L’Europe sans les États ? Sur la conférence prononcée par Antonio Negri le 5 mars à l’ENS

Toni Negri lors de la conférence donnée à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

Le 5 mars, dans un amphithéâtre bondé de la rue d’Ulm, le philosophe marxiste et homme politique Antonio Negri prononçait la leçon inaugurale d’un cycle de conférence proposé par le Groupe d’études géopolitiques de l’ENS, dont le titre reprend celui d’un petit livre de George Steiner, « Une certaine idée de l’Europe ». « Pour que l’Europe redevienne une idée » : l’ambition affichée par le groupe d’étudiants peut faire sourire, mais elle a le charme de son panache, et le mérite d’encourager un débat transnational nourri de recul par les temps chahutés que nous traversons.


Étayant le constat d’une Europe défaite, Toni Negri a placé son discours sous le signe de la reconstruction. Est interrogée la possibilité d’associer l’idée d’Europe à celle d’un nouvel « internationalisme » : comment transformer la lutte des précaires en discours sur l’Europe ? La solution proposée est celle de la « rupture » : l’Europe devrait être déliée d’un cadre atlantiste libéral « aliénant », pour être mieux reconstruite, en dehors des États, avec  l’objectif d’œuvrer à la constitution d’un ordre mondial dénué de toute forme d’impérialisme.

« Nous sommes arrivés au terme de l’Europe que nous connaissons, que nous connaissions » – c’est ainsi que Toni Negri débute une analyse de la recomposition mondiale qui se joue, et qui replace la question des « espaces » comme blocs de puissance au centre de toute considération géopolitique. La mort de « l’Europe que nous connaissions » serait liée à celle de l’ordre mondial atlantiste et libéral issu de la seconde guerre et adoubé par la disparition de l’URSS. En délitement depuis l’incapacité des États-Unis à réguler l’ordre mondial post-2001, cet ancien ordre emporterait avec lui l’Union européenne. Dans ce nouveau monde, l’Union ne pourrait alors plus survivre que comme un zombie de l’ancien. Esseulée, l’Europe ? Pour retrouver notre place au sein d’un ordre mondial « bloqué », Negri voudrait nous rappeler à ce que nous sommes, cette péninsule du continent asiatique, miroir de l’Afrique par la méditerranée. Il nous invite à trouver un autre équilibre, qui entretiendrait à parts égales les deux « penchants » européens : l’un asiatique, l’autre atlantique.

“Dans un ordre mondial « bloqué », l’affrontement entre espaces de dimension continentale se trouve exacerbé par les dynamiques de conservation et de conquête des parts du marché global. Cet ordre aspire les « petits », les met au ban d’empires économiques en construction.”

Toni Negri lors de la conférence données à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

Le préalable à la reconstruction européenne serait la sortie. Negri incite à sortir d’une Europe devenue espace irrespirable, au sens où il n’y aurait plus de « dehors » à la discipline néo-libérale qui y prévaudrait. L’approfondissement des structures de la gouvernance européenne (i.e, le marché) ferait que le pouvoir politique constituant, lui même, ne serait plus à « l’intérieur » des institutions européennes. La crise grecque et ses détours tragiques sont, là encore, évoqués comme un tournant. L’échec du « printemps grec » et du gouvernement de Tsipras aurait démontré que le fonctionnement « néo-libéral » de l’Union européenne n’avait pas d’alternative, quand bien même certains Etats auraient pu être tentés par la clémence. Pour le peuple grec, la résistance eut été la pire des réponses, en tant qu’elle aurait encore aggravé son désarroi et l’asservissement de ses représentants politiques. Sur l’épisode grec, et sur le Brexit – alors que le vote des britanniques semble contrarié par les difficultés du Royaume-Uni à s’extraire du cadre réglementaire de l’Union européenne – Toni Negri conclut à l’absence de « dehors » européen.

Mais il n’y aurait pas, non plus, de « dehors » mondial. Le cadre mondialisé de la politique et de l’économie est là et il est irréversible : la « dé-mondialisation », par le retour à l’exclusive de l’état-nation, est une vaine perspective. Le politique ne pourrait plus être pensé « en dehors » d’un  état des choses mondial. Negri parle ainsi du « mondial » comme du transcendantal épistémique de la politique : ayant acquis une identité propre, il devient le lieu à partir duquel penser les phénomènes politiques aux échelons « inférieurs ». Dans un ordre mondial « bloqué », l’affrontement entre espaces de dimension continentale se trouve exacerbé par les dynamiques de conservation et de conquête des parts du marché global. Cet ordre aspire les « petits », les met au ban d’empires économiques en construction. Il donnerait à voir le néolibéralisme dans toute sa dimension autoritaire et « disciplinaire », reléguant les États au rôle d’« intermédiaires » zélé dans la mise en œuvre de son agenda. Face à cela, Negri invite à jeter une lumière crue sur les « illusions » qui ont conduit à construire l’Europe à travers les Etats. Puisque la démocratie au sein des États-nations n’a pas pu empêcher l’hégémonie néolibérale, il ne peut plus y avoir de salut par la démocratie telle qu’organisée au sein de l’état-nation.

L’Europe devra ainsi être défaite, car la marque ordo-libérale des traités ne saurait être réformée, et reconstruite, dans une logique fédérale assumée, en dehors des Etats. Dans son discours, Negri abandonne deux fois l’État-nation : par l’union fédérale des peuples européens qu’il promeut, et par son rejet de l’État comme lieu d’action et de puissance face au néo-libéralisme. Pour reconstruire l’Europe, Negri s’inspire de la tradition ouvriériste, celle des « forces instituantes » de Castoriadis, pour suggérer de recourir à la constitution d’un réseau transnational de luttes locales, de « villes-rebelles ».

Cette ouverture peine à convaincre car elle s’appuie sur deux hypothèses fortement contestables.

Toni Negri lors de la conférence données à l’ENS. © Lola Salem / Groupe d’Études Géopolitiques

La première voudrait croire en l’existence d’une certaine unité idéologique et politique transnationale en Europe et sur l’idée d’Europe, nécessaire à l’effet réseau des « villes rebelles ». Il existe bien un embryon de trans-nationalité du débat sur l’Europe, mais il ne constitue pas une « communication » au sens d’Habermas, capable de nourrir un projet politique commun. Si des fronts « communs » sont nés en réaction aux crises migratoires et des dettes souveraines, ils ne formulent pas de pensée normative sur l’avenir du continent. Que l’on pense à l’alliance des démocraties dites « illibérales » autour du groupe de Visegraad (Pologne, Hongrie, Slovaquie et République Tchèque) ou au mouvement « Diem25 », porté par l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis, et qui entend promouvoir une trans-nationalité alternative ressemblant aux visées proposées par Negri (une ambition fédérale s’appuyant sur une critique de l’Union européenne néolibérale et sur un agenda de relance keynésienne), aucun ne parvient encore à distiller une synthèse européenne crédible. Par ailleurs, bien que les dirigeants politiques européens proposent aujourd’hui une vision de l’Europe comme des axes programmatiques à part entière, ils le font avec des référents qui demeurent essentiellement nationaux (ainsi de l’Allemagne ou de la France, qui œuvrent à penser l’Union comme un prolongement d’eux-mêmes) et sans proprement intégrer les contraintes des pays voisins. L’observation des mouvements populaires récents dont le discours était en partie projeté vers l’Union européenne, comme le mouvement des indignés né à la Puerta del sol de Madrid, montre que leur caractère transnational n’était au mieux qu’évanescent (le mouvement des indignados s’est développé notamment au Portugal, en France, en Allemagne, en Italie et en Angleterre, mais les mobilisations étaient alors moindres qu’en Espagne, et initiées le plus souvent par des Espagnols expatriés en contact avec le mouvement espagnol).

“Alors même qu’il décrit le « mondial » comme le transcendantal épistémique de la politique, comment Negri peut-il privilégier le rôle des villes, qui ne possèdent aucun des leviers d’action, même rabougris, des Etats, pour s’imposer dans un nouvel ordre mondial à nouveau caractérisé par des affrontements de puissance continentale ?”

La deuxième hypothèse sur laquelle s’appuie Negri pour discréditer le rôle des États dans l’entreprise d’une reconstruction européenne implique que ce serait par des communautés infranationales, en l’occurrence les villes, que l’on parviendrait à mener la refondation qu’il appelle de ses vœux. Alors même qu’il décrit le « mondial » comme le transcendantal épistémique de la politique, comment Negri peut-il privilégier le rôle des villes, qui ne possèdent aucun des leviers d’action, même rabougris, des Etats (l’impôt, la violence légitime, la législation) -, pour s’imposer dans un nouvel ordre mondial à nouveau caractérisé par des affrontements de puissance continentale ? L’abandon de l’État-nation préconisé par Negri serait en fait le point de départ d’un nouvel internationalisme, qui détruirait les « empires » politiques comme il scinderait les sociétés multinationales qui véhiculent, elles-aussi, une forme d’impérialisme par leur position monopolistique sur le marché. Il est peu de dire qu’il paraît rapide et orthogonal avec la protection, au moins à court terme, des plus précaires.

Car c’est bien la question du « commun » qui reste au centre du jeu. « Le commun ne peut être fait qu’a travers l’Europe mais l’Europe ne se fera qu’en commun » : c’est par ce beau chiasme que Toni Negri achève son propos d’ensemble et souligne toute la difficulté du projet d’Union européenne. L’idée de l’Europe serait celle d’une vitalité à construire du « commun ». L’on pourrait presque y voir un oxymore (quel est, au juste, le commun européen?), et c’est justement là que réside la grandeur de cette association. A la recherche de la cause commune…

Lolita Chávez : “Les multinationales se comportent comme des prédateurs”

http://ctxt.es/es/20171220/Politica/16773/Guatemala-Gorka-Castillo-Sarajov-Florentino-Pérez.htm

La revue espagnole CTXT publiait en décembre 2017 cet entretien avec l’activiste guatémaltèque Lolita Chávez, réalisé par Gorka Castillo. Finaliste du Prix Sakharov 2017, finalement décerné par le Parlement européen à l’opposition vénézuélienne, Lolita Chávez est une défenseure reconnue des droits des femmes et des populations autochtones d’Amérique latine. Elle dénonce dans cet entretien la toute-puissance des multinationales sur le continent latino-américain ainsi que les multiples formes d’oppression subies par les femmes indigènes – Traduit de l’espagnol par Florian Bru. 

Lolita Chávez (Santa Cruz de Quiché, Guatemala, 45 ans) le ressent. Elle vit avec l’animal de la peur. Et toutes les femmes de sa communauté le ressentent aussi. Et les grand-mères. Beaucoup sont mortes pour avoir remué des situations injustes, pour avoir tenté d’ouvrir une brèche dans la forteresse de l’impunité. Les dernières furent deux camarades qui s’étaient interposées physiquement contre l’avancée des entreprises d’exploitation minière et forestière. Au Guatemala sont commis depuis dix-sept ans des crimes atroces contre des femmes, dans leur immense majorité des indigènes mayas, jeunes, travailleuses, à la peau mate et aux cheveux longs.

Bien que le nombre de disparitions atteigne plusieurs centaines dans tout le pays, ce sont près de neuf cents crimes qui restent impunis depuis 2010. Des assassinats que l’immense majorité des habitants impute à l’armée, aux paramilitaires et aux mafias avec lesquelles le pouvoir économique a de profondes connexions avec le système politique guatémaltèque. C’est pour cela que Chávez ne tient pas sa langue et dénonce la situation. Elle l’a fait si ouvertement qu’elle a dû être secourue par une organisation espagnole qui la maintient aujourd’hui à l’abri, grâce à un programme de protection spécial. Sa vie et celle de ses deux enfants sont en jeu.

La deuxième semaine de décembre, elle était à Strasbourg en tant que finaliste du prix Sakharov, que le Parlement Européen décerne chaque année à une personne s’étant illustrée par son action en faveur des droits humains. La récompense a fini dans les mains de l’opposition vénézuélienne, mais elle aurait aussi bien pu échoir au groupe de femmes mayas qui, comme Lolita Chávez, dévoile depuis des années d’obscurs intérêts économiques que des entreprises multinationales comme l’espagnole ACS (Actividades de Construcción y Servicios) habillent de rhétorique civilisatrice. « Nous, les femmes, nous sommes en révolte contre un modèle de vie prédateur. Nous ne voulons pas de leur argent. Nous ne voulons pas de leurs miettes », dit cette femme douce, mais qui sidère par la force intérieure qu’elle renferme.

CTXT : Qu’a impliqué pour vous cette reconnaissance ?

Eh bien, ça m’a beaucoup interpellée et j’ai demandé quelle en était la raison. On m’a répondu que c’était une initiative du groupe parlementaire des Verts, en reconnaissance de mon parcours pour la défense du territoire et des biens communs de mon peuple. C’est aussi parce que je suis une femme maya. Cette mise en relation de la lutte pour le territoire avec la cosmovision enracinée dans notre perception ancestrale a provoqué ma nomination. Quand j’en ai été informée, je traversais un moment difficile ; j’avais été victime d’attaques de la part de groupes violents.

CTXT : Pendant la remise du prix à l’opposition vénézuélienne à Strasbourg, vous avez rompu le protocole avec un geste très symbolique, de quoi s’agissait-il ?

Oui, je me suis levée et j’ai brandi une affiche contre les multinationales. Nous y avions réfléchi avec mon peuple, parce que c’était une forme de reconnaissance de ma communauté. Ce qui s’est passé, c’est qu’en apprenant ma nomination, on m’a contactée depuis d’autres territoires du Honduras, du Costa Rica, du Mexique, du Salvador, d’Argentine, du Chili et même du Brésil pour me demander que je profite de l’occasion et que je montre à l’Europe ce que subissent les peuples natifs d’Amérique latine à cause des entreprises multinationales, dont beaucoup sont européennes.

“Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères.”

Ça a été une chaîne d’expressions contestataires très grande, très émouvante. Quand on m’a expliqué que dans le protocole de la cérémonie j’étais une invitée spéciale, sans la possibilité de prendre la parole, j’ai demandé conseil aux femmes de ma communauté et nous avons convenu collectivement de deux propositions. L’une était que si je ne devais pas pouvoir parler, mieux valait que je ne m’y rende pas. L’autre était que si j’y assistais, je trouve un moyen de rendre visibles les motivations qui m’avaient amenée jusque là-bas. Il s’agissait de défier le protocole en affichant notre lutte contre les multinationales et en employant notre expression native d’Abya Yala [utilisée par les peuples indigènes pour désigner le continent américain] plutôt que « l’Amérique ».

CTXT : On insiste généralement sur le fait que ces entreprises ne laissent sur vos territoires que misère et douleur.

Le problème est leur avarice sans limite. Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères, dont certaines sont espagnoles, comme ACS. Nous en sommes arrivés à une situation si extrême qu’aujourd’hui, nous nous voyons dans l’obligation de lancer un appel urgent à la communauté internationale pour freiner toutes et tous ensemble le néolibéralisme. Nous défendons l’eau, les terres et les montagnes au prix de notre vie. Comme disent les grand-mères de ma communauté : « Nous avons participé à la redistribution des ressources, mais c’est avec nos vies que nous nous sommes opposées aux entreprises multimillionnaires qui ne faisaient qu’accumuler des biens ».

CTXT : Comment ces entreprises se comportent-elles dans un territoire comme l’Amérique latine, si riche en ressources naturelles ?

 Elles se comportent comme des prédateurs. Elles saccagent tout et, une fois que c’est fini, elles continuent à côté. Leur désir d’accumulation est si insatiable qu’elles sont en train d’exterminer l’humanité. Mais ces expressions ne suffisent pas à exprimer les jugements que nous, les peuples, portons sur ces entreprises. Par conséquent, notre lutte est permanente. Le mandat que nous avons reçu de nos grand-mères est de ne rien céder face à ce système pervers que l’on tente de nous imposer, face à ces gens qui devraient être la honte de l’humanité.

CTXT : Quelle réponse obtenez-vous des Etats ?

Les puissances mondiales font partie de ce fléau. Je l’ai déjà dit à l’Union Européenne : vous êtes responsables. Et les Etats-Unis le sont aussi, eux qui ont infligé les maux les plus sombres et sanglants à mon peuple pendant la guerre.

“Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui.”

CTXT : Et comment vit-on ce processus de destruction que vous décrivez quand on est, en plus, une femme ?

C’est une double peine. Depuis l’arrivée des multinationales nous vivons dans un système patriarcal, militaire et raciste. C’est une stratégie économique globale qui s’appuie sur une législation pensée pour protéger les intérêts prédateurs. Nous luttons contre un modèle machiste et raciste que sécrète les structures institutionnelles par leurs efforts d’accumulation. Ces efforts font que la seule préoccupation est de gagner de l’argent pour survivre, occultant la violence déployée pour y parvenir. Les violences sexuelles, les insultes et expressions racistes quotidiennes que nous subissons en tant que femmes sont étouffées et ignorées. Je l’ai moi-même vécu, et c’est révoltant. Les parcours jusqu’à la prison que suivent les femmes en lutte qui sont arrêtées ne sont pas les mêmes que ceux des hommes. Avant, elles sont violées et torturées.

LVSL : Qui pratique ces atrocités ?

Ils sont nombreux. Les militaires, par exemple, qui depuis de nombreuses années sont formés à l’Ecole des Amériques pour pouvoir faire disparaître et torturer sans que ça ne perturbe leur conscience. Ces militaires sont liés à des groupes paramilitaires et à la délinquance organisée, les Maras. Au-dessus d’eux se trouvent les fonctionnaires publics et des familles oligarques comme les Gutiérrez Bosch, qui considèrent les indigènes et les femmes comme des servantes, comme des esclaves. Finalement, il y a les grandes entreprises minières et forestières mafieuses, pour qui nous ne sommes que des obstacles.

CTXT : A quelles entreprises faites-vous allusion ?

ACS, dont la filiale Cobra a pillé l’eau du fleuve Cahabón qui approvisionne vingt-neuf mille indigènes, est l’une d’entre elles. C’est pour cela que je donne souvent rendez-vous à Florentino Pérez [homme d’affaires espagnol, président du Real Madrid], parce que je veux que nous nous rencontrions, qu’il connaisse les visages des communautés que son entreprise essaie d’éliminer au Guatemala, ainsi que nos histoires, à nous qui défendons un autre modèle de vie. Qu’il mette un visage sur nous. Il y a aussi Enel, une entreprise italienne d’énergie, qui a déplacé et divisé des communautés à Cotzal pour construire une centrale hydroélectrique, et la canadienne Gold Corp, qui a déjà pillé un territoire et qui s’est maintenant lancée vers d’autres zones pour continuer à le faire. Nous voulons qu’ils mettent un visage, parce qu’ils nous tuent et que l’humanité ne s’en rend pas compte. Alors moi, je leur dis que nous ne sommes pas des êtres de rang inférieur et que nous continuerons à interposer nos vies pour stopper leur activité, comme nous l’avons fait avec Monsanto. Nous, les femmes, nous sommes rebellées.

CTXT : Vous considérez-vous victimes de ce capitalisme vorace et patriarcal ?

Nous ne nous considérons victimes de rien. Nous sommes défenseures de modèles alternatifs de relations humaines, de nouvelles formes d’internationalisme. L’une des problématiques fondamentales que nous partageons en Abya Yala, c’est que nous ne sommes pas nées pour être des victimes, rendues esclaves par un sentiment de rejet. Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui. Le mode de vie des peuples natifs n’est pas l’accumulation de l’argent, parce qu’il n’apporte pas la plénitude mais de la souffrance.

CTXT : Avez-vous des peurs ?

Oui, mais je les garde pour moi. Je préfère ne pas les dire.

 

Crédit photo : ©Manolo Finish 

Tribune : Réponse d’une europragmatique à un eurobéat – par Sophie Rauszer

Sophie RAUSZER (LFI), ancienne candidate de la circonscription du Bénélux. ©Stéphane Burlot

Le député de la circonscription du Benelux, Pieyre-Alexandre ANGLADE (LREM), affirmait récemment « Entre postures souverainistes et discours pro-européen, il n’existe pas de juste milieu ». Sophie RAUSZER (LFI), ancienne candidate au second tour face à lui, lui répond.

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« Entre postures souverainistes et discours pro-européen, il n’existe pas de juste milieu ». Je vous accorde largement ce point.  La question européenne dépasse le clivage droite/gauche mais recouvre bien davantage la tension entre peuple d’un côté – dont on a ignoré le coup de semonce en 2005- et oligarchie de l’autre, avec des représentants qui se complaisent dans un Européisme béat refusant d’établir tout rapport de force. La seule solution européenne, c’est le respect des souverainetés populaires. Cela suppose d’arrêter de se cacher derrière une illusoire souveraineté européenne pour mieux faire passer en force des décisions contraires aux intérêts des peuples européens. Plutôt que d’attendre la constitution d’un mirifique peuple européen, construisons des solidarités de fait.

Vous prolongez le cauchemar européen. L’Europe de votre majorité, c’est la continuation de l’Europe du pire : renoncement sur les perturbateurs endocriniens, supercherie sur les travailleurs détachés, bâillon du peuple français sur le CETA… Les réformes du marché du travail et de l’(in)justice fiscale en étaient les premiers signaux d’alerte. Vous avez suivi à la lettre les « recommandations » de la Commission européenne dans son Semestre européen : baisse des dotations aux collectivités locales, poursuite du Pacte de responsabilité de Hollande, hausse de la TVA dans le logement social, etc. En mai 2016, elle regrettait le « peu de flexibilité pour les employeurs de dévier des accords collectifs par branche ». Vous avez ajouté la touche finale à la réforme El Khomri.

Avec la question du drapeau européen, nous avons posé la première pierre. Outre le symbole religieux excluant de fait une large partie des citoyens européens, Macron poursuit ici la politique de ses prédécesseurs et son jupitérisme caractéristique. Il piétine la ratification du traité de Lisbonne par le Parlement français qui excluait la déclaration annexée sur les emblèmes.

Plus personne n’est dupe. Le mot « pro-européen » ne cache plus la réalité. Une Europe néolibérale sauvage et brutale contre les moins favorisés. Relancer un projet à bout de souffle autour de l’armée et de l’argent : qui peut y croire ?  Près de 4 millions de jeunes européens au chômage (un jeune sur deux en Grèce), 13 millions de travailleurs pauvres en Allemagne et une Union passoire du dumping social et fiscal. Ce sont là les batailles à mener.

Bref, il y a ceux qui continuent l’Europe du pire et il y a l’Europe Insoumise. Le Plan A, c’est les réformes profondes dont l’Europe a besoin : harmonisation par le haut des salaires minimaux, politique monétaire au service de la relance durable, taxe écologique et sociale aux frontières de l’Union européenne, moratoire sur les extractions fossiles. Madame Merkel n’en veut pas ? La France lance la dynamique, l’opère sur son territoire et offre son soutien aux États qui voudraient s’engager sur la même voie. C’est le Plan B. Je note qu’après moult tergiversations, c’est finalement la position que vous adoptez pour le glyphosate en l’interdisant prochainement sur le territoire national. National. Encore un petit effort et vous serez souverainiste !

Photo :
©Stéphane Burlot

Miguel Urbán : « La structure de l’Union européenne favorise l’évasion fiscale »

Article initialement publié dans le journal espagnol El Salto En avril 2016, le scandale des Panama Papers éclatait. Depuis, le Parlement Européen a créé une commission afin d’enquêter sur les dessous de l’ingénierie fiscale mondiale et de proposer des changements de réglementations pour que l’argent ne s’évapore plus vers des pays aux règles fiscales opaques et laxistes. Un an et demi plus tard, le travail de cette commission semble être totalement édulcoré suite aux derniers votes du Parlement européen et à l’éclatement d’un nouveau scandale, de plus grande ampleur, celui des Paradise Papers, qui replace sur la scène médiatique le lourd problème de l’évasion et de la fraude fiscales. L’eurodéputé de Podemos, Miguel Urbán, a participé à cette commission. Très critique sur le fonctionnement de l’Europe, il dénonce les faux-semblants de la lutte contre l’évasion fiscale, quand « les institutions et les réglementations européennes n’ont été créées que pour favoriser les multinationales ».


Un an et demi ont passé depuis le scandale des Panama Papers. C’est à ce moment qu’a été créée une Commission d’enquête au Parlement Européen, à laquelle vous participez. Maintenant c’est le scandale des Paradise Papers qui éclate. Est-ce que quelque chose a changé concernant la réglementation depuis la création de cette Commission ?

Pour l’instant non. Il faudra voir ce qu’il se passe lorsqu’on votera les recommandations que cette enquête proposera. Il y a encore beaucoup de pressions sur le résultat. En plus, ce sont seulement des recommandations qui sont faites à la Commission Européenne ou aux Etats afin qu’ils légifèrent, mais elles ne les engagent à rien.

En revanche, les conclusions nous sont, elles, bien utiles. Elles nous donnent une vision de l’ampleur du problème auquel nous faisons face. Elles prouvent qu’il ne s’agit pas ici d’une question de conjoncture, mais de structure, qui est liée à la période du capitalisme liquide dans laquelle nous nous trouvons. La grande coalition et les institutions européennes ont clairement voulu utiliser cette commission comme une excuse pour montrer que l’on travaillait, mais dans une certaine mesure, cela n’a été qu’un ravalement de façade. Un ravalement de façade pour un grand nombre d’institutions, de banques, de cabinets ou de pays qui ont été auditionnés par la commission.

“Le Parti populaire européen a voulu mettre l’accent sur le Panama. A la commission d’enquête, on a voulu aller chercher du côté de Luxembourg, de Malte, du Royaume-Uni (…) Il y a des repaires fiscaux à l’intérieur même de l’Europe.”

Nous avons cependant réussi à retourner le discours que le Parti Populaire européen (PPE) a voulu mettre en place, selon lequel le problème des paradis fiscaux ne concernait que les pays du sud. Le PPE a voulu mettre l’accent sur le Panama, les Bermudes ou les Iles Caïmans, mais à la commission d’enquête nous avons bien dit que nous ne voulions pas nous concentrer sur le Panama : on a voulu aller chercher du côté du Luxembourg, de Malte, du Royaume Uni… On a voulu attirer l’attention sur le fait que le problème est à l’intérieur même de l’Europe. Il y a des repaires fiscaux – je n’aime employer le terme « paradis » qui peut comporter une connotation positive – à l’intérieur même de l’Europe.

Il est par exemple significatif de remarquer la quantité infime de ressources humaines qu’emploie le mécanisme de supervision, dépendant de la Banque Centrale Européenne, chargé de contrôler la réglementation même de l’UE sur l’évasion fiscale.

Quelles sont les différences entre les Panama Papers et les Paradise Papers ?

 Les Panama Papers ont servi à montrer comment fonctionnait le monde du « offshore ». Mais Mossack Fonseca était un peu le bas de gamme des cabinets d’optimisation fiscale en comparaison avec les Paradise Papers. Appleby va beaucoup plus loin en nous révélant l’univers particulièrement complexe qui se cache derrière l’ingénierie fiscale et en mettant en évidence, grâce à plusieurs facteurs, les lacunes de la réglementation actuelle.

L’un de ces facteurs est celui du mythe de l’autorégulation, que le Parti Populaire a tant défendu en Europe. Les Paradise Papers ont prouvé qu’il ne fonctionne pas, puisqu’Appleby avait de hauts standards d’autorégulation. Ce qui nous indique que nous avons besoin d’une législation qui puisse réguler les facilitateurs de l’évasion et de la fraude fiscale : les planificateurs fiscaux, les cabinets d’avocats et les banques. Sans les banques tout cela serait impossible, mais ceux-ci peuvent opérer dans des paradis fiscaux en totale liberté, sans supervision, et sans contrôle.

Un autre élément qui nous a été démontré est le rôle des sociétés écrans : les fondations et les trusts. Leur seule mission consiste à cacher à qui appartient l’argent en réalité. Au sein de la commission sur les Panama Papers nous avons réussi à ce qu’une demande soit faite pour que chaque pays tienne un registre réel des propriétés, afin de démasquer et de connaître qui se cache derrière ces sociétés.

“La structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent l’évasion fiscale (…) Il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale, ce qui crée une compétition à la baisse pour attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants.”

Le troisième facteur à prendre en compte, c’est qu’alors que dans le cas des Panama Papers on ne parlait que du Panama, le scandale d’Appleby nous montre qu’il existe un vaste réseau de repaires fiscaux utilisés par de nombreuses multinationales. De la même façon que nous avons besoin d’un registre des propriétés dans chaque pays, les multinationales devraient faire une déclaration de leurs bénéfices dans chaque pays également, pour éviter qu’il y ait des sociétés qui amassent et détournent des millions vers les paradis fiscaux afin de fuir leurs responsabilités fiscales.

Vous avez parlé de Malte et du Luxembourg, mais nous remarquons aujourd’hui que dans les Paradise Papers il est beaucoup question de la Hollande et de l’Irlande.

Il est clair que le Royaume Uni, le Luxembourg et les Pays-Bas sont les trois champions de l’évasion fiscale en Europe. L’Irlande dans une moindre mesure, mais elle est aussi mise en avant à cause de ses baisses d’impôts à destination de grandes entreprises. Le problème ici est que la structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent tout cela. Ajoutons-y une dévaluation fiscale à la baisse et le dumping fiscal, ce en quoi la Hollande et l’Irlande excellent. On a appris des choses dans les scandales des Luxleaks concernant les pratiques des Pays-Bas, mais cela n’a rien changé pour autant.

Qu’est-ce qui pousse un pays à l’économie solide et développée, comme c’est le cas pour les Pays-Bas, à pratiquer ce dumping fiscal ?

Le problème, c’est qu’il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale. Cela crée une compétition qui s’opère toujours à la baisse afin d’attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants. Il y a des informations qui indiquent que nous perdons 1 000 milliards d’euros de recettes fiscales par an dans toute l’Europe. Avec cette somme d’argent nous pourrions bien nous passer de toutes ces coupes budgétaires. Toute cette évasion et toute cette fraude fiscale créent toujours plus d’inégalités.

Miguel Urbán | Photo : Álvaro Minguito

Dans les Luxleaks, on a découvert des accords bilatéraux entre les entreprises et le Luxembourg, les fameux Tax ruling. Les Paradise Papers ont révélé que Nike avait passé un accord avec les Pays-Bas afin de ne pas payer d’impôts pendant dix ans. Est-ce que l’Europe fait quelque chose pour mettre fin à ce type d’accord ?

Elle tente de démontrer et de donner l’apparence qu’elle fait quelque chose. On a vu quelques sanctions dérisoires, comme celle appliquée à Apple par la Commissaire européenne à la concurrence. Mais on n’affronte pas réellement le problème. De fait, à de nombreuses occasions, on légifère en faveur des entreprises. Deux exemples : les accords mis en place pour éviter la double imposition finissent, et on le sait pertinemment, par devenir des accords de double non-imposition, car les entreprises en question finissent par ne plus rien payer nulle part.

Deuxième exemple : la faible protection des whistleblowers, les filtreurs ou lanceurs d’alerte. Le même jour qu’a éclaté le scandale des Panama Papers, on votait au Parlement Européen une réglementation qui fragilise encore davantage les lanceurs d’alerte. Lorsqu’il a pris connaissance du vote, Antoine Deltour, qui est à l’origine des Luxleaks, nous a demandé de nous y opposer, parce que la législation faisait en sorte de les priver de toute protection. Au lieu de proposer des lois qui promeuvent la transparence et qui protègent les lanceurs d’alerte, l’UE préfère légiférer en faveur des entreprises.

De plus, lorsque le Parlement Européen fait une proposition qui va dans le sens d’un vrai changement, comme par exemple la quatrième directive européenne contre le blanchiment d’argent, la Commission Européenne l’annule. Mais bien sûr, son président, Monsieur Juncker, a été premier ministre du Luxembourg et impliqué directement dans le scandale des Luxleaks.

Les cabinets impliqués dans les Paradise Papers agissaient sur dix-neuf territoires. Douze d’entre eux ne sont pas considérés par l’Etat espagnol comme étant des paradis fiscaux. Cinq d’entre eux ont été éliminés il y a trois ans à cause de ces accords de double imposition dont vous parliez.

 

Oui, c’est aussi ce qu’on a observé avec les Panama Papers. A ce moment-là c’est le PSOE représenté par Zapatero et Rubalcaba qui avait retiré le Panama de la liste des repaires fiscaux. Par la suite il a été très étrange d’écouter le ministre de la Justice du Parti Populaire, Rafael Catalá, parler de ces repaires comme des lieux à la législation « particulière ». Par « particulière », il devait sûrement faire référence au secret bancaire, à l’opacité fiscale ou au refus de partager l’information avec les autorités d’autres pays.

“Il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts.”

Le problème est qu’il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission Européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts. Il y a une liste énorme de personnalités politiques éclaboussées par ces scandales. Sans parler des phénomènes de porte tambour (Ndlr : les circulations entre politique et monde des affaires) entre ces législateurs et les entreprises ou les cabinets qui facilitent l’évasion.

Le dernier rapport d’Oxfam indique que la moitié des investissements arrivant en Espagne a transité par ces territoires et que l’investissement des entreprises espagnoles dans ceux-ci a été multiplié par quatre. Cela voudrait-il dire que notre économie repose sur les paradis fiscaux ?

Notre économie est en train de diminuer, il suffit de regarder les données qui révèlent ce que nous perdons à cause de l’évasion et de la fraude fiscales. Mais nous devrions aussi regarder dans quels secteurs notre économie investit. On observe de forts investissements provenant de fonds vautours dans le logement et le foncier. On en revient donc au secteur du bâtiment et on investit dans des secteurs qui ne sont pas productifs.

Il y a quelques années, quand on parlait de paradis fiscaux, et notamment de la Suisse, l’image qui nous venait à l’esprit était celle d’un dictateur africain qui y cachait ses diamants et l’argent qu’il avait dérobé à son pays. Maintenant, on peut voir apparaître des noms comme celui de Shakira, Bono…

 C’est ce que je disais par rapport au Panama et à l’Europe : à travers cette image du fraudeur africain on essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un problème des pays du Sud. Mais aujourd’hui nous pouvons clairement voir que les plus grands fraudeurs viennent d’Europe et des Etats-Unis. La différence c’est que, maintenant, nous connaissons leurs noms. Il est d’ailleurs curieux qu’à de nombreuses occasions la Commission européenne se soit montrée davantage préoccupée par la révélation des noms des fraudeurs que par l’évasion fiscale en elle-même et les pertes causées par celle-ci.

“Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon.”

Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts, exactement comme à l’époque. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon. C’est une classe qui non seulement se situe au-dessus du citoyen moyen, mais qui se place également au-dessus des petites et moyennes entreprises. C’est une nouvelle noblesse qui se croit au-dessus des lois. On ne peut pas permettre cela. Il faut combattre ce système postmoderne du féodalisme.

Commission d’enquête spécifique en Europe, grands scandales qui attisent le débat au sein de l’opinion publique… Sommes-nous proches de la fin des paradis fiscaux ? Ou ont-ils toujours une longueur d’avance ?

Si seulement ils n’avaient qu’une longueur d’avance. Nous sommes en réalité bien loin derrière eux. Pour vous faire une idée, dans le scandale des Panama Papers on a découvert 213.000 entreprises offshore, ce qui représente seulement 0,6% de celles qui existent dans le monde. Avec celle d’Appleby on peut imaginer en être à 1,5%. Ce qui fait que, si on considère ces chiffres, nous sommes bien loin de connaître ce qui se passe vraiment. Il y a de très grands intérêts pour certains à ce que tout cela ne soit pas su. Nous voyons ce qu’ils veulent bien nous laisser voir, mais il y en a beaucoup plus en réalité.

Propos recueillis par Yago Álvarez, traduits de l’espagnol par Lou Freda. 

Les gauches européennes tentent de converger à Marseille

Les 10 et 11 novembre, des participants de 80 organisations syndicales et politiques de plus de 30 pays étaient à Marseille pour un Forum européen des gauches européennes. Deux jours de débats à l’initiative du Parti de la Gauche Européenne (PGE) qui fait dialoguer des formations diverses ; l’occasion pour LVSL d’interroger certains de leurs représentants.

Pendant deux jours, des partis communistes ou d’affiliation marxiste comme le PCF ou le PTB croisaient représentants de Podemos, du Bloco de Esquerda, Syriza, Diem25 (formation de l’ancien ministre démissionnaire grec Varoufakis) et représentants de la gauche de la sociale démocratie. A noter, un grand absent : la France insoumise de Jean Luc Mélenchon, pourtant député de Marseille et présent dans la cité phocéenne ce weekend.

L’objectif affiché du Forum était de dégager des lignes de convergence communes aux gauches en Europe pour s’organiser contre la domination du consensus libéral. Une mission compliquée du fait d’un manque structurel de coopération politique efficace des forces antilibérales sur le vieux continent et alors que les gauches semblent plus que jamais divisées quant à la stratégie à adopter face à l’Union européenne.

Le modèle revendiqué de l’initiative est le forum de São Paulo qui dans les années 1990 avait su faire converger des forces diverses en Amérique latine contre l’ordre néolibéral. Une perspective qui sera difficile à atteindre. Ces forums – auxquels on peut ajouter celui du Plan B qui se tenait récemment à Lisbonne initié par les forces populistes de gauche – restent encore peu médiatisés et souffrent souvent de manque de débouchés. Il s’agit pourtant de lieux importants d’échanges d’idées et ils témoignent en filigrane de l’état des gauches européennes.

Deux ans après, la crise grecque toujours source de divisions

Il est désormais évident que la séquence politique de mai 2015 ayant conduit à la capitulation forcée du gouvernement grec face à l’Union européenne a durablement établi une nouvelle ligne de fracture dans les gauches européennes. On peut pour s’en convaincre comparer le Forum de Marseille à une initiative passée, celle du Forum européen des alternatives de 2014, quelques mois avant le référendum grec. Étaient alors présents non seulement Jean Luc Mélenchon mais aussi Zoé Konstantopoulou, à l’époque Présidente du Parlement grec et aujourd’hui l’une des opposantes au gouvernement Tsipras. Les choix faits par le gouvernement grec et l’incapacité à faire collectivement barrage à la politique brutale des créanciers de la Grèce par la gauche de l’époque ont conduit à une situation de division durable des forces anti-austérité.

Marc Botenga, responsable Europe du PTB à la table de son parti

Cependant, un certain nombre de participants ne comprennent pas l’absence du leader de la France insoumise alors que des membres de Podemos ou du Bloco de Esquerda sont présents, et que ces mouvements sont aussi impliqués avec la FI aux sommet du plan B. Pour Anne Sabourin, coordinatrice de l’événement, la FI « fait partie de la même famille politique » et son absence « l’isole de partenaires indispensables ». Ce boycott peut être interprété comme une volonté d’afficher une radicalité sur la question européenne, mais pour l’organisatrice du forum « il ne s’agit pas de coalition électorale, mais de convergences concrètes sur des campagnes qui engagent collectivement les participants. »

Il y a quelques semaines, lors d’un voyage en Grèce le leader de la France insoumise avait déjà consciencieusement évité de rencontrer le parti Syriza au pouvoir tout en affichant son soutien à Zoe Konstantopoulou, une des opposantes de gauche au gouvernement. Irrité, le secrétaire général de Syriza présent à Marseille charge : « la division des forces anti-austérité serait le tombeau de la gauche en Europe ».

À l’occasion de son déplacement en Grèce, Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs vivement critiqué le fonctionnement du Parti de la Gauche Européenne et du groupe de la GUE-NGL au Parlement européen dont il était membre avant son élection à l’Assemblée nationale. Jugeant que ces organes au fonctionnement confédéral sont trop hétérogènes et manquent de visibilité politique, il a rappelé que si le Parti de Gauche en était membre, ce n’est pas le cas de la France insoumise. Le député des Bouches-du-Rhône a donc affiché une volonté de distanciation.

Ce qui se joue en toile de fond est l’émergence souhaitée par la France Insoumise d’une gauche populiste européenne structurée. Car, pour l’instant, la radicalité de Jean-Luc Mélenchon n’est pas la ligne dominante parmi les gauches européennes. Au Parlement européen, le poids d’organisations qui optent pour un discours prônant le changement profond de l’Union européenne (comme Die Linke en Allemagne) domine sur les tenants de la rupture et du “plan B”.

Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza

Néanmoins, pour Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza « ce Forum est le début d’un dialogue productif sur ce qui doit changer en Europe. Je prends l’exemple de l’organisation de jeunesse de Syriza pour laquelle je parle, qui est une organisation marxiste : nous parlons de construire le socialisme au 21e siècle. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas ouverts à la discussion avec des organisations qui n’ont pas cela comme valeurs centrales. On doit garder des lignes rouges comme sur la dette publique par exemple. Mais il faut aussi penser à tout ce qu’on a en commun avec des organisations qui s’opposent à l’austérité. »

À l’évidence, faire travailler ensemble ces deux courants est de plus en plus compliqué, mais pour Marisa Mathias, députée européenne portugaise du Bloco de esquerda, “Il ne faut pas faire des collectifs factices car il y a des choses différentes et qu’on ne partage pas. Mais ce n’est pas un problème, il faut se concentrer sur ce qui nous rassemble. Je suis portugaise, nous avons une expérience du gouvernement qui démontre qu’il n’y a aucune contradiction entre identité et convergence politique. On doit essayer cela à tous les niveaux de notre action politique. Il y a plusieurs mouvements au niveau européen, il faut voir ce qu’ils apportent et on ne doit pas construire des murs entre les mouvements, ils ont des natures différentes. On doit être engagés dans tout ce qui peut ajouter quelque chose.”

Quelles convergences stratégiques entre partenaires hétérogènes ?

La question des convergences stratégiques et des formes qu’elles doivent adopter reste donc ouverte. Car si tous s’accordent sur la nécessité d’une réponse concertée au consensus néolibéral européen, les priorités dictées par les contextes nationaux ne sont pas partout les mêmes.

Pour Marc Botenga, responsable Europe du Parti du travail de Belgique « quand on parle aux travailleurs de Belgique on voit qu’ils veulent une rupture. Comme l’establishment européen est uni, il doit y avoir selon nous des luttes européennes pour repartir d’une feuille blanche avec les traités européens. »

Un point de vue qui serait certainement nuancé par certains participants au forum, et notamment par les  membres du “Progressive Caucus”, un jeune espace de discussion qui regroupe au Parlement européen certains sociaux-démocrates de gauche, verts et membres de la GUE/NGL.

Marisa Matias du Bloco de Esquerda aux cotés  d’Emmanuel Maurel lors d’un atelier sur le libre-échange

Pour Emmanuel Maurel, eurodéputé PS membre du Progressive Caucus et présent à Marseille, « les convergences existent en vérité. Prenons l’exemple du Parlement européen : sur 80% des sujets importants, on a des convergences entre la GUE-NGL, les Verts et une partie du groupe social-démocrate. » tout en ajoutant : « Je dis bien une partie des sociaux-démocrates, car évidemment ce courant est traversé par de sérieuses contradictions. Mais disons quand même qu’une partie continue à croire en la transformation sociale et renoue avec une critique du système capitaliste. Si organisationellement on n’en voit pas le résultat c’est d’abord qu’il y a une tradition d’éclatement à gauche qui se justifie souvent historiquement, mais compte tenu de l’urgence le mieux est tout de même de travailler à des convergences. »

Il semble difficile aux acteurs de s’accorder sur une conception commune du projet européen, mais des luttes concrètes montrent pour eux qu’il est possible d’avancer. C’est en tout cas ce que pense le responsable du PTB : « Je prends souvent l’exemple des dockers européens qui, dans les luttes, ont su agir de concert, de même lors du mouvement contre le TTIP. De ces luttes naîtront l’alternative. », avant d’ajouter qu’en l’état actuel il n’était pas envisageable en Belgique de pactiser avec des verts et des sociaux-démocrates qui soutiendraient le projet européen actuel.

Ce besoin de convergence semble d’autant plus pressant pour les forces politiques de gauche des « petits pays » de l’Union. Car dans l’éventualité de leur arrivée au pouvoir, la possibilité d’imposer un rapport de force favorable avec les institutions européennes serait alors compliquée « nous savons qu’en Belgique, si nous sommes seuls, nous n’arriverons pas à changer fondamentalement les choses dans toute l’Europe. C’est pourquoi nous voulons changer le rapport de forces. Certaines problématiques sont simplement inenvisageables au niveau national, comme celle du climat. » estime Marc Botenga.

Si une initiative comme le Forum de Marseille propose un espace de dialogue salué par les participants, la seule bonne volonté n’est pas suffisante pour agréger des forces politiques aussi diverses et développer des actions communes. Pour beaucoup le travail ne doit pas être fait à l’envers, et devrait d’abord s’axer sur les propositions plutôt que sur la démarche de création d’une structure ex-nihilo. Un défi que devront maintenant relever les forces du forum de Marseille d’ici le prochain rendez-vous annoncé pour 2018 : passer du constat à l’action commune. Une coordination ad hoc a été mise en place pour préparer des campagnes d’action commune et établir un forum permanent.

En 1889, il y a plus de 100ans, la IIe internationale était capable d’imposer le 1er mai comme fête du travail partout dans le monde avec la revendication de la journée de 8 heures. Cette initiative partait alors de deux postulats : l’existence d’un intérêt commun à tous les travailleurs et la conscience de la nécessité d’une organisation unitaire pour le défendre sur des bases offensives.

Les situations sont évidemment différentes. Les modes d’actions doivent être actualisés. Et bien que nous soyons dans l’Europe de la libre circulation et de la communication, il reste pourtant difficile pour ces forces de s’accorder sur de simples campagnes communes réalisées a minima. Cela montre que l’identification de revendications à portée majoritaire, fondées sur des intérêts politiques partagés par les travailleurs européens, devrait précéder l’instauration d’un cadre prédéfini.

Pour de nombreuses organisations, et en l’absence de perspectives réelles, il est plus tentant de se concentrer sur le contexte national et de se contenter d’adopter des positions qui font office de marqueurs politiques. Cette politique de l’autruche décrédibilise les forces anti-austérité, en éludant la question des moyens de mise en œuvre de leur programme. L’ordo-libéralisme européen bloque tout horizon politique, et c’est bien ce mur qu’il faudra casser dans l’imaginaire politique collectif pour convaincre les peuple de la viabilité et de la faisabilité d’un projet social.

Quelle stratégie européenne pour la gauche ?

©Sam Hocevar. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Alors que le CETA est entré en application et que le président Macron a dévoilé ses perspectives de réforme de l’UE, la contestation de l’Europe néolibérale semble faire du surplace. Si la renonciation d’Alexis Tsipras, encore dans toutes les têtes, est unanimement rejetée, deux visions différentes semblent fracturer les forces de gauche entre tenants de la renégociation des traités européens et ceux prêts à en sortir. Quelle crédibilité accorder aux propos de Yanis Varoufakis ou au plan B soutenu par Jean-Luc Mélenchon ? Surtout, comment articuler les efforts de toute la gauche du continent pour mettre en place un modèle alternatif ? A l’heure où le gouvernement français veut restreindre la souveraineté nationale et ses attributs et où le FDP et la CSU allemands refusent toute forme de solidarité, l’avenir de l’Europe est plus que jamais crucial.

L’impact de l’Union Européenne sur la vie du demi-milliard de citoyens qui y vivent est désormais largement connu : libre-échange sauvage au sein du marché commun et via les accords bilatéraux avec des pays étrangers (CETA, TAFTA, JETA…), politique agricole commune encourageant la surproduction industrielle pour gonfler les exportations et réduire les coûts d’approvisionnement des distributeurs, droits sociaux rognés dans tous les sens, austérité de gré ou de force, privatisations et ouverture à la concurrence obéissant à une logique dogmatique qui n’apporte rien de positif sinon des profits pour quelques uns. Face à un tel bilan, la réponse de la gauche ne peut être que le rejet de cette entité technocratique qui se veut la pointe avancée du néolibéralisme.

A ce titre, il est jouissif de constater l’effondrement des forces “social-démocrates” (Pasok grec, PS, SPD allemand , SDAP néerlandais, restes blairistes du Labour britannique…) sur tout le continent après qu’elles ont soutenu de telles politiques depuis plusieurs décennies. Mais la transformation rapide et heureuse des paysages politiques nationaux en faveur de structures renouant avec les fondamentaux de la gauche, qu’ils s’en réclament ou non, demeure inutile tant qu’un certain nombre d’institutions – Commission Européenne, BCE, ECOFIN, Parlement gangrené par les lobbys et les arrangements de partis – continuent de dicter les conditions dans lesquelles les politiques nationales peuvent être menées. Le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker, lui-même “élu” par arrangement des puissants, n’a jamais caché cette réalité, la résumant avec un étonnant cynisme par la formule : “il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens”.

“En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.”

Bien sûr, il est aisé de critiquer un organe politique aussi pourri que l’Union Européenne, le confronter sur tous les terrains et proposer une alternative viable est autrement plus difficile et beaucoup s’y sont cassé les dents, Alexis Tsipras en particulier. Jusqu’ici, une certaine paresse intellectuelle a conduit la gauche à refuser de creuser ces questions et préférer se rattacher à des mots d’ordre aussi creux que “démocratisons l’Europe” ou “l’Europe sociale” sans intention de remettre en cause les fondements mêmes de l’UE. Durant les 2 ou 3 dernières décennies, les partis de gauche classiques ont usé de ce discours à l’outrance sans progresser sur un quelconque point, si ce n’est celui de l’inventivité novlinguistique.

Autant de temps perdu et de déceptions accumulées qui ont nourri les forces de droite radicale aujourd’hui aux portes du pouvoir, fortes d’un discours nationaliste simpliste qui fait l’économie des nuances et des subtilités des questions socio-économiques et environnementales. En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.

Le rapport de force actuel en Europe est favorable à nos adversaires puisqu’ils construisent leur monde en opposition les uns par rapport aux autres : la Fidesz de Viktor Orban et le PiS polonais se nourrissent de la détestation légitime de l’UE tandis que Macron et le Parti Démocrate italien ne tiennent que par des “fronts républicains” brinquebalants dénonçant le populisme pour mieux légitimer la technocratie antidémocratique. Le cas du Brexit constitue d’ailleurs un excellent contre-exemple, dans la mesure où la droite radicale, voyant son premier adversaire disparaître du jour au lendemain, s’est retrouvée en manque de haine et confrontée à une réalité inattendue.

Pour l’heure, la position de la gauche sur la question européenne n’est pas claire et divise ses propres rangs. Quelle est la bonne stratégie pour forcer la main à l’adversaire et fédérer un engouement suffisamment large pour rompre le fatalisme et la résignation ? Dans la montagne de propositions pondues par les thinks tanks et les hommes politiques, peu méritent que l’on retienne leur attention. Ici, il s’agit revenir sur les propos classiques de démocratisation de l’Europe, les projets de Yanis Varoufakis et la question centrale du “Lexit” (ndlr: “left-exit”, une sortie de l’Union Européenne sur un projet de gauche).

Les solutions classiques discréditées

Durant les dernières décennies, le discours de la “gauche de gouvernement” s’est concentré sur la revendication de démocratisation des instances européennes, en particulier le Parlement Européen, organe d’avalisation des décisions de la Commission et du Conseil européen depuis sa création en 1979. Les avancées réalisées sur cette question se sont révélées extrêmement minces, comme en atteste le registre des lobbyistes à Bruxelles et à Strasbourg qui n’est que facultatif. L’organisation de la procédure législative européenne demeure extrêmement dominée par la Commission Européenne sur laquelle l’organe strasbourgeois ne dispose que d’un droit de censure qui n’a jamais été utilisé.

“La très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels.”

Au mieux le Parlement peut-il proposer à la Commission de légiférer sur un sujet, ce qui ne comporte aucun caractère contraignant et de telles situations sont rares. Dès lors, le Parlement européen ne peut que se contenter de retoucher les textes proposés par le travail commun de la Commission et du Conseil de l’Union Européenne (réunion des ministres nationaux relevant des mêmes thématiques) ou éventuellement de les bloquer. Lorsque l’on sait que l’intervention d’un député européen est plafonnée à 1 minute et que l’absentéisme est élevé, on mesure à quel point le Parlement européen est loin d’être l’espace de débat démocratique qu’il est censé être. Ainsi, ce sont les ministres et les commissaires non élus qui sont à l’origine de la quasi-totalité de la production législative de l’Union.

Etant donné les disparités des calendriers électoraux nationaux et la complexité des sujets, la très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels. Le cas des accords de libre-échange est encore plus scandaleux puisqu’ils sont négociés dans le secret absolu par des négociateurs choisis par la Commission et que le Parlement Européen est mis devant le fait accompli un fois l’accord rédigé, ne pouvant plus l’amender.

Même en supposant qu’il existe un Parlement européen élu avec une forte participation dans tous les pays membres, dans le cadre de véritables campagnes démocratiques, ce qui est on ne peut plus éloigné de la réalité, les équilibres internes du Parlement sont conçus pour favoriser le consensus néolibéral : les partis politiques nationaux se rassemblent au sein de groupes parlementaires européens qui ne représentent une cohérence idéologique que très limitée. Ainsi, les partis à la droite de l’échiquier politique se regroupent dans le Parti Populaire Européen (PPE) et votent en bloc sur tous les sujets tant que les accords tacites entre leaders nationaux sont tenus. La Fidesz de Viktor Orban, qui ne doit sa qualification de parti de droite qu’à l’existence du parti néo-nazi Jobbikéchange sa participation au PPE, nécessaire pour faire tenir la majorité en place, contre l’indulgence de l’UE sur la politique intérieure du gouvernement hongrois qui est pourtant en effraction notoire avec les principes démocratiques contenus dans les traités européens.

La création de listes transnationales, souhaitée par Emmanuel Macron, ne consisterait alors qu’à présenter devant les électeurs européens ces alliances partisanes hétéroclites derrière des étiquettes vides de sens dans les différents cadres politiques nationaux. De même, face à la forte présence des mouvements nationalistes dans l’hémicycle strasbourgeois depuis 2014, le schéma de la Grande Coalition, incarnation même d’une supercherie démocratique, a été mis en place pour garantir une majorité systématique jusqu’aux prochaines élections européennes. Ajoutons à cela un mode d’élection qui donne aux petits Etats, notamment les paradis fiscaux de Malte, Luxembourg ou Chypre, une représentativité considérable et l’on comprend pourquoi les textes sur la lutte contre l’évasion fiscale sont systématiquement bloqués.

“Comme le déclarait Yanis Varoufakis, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances allemand, Wolfgang Schaüble.”

Au vu de l’impuissance notoire du Parlement Européen, on n’ose imaginer à quoi ressemblerait le Parlement de la zone euro de Thomas Piketty. Compte tenu de la tendance de la “gauche de gouvernement” à former des grandes coalitions avec la droite pour modifier quelques virgules de textes, l’austérité ne serait certainement pas mise en défaut de sitôt, si l’on se base sur ses estimations et les espoirs de Benoît Hamon d’une victoire de Martin Schulz aux élections allemandes en septembre dernier. En revanche, la mise en place d’un tel organe ne pourrait être acceptée par l’Allemagne qu’à une condition : celle du transfert de toutes les compétences budgétaires des Etats membres de la zone euro vers ce Parlement, afin de mettre fin aux marges de manoeuvre nationales pour reporter les programmes d’austérité tant souhaités par la CDU-CSU et le FDP allemands. Comme le déclarait l’économiste et ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis au terme d’un débat en France, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances de Mme Merkel, Wolfgang Schaüble.

Ainsi, les propositions de démocratisation des instances européennes qui se contente de conférer plus de pouvoir au Parlement Européen sont quasi-inutiles tant que la BCE demeure indépendante, que la Commission Européenne demeure aussi opaque et que le droit d’initiative citoyenne est tant limité. Surtout, de telles propositions nécessiteraient de franchir un nouveau palier d’intégration européenne en faveur d’une hypothétique démocratisation d’organes justement conçus pour ne pas l’être. Pour le futur proche, le cadre national demeure donc sans nul doute le cadre d’expression populaire le moins imparfait.

Les contradictions de Yanis Varoufakis et de Diem25

Économiste reconnu et ancien ministre des finances grec durant les 6 premiers mois du gouvernement Tsipras, Yanis Varoufakis s’est imposé comme l’un des critiques les plus reconnus de l’UE depuis sa démission après le non-respect du référendum “OXI” (ndlr: OXI signifie non en grec, choix exprimé par 61% des électeurs vis-à-vis du mémorandum d’austérité de la Troïka) de Juillet 2015. Désormais à nouveau enseignant à la London School of Economics, il publie Adults in the Room (Conversation entre adultes en français) pour dévoiler les coulisses des négociations européennes de 2015. Yanis Varoufakis a créé un mouvement dénommé Diem25 pour “démocratiser l’Europe”. Partant du constat de l’échec des revendications traditionnelles et rejetant l’option du “Lexit”, il propose une stratégie hybride de désobéissance concertée aux traités européens et d’indifférence aux menaces d’exclusion des institutions européennes. Cette proposition en apparence alléchante pour répondre à la division des gauches européennes sur cette question souffre pourtant d’importantes faiblesses. 

L’éventualité de la sortie n’est jamais évoquée de manière cohérente : Varoufakis et son mouvement se prononcent effectivement contre, considérant que des référendums de sortie ne peuvent qu’être monopolisés par les droites dures qui en profiteraient pour appliquer leur programme nationaliste. Ce faisant, il convainc les instances européennes de sa préférence pour l’UE plutôt que pour la sortie de celle-ci, ce qui ne manquera pas d’affaiblir considérablement sa position dans les négociations.

L’Eurogroupe, la BCE et les instances politiques de l’UE n’auraient pas intérêt à céder aux demandes de leurs adversaires si ceux-ci ne sont pas prêts à remettre en cause leur appartenance aux institutions européennes. Malgré la primauté juridique des institutions européennes sur de larges pans de l’économie et de la politique des Etats-membres, les dissidents acquis au programme de Diem25 n’auraient qu’à répondre par la continuité de leur désobéissance. C’est alors que le réel rapport de force débuterait : si les “rebelles” disposent d’un poids important dans la zone euro ou dans l’UE en général – suivant le type de politiques combattues – il est possible de faire céder les organisations européennes sur bon nombre de points et d’obtenir une avancée, même partielle.

Mais si la désobéissance se cantonne à quelques villes, quelques régions ou à un ou deux Etats faibles de l’UE, l’asymétrie de puissance demeurera considérable et les mesures prises par les organes européens forceront le retour à la table des négociations. C’est la situation qu’a connu la Grèce : après avoir refusé pendant 6 mois de se soumettre aux diktats de la Troïka, elle s’est retrouvée à cours d’argent et un contrôle des capitaux a été imposé par la BCE. La Grèce a été forcée de choisir entre sortie de la zone euro et obéissance aux politiques néolibérales. La position de Varoufakis est alors plus ambigüe que jamais : dans son dernier livre, il considère la sortie préférable à la soumission mais se refuse en à parler – tout comme Syriza avant les élections de 2015 – afin de faire porter la responsabilité de l’exclusion sur l’UE. Si la sortie est une option envisageable, pourquoi ne pas la brandir comme menace dans les négociations ? Pourquoi ne pas être parfaitement clair avec le peuple et le préparer à cette éventualité ?

Evidemment, Diem25, comme n’importe quel David opposé à un Goliath, est optimiste. L’objectif du mouvement est de créer un front d’opposition à l’Europe néolibérale transcendant les appartenances partisanes, une organisation qui soit suffisamment mobilisatrice pour “créer un demos européen” au lieu de se résigner à utiliser seulement les structures nationales dans la lutte. On ne peut que souhaiter la réussite de Diem25 dans sa volonté de concrétiser le vieux rêve d’un internationalisme européen, au moins temporaire, permettant de transformer l’UE et la zone euro. Si le mouvement y parvenait, il s’agirait du plus grand bouleversement politique sur le vieux continent depuis la chute des régimes communistes autoritaires en 1989.

“Il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25.”

Toutefois, les mouvements anti-TAFTA, anti-CETA ou autres sont demeurés faibles malgré la popularité de leurs positions dans les populations. Le dernier mouvement étant parvenu à une puissance notable à l’échelle européenne était le Forum Social Européen et cela commence à dater. Dans une union plus divisée que jamais et avec très peu sinon aucun relais au sein des mouvements sociaux et des partis dans les cadres nationaux – Diem25 ne souhaite pas s’associer à des formations politiques pour rester ouvert à tous – on est en droit d’être sceptique sur les chances de succès du mouvement. Surtout, il est étrange d’entendre un tel discours de la part de Yanis Varoufakis, personnage flamboyant qui ne se réfère presque jamais au peuple grec dans son livre, donnant à penser que les tractations bruxelloises n’étaient qu’une partie d’échecs entre puissants alors que l’austérité, les privatisations, la destruction du droit du travail et la récession ont eu des conséquences bien réelles sur des millions d’individus.

De même, Syriza, n’a pas non plus appelé à une mobilisation de soutien en Europe alors même que le continent entier a vécu au rythme de la confrontation gréco-européenne pendant 6 mois. Les ambitions personnelles de Tsipras et de Varoufakis et leur distance manifeste avec le peuple grec sont justement l’exemple même de ce qu’il ne faut plus faire.

Ainsi, la stratégie de Diem25, basée sur un internationalisme utopiste hérité du 19ème siècle, fait largement fi de la – triste – réalité des rapports de force. Etant donné la difficulté pour la gauche radicale de remporter les élections dans un seul pays européen – la Grèce et le Portugal étant les seuls exemples et leurs résultats plus que mitigés – il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25. L’éventualité d’une sortie de l’Union Européenne ou de la zone euro doit donc être considérée sérieusement.

Le “Lexit”, point de discorde

Malgré les effets désastreux de la construction européenne sur la démocratie, les droits des travailleurs, les systèmes de protection sociale, les services publics ou l’agriculture, l’option de la sortie des traités européens fait figure de tabou à gauche alors que les populations y sont de plus en plus enclines et que la réalité oblige à l’envisager en cas d’échec des volontés de renégociation. Toute ambiguïté ou toute déclaration légèrement “eurosceptique” est systématiquement clouée au pilori par les médias dominants et les donneurs de leçons désavoués depuis des lustres. Alors pourquoi la gauche s’interdit-elle encore de penser le “Lexit”, non comme fin en soi, mais comme une éventualité préférable à la prison austéritaire et ultralibérale qu’est l’UE ?

Les arguments sont connus : l’UE aurait apporté la paix sur un continent ravagé par deux guerres mondiales et des millénaires de combat, y renoncer signifierait aider les nationalistes dangereux qui sont déjà aux portes du pouvoir. Yanis Varoufakis, comme beaucoup d’autres, explique d’ailleurs son refus de cautionner un “Lexit” par le fait qu’une campagne de sortie de l’UE dans le cadre d’un référendum national serait automatiquement dominée par les forces réactionnaires et nationalistes. Une telle affirmation est un aveu d’impuissance et de lâcheté absolu : si l’extrême-droite parvient obligatoirement à bâtir son hégémonie idéologique sur ce sujet, la gauche n’a plus qu’à vendre des réformes de l’UE auxquelles plus personne ne croit et à soutenir les néolibéraux par “front républicain”.

Si la sénilité intellectuelle de la gauche l’empêche de concevoir ce risque pour parvenir à respecter ses engagements de démocratie et d’harmonie sociale et environnementale, l’ordolibéralisme s’appliquera sans fin jusqu’à ce que la cage de fer soit brisée par la haine nationaliste et  la rengaine xénophobe. Se refuser à lutter contre l’extrême-droite dans les référendums en lui préférant toujours l’oligarchie néolibérale “ouverte” revient à reconnaître la victoire irréversible de ces deux courants sur la scène politique.

Il est possible d’avoir une critique radicale de l’Europe, jusqu’à la sortie, et ne pas laisser de terrain à la droite radicale. Le référendum français de 2005 a prouvé que cela était possible, cette victoire n’a pas été uniquement celle des haines racistes. Le Brexit est en train de faire éclater au grand jour l’incompétence et l’irresponsabilité du UKIP et de l’aile droite du parti conservateur. Ces derniers fuient les responsabilités, cherchent d’autres boucs émissaires et prônent un monde toujours plus inégalitaire et antidémocratique. En face, une alternative s’est imposée en un temps record et les Britanniques la plébiscitent toujours davantage : celle du Labour de Jeremy Corbyn. Au Royaume-Uni, c’est bien le Brexit qui a achevé la droite radicale et fait renaître l’espoir.

“L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de préserver – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir le vote des sceptiques.”

D’aucuns mettront en avant les conséquences économiques néfastes : celles-ci s’expliquent entièrement par la politique désastreuse du parti conservateur et du New Labour. Si le gouvernement britannique s’était préoccupé de la sauvegarde de l’industrie et de sa modernisation par des investissements conséquents dans les usines menacées et la recherche et développement, la productivité moyenne du Royaume-Uni ne serait pas la plus faible parmi les pays développés. Au lieu de cela, les gouvernements Thatcher, Major, Blair, Brown, Cameron et May n’ont fait qu’encourager la destruction du secteur secondaire, le jugeant archaïque et trop peu rentable, pour développer une économie de bulle immobilière, de petits boulots précaires dans les services et une industrie financière toujours plus prédatrice.

Une structure économique aussi fragile est un château de cartes, il est en train de s’effondrer. Bien sûr, un choc économique important est à envisager à court-terme chez les autres Etats mettant en oeuvre une sortie. Il y a même de grandes chances que celui-ci soit inévitable. Mais nous sommes à la croisée des chemins : ou de nouvelles bulles financières éclatent, nos entreprises industrielles disparaissent les unes après les autres et la misère et la colère rance explosent, ou bien nous décidons d’engager une reconstruction de notre Etat, de nos services publics et de notre économie sur des bases saines, en offrant à la population une raison de se fédérer en peuple pour bâtir un avenir meilleur.

Au vu de la demande pour un changement politique radical et de l’inévitabilité de la détérioration socio-économique, environnementale et démocratique dans un scénario de prolongement du statu-quo, il est suicidaire de ne pas avoir le courage d’assumer le risque d’une éventuelle sortie devant les électeurs. L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de “préserver” – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir les votes des sceptiques si la campagne est menée avec honnêteté et sérieux.

“L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”.”

Bien sûr, le “Lexit” ne doit pas être une fin en soi, seulement un joker absolu dans le face-à-face avec l’oligarchie bruxelloise. Si les négociations ne donnent pas des résultats suffisants sur la lutte contre le pouvoir des lobbys, la convergence fiscale, sociale et environnementale ou la fin de l’austérité, le “Lexit” sera la carte à abattre. La désobéissance civile prônée par Diem25 est évidemment à mettre en oeuvre, mais elle ne peut servir de solution de long-terme. Quant à un mouvement populaire de contestation pan-européen, il s’agit d’une priorité pour construire l’Europe alternative que nous revendiquons depuis si longtemps. L’initiative de Diem25 doit être appuyée malgré la personnalité ambigüe de Yanis Varoufakis. Tout mouvement de gauche radicale arrivant au pouvoir doit appeler à serrer les rangs derrière toutes les organisations à même d’aider à la réussite d’un projet de réforme radicale de l’UE.

L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques et le gouvernement en place dans leurs pays, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”. C’est justement le travail du “Plan B”, dont le cinquième sommet s’est tenu ce week-end au Portugal en pied de nez au traité de Lisbonne adopté dix ans plus tôt. Il est heureux que celui-ci fédère des membres de Die Linke, du Bloc de Gauche portugais, du Parti de Gauche suédois, de l’alliance rouge-verte danoise, de Podemos, du Parti de Gauche – quasiment fondu avec la France Insoumise – et de formations plus marginales en Grèce et en Italie derrière une stratégie commune dite “plan A – plan B” similaire à celle défendue par Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle.

Bien que cette initiative soit assez peu médiatisée et dominée par les représentants politiques, l’avancement progressif des négociations et l’optimisme qui s’en dégage témoignent de la popularité grandissante de cette stratégie au sein des élites politiques européennes. Plus ce “plan B” grandira en popularité et en précision, plus la gauche européenne disposera d’un cadre d’action cohérent alliant une feuille de route stratégique – “plan A – plan B” – et le soutien mutuel des forces alliées pour le mener à bien.

“Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro.”

L’attaque simultanée des forces néolibérales contre les derniers restes de l’Etat-providence et de l’extrême-droite contre la solidarité internationale et interclassiste ne peut conduire la gauche à attendre l’éclatement des contradictions et des colères, comme certains marxistes l’espéraient dans les années 1930. Les appels niais à des transformations cosmétiques de l’UE ne font plus recette. Voilà trente ans que les mots d’ordre sont les mêmes. Or la situation a évolué et nous sommes attendus de pied ferme pour combattre nos adversaires jusqu’au bout à travers une tactique cohérente. Les derniers naïfs qui croient à une renégociation aisée face à des ennemis surpuissants et qui sont prêts à jeter à la benne leur programme pour rester dans l’UE sont en train de disparaître : à l’élection présidentielle française, cette position incarnée par Benoît Hamon –  quasi-unique point de discorde avec Jean-Luc Mélenchon – a récolté à peine 6% des suffrages.

Le défaitisme de ceux qui affirment que la renégociation est impossible car elle requiert l’unanimité, position portée par l’UPR de François Asselineau par exemple, nie la réalité du rapport de force: nombreux sont les Etats en infraction avec les principes juridiques européens sans que rien ne leur en coûte (les limites arbitraires de déficit et de dette publique imposées par le Traité de Maastricht ne sont guère respectées et les Etats d’Europe Centrale flirtent avec les frontières des critères démocratiques). Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro. Sinon, il sera temps d’abandonner une Europe, qui au lieu de nous protéger, nous amène chaque jour plus proches d’un conflit généralisé.

 

 

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« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

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Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

Crédits photo : ©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

 

Vladimiro Giacchè : « L’Allemagne de l’Est ne s’est pas remise de son annexion par l’Ouest »

https://www.youtube.com/watch?v=-EWVPCOYCSY
Vladimiro © a/simmetrie

Vladimiro Giacchè est un économiste italien, actuellement président du Centre de recherche européenne de Rome. Fin connaisseur de l’Europe et de l’Allemagne, il est l’auteur d’un ouvrage original et riche sur la réunification allemande, Le second Anschluss – l’annexion de la RDA (édition Delga, 2015). Alors que l’Allemagne vient de voter dans le cadre d’élections législatives dont les résultats fragilisent Angela Merkel et quelques jour après le vingt-septième anniversaire de l’unité du pays, il a bien voulu répondre aux questions de L’arène nue.

[Cet entretien a été traduit de l’italien par une fine équipe composée de Luca Di Gregorio, Gilles Tournier et Paul Moesch : un grand merci.]

***

 

Les résultats des élections législatives en Allemagne ont révélé de profondes divergences entre l’Ouest et l’Est du pays. Dans l’ex-RDA, le parti AfD fait 21,5 %, et est arrivé second. Die Linke y a réalisé ses meilleurs score (16 % contre 9 % au niveau national). J’imagine que vous n’en être guère surpris. Comment l’expliquez-vous ?

Aucune surprise, en effet. C’est la conséquence d’un pays qui reste toujours divisé vingt-sept ans après son unification, en même temps que d’un accroissement des inégalités sociales ces dernières années. Un citoyen qui vit en Allemagne de l’Est a deux fois plus de chances d’être chômeur que s’il vivait à l’Ouest. Et lorsqu’il travaille, il perçoit un salaire inférieur de 25 % à ce que perçoit un travailleur de l’Ouest.

Cela n’a pas grand chose à voir avec l’incapacité supposée des Allemands de l’Est à travailler (car oui, cet argument a parfois été avancé). C’est au contraire lié aux modalités de l’unification allemande. C’est lié au fait qu’à la nécessité de réaliser rapidement l’unité politique, qu’à la nécessité idéologique de supprimer complètement la RDA, ont été sacrifiées des exigences économiques élémentaires, en particulier celle de sauvegarder autant que possible l’industrie et les emplois des citoyens de l’Est. On a pratiqué la politique de la tabula rasa, en établissant le taux de change à un contre un entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est. Ce faisant, on a mis l’industrie de la RDA hors-jeu. Par ailleurs, l’ensemble du patrimoine industriel de l’ex-RDA a été confié à une société fiduciaire, la Treuhandanstalt, qui l’a liquidé, créant instantanément des millions de chômeurs. Il est beaucoup plus facile de fermer une industrie que de la reconstruire. Mais depuis, on s’est hélas rendu compte que lorsqu’on désindustrialise un pays (la désindustrialisation de la RDA n’a aucun autre exemple en Europe en période de paix) les conséquences peuvent durer des décennies, sinon des siècles. Le «Financial Times Deutschland» du 18 juin 2008 affirmait d’ailleurs que pour aligner complètement les revenus des deux parties de l’Allemagne, il faudrait 320 ans…

Le plus ridicule est que l’unification de l’Allemagne nous est  présentée aujourd’hui comme une réussite opposable, par exemple, au destin du Mezzogiorno italien. La vérité, c’est que de tous les pays ex-socialistes d’Europe orientale, les territoires de l’Allemagne de l’Est sont ceux qui, en valeur absolue, ont connu le moins de croissance ces 27 dernières années. Il est dès lors normal que les citoyens qui vivent dans ces territoires se sentent abandonnés par la politique, et qu’ils expriment leur protestation par le vote. D’autant que comme on le sait, le pourcentage de pauvres (et de travailleurs pauvres – les working poors) en Allemagne a augmenté partout ces dernières années, et pas seulement à l’Est. C’est aussi le résultat du fameux « Agenda 2010 » de Schröder que Macron, à ce qu’il semble, veut aujourd’hui reproduire en France.

Dans votre livre, « Le second Anschluss » vous expliquez qu’au moment de la réunification, l’ex-RDA a été « criminalisée », que ses élites ont été écartées. Outre les problèmes économiques générés par une unification brutale, tout cela n’a-t-il pas généré également un traumatisme identitaire ?

Oui, c’est un autre aspect considérable et peu connu de cette affaire. L’élite, non seulement politique mais aussi scientifique et culturelle de l’ex-RDA, a été complètement évincée. Aujourd’hui encore, rares sont les professeurs des universités enseignant à l’Est qui ne proviennent pas de l’Ouest. Dans la magistrature et dans l’armée, la proportion des « Ossies » est quasi nulle. Tous les instituts et les académies de l’Est ont été liquidés en un temps record. Certains, tel le juriste et éditorialiste Arnulf Baring, sont même allés jusqu’à écrire des citoyens de l’Est qu’ils avaient été « mentalement altérés » par le « régime collectiviste », et qu’ils étaient donc devenus malgré eux un « élément freinant d’un point de vue systémique».

Ces pratiques et ces propos ont évidemment contribué à engendrer dans une large frange de la population d’ex-Allemagne de l’Est, la sensation d’avoir été colonisée, et de voir mise en cause sa propre identité. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la population de l’Est ne partage guère l’idée – majoritaire dans le monde politique et dans les médias mainstream – selon laquelle tout ce qui existait en RDA méritait d’être éliminé. Un sondage commandé par le gouvernement à l’institut de recherche EMNID pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur a en effet montré que 49% des habitants de l’ex-RDA approuvaient l’affirmation suivante : « la RDA avait plus d’aspects positifs que d’aspects négatifs. Il y avait des problèmes, mais on vivait bien ». Pour les « Ossies », la diabolisation de la RDA a donc largement été perçue comme une mise en cause de leur histoire personnelle et de leur identité.

Vous expliquez que l’unification allemande s’est faite par la monnaie, et que c’était une si mauvaise idée que le patron de la Bundesbank de l’époque, Karl-Otto Pöhl, était contre. Le même fut ensuite un farouche opposant à la mise en place de l’euro. Existe-t-il des similitudes entre l’unification monétaire des deux Allemagnes et la création de la monnaie unique européenne ?

Le témoignage de Karl-Otto Pöhl est très intéressant. Il était en effet opposé, en 1990, à l’unification monétaire immédiate. Celle-ci a cependant été réalisée, de surcroît au taux de 1 Deutschemark contre 1 Ostmark, alors que le taux de change réel dans les relations économiques entre les deux Allemagne était jusque-là de 1 pour 4,44. Du coup, le prix des marchandises produites en RDA s’est trouvé réévalué du jour au lendemain de 350 % ! Deux ans plus tard, Pöhl pouvait affirmer devant une commission d’enquête parlementaire que dans ces conditions « les entreprises de RDA perdraient toute compétitivité », et conclure en disant qu’on avait administré à l’Est « un remède de cheval qu’aucune économie ne pourrait supporter. » À l’époque de cette commission d’enquête, Pöhl n’était plus président de la Bundesbank. Il s’était en effet retiré en 1991, peu de temps après une audition au Parlement européen durant laquelle il avait déjà présenté l’unification monétaire allemande comme « un désastre », et déconseillé à ses auditeurs de ne pas renouveler l’erreur à l’échelon européen. Comme on le sait, il n’a pas été écouté.

Mais quelles sont les ressemblances entre les deux unions monétaires ? 

La plus importante tient au fait qu’une monnaie n’est pas simplement une monnaie, mais intègre des rapports juridiques et sociaux. Dans le cas du Deutschemark, il s’agissait de rapports sociaux capitalistes (ceux de la prétendue « économie sociale de marché » allemande). Dans le cas de l’euro, il s’agit du néolibéralisme qui inspire le traité de Maastricht et qui se caractérise par l’indépendance de la Banque Centrale par rapport aux gouvernements (ce qui signifie la dépendance de nombreux gouvernements par rapport à cette Banque centrale), dont l’objet unique est la stabilité des prix (et pas l’emploi ).

En découle une compétition entre les États qui est fondée sur le dumping social et fiscal, où celui qui joue le jeu le premier est gagnant. Évidemment, dans le contexte d’une monnaie unique, au sein de laquelle il est par définition impossible d’ajuster les différences de compétitivité par le taux de change, la victoire n’admet aucune contestation. L’Allemagne a joué ce jeu avec l’Agenda 2010 de Schröder et une forte réduction des impôts sur les entreprises. Résultat : une énorme croissance de sa balance commerciale, tandis que les autre États de la zone euro étaient en déficit. Du coup dans de nombreux autres pays européens et de la même façon quoi qu’avec une intensité moindre, on a pu observer, après 2008, des phénomènes semblables à ceux qui s’étaient manifestés en Allemagne de l’Est après la réunification : chute du PIB, désindustrialisation, augmentation du chômage, déficit de la balance commerciale, augmentation de la dette publique, émigration.

Les ressemblances, comme on peut voir, ne sont donc pas négligeables. Mais il y a également des différences, positives ou négatives. Dans l’eurozone, on n’a jamais vu se mettre en place la parité déraisonnable des monnaies comme ça avait été le cas entre le DM et l’Ostmark. En revanche, il n’y a pas eu non plus les transferts de fonds massifs qu’a effectués la RFA au profit de la RDA. L’opposition têtue de l’Allemagne à ce type de transferts démontre que la classe dirigeante de ce pays n’a pas retenu la leçon de l’unification d’un point de vue économique. Cette leçon est la suivante : si tu désindustrialises ton voisin, et si tu veux qu’il continue à acheter tes produits, tu dois financer sa consommation. L’Allemagne espère obtenir le beurre et l’argent du beurre, ce qui ne fait que rendre explosives les contradictions au sein de l’Eurogroupe.

On a évoqué plus haut la Treuhand, l’outil créé pour privatiser à toute vitesse en Allemagne de l’Est. N’était-elle pas une sorte d’ancêtre de la « Troïka » qui a si durement sévi dans les pays d’Europe du Sud ?

Si, bien sûr ! La réactivation d’une Treuhand pour la Grèce fait partie du train de mesures acceptées par Alexis Tsipras durant l’été 2015. Il s’agit en substance d’exproprier une partie du patrimoine public grec (dans le cas de l’Allemagne de l’Est, il s’agissait de la totalité), et de le confier à une société fiduciaire placée sous le contrôle des créanciers. En octobre 2016, j’ai participé à un congrès à Berlin durant lequel a été mise en évidence la continuité entre les privatisations opérées par la Treuhandanstalt et les mesures imposées par la « Troïka » et l’Eurogroupe à la Grèce. Il est incroyable que ce modèle ait été de nouveau choisi vu le désastre qu’il a provoqué en ex-RDA, c’est à dire la destruction de richesses pour un montant de 900 milliards de DM de l’époque, et l’anéantissement de l’industrie de l’Est. C’est là qu’on voit à quel point il peut être funeste de d’ignorer les leçons de l’histoire.

Aujourd’hui, vous qui avez écrit tour à tour sur l’Europe et sur l’Allemagne, comment voyez-vous l’avenir de ce pays, et celui de notre continent ?

Je ne suis pas très optimiste. L’Allemagne semble prisonnière de sa politique mercantiliste et incapable de modifier son approche. Chez les autres grands pays européens – à commencer par la France – demeure l’illusion de pouvoir la suivre sur son terrain. Il me semble que ni les classes dirigeantes allemandes ni celles européennes ne soient conscientes des immenses dégâts causés par l’idée de faire de l’union monétaire l’alpha et l’oméga de l’union politique du continent.

La plus grande promesse de la monnaie unique, celle de promouvoir la convergence entre les économies, a été trahie (et il ne pouvait en aller autrement, à la lumière du contenu du Traité de Maastricht). C’est le contraire qui s’est produit. La conséquence est une instabilité structurelle de la zone euro, mais également une dégradation des relations entre pays d’Europe, un «blame game» («jeu des reproches») continu et réciproque et la fin de toute volonté de solidarité européenne. On l’a parfaitement vu hier au sujet de la Grèce, on le voit encore aujourd’hui au sujet de la crise migratoire.

Voilà pour les dégâts. Quant aux risques, ils ne sont pas moindres. Le risque majeur est celui de l’explosion non coordonnée de la zone monétaire. La chose la plus raisonnable à faire serait de désamorcer cette bombe, et de le faire tous ensemble, en réfléchissant à la manière d’éliminer l’euro de la façon la moins douloureuse possible. Je constate qu’au contraire, on continue à divaguer sur un surcroît d’intégration européenne. Cette attitude est digne de ceux qui pensent que pour résoudre les problèmes d’un immeuble construit sur de mauvaises fondations il faut ajouter un nouvel étage. En général, dans ces cas-là, les choses ne se terminent pas bien.

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La rue ne se limite pas aux manifestations – Entretien avec Jorge Moruno

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Jorge Moruno © Jorge Moruno

Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Nous l’avons rencontré à Madrid. Dans la première partie de cet entretien, nous revenions avec lui sur la centralité de la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et sur l’émergence d’un populisme néolibéral. Dans cette seconde partie, il est question d’Europe, de classes sociales, de la rue et de la construction politique au quotidien auprès des milieux populaires. 

 

LVSL : Comment imaginer un projet européen alternatif après l’échec d’Alexis Tsipras en Grèce ?

L’échec de Tsipras démontre précisément la nécessité d’avoir plusieurs Etats engagés pour aider la Grèce et changer l’Europe. Si les dirigeants européens ne prennent pas en compte la démocratie, c’est le reflux réactionnaire et Marine Le Pen qui vont l’emporter. Mais lorsque l’on regarde les enquêtes, on s’aperçoit que les citoyens grecs sont ceux qui veulent le moins sortir de l’Union Européenne. C’est pour le moins surprenant : comme une société effondrée, qui a perdu 25% de son PIB peut-elle souhaiter rester dans ce modèle ?

La sortie de la Grèce de la zone euro, c’était le discours de Wolfgang Schauble, le ministre des finances allemand. Le problème, c’est que la sortie de l’euro aurait provoqué un défaut dont personne ne sait quelles auraient été les conséquences. Dévaluer la monnaie et attirer davantage de touristes pour accroître la richesse, d’accord, mais si la Grèce en arrive au point de ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, dans un pays à forte tradition putschiste chez les militaires, qui sait ce qui peut se passer… Et quels touristes voudront visiter un pays en quasi-guerre civile ? Personne ne peut prévoir les conséquences d’une sortie de l’euro, et tout indique que le pays devrait subir encore deux années dans une situation pire qu’aujourd’hui.

La structure européenne est pensée pour être antidémocratique. Mais au niveau géopolitique, à côté de l’Amérique latine, des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde, de la Russie, que va faire la Grèce ? Que peut faire l’Espagne dans le monde ? On peut toujours rétorquer que la France est un plus grand pays, mais cette logique a une limite. L’UE a été bâtie sur des thèses ordolibérales qui ont bénéficié aux élites, il faut construire une autre Europe. Peut-être faut-il pour cela dynamiter celle-ci, mais c’est un autre débat.

 

LVSL : Construire une autre Europe, plus solidaire, impliquerait d’importants transferts budgétaires, et les Allemands y sont fermement opposés…

Oui, c’est la raison pour laquelle Renzi et Hollande sont coupables, ils ont manqué l’opportunité d’en finir avec cette Europe qui se construit en asphyxiant les peuples. Il faut mutualiser la dette, construire un ministère des finances publiques européen, une Europe qui crée de la confiance à travers ses politiques publiques. On pourrait imaginer un revenu de base européen, ou une prestation chômage européenne, afin que les gens estiment que l’Europe leur sert à quelque chose. Mais cela implique d’en finir avec la division européenne du travail, qui consiste à baisser les salaires en Allemagne pour générer des excédents commerciaux et les investir dans les pays du Sud, tandis que ces pays du Sud consomment à crédit les produits fabriqués en Allemagne. C’est le modèle qui a explosé en 2008.

“Notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent.”

La France a un rôle historique à jouer pour en finir avec cette division. Les élites françaises sont tout aussi coupables de cette construction européenne. Et le problème ne se canalisera pas avec Le Pen. Qui s’assiéra avec Merkel pour lui dire que ce modèle qui attaque les droits des Français et de tous les Européens est révolu, pour lui dire qu’il faut construire une autre Europe qui puisse bénéficier à tous les citoyens ?

Il y a une construction idéologique qui amène les gens à penser que certains – les pays du Nord – travaillent pendant que les autres dorment – les pays du Sud. Alors même que l’Espagne et la Grèce sont les pays dans lesquels on travaille le plus. Mais notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent. On observe un discours raciste à l’encontre des pays du Sud, qui ne questionne pas la construction européenne mais fustige la fainéantise et la corruption des peuples du Sud.

LVSL : Le discours de Podemos à ce sujet ne s’est-il pas atténué ? En 2014, vous présentiez l’Espagne comme une périphérie du système européen, sur le modèle de Wallerstein, et vous parliez ouvertement de votre pays comme d’une colonie allemande. Continuez-vous à tenir publiquement ce discours ?

Le débat politique actuel n’est pas focalisé sur cette question, c’était un discours approprié pour les élections européennes. Le problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est le suivant : comment introduire la question européenne dans les contextes nationaux ?

Lorsque tu vas à Rome, à Marseille, à Naples, à Madrid, les gens ne relient pas les situations entre elles ! Pourtant, les réformes, les coupes budgétaires, les situations de précarisation ont une origine partagée. La réforme du marché du travail de François Hollande est basée sur celle menée par le Parti populaire en Espagne. La même mélodie est jouée dans tous les pays, avec des degrés divers selon les histoires nationales. Mais les questions du travail, de la dette, ont la même origine : un processus qui vide la démocratie pour déplacer les priorités vers les bénéfices des entreprises.  L’origine est la même, mais les Espagnols descendent dans la rue en Espagne, les Français en France. Comment peut-on se coordonner ? Comment peut-on envisager une réponse partagée ?

“Nous n’avons pas d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme (…) Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.”

Quand tu lis Le Monde, Le Figaro ou Libération, tu t’informes sur ce que fait ton gouvernement, car les démocraties représentatives libérales ont été construites dans le cadre de l’Etat-nation. On se représente le politique et la communauté imaginée, selon l’expression de Benedict Anderson, dans le cadre de la nation, celui dans lequel adviennent et se résolvent à nos yeux les problèmes. Nous n’avons pas de mécanismes, d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme. C’est pour cela que l’on a vu s’imposer l’idée de « gouvernance » issue des ressources humaines, selon laquelle tout se base sur le multilatérialisme, l’interdépendance entre divers organismes non soumis à des critères démocratiques. Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.

LVSL : Que pensez-vous de l’idée Plan A/Plan B ?

Les rapports de force obligent à envisager tous les scénarios. Le Plan B ne serait pas une débandade mais une manière organisée de reconstruire un autre type d’Europe. Il faudrait l’étudier, chercher une manière d’éviter une séparation historique entre le Nord et le Sud, entre protestants et catholiques. On observe aussi une désaffection dans les pays du Nord, bien qu’elle s’exprime à travers des forces d’extrême droite. En Allemagne, aux Pays-Bas. Lorsque Djisselbloem accuse les pays du Sud de dépenser leur argent en alcool et en femmes, on retrouve un imaginaire d’extrême-droite.

Lui doit comprendre que si nous voulons que l’Europe survive, il faut modifier les traités. Cela signifie repenser Maastricht, le traité de Lisbonne. L’Europe a besoin de renaître. Si Tsipras était arrivé au pouvoir avec Mélenchon en France et Podemos en Espagne, les choses auraient pu être différentes.

En effet, la Grèce a été écrasée, détruite, pour que Podemos ne remporte pas les élections en Espagne. Parce que la Grèce, c’est 3% du PIB européen, mais l’Espagne représente 12% et 47 millions de personnes. Nous sommes la quatrième économie européenne, et si nous tombons, il se peut que l’Europe tombe elle aussi. Ou nous changeons tout cela, ou tout va partir en vrille. La France joue ici un rôle fondamental. On l’a vu avec Hollande, on l’avait déjà vu avec Mitterrand : la France a cédé devant le projet hégémonique de l’Allemagne en Europe. C’est bien pour cela que Macron a voulu faire de son élection une renaissance pour la France et pour l’Europe. Cette idée peut s’articuler de manière patriotique : Une France qui redevienne le moteur de l’Europe, qui ne cède pas face à l’Allemagne.

LVSL : Jean-Luc Mélenchon, dans les derniers instants de la campagne présidentielle française, a reçu Pablo Iglesias de Podemos et Marisa Matias du Bloco de Esquerda portugais, comme une manière de mettre en avant une autre Europe, une France capable d’ouvrir une brèche en faveur de la solidarité entre les peuples.

Si j’étais français, je crois qu’il serait fondamental de prendre en considération cet imaginaire inconscient qui dépasse dans le peuple français les catégories gauche et droite, cet espèce de patriotisme qui ne se limite pas au cadre de l’Etat nation. La Révolution française, par exemple, a généré des milliers de répliques. La modernité s’est construite autour des bases jetées par la Révolution française, dans le contexte de 1789, à savoir les débuts de l’émergence des Etats-nations. Nous devons nous demander dans quelle situation nous nous trouvons aujourd’hui et comment on y répond.

 

LVSL : En France, il est difficile de disputer le concept de patrie ou de se réapproprier les symboles nationaux à travers un discours progressiste, en grande partie car le Front national a longtemps monopolisé cette identification nationale…

Il y a une part de vérité. Ce n’est pas une question anecdotique, car la politique est affaire de symboles. Il faut utiliser les symboles dont nous disposons. Il est plus facile de se réapproprier le drapeau français que d’autres drapeaux dans d’autres pays : la France a une puissante tradition révolutionnaire et républicaine. Mais lorsque l’on en vient à siffler la Marseillaise dans un stade de football, cela pose question : comment en est-on arrivé au point qu’un hymne révolutionnaire ne parle pas aux gens ? Cela a à voir avec la construction de l’identité française : il y a une manière d’être français qui est fondamentalement essentialiste, et il faut la combattre, la disputer. Il y a une lutte pour s’approprier les valeurs associées à la République. Marine Le Pen est parvenue à s’identifier comme la véritable républicaine, la véritable défenseure de la laïcité et des piliers sur lesquels se construit l’ « être français ».

Il faut donc penser une France différente, c’est ce à quoi vous allez devoir réfléchir. Identifier l’ « être français » à la pureté est proprement réactionnaire. A Podemos, nous mettons en relation la patrie avec les gens, avec la santé publique. La patrie, c’est un pays qui ne discrimine pas, qui est fier de sa diversité et de sa pluralité. Une France multicolore, en somme. Là encore, cette idée peut s’articuler avec l’imaginaire d’une France qui redevienne la lumière de l’Europe, qui ne se contente pas d’un rôle de suiveur. La France a toujours été exportatrice d’avenir, il faut jouer là-dessus.

  

LVSL : Des secteurs de la gauche française ne veulent pas entendre parler de patriotisme…

Quels symboles proposent-ils ? Le marteau et la faucille n’interpellent pas la société. Il faut voir ce que l’on met sur la table, quel sentiment d’appartenance à une communauté on génère. Il ne s’agit pas de chauvinisme.

En politique, ce qui compte, c’est de construire un imaginaire qui incorpore une vision du monde. Le mensonge ne se combat pas par la vérité, il se combat en construisant un cadre dans lequel on imagine les choses d’une manière différente. Que doit penser un citoyen lorsqu’il se rend aux urnes ? Qu’il y a trop de musulmans, ou qu’il faut défendre un minimum de démocratie et de droits sociaux ?

LVSL : Nombreux sont ceux qui accusent le populisme démocratique de vendre du vent, d’évacuer la question de la confrontation de classes au profit d’une approche centrée sur la construction des identités par le discours. Qu’en pensez-vous ? 

Je leur recommanderais de lire non pas tant Laclau, mais plutôt un historien comme E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière britannique. Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que la vérité doit être dévoilée, que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité. C’est un point de vue naïf, l’idée selon laquelle il faudrait faire en sorte que les gens se réveillent, ouvrent les yeux : personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière, il n’y a pas le moindre exemple.

“Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité (…) C’est un point de vue naïf, personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière.”

Il est intéressant à ce propos de revenir à Deleuze et Guattari, et à l’idée de production de subjectivités, de nouvelles cartes mentales destinées à concevoir le monde dans lequel nous vivons. Si l’on se contente de dire que le capitalisme trompe les gens et que l’on détient la vérité, on s’enferme dans une logique de secte, notre discours n’intéresse personne à part nous-mêmes. En politique, c’est la pratique réelle qui compte, le fait que la majorité des gens identifient ce que nous disons comme étant la réalité.

 

LVSL : La grille de lecture du monde social en termes de classes est-elle dépassée ?

Quand on lit Lénine, on comprend que les révolutions sont des moments inédits de curieuse harmonie, où des éléments divers trouvent un point commun et se rejoignent de manière improbable. Cela va bien au-delà de situations mécaniques, et ce sont ces moments qu’il faut savoir exploiter. Nous devons donc repenser l’idée de classe, car la gauche conserve une conception statique et mécanique qui, à mon avis, ne permet pas d’appréhender les transformations que connaissent les classes sociales contemporaines. Les transformations culturelles, communicationnelles, concernant les formes de socialisation, etc.

On aurait tort de réduire la classe au type qui travaille à l’usine. Un professeur des universités qui gagne 600 euros par mois est considéré dans cette approche comme un petit bourgeois. Une partie de la gauche ne comprend pas que le capitalisme contemporain incorpore la culture et l’intellect dans sa propre logique de production et de reproduction. Ils prennent l’analyse de classe comme s’il s’agissait d’une photo polaroïd d’un homme blanc à l’usine, habillé en bleu de travail. Leurs images du prolétariat sont réactionnaires, ils projettent un horizon centré sur l’outil de travail. Je préfère la figure du prolétaire qui se révolte contre la chaîne de montage à la glorification de l’ouvrier.

“Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meilleur. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce que la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.”

Si nous sommes révolutionnaires, c’est pour nous émanciper du travail. Et que fait-on de tous ces profils de travailleurs tels que les migrantes employées comme domestiques, les précaires qui servent à Starbucks ou livrent pour Deliveroo, tous ces gens qui ne sont pas à l’usine ?  La classe n’est pas un continent compact et fermé mais un archipel. Un archipel subordonné par le mécanisme de la dette et confronté à la précarité dans toutes les sphères de vie. Et il faut reconstruire un monde dans lequel toutes les facettes de la vie trouvent une porte de sortie : le logement, la dette, la précarité au travail.

Il faut donc repenser l’idée de classe, et non la rejeter. Selon moi, il y a un devenir linguistique et discursif de la lutte des classes. J’en discute beaucoup avec Iñigo Errejón. Ernesto Laclau rejette le marxisme mécaniste, mais nous ne pouvons pas abandonner Marx en chemin. L’idée n’est pas de crier en permanence à la lutte des classes, car la lutte des classes se présente bien souvent là où on ne l’imagine pas. La lutte des classes, c’est cet espace entre l’indignation ressentie à l’égard de la situation présente et la solution envisagée.

Si l’on se contente de dire que l’on détient la vérité et que l’on attend que les gens se rapprochent de nous, nous ne menons pas la bataille. Une partie de la gauche raisonne de cette manière, mais il est impossible de convaincre qui que ce soit ainsi, en traitant les gens d’idiots, en leur expliquant qu’ils ne font pas partie des classes moyennes mais de la classe ouvrière. Il faut avant tout réfléchir aux raisons qui poussent ces gens à se considérer comme membres de la classe moyenne. Qu’a de si particulier l’imaginaire de la classe moyenne pour que les prolétaires dont parle la gauche souhaitent en faire partie ? Pourquoi les publicités pour les voitures et les parfums fonctionnent aussi bien ? Car il y a derrière une projection, une aspiration à vivre mieux. Et nous, quelle aspiration pouvons-nous proposer ? Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meillru. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.

LVSL : Que faites-vous à Podemos pour convaincre les classes populaires qui votent pour le PP ?

C’est aujourd’hui l’une de nos principales discussions. Nous devons convaincre les secteurs les plus durement touchés par la crise, les femmes et le monde rural. Marx disait que les gens envisagent de résoudre les problèmes uniquement s’ils sont en condition de pouvoir les résoudre. Pour cela, il faut leur donner confiance, tendre des ponts vers ces gens qui ont si peu, qu’ils ont peur de tout perdre.

“Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.”

La tâche est devant nous, car les gens que nous devons convaincre sont ceux qui sont les plus méfiants à l’égard de la politique et qui pensent que rien ne peut changer. Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.

On a atteint les limites des plateaux télévisés, il est désormais temps de construire la confiance depuis les quartiers. Lorsque quelqu’un dit de Podemos que c’est le diable, son voisin doit pouvoir lui répondre que lui est de Podemos et que ce n’est pas le cas. Cette confiance doit être moléculaire, quotidienne, moins spectaculaire. C’est fondamental pour créer un mouvement populaire et un tissu social sur la base des relations quotidiennes, faire en sorte que les gens voient en Podemos un tissu communautaire en mesure de les aider.

LVSL : N’y a-t-il pas un fossé culturel entre les militants de Podemos et le monde rural ?

Il est vrai qu’il est plus facile d’atteindre les classes populaires urbaines que le monde rural. Quand nous parlons de plurinationalité, nous souhaitons aussi résoudre les déséquilibres régionaux qui affectent les zones rurales, par exemple à travers la création d’une banque publique. En Espagne, de nombreux villages disparaissent dans les campagnes, et beaucoup d’entre eux ne disposent même pas de distributeur automatique pour retirer de l’argent. Les services publics doivent être la colonne vertébrale de notre territoire, le public doit être pensé pour atteindre les lieux que le privé déserte faute de rentabilité.

Plus généralement, nous devons obtenir la confiance de tous ceux qui manquent, qui ne sont pas encore là. Nous ne devons pas penser uniquement à ceux qui sont déjà là. C’est une affaire de construction quotidienne, cela va au-delà de la tactique électorale, nous avons besoin de stratégie. Il est fondamental de lever des institutions dans tous les quartiers, des lieux de loisirs, de créer nos propres médias.

LVSL : C’est la raison pour laquelle vous avez mis en place les moradas [les centres sociaux et culturels de Podemos] ?

Oui, tout à fait, mais il faut aller bien au-delà. Nous devons construire des espaces qui ne se revendiquent pas nécessairement de Podemos mais dont tout le monde sait qu’ils sont liés à Podemos. Il faut s’organiser avec les associations de quartier, les parents d’élèves, etc. Construire cet espace qui offre des moyens d’occuper le temps libre, par exemple pour tous ces jeunes qui restent sur les places à boire des bières sans savoir que faire. Si on ne le fait pas, c’est l’extrême-droite qui s’en charge.

La volonté de vivre en communauté et de partager des choses n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend dans quelle logique nous le pensons. On peut organiser des festivals de rap en open mic, des tournois de Fifa sur Playstation. Beaucoup diront que c’est de l’aliénation, mais ils se trompent complètement. Il est impératif d’articuler tous ces éléments, le football, les jeux vidéo, c’est de la politique.

“Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche.”

Nous avons parfois à gauche une vision chrétienne de la révolution envisagée comme un grand soir, le moment du jugement dernier qui précède l’avènement du paradis. Quand on dit « il faut prendre les rues », qu’est-ce que cela signifie ? Faire des manifestations ? Pas seulement. Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche. On se voit, on se reconnait, c’est très bien, mais qu’avons-nous à offrir le lundi et le mardi à notre voisin ? L’important, c’est de construire quelque chose de solide au quotidien.

LVSL : C’est ce que vous entendez par l’expression “politiser le quotidien” ?

C’était l’une des grandes discussions de Vistalegre 2, notre deuxième congrès en février dernier. Plus généralement, pour un parti politique, le débat ne se résume pas à « les institutions ou la rue », il s’agit de déterminer comment on sort des plateaux télés et qu’est-ce qu’on entend par « rue ». La mission d’un parti politique n’est pas de convoquer des manifestations, mais d’aider à créer les structures des opportunités pour que la société civile, de manière autonome, puisse s’organiser et convoquer ses propres manifestations. Le parti politique doit, depuis les institutions, créer les conditions de possibilité pour que le syndicat des locataires puisse plus facilement mettre à l’agenda politique la thématique de la hausse des loyers.

Mais nous n’avons pas à être le fer de lance qui dirige tout depuis le parti. Notre fonction est donc de générer de la quotidienneté en politique. Les partis politiques contemporains doivent être une sorte de fond d’investissement social. Utiliser les ressources dont nous disposons depuis nos positions dans les institutions pour les investir dans la société, faire en sorte que la société puisse s’organiser de façon plus autonome.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.  Traduit de l’espagnol par Vincent Dain. 

 

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« Académie Notre Europe » : quand les lobbys tentent de former des journalistes

Photo : © Ulysse Guttmann-Faure/APJ/Hans Lucas pour LVSL.
© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

L’Institut Jacques Delors, think tank européiste, lance depuis le vendredi 6 octobre son Académie Notre Europe, un organisme de formation à l’Europe. L’objectif ? Officiellement, « initier » les journalistes aux questions européennes. Officieusement, les transformer en agents de communication pro-européens. C’est en tout cas ce qui fait bondir le syndicat des journalistes SNJ-CGT. La manœuvre pose en effet un vrai problème éthique. Car en creusant un peu, on découvre rapidement que cette Académie se révèle être un lobby qui, sous couvert de neutralité, fait l’apologie d’une construction européenne libérale. Un peu comme si Areva assurait des cours sur l’avenir de l’énergie nucléaire…

Un lobby européiste

Si vous êtes journaliste [1], félicitations, vous pouviez vous inscrire à l’Académie Notre Europe et profiter, chaque vendredi du mois, à partir d’octobre et jusqu’en mai 2018, de quatre heures de module de formation aux questions européennes. Au menu : séminaires sur « L’Europe de la Défense », « Parachever l’Union Économique et Monétaire » ou encore « Faire l’Europe dans un monde de brutes » (sic). Tout un programme. Payant, évidemment [2].

L’Institut Jacques Delors a été fondé en 1996 par – comme son nom l’indique – le socialiste Jacques Delors, ancien Président de la Commission Européenne de 1985 à 1995, ex-eurodéputé, Ministre de l’Économie et des Finances sous François Mitterrand et accessoirement père de Martine Aubry. Institut de recherche, think tank et lobby européiste visant à « promouvoir l’unité européenne », l’institution est censée être plutôt proche du centre-gauche et du Parti Socialiste Européen (PSE). Elle est aujourd’hui présidée par Enrico Letta, éphémère Président du Conseil italien entre 2013 et 2014, libéral. Membre du Parti Démocrate italien et donc du PSE, il est surtout proche de l’ALDE (Alliance des démocrates et libéraux pour l’Europe), coalition européenne regroupant entre autres le FDP allemand et les partis centristes et libéraux français (UDI et MoDem), groupe pour lequel il a siégé en tant qu’eurodéputé entre 2004 et 2006.

Des déclarations qui inquiètent

En soit, une démarche de formation de journalistes à des questions précises et potentiellement techniques (il faut être honnête, le fonctionnement et l’architecture institutionnelle de l’Union Européenne ne sont limpides pour personne) n’a rien de scandaleux. Ce qui alerte la SNJ-CGT en revanche, c’est la teinte idéologique de la manœuvre. En effet, les déclarations d’Enrico Letta pour justifier la création de cette Académie ne sont pas pour rassurer : « Un vent nouveau souffle sur l’Europe (…). L’élection d’Emmanuel Macron, dont la campagne résolument pro-européenne a été une nouveauté et une réussite, a profondément renouvelé la politique française. Nous souhaitons accompagner ce renouveau et contribuer à la formation d’une nouvelle classe dirigeante pro-européenne, préparée et capable de faire face à la complexité des défis que traverse l’Europe. Une classe dirigeante jeune, avec des idées novatrices et l’enthousiasme nécessaire pour refonder le projet européen. ». Former une nouvelle classe dirigeante pro-européenne. En quoi cela concerne-t-il les journalistes ? Si ce n’est alors à en faire des agents de diffusion de la communication européenne. De plus, la vision européenne défendue par Letta n’a rien de neutre : c’est celle d’un libéral qui ne voit pas d’autre Europe que celle des marchés.

L’Union Européenne contre-attaque ?

Cette démarche politique est certes à relativiser. L’Institut Delors est un organisme français à la puissance de frappe limitée, et la formation n’accueille que vingt journalistes pour la session 2017-2018. Cependant, elle est à replacer dans un contexte plus large de propagande européiste. La grande presse française ne se caractérise déjà pas vraiment par son pluralisme quand vient la question européenne : en 2005, la large majorité des titres avait fait campagne pour le “oui” au référendum, et avait renouvelé son soutien en 2007 lors de la signature du Traité de Lisbonne. Récemment, les basses manœuvres propagandistes de la Commission européenne avaient éclaté au grand jour lors de l’affaire de la Youtubeuse Laetitia Nadji, qui il y a un an avait été choisie pour interviewer Jean-Claude Juncker et avait été menacée de représailles si jamais elle posait des questions qui fâchent. Il ne faut pas perdre de vue que le contexte est particulier : les élections européennes ne sont pas si loin, et si la victoire de Macron semble donner des ailes aux libéraux européens de tout poil, ces derniers savent très bien qu’une vague eurosceptique bien plus puissante qu’en 2014 les guette. Le discours de la Sorbonne et les agitations macroniennes à travers tout le continent sont à inscrire dans cette tendance de contre-offensive européiste, qui devrait s’accélérer dans les prochains mois.

Mais ce qui gêne surtout ici et qui a fait bondir la SNJ-CGT, c’est véritablement la notion de « formation des journalistes » par un lobby. C’est à la fois infantilisant et méprisant, en plus de poser un vrai problème éthique.

Une aubaine pour un journalisme critique ?

Rassurons-nous, peut-être : les journalistes sont supposés avoir de l’esprit critique. Ce n’est pas parce qu’on les « forme » à quelque chose que soudain ils seraient automatiquement endoctrinés, bien évidemment. Après tout, les rédactions sont déjà inondées de communiqués de presse émanant de groupes de pression divers (syndicats, associations, lobbys, institutions, etc), qui espèrent que leur communication sera reprise telle quelle par les médias. La stratégie qui consiste à transformer les journalistes en bêtes relais de communicants, si elle a légitimement de quoi inquiéter, n’est pas neuve. De ce point de vue-là, participer à l’Académie Notre Europe pourrait, pour des journalistes critiques, être l’occasion de faire de la formation un objet journalistique, afin de déconstruire le discours libéral dominant et les tentatives de propagande. La balle est en fin de compte dans le camp des journalistes.

 [1] A noter que la formation est aussi proposée, gratuitement cette fois, à des jeunes de moins de 26 ans.

[2] Les inscriptions pour 2017-2018 étant terminées, nous n’avons pas pu avoir accès au coût exact de la formation.

 

Crédit photo Une : Ulysse GUTTMANN-FAURE