« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

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Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

Crédits photo : ©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

 

Vladimiro Giacchè : « L’Allemagne de l’Est ne s’est pas remise de son annexion par l’Ouest »

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Vladimiro © a/simmetrie

Vladimiro Giacchè est un économiste italien, actuellement président du Centre de recherche européenne de Rome. Fin connaisseur de l’Europe et de l’Allemagne, il est l’auteur d’un ouvrage original et riche sur la réunification allemande, Le second Anschluss – l’annexion de la RDA (édition Delga, 2015). Alors que l’Allemagne vient de voter dans le cadre d’élections législatives dont les résultats fragilisent Angela Merkel et quelques jour après le vingt-septième anniversaire de l’unité du pays, il a bien voulu répondre aux questions de L’arène nue.

[Cet entretien a été traduit de l’italien par une fine équipe composée de Luca Di Gregorio, Gilles Tournier et Paul Moesch : un grand merci.]

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Les résultats des élections législatives en Allemagne ont révélé de profondes divergences entre l’Ouest et l’Est du pays. Dans l’ex-RDA, le parti AfD fait 21,5 %, et est arrivé second. Die Linke y a réalisé ses meilleurs score (16 % contre 9 % au niveau national). J’imagine que vous n’en être guère surpris. Comment l’expliquez-vous ?

Aucune surprise, en effet. C’est la conséquence d’un pays qui reste toujours divisé vingt-sept ans après son unification, en même temps que d’un accroissement des inégalités sociales ces dernières années. Un citoyen qui vit en Allemagne de l’Est a deux fois plus de chances d’être chômeur que s’il vivait à l’Ouest. Et lorsqu’il travaille, il perçoit un salaire inférieur de 25 % à ce que perçoit un travailleur de l’Ouest.

Cela n’a pas grand chose à voir avec l’incapacité supposée des Allemands de l’Est à travailler (car oui, cet argument a parfois été avancé). C’est au contraire lié aux modalités de l’unification allemande. C’est lié au fait qu’à la nécessité de réaliser rapidement l’unité politique, qu’à la nécessité idéologique de supprimer complètement la RDA, ont été sacrifiées des exigences économiques élémentaires, en particulier celle de sauvegarder autant que possible l’industrie et les emplois des citoyens de l’Est. On a pratiqué la politique de la tabula rasa, en établissant le taux de change à un contre un entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est. Ce faisant, on a mis l’industrie de la RDA hors-jeu. Par ailleurs, l’ensemble du patrimoine industriel de l’ex-RDA a été confié à une société fiduciaire, la Treuhandanstalt, qui l’a liquidé, créant instantanément des millions de chômeurs. Il est beaucoup plus facile de fermer une industrie que de la reconstruire. Mais depuis, on s’est hélas rendu compte que lorsqu’on désindustrialise un pays (la désindustrialisation de la RDA n’a aucun autre exemple en Europe en période de paix) les conséquences peuvent durer des décennies, sinon des siècles. Le «Financial Times Deutschland» du 18 juin 2008 affirmait d’ailleurs que pour aligner complètement les revenus des deux parties de l’Allemagne, il faudrait 320 ans…

Le plus ridicule est que l’unification de l’Allemagne nous est  présentée aujourd’hui comme une réussite opposable, par exemple, au destin du Mezzogiorno italien. La vérité, c’est que de tous les pays ex-socialistes d’Europe orientale, les territoires de l’Allemagne de l’Est sont ceux qui, en valeur absolue, ont connu le moins de croissance ces 27 dernières années. Il est dès lors normal que les citoyens qui vivent dans ces territoires se sentent abandonnés par la politique, et qu’ils expriment leur protestation par le vote. D’autant que comme on le sait, le pourcentage de pauvres (et de travailleurs pauvres – les working poors) en Allemagne a augmenté partout ces dernières années, et pas seulement à l’Est. C’est aussi le résultat du fameux « Agenda 2010 » de Schröder que Macron, à ce qu’il semble, veut aujourd’hui reproduire en France.

Dans votre livre, « Le second Anschluss » vous expliquez qu’au moment de la réunification, l’ex-RDA a été « criminalisée », que ses élites ont été écartées. Outre les problèmes économiques générés par une unification brutale, tout cela n’a-t-il pas généré également un traumatisme identitaire ?

Oui, c’est un autre aspect considérable et peu connu de cette affaire. L’élite, non seulement politique mais aussi scientifique et culturelle de l’ex-RDA, a été complètement évincée. Aujourd’hui encore, rares sont les professeurs des universités enseignant à l’Est qui ne proviennent pas de l’Ouest. Dans la magistrature et dans l’armée, la proportion des « Ossies » est quasi nulle. Tous les instituts et les académies de l’Est ont été liquidés en un temps record. Certains, tel le juriste et éditorialiste Arnulf Baring, sont même allés jusqu’à écrire des citoyens de l’Est qu’ils avaient été « mentalement altérés » par le « régime collectiviste », et qu’ils étaient donc devenus malgré eux un « élément freinant d’un point de vue systémique».

Ces pratiques et ces propos ont évidemment contribué à engendrer dans une large frange de la population d’ex-Allemagne de l’Est, la sensation d’avoir été colonisée, et de voir mise en cause sa propre identité. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la population de l’Est ne partage guère l’idée – majoritaire dans le monde politique et dans les médias mainstream – selon laquelle tout ce qui existait en RDA méritait d’être éliminé. Un sondage commandé par le gouvernement à l’institut de recherche EMNID pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur a en effet montré que 49% des habitants de l’ex-RDA approuvaient l’affirmation suivante : « la RDA avait plus d’aspects positifs que d’aspects négatifs. Il y avait des problèmes, mais on vivait bien ». Pour les « Ossies », la diabolisation de la RDA a donc largement été perçue comme une mise en cause de leur histoire personnelle et de leur identité.

Vous expliquez que l’unification allemande s’est faite par la monnaie, et que c’était une si mauvaise idée que le patron de la Bundesbank de l’époque, Karl-Otto Pöhl, était contre. Le même fut ensuite un farouche opposant à la mise en place de l’euro. Existe-t-il des similitudes entre l’unification monétaire des deux Allemagnes et la création de la monnaie unique européenne ?

Le témoignage de Karl-Otto Pöhl est très intéressant. Il était en effet opposé, en 1990, à l’unification monétaire immédiate. Celle-ci a cependant été réalisée, de surcroît au taux de 1 Deutschemark contre 1 Ostmark, alors que le taux de change réel dans les relations économiques entre les deux Allemagne était jusque-là de 1 pour 4,44. Du coup, le prix des marchandises produites en RDA s’est trouvé réévalué du jour au lendemain de 350 % ! Deux ans plus tard, Pöhl pouvait affirmer devant une commission d’enquête parlementaire que dans ces conditions « les entreprises de RDA perdraient toute compétitivité », et conclure en disant qu’on avait administré à l’Est « un remède de cheval qu’aucune économie ne pourrait supporter. » À l’époque de cette commission d’enquête, Pöhl n’était plus président de la Bundesbank. Il s’était en effet retiré en 1991, peu de temps après une audition au Parlement européen durant laquelle il avait déjà présenté l’unification monétaire allemande comme « un désastre », et déconseillé à ses auditeurs de ne pas renouveler l’erreur à l’échelon européen. Comme on le sait, il n’a pas été écouté.

Mais quelles sont les ressemblances entre les deux unions monétaires ? 

La plus importante tient au fait qu’une monnaie n’est pas simplement une monnaie, mais intègre des rapports juridiques et sociaux. Dans le cas du Deutschemark, il s’agissait de rapports sociaux capitalistes (ceux de la prétendue « économie sociale de marché » allemande). Dans le cas de l’euro, il s’agit du néolibéralisme qui inspire le traité de Maastricht et qui se caractérise par l’indépendance de la Banque Centrale par rapport aux gouvernements (ce qui signifie la dépendance de nombreux gouvernements par rapport à cette Banque centrale), dont l’objet unique est la stabilité des prix (et pas l’emploi ).

En découle une compétition entre les États qui est fondée sur le dumping social et fiscal, où celui qui joue le jeu le premier est gagnant. Évidemment, dans le contexte d’une monnaie unique, au sein de laquelle il est par définition impossible d’ajuster les différences de compétitivité par le taux de change, la victoire n’admet aucune contestation. L’Allemagne a joué ce jeu avec l’Agenda 2010 de Schröder et une forte réduction des impôts sur les entreprises. Résultat : une énorme croissance de sa balance commerciale, tandis que les autre États de la zone euro étaient en déficit. Du coup dans de nombreux autres pays européens et de la même façon quoi qu’avec une intensité moindre, on a pu observer, après 2008, des phénomènes semblables à ceux qui s’étaient manifestés en Allemagne de l’Est après la réunification : chute du PIB, désindustrialisation, augmentation du chômage, déficit de la balance commerciale, augmentation de la dette publique, émigration.

Les ressemblances, comme on peut voir, ne sont donc pas négligeables. Mais il y a également des différences, positives ou négatives. Dans l’eurozone, on n’a jamais vu se mettre en place la parité déraisonnable des monnaies comme ça avait été le cas entre le DM et l’Ostmark. En revanche, il n’y a pas eu non plus les transferts de fonds massifs qu’a effectués la RFA au profit de la RDA. L’opposition têtue de l’Allemagne à ce type de transferts démontre que la classe dirigeante de ce pays n’a pas retenu la leçon de l’unification d’un point de vue économique. Cette leçon est la suivante : si tu désindustrialises ton voisin, et si tu veux qu’il continue à acheter tes produits, tu dois financer sa consommation. L’Allemagne espère obtenir le beurre et l’argent du beurre, ce qui ne fait que rendre explosives les contradictions au sein de l’Eurogroupe.

On a évoqué plus haut la Treuhand, l’outil créé pour privatiser à toute vitesse en Allemagne de l’Est. N’était-elle pas une sorte d’ancêtre de la « Troïka » qui a si durement sévi dans les pays d’Europe du Sud ?

Si, bien sûr ! La réactivation d’une Treuhand pour la Grèce fait partie du train de mesures acceptées par Alexis Tsipras durant l’été 2015. Il s’agit en substance d’exproprier une partie du patrimoine public grec (dans le cas de l’Allemagne de l’Est, il s’agissait de la totalité), et de le confier à une société fiduciaire placée sous le contrôle des créanciers. En octobre 2016, j’ai participé à un congrès à Berlin durant lequel a été mise en évidence la continuité entre les privatisations opérées par la Treuhandanstalt et les mesures imposées par la « Troïka » et l’Eurogroupe à la Grèce. Il est incroyable que ce modèle ait été de nouveau choisi vu le désastre qu’il a provoqué en ex-RDA, c’est à dire la destruction de richesses pour un montant de 900 milliards de DM de l’époque, et l’anéantissement de l’industrie de l’Est. C’est là qu’on voit à quel point il peut être funeste de d’ignorer les leçons de l’histoire.

Aujourd’hui, vous qui avez écrit tour à tour sur l’Europe et sur l’Allemagne, comment voyez-vous l’avenir de ce pays, et celui de notre continent ?

Je ne suis pas très optimiste. L’Allemagne semble prisonnière de sa politique mercantiliste et incapable de modifier son approche. Chez les autres grands pays européens – à commencer par la France – demeure l’illusion de pouvoir la suivre sur son terrain. Il me semble que ni les classes dirigeantes allemandes ni celles européennes ne soient conscientes des immenses dégâts causés par l’idée de faire de l’union monétaire l’alpha et l’oméga de l’union politique du continent.

La plus grande promesse de la monnaie unique, celle de promouvoir la convergence entre les économies, a été trahie (et il ne pouvait en aller autrement, à la lumière du contenu du Traité de Maastricht). C’est le contraire qui s’est produit. La conséquence est une instabilité structurelle de la zone euro, mais également une dégradation des relations entre pays d’Europe, un «blame game» («jeu des reproches») continu et réciproque et la fin de toute volonté de solidarité européenne. On l’a parfaitement vu hier au sujet de la Grèce, on le voit encore aujourd’hui au sujet de la crise migratoire.

Voilà pour les dégâts. Quant aux risques, ils ne sont pas moindres. Le risque majeur est celui de l’explosion non coordonnée de la zone monétaire. La chose la plus raisonnable à faire serait de désamorcer cette bombe, et de le faire tous ensemble, en réfléchissant à la manière d’éliminer l’euro de la façon la moins douloureuse possible. Je constate qu’au contraire, on continue à divaguer sur un surcroît d’intégration européenne. Cette attitude est digne de ceux qui pensent que pour résoudre les problèmes d’un immeuble construit sur de mauvaises fondations il faut ajouter un nouvel étage. En général, dans ces cas-là, les choses ne se terminent pas bien.

Crédit :

© a/simmetrie (https://www.youtube.com/watch?v=-EWVPCOYCSY)

Augmenter les salaires permet de relancer l’économie – Entretien avec Miguel Viegas eurodéputé communiste portugais

Miguel VIEGAS. ©Parlement Européen.

Miguel Viegas est député européen du Parti communiste portugais (PCP). Alors que les bons indicateurs économiques du pays soulèvent de nombreux commentaires, il a accepté de revenir pour nous sur l’expérience politique à l’œuvre dans son pays et qui traduit de nombreux enjeux traversant les gauches européennes.


Avant toute chose, nous aimerions revenir sur votre parcours. Vous êtes né en France et êtes ensuite retourné vivre au Portugal, pourriez vous revenir un peu sur votre histoire personnelle ? Comment un enfant né à Paris devient-il député Européen du PCP ?

Je suis le fils d’une génération de portugais qui a du quitter le pays dans les années soixante, pour des raisons économiques, politiques ou pour échapper à la guerre coloniale. Plus d’un demi-million de Portugais ont émigré pendant cette période. La dictature fasciste s’acharnait sur toute opposition politique et en particulier sur les militants du Parti Communiste Portugais qui fut la seule organisation politique à résister (dans la clandestinité) contre le régime de Salazar.

L’entrée du Portugal dans l’UE et l’ouverture des frontières au commerce intracommunautaire en 1993 a lancé le pays dans une crise sociale et économique qui a fortement affecté la plupart des secteurs productifs et m’a amené à remettre en question beaucoup de choses qui nous ont été présentées comme l’unique chemin possible. C’est à partir de cet arrière-plan que j’ai décidé de devenir un acteur politique dans le seul parti qui non seulement dénonçait la situation mais en même temps proposait un modèle alternatif et un instrument pour y aboutir.

Le travail de base dans l’organisation, la solidarité et l’entraide dans une région difficile où le PCP représente entre 4 et 5% de l’électorat m’a aidé à comprendre l’importance de la lutte organisée, la nécessité de renforcer la discipline et rôle de la lutte idéologique contre les préjugés et contre toutes les offensives dirigées contre les communistes aussi bien au Portugal comme dans de nombreux pays de l’Europe capitaliste.

Aujourd’hui je suis député au Parlement européen au service du PCP. C’est une tâche que j’essaye d’accomplir avec la même joie et la même confiance que celle avec laquelle j’ai accompli tant de tâches dans mon organisation de base, mobilisant les travailleurs et renforçant le PCP, toujours avec cet objectif fondamental de transformation de la société.

 La situation politique du Portugal détonne dans le contexte européen. Une coalition de gauche est au pouvoir avec votre appui critique mais sans que le PCP ne participe directement au gouvernement dominé par le Parti socialiste. Cet accord appelé «geringonça» succède à 40 ans de défiance entre le PS et le PCP. Comment expliquer qu’une alliance ait pu se dessiner en 2015 ?

Nous avons aujourd’hui un gouvernement du Parti socialiste avec le soutien parlementaire du PCP, du Parti écologique “les Verts” et du Bloco de Esquerda. Pour le PCP, ce soutien repose sur une position commune qui exprime les termes de l’accord avec des aspects concrets plus immédiats et d’autres plus éloignés et moins précis.

Cet accord résulte de deux facteurs. Le premier a trait à la corrélation des forces issues des élections d’octobre 2015. Le second repose sur le défi lancé au PS dans la soirée électorale par notre secrétaire général, Jerónimo de Sousa. Au moment où le parti socialiste avait déjà félicité la droite pour sa victoire électorale, en se préparant à devenir le plus grand parti d’opposition, Jerónimo de Sousa, en direct à la télévision, a mis au défi le PS de former un gouvernement étant donné qu’il y avait une large majorité de gauche dans l’Assemblée de la République.

Cet accord et ses fruits reflètent la corrélation des forces existantes aussi au sein de la gauche. Dans une certaine mesure, on peut dire que les petits progrès réalisés pour inverser la dymanique d’austérité, l’augmentation des salaires et des pensions, l’arrêt des privatisations ou, par exemple, les manuels scolaires gratuits dans l’éducation primaire, reflètent la proportion de députés que nous avons face au nombre de députés socialistes. Avec plus de députés, nous aurions certainement pu aller plus loin. Ceci dit, nous apprécions à leur juste valeur toutes ces réalisations, mais nous continuons à mobiliser les travailleurs. La lutte de masse continue à être le moteur de l’histoire. Ce PS n’a pas changé sa nature de classe. Ce qui a changé, c’est la corrélation des forces au niveau social et politique.

 On estime que la croissance économique au cours du trimestre à venir devrait être de 2,9 %, le meilleur résultat en 17 ans au Portugal. La politique enclenchée – qui inclut des éléments de relance – n’est pourtant pas du gout de la Commission européenne qui a engagé une procédure de sanction pour endettement excessif mais qui reste étonnamment modérée dans ses réprimandes. Comment analysez vous cette situation ?

Le Portugal a été soumis à la procédure pour déficit excessif de façon permanente entre 2000 et 2016 (à l’exception de 2005 et 2008). Nous pouvons dire que notre présence dans la zone euro s’est faite sous un régime néocolonial avec les institutions européennes dictant, fusse au Parti Socialiste, fusse au Parti Social Démocrate (Centre-Droit), les mesures politiques économiques et budgétaires. Nous nous rappelons tous comment la Commission européenne a réagi lorsque le gouvernement du PS issu des élections de 2015, avec le soutien du PCP, a inversé certaines des mesures imposées par la Troïka, en augmentant le salaire minimum ou en annulant la privatisation de notre compagnie aérienne. Le chantage, les menaces avec des sanctions ou encore les coupes dans les fonds structurels ont atteint des niveaux intolérables. Un an plus tard, avec l’amélioration des indicateurs macroéconomiques et la performance des finances publiques, la Commission Européenne a du revoir son discours, jusqu’à faire de notre ministre des finances le Ronaldo de la zone euro !

L’importance de la consommation interne comme facteur de la croissance économique est reconnu. Nous avons toujours dit que la dynamisation de la demande n’était pas seulement une mesure de justice sociale. C’était aussi un moyen de relancer l’économie et d’augmenter les recettes fiscales. Cependant, nous reconnaissons également la nature conjoncturelle de cette croissance économique et la contribution du tourisme dont l’augmentation est due à l’instabilité de nombreuses destinations traditionnelles au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Les faiblesses structurelles de notre économie perdurent. Le niveau d’endettement compromet notre avenir. Notre optimisme est donc modéré et nous restons convaincus qu’il est aujourd’hui plus que nécessaire de rompre avec les politiques actuelles.

 L’Euro a eu des effets dévastateurs sur l’économie portugaise et joue comme une contrainte importante. Le PCP est porteur d’une ligne affirmée de rupture avec les institutions européennes et de défense da la souveraineté nationale comme vous l’exprimez dans votre tribune sur Médiapart et publiée dans La Revue du Projet « De l’importance de la nation » . Pensez vous que ce discours soit porteur au Portugal ? Est-il possible de le concilier avec le soutien à une coalition gouvernementale dominée par des europhiles ?    

La médiocrité de la performance de l’économie portugaise dans l’euro ne fait aucun doute. Au cours des dernières décennies du vingtième siècle, le Portugal présentait un des meilleurs taux de croissance au niveau mondial. Entre 2000 et 2013, le Portugal et la Grèce (deux pays de la zone euro …) se situent dans le groupe des sept pays avec le plus bas taux de croissance du monde. Compte tenu du caractère conjoncturel de la croissance économique actuelle, le PCP continue de défendre sa triple proposition de renégociation de la dette, du contrôle public du système bancaire et de la libération du pays face aux impératifs de l’euro. Cette proposition n’est pas un objectif en soi, mais plutôt un moyen de mettre en œuvre une politique souveraine pour développer nots capacités de production et mettre ainsi fin à notre position de dépendance vis à vis de l’extérieur.

À l’heure actuelle, nous luttons pour récupérer des parcelles de notre souveraineté qui nous ont été retirées au fur et à mesure du processus d’intégration capitaliste de l’UE, et qui empêche objectivement toute solution politique alternative au capitalisme libéral. Nous défendons la coopération entre les partis progressistes et les organisations qui partagent avec nous des positions et des principes de gauche et anticapitalistes, mais nous ne partageons aucune illusion réformiste au niveau de cette UE et de son projet économique et politique.

 On parle beaucoup de la baisse du chômage qui a actuellement lieu au Portugal, mais moins du fait que des centaines de milliers de jeunes sont partis du pays depuis 2010. Cette baisse s’est-elle faite sur le sacrifice de la nouvelle génération ?

Au cours de la période de la troïka (2011-2016), 500 000 personnes ont quitté le Portugal. Ce flux migratoire est comparable en nombre à celui des années soixante en pleine dictature fasciste, avec cependant une différence : cette génération du présent est plus qualifiée. Cela signifie que le Portugal a consacré des ressources à la formation de milliers d’infirmiers, d’architectes, d’ingénieurs, mais malheureusement, ce sont d’autres pays qui bénéficient de cet investissement à cause des politiques d’austérité imposées par la Troïka avec la complicité active des partis qui ont signé l’accord (parti socialiste, parti social démocrate et centristes). Sans cette sortie massive d’une bonne partie de notre force de travail, le taux de chômage serait monté bien au dessus de 25%.

La réduction de l’investissement public persiste étant données les contraintes budgétaires qui découlent de notre présence dans l’UEM [la zone euro, ndlr]. Il faut bien noter que le Parti socialiste n’a jamais remis en cause les engagements envers l’UE. Vu la situation actuelle, le retour de cette génération n’est pas encore à l’ordre du jour.

 Le PCP est certainement un des derniers partis communistes d’Europe à assumer son héritage historique et une ligne politique que l’on peut qualifier de « marxiste-léniniste ». Pour beaucoup d’observateurs ce positionnement pourrait sembler anachronique, mais il ne vous empêche pas de réaliser des scores tout à fait honorables, autour de 10%. Cependant ne pensez vous pas – à l’instar de ce qui est prôné par certains dans d’autres partis communiste d’Europe – que cela soit un frein à votre progression et que cela permette à d’autres forces de gauche d’avoir un espace pour émerger ?

Notre ligne politique, l’origine de classe de notre parti et sa matrice idéologique résultent d’un débat interne et d’une analyse que nous faisons de façon régulière, notamment à chaque congrès. Le marxisme-léninisme représente pour nous un instrument fondamental destiné à interpréter la réalité sociale, économique et politique et à établir notre stratégie politique en fonction de nos objectifs. Les enseignements de Marx et de Lénine, que nous adaptons à la réalité portugaise, nous aident à comprendre l’importance d’avoir un parti organisé et uni où chacun peut et doit contribuer à l’unité du parti et à l’établissement de sa ligne politique.

Les appels qui ont pour but le gommage idéologique des partis communistes, sont souvent accompagnés de vagues médiatiques qui cherchent à diaboliser les réalisations de la révolution russe et de toutes les autres expériences socialistes. Inutile de dire que cela ne fait que renforcer nos convictions sur l’actualité du projet communiste. Suite à la fin de l’Union soviétique, le PCP a tenu un congrès extraordinaire (en 1990) pour analyser la nouvelle situation mondiale résultant de cet événement tragique. La conjoncture internationale renforce la validité des thèses approuvées lors de ce congrès. Le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. L’actualité du projet communiste s’affirme tous les jours, avec l’exploitation des travailleurs, les attaques contre les services publics ou les guerres impérialistes. Le rôle des partis communistes passe par l’assimilation critique des expériences du passé et du présent, contre le dogmatisme et en partant toujours de la réalité concrète.

 Quand on regarde la répartition géographique du vote CDU, la coalition menée par le PCP, on constate une grande disparité Nord-Sud, avec une implantation plus marquée au Sud. Vous êtes d’ailleurs candidat aux municipales à venir à Aviero dans le Nord. Comment expliquez vous cette disparité ? Lorsque l’on visite le Portugal, notamment dans les quartiers populaires de Lisbonne, la forte présence visuelle du PCP saute aux yeux ; cela est il révélateur d’un vote de bastion ?

Il existe des différences sociologiques importantes qui remontent au siècle dernier entre les régions du Sud où le prolétariat rural était dominant et les régions plus au Nord où domine la petite propriété. C’est en partie cette réalité qui explique une faible implantion du PCP dans le Nord du Portugal. Dans ma région, Aveiro, les préjugés contre les communistes sont fortement enracinés. C’est ici qu’une grande partie de l’offensive contre-révolutionnaire s’est concentrée après la révolution de 1974. D’importants secteurs de l’église n’ont jamais cessé d’agiter le danger communiste en insinuant qu’on allait confisquer les terres des petits agriculteurs. Entre 1974 et 1976 plusieurs sièges du Parti dans la région ont été détruits et brûlés.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus menacés physiquement. Mais nous n’avons pas accès aux journaux locaux. Nous dépendons avant tout de notre capacité à chercher le contact direct avec les gens et les travailleurs. Tous nos efforts sont dirigés vers les entreprises, dans lesquelles nous essayons d’organiser le Parti et de renforcer le mouvement syndical. Nous pouvons dire que notre influence sociale va bien au-delà de notre influence électorale assez faible. À Aveiro, où je suis candidat, nous avons progressé un peu au cours des dernières élections municipales de 2013 en passant de un à trois élus (environ 4% des votes exprimés). Le 1er octobre, nous espérons pouvoir passer à quatre élus.

Contrairement aux autres partis politiques où la distribution géographique des votes est plus homogène, notre score électoral dépend beaucoup du niveau d’organisation et d’implantation. La couverture télévisée de nos candidatures n’existe pas ou se résume a des caricatures, entretenant l’idée que nous sommes un parti du passé, alors que nos élus parlementaires sont parmi les plus jeunes (aussi bien dans l’assemblée de la république qu’au Parlement européen). De fait, nous dépendons principalement de nous-mêmes, de notre organisation et de nos moyens de communication. Cela renforce ce que j’ai dit plus tôt, le parti et son organisation sont la base fondamentale indispensable à notre travail.

 Le PCP a fait face à l’émergence d’une nouvelle force politique à la gauche du PS avec la création du Bloco de Esquerda dans les années 2000. Ce parti parfois qualifié de « parti des causes fracturantes » semble, sur le modèle d’autres partis de gauche en Europe comme Podemos ou La France Insoumise dans une certaine mesure, mettre au second plan le discours traditionnel sur la lutte des classes au profit de positionnements « populistes ». Avec 19 députés contre 15 au Parlement national mais 1 contre 3 pour le PCP au Parlement Européen, les forces semblent d’un poids relativement comparable. Qu’est ce qui vous distingue de ce parti et comment expliquez-vous vos meilleurs résultats aux élections européennes ?

Ces forces politiques nouvelles et ces mouvements émergent régulièrement et visent principalement à contenir les hémorragies de la social-démocratie, afin d’éviter un transfert massif de votes vers les partis qui se battent pour une véritable alternative de gauche. Avec un soutien important des médias dominants, ces partis ou ces mouvements sont généralement construits autour d’une personne charismatique avec un programme purement médiatique et un discours de gauche, mais dépourvu d’engagements sérieux.

Au Portugal, le Bloco de Esquerda regroupe certains secteurs de la gauche, notamment certaines franges du Parti socialiste. Mais avec son discours antisystème allié à l’absence d’un véritable projet politique alternatif, le BE parvient à capturer les votes de diverses natures idéologiques. Le BE et le PCP convergent sur plus de 90% des votes au Parlement. Par contre, nous ne suivons pas le BE dans ses conceptions réformistes de l’UE qui aboutissent souvent à un soutien explicite de l’UE, par exemple lors de l’intervention en Lybie, en Syrie ou vis à vis du Venezuela.

Les résultats des élections européennes que vous mentionnez coïncident avec des divisions au sein du BE et une transition dans sa direction, avec l’émergence d’un nouveau parti, le «Libre» qui s’est mis en avant pour servir de nouvelle arme du capital pour diviser à gauche. Pour plusieurs raisons ce projet n’a pas abouti et les projecteurs se sont de nouveau reportés vers le BE.

 Pour conclure, qu’attendez vous des prochaines échéances municipales le 1 octobre, quel jugement portez-vous sur les résultats et l’avenir de l’union de la gauche dans votre pays ? 

Les élections à venir confirmeront le PCP en tant que force politique majeure au niveau municipal. Nous sommes la force politique qui se présente dans le plus grand nombre de municipalités, ce qui démontre notre forte implantation locale dans tout le pays. Nous espérons gagner plus de municipalités et renforcer le parti dans celles où nous sommes dans l’opposition.

Malheureusement, nous n’arrivons pas à conserver le même score qu’aux municipales aux élections législatives pour le parlement national. Ceci dit, le PCP augmente son score depuis 2002. Avec notre travail, nous espérons pouvoir aller plus loin et mobiliser plus de travailleurs pour renforcer le PCP et donner plus de poids à ceux qui défendent un véritable changement politique dans notre pays.

La question des alliances ne se pose pas en ce moment. Le PCP continue avec son projet qui est connu de la population portugaise. C’est pour ce projet unique et pour les propositions de politiques concrètes qu’il importe que nous nous battions. Le résultat électoral dictera la possibilité et la portée des accords à faire.

 

 

  1. Dans son sens original, geringonça désigne une invention « mal foutue », peu solide et destinée à se désagréger ; utilisée par un ex-député social-démocrate (PSD), pour désigner la solution de gouvernement du PS soutenu par les partis à sa gauche – jugée précaire et artificielle – la « geringonça » a été rapidement adoptée par tous, ayant été sacrée mot de l’année 2016 au Portugal. Dans la dimension politique qu’elle a acquise, la « geringonça » contredit son sens étymologique, résistant déjà depuis environ dix-huit mois à la désagrégation promise aux inventions brinquebalantes qu’elle désigne

L’Union européenne est devenue un domaine allemand – Entretien avec Zoe Konstantopoulou

Zoé Konstantopoulou a été membre de Syriza et présidente du Parlement grec au plus fort de la crise de 2015. Autrefois proche d’Alexis Tsipras, elle a rompu avec lui et avec son parti à la suite de ce qu’elle appelle “la trahison” de juin/juillet 2015 et la soumission de la Grèce aux exigences de ses créanciers. Par la suite, elle a fondé son propre mouvement Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] qui vivra bientôt une convention nationale importante. Nous avons souhaité l’interroger sur son récit de la crise grecque, sur la question de la sortie de l’euro et sur le caractère colonial de la domination allemande sur la Grèce et le reste de l’Union européenne.

 

LVSL : Vous avez été présidente du Parlement grec avant de quitter Syriza au moment du référendum de 2015 et de l’acceptation du nouveau mémorandum par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduite à rompre avec Syriza ?

Il faut préciser les faits. Le référendum a été proclamé fin juin 2015 lors d’une séance du Parlement grec, séance que je présidais. C’était le premier référendum proclamé en Grèce depuis la fin de la dictature. Je suis très fière d’avoir présidé cette séance. C’était un moment de démocratie, un moment où le peuple a eu l’opportunité, pour la première fois, de se prononcer sur ces politiques catastrophiques et tout à fait criminelles qu’il subissait. Le référendum effectué le 5 juillet 2015 a envoyé un signal très clair pour le gouvernement et pour les députés Syriza : il fallait rompre avec les créanciers, rejeter l’accord qu’ils avaient avancé sous forme d’ultimatum. Je vous rappelle que fin juin 2015 les créanciers et la Commission européenne nous ont dit que la Grèce avait quarante-huit heures pour rejeter ou accepter cet accord. Devant une telle pression, on a donné au peuple le droit de choisir. Et il a décidé de rejeter l’ultimatum.

“Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord.”

Ensuite, le lendemain du vote, Alexis Tsipras a convoqué les chefs des groupes parlementaires pour un conseil présidé par le Président de la République Hellénique, et c’est lors de ce conseil des chefs de partis  – auquel participaient tous les partis corrompus de l’ancien régime soutenant le mémorandum – qu’ils ont décidé de ne pas respecter le résultat du référendum. Ceci n’a été su que plus tard, car ce conseil s’est tenu à huis-clos.  Par la suite, Tsipras a préparé la capitulation, en introduisant une loi le 10 juillet 2015 qui permettait au ministre des Finances de signer un accord qui allait dans le sens inverse du résultat du référendum. Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord, et qu’il l’a utilisé comme prétexte en espérant que le peuple vote « Oui », pour pouvoir justifier sa décision. Finalement, il a été obligé de faire avec le « Non », mais s’en est tenu à son plan initial, contre le programme et les engagements de Syriza. Il a introduit au Parlement trois lois identiques à celles que Syriza avait pourtant combattues lorsque nous étions dans l’opposition, permettant la liquidation complète de la propriété publique, de nouvelles coupes budgétaires sur les retraites, des procédures de saisie par les banques des propriétés des Grecs. C’est-à-dire des mesures encore pires que celles rejetées par le peuple.

Zoé Konstantopoulou lorsqu’elle était présidente de la Vouli

En tant que Présidente du Parlement, je me suis prononcée contre ces lois, j’ai voté contre chacune d’entre elles. Tsipras a donc dissout le Parlement de manière soudaine. L’intention était de provoquer de nouvelles élections précipitées, et de raccourcir les délais, pour ne pas donner le temps à ceux qui défendaient le résultat du référendum de s’organiser contre cette trahison. Je vous signale pourtant que le 30 juillet 2015, il y a eu un Comité Central de Syriza où Tsipras a dit au parti qu’il ne provoquerait pas d’élections, en échange de quoi le parti ne devait pas se prononcer pour ou contre le mémorandum. Il est clair pour moi que c’était une trahison. Après la dissolution du Parlement, j’ai quitté Syriza et j’ai coopéré, en tant que candidate indépendante, avec Unité populaire pour les élections législatives anticipées du 20 septembre 2015. Tsipras a converti le parti à sa décision, et l’a conduit à accepter de violer ses engagements et à défendre les politiques que nous étions censés combattre. Tsipras, ainsi que ceux de Syriza qui sont restés avec lui (une grande partie ayant démissionné), ont violé tout notre travail, toutes les luttes et les mouvements sociaux sur lesquels Syriza se basait.

LVSL : Au plus fort de la crise, la Grèce semblait n’avoir d’autre choix que de se plier aux exigences de ses créanciers ou de sortir de l’euro et de faire défaut sur sa dette. Existait-il une alternative ? La sortie de l’euro était-elle un risque à prendre pour être crédible dans les négociations ?

Face à une menace qui met en danger tout un peuple, qui se dirige contre la démocratie, contre la liberté des Grecs et contre la souveraineté d’un pays, la seule alternative démocratique c’était la résistance. De plus, c’était l’engagement absolu et le mandat de Tsipras et de Syriza, mandat renouvelé par le résultat du référendum. La question de la monnaie est une question absolument subsidiaire à celle de la démocratie. Les monnaies ne sont que des outils au service de la prospérité des sociétés. Ce qui était menacé lors du référendum c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple. L’abolition souveraine d’une dette qui s’avère illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, était parmi les impératifs du gouvernement. La restitution d’une souveraineté monétaire pour lutter contre l’extorsion par les créanciers était aussi une arme du gouvernement.

“Ce qui était menacé lors du référendum, c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple.”

La question n’est donc pas économique ou monétaire, c’est une question de souveraineté et de démocratie. Si une monnaie se retourne contre la population, si les coupures de liquidité sont utilisées pour l’extorquer, alors le gouvernement doit sans aucun doute tout faire pour lutter contre cela. Il est clair que le comportement des créanciers et des organes européens était en violation des traités de l’Union européenne. Menacer la population de privation de nourriture et de médicaments, si elle votait « non », était même un acte de guerre. Il y avait donc une obligation absolue d’être ferme face à cela et d’employer tout moyen possible pour protéger le peuple, que ce soit les réserves de la Banque centrale ou le recours à une monnaie nationale, quitte à prendre le risque de sortir de l’euro. Ce n’était pas juste un droit du gouvernement, c’était son devoir.

LVSL : Depuis le drame grec, l’Union européenne semble se déliter progressivement, ainsi que l’a montré le référendum sur le Brexit. Le chaos qu’on avait d’ailleurs annoncé pour les Britanniques n’a finalement pas eu lieu. Les Grecs ne se sont-ils pas fait peur de façon exagérée en ce qui concerne les conséquences d’une rupture avec l’ordre européen ?

Le peuple grec n’a pas eu peur. Au contraire, malgré les menaces, malgré la propagande, malgré la fermeture des banques. Il s’est prononcé de manière courageuse. Le peuple britannique non plus n’a pas eu peur. Cela montre que dans l’Histoire, ce sont les peuples qui prennent les décisions courageuses. Et je pense que ce sont les leaders qui respectent les décisions courageuses de leur peuple qui restent dans l’histoire. A mon avis, les Grecs ont été trahis d’une manière inouïe par Tsipras et son entourage. Le fait d’avoir été trahi ne diminue pas le poids de sa décision, qui est toujours valable. La leçon à tirer du référendum grec, c’est que rien n’empêchera les gens de revendiquer leur liberté. La seule chose qui les ralentit aujourd’hui, car je reste optimiste pour l’avenir, c’est un leader qui est un traître.

“Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005.”

Pour le Brexit, j’étais parmi celles et ceux qui, dès le début, disaient qu’il faudrait respecter le résultat du référendum britannique. Parce que le viol du résultat d’un référendum, comme en Grèce, est un précédent extrêmement grave pour l’Europe. Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005. C’est une culture d’édification de structures qui contournent les procédures démocratiques. On réduit les élections à un caractère purement décoratif – c’est le cas du Parlement européen. Le résultat de cette culture a été un monstrueux édifice antidémocratique : l’Union européenne d’aujourd’hui.

LVSL : L’acceptation du mémorandum par Alexis Tsipras a été un coup de massue terrible pour les gauches européennes puisqu’elle a permis de valider le discours du TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux. La gauche grecque semble elle-même en miettes au regard des derniers sondages en Grèce…

Tout d’abord, Alexis Tsipras n’est pas la gauche. Malheureusement, beaucoup de forces de gauche européennes continuent de le prétendre et insinuent donc que la gauche se soumet au néolibéralisme et aux politiques antisociales. Ces forces de gauche continuent de coopérer avec le gouvernement Tsipras et à le soutenir malgré sa complicité avec les créanciers. Mais ce n’est pas ça, la gauche. Le comportement de Tsipras, de Syriza, et de ceux en Europe qui ne s’en distancent pas, est ce qui à mon avis a donné un coup fatal à la gauche dans toute l’Europe.

“J’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon : ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés.”

Le terme même de « gauche » a été souillé et violé par les politiques de Tsipras. Il y a donc un vrai devoir pour la gauche de repenser sa propre existence, avant de demander un renouvellement de la confiance qu’on lui accorde. Là-dessus, j’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon: ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés. Ensuite seulement, il pourra y avoir retour de la gauche. Parler de la gauche sur la base d’une société détruite comme la société grecque ne rend service ni à la gauche ni à la démocratie.

Zoé Konstantopoulou était présente aux universités d’été de la France insoumise aux côtés de Jean-Luc Mélenchon

LVSL : Y-a-t-il alors un espace pour construire un mouvement qui puisse redonner de l’espoir à la population grecque ?

La société est en avance sur la politique là-dessus, elle est bien plus radicale. Il faut quitter les vieilles recettes en vigueur au sein des partis. Les vraies initiatives de rupture et d’édifications démocratiques proviendront de la reprise du pouvoir des citoyens. Il s’agit alors pour nous de créer les conditions pour faciliter ce processus. C’est ce que je fais en Grèce, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon en France, c’est ce que font les acteurs européens réunis autour du Plan B.

LVSL : Vous lancez votre mouvement à la rentrée. Qu’apporte-t-il de nouveau ? Est-ce que vous avez été inspirée par des expériences étrangères ?

Nous avons lancé Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] il y a un an et nous préparons maintenant une rencontre de travail au niveau national pour octobre. C’est un pas décisif pour le mouvement. On revendique le pouvoir, on ne prétend pas être seulement un mouvement social, mais aussi un parti. Seulement, nous voulons opérer de manière ouverte, par la démocratie directe. J’ai soutenu La France insoumise depuis le début, et je pense que ce mouvement constitue un exemple : donner la parole aux citoyens en ayant confiance en la démocratie. Le Trajet de liberté est un mouvement sur plusieurs niveaux, qui prend des initiatives pour créer d’autres mouvements, comme « NON à leurs Ouis », qui défend le résultat du référendum et la propriété publique contre les privatisations. Il y a aussi l’initiative « Justice pour Tous », qui intervient lors des grandes affaires de justice qui touchent à l’intérêt publique. A travers elle, nous sommes intervenus notamment dans l’affaire des Réparations Allemandes, dues par l’Allemagne à la Grèce à cause des deux Guerres Mondiales. Nous avons déposé une plainte contre le gouvernement grec et le Président de la République Hellénique pour ne pas avoir revendiqué ces réparations, qui excèdent 341 milliards d’euros. C’est-à-dire plus que la dette. Cette somme, calculée par le ministère des Finances avant le mandat de Syriza, ne rentre jamais dans les négociations diplomatiques du gouvernement.

“Toute l’Union européenne est au service des intérêts de l’Allemagne (…) C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la “dettocratie” et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.”

Nous sommes aussi intervenus dans l’affaire Siemens, qui est un grand scandale de corruption : pendant deux à trois décennies, les représentants des deux partis qui gouvernaient la Grèce – PASOK et Nouvelle Démocratie – ont reçu des cadeaux pour donner des contrats publics à Siemens. L’affaire n’est jugée que maintenant, vingt ans après, alors que la prescription approche. Nous intervenons aussi dans l’affaire de la falsification des statistiques grecques par l’ancien chef de l’Agence de statistiques en liaison avec la Commission Européenne et Eurostat, affaire dans laquelle la Commission Européenne intervient publiquement pour que l’ancien chef de l’Agence soit acquitté, sans aucun égard pour l’indépendance de la justice grecque. Enfin, nous intervenons pour le dédommagement de la Grèce pour les crimes et les dommages causés par les créanciers, qui ont participé au surendettement du pays. Ces initiatives sont connectées  à notre mouvement, mais indépendantes. On multiplie les forces et les initiatives, ce qui permet la participation et la mobilisation de gens qui ne souhaitent pas adhérer à un parti, mais qui veulent se mobiliser à travers ces mouvements.

LVSL : A vous entendre, on a un peu l’impression que la Grèce est une colonie allemande. C’est le cas ?

Oui, et je dirai que toute l’Union européenne est devenue un domaine allemand. Toute l’Union est au service des intérêts de l’Allemagne. Il faut se mobiliser au niveau européen contre cela. Ce qui s’est installé en Grèce n’est rien de moins qu’un nouveau totalitarisme, avec des moyens économiques et bancaires. C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la « dettocratie » et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.

LVSL : Un mot sur l’international. Comment percevez-vous l’autoritarisme croissant du régime turc ? Est-ce une des motivations qui poussent les Grecs à rester arrimés au bloc Otan-Union européenne ?

L’accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés prouve que l’UE n’a aucun problème à s’allier avec la Turquie, en violation directe des droits de l’Homme et du droit d’asile. La militarisation d’un problème humanitaire a été un choix commun entre l’UE, l’OTAN et Ankara. Le fait que la Grèce  participe à cette politique homicidaire montre justement que la critique envers les politiques antidémocratiques et autoritaires du gouvernement Erdogan n’est qu’une façade. J’ai défendu toute ma vie les droits de l’Homme et je sais que s’il y a un principe primordial dans les affaires internationales, c’est que s’il y a un État qui viole les droits de l’Homme, les autres États doivent couper les relations avec cet État. Aujourd’hui, on n’a pas du tout cette stratégie, précisément parce que l’Union européenne ne s’oriente pas vers la protection des droits de l’Homme et la Démocratie, mais vers les intérêts financiers et banquiers, notamment et surtout les intérêts allemands.

LVSL : Au plus fort de la crise grecque, Alexis Tsipras a rencontré Vladimir Poutine en Russie, ce qui avait conduit les observateurs à spéculer sur un rapprochement Grèce-Russie. Ce rapprochement était-il réel ? La Russie constitue-t-elle une alternative géopolitique pour la Grèce ?

Je n’ai jamais eu l’impression d’une perspective de coopération entre Tsipras et la Russie. J’ai même eu l’impression contraire quand j’étais Présidente du Parlement. Cela dit, l’émancipation des peuples ne passe pas par un changement de protecteur, mais par les forces des peuples eux-mêmes. Je ne soutiens aucune émancipation qui dépendrait d’une force extérieure. A mon avis, les vraies alliances sont édifiées au sein des peuples, ce sont eux qui peuvent bouleverser les rapports de forces internationaux. C’est pourquoi nous devons, en tant que force politique active, créer les conditions de mouvements citoyens internationaux et régionaux qui feront pression de manière décisive sur les gouvernements et les organisations internationales.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara

Portugal : une fin de l’austérité en trompe-l’oeil – Entretien avec Cristina Semblano

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Bairro do Aleixo (Porto)

Cristina Semblano est Docteur ès Sciences de Gestion par l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne et membre du Bureau National du Bloco de Esquerda, un des partis de la gauche radicale portugaise. Elle est chef du Service Etudes et Planification à la succursale de France de la Caixa Geral de Depósitos, banque publique portugaise. Elle a enseigné l’économie portugaise à l’Université de Paris IV- Sorbonne.

Depuis un an et demi environ, le Bloco de Esquerda, parti de gauche radicale dont vous êtes membre, et le Parti Communiste Portugais, qui ont totalisé près de 20% des voix aux dernières élections législatives, soutiennent de façon critique le gouvernement d’António Costa, issu du PS Portugais. Quel bilan faites-vous de cette année de soutien sans participation au gouvernement ?

C’est, en effet, depuis environ dix huit mois qu’un gouvernement minoritaire socialiste soutenu, au  Parlement, par les partis à sa gauche, Bloco de Esquerda, Parti Communiste et Verts, gouverne le Portugal et ceci contre la volonté du président de la République d’alors, la droite en général et une bonne partie du parti socialiste lui-même qui aurait préféré avoir donné son soutien à un gouvernement de droite. Acteur essentiel du processus qui a mené à la situation actuelle, le Bloco de Esquerda ne peut que se réjouir du bilan de cette longue d’année de « coopération critique », moins par l’ampleur des conquêtes que celle-ci a permis d’obtenir que par les catastrophes supplémentaires qu’elle a su éviter. En effet, la poursuite au gouvernement de la coalition de droite qui pendant quatre années avait  appliqué au pays un programme de destruction massive, allant au-delà du dur mémorandum de la Troïka, signifierait la poursuite de la destruction du pays, de sa vente aux enchères, de l’appauvrissement de sa population qui est déjà l’une des plus pauvres de l’UE et de la zone euro. Cela aurait aussi conduit à la poursuite de la dérégulation du droit du travail, déjà fortement déréglementé par les quatre années de gouvernance de la droite radicale et au creusement des inégalités…

En nous proposant de soutenir le gouvernement, moyennant un accord de principe préalable portant sur certains thèmes qui nous tenaient à cœur –  et des négociations au coup par coup –   nous avons pu faire en sorte que soient rétablis les salaires des fonctionnaires amputés par la Troïka, les 35 heures dans la fonction publique, les  quatre jours fériés qui avaient été supprimés. Cela a également permis l’augmentation graduelle du salaire minimum – lequel, de 505 euros alors, est monté à 557 euros depuis le 1er janvier  et doit poursuivre son augmentation pour atteindre 600 euros à la fin de la législature. Nous avons pu revaloriser certaines pensions, élargir les critères d’attribution des minima sociaux et des allocations familiales et de chômage, ce qui a touché des milliers de personnes que le gouvernement de droite avait fait sortir du périmètre des bénéficiaires. Nous avons, par ailleurs, pu contribuer à faire marche arrière sur certaines privatisations (comme les concessions au privé des transports collectifs de Lisbonne et Porto) ou à réduire leur ampleur (avec, par exemple, l’accroissement à 50%  de la part détenue par  l’Etat dans la Compagnie nationale aérienne, qui venait d’être privatisée en catimini par le gouvernement de gestion de la droite). Des milliers de familles ont pu bénéficier du tarif social de l’énergie et une taxe a été instaurée sur l’énergie et les banques. En ce moment, nous nous battons pour que les travailleurs qui exercent une activité permanente pour l’Etat soient intégrés dans la fonction publique.

Enfin, du point de vue sociétal, nous avons pu rétablir le statut quo en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse que la droite avait remis en cause en instituant un ticket modérateur et l’obligation pour la femme qui désirait avorter  de suivre un parcours psychologique. Nous avons légalisé l’adoption pleine pour les couples homosexuels et fait voter la loi sur la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes, indépendamment de leur état civil ou de leur orientation sexuelle.

Le chemin parcouru est bien timide eu égard à ce que nous aurions souhaité, mais il faut tenir compte du fait qu’en barrant le chemin à la droite radicale, nous l’avons empêché de poursuivre sa politique de paupérisation/destruction, menée de concert avec les institutions européennes et le FMI,  tout en inversant certaines dispositions relatives aux revenus et en permettant l’adoption d’autres mesures au bénéfice de la population et du pays. Cette situation n’a été possible que grâce au score des partis de la gauche de la gauche aux élections législatives, lesquels, forts de 20%, ont pu proposer au parti socialiste, sorti minoritaire des élections face à la droite, un soutien parlementaire moyennant l’acceptation par ce dernier d’accords a minima. On ne peut, en effet, comprendre la possibilité de la naissance de la « geringonça »[1] au Portugal qu’à la lumière du  contexte spécifique dans lequel  elle a vu le jour :   celui, d’une part, d’un parti socialiste sorti minoritaire des élections, après quatre années d’austérité, et qu’un soutien à la coalition minoritaire, mais gagnante, de la droite, n’aurait pu que pasokifier ; et celui, d’autre part, de l’important score obtenu par la gauche de la gauche. En effet, si le parti socialiste avait eu la majorité absolue aux élections, il gouvernerait avec le programme le plus néolibéral de son histoire ; mais, en l’occurrence, les rapports de force n’étaient pas en sa faveur et il jouait sa survie s’il n’acceptait pas de répondre à l’offre de sa gauche qui a saisi là une occasion historique pour barrer le chemin à la droite et contraindre le parti socialiste à des mesures qu’il n’était pas prêt d’embrasser.

Cela dit, la « geringonça »1 n’est pas un gouvernement d’union de la gauche, mais un gouvernement du parti socialiste soutenu par les partis à sa gauche. Ce soutien est critique et le Bloco de Esquerda a déjà pu le refuser en votant contre des propositions du gouvernement. Pour pouvoir intégrer un gouvernement du PS – ce que ce dernier avait initialement proposé aux partis à sa gauche, mais que ces derniers n’ont pas accepté  – il aurait fallu négocier  des mesures bien plus audacieuses que celles qu’il a été possible de négocier. Ces mesures impliqueraient, au niveau du Bloco,  une remise en cause des traités européens et l’exigence de renégociation de la dette, toutes choses difficilement envisageables pour un parti qui a fait du respect des traités européens et de ses règles, la condition préalable à l’ouverture de négociations avec les partis à sa gauche.

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Le Portugal a été menacé de sanctions pour déficit excessif par la Commission Européenne il y a un an environ. Malgré l’abandon des sanctions, le gouvernement portugais a du annuler certains investissements publics pour être dans les clous fixés par Bruxelles. Peut-on se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes ?

Au-delà du principe aberrant des sanctions qui consiste à fragiliser davantage un pays qui est déjà en situation financière fragile, au-delà de la géométrie variable qui préside aux décisions d’appliquer ces  sanctions – laquelle aboutit à épargner  un pays comme la  France, par exemple, « parce que c’est la France » (dixit Junker), au détriment d’un pays périphérique au déficit somme toute inférieur – il y a dans cette menace de sanctions qui a pesé, de façon humiliante,  sur le Portugal un aspect très curieux. En effet, la période visée par les sanctions concernait les années  2014 et 2015, soit une période où le Portugal, bon élève, a appliqué avec zèle les politiques de la Troïka et ses recommandations – notamment dans le cadre du programme d’ajustement (2011-2014). C’est dire qu’en sanctionnant le Portugal comme elle menaçait de le faire, la Commission Européenne s’apprêtait en fait à sanctionner le résultat des politiques d’austérité qu’elle avait préconisées,  et ce faisant, à se sanctionner elle-même. La volonté d’appliquer des sanctions au Portugal ne peut cependant être comprise si l’on ne se réfère pas au contexte  politique nouveau  qui la sous-tend, à savoir celui d’un parti socialiste minoritaire porté au pouvoir par la gauche de la gauche et bénéficiant de son soutien.  Or, c’est bien cette alliance jugée contre nature du  parti socialiste qu’il s’agissait de sanctionner. Comment admettre en effet que des partis qui mettent en cause les Traités européens puissent influencer un gouvernement, quand bien même celui-ci se dit être leur garant ? Surtout si ce dernier a pu, même dans le cadre strict de ces traités montrer qu’il était possible, malgré tout, de revenir sur les salaires coupés, la baisse de la durée du temps de travail, qu’il était possible d’augmenter le salaire minimum et instituer, finalement, des mesures en faveur des plus démunis ?  En effet, il faut avoir présent à l’esprit que si la droite était restée au pouvoir, il y aurait eu un approfondissement des mesures d’austérité dans la droite ligne des desiderata de la CE et du FMI…

Cela étant, une fois précisé  le contexte politique des sanctions et pour répondre  maintenant de façon directe à votre question, je dirai très fermement  non, on ne peut pas se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes, car les traités européens – Traité de Maastricht, Pacte de Stabilité et à un degré supérieur dans l’escalade, le TSCG –, en  soumettant les politiques publiques des pays à l’atteinte d’objectifs financiers de déficit et de dette, ont figé l’austérité en lui donnant un caractère perpétuel. Si un Etat veut procéder à des investissements et que leur financement met en cause le respect du  ratio dette publique/PIB, il ne pourra le faire sans enfreindre les traités et s’exposer à des sanctions. De même, la décision d’embauche de nouveaux fonctionnaires, en pesant sur les dépenses publiques, se heurte sans cesse à l’obligation de respecter la barrière des 3% de déficit public et ce d’autant plus que l’on sera en période de crise ou de faible croissance, caractérisées par la chute des  recettes fiscales…

Vous pouvez trouver contradictoire – et je vous l’accorde volontiers- que ce que je viens de dire – à savoir que l’on ne peut se débarrasser de l’austérité dans le cadre des institutions européennes – n’est pas en phase  avec ce que j’ai soutenu par ailleurs, à savoir que le nouveau gouvernement portugais, soutenu par la gauche de la gauche,  a pu, malgré tout, prendre des mesures en faveur de la population, sans mettre en cause les engagements européens. Il faut dire, à ce propos, que  le travail accompli a été essentiellement de rétablir des revenus qui avaient été coupés. Mais il reste presque tout à faire. Les inégalités très importantes qui préexistaient à l’application du mémorandum et qui se sont creusées  avec ce dernier persistent, la pauvreté et l’extrême pauvreté sont parmi les  plus importantes des pays de l’OCDE, le chômage, même s’il a décru  de façon significative, est encore important (+ de 10%) et le travail est de plus en plus précaire. L’émigration se poursuit, alors qu’elle a atteint les dernières années des flux semblables  à ceux observés pendant  la dictature  et de la guerre coloniale. Il reste à  « détroikiser » le Code du travail des mesures ayant facilité les licenciements et changé les règles de leur indemnisation, à revenir sur les règles de rémunération des heures supplémentaires et à faire rentrer des milliers de salariés dans le cadre de conventions collectives du travail desquelles ils ont été exclus…

C’est pourquoi si l’atteinte en 2016 du plus petit déficit public de l’histoire de la démocratie portugaise (2.0%)[2] constitue un motif d’orgueil pour le gouvernement socialiste portugais, il n’en va pas de même pour le Bloco de Esquerda.  Au-delà des facteurs conjoncturels, l’histoire de ce faible déficit est davantage un motif de tristesse pour notre mouvement : car, c’est l’histoire d’un pays qui – même s’il a pu redynamiser quelque peu la consommation intérieure –  n’investit pas, d’écoles qui s’écroulent, d’universités qui sont au bord de la faillite, d’hôpitaux qui manquent cruellement de personnel… C’est l’histoire d’un pays où la qualification de la main d’œuvre est très faible,  les salaires sont très bas et les écarts de salaires, de revenus et de fortune obscènes.

Mais c’est surtout l’histoire d’un pays qui reste amarré à un modèle de développement qui ne peut que le pousser inexorablement vers le fond : un modèle basé sur des productions à faible valeur ajoutée et bas salaires, qui dans le cadre de la division internationale du travail voulue par la mondialisation et de la dépossession de la politique monétaire découlant de son appartenance à la zone euro, le lancent dans une course poursuite prix-salaires sans merci. Revoir ce modèle de développement, notamment en améliorant la formation de sa population, est indispensable pour le Portugal. Cela ne peut se faire néanmoins en l’absence de gros investissements publics rendus impossibles dans le cadre des traités européens et d’une renégociation de la dette. Absorbant des sommes équivalentes au budget de l’éducation et supérieures à celles du budget de la santé,  le seul service de la dette consomme des ressources qui étranglent le pays et l’empêchent de se restructurer. Notons, pour conclure,  qu’il ne s’agit pas de la dette d’un peuple qui aurait vécu au-dessus de ses moyens, car – rappelons-nous –  il s’agit d’un des peuples les plus pauvres de l’UE, mais d’une dette à l’augmentation de laquelle le processus même de construction européenne n’est pas étranger et qui a explosé lors de la crise financière et du sauvetage des banques par l’Etat voulue par l’Union Européenne…

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Des petits porteurs du BES
manifestent à l’entrée du Ministère des Finances (27/08/2015), un an
après l’effondrement de la deuxième banque privée du Portugal

En Italie, l’État met actuellement en place un plan de sauvetage des banques italiennes, et notamment de Monte Dei Paschi di Siena, la plus vieille banque européenne, du fait d’un excès de titres pourris dans leur bilan après cinq an de crise économique. On sait que les banques portugaises sont elles aussi très fragiles et que les épargnants portugais sont exposés à une faillite de ces banques. Craignez-vous un effondrement du système bancaire ? L’État portugais peut-il encore sauver les banques portugaises ?

Pour comprendre la situation actuelle des banques portugaises, nous devons faire un bref retour en arrière, aux années 1990 : en premier lieu, la libéralisation des marchés financiers et leur déréglementation se sont traduites par un essor vertigineux du crédit distribué par les banques au Portugal ; deuxièmement, ce crédit s’est dirigé majoritairement vers les secteurs protégés de l’économie et, au premier chef, le bâtiment  et l’immobilier qui bénéficiaient de perspectives de rentabilité plus importantes dans le cadre du processus de déflation asymétrique induit par les critères de Maastricht ;  troisièmement, le Portugal a connu depuis le début du siècle une quasi-stagnation économique, conséquence de son haut niveau  d’endettement mais aussi  de son adhésion à  l’euro, avec la perte de compétitivité qui en a été le corollaire. C’est dans ce contexte d’une économie stagnante coexistant avec un  secteur financier omniprésent où les bilans des banques portugaises regorgeaient de crédits financés par leurs congénères françaises, allemandes, italiennes, que survient la crise qui a fini par déboucher sur  l’intervention de la Troïka. Les politiques pro-cycliques [NDLR : qui renforcent le cycle, à la baisse ou à la hausse] imposées par le mémorandum, en faisant peser une austérité brutale sur une économie déjà à bout de souffle, ont aggravé la situation des agents économiques  et fait exploser  les créances douteuses dans les bilans des banques[3].

Cela étant, les banques portugaises ont bénéficié d’importantes aides publiques[4] : ces dernières représentaient déjà- sans compter les garanties accordées par l’Etat – plus de 10% du PIB fin 2015 et expliquaient près de 20% de l’accroissement de la dette publique dans la seule période 2008-2014.

Est-ce à dire, pour répondre directement à votre question,  qu’avec toutes les  aides dont elles ont  bénéficié, les banques ne représentent  plus un danger pour le système financier et donc les contribuables et les épargnants ? On ne saurait l’affirmer, les fragilités des banques portugaises tenant essentiellement à deux  facteurs : un niveau encore très élevé de créances douteuses (les NPL représentent environ  20%  des encours de crédit, notre pays n’étant dépassé à ce titre que par la Grèce et l’Italie au sein des PIIGS)  et un niveau d’endettement extérieur  très important. Dans ces circonstances et, compte tenu des transferts très substantiels  déjà réalisés  vers le  secteur bancaire d’une part (auxquels il faut ajouter  un nouveau renforcement de capitaux propres dans la banque publique en 2017) et des responsabilités qui pèsent sur l’Etat dans ce domaine (garanties, participation au Fonds de résolution des banques) il n’est pas exclu que l’Etat ait encore à intervenir.  Cela poserait de véritables problèmes, compte tenu de la dette  publique qui, à plus de 130% du PIB, est déjà l’une des plus élevées de la zone (la troisième  après la Grèce et l’Italie) et dans un contexte où la dette privée et la dette extérieure sont parmi les plus élevées au monde. Ceci en dehors du fait que l’on voit mal comment on pourrait encore faire peser de nouvelles mesures d’austérité, sur un peuple qui a déjà été saigné à blanc….

Pour conclure, je dois dire que le gouvernement de la droite qui a exécuté le mémorandum n’a pas pris les mesures qu’il fallait, ayant laissé au nouveau gouvernement la résolution des problèmes de certaines banques qu’il avait dissimulés, en ayant compté, à cet égard, sur la  complicité de la Banque du Portugal, ceci pour pouvoir faire, en mai 2014, une  sortie sèche du programme du mémorandum, en honorant sa réputation de bon élève de la Troïka. Cependant et, malgré les problèmes bancaires hérités, nous considérons que le  gouvernement actuel n’a pas pris les bonnes décisions, ayant obtempéré,  sans sourciller, à la volonté de la BCE et de la Commission européenne (DGComp) qui a imposé à notre pays des solutions qu’elle n’a pas imposées ailleurs et dont certaines ont d’ailleurs été testées pour la première fois au Portugal (comme c’est le cas de la mesure de résolution appliquée à la deuxième banque privée du pays qui s’est effondrée en août 2014). En fait les banques portugaises ont servi la stratégie de renforcement des grands groupes bancaires privés européens (cas du Banif vendue sur injonction de la DGCom à Santander Totta ou de la BPI passé sous le drapeau du catalan La Caixa[5]),  ou du capital international (comme c’est le cas récent du Novo Banco[6] en cours de vente, à hauteur de 75%, à un fonds immobilier spéculatif étasunien et où l’Etat conserve 25% du capital par le biais du fonds de résolution).

Depuis la crise, le Portugal n’a cessé de nationaliser les pertes des banques pour ensuite les renflouer et les vendre enfin en solde ou même les offrir (voire payer pour les offrir) au privé. Et, dans cette nouvelle configuration, on peut de moins en moins parler de banques portugaises, le secteur bancaire étant, dorénavant,  à 60% dans les mains du capital étranger.  A ce jour,  il ne reste seulement en effet que trois banques portugaises : le groupe public, Caixa Geral de Depósitos, et deux petites banques mutualistes, le Montepio Geral et la Caixa Agrícola[7]. Ce qui reste de  la banque portugaise des PME est actuellement sous le coup d’un processus de vente à un  hedge funds immobilier américain. C’est lui qui va décider du crédit des PME portugaises. Selon quels critères cette décision sera-t-elle prise ?  De même, comment seront traités, et selon quel ordre de préférence, les besoins des clients des anciennes banques portugaises appartenant maintenant à des grands groupes bancaires privés espagnols dont les centres de décision se trouvent à Madrid  ou à Barcelone ?

Pour le Bloco de Esquerda, il ne fait  aucun doute : le secteur financier doit être nationalisé. Seul un secteur bancaire public peut être le garant de la sauvegarde de la souveraineté nationale et de l’intérêt collectif. Les décisions concernant les banques ne peuvent être laissées dans les mains de la BCE et de la CE.

 

Des élections locales vont avoir lieu le 1er octobre  2017. Les positions politiques respectives du PCP et du Bloco de Esquerda semblent s’être rapprochées depuis la crise grecque, notamment sur la critique des institutions européennes. Assisterons-nous à un front des gauches au cours de ces élections ?

Notre critique des  institutions européennes ne date pas de la crise grecque, elle a pu, tout au plus, monter en puissance après cette crise. Une chose est sûre : s’il devait être confronté à une situation semblable à ce qui fut celle du gouvernement grec à l’été 2015, le Bloco de Esquerda ne capitulerait pas : plutôt que de céder au chantage de l’Europe, il quitterait l’Europe. Notre mot d’ordre est d’ailleurs « plus aucun sacrifice pour l’euro ». Mais la vérité est que nous n’en sommes pas là, nous ne sommes pas (pas encore !) au pouvoir, nous limitant à soutenir de façon critique un gouvernement socialiste minoritaire qui, tout en ne voulant pas affronter l’Europe,  est lui-même la cible d’attaques des institutions européennes qui auraient préféré la poursuite de la politique de destruction de notre Etat social menée par le gouvernement qui a exécuté le mémorandum.

Cela étant et, pour répondre maintenant à votre question concernant les élections locales du 1er octobre prochain au Portugal : il  n’y a pas de listes d’union de la gauche.  Le Bloco participera  à ces élections, soit en présentant ses propres candidats, soit en soutenant des candidatures de la société civile. Une fois les élections réalisées, le Bloco pourra faire des alliances avec d’autres partis, à l’exclusion, bien entendu des partis de la droite et à condition qu’il n’y ait pas d’incompatibilité avec les principes fondamentaux de son agenda politique au niveau local.

Notre participation à ces élections prétend, en effet, contribuer, de façon décisive,  à l’ouverture d’un nouveau cycle politique au niveau local, en projetant les villes vers un nouveau rôle social et écologique, une capacité à garantir des droits essentiels à tous, à promouvoir l’inclusion, la participation citoyenne et la démocratie.

Le succès de la gouvernance locale ne doit pas, dès lors – et contrairement à ce qui se passe jusqu’ici –  être mesuré par la quantité de commandes de béton passées, mais par la satisfaction des droits des citoyens, les indicateurs d’égalité et de cohésion sociale, le développement écologique, et la participation citoyenne aux  décisions et à la vie des communautés humaines.

[1] Dans son sens original, geringonça désigne une invention « mal foutue », peu solide et destinée à se désagréger ; utilisée par un ex-député social-démocrate (PSD), pour désigner la solution de gouvernement du PS soutenu par les partis à sa gauche – jugée précaire et artificielle – la « geringonça » a été rapidement adoptée par tous, ayant été sacrée mot de l’année 2016 au Portugal. Dans la dimension politique qu’elle a acquise, la « geringonça » contredit son sens étymologique, résistant déjà depuis environ dix-huit mois à la désagrégation promise aux inventions brinquebalantes qu’elle désigne

[2] En  mai 2017, la Commission Européenne a décidé la sortie du Portugal de la Procédure pour Déficit Excessif , dans laquelle  le pays se trouvait depuis huit ans

[3] A ces facteurs, il faut ajouter un autre, spécifique, à savoir la gestion abusive  des banques  qui trouve sa  source dans les défaillances de la supervision bancaire.

[4] Et ceci même si, seule une faible partie (eu égard aux besoins)  des prêts internationaux (UE et FMI), soit 12/78 milliards d’euros  a été réservée à la capitalisation des banques privées portugaises dans le cadre du mémorandum  (à noter que la banque publique était exclue de la possibilité d’utilisation de cette ligne de crédit –entièrement dédiée aux banques privées –devant, en cas de besoin,  se capitaliser par ses propres moyens)

[5] Ici, la main de la BCE – en exigeant à la BPI d’abandonner le gros de la participation qu’elle détenait dans sa  filiale  angolaise, d’où provenaient  80%  de ses résultats –  a forcé à la recomposition de l’actionnariat de la banque qui a abouti en fin de compte à la prise de contrôle total de son capital par La Caixa

[6] Banque de transition regroupant les actifs jugés sains du BES (deuxième banque privée du pays, ayant fait l’objet d’une mesure de résolution en août 2014).

[7] En effet, la première banque privée du pays (BCP), est dominée par les capitaux chinois et angolais, même si son siège est au Portugal.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédits photos :

Paulo Pimenta, in Portugal é isto, Público.

Daniel Rocha,  in  Público.

Tiago Petinga,  Lusa

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

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Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Pourquoi Macron risque d’achopper sur l’Europe [vidéo]

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

En ce jour de “fête de l’Europe” (oui, il y a une fête de l’Europe. Pourquoi pas : il y a bien une Journée mondiale de la scie sauteuse…), voici un court entretien vidéo – 12 minutes environ – avec l’économiste et professeur de finances Steve Ohana. Auteur en 2013 d’un ouvrage intitulé Désobéir pour sauver l’Europe (Max Milo), il est interrogé ici par Coralie Delaume pour la web télé du blog L’arène nue, désormais associé à LVSL. L’économiste effectue un tour d’horizon de la situation en zone euro, notamment en Grèce et en Italie, de l’inanité de la politique de l’offre telle qu’elle est prévue dans le programme électoral d’Emmanuel Macron, et revient en fin d’entretien sur la question du Brexit.

 

 

 

 

L’illusion économique : Todd contre la Mondialisation

Emmanuel Todd
©Oestani

Il y a vingt ans, sortait L’illusion économique, d’Emmanuel Todd. L’occasion de revenir sur le parcours d’un intellectuel et son apport dans le débat public, à l’heure où certaines de ses prévisions semblent se vérifier.

On a quasiment tous un Emmanuel Todd dans notre famille. Vous voyez sûrement cet oncle ou ce grand-père qui au fil des années à élevé le pourrissage d’ambiance au rang de discipline olympique et qui pourtant est réinvité à chaque repas de famille. Le rapport entre Todd et nos médias nationaux est à peu près le même. Il y a deux ans, alors que le jesuischarlisme avait été consacré comme le nouvel esprit de notre époque torturée, Emmanuel Todd faisait le tour des rédactions pour vendre son livre Qui est Charlie ? portant sur les manifestations du 11 Janvier 2015 qu’il assimilait, avec beaucoup de finesse, à un « acte d’hystérie collective ». Inutile de préciser qu’avant même la sortie du livre, nos chers éditorialistes avaient sorti le bazooka républicain contre cet islamo-gauchiste qui avait osé souiller la belle unité de la nation. Une tribune fut même rédigée par (le stagiaire de) Manuel Valls dans Le Monde qui entendait bien rétablir la vérité sur le mouvement post-Charlie Hebdo. Et pourtant, les rédactions ne peuvent s’empêcher de réinviter Emmanuel Todd, devenu au fil du temps un incontournable de l’analyse socio-anthropo-géo-politique.

En 1976, le jeune Emmanuel a d’abord la bonne idée de publier un livre qui prédit la fin de l’Union Soviétique (La Chute finale) qui le propulse au rang de prophète des sciences sociales après que sa prédiction se soit vérifiée. Rebelote en 2007 lorsqu’il rédige avec Youssef Courbage Le rendez-vous des civilisations dont les analyses seront corroborées par les Printemps arabes à peine quelques années plus tard. Les Allemands avaient Paul le poulpe, nous avons Emmanuel le démographe. Todd dispose dès lors d’un droit d’entrée dans la presse française qui lui permet de s’entraîner régulièrement à son activité favorite : le lancer de pavé dans la mare. Car au sein d’un entre-soi médiatique habituée à chanter les louanges de la mondialisation et de l’Union Européenne, ce qu’il raconte fait tâche.

Inégalités culturelles et économiques

Il faut remonter à 1997 pour comprendre les positions de Todd sur ces deux questions. Les années 90 sont alors un El Dorado pour les partisans du monde libre : on annonce le règne de la démocratie libérale pour les siècles à venir, les Européens trépignent d’impatience à l’idée de tout payer en euros, Lionel Jospin et les Spices Girls enjaillent la jeunesse française, tout va pour le mieux donc. Alors que Alain Minc (un autre prophète, moins talentueux) vient d’écrire La mondialisation heureuse, Emmanuel Todd publie un essai d’environ 400 pages intitulé L’illusion économique. Sa thèse est très simple : l’Euro et le libre-échange, c’est de la merde. Dans des termes plus courtois, il nous explique au fil des pages que la stagnation des économies développées est un effet de la mondialisation et recommande donc de mettre fin à la monnaie unique ainsi qu’à la libre circulation des marchandises.

Selon Todd, la seconde moitié du XXème siècle se caractérise tout d’abord par une montée des inégalités, non pas socio-économiques mais culturelles. La thèse ici défendue est assez originale : c’est l’évolution de la stratification éducative au sein des différentes nations qui a permis de justifier le développement des inégalités économiques. Alors qu’en 1945, la part des individus ayant fait des études supérieures demeure infime dans les pays développés, celle-ci se met à augmenter pour atteindre 20 % dans la plupart de ces pays en 1975. L’apparition d’une nouvelle classe d’éduqués supérieurs aurait alors rendu les sociétés plus tolérantes à l’inégalité. Cette tendance peut être illustrée par le développement de deux figures sociologiques dans l’imaginaire français : le beauf et le bobo. Pour faire simple, les 33 % du milieu regardent avec dédain les 66 % du bas pendant que les 1 % du haut sortent le champagne.

Les casseroles de la mondialisation et de l’Euro

Quelles sont donc les conséquences pratiques de cette nouvelle donne ? Dans un premier temps, Todd signe l’acte de décès des grandes croyances idéologiques qui pouvaient, dans une certaine mesure, unifier le corps social (par exemple le communisme qui en France associait ouvriers et intellectuels sortis de l’ENS). On se retrouve alors avec des classes moyennes acceptant passivement des politiques dont les premières victimes sont les classes populaires, à savoir l’ouverture au libre-échange et le choix de la monnaie unique. Todd prône donc un retour au protectionnisme commercial qui seul permet des politiques de redistribution efficaces alors que la libre circulation des marchandises entraîne une compression de la demande globale. Quand on peut vendre des sandales à n’importe qui dans le monde, le salaire cesse d’être perçu comme un revenu pour devenir un coût à réduire au maximum. De la même façon, pourquoi se priver quand on peut faire produire ces mêmes sandales par des Bangladeshis sans protection sociale ? Les premiers à trinquer sont bien sûr les salariés occidentaux peu qualifiés.

La mondialisation que l’on nous présente sous ses aspects les plus sympathiques ne profite donc pas aux sociétés dans leur ensemble, au contraire elle contribue exclusivement à l’enrichissement d’une minorité. Il faut rajouter à ça l’adoption de la monnaie unique par les États européens suite au traité de Maastricht signé en 1992. Emmanuel Todd livre ici une analyse extrêmement critique des principes qui sous-tendent la création de l’Euro, en outre la conception allemande de la monnaie. Inutile de s’étendre sur les très nombreux défauts de notre belle monnaie européenne, la situation actuelle des pays du Sud de l’Europe est suffisamment éloquente.

Une seule solution : la nation ?

Ces deux politiques combinées trahissent finalement selon Todd les nouveaux clivages qui traversent la société française. Face à une classe dirigeante qui ne jure que par la mondialisation et l’Europe, une classe moyenne d’éduqués supérieurs se maintient tranquillement alors que les classes populaires voient leurs conditions de vie se dégrader à vitesse grand V. Il faut reconnaître la lucidité de Todd qui identifie très tôt le vote FN comme un symptôme de cette « fracture sociale » (expression consacrée par la campagne du camarade Chirac en 1995) et préfigure la victoire du non au référendum sur l’adoption du TCE en 2005. Mais l’auteur ne s’arrête pas là et nous propose même une solution à sa sauce : une réhabilitation du concept de nation, pas en des termes xénophobes et va-t-en-guerre mais dans le sens ou seul le cadre national permet à l’État de reprendre la main sur l’économie. 20 ans après la parution du livre, la vision de Todd semble se concrétiser peu à peu : la lutte des classes passe désormais par une rupture avec la mondialisation et l’Union Européenne. Une question demeure cependant : qui s’occupera de cette rupture ?

Crédits photos :

http://www.librairie-terranova.fr/15712-article_recherche-l-illusion-economique-essai-sur-la-stagnation-des-societes-dev.html
http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/essais-documents/emmanuel-todd-souleve-une-vive-polemique-avec-qui-est-charlie-218385

Pour aller plus loin :

La démondialisation de Jacques Sapir
Leur grande trouille. Journal de mes pulsions protectionnistes de François Ruffin
La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique de Frédéric Lordon

Crédit photo :

© Oestani

“Emmanuel Macron veut liquider le modèle social français” – Entretien avec Frédéric Farah

Frédéric Farah

Frédéric Farah a publié avec Thomas Porcher un ouvrage sur Emmanuel Macron, intitulé Introduction inquiète à la Macron-économie, publié en 2016 aux éditions Les petits matins. Nous avons pu nous entretenir avec lui sur l’avenir que nous propose Emmanuel Macron, et sur les liens de l’homme avec le patronat.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Thomas Porcher, d’une Introduction inquiète à la macron-économie, sortie en 2016 aux éditions Les petits matins. Dans cet essai, vous décryptez douze déclarations d’Emmanuel Macron et en faites la critique argumentée. Moderne, l’homme fustige les « corporatismes » et les « rigidités » au profit de la souplesse et de la liberté. Vous réhabilitez ces « corporatismes » et ces « rigidités », pouvez-vous nous en dire plus ?

Frédéric Farah – Ces corporatismes et ces rigidités sont souvent invoqués mais sans que jamais on ne dise de quoi il s’agit vraiment. Plane au-dessus d’eux un halo de significations qui pourrait se résumer à mon sens par la dénonciation des syndicats, des protections des travailleurs sur le marché du travail, et du statut de la fonction publique. En somme et à en croire certains dont Emmanuel Macron, le pays se meurt économiquement car régnerait une culture du conflit, une fonction publique sclérosée et un marché du travail insuffisamment réactif.  Ce contexte écraserait la mentalité d’entreprise.

Ce discours n’a rien de neuf. Si on relit par exemple « La science économique et l’action » de Pierre Mendes France et Gabriel Ardant publié en 1954  qui fait entre autres retour sur la crise des années 1930, on ne peut qu’être frappé par le propos : «  la rigidité de l’économie est un fait réel et il n’était pas inutile de le souligner ni, dans une certaine mesure et dans certaines conditions, de la corriger. Ce qui était erroné, c’était d’en faire la cause unique, exclusive, de la dépression et du chômage : c’était méconnaitre les autres facteurs de déséquilibre économique ».

A mon sens, un double effort conceptuel et historique est nécessaire pour comprendre comment ce discours d’inspiration libérale est devenu un peu l’air qu’on respire. Si l’on prend la question des rigidités pour commencer, une grille économique et sociologique s’impose pour saisir les enjeux de la question.

Introduction inquiète à la Macro-Économie
Introduction inquiète à la Macro-Économie, Les petits matins, 2016

Économiquement, l’appel à la flexibilité revient, selon la logique de l’économie standard, à attendre des prix flexibles qu’ils régulent l’activité économique. Ainsi si le marché du travail était flexible selon les canons de la théorie néo-classique, c’est-à-dire, si la résolution des déséquilibres, comme la pénurie de main d’œuvre ou le chômage, se faisait uniquement en fonction des prix (ici les salaires), alors le problème du chômage serait résolu. En gros, cela veut dire que s’il y a du chômage, c’est que le SMIC est trop élevé.

L’objectif essentiel de la flexibilité sur le marché du travail est de modérer les salaires qui ne sont perçus que comme un coût. A en croire les Macron et autres Fillon pour ne citer que ceux-là, nous aurions à faire à un marché du travail ultra rigide.

Nous montrons dans le livre qu’il n’en est rien. Depuis 1980 , le recours aux emplois temporaires a été multiplié par 5 pour l’intérim, par 4 pour les CDD et par 3 pour les CDD et les contrats aidés.  Pire encore, la littérature scientifique révèle clairement qu’il n’est pas possible d’établir de lien positif entre une plus grande flexibilité et une création d’emplois ou une réduction du chômage.

L’OCDE pourtant chantre du libéralisme est revenu sur sa croyance en la flexibilité. En 2004, elle reconnaissait que les mesures de flexibilisation n’étaient pas la martingale en matière d’emploi. La flexibilité permet parfois des ajustements plus rapides des besoins en main d’œuvre mais ne crée pas d’emplois. Il ne faut pas oublier le rôle que jouent demande globale, c’est-à-dire le carnet de commande des entreprises, et les contraintes de l’euro.

Le marché du travail français est largement flexible et la loi El Khomri ne créera probablement aucun emploi. Lorsque l’autorisation administrative de licenciement a été supprimée en 1987, combien d’emplois ont été crées dans la foulée ? Tout simplement aucun. Au cours des Trente glorieuses, le marché du travail a vu naitre le SMIC, les contrats à durée indéterminée, une protection sociale élargie, le chômage a-t-il cru ? Absolument pas.

La modération salariale ne nous parait pas une bonne chose loin de là. Le dernier rapport du BIT s’inquiète de la modération salariale dans le monde et reconnait des vertus aux divers salaires minimums comme le SMIC. Par ailleurs en France entre 2003 et 2014, le niveau de vie des 10% les plus pauvres a diminué. Plus de flexibilité n’apportera guère plus d’emplois et encore moins de pouvoir d’achat.

La lecture uniquement économique des choses n’est pas suffisante. Il faut inscrire notre propos dans une approche sociologique pour montrer combien un emploi stable et protégé contribue à l’intégration sociale des individus. Le travail n’est pas qu’une marchandise comme les libéraux veulent nous le faire entendre, mais le travail doit demeurer un projet.

Repartons si vous le voulez du sociologue Robert Castel,  penseur clef de la société salariale dont le livre les « Métamorphoses de la question sociale » reste fondateur. Robert Castel affirmait que l’individu n’existe pas tout seul, qu’il doit  s’inscrire dans des collectifs. C’est un beau paradoxe et pour le dire avec les mots de Norbert Elias, pour être «  je » il faut en passer par un «  nous ». Il employait le terme de supports. Il s’agit d’une série de droits que Castel nomme à la suite d’Alfred Fouillé : la propriété sociale et la propriété des non propriétaires (protection contre les risques sociaux). C’est de la sorte que le salariat, loin d’être uniquement une source d’exploitation, peut devenir source de droits. Dans cette perspective, les conditions de travail et les conditions du travail sont essentielles. Les conditions du travail renvoient à la nature de contrat dont on dispose ( CDI, CDD etc). Ces supports sont fondamentaux et en leur absence les individus peuvent connaître des situations de désaffiliation sociale.

Pour nous, l’important est de renverser la perspective et d’insister sur la nécessité de garantir aux citoyens les conditions qui permettent de se projeter dans le temps. Le travail, pour qu’il reste ce grand intégrateur, a besoin de garanties et de protection. Il n’est pas qu’un coût à réduire, ou l’objet d’un chantage à l’emploi. La mobilité vantée par les libéraux comme Macron est bien souvent synonyme de précarité pour beaucoup de travailleurs.

Aujourd’hui on voit bien combien ces supports au sens de Castel  sont essentiels. Le récent conflit Uber montre que la question sociale reste d’actualité et n’a rien perdu de son acuité. Il apparait nécessaire, comme cela a été fait avec l’affirmation de la société salariale, d’imaginer un statut protecteur des salariés à l’ère du numérique et du monde post-industriel. Les mutations économiques ne doivent pas être le moment du triomphe du précariat sur le salariat.

Quant aux corporatismes, là aussi il faudrait savoir de quoi on parle dans le fond. La France affiche un taux de syndicalisation particulièrement faible. Il est de 8,7% dans le secteur marchand privé et 19,8% dans le secteur public. Sont-ce nos syndicats qui représentent des corporations étouffantes et rendent impossibles la négociation collective ? On peut en douter.

Certains sont plus prompts à dénoncer la CGT que le MEDEF. Quant à la fonction publique, elle est un acteur clef de la création de richesses dans notre pays et les administrations publiques sont loin d’être le nid protecteur des emplois protégés. La contribution au PIB des administrations publiques est de 333 milliards d’euros en 2012 comme le souligne l’économiste Christophe Ramaux.

Les emplois publics, eux aussi, sont de plus en plus marqués par la précarité. L’université française tourne grâce à 40 000 vacataires peu ou pas syndiqués et mal protégés. l’État est un des grands pourvoyeurs de précarité. C’est un drame. On contourne le statut de la fonction publique de 1946 qui est un véritable progrès, et met à l’abri les fonctionnaires de l’arbitraire politique.

En somme le discours sur les corporatismes et les rigidités veut construire un monde binaire dans lequel il y aurait un monde en marche déterminé à entreprendre face au monde des syndicats repliés sur les acquis des trente glorieuses et sur une vieille fonction publique rétive au changement et crispée sur le statut de 1946.

LVSL – Pendant son meeting du 10 décembre, Emmanuel Macron a évoqué la question des négociations collectives entre partenaires sociaux à tous les échelons. Il a néanmoins explicité sa préférence pour les accords d’entreprise, et a déclaré que « c’est comme cela que nous créerons cette République contractuelle à laquelle nous croyons » et que « dans cette République, je veux privilégier le contrat à la loi ». Contrairement aux apparences, cette déclaration est très chargée, car la République, c’est précisément la supériorité de la loi générale et égale pour tous, sur les contrats, qui, loin d’être purement volontaires, sont emplis de rapports de force, et, plus précisément, de rapports de classe. Qu’en pensez-vous ?

F.F. – Vous avez raison, cette déclaration est lourde de sens car elle porte en elle une formidable régression, et, disons le, elle exprime des rapports de classe.

L’idée du contrat est chère à un certain libéralisme. Il y a un vieil adage de droit d’Alfred Fouillé « qui dit contractuel dit juste ». Macron, par sa formule de « République contractuelle » essaie d’habiller théoriquement son entreprise de communication politique. Elle implique la croyance que deux parties en situation de parfaite égalité se donnent mutuellement des obligations. Cette conception fait fi des rapports de force.  Pour bien le comprendre, il faut se tourner vers le droit du travail. Dans ce domaine, tout le progrès social a consisté à donner une spécificité au contrat de travail qui n’est pas un contrat comme un autre. Il a cette caractéristique de contenir ce lien de subordination qui contient un rapport de force.  Imaginer faire disparaître ce rapport de force est une mystification.

Mais l’approche contractuelle d’Emmanuel Macron est quelque peu pauvre. Il reprend à son compte une théorie juridique de l’autonomie de la volonté qui reposerait – selon l’un de ses vulgarisateurs Gounot – sur le fait que «  nul ne peut être obligé sans l’avoir voulu », et sur le fait que « tout engagement libre est juste ». On retrouve le fond libéral de Macron pour qui la volonté individuelle serait tout. Cette approche fait débat en droit et l’article 1134 du code civil affirme au contraire que «  la loi sanctionne les conventions, elle leur prête leur force ». C’est toute la force de la loi qui garantit l’exécution des contrats s’ils respectent les conditions posées.

« Entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »

Macron veut procéder de la sorte à un vaste retour en arrière déjà présent dans la loi El Khomri. C’est un monde fantasmé qui ferait de l’entreprise un nœud de contrats plus à même de décider de l’avenir de ses salariés. C’est l’abandon  de la formule de Lacordaire « entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi est jugée oppressive, attentatoire à la liberté d’entreprendre dans le libéralisme mode Macron.

LVSL – On s’étonne parfois de la similitude entre les propositions du MEDEF et celles d’Emmanuel Macron. Quels liens y-a-t-il entre En Marche et l’organisation patronale ?

F.F. – Les liens avec le MEDEF me paraissent nombreux. Je dirais, si je dois caricaturer Goethe, qu’entre le MEDEF et Macron les affinités électives sont nombreuses. Il y a un discours, une philosophie qui sont voisines. La nomination de Françoise Holder comme l’une des figures de proue d’En Marche ne doit pas surprendre. Elle a cofondé avec son mari les boulangeries Paul, et surtout elle est adhérente du MEDEF.

“Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social français”

Certes il ne s’est pas rendu à l’université d’été du MEDEF en 2016, mais c’est de la stratégie communicationnelle. Lorsque Kessler affirmait en 2007 dans Challenges qu’il fallait en finir avec les idées du Conseil National de la Resistance et les réformes conduites après-guerre, Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social  français.

Le MEDEF nourrit le réformisme de droite de Macron. Il faut distinguer le réformisme de droite et celui de gauche. Ce dernier est dans les limbes et attend une réelle incarnation. Le réformisme de droite se caractérise par une croyance qu’il faut libérer les forces de marché pour mieux organiser la société et les richesses. Il y a chez Macron comme au MEDEF une absolutisation de l’économie. Le social doit suivre, il lui est subordonné. C’est une pensée somme toute assez pauvre.

Emmanuel Macron revendique pour lui une politique d’abaissement du coût du travail et d’augmentation des marges des entreprises, alors que celles-ci ont beaucoup remonté depuis leur plus bas de 2013. Néanmoins, la balance commerciale de la France est toujours déficitaire tandis que l’euro nous empêche de dévaluer. Quels liens y-a-t-il entre les contraintes de la zone euro, les exigences de Bruxelles, et le programme d’Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron se veut euro compatible. Son programme s’inscrit parfaitement dans la logique d’une abdication de souveraineté entreprise plus largement depuis Maastricht. De ce point de vue, son apparent pragmatisme est une manière habile de déguiser sa résignation. Il veut nous vendre les chaines de l’euro comme expression de la liberté collective.

La zone euro illustre d’abord un beau paradoxe libéral, le libéralisme économique réclame de la flexibilité à tout va mais étrangement en matière de change, il défend une rigidité terrifiante. Comme le disait Jean-Paul Fitoussi dans les années 1990, l’Union européenne est gouvernée par la doctrine. De ce fait comme il n’est pas possible d’ajuster le change de l’euro, la flexibilité perdue doit se retrouver sur le marché du travail. Il suffit de relire à ce sujet, les recommandations récentes du conseil européen de février 2016. Dans les lendemains de la ratification du traité de Maastricht, la flexibilisation des marchés du travail est devenue le maitre mot des gouvernements européens. Ces dernières années les lois s’enchaînent : loi Treu, loi Biaggi, Job act en Italie, lois Hartz en Allemagne et Loi Macron puis Loi El Khomri – en réalité Loi Macron II – en France.

L stratégie de Lisbonne souhaitait faire de l’économie européenne l’économie de plein emploi et la plus compétitive à l’horizon 2010 voulait combler cinq déficits :  déficit de productivité, déficit d’emploi, déficit d’activité, déficit de recherche et développement et déficit dans la politique environnementale.

“Il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.”

Le social n’était pas absent de cette stratégie mais il était arrimé aux besoins du marché, il ne devait en rien constituer un frein aux marchés et à leur bon fonctionnement. C’est la logique d’adaptation. Dans ce cadre, l’État et ses interventions ne disparaissaient pas mais muaient au profit du marché. Ici toute la puissance de l’ordolibéralisme se faisait sentir puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.

Cette stratégie n’ayant pas abouti, elle fut amendée mais conservée dans le fond par la stratégie Europe 2020. Cette architecture est renforcée à l’extérieur par le choix du libre échange comme l’illustre la promotion du TAFTA et du CETA. Pour s’assurer de la pérennité du dispositif, la crise dite des dettes souveraines a ouvert une fenêtre d’opportunité pour renforcer la discipline punitive avec le TSCG, le semestre européen, et autres dispositifs du genre. L’État social est alors mis au pas.  La Grèce devient le laboratoire de l’avenir social et économique du continent.

L’architecture qui s’est dessinée en plus de 20 ans laisse peu de place à d’autres politiques, car désormais le capital circule librement alors que les institutions de la protection sociale sont arrimées aux nations, et que le travail n’est pas aussi mobile que le capital. Désormais il ne reste alors que des politiques de l’offre c’est-à-dire créer des conditions favorables au capital : avantages fiscaux, moins disant social et flexibilité. Le capital aura toujours un coup d’avance. Et Macron dans tout ça me direz-vous ?

S’il souhaitait incarner une vraie rupture,  c’était sur ce point là qu’il fallait la mettre en œuvre.  C’est au regard de cette soumission à l’Europe telle qu’elle va et surtout telle que ne va pas, qu’Emmanuel Macron est à la fois un leurre politique et en incapacité à faire barrage au Front National. Son discours du dix décembre jugé par certains comme fondateur ne dit rien sur l’Union européenne. Il n’a fait que réitérer le catéchisme européen. Tant que l’architecture que nous avons décrite n’est pas remise en cause – à savoir  l’euro, le corps doctrinal de la politique monétaire, les politiques de production des normes, la financiarisation de l’économie, et le tout marché dans une optique ordolibérale – alors tout le reste ne sera que bavardage et mauvaise distraction.

“Macron n’est encore une fois que la énième expression de la soumission de nos élites à un ordre européen injuste et inefficace.”

Il poursuit la même voie suicidaire que la plupart de nos hommes politiques et de nos anciens présidents de la République. C’est-à-dire abandonner davantage de souveraineté pour gagner en influence en Europe. Sur le plan externe, il endosse les traités de Libre échange.

Cette stratégie a été perdante et depuis trente ans nous a couté très cher. Le choix de la désinflation compétitive des années 1980 et ses trois piliers – franc fort austérité et modération salariale – a été désastreux en matière de chômage, et a joué un rôle négatif pour notre industrie. La marche à l’euro dans les années 1990 nous a conduit à la croissance molle. L’euro fort de 2001 à 2008 a accéléré notre désindustrialisation.

Aujourd’hui, après 30 ans de réformes pour ne pas dire de régressions, Emmanuel Macron et autres Fillon demandent avec plus ou moins de brutalité d’épouser une voie allemande en matière sociale, c’est-à-dire d’accélérer la liquidation de notre modèle social. Pour eux, il faut désormais soumettre l’économie française à marche forcée à ce projet européen dont la forme brutale s’est exprimée dans les pays du sud et particulièrement en Grèce. Yannis Varoufakis l’a bien dit : l’objectif de Schäuble est l’État social français. Jean-Claude Juncker a quant à lui clairement dit que la loi El Khomri était le minimum que pouvait faire la France. Macron c’est la version high tech de ce projet tandis que François Fillon incarne la version Tweed et défense des clochers, mais en définitive il s’agit de la même histoire.