
Terry McAuliffe, le candidat démocrate malheureux et ancien gouverneur de la Virginie entre 2014 et 2018, a axé sa campagne sur le rejet de Trump. Au point de distribuer des milliers de plaquettes par courrier avec des citations de l’ancien président disant du bien de Youngkin, dans le but de nuire à ce dernier (sic). Pire, The Lincoln Project, une organisation pro-Biden fondée par d’anciens cadres de l’administration Bush anti-Trump, a organisé une fausse manifestation de militants déguisés en suprémacistes blancs pour accuser le candidat républicain de complaisance envers Trump. Des tactiques mensongères qui n’ont fait qu’aggraver l’image déjà écornée de McAuliffe.
Glenn Youngkin, un multimillionnaire et ancien gestionnaire du fonds spéculatif Carlyle, aurait pu être attaqué pour sa carrière dans la finance, comme Obama avait habilement sabordé la campagne de Mitt Romney en 2012 en instrumentalisant le fait que ce dernier avait fait fortune en gérant un fonds d’investissement spécialisé dans la vente à la découpe des entreprises. Mais McAuliffe était incapable de mener ce type d’attaque, puisqu’il possède lui-même des investissements importants dans Carlyle…
Faire campagne contre Donald Trump ne suffit plus aux Démocrates. D’autant plus qu’il est moins présent dans la tête des gens après avoir été bannis des réseaux sociaux à leur demande…
Youngkin a mené une campagne habile, tenant Donald Trump à distance sans le répudier, axant son discours sur l’économie et l’éducation, qui se sont avérés être les deux problématiques principales des électeurs (à 32% et 28% selon les enquêtes post-électorales). En agitant les peurs concernant les contenus de l’enseignement antiraciste à l’école, il s’est assuré du soutien de la base électorale de Donald Trump sans prendre de risque. Mais l’essentiel de son discours portait sur l’économie, les budgets alloués à l’école et la promesse de ne plus les fermer pour cause de Covid. Il fait mieux que Trump dans tous les comtés de l’État, parvenant à augmenter le vote républicain (en % des suffrages) sur l’ensemble du territoire. Une prouesse qui a logiquement provoqué un sentiment de panique au sein du Parti démocrate.
D’aucuns diraient que cette élection répudie à la fois le trumpisme – c’est un républicain modéré qui s’impose – et l’approche centriste de Biden. Le Parti démocrate et ses relais médiatiques ont beau essayer de faire porter la responsabilité de cet échec à son aile gauche, la Maison-Blanche est contrôlée par un centriste, le Congrès est bloqué par deux sénateurs centristes (Manchin et Sinema) et McAuliffe était le candidat le plus à droite à se présenter à la primaire. Ancien directeur de campagne de Clinton, il avait récolté le soutien de l’establishment démocrate, contre trois autres candidats plus progressistes.
L’épouvantail trompeur du wokisme et les difficultés réelles de la gauche
De nombreux observateurs, y compris en France, voient dans cette déroute démocrate une répudiation de leur wokisme et la conséquence d’un basculement trop à gauche sur le plan sociétal de Joe Biden.
Les partisans de cette lecture pointent le résultat de plusieurs élections municipales. Les villes de Seattle et Minneapolis ont élu des maires démocrates centristes et pro-police. À Buffalo, la candidate socialiste a été battue par le maire centriste sortant, lui aussi pro-police. Toujours à Minneapolis, ville où Georges Floyd a été tué par les forces de l’ordre, le référendum visant à dissoudre la police de la ville pour mettre en « un département de la sécurité » qui inclurait les pompiers et services sociaux en plus d’une force policière réformée a échoué (56% contre, 44% pour).
Tout cela pointe les limites du discours « Defund the police » qui a émergé des manifestations Black Lives Matter de l’été dernier, et renforce l’idée que les activistes veulent aller trop vite pour le reste du pays. Mais cette question semble avoir joué davantage aux marges. Elle n’explique pas le basculement des anciens électeurs de Biden éduqués ou issus des comtés ruraux vers les Républicains ni la réélection du procureur général progressiste Larry Krasner à Philadelphie.
L’autre élément pointé du doigt est le wokisme supposé de certains Démocrates et les problématiques liées aux contenus de l’enseignement à l’école. Depuis les évènements du 6 janvier, le Parti républicain et son bras armé (FoxNews et la sphère médiatique conservatrice) n’ont eu de cesse d’agiter ces questions sociétales pour masquer leur opposition systématique aux politiques sociales populaires de Joe Biden (chèque Covid, allocations familiales, hausse des impôts sur les multinationales, hausse du salaire minimum, propositions de congés parentaux, de renforcement de la protection sociale, etc.). Après s’en être pris à la cancel culture en multipliant les polémiques sur le changement de nom de « Monsieur patate », le retrait des ventes d’albums de bande dessinée du Docteur Seus et autres faits de cette nature, la droite a trouvé le bon axe en s’attaquant à l’enseignement scolaire, problématique arrivée en seconde place dans les intentions de vote des électeurs de Virginie.
Le bouc émissaire du GOP se nomme Critical Race Theory ou CRT. Une approche universitaire qui étudie le racisme sous « son aspect systémique et institutionnalisé », selon les lectures américaines en la matière. Mais en mélangeant ce champ d’études aux initiatives ponctuelles et nécessaires de sensibilisation aux problématiques raciales qui peuvent avoir lieu à l’école, la droite est parvenue à créer une forme de panique morale.
Un échange entre un journaliste et électeur républicain de Virginie devenu viral résume le problème. Tout en se disant inquiet par la CRT, l’électeur admet être incapable d’expliquer de quoi il s’agit. Si Younkin a répété à chaque meeting son opposition à la CRT, il s’est bien gardé de la définir, ou d’admettre qu’aucune école de Virginie ne l’enseignait.
Pour Ryan Grim, journaliste politique à The Intercept, la CRT a joué un rôle marginal dans l’importance prise par l’éducation dans ces scrutins. Entre les fermetures à répétitions, les obligations de port du masque et autres initiatives locales plus ou moins adroites et sensées, l’école est devenue un lieu d’affrontement politique particulier. D’autant plus qu’aux États-Unis, le contenu des programmes et la gestion des écoles s’effectuent à l’échelle locale et en consultation avec les bureaux de parents d’élèves.
Du reste, les causes de la débâcle démocrate sont vraisemblablement plus globales. À l’impopularité de Joe Biden s’ajoute une réaction conservatrice face à la triple remise en cause du modèle social américain entraîné par le Covid, les manifestations géantes pour la justice raciale et la tentative d’arracher des compromis au capital et aux grandes fortunes sur le plan économique. Une réaction résumée à du racisme et de l’anti républicanisme par une partie des élites intellectuelles.
Ironiquement, la tendance élitiste, intolérante et moralisatrice des démocrates, dénoncés par des auteurs de gauche tels que Thomas Frank ou le journaliste Van Jones, est principalement le fait des démocrates libéraux sur les questions sociétales, mais plus modérées sur les aspects économiques, quoique pas le fait de la gauche pro-Sanders.
Or, c’est avant tout le cœur du Parti démocrate et ses cadres modérés qui sont remis en cause par cette élection. Dans un éditorial épousant parfaitement leur logique interne, le NYT appelle Biden à tourner le dos aux progressistes et se recentrer. Un discours éculé, ressorti après chaque élection depuis 1992, mais qui trouve toujours un écho au sein des dirigeants du parti. Ainsi, l’empressement de Biden a faire adopter ce vendredi son plan d’investissement dans les infrastructures confirme ce réflexe désastreux. Qualifié de « pire que le statu quo » par Alexandria Ocasio-Cortez et le journal socialiste Jacobin, le plan en question a été écrit par le patronat et les lobbies américains, et voté avec le soutien des républicains.
À moins de parvenir à arracher à son aile droite son plan pour le climat et le social, Joe Biden s’avance vers des élections de mi-mandat en forme de bérézina, qui pourraient offrir le contrôle de l’appareil législatif fédéral et des pouvoirs locaux au Parti républicain pour une décennie. On pourra alors conclure qu’aucune leçon n’a été tirée de la désastreuse présidence de Barack Obama.
Renseignez votre e-mail pour pouvoir télécharger tous nos documents
La Cour suprême des États-Unis : une institution partisane ?
The Roberts Court, April 23, 2021
Seated from left to right: Justices Samuel A. Alito, Jr. and Clarence Thomas, Chief Justice John G. Roberts, Jr., and Justices Stephen G. Breyer and Sonia Sotomayor
Standing from left to right: Justices Brett M. Kavanaugh, Elena Kagan, Neil M. Gorsuch, and Amy Coney Barrett.
Photograph by Fred Schilling, Collection of the Supreme Court of the United States
La Cour suprême des États-Unis ne serait-elle qu’un organe politique parmi d’autres ? Une législature « en robes » ? Trois des neuf juges de la plus haute cour du pays s’activent publiquement pour défendre la légitimité d’une institution au cœur de vives polémiques après un suite de décisions controversées et à l’aube de décisions cruciales sur les armes et l’avortement.
C’est au doyen de la Cour qu’est revenu le privilège d’entrer dans l’arène. Stephen Breyer a entamé son 83e printemps en remontant sur la scène littéraire avec la publication de The Authority of the Court and the Perils of Politics, un opuscule d’à peine cent pages. Il n’en faut guère plus pour l’octogénaire, soucieux de rappeler que l’hétérogénéité de la Cour suprême des États-Unis s’exprime davantage par une opposition d’ordre philosophique plutôt que politique. Un point que le magistrat itinérant a martelé à de nombreuses reprises lors de sa tournée et qui lui a valu quelques animosités : pour le juge, la récente décision relative à la loi texane sur l’avortement est certes « très mauvaise », mais elle est selon lui dénuée de toute motivation politique. Une opération de réhabilitation de la Cour menée tambour battant et sans réelle délicatesse.
Les juges Clarence Thomas et Amy Coney Barrett lui ont depuis emboîté le pas, montant sur l’estrade pour défendre la légitimité de la Cour, attaquée de toutes parts à la suite de plusieurs décisions particulièrement décriées.
Faire preuve d’une « hyper vigilance »
La cadette de la Cour, Amy Coney Barrett, a eu beau dire que les juges doivent être « hyper vigilants pour s’assurer qu’ils ne laissent pas leurs préjugés personnels s’immiscer dans leurs décisions », son apparition aux côtés du leader de la minorité républicaine au Sénat Mitch McConnell a été perçue comme une auto-contradiction majeure. S’exprimant au micro du McConnell Center de l’Université de Louisville, elle a été introduite par le briscard du GOP en personne, un moment qui ne fut pas sans rappeler les événements survenus presque un an jour pour jour : celui qui était alors le leader la majorité républicaine au Sénat avait alors entrepris de remplacer au plus vite feu la juge Ginsburg. Quatre ans plus tôt, le même sénateur McConnell avait refusé d’auditionner le juge Merrick Garland (actuel Attorney General des États-Unis) à la suite du décès inattendu du juge Scalia au motif que 2016 était une année d’élection. Il devient dès lors très délicat de parvenir à être audible et à défendre l’idée selon laquelle la Cour suprême serait impartiale tout en s’affichant aux côtés de celui à qui l’on doit sa confirmation…
La juge a pourtant tenu à insister sur le fait que « dire que le raisonnement de la Cour est imparfait est différent de dire que la Cour agit de façon partisane ». Pour l’ex-professeure de droit à l’Université Notre Dame comme pour le juge Stephen Breyer, il convient de distinguer philosophies judiciaires et partis politiques. Un argument également repris par le juge Clarence Thomas à l’endroit même où a étudié et enseigné la juge Barrett.
L’image écornée de la Cour
Pour ce juge habituellement connu sa taciturnité et son tempérament conservateur, l’image partisane de la Cour est directement imputable aux médias, qui selon lui tombent trop facilement dans un schéma binaire qui oppose Parti républicain et Parti démocrate : « Je pense que les médias donnent l’impression que vous vous orientez toujours en fonction de vos préférences personnelles. Si vous êtes personnellement opposé à l’avortement, ils pensent que c’est toujours ce qui en ressortira ».
L’exemple est pour le moins frappant puisque le juge Thomas est sans nul doute l’opposant le plus acharné à la jurisprudence Roe v. Wade de 1973 qui consacre un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse. Rappelons que cette décision historique de 1973 s’appuie sur une décision prononcée huit ans plus tôt. Dans Griswold v. Connecticut, la Cour suprême avait invalidé une loi interdisant le recours à la contraception, considérant que plusieurs amendements de la Constitution créent un droit à la vie privée dans les relations conjugales. Une hérésie pour le juge Thomas, qui interprète la Constitution selon le sens qu’elle avait au moment de sa ratification (originalisme). « L’idée selon laquelle les auteurs du quatorzième amendement ont sous-entendu que la clause de procédure régulière protégeait le droit à l’avortement est grotesque » affirmait-il ainsi l’an dernier dans une opinion dissidente : une animadversion difficilement séparable de sa foi catholique affirmée.
Si cette apparition soudaine des juges de la plus haute juridiction des États-Unis peut surprendre, elle ne semble en rien être un hasard du calendrier : les neuf sages vont reprendre leurs dossiers et les prochaines affaires sont particulièrement brûlantes. Entre 2e amendement (NYSRPA v. Bruen) et avortement (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization), la légitimité de l’institution pourrait à nouveau être mise à mal. Dans un contexte de forte polarisation politique, les juges semblent prendre conscience, bien que tardivement, que l’image de la Cour s’étiole au fil des polémiques. Un étiolement progressif qui inspire au juge Thomas une métaphore, évoquant une « voiture à trois roues ».
Un tournant à droite ?
En dépit d’une large majorité dite « conservatrice » (6 – 3), les décisions de la Cour continuent à être prises à l’unanimité pour 43 % d’entre-elles. Statistiquement, seules 36 % des décisions s’illustrent par une division entre juges du camp « conservateur » et du camp « progressiste » ou à 5-4, avec un « juge-pivot » rejoignant les juges Breyer, Sotomayor et Kagan. Pourtant, les dernières décisions en date (et en particulier celles du shadow docket) ont attisé les ressentiments vis-à-vis de la Cour : bien que votée à l’unanimité, l’opinion de la Cour dans Fulton v. Philadelphia a été perçue publiquement comme consacrant un droit religieux à discriminer les personnes LGBTQI+. De même, la décision attendue dans Brnovich v. DNC a été interprétée comme une estafilade portée au Voting Rights Act de 1965. Quant à Terry v. United States, la décision de la Cour a suscité l’émotion après un refus à l’unanimité d’un aménagement de peine, une décision pourtant conforme en tous points aux dispositions du texte visé dans l’affaire. Enfin, les deux dernières décisions d’urgence — au sujet du moratoire et de la Senate Bill 8 texane relative à l’avortement — ont achevé la réputation de la Cour et redonné de l’écho à une opposition politique qui réclame un « court-packing » (augmenter le nombre de juges) ou, à minima, l’instauration d’un mandat d’une durée fixe. Rappelons qu’à l’heure actuelle, les juges qui siègent au niveau fédéral siègent « à vie », et ce conformément à l’interprétation retenue de l’Article III, Section 1 de la Constitution, qui dispose que les juges siégeront “during good behavior“. L’avenir proche de la Cour pourrait donc exercer une influence considérable sur la respectabilité accordée à l’institution. À l’heure où nombre d’esprits sont préparés à un renversement du précédent Roe et où l’on craint une extension de la jurisprudence Heller relative au port d’armes, le statu quo apparaît comme la solution la plus raisonnable pour préserver à la fois la légitimité de la Cour comme la stabilité du droit. Pour l’instant, parmi les juges nommés par le Parti républicain, seul le Chief Justice John Roberts consent à appliquer la règle du précédent (stare decisis) à cette fin, bien qu’il soit opposé au raisonnement qui sous-tend la célèbre décision de 1973.
Une Cour partisane ?
Les juges pourront bien jurer la main sur le cœur faire preuve d’impartialité, la réalité dévoile un tout autre visage. Pour autant, il serait tout aussi incorrect d’y voir une Cour entièrement partiale ou pire, une troisième chambre législative, surplombant les deux autres. On accordera à la juge Amy Coney Barrett qu’il convient de faire la distinction entre théorie interprétative et positionnement politique, car cela constitue une grille d’analyse autrement plus fine. Néanmoins, le second subordonne allègrement la première : une juge politiquement conservatrice comme la juge Barrett a naturellement une appétence pour l’approche interprétative dite « originaliste » (qui interprète la Constitution à l’aune du sens qu’elle avait lorsqu’elle a été ratifiée). A contrario, un juge tel que le juge Breyer, proche de l’approche dite « organiste » (ou living constitutionalism), pour qui la Constitution est un texte dont le sens évolue avec la société, sera politiquement plus « progressiste ».
Pour conclure, rappelons que dans un ouvrage paru en 1993 (The Supreme Court and the Attitudinal Model), les professeurs Harold J. Spaeth et Jeffrey A. Segal avaient analysé le facteur d’influence que représentent les préférences idéologiques des juges dans l’élaboration de leurs décisions. Pour autant, si les juges ne sauraient être des parangons d’impartialité, il convient de noter que le droit lui-même est intrinsèquement politique : il n’est en effet rien d’autre que la matérialisation des préférences idéologiques du pouvoir législatif. Le juge William Douglas disait d’ailleurs que « le droit peut être considéré comme une couverture permettant de mettre en œuvre les préférences de ceux qui sont au pouvoir ». L’impartialité de la Cour repose par conséquent d’abord et avant tout sur les compétences du corps législatif, à qui il revient d’écrire le droit de manière claire pour ne laisser que peu de place à l’interprétation des juges.
Depuis plusieurs semaines, le Congrès est en ébullition. La colonne vertébrale du programme Build Back Better de Joe Biden – un grand plan d’investissement pour les infrastructures, le social et le climat – est en discussion à la Chambre des représentants et au Sénat. Le président américain, qui joue peut-être son mandat en ce moment même, doit beaucoup à son aile gauche et en premier lieu Bernie Sanders, qui se bat corps et âme contre une dizaine d’élus démocrates conservateurs prêts à tout faire capoter pour satisfaire les groupes privés qui financent leurs campagnes. Bien que la Maison-Blanche ne puisse pas encore crier victoire, son rôle étant également trouble, la catastrophe semble avoir été évitée de justesse fin septembre. Mais la démocratie américaine est à nouveau mise à rude épreuve et cette fois, Donald Trump et les républicains n’y sont pour rien.
La bataille politique qui se mène actuellement au Congrès est interne au camp démocrate. Le plan, composé d’un volet bipartisan sur la modernisation des infrastructures à 550 milliards ainsi que d’un volet social et climat à 3 500 milliards, aurait dû faire l’objet d’un accord fin septembre. Si la très grande majorité des élus sont unis derrière les propositions de Joe Biden, une minorité virulente s’attache à mettre en danger sa présidence en refusant le montant alloué au second. Neuf représentants et deux sénateurs centristes ont ainsi défié la Maison-Blanche et brisé la fragile unité qui régnait jusque-là au sein du Parti démocrate.
Parmi eux, on retrouve Joe Manchin et Kyrsten Sinema qui entretiennent des liens financiers forts avec les industries des énergies fossiles et des laboratoires pharmaceutiques, toutes deux impactées par certains dispositifs inclus dans le deuxième volet, notamment les mesures visant à lutter contre le réchauffement climatique et à réguler le prix des médicaments. Le problème ne se limite cependant pas à des intérêts sectoriels divergents puisque les organisations patronales comme l’US Chamber Of Commerce poussent aussi ces derniers à torpiller le plan, afin d’éviter les hausses d’impôts sur les sociétés et les hauts revenus qui permettraient de le financer. Hors de question donc pour Manchin, Sinema et leurs comparses de se mettre à dos leur principale source de financement en soutenant un tel projet, et peu importe l’impopularité de leur position auprès de l’Amérique démocrate.
De fait, cela équivaut à des pratiques de corruption institutionnalisées, qui, bien qu’endémiques aux États-Unis, fragilisent la démocratie américaine. Le financement des campagnes électorales étant très peu réglementé, ce phénomène n’est pas nouveau. En 2019, la sénatrice Elizabeth Warren dénonçait vigoureusement ce système : « Regardez de près, et vous verrez – problème après problème, les politiques très populaires sont bloquées parce que les sociétés géantes et les milliardaires qui ne veulent pas payer d’impôts ou suivre de règles utilisent leur argent et leur influence pour faire obstacle. »Il prend cependant une toute autre ampleur cette fois-ci alors que le pays est très fracturé, que les inégalités s’accroissent, que le réchauffement climatique s’accentue et que la crise sanitaire a mis à genoux les classes populaires et moyennes. Si le rapport de force n’a jamais été aussi favorable aux progressistes, la très courte majorité démocrate au Congrès confère un poids exceptionnel aux dissidents. Avec un Sénat à 50-50 et une Chambre des représentants à 220-212, aucune dispersion de voix ne doit avoir lieu lors du vote d’un projet crucial comme celui-ci.
La gauche sort les crocs
Le deal initial consistait à lier les deux parties du plan de 4 000 milliards : pas de passage de l’une sans un accord sur l’autre. Constatant le refus de la dizaine d’élus démocrates conservateurs de le respecter, le Progressive Caucus de la Chambre des représentants, composé de plus de 90 membres, a bloqué le processus législatif poussant ainsi la Speaker Nancy Pelosi à repousser d’une semaine le vote sur le volet bipartisan infrastructures de 550 milliards. Malgré ces quelques jours supplémentaires de négociation, aucune solution n’a été trouvée et le vote n’a finalement pas eu lieu. Face à cela, Joe Biden a pris les devant et s’est rendu au Congrès pour discuter avec sa majorité. Il en a profité pour soutenir la démarches des progressistes et a appelé les élus démocrates à s’accorder sur un montant inférieur à 3 500 milliards pour le volet social et climat afin de trouver un compromis et faire adopter le plan dans son ensemble.
Nouveau chiffre évoqué par la Maison-Blanche : 2 000 milliards. Ambition revue à la baisse mais signe d’un changement dans le rapport de force au sein du Parti démocrate. Pour la première fois, la gauche a pu tenir tête à l’aile conservatrice de centre-droit et aux lobbys. Souvent qualifiée d’« idéaliste » et de « populiste», elle a su faire preuve de pragmatisme là où les centristes, dépeints habituellement en « réalistes» et « modérés», ont refusé les mains tendues. Et c’est Pramila Jayapal, leader du Progressive Caucus qui résume le mieux la situation: « Build Back Better, le programme du président, le programme du parti Démocrate, serait mort si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait.» Voilà qui fracasse le mythe de l’irresponsabilité supposée de la gauche radicale, largement répandu par les grandes chaînes de télévision américaines ces dernières années.
Un contrat de confiance malgré des divergences
« Je pense que le président Biden a été un partenaire de bonne foi. Il est en fait un modéré et nous sommes en désaccord sur certaines questions. Mais il tend la main et il essaie de comprendre notre point de vue, et c’est pourquoi je me bats pour son programme. » déclare Alexandria Ocasio-Cortez le lendemain de l’intervention du président au Congrès. Malgré plusieurs accrochages au sujet de la politique migratoire ou vis-à-vis d’Israël, une relation de confiance, reposant sur des intérêts communs, semble s’être installée peu à peu entre la gauche démocrate et la Maison-Blanche. Pour comprendre sa construction, il est nécessaire de se remémorer la fin des primaires démocrates et le ralliement de Bernie Sanders à l’ancien vice-président de Barack Obama.
Contrairement à 2016 où Hillary Clinton avait tout fait pour entraver le sénateur socialiste, les deux hommes ont combattu loyalement. L’alliance s’est donc faite rapidement et sans accroc. Un groupe de travail spécial entre progressistes et modérés pour revoir et renforcer le programme du futur président s’est rapidement mis en place pour permettre d’apaiser la méfiance entre les deux sensibilités démocrates. C’est à la suite de ces concertations qu’est né le Build Back Better que nous connaissons aujourd’hui. Après l’élection, la remise en cause des résultats par Donald Trump et l’attaque contre le Capitole ont poussé le Parti démocrate à faire bloc pour protéger le président élu et les institutions. Rarement la famille démocrate avait fait preuve d’autant d’unité.
Lire sur LVSL à ce sujet l’article de Politicoboy au sujet du plan de relance.
Une fois Joe Biden installé à la Maison-Blanche, la mise en œuvre des promesses de campagne était essentielle pour maintenir le lien et la confiance. L’adoption rapide de l’American Rescue Plan, estimé à 1 900 milliards de dollars et le retrait des États-Unis d’Afghanistan ont rassuré l’aile gauche sur les intentions du nouvel homme fort de Washington. Et quand l’hystérie médiatique s’est abattue sur Biden pour sa décision courageuse de mettre un terme à une « guerre sans fin », la gauche démocrate a pris sa défense et a rappelé la responsabilité de ses prédécesseurs dans ce fiasco. Cette relation, encore fragile et précaire, connaît aujourd’hui un nouveau tournant avec cette montée au créneau des progressistes pour sauver le programme du président à un an d’élections de mi-mandat à hauts risques. Réussiront-ils ? Premiers éléments de réponse fin octobre, date à laquelle les négociations devront être terminées si l’on en croit Nancy Pelosi.
L’affaire des sous-marins, fruit du jeu des puissances, entre faux alliés et vrais ennemis, vient ébranler un peu plus la stratégie élyséenne en Indo-Pacifique. En outre, le troisième, et dernier référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre prochain, renforce d’autant plus l’incertitude sur les capacités françaises dans la zone. La France se découvre ainsi, et de jour en jour, en puissance moyenne du nouvel ordre mondial.La classe politique française affiche un patriotisme de circonstance, mais refuse de tracer les contours d’une rupture avec l’atlantisme.
Une idylle qui avait pourtant bien commencé
« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans » voilà le résumé que faisait le ministre des Affaires étrangère, Jean-Yves Le Drian, au micro d’Europe 1 le matin du 26 avril 2016. Tous les voyants étaient alors au vert, Naval Group et la France venaient de réaliser le coup du siècle. L’Australie s’engageait dans l’achat de 12 sous-marins, de type Shortfin Barracuda, pour 35 milliards d’euros. Les adversaires de Naval Group et de la France sur ce contrat n’étaient autre que les Allemands de TKMS et un consortium japonais autour de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries.
De cet environnement de requins, entre industries allemandes et nippones, Naval Group dont le capital appartient à 65% à l’État français, et 35% à Thales, a su tirer son épingle du jeu face à l’inexpérience japonaise en matière d’exports militaires et allemande dans la construction de gros sous-marins, 4000 tonnes pour le shortfin barracuda contre 2000 pour les engins habituellement vendus par le leader mondial, TKMS. A contrario, les réussites de Naval Group en Inde et au Brésil avec des ventes incluant un transfert de technologie et l’excellence française en matière de technologies militaires, notamment le sonar de Thalès, a grandement rassuré et convaincu Canberra à l’époque.
« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans »
Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères
Cinq ans après la signature de ce contrat, l’Australie rejoint l’alliance AUKUS composée des États-Unis et du Royaume-Uni, et renonce unilatéralement aux sous-marins français, lui préférant les sous-marins à propulsion nucléaire de la marine américaine, qui sont pourtant les alliés de la France… Avec ce coup de force politique et diplomatique, Joe Biden s’inscrit dans les pas de son prédécesseur Donald Trump, aux tweets compulsifs.
L’Australie dont l’appareil industriel et militaire fait défaut pour de telles constructions recevra les appareils clé en main, sans aucune coopération industrielle entre les deux États. Au contraire du précédent contrat avec Naval Group qui laissait un espace important aux transferts de technologies de la France vers l’Australie. Toutefois par son action, l’Australie se place un peu plus sous l’égide des États-Unis, notamment en réaction aux tensions grandissantes avec la Chine.
À la suite de ces annonces, Emmanuel Macron a ordonné le rappel des ambassadeurs aux États-Unis et en Australie pour consultation. Puis, le 22 septembre dernier, lors d’un appel téléphonique, les deux présidents se sont fendus d’un communiqué commun en forme de cadeau diplomatique fait à Emmanuel Macron, afin de ne pas perdre la face en politique interne à moins d’an des élections présidentielles.
De surcroit, la classe politico-médiatique française semble redécouvrir à chacune de ces affaires, que nos alliés de Washington n’en sont pas vraiment. Cette affaire provoque, comme d’habitude, un brouhaha médiatique aussi puissant qu’il est court avant de s’éteindre par le refus d’aller au-delà du coup d’éclat diplomatique. « Fool me once, shame on you. Fool me twice shame on me »
Du contrat du siècle à l’affaire des sous-marins : faux alliés et vrais ennemis
Les relations qu’entretiennent l’Australie et la Chine ne sont pas étrangères à la prise de position unilatérale de Canberra en faveur des sous-marins à propulsion nucléaire.
En effet, depuis quelques années les relations entre les deux pays se sont tendues. L’importance prise par la Chine dans l’économie australienne au fil des années s’est considérablement accrue, 40% des exportations australiennes se font en direction de la Chine. Ce sont de nombreux produits agricoles et miniers qui transitent entre les deux pays. Également l’agressivité chinoise via des cyber attaques ou le financement de partis politiques pour influencer la vie politique locale, confirmé par le dernier rapport de l’IRSEM, a poussé le gouvernement australien à mettre des mesures de restriction face à la percée de Pékin.
Le Covid-19 sera le point de bascule de la tension entre les deux États, quand le Premier ministre australien a publiquement demandé une enquête indépendante sur les conditions d’émergence du virus à Wuhan. Cette demande insistante a provoqué l’ire de Pékin qui, en représailles, a instauré des droits de douanes sur de nombreux produits venus d’Australie.
Bien évidemment, la Chine, qui était au cœur de la décision de renouvellement de la flotte sous-marine de l’Australie, est aussi le facteur de ce changement de partenaire militaire pour l’île continent. La Chine dont les velléités hégémoniques sur la zone ne sont plus à démontrer, d’une part pour ses Nouvelles routes de la soie et, d’autre part, parce que le trafic maritime passe majoritairement par le Pacifique. Ses mouvements sont ainsi scrutés par tous les acteurs de la zone, notamment les États-Unis dans l’objectif de contenir l’expansion chinoise.
Ce revirement de Canberra s’appuie certes sur les craintes vis-à-vis de la chine mais également sur des relations fortes avec les grands pays anglo-saxons. Ces relations se formalisent autour de l’alliance des Five Eyes depuis 1955. Cette dernière est un vaste programme de coopération entre les services de renseignement des États-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Royaume-Uni. Les Five Eyes avaient, en outre, été très actifs dans les écoutes généralisées orchestrées par la NSA et révélées par Edward Snowden.
Sur la base de ces anciennes alliances QUAD[1], Five Eyes et la France, les États-Unis de Joe Biden construisent petit à petit un nouvel OTAN pacifique avec l’objectif clair de cerner la Chine. Les récentes opérations conjointes avec le Japon, l’Australie, la France montrent une volonté d’intensifier les coopérations militaires de la zone avec la Chine en ligne de mire.
Le pivot américain, débuté lors du second mandat de Barack Obama, se confirme et s’accentue.
La France en Indo-Pacifique, une stratégie de l’impuissance ?
L’Australie est un acteur important de la stratégie indopacifique française. Emmanuel Macron n’a eu cesse de répéter l’importance de l’axe Paris, New Delhi, Canberra lors de son déplacement sur l’île continent. C’est à ce titre que tout avait été mis en œuvre par les officiels français pour s’octroyer ce gros contrat avec l’Australie.
Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’Assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »
Or, et depuis la conclusion de contrat en 2016, de nombreux éléments laissaient penser que des acteurs hostiles à Naval Group agissait pour discréditer le fleuron français auprès du gouvernement australien, via des campagnes de presse et du lobbying. C’est une véritable guerre de l’information qui fut menée au détriment de Naval Group et de la France. Les réactions tardives, voire l’absence de réaction, face à ces attaques montrent une nouvelle fois les lacunes françaises en matière d’intelligence économique. Cette même naïveté, voire cécité volontaire, qui a valu aux français des pertes de fleurons irremplaçables tel que Alstom.
La stratégie de la France dans la zone se veut, au moins dans les mots, inclusive et promeut un multilatéralisme dans le respect du droit international et contre les hégémonies, notamment celle de la Chine. À travers l’axe Paris, New Delhi Canberra voulu par Macron, la France veut renforcer sa position singulière dans la zone. Cette approche stabilisatrice s’est réaffirmée lors du récent sommet France-Océanie qui a réuni une dizaine d’États de la zone pacifique pour évoquer des sujets de coopération économique, sécuritaire et liés au réchauffement climatique.
Mais la France a-t-elle réellement les moyens de cette ambitieuse troisième voie ? Alors qu’elle loue d’une part une Union européenne dont l’agenda s’inscrit sur celui de Berlin. Ces derniers ont pourtant des objectifs, avant tout, mercantiles, même avec la Chine. Et, d’autre part, des alliances avec les États-Unis prompts à la trahison dès lors qu’il s’agit de leurs intérêts.
Pourtant les atouts français dans la zone sont très nombreux. Premièrement, 1,6 million de Français résident dans cet espace. Deuxièmement, les territoires ultramarins, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna offrent une force de projection non négligeable pour ses alliés. En effet Paris dispose de près de 7000 militaires sur place et 98% de sa ZEE, soit 11 millions de km², la deuxième au monde, dans le Pacifique. Pour finir, plus d’une trentaine d’appareils maritimes et aériens sont sur place avec les forces armées situées de la Réunion à la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française (FANC et FAPF) pour compléter l’arsenal français. De fait, et en cas de conflit militarisé, la France est apte à intervenir rapidement pour protéger ses alliés ainsi que ses intérêts.
Néanmoins, ces atouts resteront inutiles si les moyens d’actions supplémentaires ne sont pas mis en place. Ainsi, Le président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »
Par ailleurs, le risque prochain de perdre la Nouvelle-Calédonie lors du troisième, et dernier, référendum prévu par les accords de Nouméa, laisse planer un sérieux doute sur le futur de la stratégie française dans la zone. En effet la perte de ce territoire stratégique ne serait pas pour rassurer nos alliés de la zone sur la capacité de la France à offrir une voie entre Pékin et Washington. L’indépendance de la Nouvelle-Calédonie occasionnerait, de facto, un rétrécissement certain du périmètre de souveraineté de la France. En effet comme le stipule le document du gouvernement sur les conséquences du « oui » et du « non » un flou subsiste sur les relations entre les potentiels futurs deux États que seraient la France et la « Kanaky ». Ainsi les forces armées françaises sur place seraient redéployées ailleurs, laissant le champ libre à la Chine qui des vues sur le quatrième producteur mondial de Nickel.
À ce titre, la Chine ne reste pas neutre dans le processus référendaire en Nouvelle-Calédonie. Les différentes auditions de la DGSE devant les parlementaires et le récent rapport de l’IRSEM mettent au jour les méthodes chinoises pour noyauter l’économie locale et approcher les élites indépendantistes, via l’association d’amitiés sino-calédoniennes et la diaspora sur place. De même l’IRIS, dans un rapport plus ancien, indique que cette zone est un véritable « laboratoire » du soft power chinois.
L’indépendance de ce territoire et sa mise sous tutelle chinoise permettrait à Pékin de sortir de l’encerclement américain et d’isoler l’Australie tout en renforçant son accès au nickel du Caillou. Pour la France, cet arrêt brutal du mariage avec l’Australie et l’incertitude quant à sa présence dans la zone sonne comme un rappel cruel, somme toute nécessaire, d’un monde dont la conflictualité augmente. Notamment au sein de l’espace indopacifique où les chocs entre les volontés hégémoniques de Pékin et Washington iront crescendo. La France, qui possède le deuxième domaine maritime au monde, aura ainsi le choix entre épouser complètement les velléités de des États-Unis et de l’OTAN, soit affirmer sa souveraineté dans la zone par la construction d’une autonomie d’actions tant militaire que diplomatique.
[1] « Dialogue quadrilatéral de sécurité » entre le Japon, l’Australie, l’Inde et les Etats unis formalisé en 2007.
Malgré l’humiliation subie de la part de ses « alliés » dans la vente des sous-marins à l’Australie, malgré les assauts menés par les Américains dans le cadre de leur guerre économique et commerciale, malgré les sanctions financières colossales imposées par les Américains à des institutions financières pour avoir utilisé le dollar, le gouvernement demeure incapable de préserver la souveraineté économique de la France. Le dernier exemple en date, celui de la possible prise de participation à 40 % du fonds d’investissement américain GIP au sein du nouveau Suez, illustre la cécité d’Emmanuel Macron et de Bercy, alors même que l’eau est plus que jamais une ressource stratégique.
Retour un an plus tôt, en août 2020. À la veille de la rentrée et, alors que rien ne laissait présager une telle opération, Veolia, le numéro un mondial des services de l’environnement, fait une offre à Engie pour racheter 29,9 % des parts de son plus gros concurrent, Suez. Engie, à peine remise du départ fracassant de sa PDG Isabelle Kocher, a complètement changé de stratégie avec l’arrivée à sa tête, en qualité de président, de Jean-Pierre Clamadieu, qui a de nombreuses affinités avec Emmanuel Macron. Ce dernier souhaite recentrer les activités de l’ex-GDF pour se concentrer sur le renouvelable. Aussi, Suez, membre du groupe depuis 2008, dont les principales activités sont relatives à la distribution de l’eau et à la gestion de l’assainissement dans de nombreuses villes en France et à l’étranger, n’est plus une priorité pour Engie, qui souhaite vendre sa part dans l’actionnariat de l’entreprise, qui s’élève à 32 %.
Le 29 août, Veolia, rassurée après une visite de son PDG Antoine Frérot à l’Élysée en juin, d’après une enquête de Marc Endeweld pour La Tribune, transmet officiellement à Engie sa volonté de racheter la quasi-totalité des actions de Suez, soit 2,9 milliards d’euros et 15,5 euros par action. La multinationale ne souhaite pas dépasser les 30 % de rachat, qui équivaudrait à une Offre publique d’achat (OPA) sur sa concurrente. L’opération Sonate, nom de code donné chez Veolia, est lancée. C’était sans compter sur la vive opposition des dirigeants de Suez et notamment de son directeur général, Bertrand Camus. L’État, par la voix du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, d’abord favorable à la prise de participation de Veolia pour créer un « champion » (sic) mondial de l’eau et de l’environnement, s’est progressivement opposé à ce rachat, voyant que toute la place de Paris entrait en guerre, avec de chaque côté les partisans de Veolia et de Suez.
Cela n’a pas arrêté pour autant Jean-Pierre Clamadieu et Engie qui, le 5 octobre, lors du conseil d’administration, ont approuvé le rachat de Suez par Veolia à 18 euros par action, soit plus de 3,4 milliards d’euros, rachat notamment permis par l’abstention des représentants CFDT du conseil d’administration, après un appel du Secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler, et ce malgré l’opposition de l’État, qui détient encore 23,6 % d’Engie. Pourtant, il est permis de douter de la sincérité de l’opposition de l’État, qui semble avoir motivé son choix par tactique. Désormais premier actionnaire de Suez, Veolia a immédiatement entrepris les démarches nécessaires au rachat de l’ensemble de son rival, soit 70,1 % de la société, à l’exception de Suez Eau France et de quelques autres actifs à l’étranger, pour ne pas entraver la concurrence. Les administrateurs de Suez, ulcérés par la manœuvre, vont engager une bataille judiciaire acharnée, en saisissant le tribunal judiciaire de Paris. La médiation proposée par Bruno Le Maire et Emmanuel Moulin, son ancien directeur de cabinet et actuel Directeur général du Trésor (DGT) n’a pas abouti.
C’est une victoire pour Antoine Frérot, le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron en 2017.
Plusieurs mois après, le 12 avril, à coups de saisines au tribunal de commerce de Nanterre, d’autres actifs placés à l’étranger et création de fondation de droit aux Pays-Bas, Veolia et Suez ont réussi à s’entendre sur le rachat de la seconde par la première début avril, après un rendez-vous à l’hôtel Bristol à Paris entre Antoine Frérot, l’ancien PDG de Renault Louis Schweitzer, le président du conseil de Suez Philippe Varin, Delphine Ernotte, l’une des administratrices de Suez et Gérard Mestrallet, l’ancien PDG de GDF-Suez, devenue Engie. Sorti victorieux de son bras de fer, c’est une revanche pour le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle en 2017. Le futur numéro un mondial, aux 37 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui ne pèsera toutefois qu’à peine plus de 5 % du marché mondial, s’est engagé à racheter les parts de Suez à 20,50 euros par action, soit plus de 25,7 milliards d’euros. Le nouveau Suez, représentant pratiquement 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, sera constitué de 40 % de l’ancien Suez, le reste allant à Veolia, et avec comme principaux actionnaires le fonds d’investissements Meridiam, très présent en Afrique et spécialisé dans sa participation à des partenariats public-privé. Meridiam est détenu par Thierry Déau, qui, d’après Le Monde, a appuyé la campagne d’Emmanuel Macron et participé à une levée de fonds après avoir soutenu François Hollande en 2012. Les deux autres actionnaires sont le fonds d’investissements américain Global Infrastructure Partners (GIP) ainsi que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) avec CNP Assurances, qui détiendra la majorité du capital de la nouvelle entité afin que l’actionnariat soit majoritairement français. Les salariés pourront de leur côté détenir jusqu’à 10 % de la nouvelle société. L’entreprise, sans direction générale, sera gérée par Ana Giros, actuelle directrice adjointe de Suez et Maximilien Pellegrini, directeur général Eau France de Suez.
Alors que, jusqu’à présent, la prise de participation de GIP, aux côtés de Meridiam, à hauteur de 40 % dans le nouveau Suez, ne semblait pas être discutée, l’attitude des États-Unis et de Joe Biden pour faire couler l’achat de sous-marins par l’Australie à la France a réveillé les inquiétudes. C’est ce qu’a révéléLa Lettre A, après la demande d’autorisation préalable déposée par le fonds américain pour être actionnaire de Suez. De fait, les actifs liés à l’approvisionnement en eau sont considérés comme stratégiques depuis le décret Montebourg du 14 mars 2014 et sont soumises au contrôle des investissements étrangers. Rédigé en pleine affaire du rachat d’Alstom par General Electric, qui a vu l’extraterritorialité du droit américain ainsi que sa prédation économique s’exercer férocement contre la France, le décret a été renforcé par les dispositions prévues dans la loi Pacte, qui prévoit notamment que tout investisseur disposant de plus de 25 % des droits de vote d’une entreprise sera soumis au contrôle de Bercy. En pleine crise du Covid-19, le décret du 22 juillet 2020 est venu abaisser ce seuil à 10%.
À ce stade, rien ne semble encourager Bruno Le Maire et Emmanuel Macron à bloquer la prise de participation ou, à tout le moins, de l’autoriser assortie à des conditions strictes. Pourtant, comme le souligne La Lettre A, de nombreux élus locaux sont inquiets quant à l’avenir de Suez et « entendent ainsi éviter de voir le numéro deux du secteur suivre le chemin de Saur, affaibli par les rachats successifs opérés par les fonds d’investissements ». Fonds d’investissements comme Meridiam qui s’est intéressé au rachat de la Saur, numéro trois français du secteur, avant qu’elle ne soit rachetée par… un autre fonds d’investissements suédois en 2019.
Le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites contre Suez.
Les psalmodies de nombreux responsables de la majorité et membres du gouvernement n’y changent rien : l’État est présent pour faciliter au mieux le marché et les investissements, quand bien même cela représenterait une nouvelle perte pour la France. L’eau, comme le souligne Franck Galland dans son dernier ouvrage Guerre et eau, publié cette année chez Robert Laffont, quoique depuis toujours faisant l’objet de convoitises, devient un élément stratégique de premier plan, au carrefour d’opérations terroristes, militaires et diplomatiques. La privatisation croissante de l’eau, dans de nombreuses régions en Australie ou en Californie, participent d’une captation de cette ressource par des fonds d’investissements qui n’y voient qu’un intérêt financier. Ces derniers n’hésitent pas à la qualifier parfois « d’or bleu ».
C’est également pourquoi, sous l’impulsion de la députée France insoumise Mathilde Panot, a été instituée une commission d’enquête parlementaire à l’Assemblée nationale relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et à ses conséquences. Le rapport, en liminaire, indique que « en France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. Plus de 16 000 Guyanais et plus de 7 000 Réunionnais recueillent leur eau de boisson directement à partir des sources d’eau de surface (rivière, lacs…). Plus de 300 000 personnes en France n’ont pas accès à l’eau courante. En Guadeloupe, la population vit au rythme des tours d’eau. Certains n’ont pas d’eau depuis 6 années. »
« En France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. »
Mathilde Panot, députée (FI), en présentation liminaire du rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur la ressource en eau.
La mauvaise gestion par de nombreux concessionnaires de la distribution de l’eau et des opérations d’assainissement devrait davantage alerter les pouvoirs publics. De surcroît, le fait est que, même si Suez était détenue en majorité par des Français, soit la Caisse des dépôts et sa filiale de la CNP, le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites, au nom de la lutte contre la corruption ou pour punir Suez d’éventuelles transactions financières en dollar avec un État sujet à l’embargo américain, à savoir Cuba, le Venezuela ou l’Iran. La situation est telle que le gouvernement a semblé davantage tergiverser sur le possible rachat de Photonis par Teledyne que sur l’achat de Carrefour par le canadien Couche-Tard alors que Carrefour ne présente aucun actif stratégique particulier pour la France ! Nicolas Moinet, professeur des universités et ancien responsable du Master d’intelligence économique de l’IAE de Poitiers, indiquait que le SISSE, en charge, auprès de la Direction générale des entreprises (DGE), de veiller aux intérêts français, n’était pas suffisamment adapté et armé pour faire face à de telles prédations. François Gaüzère-Mazauric, doctorant en histoire le confirme : « L’intelligence économique est un impensé français ». Les Américains l’ont bien compris et l’histoire économique récente montre bien que le chemin pour la création de champions mondiaux du CAC 40, si chère aux derniers gouvernements, est entouré de cadavres, victimes de l’insouciance française face à la guerre économique menée dans le monde aujourd’hui, par les États-Unis, mais également l’Allemagne ou la Chine.
Avec le programme « Industrie 4.0 », l’État allemand soutient la numérisation et l’automatisation de ses chaines deproduction afin de renforcer la compétitivité de son industrie. Ce projet d’ampleur s’accompagne d’une offensive politique à l’échelle européenne, où Berlin propose de construire une « souveraineté numérique » face à la Chine et aux États-Unis. Cette stratégie sert pourtant davantage les intérêts de l’économie allemande que ceux de ses partenaires.
Au lendemain de la crise économique majeur qu’a traversé le monde en 2008, nombre de cabinets de consulting ainsi que d’économistes adaptent radicalement leurs préconisations. Plutôt que d’inciter les pays occidentaux à des stratégies de désindustrialisation et de délocalisation, politique par ailleurs largement créatrice de chômage de masse, ils se font les chantres d’une « réinvention » de l’industrie manufacturière. Dès 2011, le World Economic Forum de Davos met ainsi en place les stratégies « Futur de l’industrie manufacturière » et « Commission d’agenda global relatif à l’industrie manufacturière » auxquelles sont associées de nombreuses multinationales. L’objectif de ces initiatives est de numériser les entreprises dans l’espoir incertain de voir leur productivité augmenter. Dans des usines connectées, des machines dites intelligentes coordonnent de façon autonome des chaînes de production. Tandis que la plupart des opérations de montage sont automatisées et que des véhicules de transport autonomes gèrent logistique et flux de matériaux, les êtres humains supervisent la production et n’interviennent qu’en cas de défaillance du système.
En visite dans « l’usine digitale » du groupe Siemens en 2015, Angela Merkel assène que « l’automatisation permise par le numérique va considérablement transformer la production industrielle » (les citations suivantes sont extraites de ce même discours, ndlr). Cette déclaration résume l’objectif principal du programme « Industrie 4.0 » : gonfler la productivité de l’économie d’Outre-Rhin. Cette « numérisation » de l’industrie demeure avant tout une stratégie nationale d’hégémonie économique face à la concurrence étrangère. La chancelière allemande déclarait ainsi : « Nous devons faire en sorte de gagner la course en Europe et surtout en Allemagne. Cette compétition se déroule entre ceux qui sont actuellement en avance dans l’économie de l’Internet et nous, qui sommes en avance dans de nombreux domaines de l’économie réelle ». En clair, si l’industrie allemande veut conserver ses avantages actuels dans les circuits capitalistes européens et mondiaux, elle doit numériser leurs chaînes de production.
Pour l’Allemagne, la numérisation de l’industrie est impérative
En février 2015 déjà, Merkel annonçait : « L’Allemagne fait encore partie des pays avec une très forte production industrielle, et nous voulons maintenir cela ». Représentant 15 millions d’emplois directs et indirects, l’industrie allemande est en effet présente dans tous les domaines. L’automobile, la construction mécanique (portée par des entreprises comme Siemens, ThyssenKrupp et Bosch), l’industrie chimique (BASF), électrique (Siemens) ou pharmaceutique (Bayer) ainsi que la sidérurgie (ThyssenKrupp) sont autant de secteurs où l’Allemagne conserve un avantage certain face à ses partenaires européens. Avec les bouleversements anticipés dans les processus de création de valeur, l’Allemagne table sur une augmentation de la productivité estimée à 78 milliards d’euros d’ici 2025 et sur une croissance supplémentaire de 1,7 % par branche en moyenne. Une seule conclusion s’impose alors à la dirigeante du gouvernement fédéral : « nous devons franchir le pas vers de la numérisation de la production. Elle est essentielle à notre prospérité. Nous appelons cela “Industrie 4.0”. Maintenant il s’agit de définir des normes et de trouver les bons partenaires de coopération pour donner avant tout aux moyennes et aux grandes entreprises une plateforme commune. Je suis ravie de voir que l’industrie allemande y contribue très activement ».
Afin de parfaire ce programme économique, l’Etat allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats.
Depuis 2011, les responsables politiques allemands ont ainsi fait de ces nouvelles technologies une priorité absolue. Dans le cadre des deux programmes de financement « Autonomik für Industrie 4.0 » (« autonomique pour Industrie 4.0 ») et « Smart Service Welt » (« monde smart service »), le Ministère fédéral de l’économie met à disposition près de 100 millions d’euros de financements publics dans l’objectif de faire avancer la recherche et le développement d’innovations importantes dans ce domaine. Le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche a quant à lui subventionné plus de 470 millions d’euros de recherches autour de l’économie 4.0. Dans toute l’Allemagne, 26 centres de compétence subventionnés par ce ministère proposent aux petites et moyennes entreprises (PME) des offres complètes de sensibilisation, d’information et de formation sur les applications de l’industrie 4.0. Afin de parfaire ce programme économique, l’État allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats. Jörg Hofmann, le président du puissant syndicat IG Metall, fait ainsi partie du comité de direction du programme. Ce dernier, dénommé la Plateforme pour l’industrie 4.0, a pour objectif de mettre en place un cadre juridique ainsi que des infrastructures nécessaires à cet objectif de numérisation et d’automatisation de l’industrie. L’industrie 4.0 s’apparente donc à un programme gouvernemental visant à catapulter le capital allemand au sommet du marché mondial grâce aux débouchés offerts par les nouvelles technologies.
Selon la chancelière allemande, cette « numérisation des processus de production ainsi que des processus entre les entreprises et les clients » a permis à l’économie outre-Rhin de se doter « de nombreux champions mondiaux ». Néanmoins, l’Allemagne reste largement fière de ses Mittelstand, des entreprises de taille moyenne qui renvoient à l’idéal d’un capitalisme familial et patriote. Angela Merkel constate ainsi que son pays « n’a peut-être pas encore fait autant de progrès que nous le devrions pour faire avancer la masse des entreprises de taille moyenne ». Selon cette dernière, il est ainsi primordial « de voir les grands pionniers entraîner les autres » dans la numérisation de leurs activités.
Une féroce concurrence intra-européenne
La numérisation de l’économie n’est pourtant pas l’apanage unique de l’économie allemande. Partout dans le monde, les nations soutiennent leur capital national dans la compétition pour la croissance avec des programmes dédiés. En 2014, un projet américain dénommé Industrial Internet Consortium a été lancé, tandis que l’équivalent français, l’Alliance Industrie du Futur ainsi le programme chinois Made in China 2025 ont tous deux vu le jour en 2015.
Cette peur d’être en retard en matière de digitalisation a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne.
Sous Donald Trump, de nombreux États américains sont devenus de vastes champs d’expérimentation pour les véhicules autonomes, l’une des technologies numériques les plus prometteuses. Les capitaux accumulant le plus de kilomètres d’essai sont susceptibles d’avoir les meilleures chances de dominer le marché automobile à l’avenir. Sous cette même administration, les attaques contre les capitaux chinois se sont multipliées. L’offensive du gouvernement américain contre TikTok en est un exemple frappant dans le secteur des technologies de l’information. L’interdiction de la plate-forme, qui compte plusieurs millions d’utilisateurs aux États-Unis, a été évitée uniquement parce que Donald Trump a « convenu » avec le propriétaire chinois Bytedance le transfert de ses activités américaines à une société dont le siège sera vraisemblablement au Texas. Le nouveau président américain Joe Biden, alors qu’il révise la politique de son prédécesseur dans d’autres domaines, poursuit explicitement une ligne dure contre la Chine. Ces dernières années, la Chine est passée du statut d’atelier de l’Occident à celui de son concurrent le plus féroce. Avec son programme « Chine 2025 » et sa récente mise à jour en 2020, la Chine vise le sommet. Avec sa stratégie de « double circulation », elle veut renforcer son marché intérieur (première circulation) et intensifier sa coopération avec d’autres pays asiatiques dans le domaine de la numérisation (seconde circulation) afin d’intensifier la guerre commerciale contre les États-Unis. Avec toutes ces mesures, la Chine poursuit au final le même objectif que les États-Unis : dominer le marché mondial en tant que puissance technologique de premier plan.
Cette peur d’être en retard en matière de numérisation face à d’autres puissances mondiales a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne. Selon les termes de la chancelière, il est ainsi « toujours important pour nous, en Allemagne, d’utiliser les avantages du marché unique européen. […] Après tout, les 500 millions de personnes qui composent le marché unique européen constituent déjà une force du marché. Et cela nous donne aussi la possibilité de nous affirmer au niveau mondial. »
Cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE.
L’émergence d’un marché unifié du numérique à l’échelle européenne est en effet un des objectifs majeurs des dernières années. L’Union européenne (UE) a ainsi annoncé le lancement de sa « stratégie numérique » en 2014. Six ans plus tard, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, proclamait l’objectif de « souveraineté numérique ». L’UE a ainsi prévu de subventionner ces efforts à hauteur de 55 milliards d’euros dans le cadre du programme DigitiseEU. Concrètement, outre un programme d’expansion de l’infrastructure numérique dans toute l’Europe (déploiement de la fibre et de la 5G notamment), les institutions européennes cherchent à bâtir un cadre juridique européen commun à tous les États, afin que les entreprises puissent utiliser ce marché et se développer en conséquence. Les entreprises européennes pourraient ainsi acquérir une taille critique et seraient alors capable de rivaliser avec les géants américains (Amazon, Google ou Facebook) ou chinois (Tencent, Alibaba ou Baidu).
Pourtant, cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE ayant avant tout tous l’intention d’utiliser le marché commun dans leurs propres intérêts nationaux. La construction de la « superpuissance européenne numérique de demain », selon les termes du secrétaire d’État français chargé du numérique Cédric O, cache en réalité une rude concurrence à l’échelle européenne, dans laquelle les entreprises allemandes sont très bien positionnées. Le ministre fédéral des Affaires européennes Michael Roth appelle ainsi à « surmonter l’esprit des particularismes nationaux et à regrouper la multitude de programmes et de stratégies à travers l’Europe dans une politique commune ». Or, une telle politique conduit les États européens les moins industrialisés et numérisés à devenir de simples ateliers pour les entreprises allemandes.
Protection des données, taxation des GAFAM… l’Allemagne donne le ton
Les normes sont l’un des moyens que les entreprises ont à leur disposition pour se procurer un avantage au sein de la concurrence mondiale. Avec sa propre norme, une entreprise tente d’exclure les autres producteurs et fournisseurs afin de disposer exclusivement de sa propre norme comme moyen de réussite. Les multinationales comme les États ont intérêt à imposer leurs normes et à les rendre compatibles avec le plus grand nombre possible d’autres produits afin d’obtenir des effets de réseau. Les différents câbles de recharge ainsi que des câbles de connexion demeure un exemple bien connu de cette stratégie. Avec son connecteur Lightning, Apple tente d’enfermer les clients dans ses propres produits, car seuls ceux-ci peuvent communiquer directement entre eux sans produit intermédiaire. De cette stratégie économique découle une autre pour les États. Ces derniers étant responsables de définir le cadre juridique de l’approbation et de l’utilisation des produits vont alors essayer que le pouvoir de marché de leurs propres entreprises nationales soit assuré dans ce processus. Il est alors évident que l’Allemagne cherchera à définir des normes juridiques à même de protéger son industrie. Comme l’analysait Angela Merkel, si l’économie allemande veut parfaire la numérisation de ses activités économiques, il est alors primordial de « faire évoluer certaines normes ». Une fois ces normes définies et mises en place au niveau national, la chancelière préconisait alors de « les ancrer au niveau européen ».
Dans le domaine numérique, les clouds, ces services d’hébergement de données ou logiciels en ligne, sont un nouveau terrain d’affrontement. Pour l’instant, quatre fournisseurs américains (Amazon, Google, Microsoft et IBM) ainsi que le chinois Alibaba dominent près de 75% du marché mondial. Avec le projet Gaia-X, l’Allemagne et la France ont pour objectif de développer un cloud européen et d’établir une norme européenne dans ce domaine. Ce projet, dirigé contre la dominance des GAFAM, se retrouve cependant confronté à une contradiction évidente : créer une infrastructure de données susceptible de pouvoir concurrencer les entreprises dominant ce secteur nécessite une masse immense de capital. Afin que leur cloud atteigne une taille critique pour être compétitif, les Européens ont donc associé les GAFAM au projet Gaia-X. Ainsi, la concurrence européenne contre les GAFAM aboutit donc… à coopérer avec eux !
NDLR : Pour en savoir plus sur le projet Gaia-X, lire sur LVSL l’article de Florent Jourde : « l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM ».
Force est de constater que l’Allemagne cherche avant tout à réunir les conditions nécessaires à la mise en place de ses ambitions globales. Le gouvernement allemand considère que la législation de ses partenaires reflète une « mentalité de petit État ». Les entreprises allemandes utilisant le marché intérieur afin de créer et de consolider leur poids économique global sont gênées par le manque de cadre juridique uniforme ou de normes communes qu’ils considèrent être un frein à leur croissance. Si le ministre fédéral de l’Économie, Peter Altmeier, affirme que « nous avons besoin de technologies d’avenir ‘Made in Europe’ » et qu’il faudrait « créer par des incitations à l’investissement des projets européens communs tels que la production de cellules de batteries, la microélectronique et le projet GAIA-X pour une plus grande souveraineté numérique », il est évident que celle-ci fait avant tout avancer les intérêts allemands.
Berlin souhaite en réalité que ces « champions européens », c’est-à-dire des capitaux compétitifs au niveau mondial, soient sous la direction d’entreprises allemandes comme Infineon (leader mondial des composants pour cartes à puce). L’espoir repose désormais également sur les “licornes”, ces start-ups non cotées en Bourse valorisées plus d’un milliard de dollars : Celonis (traitement de données), Trade Republic (investissement), N26 (banque) ou FlixMobility (transport). Les législations des autres États membres, avec lesquelles ceux-ci veulent rendre leurs sites attractifs pour les capitaux d’entreprises numériques étrangères, à l’image de l’Irlande ou les Pays-Bas avec des impôts sur les sociétés peu élevées, sont accusées de « dumping fiscal ». En revanche, dans les domaines où le capital américain est supérieur, l’Europe défend ses propres règles contre les États-Unis.
Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est peu surprenante.
Parmi les normes européennes sur le numérique, le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, voté en 2016 par le le Parlement européen) a fait date. Ce texte est pour l’heure l’une des lois les plus strictes en matière de protection de la vie privée des utilisateurs. D’aucuns pourraient ainsi avoir l’impression que la politique économique allemande est guidée par des impératifs éthiques. C’est du moins l’impression que l’on a en écoutant le ministre allemand des Affaires européennes : « Notre chemin doit être centré sur l’individu, s’appuyer sur des principes éthiques clairs, des normes élevées de protection des données et de sécurité. […] Ce faisant, nous nous différencions clairement du capitalisme des données des géants américains de la technologie et du modèle chinois basé sur le contrôle de l’État et la répression numérique. » Pourtant, plutôt que de représenter un regain d’intérêt pour les libertés numériques de la part de l’UE, cette décision est en réalité guidée par des motifs économiques. En effet, si l’industrie 4.0 allemande repose surtout sur la mise en réseau des usines, Berlin conserve un net désavantage vis-à-vis des États-Unis en matière de technologie business-to-consumer, illustré par la domination des GAFAM dans ce domaine. Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est donc peu surprenante.
Il ne faut cependant pas se fourvoyer quant aux bénéfices attendus d’une numérisation de l’économie. Il y a fort à parier que la stratégie L’industrie 4.0 bénéficiera avant tout à la bourgeoisie nationale allemande et non à ses travailleurs. Les voix qui professent que cette numérisation permettra une réduction des accidents au travail et l’avènement d’une « société de loisirs » se trompent fortement. La mise en œuvre du plan « Industrie 4.0 » répond en effet à des impératifs capitalistes primaires : la technologie sera principalement utilisée pour économiser les coûts de fonctionnement et pour contrôler la masse salariale. De même, cette « quatrième révolution industrielle » reposant sur des infrastructures digitales très polluantes et énergivores, est-elle compatible avec les objectifs environnementaux que l’Humanité s’est fixée ? Cette doctrine de la numérisation de l’industrie, si elle permet d’indéniables progrès en matière de productivité, risque donc de bénéficier à une petite poignée de groupes allemands, au détriment de leurs concurrents étrangers, des travailleurs et de la nature.
Imprévisible, la victoire éclair des talibans ? Plusieurs quotidiens français se sont émus de la faible résistance qu’ont rencontré les talibans – et ce, malgré les centaines de milliards de dollars dépensés par les États-Unis dans le pays pour construire un État central fort. Une analyse des bénéficiaires de ces sommes colossales permet de comprendre ce paradoxe apparent. Le Pentagone a en effet sous-traité à de nombreux contractants privés ses opérations militaires,au point que l’Afghanistan est devenu un emblème du phénomène de privatisation des armées. Cette logique de sous-traitance, soutenue par de puissants acteurs du complexe militaro-industriel, offre un élément permettant de comprendre pourquoi les États-Unis laissent derrière eux un « État failli » après deux décennies d’occupation.
Dyncorp, Kellogg Brown and Root (KBR), Military Professional Resources Inc. (MPRI), etc. L’Afghanistan est progressivement devenu un carrefour commercial pour les compagnies privées. Les sociétés militaires privées ont rempli le rôle traditionnellement dévolu à l’appareil de sécurité national (armée, police, services secrets etc.). Leur utilisation facilitée s’explique par l’ancrage dont elles disposent dans ce qu’on appelle les « États faillis. » Ces derniers ne peuvent de fait garantir les besoins fondamentaux de leur population, comme la santé, la sécurité, l’éducation, etc. Au sein de ces pays, les structures fondamentales ne peuvent s’acquitter de leurs fonctions premières. L’Afghanistan offre, à bien des égards, un exemple de faillite de son État. L’histoire du pays est marquée par une succession de guerres ethniques qui soulignent son incapacité à former une structure unificatrice et stable sur l’ensemble du territoire.
NDLR : pour une mise en perspective de la croissance des sociétés militaires privées, lire sur LVSL l’article du même auteur : « La guerre à l’heure du néolibéralisme »
L’Afghanistan devient au début du XXIe siècle une zone de convoitise pour les entrepreneurs privés. La politologue Béatrice Hibou illustre ce phénomène en montrant que « la privatisation de la violence révèle l’incapacité de l’État à financer des dépenses pourtant jugées nécessaires.1 » Pourtant, comme elle le fait remarquer, ces compagnies ne vont pas forcément remettre en cause la souveraineté des États. Au contraire, elles fonctionnent en collaboration étroite avec les plus hautes sphères gouvernementales sans lesquelles il leur serait difficile d’agir.
« On n’envahit pas les pays pauvres pour les rendre riches. On n’envahit pas les pays autoritaires pour les rendre démocratiques. Nous envahissons des pays violents pour les rendre pacifiques et nous avons clairement échoué en Afghanistan »
— James Dobbins, ancien diplomate américain.
Les missions de ces contractants ne peuvent être résumées aux seules questions militaires et sécuritaires. Entraînement des forces locales, transport, construction, etc. : en Afghanistan, les marchés de la logistique et de la maintenance font travailler des contractants dans davantage de domaines que ceux strictement dédiés aux enjeux de sécurité. Le néo-mercenariat – compris comme la nouvelle forme managériale qu’a pris cette activité depuis les années 90 – a permis une augmentation radicale des activités de ces firmes. La société DynCorp a rempilé en 2017 pour répondre à des contrats d’entraînement des forces de police et de l’armée afghanes. Ces sociétés se sont immiscées au cœur des missions principales de l’État afghan, ce qui explique aussi en partie pourquoi ce dernier n’a jamais réussi à devenir autonome et à assurer pleinement le fonctionnement de ses structures régaliennes.
Une intervention étrangère improvisée et amateur
À l’orée du XXIe siècle, industriels et think-tanks néoconservateurs poussaient depuis des années pour obtenir une intervention armée du gouvernement américain. L’opération lancée en octobre 2001, mal planifiée, a pourtant été conduite sans une quelconque forme de recul sur la situation locale. Les talibans ont bien été délogés en quelques semaines, pour autant qu’en serait-il de l’après ? Cette question clef départ a constitué un impensé crucial de l’intervention.
Si l’opération avait officiellement pour mission de retrouver Oussama Ben Laden, la question pétrolière sous-tendait officieusement l’intervention. L’acheminement des hydrocarbures de la mer Caspienne aurait permis aux Américains de gagner en autonomie vis-à-vis des pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). À la fois motivés par des considérations sécuritaires et financières, il leur fallait consolider des bases et un État stable au sein duquel ils pourraient mener leurs activités.
« Qu’essayions-nous de faire ici ? Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous entreprenions » Douglas Lute, responsable pour l’Irak et l’Afghanistan au Conseil de sécurité national (2007-2014).
Les choix stratégiques et politiques de l’implantation américaine ont rapidement révélé une méconnaissance profonde de l’histoire de l’Afghanistan. Douglas Lute, responsable pour l’Irak et l’Afghanistan au Conseil de sécurité national entre 2007 et 2014 a résumé cette intervention par ce simple aveu d’échec : « Qu’essayions-nous de faire ici ? Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous entreprenions.3 »
Leur volonté d’implanter un gouvernement afghan stable autour de figures controversées comme Hamid Karzai, présenté par ses opposants comme une marionnette de l’étranger, a rapidement conduit à l’échec. Non-prise en compte de la réalité multi-ethnique de cet État historiquement balkanisé, soutien à un gouvernement corrompu disposant d’un pouvoir limité en dehors de la capitale, volonté de ne pas inclure les talibans aux négociations post-intervention… Si les Américains ont l’intervention facile, mettre en œuvre les conditions nécessaires à leur départ est moins simple.
Un gouffre financier considérable
Afin de sécuriser leurs activités sur le sol afghan et de combattre au mieux les talibans, les Américains ont déversé des sommes astronomiques dans cette guerre de position. En 2019, le Pentagone avait estimé le coût des opérations américaines en Afghanistan à seulement 766 milliards de dollars depuis 2001. Pourtant un article de l’institut Watson, sorti récemment, considère que le coût total de la guerre en Afghanistan pour les États-Unis atteindrait plus de 2 000 milliards de dollars, ce qui comprend les opérations en Afghanistan et au Pakistan. La plupart de ces coûts gonflés sont dus aux paiements de sous-traitants militaires. Le département de la Défense a dépensé sans compter et sans contrôler vers qui étaient acheminées ces sommes4.
La corruption et le clientélisme se sont dangereusement développés dans le pays. Elles ont été favorisées par la stratégie de sous-traitance des gouvernements américain et britannique. Cette externalisation visant à confier des sommes démesurées à des compagnies privées ou des groupements locaux d’insurgés a participé de l’alimentation de la corruption sur le sol afghan. Face aux logiques corruptrices des forces étrangères qui ont fini par s’extraire du respect dû aux institutions, les talibans ont finalement représenté le droit pour de nombreux Afghans.
« L’ampleur de la corruption était le résultat involontaire de l’inondation de la zone de guerre avec beaucoup plus de contrats d’aide et de défense que l’Afghanistan appauvri ne pourrait en absorber. » (The Afghanistan Papers)
Le Washington Post a consacré en 2019 un dossier complet de plusieurs milliers de pages sur la guerre en Afghanistan en dévoilant des témoignages de hauts gradés de l’armée, politiques et contractants sur la réalité de la gestion de l’intervention. On y découvre une intervention américaine assez peu préparée, des soldats qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils doivent faire et surtout une prise de conscience rapide que le conflit est amené à durer. Mais plus encore, on se rend compte dans cette enquête des sommes colossales qui ont été mises sur la table et qui étaient distribuées à des groupements ou personnes qui semblaient pouvoir être utiles pour vaincre les talibans. Washington aurait ainsi toléré les pires contrevenants, qu’ils soient seigneurs de guerre, trafiquants de drogue ou entrepreneurs dans le secteur de la défense. Le plus impressionnant étant la capacité de corruption endémique du gouvernement afghan ou de ses prétendus alliés.
Le journaliste Craig Whitlock écrit : « L’ampleur de la corruption était le résultat involontaire de l’inondation de la zone de guerre avec beaucoup plus de contrats d’aide et de défense que l’Afghanistan appauvri ne pourrait en absorber. Il y a eu tellement d’excès, financés par les contribuables américains, que les opportunités de la corruption et la fraude sont devenues presque illimitées, selon les entretiens. »
Pour résumer le problème de cette corruption institutionnalisée au sein du gouvernement Karzai, Christophe Kalenda, un ancien colonel déployé en Afghanistan, déclarait simplement : « La petite corruption est comme le cancer de la peau ; il existe des moyens de gérer cela et vous irez probablement très bien. La corruption au sein des ministères, au niveau supérieur, est comme le cancer du côlon ; c’est pire, mais si vous le traitez à temps, vous allez probablement bien. La kleptocratie, cependant, est comme le cancer du cerveau ; c’est fatal. »
Le gouvernement d’Ashraf Ghani, élu en 2014 avec la promesse d’en finir avec les scandales de corruption, n’a finalement pas réussi à enrayer les dynamiques à l’œuvre. Un an après son arrivée au pouvoir, Transparency International a rétrogradé l’Afghanistan sur son indice de corruption, classant le pays troisième à partir du bas, devant la Somalie et la Corée du Nord.
Les États-Unis ont cependant fini par voir d’un mauvais œil les pratiques du gouvernement afghan et ont commencé à réduire leurs aides. En septembre 2019, le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo avait accusé le gouvernement afghan de laxisme et d’inefficacité dans la lutte contre la corruption, avant d’annoncer le retrait de plus de 160 millions de dollars d’aide directe.
« Gert Berthold, un juriscomptable qui a servi dans un groupe de travail militaire en Afghanistan au plus fort de la guerre, de 2010 à 2012, a analysé plus de 3 000 contrats du département de la Défense d’une valeur de 106 milliards de dollars pour voir qui en bénéficiait » (The Afghanistan Papers “Consumed by corruption”). La conclusion qu’il en tire est qu’environ 40 % de cet argent a fini dans les proches d’insurgés, syndicats criminels ou de fonctionnaires afghans corrompus.
L’externalisation sans contrôles a donc amplifié une situation de tension dans le pays. D’autant plus que les compagnies privées opérant sur le sol afghan n’avaient rien à gagner d’une résolution pacifique des conflits. Ces compagnies vivent de la guerre, la fin prématurée d’un conflit n’est pour elles qu’une perte d’activité lucrative. Plusieurs grandes sociétés américaines ont d’ailleurs capté la majeure partie des fonds affectés par l’OTAN et initialement destinés à l’armée nationale afghane (ANA). Des sommes censées apporter un soutien financier aux forces et institutions de sécurité afghanes. Ces compagnies se sont regroupées au sein de la Private Security Companies of Afghanistan qui rassemble entre autres : « Xe » (Blackwater), DynCorp, Military Professional Resources Inc. (MPRI) et Kellogg Brown and Root (KBR)5. Cette décision de déléguer la dimension sécuritaire à des groupements privés notamment pour entraîner et organiser l’armée régulière afghane a empêché cette dernière de se structurer. L’externalisation à outrance a fatalement empêché l’État d’ancrer son autorité.
Un État gangrené par les sociétés militaires privées
Avant l’Irak, l’Afghanistan a constitué un laboratoire de la privatisation des armées poussée à son paroxysme.Selon une étude de l’Institut Watson sortie l’année dernière concernant les interventions en Afghanistan et en Irak, au cours de la période 2001-2019, 62 % des contrats (en dollars) du DOD (Departement Of Defense) concernaient des services, y compris principalement le soutien aux installations, ainsi que l’ingénierie, l’administration de bureau, les télécommunications, les services de location pour les véhicules et les bâtiments, et divers autres services divers4. Contrairement aux fantasmes que suscite le sujet, la délégation des questions purement militaires n’a concerné qu’une infime partie de l’activité de ces contractants en Afghanistan.
Le nombre de contractants américains a explosé ces dernières années au Moyen-Orient, bouleversant le ratio avec les forces de l’armée régulière. En 2019, on pouvait même recenser dans cette région du monde 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière
Le recours à ces sociétés privées n’a cessé de s’accroître au fil de la guerre sous la pression de la frange néoconservatrice américaine. « Selon le rapport 2019 du Congressional Research Service (CRS) Department of Niveaux d’entrepreneurs et de troupes de la Défense en Afghanistan et en Irak : 2007-2018, ces dernières années la présence d’entrepreneurs en Afghanistan et en Irak représentait souvent plus de 50 pour cent de la présence totale du DoD dans le pays ». Un roulement s’est progressivement institué avec l’armée régulière. Pour des raisons financières et symboliques, les États-Unis ont décidé d’externaliser en partie leur présence dans les zones de guerre dont ils souhaitent s’extraire.
Le nombre de contractants américains a explosé ces dernières années au Moyen-Orient, bouleversant le ratio avec les forces de l’armée régulière. En 2019, on pouvait même recenser dans cette région du monde 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière4. Et le cas afghan a été une des illustrations les plus flagrantes de ce phénomène.
La fonction symbolique du soldat auxiliaire a permis aux États-Unis de minorer ses pertes en zone de guerre en passant sous silence la mort des contractants. À la fin de l’année 2019, on recense la mort de 3 814 entrepreneurs en Afghanistan contre environ 2 300 soldats. Le bilan lourd de part et d’autre aurait donc pu être d’autant plus catastrophique pour le gouvernement.
Après une courte réduction d’effectifs sous Obama, on constate une accentuation du recours aux contractants sous la présidence Trump. Ce dernier, lié à des dirigeants de grandes sociétés privées comme Erik Prince – qui a défendu à de nombreuses reprises une privatisation de la guerre en Afghanistan6, a fait accroître considérablement leur nombre au cours de son mandat. Au total on pouvait comptabiliser en octobre 2020 près de 18 000 contractants en Afghanistan, comprenant 6000 américains et 7 000 ressortissants de pays tiers, selon un organisme de surveillance du gouvernement américain.
Des sociétés hors de contrôle
La mauvaise réputation des ces contractants a souvent permis d’alimenter le discours anti-Occident des talibans. L’impunité dans laquelle il leur est arrivé de fonctionner au cœur de la guerre a été constamment critiquée sans être remise en cause.
Les multiples bavures commises par des contractants de sociétés militaires privées en Afghanistan sont pour la plupart restées sans suite. Ainsi, le 5 mai 2009, quatre hommes de Blackwater (sous couvert d’une société appelée Paravant) tiraient sur une voiture, causant un mort et quatre blessés. Aucune raison tangible n’a permis de justifier cet acte inqualifiable, et malgré tout le gouvernement afghan s’est retrouvé réduit à l’impuissance – ce qui a permis aux talibans d’exploiter cette tragédie.
On peut lire dans un rapport de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime : « En Afghanistan, le ministère de l’Intérieur avait mis en place en 2008 une procédure d’enregistrement et d’agrément pour les sociétés militaires privées opérant dans les limites du territoire afghan. Les autorités afghanes avaient souhaité établir des règles contraignantes et disposer d’un droit de regard pour clarifier l’organisation interne et connaître les hauts responsables de ces sociétés.7 » Pourtant, comme le montre Ilyasse Rassouli, ce qui ressemblait plus à un droit de regard qu’à une règle réellement contraignante n’a finalement été suivi d’aucun acte concret, du fait qu’il n’existait aucun mécanisme d’enregistrement des plaintes et de sanctions. Les États-Unis ne le désirant pas plus que les compagnies elles-mêmes.
Les choses auraient pourtant dû aller plus loin quelques années après, suite à de nombreuses dérives de compagnies. Comme l’analyse un article du Monde diplomatique : « Le Président afghan Hamid Karzaï avait émis un décret en août 2010 pour que toutes les sociétés militaires privées présentes en Afghanistan cessent leur activité à la fin de l’année. Par l’intermédiaire du commandant en chef des forces américaines, le général Petraeus, les États-Unis ont réussi à court-circuiter cette décision et ont négocié avec le pouvoir afghan des dérogations pour les sociétés militaires privées américaines.7 »
Mais si les sociétés étrangères sont mises en lumière, il ne faut pourtant pas oblitérer le poids des compagnies privées afghanes. Plus soucieuses des règles et souvent liées étroitement au pouvoir en place, ces compagnies n’en ont pas moins comblé le déficit de structures étatiques du pouvoir central. On pourra citer parmi les plus importantes : Asia Security Group (contrôlé par Hashmat Karzaï, cousin du président), NLC Holdings (fondée par le fils de Rahim Wardak, ministre de la Défense), Sherzai (un des plus anciens soutiens de Karzaï), Watan Risk Management (propriété des frères Popal, autres cousins de Karzaï), ou encore Commando Security aux mains du commandant Ruhullah, un seigneur de guerre étroitement lié au gouvernement et qui escorte les convois américains entre Kandahar et la province d’Helmand. (Libération, 23 août 2010). Ces organisations ont pour la plupart bénéficié de la manne d’argent déversée par les Américains en Afghanistan.
La mise en place d’un système d’extorsion organisé
En s’intéressant à la question du financement des talibans, nombreux sont ceux qui ont pointé les investissements provenant de pays étrangers, la question du commerce de l’opium ou l’utilisation de ressources propres au pays sur les territoires occupés. Pourtant un point a souvent échappé à cette grille d’analyse : le rançonnage des activités de compagnies étrangères sur le sol afghan. Si le trafic de l’opium ne leur rapporte que 10 à 15% de leurs revenus selon un rapport de 2009, la majeure partie des sommes est en fait prélevée localement8.
Plus on « reconstruit » l’Afghanistan, et plus les talibans s’enrichissent. »
Laisser-faire ou connivence, pour assurer la sécurité de certaines routes ou de chantiers, certaines compagnies ont dû s’assurer l’accord des talibans en échange de modiques sommes. Faire appel aux talibans pour protéger ses installations ou tout simplement éviter de se faire attaquer était devenu presque habituel et permettait à des sociétés, qu’elles soient afghanes ou étrangères, de minimiser leurs coûts. Une hypocrisie s’était donc installée alors que des accords naissaient entre ennemis pour des raisons purement économiques. Comme le note le Monde diplomatique en 2010, « Les principales cibles de ce racket sont les militaires américains, ou plus exactement leurs sous-traitants. Chaque mois, six à huit mille convois livrent à quelque deux cents bases le matériel nécessaire à la conduite de la guerre : munitions, essence, matériel de bureau, papier toilette, téléviseurs.9 » Les sociétés militaires privées ne pouvant se permettre de subir attaques après attaques s’étaient donc résolues à subir une extorsion pure et simple pour pérenniser leurs activités.
Mike Hannah, chef de projet pour une entreprise de camionnage appelée Afghan American Army Services, a expliqué, atterré : « Vous payez les habitants des zones locales – certains sont des chefs de guerre, d’autres des politiciens de la police – pour faire passer vos camions. » Les sommes variant selon les différents itinéraires. Pour Hannah, la situation était simple, sans accords financiers ses camions s’exposaient à être attaqués.
Aram Roston journaliste pour le média The Nation ne pourra que constater cette quasi duplicité notamment dans le sud de l’Afghanistan dans les terres les plus hostiles. “Les entreprises de sécurité ne protègent pas vraiment les convois de marchandises militaires américaines ici, car elles ne le peuvent tout simplement pas ; ils ont besoin de la coopération des talibans10” Des sociétés comme Four Horsemen International se sont risquées à tenter d’assurer par eux-mêmes la sécurité de leurs transports, mais après avoir subi de lourdes pertes, ils durent se résoudre à se conformer à ce chantage. Pour les compagnies, s’allier à ceux qu’ils étaient censés combattre devenait tolérable quand il fallait mener à bien leurs activités.
Les sociétés militaires privées cherchent à embaucher des employés au prix le plus bas possible pour effectuer leurs missions de logistique. Poussés par l’espoir d’obtenir un salaire plus avantageux et un emploi stable, nombreux sont ceux qui vont quitter leur pays d’origine pour se mettre au service de ces compagnies en zone de guerre. Ainsi, des milliers de travailleurs issus de pays pauvres comme les Philippines ou le Népal ont dû fuir en urgence l’Afghanistan après le retrait des troupes américaines. Comme le montre le Los Angeles Times, certains se sont retrouvés coincés à Dubaï en attendant de trouver un moyen de rentrer chez eux. Les clauses assez floues des contrats de ces compagnies leur ont permis de pouvoir se décharger de toute responsabilité vis-à-vis de leurs employés.
Le géant de la construction Fluor, un des plus grands entrepreneurs en Afghanistan, qui a obtenu plus de 3,8 milliards de dollars de la part du ministère de la Défense américain depuis 2015 a utilisé le prétexte de la crise sanitaire pour expliquer la situation. Ainsi malgré le départ progressif des États-Unis, « début juin, 2 491 travailleurs contractuels étrangers restaient dans les bases américaines à travers l’Afghanistan, contre 6 399 en avril, selon les derniers chiffres de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan. » Il était bien moins risqué pour le gouvernement américain d’exposer les contractants plutôt que leurs soldats.
Quid des contractants après le retrait des forces américaines ?
Le général Kenneth McKenzie, chef du Commandement central américain, avait déclaré que les sous-traitants quitteraient le territoire comme le fait l’armée américaine, ce qui est d’ailleurs une condition fixée noir sur blanc dans l’accord de Doha. Ces négociations menées sous la présidence Trump avaient fixé un calendrier pour le retrait de troupes américaines en échange d’un cessez-le-feu et de garanties sécuritaires.
Le jugement de McKenzie sur les contractants posait pourtant certaines questions. Tout d’abord le coût de ce départ. Le département de la Défense américain a conclu en Afghanistan près d’un milliard de contrat avec dix-sept compagnies différentes, des accords souvent convenus sous l’administration Trump. Mais l’échéance de nombre d’entre eux renvoie à 2023 voire au-delà, en cas de départ accéléré, le Pentagone s’expose donc à devoir payer des centaines de millions de dollars ou à faire face à des années de litiges juridiques.
Mais une autre raison pourrait permettre de minimiser ces annonces du départ des Sociétés Privées par le gouvernement Biden. Parmi les sociétés militaires privées présentes sur le sol afghan, nombre d’entre elles ne travaillent pas pour l’armée mais plutôt pour d’autres départements et une série d’organismes privés. On peut ainsi prendre l’exemple de l’Agence américaine pour le développement international ou le département d’État qui retiennent tous les deux des contractants pour les programmes en cours (à l’extérieur de Kaboul), malgré le retrait. Un entrepreneur de Bagram a ironisé en estimant que « McKenzie parlait de sous-traitants américains sur les contrats du DoD, mais pas nécessairement des autres agences ou d’autres nationalités. Il y a beaucoup de « si » et d’exceptions potentielles dans cette ligne de sa part. » La présence américaine par le biais de certaines compagnies n’était donc pas prête de disparaître de ce conflit. Pour autant, avec la reprise du pays par les talibans et le départ des officiels et de nombre de sociétés, les entrepreneurs américains ont dû se conformer à suivre le chemin de l’armée régulière américaine.
Le retrait soudain de certaines compagnies est une des raisons de l’échec rapide de l’armée afghane face aux talibans. En plus du départ des soldats, le retrait du personnel nécessaire et essentiel pour faire fonctionner l’armée de l’air est une des causes fondamentales de cette déroute. En mai déjà, des experts militaires et un rapport de l’inspecteur général du ministère de la Défense tiraient la sonnette d’alarme. Ils estimaient que les forces afghanes ne pourraient pas faire voler les dizaines d’avions de combat, d’avions cargo, d’hélicoptères et de drones de fabrication américaine pendant plus de quelques mois. Sans force aérienne structurée et le personnel adéquat, l’avantage tactique de la force afghane a été rapidement perdu.
Les sociétés militaires privées s’adaptent. Si elles profitent d’une intervention militaire et d’une implantation sur le long terme, elles peuvent également bénéficier du chaos et de l’échec des opérations de pacification. Selon le Wall Street Journal, l’ancien dirigeant de la sulfureuse compagnie Blackwater, Erik Prince, aurait ainsi déclaré qu’il offrait des places dans un avion affrété au départ de Kaboul pour 6 500 $ par personne. Ces tentatives des contractants restent dispersées et compliquées par les talibans et l’armée américaine. Le temps fait défaut et les contractants en profitent pour pallier aux manquements des gouvernements étrangers pour des raisons souvent plus financières qu’humanitaires.
Sources :
[1] Hibou, Béatrice. « Avant-propos », Béatrice Hibou éd., La privatisation des États. Karthala, 1999, pp. 5-9.
[2] Dr.Rondeaux Candace, Bauer Gregory, Campos Krisanne, “Interview of Ambassador James Dobbin, The Afghanistan Papers”, The Washington Post, Monday, 11 Janvier 2016
[3] Campos Krisanne, Rondeaux Candace, “Interview de Douglas Lutte Assistant du président et conseiller adjoint à la sécurité nationale pour l’Irak et l’Afghanistan, The Afghanistan Papers”, The Washington Post, 20 Février 2015.
[4] Peltier, Heidi, “The Growth of the “Camo Economy” and the Commercialization of the Post-9/11 Wars”, Boston University, 30 Juin 2020.
[5] Charlier, Marie-Dominique, “Mercenaires d’Etat en Afghanistan”, Le Monde Diplomatique, Février 2010.
[6] Hasan Mehdi, “Erik Prince de Blackwater: Irak, privatisation des guerres et Trump | Tête à tête”, Youtube Al Jazeera English, 8 Mars 2019.
[7] Ilyasse Rassouli. « Les sociétés militaires privées : acteurs controversés de la sécurité internationale », mémoire soutenu en Science politique à la faculté de Science Po Grenoble, 2014.
[8] UNODC, « Addiction, crime and insurgency : The transnational threat of Afghan opium », Octobre 2010.
[9] Imbert, Louis, “ D’où vient l’argent des talibans ?”, Le Monde Diplomatique, Septembre 2010.
[10] Roston, Adam, “How the US Funds the Taliban”, The Nation, 11 Novembre 2009.