En Roumanie, la colère contre le libéralisme de Bruxelles nourrit le poujadisme

George Simion (à gauche), Anamaria Gavrilă (POT) et Călin Georgescu (à droite) lors d’une manifestation le 1er mars à Bucarest. © Page Facebook de George Simion

Après la victoire surprise du nationaliste Călin Georgescu au premier tour de la présidentielle en décembre 2024, le régime roumain a vacillé : élection annulée, candidature de Georgescu interdite, manifestations massives… En cherchant à tout prix à conserver leurs réseaux clientélistes et à maintenir l’ancrage atlantiste du pays qui abritera bientôt la plus grande base européenne de l’OTAN, les élites libérales du pays ont joué avec le feu. George Simion, seul candidat d’extrême-droite autorisé à se présenter, vient de réaliser un score encore plus écrasant et semble bien parti pour gagner. En accusant Moscou de miner la démocratie roumaine, les partis traditionnels pro-européens ont finalement nourri leurs opposants poujadistes et pro-Trump. Un scrutin rocambolesque et dégagiste qui en dit long sur le ras-le-bol des Roumains face au grand marché européen. Reportage.

Le calme avant la tempête ? En cette période de Pâques, fête très importante pour les 74% de Roumains qui s’identifient comme orthodoxes, la politique semble assez loin. Au marché d’Obor, au Nord-Est de Bucarest, les habitants de la capitale achètent brioches, œufs, et produits frais pour leurs repas, tandis que les cierges et les bougies destinés aux offices religieux sont en vente presque à chaque coin de rue. L’excellent état des églises, qui contraste avec celui des autres bâtiments pas toujours bien entretenus, illustre l’importance de la religion pour les Roumains. Hormis quelques panneaux électoraux discrets, rien ne vient rappeler qu’une élection présidentielle doit se tenir dans moins d’un mois.

Dégagisme et guerre judiciaire

Certes, les églises font davantage le plein que les bureaux de votes : aux derniers scrutins, législatif et présidentiel, organisés fin 2024, à peine plus d’un électeur sur deux s’est déplacé. Mais cette atmosphère très calme contraste avec la tension qui secoue le pays depuis plusieurs mois. Le 24 novembre 2024, à la surprise générale, le candidat indépendant d’extrême-droite Călin Georgescu est arrivé en tête du premier tour de la présidentielle avec 23% des suffrages. Cet entrepreneur politique a d’ailleurs habilement su exploiter la dévotion religieuse des Roumains, terminant chacun de ses discours par des appels à Dieu. « Se présenter comme le Messie dans un pays en manque de leadership depuis des années est un créneau porteur » résume Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans en Roumanie. 

Deuxième surprise : une candidate libérale anti-corruption, Elena Lasconi, s’est également qualifié pour le second tour, devançant d’à peine 3.000 voix le représentant du PSD, le parti « social-démocrate » qui partage depuis 35 ans le pouvoir avec la droite du PNL (Parti national libéral), dont le candidat arrive cinquième. Si une vague dégagiste était attendue, son ampleur surprend les politiciens roumains. Une semaine plus tard, le PSD et le PNL perdent leur majorité au Parlement, subissant une hémorragie de 19% des voix, qui bénéficie largement à l’extrême-droite. Le parti AUR (Alliance pour l’Union des Roumains) gagne 9 points et devient la deuxième force politique du pays, tandis que deux autres formations nationalistes et ultra-conservatrices, SOS Roumanie et le Parti de la Jeunesse (POT, qui a soutenu Georgescu), entrent à la chambre des députés. Pour les élites du PSD et du PNL qui gouvernent le pays depuis la chute du régime de Ceaușescu, c’est la panique. Nouveau rebondissement le 6 décembre 2024 : deux jours avant le second tour de la présidentielle, la Cour Constitutionnelle, dont les neuf juges ont été nommés par le PSD et le PNL, décide… d’annuler l’élection, invoquant des soupçons d’ingérences russes via le réseau Tiktok.

Manifestation en soutien à Călin Georgescu à Bucarest le 24 janvier 2025. © Page Facebook de Călin Georgescu

Călin Georgescu et son rival d’extrême-droite d’AUR George Simion (arrivé quatrième au scrutin présidentiel de fin 2024) parlent de « coup d’Etat », tandis que son opposante libérale Elena Lasconi s’oppose aussi à cette décision, qu’elle estime « illégale et immorale ». A eux trois, ils représentent plus de cinq millions d’électeurs et 56% des votants, soit le double du score combiné des candidats du PSD et du PNL. Georgescu organise plusieurs grandes manifestations contre « la dictature de l’Europe, qui soumet la Roumanie à la tyrannie » et ses intentions de vote s’envolent. La fragile démocratie roumaine vacille, certains redoutant un épisode similaire à l’invasion du Capitole américain par les partisans de Trump en 2021 ou du Congrès brésilien par ceux de Bolsonaro deux ans plus tard. En parallèle, la bataille judiciaire continue, jusqu’à l’interdiction définitive de la candidature de Georgescu en mars. 

Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui ont offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.

Malgré le soutien populaire dont il bénéficie, il se retrouve privé de solutions. Il se résout donc à soutenir son rival George Simion, qui n’a presque même plus à faire campagne : le ras-le-bol face à la situation se transforme presque mécaniquement en votes. Le 4 mai 2025, lors de la nouvelle élection, il terrasse ses opposants avec 41% des voix dès le premier tour. Le PSD et le PNL ont beau présenter un candidat commun, Crin Antonescu, celui-ci est à nouveau exclu du second tour, dépassé par le maire de Bucarest, Nicușor Dan, qui reprend le créneau centriste et anti-corruption porté par Lasconi au précédent scrutin. Plus rien ne semble désormais empêcher le rouleau compresseur Simion de l’emporter le 18 mai prochain. Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui auront donc offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.

Ingérences russes ou des services secrets roumains ?

Si la fin de ce feuilleton est désormais prévisible, de nombreux angles morts persistent, notamment les raisons de la percée soudaine de Georgescu. A lire la presse occidentale, les publicités Tiktok payées par la Russie auraient suffi à convaincre plus de deux millions d’électeurs crédules à voter pour un fasciste inconnu quelques semaines auparavant. D’après ces « enquêtes » qui s’appuient sur les rapports déclassifiés des services secrets roumains, quelques centaines d’influenceurs auraient été payés pour mettre en avant des mots clés liés à Georgescu à travers des agences marketing occultes, pour un coût de 380.000€ sur Tiktok et de 140.000 à 224.000€ sur Facebook, selon Le Monde. Si l’on en croit ces révélations, l’affaire aurait donc été très rentable pour le Kremlin. A la conférence sur la sécurité de Munich, le vice-président américain JD Vance, soutien affiché de l’extrême-droite roumaine, n’a pas hésité à se moquer du ridicule de la situation : « si votre démocratie peut être détruite par quelques centaines de milliers d’euros de publicités en ligne par un pays étranger, c’est qu’elle n’est pas très solide. »

« La Russie sert de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. »

Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans.

Pour Florentin Cassonnet, l’importance donnée à cette ingérence russe est exagérée : « la Russie a fait ce qu’elle fait ailleurs : elle mène une guerre informationnelle et exacerbe les tensions internes. Mais elle sert aussi de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. » Bien sûr, la Russie avait des raisons de souhaiter une victoire de Georgescu, hostile à la poursuite du soutien roumain à son voisin ukrainien. Mais elle n’est pas le seul acteur qui avait intérêt à promouvoir sa candidature. D’après le média d’investigation roumain Snoop, ce serait plutôt le Parti National Libéral, à la peine dans les sondages, qui aurait financé ces pubs pro-Georgescu dans l’espoir de diviser le vote d’extrême-droite et de pouvoir ainsi se qualifier au second tour. D’autres analystes roumains estiment quant à eux que le PSD voulait un candidat d’extrême-droite au second tour pour pouvoir gagner facilement grâce à un « vote barrage ». Des scénarios qui ont totalement échappé à leurs concepteurs.

Ces doutes se fondent sur l’influence très forte des services secrets roumains sur la politique du pays. D’après la journaliste d’investigation Emilia Șercan, le parcours de Georgescu, laisse à penser qu’il serait « le produit électoral créé et patiemment cultivé dans d’obscurs laboratoires dirigés par des hommes des services secrets. » Elle en veut pour preuve la thèse du politicien au Collège de la défense nationale, une instance sans qualification académique, largement sous l’influence de Gabriel Oprea, un ancien officier de l’armée de Ceaușescu, recyclé dans la politique sous les couleurs du PSD jusqu’à devenir Premier ministre. Pour Florentin Cassonnet, Georgescu n’a en tout cas rien d’anti-système : « son CV est à prendre avec des pincettes : il y a beaucoup de trous et de doutes sur son travail concret dans différentes instances. Il vient du sérail, cela rappelle le parcours des agents de la Securitate (services secrets roumains sous la dictature de Ceaușescu, ndlr). »

Sans affirmer avec certitude que Georgescu est une création de « l’Etat profond », Vladimir Bortun, politologue d’origine roumaine travaillant désormais à Oxford, juge l’hypothèse crédible. D’après lui, « la Roumanie a un appareil de sécurité surdéveloppé, avec 5 ou 6 agences, qui ont chacune leurs propres intérêts économiques et politiques. Certaines souhaitaient peut-être une victoire facile face à l’extrême-droite, quand d’autres pouvaient avoir un intérêt à la victoire de Georgescu. » Bortun s’interroge sur la complaisance du système à l’égard de Georgescu alors qu’il existait, selon lui, des raisons sérieuses d’empêcher sa candidature en amont, notamment le fait qu’il n’ait jamais déclaré ses dépenses de campagne. On peut y ajouter « l’oubli » suspect de l’enquête dont il fait l’objet depuis 2022 pour « apologie du mouvement légionnaire ». Georgescu avait en effet fait l’éloge de ce mouvement paramilitaire fasciste et de Ion Antonescu, le « Pétain roumain » (qu’il a qualifié de « héros de la nation »), dont le régime, allié à Hitler, fut responsable de la Shoah en Roumanie. Prononcer de tels propos dans un pays qui a le deuxième plus grand nombre de victimes de l’Holocauste aurait dû conduire à écarter sa candidature bien avant le vote final.

Un maillon essentiel de l’OTAN en plein doute sur la guerre en Ukraine

Malgré ses déclarations révisionnistes et sulfureuses, Georgescu n’a finalement été « débranché » que dans l’urgence, dans des conditions qui ont renforcé le doute et la colère des Roumains sur le fonctionnement de leur démocratie. Si le PSD et le PNL ont employé les grands moyens pour empêcher sa possible victoire, c’est que les piliers de leur modèle étaient menacés, en particulier l’alignement atlantiste de la Roumanie. En plein cœur de la capitale, devant l’énorme Palais du Parlement construit par Ceaușescu, un grand drapeau de l’OTAN, aux côtés de ceux de la Roumanie et de l’UE, vient d’ailleurs rappeler combien l’appartenance au bloc occidental est fondamentale pour ses dirigeants.

Devant l’immense Palais du Parlement, construit par Ceaușescu, les drapeaux de l’OTAN et de l’UE viennent rappeler l’orientation géopolitique de la Roumanie. © William Bouchardon

Voisin de l’Ukraine, le pays abrite depuis 2016 les radars et les batteries de missiles qui font partie du bouclier anti-missile de l’OTAN. Aux côtés de la Pologne et de la Turquie, qui disposent aussi de matériel du même type, cette installation est explicitement conçue pour riposter à une attaque russe. La guerre en Ukraine a évidemment donné une importance supplémentaire à la Roumanie dans l’alliance dirigée par Washington : elle abritera à terme la plus grande base de l’OTAN sur le sol européen, sur les rives de la Mer Noire. Une fois achevés les immenses travaux, chiffrés à 2,5 milliards d’euros, la base de Mihail Kogălniceanu, héritée de la période communiste, devrait couvrir 3.000 hectares et accueillir 10.000 soldats. Le budget militaire roumain a quant à lui grimpé de 45% en 2024, alors que le pays connaît pourtant le plus fort déficit public de l’UE, à 9,3% du PIB. Fier de l’implication de son pays dans l’effort militaire demandé par les Etats-Unis, le Président sortant Klaus Iohannis, issu du PNL, était d’ailleurs candidat pour diriger l’OTAN.

Mais l’enlisement de la guerre en Ukraine questionne les Roumains sur la pertinence du soutien permanent à Kiev. « En 2022, il y a eu une vraie solidarité envers les réfugiés ukrainiens, mais désormais les Roumains voient le coût de la guerre, en termes d’inflation (14% en 2022, 10% en 2023, 5% en 2024) ou d’aide financière à apporter à leur voisin » rapporte Florentin Cassonnet. Une situation qui a servi de carburant électoral à Georgescu. Celui-ci s’est appuyé tant sur des faits réels, comme la concurrence du blé ukrainien qui a mis en difficulté des agriculteurs, que sur des fake news, évoquant par exemple des allocations qui seraient 10 fois supérieures pour les enfants ukrainiens que les enfants roumains, pour arguer de la nécessité de stopper l’aide à l’Ukraine. Peu importe que ses arguments soient fondés ou non, ils « ont résonné avec la réalité vécue par les Roumains, en particulier dans les régions frontalières » explique le correspondant du Courrier des Balkans.

Des « souverainistes » très pro-américains

Au-delà du coût de la guerre pour un pays qui est déjà parmi les plus pauvres de l’UE, « beaucoup de Roumains ont peur d’être entraînés dans une guerre avec la Russie » complète Vladimir Bortun. Loin de la ligne de front, Ursula Von der Leyen, Keir Starmer ou Emmanuel Macron continuent à tenir une ligne jusqu’au-boutiste qui suscite des doutes chez de nombreux Roumains. « Ceux-ci ont été sensibles à la promesse de Georgescu de faire de la Roumanie un pays neutre, même s’il s’est ravisé quand il a commencé à percer dans les sondages » complète Bortun. Mais cette menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a suffi à effrayer Bruxelles et Washington. Étant donné la « place importante [de la Roumanie] dans le système de sécurité de l’UE et de l’OTAN », Florentin Cassonnet s’interroge sur les pressions occidentales qui ont pu être exercées sur les autorités roumaines pour stopper l’élection.

La menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a effrayé Bruxelles et Washington.

Depuis cet hiver, la situation a quelque peu changé. D’une part, l’exclusion de Georgescu du scrutin et son « remplacement » par George Simion a rassuré les capitales européennes : « Simion est de moins en moins anti-système, il arrondit les angles comme l’ont fait Marine Le Pen ou Giorgia Meloni », détaille Cassonnet. « Il ne parle pas de sortie de l’UE ou de l’OTAN, mais demande plutôt un rééquilibrage pour que la Roumanie en bénéficie davantage. » D’autre part, malgré ses revirements et son amateurisme en matière diplomatique, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a légitimé les discours en faveur de négociations de paix.

Georgescu et Simion ne tarissent d’ailleurs pas d’éloges sur le Président américain, qu’ils voient comme un sauveur apportant la paix et rétablissant les valeurs traditionnelles, qu’ils opposent au « wokisme » qui serait promu par l’UE et George Soros. Simion s’est d’ailleurs rendu à l’investiture de Trump, tandis que Georgescu a suggéré que l’annulation de sa victoire faisait partie d’un plan visant à entraîner l’OTAN dans une guerre directe avec la Russie, afin d’empêcher Trump d’apporter la paix mondiale. Plus surprenant, Victor Ponta, ancien Premier ministre du PSD, forcé de démissionner pour des affaires de corruption en 2015 et arrivé quatrième à la présidentielle de mai 2025, a lui aussi tenté de copier Trump, arborant une casquette « Make Romania Great Again » durant sa campagne. « Ils essaient tous les trois d’être le Trump roumain », explique Bortun. « Si même les candidats soi-disant souverainistes se présentent comme tels, ça vous donne une idée de la place de la Roumanie dans le système international ! C’est une attitude d’auto-colonisation. » Plutôt que d’être les «pro-russes » que décrivent les médias occidentaux, Georgescu et Simion semblent au contraire pleinement en phase avec le tournant nationaliste et réactionnaire en cours de l’autre côté de l’Atlantique.

Dans les eaux glacées du marché européen

En s’inspirant de Trump, l’extrême-droite roumaine a donc habilement exploité la crainte bien réelle de l’élargissement de la guerre en Ukraine pour finalement rester dans le giron de Washington. Mais outre ces aspects conjoncturels, le terrain était fertile depuis longtemps pour une percée des forces fascistes. L’ultra-libéralisme économique mis en place depuis la chute du communisme, puis l’adhésion à l’Union européenne en 2007, ont fait exploser les inégalités et la précarité. « L’entrée dans le néolibéralisme s’est traduite par des privatisations massives, un sous-investissement chronique des services publics, un code du travail qui protège très peu les travailleurs, une flambée des prix de l’immobilier et un système fiscal régressif » liste Vladimir Bortun. Un cocktail explosif auquel s’ajoute aujourd’hui un « consensus politique total en faveur de l’austérité » pour baisser le déficit.

Jetés dans les eaux glacées du marché, de nombreux Roumains tentent tant bien que mal de joindre les deux bouts. Etant donné la faiblesse des aides sociales et la préférence du gouvernement pour l’entreprenariat, beaucoup font des petits boulots journaliers, notamment dans l’économie ubérisée. D’autres survivent en cultivant leur petit lopin de terre ou grâce à l’argent envoyé par leurs proches à l’étranger. L’émigration est en effet un phénomène de masse : entre 4 et 8 millions de Roumains vivent à l’étranger, notamment en Europe de l’Ouest [1]. La population roumaine s’élève aujourd’hui à 19 millions d’habitants, contre 23 millions en 1990. Entre 1989 à 2021, le pays a perdu chaque année 130.000 personnes, soit l’équivalent d’une ville moyenne… Des départs que pourrait renforcer l’entrée dans l’espace Schengen, effective depuis le 1er janvier 2025.

Sur la Piața Romană, une grande publicité Coca Cola vante le « goût de l’optimisme » qu’aurait le capitalisme. © William Bouchardon

Si l’européanisation a pu faire rêver par le passé, ses conséquences négatives sont désormais flagrantes. « L’intégration européenne a été vue comme la solution à tous les problèmes et a rempli un vide idéologique », explique Florentin Cassonnet. « Certes, elle a apporté des milliards d’euros d’aides, mais cela s’est fait en contrepartie de l’ouverture des marchés. » Il cite par exemple l’achat d’énormes surfaces agricoles par des investisseurs étrangers (italiens, allemands, autrichiens, israëliens etc.). De la même manière, « 85 des 100 plus grosses entreprises sont étrangères » d’après Vladimir Bortun. Implantées pour bénéficier du second coût du travail le plus faible dans l’UE après la Bulgarie, trois fois et demi moins cher qu’en France, ou pour bénéficier d’un marché de consommateur captif dans les secteurs de la grande distribution, de la banque ou des télécoms, celles-ci font de très bonnes affaires en Roumanie, à l’image de Dacia, propriété du groupe Renault. Mais « l’argent réalisé par les entreprises étrangères en Roumanie revient ensuite à l’Ouest », explique Florentin Cassonnet, qui considère que « l’UE fonctionne de manière coloniale. » Le « goût de l’optimisme » évoqué par une publicité géante de Coca Cola sur la place de Roumanie à Bucarest semble avoir tourné au vinaigre.

Le poujadisme de l’extrême-droite plébiscité

Pour Vladimir Bortun, « l’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères ». Un conflit que l’on retrouve désormais dans le champ politique roumain : tandis que le PSD et le PNL sont fermement pro-européens et attachés à l’attractivité de la Roumanie pour les investisseurs étrangers, l’extrême-droite entend défendre les entrepreneurs roumains contre la bourgeoisie comprador. « Georgescu a travaillé dans des organisations internationales et sa femme, très mise en avant durant sa campagne, dirigeait la branche roumaine de Citibank (banque américaine, ndlr) jusqu’au début des années 2010. Ils ont constamment répété que ces structures étrangères n’avaient pas d’ambition de développer le pays. La plupart des Roumains adhèrent à ce discours », explique le chercheur en science politique.

« L’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères. »

Vladimir Bortun, politologue.

Le programme économique de Georgescu, dans lequel se retrouve également Simion, ciblait en effet les PME roumaines, en particulier dans le monde rural, qu’il considère comme la « colonne vertébrale » de l’économie nationale. Pour les soutenir, il promettait de baisser l’impôt sur les sociétés à seulement 10%, contre 16% aujourd’hui. Hors de question en revanche, d’avoir « un État-nounou qui redistribuerait les richesses d’une manière égalitaire, comme dans un régime socialiste ». Cette combinaison d’un soutien appuyé à la petite bourgeoisie et de revendications réactionnaires en matière de mœurs n’est pas sans rappeler celui de l’Union de Défense des Commerçants et Artisans de Pierre Poujade dans la France des années 1950, qui fera entrer Jean-Marie Le Pen à l’Assemblée nationale.

Le gouvernement roumain veut faire du pays une #Startupnation grâce à l’auto-entrepreneuriat. © William Bouchardon

Ce programme séduit largement les Roumains, « en particulier dans les zones rurales et les petites villes en croissance économique, c’est-à-dire là où le petit entrepreneuriat est le plus implanté » détaille Bortun. Mais Georgescu et Simion ont également réalisé des scores écrasants parmi la diaspora : 43% pour le premier et plus de 60% pour le second, bien que la participation soit très faible dans ce corps électoral. Pour Vladimir Bortun, lui-même membre de cette diaspora, ce succès s’explique par deux facteurs : la fierté apportée par le discours nationaliste de l’extrême-droite à des travailleurs souvent humiliés et discriminés dans leurs pays d’émigration, ainsi que la promesse d’avantages matériels pour les inciter à revenir développer leur pays en y créant une entreprise.

Rancœur contre un système corrompu

Si elle vote peu, la diaspora pèse néanmoins très lourd lorsqu’elle se mobilise. « Le 10 août 2018, une grande manifestation des Roumains de la diaspora a eu lieu contre la corruption. Beaucoup de ces personnes ont voté pour Georgescu » explique Florentin Cassonnet. Certes, cet enjeu est moins important que lors des précédentes élections, mais il demeure un motif d’exaspération important dans un pays classé parmi les plus corrompus d’Europe. « Sur le papier, toutes les exigences pour intégrer l’UE ont été mises en œuvre, mais sans la substance. Derrière la façade démocratique, les pratiques autoritaires et la corruption continuent » estime le correspondant du Courrier des Balkans. Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a en effet bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques. Ces businessmen ont su profiter des opportunités au moment de la privatisation des entreprises d’Etat et dont les entreprises vivent souvent de rentes ou de contrats publics attribués dans des conditions douteuses. 

Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques.

Des intérêts représentés politiquement par le PSD et le PNL, qui se partagent le pouvoir. « Ces deux partis sont censés être opposés mais ils gouvernent ensemble depuis le début des années 2010, un peu comme en Allemagne avec les grandes coalitions. Ce n’est pas un combat idéologique, mais un partage des postes et des ressources : chacun de ces partis donne des contrats aux entreprises qui lui sont proches. Bon nombre de Roumains sont dépendants de ce système clientéliste » développe Florentin Cassonnet. Le désaveu de ces partis ne vient pas de nulle part : « en 2017, le gouvernement Grindeanu a tenté de faire passer par ordonnance une loi d’amnistie pour certains actes de corruption » rappelle-t-il. Le Premier ministre de l’époque était d’ailleurs directement concerné par l’amnistie en question… Ces décrets signés en pleine nuit déclenchent la colère des Roumains, qui se mobilisent massivement dans la rue, donnant lieu aux plus grandes manifestations depuis la fin du régime de Ceaușescu. Si ces réformes sont finalement retirées, le gouvernement censuré par les députés et le chef du PSD condamné pour corruption, le problème de fond n’a pas été réglé. « La justice anticorruption est utilisée comme une arme politique par beaucoup de politiciens » estime Cassonnet, d’où le manque de confiance des Roumains dans leur système politique.

Dès lors, « le rejet de la corruption bénéficie tant aux libéraux de l’USR comme Lasconi et Dan qu’à l’extrême-droite » analyse-t-il. Si la minorité de la population qui a bénéficié de l’intégration européenne, en voyageant, en étudiant ou en faisant des affaires à l’étranger penche pour les centristes de l’USR, la majorité des Roumains préfèrent la version fascisante du dégagisme. Seuls les retraités, maintenus dans un état de dépendance au PSD, qui a augmenté leurs pensions par clientélisme, continuent de voter fortement pour ce parti, analyse Vladimir Bortun. Selon lui, la probable victoire de George Simion ne devrait cependant pas changer grand-chose : sur le modèle de Viktor Orbán, l’extrême-droite devrait surtout distribuer davantage de contrats publics à ses proches, tandis que « leur critique des entreprises étrangères reste très superficielle. »

Un électorat de gauche qui s’ignore ?

Face à Simion, le profil de Nicusor Dan, « un réformateur qui s’est fait connaître par des campagnes pour la protection du patrimoine et fait campagne pour une Roumanie “normale” et honnête” », d’après Florentin Cassonnet, ne fait guère rêver. En effet, « il ne propose rien pour protéger les Roumains, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. » Face à la précarité et à l’absence de perspectives, l’horizon de marchés publics mieux encadrés et d’un État sobre fait clairement moins recette que le nationalisme vantant la grandeur du pays. La Roumanie est-elle donc condamnée aux fascistes télégéniques qui souhaitent annexer la Moldavie voisine – une position défendue par Georgescu et Simion -, lutter contre le « lobby LGBT » et mettre en place un capitalisme de connivence avec leurs propres oligarques ?

La « Maison de la presse libre » construite par le régime communiste. Le souvenir de la dictature de Ceaușescu reste un frein majeur à l’émergence d’une alternative de gauche en Roumanie. © William Bouchardon

S’il est quelque peu désabusé, Vladimir Bortun se veut positif : pour lui, « l’essor de l’extrême-droite est rendu beaucoup plus facile par l’absence de la gauche » et le fait que près de la moitié des Roumains s’abstiennent indique qu’une alternative est possible. « Il existe une majorité de gauche en Roumanie sur de nombreux enjeux socio-économiques : des enquêtes indiquent un soutien de plus de 80% de la population pour des investissements étatiques créant des emplois, une intervention plus forte de l’Etat pour lutter contre la pauvreté et le renforcement des services publics. Même sur la question de la propriété publique de certains secteurs, il existe des majorités », rappelle-t-il. 

Mais ces revendications n’ont pas d’organisations capables de les porter dans le champ politique : « le souvenir du régime communiste empêche l’émergence d’organisations de gauche et a fait reculer la conscience de classe. La droite a conquis l’hégémonie culturelle », estime Bortun. Certes, il existe bien des petits partis, comme Demos ou Sens, qui portent des mesures progressistes, mais « ils souffrent d’une vision très électoraliste, coupée des liens avec le mouvement syndical et les mouvements sociaux » regrette-il. Le salut pourrait venir de ces derniers : alors que la Serbie voisine se mobilise contre le régime kleptocratique du président Vučić, Bortun n’exclut pas qu’un mouvement similaire émerge un jour en Roumanie. Il cite en exemple le mouvement contre la mine d’or de Roșia Montană, auquel il a participé en 2013-2014, qui unissait un front très large contre un projet destructeur pour l’environnement et le patrimoine local qui n’aurait bénéficié qu’à une multinationale canadienne. Celui-ci avait réussi à réunir des Roumains de tous horizons politiques autour d’un intérêt commun et s’est soldé par une victoire. Un motif d’espoir pour un pays qui a urgemment besoin d’une alternative au nationalisme et aux fausses promesses du marché.

Note :

[1] Les variations s’expliquent des modes de calculs différents, notamment en fonction de la comptabilisation des travailleurs vivant à l’étranger de manière saisonnière. La Banque Mondiale donne ainsi le chiffre de 4 millions, quand le ministère de la diaspora roumaine parle de 8 millions.

Contre l’extrême droite : quel horizon stratégique ?

L’Institut la Boétie fait paraître son premier livre Extrême-droite : la résistible ascension (Ugo Palheta (dir.), Éditions Amsterdam, 2024). Il s’inscrit dans un débat houleux depuis des années : la gauche doit-elle parler aux électeurs RN pour « reconquérir (toutes) les classes populaires » ou considérer que sa majorité se trouve ailleurs ? Front de classe d’un côté. Coalition progressiste (« quartiers populaires », jeunesse étudiante, diplômés précarisés) de l’autre. La première stratégie comporterait le risque de s’avancer sur des questions jugées d’extrême-droite. La seconde, d’enfermer la gauche dans ses « bastions » et de la maintenir dans une posture éternellement minoritaire. Pour trancher cette alternative, l’ouvrage de l’Institut La Boétie convoque de nombreuses contributions universitaires et défend la construction d’une majorité renouvelée. Recension.

L’électorat ouvrier, au cœur des débats

L’approche stratégique d’une coalition progressiste a été embrassée de manière franche par Jean-Luc Mélenchon ces derniers mois. Entre autres sorties médiatiques, il avait notamment déclaré au quotidien italien La Repubblica en juin, à propos des électeurs RN : « Nous avons proposé un salaire minimum à 1 600 euros, la restauration des maternités, la réouverture des écoles dans les zones périphériques… ça ne marche pas, et vous savez pourquoi ? Leur priorité, c’est le racisme. » Pour d’autres, à l’instar de François Ruffin, une telle affirmation revient à réactualiser les conclusions de la fameuse « note Terra Nova ». En 2011, ce think-tank proche du Parti socialiste avait acté l’abandon d’une lecture de classe au profit d’une stratégie axée sur les « valeurs » de l’électorat et accompagné le tournant plus général du PS vers le néolibéralisme… Le député de la Somme, qui reproche à la France insoumise un abandon « théorisé et délibéré » des classes populaires, en a d’ailleurs fait un marqueur médiatique.
 
Hasard de calendrier, la parution de l’ouvrage de l’Institut la Boétie coïncide avec celui de Vincent Tiberj sur un thème similaire, l’une des quelques personnalités remerciées et citées par la note de Terra Nova en 2011. L’auteur de La droitisation française. Mythes et réalités (PUF, 2024) a participé à une conférence avec Jean-Luc Mélenchon le 24 octobre, au cours de laquelle les deux intervenants ont développé des analyses similaires sur certains sujets. La « note Terra Nova » de 2011 s’appuyait notamment sur une étude statistique de Vincent Tiberj pour établir que « désormais, les ouvriers se positionnent en priorité en fonction de leurs valeurs culturelles – et ces valeurs sont profondément ancrées à droite ». Plus loin, elle le cite pour défendre que « la “majorité qui vient” est structurellement à gauche », en raison de la progression démographique des diplômés, des athées et des Français d’origine étrangère.
 
Du côté de la France insoumise, on se défend de toute proximité avec les conclusions de la « note Terra Nova ». On rappelle que la radicalité du programme économique démarque LFI des « sociaux-démocrates », continue de heurter les plus libéraux au sein même du Nouveau front populaire (NFP) et lui vaut encore des accusations en bolchévisme. Surtout, on défend qu’il n’est pas possible de séparer questions « sociales » et « sociétales » : « les grèves salariales, mais aussi les mouvements antiracistes, anti-impérialistes, féministes, pour le droit au logement, ou le mouvement climat, sont des luttes de classe », écrit Antoine Salles-Papou, cadre de l’Institut La Boétie, dans une note de blog. Autrement dit, pour parler aux classes populaires dans toute leur diversité, il faut défendre une stratégie antifasciste. La lutte contre l’extrême droite ne se superpose pas à la lutte pour défendre les milieux populaires : elle en fait partie.

Comprendre la progression de l’extrême droite

L’un des principaux mérites de l’ouvrage réside dans la description minutieuse qu’il propose, à travers les contributions de chercheuses et chercheurs en sciences sociales, de la progression des idées d’extrême droite dans la société française. Cette « extrême-droitisation » est perceptible dans les espaces public et médiatique, ainsi qu’au sein d’une partie de l’appareil d’État, en particulier au sein de la police [1], d’après les auteurs de l’ouvrage. En décrivant de façon thématique la normalisation des contenus idéologiques d’extrême droite dans l’ensemble des secteurs sociaux, loin d’une simple analyse de la seule progression électorale du RN, les contributions évitent le piège de la tautologie qui consisterait à penser que l’extrême droite grandit car le RN progresse, et que le RN progresse car l’extrême droite grandit. Cette description donne à voir l’ampleur de la tâche qui doit préoccuper les forces de gauche : reconquérir l’hégémonie.

Le premier facteur de l’extrême-droitisation de la société française se manifeste dans la constitution progressive d’une offensive idéologique de grande ampleur, capable de décliner culturellement ses principes pour les adapter aux grandes questions qui traversent la société. Investir des enjeux politiques traditionnellement marqués à gauche et en même temps devenus incontournables dans le débat public, comme le féminisme ou l’écologie, lui permet de diffuser son imaginaire au sein de franges de la population jusqu’ici peu perméables aux discours réactionnaires. À ce titre, l’essor de l’électorat féminin en faveur du RN n’est probablement pas sans lien avec cette inflexion. Depuis 2012 et la première candidature de Marine Le Pen à l’élection présidentielle, le différentiel de vote en fonction du genre s’est tendanciellement équilibré. Ainsi, au premier tour des élections législatives, le 30 juin 2024, 32 % des femmes ont voté pour une formation classée à l’extrême droite, contre 36 % des hommes. 
 
L’ouvrage compte ainsi deux chapitres consacrés à la question. Cherchant à analyser le discours de l’extrême droite sur le genre, Cassandre Begous et Fanny Gallot montrent par exemple que la défense des femmes tient désormais une place centrale dans la rhétorique anti-trans, considérant que l’inclusion des femmes transgenres dans la catégorie des femmes risque de dissoudre l’identité féminine. Les questions de genre et de sexualité ont ainsi été l’instrument du « redéploiement d’un discours essentialiste et transphobe ». Par ailleurs, en refusant l’affranchissement de la destinée biologique, et en enchaînant la condition féminine à cette dernière, l’extrême droite circonscrit « les femmes à la maternité, les considère comme vulnérables et faibles, mais aussi comme naturellement habitées par un instinct qui les pousse à nourrir et à protéger les enfants » et transforme « les aspirations féministes à l’émancipation en demandes de protection et, ainsi, de maintenir les femmes dépendantes de la domination masculine ».

De son côté, la contribution de Charlène Calderaro souligne que le féminisme fait l’objet d’une véritable « appropriation » de la part de l’extrême droite, dans la mesure où « la défense des droits des femmes occupe une place centrale » dans l’incorporation de valeurs libérales à sa matrice raciste et autoritaire. Les militantes « fémonationalistes » adhèrent à l’égalité femmes-hommes, et réussissent d’autant mieux à adapter cette norme « à un agenda politique, à un objectif ainsi qu’à un cadre idéologique différents de ceux qui avaient été fixés par les acteur·rices initiaux de la cause ». La mobilisation contre le harcèlement de rue est au cœur de cette opération idéologique puisqu’elle permet de racialiser le sexisme « en prétendant que les violences sexistes et sexuelles émanent exclusivement, ou quasi exclusivement, des hommes racisés ».
 
L’extrême droite semble toutefois plus en mal de s’approprier la thématique écologique. Si l’on trouve dans l’espace groupusculaire radical une véritable élaboration doctrinale mêlant défense de la nature, rejet de la modernité et du « mondialisme », notamment au sein de la Nouvelle Droite, Zoé Carle estime qu’« une écologie d’extrême droite peine à exister réellement ». L’extrême droite mainstream se contente de dénoncer l’« écologie punitive » à laquelle sont assimilés l’interdiction des pesticides, la limitation des mobilités individuelles polluantes et l’usage des énergies fossiles. L’« écologie de bon sens » qu’elle promeut se résume au principe de « localisme », c’est-à-dire au fait de produire, consommer et recycler au plus près. L’approfondissement de la thématique écologique par des partis comme le RN ou Reconquête ne devrait toutefois pas tarder, puisque l’« écologie de bon sens » partage avec l’« écologie intégrale » de la sphère radicale une vision dichotomique entre « alternatives enracinées » et propositions « hors sol » des partis et militants écologistes traditionnels.

Devant ce constat d’une normalisation des idées d’extrême droite, l’ouvrage propose une analyse matérialiste des conditions qui l’ont permise. Félicien Faury, auteur d’un ouvrage récent et très remarqué, Des électeurs ordinaires : enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), propose une étude stimulante des caractéristiques sociales, des lieux de vie et des perceptions des électeurs du RN issus des classes moyennes. L’ouvrage s’intéresse également à la structuration de l’offre politique d’extrême droite par une fraction des classes dominantes. Marlène Benquet, analysant les soutiens financiers de l’extrême droite, montre par exemple que l’émergence depuis le début des années 2000 d’un nouveau mode d’accumulation financier, porteur d’intérêts politiques propres, a fragilisé le bloc néolibéral au profit d’une orientation « libertarienne-autoritaire ».

Par ailleurs, l’ouvrage accorde aux médias de masse un rôle central dans l’extrême-droitisation des esprits. La constitution d’empires médiatiques ouvertement réactionnaires joue en effet un rôle important dans le processus d’extrême-droitisation –  en témoignent le funeste groupe Bolloré ou, depuis la rédaction de l’ouvrage, le projet Périclès porté par Marc-Edouard Stérin ou encore l’influence du réseau Atlas récemment mise en lumière. Samuel Bouron souligne toutefois combien la normalisation et la diffusion des visions du monde de l’extrême droite se fait bien plus par les médias a priori sans agenda réactionnaire, mais dont « l’appétit en faits divers et en polémiques [dans une logique d’audimat et de rentabilité commerciale] constitue une énorme opportunité pour l’extrême droite, qui sait désormais parfaitement l’exploiter ».    

Cela est d’autant plus important que, comme le décrit Ugo Palheta, la banalisation et la légitimation des discours xénophobes et racistes par des acteurs centraux des champs médiatiques et politiques, au moment où les politiques néolibérales provoquent une peur du déclassement au sein de la population, désigne « une cible logique et commode à celles et ceux qui cherchaient, sinon une explication de leurs craintes et de leur malaise, du « moins un bouc-émissaire facile ».      

Ces différentes contributions renvoient, en négatif, à l’effacement progressif de la gauche dans la production des imaginaires collectifs depuis une vingtaine d’années, au profit d’une extrême droite qui a su investir ce champ culturel. Si l’ouvrage ne fait que toucher du doigt ces enjeux, l’abandon par la gauche d’une ambition culturelle hégémonique semble avoir accompagné les évolutions de la société elle-même : le déclin du mouvement ouvrier, aussi bien dans sa composante communiste que social-démocrate, l’éclatement du monde du travail, l’atomisation et la baisse du niveau de syndicalisation qui en découle, ne facilitent pas cette tâche. Les travaux sur les cultures politiques ouvrières de Benoît Coquard, de Xavier Vigna, de Julian Mischi ou encore de Marion Fontaine ont pourtant bien montré le rôle structurant des partis de gauche dans la politisation des classes populaires à l’échelle locale au cours du XXe siècle, y compris dans des territoires aujourd’hui touchés par un vote majoritairement en faveur du RN. De même, ces partis ne négligeaient pas le travail culturel de fond, à travers l’éducation populaire, la formation intellectuelle de militants issus des classes populaires, la production et la diffusion de contenus culturels participant à la diffusion de leurs idées.    

Le cinéma et la littérature communistes héroïsaient cette classe ouvrière luttant pour son émancipation individuelle et collective, participant ainsi à diffuser une relative conscience de classe et à approfondir les solidarités dans l’usine comme dans la cité ou au village. Tout cet effort a soudé pendant des décennies des groupes sociaux sur le plan politique, autour d’un ensemble des représentations, d’une vision partagée du monde, d’une lecture commune du passé et d’une projection collective dans l’avenir. Autant de pistes qui ne sont pas traitées dans l’ouvrage. Les temps ont certes changé, mais la gauche ne gagnerait-elle pas à poser, à nouveaux frais, la question de la structuration partisane, dans une optique de reconquête de l’hégémonie ?

Quel barrage face au Rassemblement national ?

Dans l’introduction du livre de l’Institut La Boétie, on peut lire que « l’extrême droite a constitué un bloc électoral, c’est-à-dire une coalition sociale qui lui est propre. Son assise dans une partie des classes populaires ou moyennes ne doit être ni niée, ni surestimée » [2]. Un constat équilibré, que l’on ne peut que rejoindre, mais que ne reflètent pas toujours les contributions. Félicien Faury consacre ainsi un chapitre à mettre en évidence la dimension bourgeoise et conservatrice du vote RN. Il se fonde sur une étude en région PACA, dont l’intérêt est évident. Mais, comme lui-même ne le conteste pas, son ethnographie ne saurait être représentative du vote RN dans son ensemble. Et certainement pas du vote « ouvrier » des régions du Nord de la France. Sur celui-ci, c’est en vain que l’on cherchera une contribution spécifique.    

De même, Yann le Lann précise que « les classes populaires qui votent RN sont, en matière d’emploi et de travail, sur des positionnements généralement antagonistes aux valeurs de gauche » [3]. Affirmation qui aurait à tout le moins mérité quelques approfondissements. On ne citera qu’un sondage IFOP effectué en septembre 2023 [4], selon lequel 77% des électeurs du RN s’affirmaient en faveur d’une retraite à 60 ans, soit six points de plus que la population générale. Du reste, si certains travaux montrent effectivement un positionnement relativement individualiste des électeurs RN à l’égard du travail, compte tenu de la structuration sociale de cet électorat, ne devrait-il pas plutôt s’agir d’un signal d’alarme pour la gauche ? Puisque celle-ci défend une émancipation collective et lutte pour l’amélioration générale des conditions de travail, qu’elle perde prise sur une partie non négligeable des travailleurs n’impose-t-il pas d’aller les chercher au forceps, plutôt que les abandonner ?

On soulignera en ce sens le constat dressé par Stefano Palombarini : « il serait erroné d’avancer que le racisme est la cause fondamentale du soutien au Rassemblement national » (qui précise que l’existence d’un « racisme diffus et systémique » permet néanmoins une division des classes populaires sur laquelle prospère le vote RN) [5]. À l’instar de ce constat, comprendre l’ensemble des ressorts du vote RN implique non seulement de tenir compte de la position sociale qu’occupent désormais ses électeurs, mais aussi de leur perception des discours politiques qui n’ont jamais permis de mettre un frein à l’ouverture à la concurrence et au déclassement qui en découle. Comme le souligne le sociologue Luc Rouban en conclusion de son dernier ouvrage [6] : « Le vote RN est devenu une réaction non pas de « colère », comme le disent les sociologues de plateau, mais de refus de l’indifférenciation et de ce qu’elle signifie : la déchéance sociale d’acteurs devenus de simples consommables interchangeables et précaires ».

À la fin de l’ouvrage, Clémence Guetté, députée de la France Insoumise et vice-présidente de l’Institut La Boétie, explicite les conséquences stratégiques que le mouvement tire des différentes contributions théoriques précédentes. À la lueur de celles-ci, un premier élément peut susciter l’interrogation du lecteur. Si la progression électorale du Rassemblement national est indéniable, l’incapacité de la gauche à lui opposer une alternative d’ampleur – et à même de l’emporter en nombre de voix – aux précédents scrutins est en quelque sorte déniée. Les sondages, qui tendent à montrer que les formations de gauche sont confrontées à un plafond de verre, sont systématiquement rejetés comme des outils au service du formatage de l’opinion, en ce qu’ils ne fourniraient qu’une photographie cadrée et orientée de l’électorat.

Même dans le cas où nous accordons une place prépondérante aux sondages dans la formation de l’opinion, comment tirer de ce postulat la conclusion selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’effectuer un bilan objectif de la stratégie politique de la gauche ces dernières décennies ? Le front unique, incarné successivement par la NUPES, puis par le Front Populaire, au prix d’attelages parfois contestables, n’a pas permis d’obtenir une large majorité populaire en faveur d’un programme de gauche. Pour autant, il est indéniable que cette stratégie a permis d’imposer, au moins thématiquement, une série de positions jusqu’alors inaudibles en raison de la prévalence du social-libéralisme au sein du Parti socialiste. Mais est-ce bien suffisant pour affronter et vaincre le RN ?
 
À moyen terme, le risque d’une nouvelle dissolution semble loin d’être négligeable, et la logique de front républicain ouvertement trahie par le gouvernement, comme cela avait déjà été le cas en 2022, ne suffira cette fois sans doute pas. Dans ce contexte, la France Insoumise, par la postface de Clémence Guetté, suggère de maintenir le cap et de dresser un cordon sanitaire et moral avec l’électorat gagné par les thèses du RN : « Concéder une victoire qu’on pense même partielle sur des thèmes, sur les questions posées dans le débat public, en pensant ainsi réduire l’espace de l’extrême droite, c’est en réalité participer à l’extrême-droitisation et donc à son ascension » [7]. À l’appui de ce postulat, la politique menée par les gouvernements Sarkozy et Hollande en matière d’immigration et de sécurité, qui n’ont pas permis d’endiguer la progression du RN.

De manière symétrique, il serait possible de défendre que la ligne tenue par la gauche depuis une décennie n’a pas davantage permis de faire reculer l’extrême-droite sur le plan électoral. En outre, ce travail ne semble pas non plus avoir porté ses fruits au sein de l’électorat de gauche puisque 51% des sympathisants de la France insoumise déclaraient en 2023 estimer qu’il y a « trop d’immigrés aujourd’hui en France » [8]

Ce point mérite notre attention, car il est formulé à l’aune d’une étude [9] de deux politistes, Antonia May et Christian Czymara, selon laquelle le recours à des discours invoquant l’identité nationale par des partis traditionnels afin de contrer la progression de l’extrême-droite favoriserait en dernière instante la progression de celle-ci. Loin de contester une telle conclusion, il semblerait intéressant de la prendre au pied de la lettre : la construction d’une frontière politique autour de l’origine ethnique et non sociale des individus engendre un renforcement des tenants d’un discours nationaliste identitaire. Dès lors, invoquer, comme l’a récemment fait Jean-Luc Mélenchon dans plusieurs discours une « Nouvelle France », davantage issue de l’immigration qu’auparavant et fruit de la « créolisation », ne revient-il pas, en miroir, à entériner que le thème central du débat politique français se situerait désormais autour la question de l’identité des individus – et, en l’occurrence, de leur origine immigrée ?
 
Malgré les nombreuses critiques qui ont pu être affirmées par les tenants d’une gauche populiste à l’encontre de cette stratégie depuis plusieurs années [10], le choix de continuer à défendre avec conviction cette dernière semble être fait par la France insoumise. Depuis les premières victoires électorales du KPÖ en Autriche, d’autres voies ont pourtant été récemment ouvertes par la gauche européenne. Que l’on songe au Parti du Travail de Belgique ou encore à l’émergence récente du parti de Sahra Wagenknecht, BSW, dont les premiers résultats semblent démontrer la capacité à contenir l’ascension de l’AfD [11]. Ces différents exemples, s’ils ne permettent pas d’affirmer avec certitude la capacité concrète de telles offres politiques à obtenir des victoires électorales face à l’extrême-droite, ont le mérite de fournir d’autres voies stratégiques à la gauche radicale.

Soulevée de manière opportune par Clémence Guetté, la question de l’implantation territoriale du RN semble être, en dernière instance, le point d’achoppement le plus important sur lequel la gauche devrait entamer une réflexion critique dans la perspective des prochains scrutins. Comme le soulignent les contributions de l’ouvrage, les idées d’extrême-droite ont, dans la période récente, pu capitaliser sur l’anomie induite par le néolibéralisme et la reconfiguration des lieux de production à l’aune de la mondialisation afin d’imposer un nouvel ordre culturel et moral qui devient progressivement dominant. Faire ce constat c’est, en négatif, assumer celui de l’incapacité de la gauche, syndicale et partisane des trente dernières années, à développer un parti de masse en mesure de fournir aux individus des lieux de socialisation et d’émancipation collective donnant vie de manière effective à l’alternative qu’elle prétend incarner. Il serait à cet égard utile de s’inspirer du socialisme municipal théorisé et mis en action au début du XXe siècle, offrant des victoires juridiques et idéologiques conséquentes sur la place des services publics et le fonctionnement de l’économie dont l’héritage est encore perceptible aujourd’hui.

En toute logique et face à l’imminence des prochains scrutins, deux stratégies s’offrent désormais à la gauche. La première consiste à perpétuer la ligne actuelle, s’assurant ainsi certains bastions, en pariant implicitement sur la perspective d’un front républicain en cas de second tour. La seconde ferait au contraire le choix, notamment en vue des prochaines municipales, d’élargir le socle électoral auprès de l’ensemble des classes populaires en sortant du carcan établi jusqu’à maintenant et en manifestant ce choix par une implantation forte dans des territoires a priori défavorables afin de faire reculer la progression de l’extrême-droite. Ce chemin est sans aucun doute ardu et nécessite un certain nombre de réalignements stratégiques, mais l’imminence possible d’une victoire du RN et le risque de son installation pérenne en position dominante dans le paysage politique mérite, en tout état de cause, de l’envisager.

Notes :

[1] Voir « 1. Une police extrême-droitisée ? – Entretien avec Didier Fassin » dans Ugo Palheta (dir.), Extrême droite : La résistible ascension, Paris, Éditions Amsterdam, 2024.
[2] Ibid, p. 27.
[3] Ibid., p. 52.
[4] https://www.lejdd.fr/Politique/sondage-presidentielle-71-des-francais-sont-favorables-au-retour-de-la-retraite-a-60-ans-4092885
[5] Extrême droite : La résistible ascension, op cit., p. 37.
[6] Luc Rouban, Les ressorts cachés du vote RN, Paris, Presses de Science Po, septembre 2024, p. 180.
[7] Ibid, p. 251-252.
[8] Fondation Jean Jaurès, L’immigration, ce grand tabou (de la gauche), 11 avril 2023.
[9] https://theloop.ecpr.eu/mainstream-parties-adopting-far-right-rhetoric-simply-increases-votes-for-far-right-parties/
[10] Chantal Mouffe, « La « fin du politique » et le défi du populisme de droite », Revue du MAUSS, vol. 2, no. 20, Paris, La Découverte, 2002, pp. 187-194.
[11] https://www.tagesschau.de/wahl/archiv/2024-06-09-EP-DE/analyse-wanderung.shtml

Bruno Retailleau à Beauvau : le Cheval de Troie de la droite réactionnaire

Bruno Retailleau © UMP – Octobre 2013

L’annonce du gouvernement Barnier a scellé officiellement une alliance entre une macronie radicalisée et une droite en quête de pouvoir, après sept années d’absence. Une coalition désormais sous l’influence du Rassemblement National, la députée Laure Lavalette (RN) n’ayant pas hésité à affirmer sur le plateau de BFMTV : « Quand on écoute Bruno Retailleau, (…) on a l’impression que c’est un porte-parole du Rassemblement national. » À Beauvau, l’arrivée de Bruno Retailleau, sénateur traditionaliste attaché à un imaginaire du passé glorifié et défenseur d’une conception autoritaire de la société, marque ainsi une étape décisive dans la progression de l’extrême-droite. Les figures issues des rangs de cette dernière ont néanmoins le mérite de faire ressurgir une alternative décisive, héritée des lendemains de la Révolution française : la République monarchique de l’ordre contre le mouvement d’une République démocratique et sociale. Retour sur le parcours du nouveau ministre de l’Intérieur et décryptage de « la politique de la majorité nationale»fondamentalement réactionnaire qui s’annonce.

Ce matin du 23 septembre, le personnel du ministère de l’Intérieur se rassemble pour assister à la passation de pouvoir entre Gérald Darmanin et son successeur. Bruno Retailleau, leader des sénateurs de droite au palais du Luxembourg, dans son style de sévérité monastique, s’installe au pupitre pour remercier celui qu’il critiquait hier encore, lorsqu’il jurait qu’aucune alliance ne serait tolérée avec le « Jupiter » de l’Élysée. Le voilà aujourd’hui son collaborateur de l’Intérieur en plus d’être la nouvelle caution auprès de l’extrême-droite, qui se félicite de sa nomination. Après des mots élogieux pour le ministre sortant, devenant celui que « n’a jamais faibli », le nouveau visage de Beauvau donne un cap on ne peut plus clair : ne rien céder, ne rien tolérer, aucune offense, aucune atteinte – répétant par trois fois l’impératif du rétablissement de l’ordre.
 
Ces derniers jours, même les médias « dominants » ont fait état des positions très conservatrices du nouveau « premier flic de France ». Les journalistes rappellent ainsi ses outrances lors de la grande loi consacrant le Mariage pour Tous, sa signature d’une tribune en 2015 demandant un référendum pour revenir sur la loi qu’il jugeait contraire aux « valeurs fondamentales » de la famille traditionnelle, sa critique ouverte de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes, perçue comme une rupture dans la dualité des sexes, son opposition à l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution ou encore son vote contre l’interdiction des « thérapies de conversion », qui visent à changer par la contrainte l’orientation sexuelle des homosexuels. Des titres de presse qui ne l’ont pourtant pas ébranlé puisqu’il n’a pas tardé à s’affirmer toujours plus clivant sur la scène médiatique, multipliant les apparitions sur Cnews, l’antenne de Vincent Bolloré, ou au 20h de TF1, en reprenant à son compte la stratégie des années sarkozystes : capter l’électorat d’extrême-droite par ses thèses anti-immigrationnistes.
 
Au-delà de ces effets d’annonce et des commentaires médiatiques, cette nomination marque une étape décisive dans le basculement vers l’extrême-droite des représentants de la droite historique et du macronisme. Avec la prise de Beauvau, Bruno Retailleau incarne le retour au pouvoir d’un courant réactionnaire, catholique traditionaliste et libéral, sous l’œil bienveillant, et toujours en embuscade, du bloc mené par Marine Le Pen.

L’ancrage réactionnaire : le parcours d’un notable

C’est au sein du microcosme du Puy du Fou que Bruno Retailleau commence sa carrière auprès de son ex-mentor Philippe De Villiers, imprégné de la romance d’une France traditionaliste et chrétienne. Il prend rapidement des responsabilités au sein de l’entreprise de divertissement vendéenne et devient responsable de l’un des principaux spectacles, dont plusieurs historiens ont pointé le révisionnisme historique.
 
À partir de ce milieu, dont il sera exclu en 2010 suite à l’éclatement de différends politiques, l’homme se construit une carrière de notable, tout d’abord au sein des directions de radio locale ou d’une école de commerce privée puis en tant que professionnel de la politique. Son assise acquise grâce au parti traditionaliste du Mouvement Pour la France (MRP) lui permet de monter rapidement au sommet des instances du Conseil départemental de la Vendée. En 2004, il fait une apparition à l’échelle nationale en devenant sénateur de Vendée.
 
La politique locale le rattrape très vite. Après le retrait de la vie politique de Philippe De Villiers, il prend en 2010 sa succession à la tête du département de Vendée. Il se rapproche alors de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) et y adhère en février 2012 pour se rapprocher de l’autre branche conservatrice du grand ouest, portée en Sarthe par la figure de François Fillon. À la tête de l’exécutif vendéen, il promeut une vision d’autonomie locale sous la forme de l’activité entrepreneuriale qu’il oppose à l’assistanat économique. Sa politique s’ancre dans la lignée historique d’un tissu économique qui promeut les petites entreprises familiales, valorisant le capitalisme local en lien avec les intérêts des divers groupes confessionnels ou agricoles, comme la puissante FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles).

À la tête de l’exécutif vendéen, il promeut une vision d’autonomie locale sous la forme de l’activité entrepreneuriale qu’il oppose à l’assistanat économique.

Ce modèle est présenté comme une forme de conservatisme social mais relève bien plus souvent des logiques clientélistes du bocage tout en reposant sur un affrontement surjoué avec l’État central. Lors de son arrivée à la présidence de la région des Pays de la Loire en 2016, Bruno Retailleau oppose ainsi sa nouvelle équipe aux administrations décentralisées des sous-préfectures qui recevaient alors les directives des gouvernements hollandistes ; et n’hésite pas alors à s’en prendre aux politiques « trop sociales » mises en œuvre depuis l’Élysée.
 
Cet ancrage de notable lui permet de se faire réélire à deux reprises au poste de sénateur dans un territoire sans réelle adversité politique organisée – sa liste remporte environ 70% des votes des grands électeurs. À partir de 2014, il prend le poste de président de groupe de la droite conservatrice au Sénat, devenant ainsi un personnage incontournable dans la construction de la loi au sein de la haute chambre du parlement. L’assise étant assez solide, Bruno Retailleau peut alors porter à l’échelon national, d’abord comme bras droit du candidat Fillon à la présidentielle de 2017 puis sous son propre nom, un projet réactionnaire au sens littéral du terme, c’est-à-dire défendant un retour à un état social antérieur, inscrit dans la tradition contre-révolutionnaire.

La République d’un monarchiste

À suivre les positions du nouveau locataire de Beauvau, il n’y a donc pas l’ombre d’un doute : la République dans sa bouche n’est « autre chose que la monarchie couronnée par le bonnet phrygien », pour reprendre une formule de Marx dans son texte Les Luttes des classes en France (1850). Le sénateur vendéen défend ainsi une République transcendantale portée par une figure forte et directrice au sommet de l’État : « Un peuple a besoin d’un chef, et un chef a besoin d’autorité », affirme-il à plusieurs reprises, notamment lors des primaires de son parti (LR), en vue des élections présidentielles de 2022.

Une République de l’ordre, qui n’est pas sans rappeler la réaction de la bourgeoisie à chaque fois qu’un élan progressiste remet en cause sa domination. Dans son livre Les droites en France, René Rémond avait en ce sens théorisé les trois courants des droites (légitimiste, orléaniste, bonapartiste), conformément au rapport qu’elles entretenaient avec la Révolution française. Les conservateurs rejetaient à des degrés divers la souveraineté populaire ainsi que les nouvelles institutions qui la consacraient. Deux siècles plus tard, si les droites françaises ont stratégiquement épousé la voie parlementaire, elles continuent néanmoins de contester la souveraineté populaire – autorité autrement légitime, qu’elles comptent bien définitivement continuer à museler.
 
Si l’on considère aujourd’hui les trois courants de la droite et de l’extrême-droite contemporaines – le macronisme, fondé sur un néolibéralisme mondialisé ; une droite conservatrice récemment intégrée au gouvernement ; et enfin le bloc nationaliste aux portes du pouvoir –, toutes entendent ainsi, à des degrés divers, radicaliser le bonapartisme propre à la Ve République, consacrant un président-monarque censé garantir l’ordre. La souveraineté populaire est quant à elle largement confisquée au nom d’une autorité supérieure, supposée défendre une « République » en danger. Qu’on retrouve au sein de ces trois mouvances une orientation commune pour l’ordre institutionnel trouve alors à s’expliquer : toute remise en question de la concentration du pouvoir et du culte du chef est ainsi rapidement perçue comme une attitude hostile envers la République, sacrée de la même auréole que le trône des anciennes monarchies.

Syndicalistes, militants pour les droits sociaux ou encore activistes pour le climat sont dès lors dépeints en figures du désordre afin de légitimer les mesures liberticides et répressives. Ce fut le cas lors de l’adoption au sénat en 2019 de la « loi anticasseurs », dont Bruno Retailleau a été l’un des principaux artisans, qui instaura la création de périmètres de contrôle policier à l’entrée des manifestations et, surtout, prévoyait de permettre aux préfets de s’opposer au droit à manifester pour des individus considérés comme dangereux. Le nouveau ministre de l’Intérieur avait également appelé avec sa collègue Laurence Garnier à ne rien céder « face au totalitarisme vert », tout en allant jusqu’à dépenser 60.000 euros d’argent public pour une campagne de publicité de la région Pays de la Loire réclamant l’expulsion des écologistes installés à Notre-Dame-des-Landes.
 
La séquence de ces dernières semaines a par ailleurs illustré la restriction systématique de la démocratie – même dans sa forme représentative – au sein de la République de l’Ordre. Dans son discours de passation, Bruno Retailleau s’est ainsi appuyé sur le nouvel argument favori des chefs minoritaires : « Il y a eu des élections législatives et nous sommes en démocratie. » Or, c’est oublier que l’actuel gouvernement s’appuie sur une poignée d’élites dont les diverses parties tentent de théoriser le « nécessaire » piétinement du suffrage universel. On justifie de la sorte que le bloc en tête des élections ne soit pas appelé à former un gouvernement et que le Premier ministre soit choisi au sein de la force politique, qui sort seulement quatrième du scrutin.

Le nouveau ministre de l’Intérieur, s’octroyant l’incarnation de « la volonté des Français », assure de protéger la population aux moyens policiers de l’État, à condition que celle-ci reste passive et indifférente à l’exercice de sa souveraineté.

Deux orientations droitières trouvent même s’exprimer au sommet de l’État pour normaliser l’usurpation des élections. La première s’inscrit dans la tradition technocratique classique, invoquant la nécessité d’un « gouvernement technique » pour assurer la gestion des affaires courantes, mais surtout pour rassurer les institutions internationales et européennes ; tandis que la seconde orientation, portée par Bruno Retailleau, se caractérise par une pratique sécuritaire du pouvoir, légitimée par un prétendu plébiscite en faveur du retour à l’Ordre. Le nouveau ministre de l’Intérieur, s’octroyant l’incarnation de « la volonté des Français », assure de protéger la population aux moyens policiers de l’État, à condition que celle-ci reste passive et indifférente à l’exercice de sa souveraineté. Ces deux orientations, bien que divergentes en apparence, convergent pourtant sur un point essentiel : le maintien du statu quo en matière de politique économique.

Un positionnement libéral et antisocial

Bien que certaines positions de Bruno Retailleau – son opposition en 2005 à la privatisation des autoroutes, ou encore son ralliement dans le camp du « non » lors du vote du traité de Maastricht – pourraient laisser croire qu’il défend une forme de souverainisme social, ses multiples faits d’armes démontrent le contraire. En 2023, lors de la réforme des retraites, alors que la France connaît l’un de ses plus grands mouvements de revendication sociale depuis la sortie de la guerre, il soutient l’action macroniste et plaide même pour une réforme encore plus dure, critiquant à l’époque ses alliés d’aujourd’hui qui n’allaient pas assez loin. De même en 2018, lorsqu’il s’oppose frontalement au mouvement des « Gilets jaunes » et se montre inflexible à l’égard des manifestations populaires, considérant comme illégitimes les revendications des ronds-points.

La droite réactionnaire et libérale poursuit par là son offensive contre l’un des acquis du socialisme républicain : l’État social. Depuis plusieurs années, les votes de Bruno Retailleau à la chambre haute se sont généralement orientés sur des coupes drastiques de la dépense publique et de baisse du nombre de fonctionnaires : après avoir fortement soutenu l’objectif de suppression de 500.000 postes durant la campagne de François Fillon en 2017, l’ex-chef de file des conservateurs au Sénat a fait inscrire un objectif de 120.000 postes en moins d’ici à 2027 dans la loi de programmation des finances publiques. Quant aux questions posées par le budget 2025, sur lequel pèse l’ouverture d’une procédure par la Commission européenne pour déficit public excessif contre sept pays dont la France, nul doute que le nouveau ministre de l’Intérieur n’hésitera pas à conjuguer l’autorité à l’austérité – au nom d’un nouvel « effort national ».

Quant aux questions posées par le budget 2025, nul doute que le nouveau ministre de l’Intérieur n’hésitera pas à conjuguer l’autorité à l’austérité – au nom d’un nouvel « effort national ».

Aurons nous encore de la lumière en hiver ? s’interroge même le nouveau ministre de l’Intérieur dans le livre qu’il a fait paraître en 2021, à la recherche d’une « écologie du réel ». On ne trouvera pourtant aucune solution d’usage à protéger les chaînes d’approvisionnement énergétiques, ni de mesures concrètes capables de financer la transition écologique, mais l’éloge des prétendues « lois » immuables de la nature, redoublé d’une critique d’une prétendue déliquescence morale et spirituelle. Un positionnement qui n’est pas sans rappeler les écrits du théoricien de l’écologie d’extrême droite, Alain de Benoist et qui légitime, à l’appui d’un nouveau substrat idéologique, la thèse du désordre social. On voit donc rapidement réapparaître le fondement même de la pensée réactionnaire : la volonté de restaurer une organisation sociale désormais révolue, à rebours des aspirations progressistes de la société présente.

L’autre séparatisme à Beauvau

Autre facette du nouveau locataire de la place Beauvau : la revendication d’un catholicisme conservateur qui n’accepte pas la relégation de sa croyance dans la sphère privée. Sur les questions de laïcité, Bruno Retailleau tient par conséquent des positions à géométrie variable. S’il a été très actif en 2021 lors du passage au parlement de la loi dite « Contre le séparatisme » qui visait à encadrer strictement les associations recevant des subventions publiques et à contrôler l’activité des lieux de cultes2, c’est moins pour défendre « les valeurs de la République », fondamentalement anticléricales, que pour protéger « les racines chrétiennes de la France », conformément à l’idéologie d’extrême-droite.

Preuve en est : celui qui ne cesse d’appeler à un durcissement des sanctions contre le séparatisme s’était lui-même opposé, en 2014, au tribunal administratif de Nantes, lorsque ce dernier avait interdit l’installation d’une crèche dans le hall du Conseil départemental de la Vendée au nom du principe de la loi de 1905. Après une victoire en cour d’appel, Bruno Retailleau avait salué une « décision de bon sens » qui ne faisait pas du principe de « laïcité un principe d’absurdité ». C’est ce même bon sens qui légitime toutes ses positions en la matière : il s’oppose aux mesures visant à renforcer le contrôle de l’État sur les contenus éducatifs religieux, ou encore à l’interdiction des écoles privées religieuses hors contrat.
 
Lors des deux présidences locales de Bruno Retailleau, la part belle avait ainsi été donnée aux écoles catholiques. Par deux fois en 2016, la région Pays de la Loire a augmenté les aides aux établissements privés – ce qui avait suscité de nombreuses critiques au sein des oppositions2. Dans une enquête de Médiapart d’août 2024, on apprend également que la politique conduite par la majorité régionale, aujourd’hui aux mains de son ex-protégée Christelle Morançais, a versé entre 2016 et 2023, plus de 234 millions d’euros de subventions facultatives aux lycées privés. Celui qui a affirmé ces derniers jours qu’il défendait « les Français les plus modestes » au titre « qu’ils n’ont pas assez d’argent pour mettre leurs enfants dans les bonnes écoles » était jusqu’ici l’un des principaux lobbyistes de l’enseignement catholique au sein du Parlement.

La macronie a participé à faire rentrer au gouvernement un fidèle des derniers prêtres réfractaires, à l’opposé de l’idée hugolienne d’une Église chez elle et d’un État chez lui.

En somme, la macronie a participé à faire rentrer au gouvernement un fidèle des derniers prêtres réfractaires, à l’opposé de l’idée hugolienne d’une Église chez elle et d’un État chez lui. Pour ce nouveau cartel des droites, la laïcité n’est donc plus un principe républicain, au sens historique du terme, permettant de garantir l’expression pacifiée des différents cultes ; mais un principe au service d’une certaine conception traditionnelle de la société aux pratiques catholiques. Une usurpation de la loi de 1905 largement dénoncée par l’ancien Observatoire de la laïcité, dissout en juin 2021 par le gouvernement Castex.

Le peuple civilisationnel contre le peuple républicain

Dans les déclarations du ministre de l’Intérieur, les notions de « décivilisation » ou « d’ensauvagement de la société » sont enfin très présentes. En mobilisant ces dernières, il perpétue l’idée d’une dégradation morale et culturelle de la France, causée par l’arrivée massive de populations étrangères, idée pourtant démentie par les chiffres. Ses récents propos sur Sud Radio au sujet de l’époque de la colonisation, renvoyant à « des heures qui ont été belles » ou encore l’existence selon lui d’une « haine de cette civilisation, que certains veulent nourrir dans l’Occident » contribuent à normaliser cette ligne de clivage culturel et à renforcer l’imaginaire d’un peuple civilisationnel. Ainsi, la stratégie réactionnaire est double : elle construit un ennemi de l’intérieur et présente le pays comme une citadelle assiégée.

La stratégie réactionnaire est double : elle construit un ennemi de l’intérieur et présente le pays comme une citadelle assiégée.

Lors de sa prise de fonction, Bruno Retailleau a déclaré vouloir défendre une « politique de la majorité nationale » tout en sachant très bien que cette majorité ne pouvait se trouver dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, qui n’a jamais été aussi émiettée. Il en appelle plutôt à un hypothétique pays profond, où sommeillerait une France du passé, imprégné d’une morale catholique traditionaliste. Cette grammaire rappelle l’idée de « pays réel » développée par Charles Mauras, l’homme de l’Action française, qui entendait défendre à travers ce vocable « l’immense masse française dépositaire des vertus de la race »3. À l’inverse, le « pays légal », celui des institutions et des représentants, était perçu comme un obstacle à l’expression du peuple. De quoi mieux comprendre les propos du nouveau ministre au sujet de l’État de droit qui, dans la droite lignée de cette tradition nationaliste, n’a jamais effectivement été considéré comme « sacré ».

Reste alors une question en suspens : quelle différence de fond existe-t-il désormais entre une « politique de la majorité nationale » présentée comme telle et la politique « de la préférence nationale » portée par le parti de Marine Le Pen ? De la réponse donnée à cette question dépend, en partie, le réarmement du camp authentiquement républicain, démocrate et social, face aux droites réactionnaires. Les forces de gauche ne peuvent plus se contenter d’étiqueter « extrême-droite » tout ce qui s’oppose à leur projet émancipateur.

Il importe de saisir la particularité du moment, de relire la restructuration actuelle des blocs au regard de la longue histoire sociale du pays, de reconnaître les différentes nuances de droite, d’identifier leurs références culturelles, leurs sources de financement et leurs réseaux militants, afin de mieux appréhender « le processus d’extrême-droitisation » qui a cours aujourd’hui. C’est ici ce que propose cet article en souhaitant réhabiliter l’idée d’un parti de l’ordre4, émergeant d’une nouvelle alliance de la bourgeoisie libérale (Macronie, Droite LR et FN/RN) contre le bloc progressiste et social, dans un contexte de profonde crise de régime.

Quant à l’homme de Beauvau qui s’octroie le mot de République à tout va et se rêve en nouveau Clémenceau, il ne finira pas mieux que le député royaliste de Vendée Baudry d’Asson : du bruit, du bruit, avant de retourner usé dans son fief pour regarder lentement une société nouvelle apparaître. L’affaire serait comique si elle n’avait pas déjà de graves conséquences quotidiennes sur la vie d’une partie de la population et qu’elle n’annonçait pas déjà le pire.

Notes :

(1) Dans de nombreux appels et tribunes des organisations de défense des droits s’étaient alors alarmées d’une remise en cause des libertés fondamentales au sujet de la pratique du culte et du droit d’association. Voir par exemple : Loi séparatisme : une grave atteinte aux libertés associatives, Libération, 21 janvier 2021.

(2) Documents de délibérations du conseil : délibérations en avril 2016 4 – Enseignement secondaire – 336 – Subventions d’investissement aux établissements privés sous contrat d’association (digitechcloud.fr), délibérations en octobre 2016 4 – Enseignement secondaire – 336 – Subventions d’investissement aux établissements privés sous contrat d’association (digitechcloud.fr)

(3) Courrier royal, 10 juillet 1935.

(4) Une dénomination qui fait directement référence au groupe des conservateurs rassemblant des figures qui mirent un terme à la Révolution de 1848 puis participèrent au massacre de la Commune de Paris en 1871.

Les électeurs ordinaires du Rassemblement National

Permanence du Rassemblement National à Fréjus (Var), ville dirigée depuis 2014 par le RN David Rachline. © Capture d’écran C Dans l’air

« FN ou RN ? », la question revient régulièrement dans les médias qui s’interrogent sur la progression du parti d’extrême-droite. Les 10 millions de voix récoltées par le Rassemblement national aux dernières législatives tendent à faire pencher la balance du côté de la normalisation du parti et de la rupture avec son passé. Cette hypothèse est cependant nuancée par une enquête plus fouillée. Dans son ouvrage, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le sociologue et politiste Félicien Faury montre comment, au sein de l’électorat RN de PACA, les difficultés sociales s’expliquent prioritairement à la lumière d’un énoncé : il y aurait « trop d’immigrés » en France. Un raisonnement qui révèle la victoire idéologique d’une grille de lecture unilatérale des problèmes économiques, entretenant la division parmi les classes les plus précaires. Loin donc du portrait des millions de « fachos », mais pas en adéquation non plus avec les seuls Français « fâchés », Félicien Faury s’attarde sur un vote mal compris pour en analyser les raisons et les contradictions. Après la parution d’un article du sociologue dans nos colonnes, retour sur son ouvrage.

L’enquête commence en 2016, aux prémices de la campagne présidentielle de 2017, et court jusqu’à l’été 2022, où se termine celle pour les élections législatives. Réalisée dans le sud de la région PACA (Provences-Alpes-Côtes-d’Azur), le sociologue a vécu sur place, auprès de celles et ceux qu’il interroge, pendant près de quinze mois cumulés. Ses recherches sont autant le fruit de discussions informelles saisissant les rumeurs du monde que d’entretiens semi-directifs plus approfondis. Un matériau inédit qui permet de mieux appréhender qui sont les électeurs du Rassemblement National.

Choisir la région PACA comme terrain de recherche permet aussi de mettre à jour des problématiques différentes que celles recensées dans l’autre bastion du RN, le nord de la France. C’est notamment le territoire où s’épanouit le plus le parti (aux élections européennes de 2024, Jordan Bardella conquis 38.65% des suffrages), et où certaines spécificités locales contribuent à la montée du vote RN, qui n’est plus considéré comme un parti « honteux ». Félicien Faury s’efforce de comprendre comment un environnement social peut devenir un terrain fertile de normalisation de l’extrême droite, sans pour autant prétendre établir le portrait-robot de l’électeur du RN, qui relèvent pour lui du fantasme bien plus que de la réalité sociologique. 

Au-delà des mythes misérabilistes

Félicien Faury cherche à prendre au sérieux la parole et les préoccupations de ces électeurs. Il tente de comprendre quelles valeurs morales et quels modes de vie motivent ce choix pour le parti de la famille Le Pen. Avec comme premier principe d’abandonner le présupposé selon lequel ces électeurs « ne savent pas ce qu’ils font ». Car la force du RN repose moins « sur sa capacité à duper des gens naïfs » que sur son aptitude à déployer un discours correspondant à des expériences de vie. Sans être central dans la vie des électeurs, ce vote reste un moyen d’exprimer les épreuves qu’ils traversent concernant notamment le pouvoir d’achat et la place qu’ils occupent dans la société. Des craintes et désillusions guidées par une perception du réel attisée par le RN.

L’enquête montre qu’en PACA, le stéréotype de l’électeur d’extrême droite victime de la désindustrialisation, du chômage et désocialisé par la pauvreté – plus proche de l’électorat des bassins miniers du nord – est inopérant. Ici les électeurs rencontrés sont des salariés pas nécessairement précaires, des agents de services publics, des pompiers, des commerçants, des policiers, des coiffeurs, des retraités. Ils sont intégrés à la société, ont des situations relativement stables et beaucoup sont propriétaires de leur logement. Principalement situés en bas de la classe moyenne, ce ne sont pas « les plus à plaindre », selon une expression commune, même si leur situation reste fragile.

Les débats médiatiques donnent souvent l’impression de deux votes distincts pour le Rassemblement National : il y aurait d’un côté un vote identitaire, de l’autre un vote plutôt social attisé par le chômage et la pauvreté. Un vote du sud et un vote du nord ; un vote FN associé à Jean-Marie Le Pen et un vote RN à Marine Le Pen et Jordan Bardella. L’enquête de Félicien Faury amène à nuancer cette grille de lecture binaire. Dans ses entretiens, ces problématiques sont entremêlées : tout le travail idéologique effectué par le parti consiste précisément à construire des ponts entre les questions sociales et identitaires. 

Vouloir segmenter le vote RN par préoccupations (d’un côté le pouvoir d’achat et de l’autre l’immigration) correspondrait donc à une vue de l’esprit, car c’est bien dans leurs enchevêtrements que l’électorat trouve satisfaction.

Un vote de repli identitaire

Aux difficultés rencontrées, les électeurs du RN trouvent unanimement une réponse évidente : il y a trop « d’immigrés » en France. Ce principe guide toutes les analyses qu’ils peuvent faire. Au cours des entretiens, la figure de « l’immigré » semble indistincte de celle de « l’étranger », voire du musulman. Elle ne repose pas sur la nationalité réelle d’un individu mais sur ses origines supposées. Toute personne non-blanche est ainsi susceptible d’être associée à cette chaîne d’équivalences. Et c’est à la lumière de cet antagonisme – « blancs » et « immigrés » – que les électeurs du RN interprètent leur quotidien, construisent leurs valeurs morales, leurs appréciations économiques et leurs repères politiques. 

À cette première confusion s’ajoute celle de « l’assisté », le chômage de chaque « immigré » trouvant, d’après le discours du RN, sa cause dans des caractéristiques culturelles et ethniques. C’est cette causalité essentialiste qui permet à Félicien Faury de qualifier le vote RN de « raciste ». Les inquiétudes économiques des électeurs sont liées à ces représentations négatives des immigrés (et descendants d’immigrés) de sorte que « les discours anti-assistance et xénophobes se nourrissent mutuellement ». 

Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice.

Félicien Faury rappelle à ce titre le slogan du FN de la fin des années 70 : « 1 millions de chômeurs, c’est 1 millions d’immigrés en trop ». Un slogan qui peut s’interpréter de deux manières, conformément aux stratégies discursives du RN. Une première lecture repose sur le mythe de l’immigré voleur d’emploi – 1 million d’immigré en moins, c’est 1 million de postes à pourvoir pour les « vrais français » – tandis qu’une autre lecture repose sur le mythe de l’immigré paresseux venu en France pour bénéficier d’aides sociales.

En PACA, c’est aujourd’hui cette seconde lecture qui prime, où les électeurs craignent peu pour leurs emplois. Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice. Il y aurait ainsi un gâteau-État, dont les parts seraient réduites à peau de chagrin à cause de l’arrivée sur le territoire d’immigrés.

Des électeurs en quête de distinction sociale

Du point de vue des électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration. Félicien Faury l’explique : « Voter extrême-droite, c’est agir sur la structure raciale mais surtout s’y placer et faire valoir une position spécifique. (…) Le vote RN peut dès lors être compris comme une modalité d’inclusion au sein du groupe majoritaire et de démarcation avec les groupes minorisés. »

Dans une société structurée par les classes sociales, les « petits-moyens » peuvent trouver dans le vote RN une façon de rester du bon côté du groupe majoritaire en consolidant une digue qui les sépare des autres – avec d’autant plus d’énergie qu’ils se trouvent en bas de ce groupe majoritaire. L’enquête le montre : ces électeurs sont ceux qui sont socialement, géographiquement et symboliquement les plus proches de ces groupes qu’ils rejettent et auxquels ils ne veulent surtout pas être assimilés.

La même logique est à l’œuvre chez les électeurs du RN eux-mêmes issus de l’immigration, mais d’une immigration blanche et/ou chrétienne, ce qui en fait assurément de « bons immigrés ». Jordan Bardella en tête, ces électeurs aux origines italiennes, espagnoles, portugaises ou encore arméniennes votent RN afin de revendiquer une intégration réussie à la société française.

Pour les électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration.

Par leur vote, ces électeurs se distinguent socialement de ceux qui ne travaillent pas et des « immigrés », mais également des élites culturelles – perçues soit comme tenant les manettes du pays, soit promouvant une égalité d’intégration à la société pour toutes et tous. Les « élites culturelles » couvrent un spectre très large et hétérogène, allant du ministre macroniste à l’institutrice du village dont le capital économique n’est pourtant pas éloigné du leur. Le parti de la famille Le Pen mise largement sur cet antagonisme social entre les « bien-pensants » et ses électeurs issus de la « vraie vie » qui y trouvent un moyen de se protéger du mépris de classe. Car ces électeurs, souvent faiblement dotés en capital culturel, entretiennent un rapport amer avec l’école et une méfiance envers les élites culturelles.

Ainsi, le vote pour le RN est une façon de se positionner dans un rapport de forces, en acceptant la diminution tendancielle de la redistribution et des perspectives d’ascension sociale due au néolibéralisme et en y répondant par une volonté d’exclusion d’un autre groupe social afin de conserver quelques avantages. C’est à ce titre un choix véritablement politique, une réponse à des violences sociales dont il faut analyser la fabrique.

L’injuste guerre des pauvres

Dans les territoires où les services publics et les ressources se dégradent particulièrement, l’urgence de se positionner sur l’échiquier politique contre « les autres » prime. En PACA, d’après Faury, trois enjeux principaux se distinguent : la redistribution, l’espace résidentiel et l’école.

La redistribution et l’usage des ressources communes sont vécues comme injustes avec le sentiment de « donner beaucoup » mais de n’avoir « droit à rien » : les aides sociales et la qualité des services publics se dégradent, tandis que la charge fiscale reste inchangée. Ce n’est pas tant l’idée de l’impôt qui est remise en question que la façon dont celui-ci est utilisé. Avec l’idée forte que l’Etat voue une passion irrationnelle aux « étrangers », à qui il donnerait la priorité en matière d’aides sociales et de logement. L’opacité des principes redistributifs devient l’objet de fantasmes : « si mon fils n’arrive pas à obtenir un HLM, c’est parce que l’État préfère le donner à des immigrés ». Des fantasmes habilement entretenus par RN, qui partageait par exemple en 2016, une campagne d’affichage sur laquelle on pouvait lire « Julie attend un logement en résidence étudiante depuis deux ans. Hélas pour elle, Julie n’est pas migrante. »

Les électeurs entretiennent un rapport plutôt négatif à leur lieu de vie dont ils se sentent prisonniers. Cette dimension spatiale du sentiment de déclassement est importante à plusieurs points de vue. En PACA, la patrimonialisation et la touristification du territoire intensifient la concurrence dans l’accès au logement. À Fréjus, les résidences secondaires représentent par exemple 37% des logements (contre 9,7% en moyenne en France), renforçant une pression foncière déjà élevée. Les couches sociales inférieures sont ainsi reléguées dans les espaces du territoire les moins valorisés. Et certains, persuadés que leur territoire se dégrade, se prennent à regretter leur investissement immobilier de toute une vie. Comme un serpent qui se mord la queue, le foncier perd en valeur à cause de la mauvaise réputation qu’ils concourent à donner à un quartier. Ils ont ainsi le sentiment d’être « coincés » et contraints de cohabiter avec ceux dont ils méprisent les modes de vie. Sur les territoires les plus inégalitaires, les électeurs sont donc dans un entre-deux fragile : trop riches pour être aidés, trop pauvres pour quitter les zones de relégation.

Ainsi naît le désir de mobilité, spatiale et sociale, pour soi et ses enfants. Et l’accès à une école de qualité devient un enjeu symbolique majeur. Mais l’école publique se dégrade et pâtit d’une mauvaise réputation, en particulier dans les territoires jugés négativement, c’est tout naturellement que le privé s’impose comme une alternative… à condition d’en avoir les moyens [Félicien Faury consacre, dans nos colonnes, un article sur l’école comme paramètre important du vote RN, ndlr].

Dans ces combats d’accès aux ressources, les groupes minoritaires – essentialisés par les électeurs du RN – sont perçus comme des concurrents illégitimes. Et cette idée circule d’autant plus facilement que la concurrence s’intensifie et que leur cadre de vie se dégrade. Une morale collective est ainsi produite et induit une normalisation du vote d’extrême droite dont chacun se fait le relais auprès de sa famille, de ses amis, voire de ses collègues. La réponse « par le bas » s’impose alors au détriment de celle « par le haut » : ce sont les immigrés qui profitent, plutôt que les élites qui détruisent.

Les travaux de Félicien Faury établissent, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste », il est marqué par un primat identitaire. 

Les travaux de Félicien Faury établissent en définitive, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste ». Moins dirigé contre les élites que des segments marginalisés de la population, il est marqué par un primat identitaire. À l’inverse, son ouvrage interdit toute essentialisation des électeurs RN : il met en évidence la manière dont la mise en concurrence généralisée nourrit une « guerre des pauvres » dont ce vote est une manifestation. La voie pour reconquérir les travailleurs séduits par le RN s’avère ardue, sans analyse précise des territoires dans lesquels ils s’enracinent.

Espagne : Pedro Sánchez reconduit, mais plus fragile que jamais

Carles Puigdemont, leader indépendantiste catalan, Pedro Sanchez, Premier ministre espagnol, et Santiago Abascal, leader de Vox (extrême-droite). © Joseph Édouard pour LVSL

Après un résultat mitigé mais meilleur que prévu aux élections cet été, Pedro Sánchez a été reconduit au poste de Premier ministre espagnol. Sa majorité de gauche repose cependant sur une coalition précaire, entre dépendance aux votes des partis indépendantistes et volonté de Podemos de s’émanciper du gouvernement. En embuscade, l’extrême-droite accuse Sánchez de coup d’État antidémocratique et incite la justice et la police à défier le gouvernement. Par Steven Forti, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

Au début de l’été, personne n’aurait parié un euro sur le fait que Pedro Sánchez resterait Premier ministre. Après les élections municipales largement remportées par l’opposition de droite, beaucoup estimaient que Sánchez, secrétaire général du Parti socialiste espagnol (PSOE), n’était plus qu’un mort-vivant politique. Les sondages réalisés avant les élections législatives du 23 juillet ne lui laissaient aucun espoir.

Madrid semblait alors sur le point de basculer aux mains des conservateurs et de leurs alliés d’extrême-droite, comme Rome, Stockholm, Helsinki et Athènes auparavant. Mais les choses se sont passées autrement : la coalition de gauche a résisté, montrant que la seule arme éprouvée des partis de gauche pour battre les émulateurs locaux de Donald Trump, Viktor Orbán et Jair Bolsonaro, est leur capacité à mobiliser leurs propres électeurs.

Certes, si le Parti populaire conservateur (PP) et à son allié nationaliste Vox n’ont pas obtenu la majorité qu’ils espéraient, la marge de manœuvre de Sánchez est faible. Aucune majorité de gauche claire ne s’est dégagée et, cette fois-ci, contrairement à la précédente législature, la formation d’un gouvernement exigeait les votes de tous les partis représentés au Parlement, à l’exception du tandem PP-Vox. L’obtention d’un soutien en particulier paraissait pour le moins incroyable : celui de Carles Puigdemont, chef de file de Junts per Catalunya (JxCAT), un mouvement indépendantiste catalan de centre droit. De 2020 à 2023, celui-ci s’est constamment opposé au gouvernement formé par le PSOE de Sánchez et Unidas Podemos.

L’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Compte tenu de l’improbabilité d’une telle alliance, même après les résultats des élections de juillet, nombre d’observateurs pensaient le chef du PSOE fini et l’Espagne bonne pour de nouvelles élections afin de sortir de l’impasse. Une fois de plus, ils se sont trompés. Sánchez a réussi à former une majorité et, après le vote d’investiture du 25 novembre, l’Espagne a de nouveau un gouvernement de coalition de gauche. Depuis la démission d’António Costa au Portugal, l’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Résilience et sens politique

Il ne fait aucun doute que le dirigeant socialiste espagnol fait réellement preuve de résilience. Après tout, son autobiographie publiée en 2019 ne s’intitule-t-elle pas Manuel de resistencia ? Il semble puiser sa force dans l’adversité. Capable de souplesse idéologique, il est l’un des rares à avoir appris à faire de nécessité vertu, comme il l’a déclaré devant le Parlement la semaine dernière.

Cela avait déjà été le cas il y a quatre ans : alors qu’il n’avait cessé de s’opposer à un accord de gouvernement avec Unidas Podemos auparavant, il n’avait pas hésité à s’allier avec la formation de Pablo Iglesias après les élections de novembre 2019, face à la menace de l’extrême-droite. Sans coup férir, ils formèrent alors le premier gouvernement de coalition de gauche depuis le retour de l’Espagne à la démocratie. Pendant plus de trois ans, ce gouvernement a mis en œuvre un programme audacieux qui est devenu un modèle en Europe.

La composition très morcelée du Congrès espagnol depuis juillet 2023. © Wikipedia

Aujourd’hui, en faisant preuve de patience et de ténacité, Sánchez a réussi à conclure un accord avec un parti qui, il y a quelques jours encore, revendiquait la sécession unilatérale de la Catalogne et niait toute intention de soutenir un gouvernement de coalition à Madrid. Dans un parlement divisé, les sept voix de JxCAT se sont révélées capitales pour assurer la réélection du chef du PSOE au poste de Premier ministre.

Pour autant, le parti indépendantiste catalan ne participera pas au gouvernement. Comme lors de la précédente législature, l’Espagne aura un gouvernement minoritaire composé du PSOE (121 sièges) et de Sumar (31 sièges), la coalition de gauche radicale conduite par la ministre du travail Yolanda Díaz. Cependant, pour sa survie, ce gouvernement dépendra également des votes de l’Espagne « périphérique », c’est-à-dire des partis régionalistes et nationalistes de Catalogne (Junts per Catalunya et Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui détiennent chacun sept sièges), du Pays basque (Partido Nacionalista Vasco, cinq sièges, et EH Bildu, six sièges), de Galicie (Bloque Nacionalista Galego, un siège), et des Canaries (Coalición Canaria, un siège).

Obtenir tous ces soutiens n’a pas été chose facile. Mais le PSOE, et notamment Pedro Sánchez lui-même, a montré qu’il était le seul à pouvoir forger des alliances avec plusieurs partis aux intérêts distincts. Le PP conservateur, qui de fait est arrivé en première position aux élections de juillet 2023, n’a obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus, révélant ainsi son isolement au Parlement et dans le pays.

Les mouvements basques et catalans ont préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

En septembre, quand le candidat du PP, Alberto Núñez Feijóo, a eu l’opportunité de former un gouvernement, il a échoué lamentablement, obtenant pour seul soutien celui du parti d’extrême droite Vox. Le pacte du PP avec Santiago Abascal, leader de Vox, s’avère ainsi être une union mortifère qui empêche tout accord avec la droite catalane et les nationalistes basques, avec lesquels il avait conclu des alliances par le passé. Vox, en effet, défend de manière véhémente une recentralisation de l’Espagne qui mettrait un terme à toute autonomie régionale. Les mouvements basques et catalans ont donc préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

Une tâche ardue

Toutefois, la suite s’annonce compliquée. Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sánchez ne dure pas est réel. La meilleure carte de Sánchez auprès de ses alliés est évidemment la peur d’une chute de son gouvernement, qui reviendrait à laisser le pays à la droite. Cependant, cette menace ne suffira pas à elle seule à tenir les troupes. Comment réconcilier le programme très à gauche de Sumar concernant la politique sociale, la fiscalité progressive ou le logement avec les positions droitières du Partido Nacionalista Vasco, de Junts per Catalunya ou de Coalición Canaria ?

Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sanchez ne dure pas est réel.

Qui plus est, la conjecture internationale est loin d’être favorable, entre les répercussions économiques et géopolitiques des guerres en Ukraine et à Gaza, l’inflation, la crise énergétique et la nouvelle politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) toujours plus restrictive.

Dans l’immédiat, l’économie espagnole est l’une des plus performantes d’Europe : le Fonds monétaire international a confirmé des prévisions de croissance pour l’Espagne de 2,5 % pour 2023 et de 1,7 % pour 2024. Néanmoins, les investissements fournis par le plan de relance NextGenerationEU sont déjà largement pris en compte, et en janvier prochain le Pacte de stabilité et de croissance européen, qui limite le recours à l’emprunt, devrait redevenir d’actualité. Les marges de manœuvre du gouvernement espagnol s’en trouveront réduites.

La gauche radicale se divise à nouveau

Sur le plan politique, on note trois grands facteurs d’instabilité. Le premier est interne et concerne Podemos, le parti de gauche radicale qui fut l’une des principales composantes de Sumar. Après des mois de fortes tensions, la formation fondée par Iglesias (qui en demeure le chef incontesté même s’il s’est officiellement retiré de la vie politique) a décidé de quitter la coalition, jugeant Díaz trop modérée. Podemos reproche à l’équipe de Díaz son manque de considération et de l’écarter des postes clés. Ces derniers mois, Iglesias a posé comme condition qu’Irene Montero, qui est également sa compagne, soit reconduite au ministère de l’Égalité, ce qui n’a finalement pas été le cas.

Montero est une figure clivante dans la scène politique espagnole. Ayant porté la loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle (parfois appelée loi « Seul un oui est un oui ») ainsi que la loi pour l’égalité réelle et effective des personnes trans et pour la garantie des droits LGBTI (loi « trans »), elle a souffert d’attaques extrêmement violentes de la part de la droite conservatrice.

Outre l’opposition prévisible de la droite, ces lois ont également engendré une crise au sein du gouvernement. En raison de l’application éclectique par les tribunaux de la loi « Seul un oui est un oui », plusieurs dizaines de violeurs ont au final pu être libérés ou voire leurs peines réduites, à l’inverse de l’objectif initial. Des problèmes juridiques qui ont finalement été résolus mais ont abîmé la réputation du gouvernement. La loi « trans » a quant à elle laissé des fractures entre les mouvements féministes proches de Podemos et ceux plus liées au PSOE.

Conscient de ces difficultés, Sumar, la large coalition de gauche radicale, a donc proposé à Podemos – qui fait partie de l’alliance, mais dont le poids interne s’est réduit – un autre ministère pour l’économiste Nacho Álvarez. Mais la formation d’Iglesias a refusé, ce qui a provoqué la démission d’Álvarez, jusque-là secrétaire d’État aux Droits sociaux et homme clé des arrangements parlementaires au cours de la législature précédente. Si Podemos s’estime victime, les responsabilités de ces cafouillages sont sans doute partagées.

Quoi qu’il en soit, l’attitude de Podemos menace la survie du gouvernement espagnol. Podemos n’est désormais plus que l’ombre de ce qu’il fut ces dernières années mais, compte tenu de la faible majorité de Sánchez, ses cinq députés demeurent incontournables. Podemos présentera vraisemblablement sa propre liste (séparée de celle de Sumar) aux élections européennes de juin prochain, renouant avec l’esprit de scission qui a marqué la gauche radicale espagnole ces dernières années. Le pari est risqué : en mai dernier, cette attitude avait en partie permis la victoire de la droite aux élections municipales, les voix de la gauche radicale s’étant dispersées sur de nombreuses formations qui n’ont pas atteint le seuil de 5%, d’où la création de Sumar par la suite.

Querelles intestines autour de l’indépendance catalane

Si les affaires internes de son allié fragilisent la majorité de Sánchez, le véritable maillon faible de son gouvernement est sa dépendance envers les partis indépendantistes catalans. Les accords du PSOE avec le JxCAT et l’ERC garantissent la stabilité du gouvernement, mais tout dépendra des résultats des négociations qui visent à résoudre la crise catalane et des querelles intestines au sujet de la cause indépendantiste.

La principale pierre d’achoppement, à savoir l’amnistie pour les personnalités indépendantistes inculpées après le référendum non officiel de 2017, semble avoir été surmontée, du moins sur le plan politique. Cette amnistie garantirait l’annulation de la responsabilité pénale, administrative et comptable de plus de trois cents activistes indépendantistes, y compris celle de Puigdemont qui s’est exilé en Belgique en tant que député européen ; elle s’étendrait également à soixante-treize policiers.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone. Cependant, l’amnistie est juridiquement complexe, et pour juger au mieux de son effectivité réelle il nous faut attendre le débat au Parlement et la réponse de la Cour constitutionnelle. Étant donné le poids des juges conservateurs au sein de cette dernière, les recours en justice devraient être nombreux et l’application de cette amnistie prendra du temps.

Au-delà des accords sur des questions relatives à de nouveaux pouvoirs pour le gouvernement catalan ou une plus grande autonomie fiscale, l’autre pierre d’achoppement concerne un éventuel référendum d’autodétermination, exigé par le JxCAT et l’ERC.

Sur ce point, les marges de manœuvre sont pratiquement nulles : le « non » du PSOE est clair et net, tout comme l’inconstitutionnalité de cette demande. Les forces indépendantistes peuvent obtenir tout au plus un vote consultatif non contraignant concernant un accord politique négocié entre les parties. Un tel scénario permettrait peut-être de réformer le statut d’autonomie de la Catalogne, par exemple si les articles rejetés par la Cour constitutionnelle en 2010 étaient réinsérés après amendement. Une solution qui permettrait de sauver la face de part et d’autre, mais qui nécessitera une forte volonté politique et beaucoup de diplomatie.

En outre, en plus des élections européennes de juin 2024, des élections régionales auront lieu au Pays basque et en Galice au printemps prochain, et en Catalogne en février 2025. Au Pays Basque, l’hégémonie politique du Partido Nacionalista Vasco (PNV), qui soutient le gouvernement, est sérieusement menacée par la progression de la gauche indépendantiste d’EH Bildu.

Quant à la Catalogne, la lutte interminable pour l’hégémonie que se livrent le JxCAT et l’ERC, le parti de centre-gauche qui dirige actuellement le gouvernement minoritaire de la région, pourrait pousser chacun à se démarquer en faisant pression sur Sánchez, y compris sur la question du référendum, et aboutir là aussi à une situation intenable. Les derniers sondages confirment que le soutien dont bénéficie l’indépendance catalane est au plus bas depuis ces dix dernières années, une réalité susceptible de déstabiliser Puigdemont et Oriol Junqueras, le chef de l’ERC, qui pourrait les inciter à abandonner leur récent pragmatisme pour renouer avec une confrontation plus forte du gouvernement de Madrid.

Une droite trumpiste

Enfin, il existe un dernier facteur d’instabilité, sans doute le plus grave. L’Espagne se polarise de plus en plus, et une droite radicalisée souffle sur les braises. Certes, de nombreux Espagnols s’opposent ou demeurent sceptiques quant à l’amnistie des indépendantistes catalans, comme l’a révélé la manifestation pacifique du 18 novembre à Madrid à laquelle ont participé 170 000 personnes.

Ces dernières semaines, le débat politique s’est enflammé. Depuis l’accord entre le PSOE et le JxCAT, Sánchez est la cible d’un tombereau d’insultes inquiétantes et a notamment été qualifié de « traître » et de « putschiste ». Des députés du PSOE ont été agressés et le siège madrilène du parti, Calle Ferraz, a été assiégé par plusieurs milliers de militants néofascistes durant deux semaines. Ces manifestations, auxquelles participent des dirigeants de Vox, sont également soutenues par des influenceurs de l’« Internationale de la Haine », tel l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson.

Abascal, le président de Vox, est le plus véhément : il a qualifié le gouvernement d’« illégitime » et sa reconduction de « coup d’État » et appelé les policiers à se rebeller contre leur hiérarchie. Si le PP ne s’est pas livré à de tels excès, il n’a pour autant pas pris ses distances avec Vox et n’a pas explicitement condamné la violence.  Certains de ses dirigeants historiques, nostalgique du franquisme, comme Esperanza Aguirre, ont participé aux manifestations au côté de militants néofascistes. Pendant ce temps, le PP a lancé une campagne internationale comparant Sánchez au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, intervenant même auprès des institutions européennes pour combatte ce qu’il considère comme la « destruction » de l’État de droit en Espagne.

La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Tout cela n’est pas nouveau. Quand le chef du PSOE José Luis Rodríguez Zapatero a remporté à surprise générale les élections de 2004, le PP a lancé une odieuse campagne au Parlement et dans la rue, soutenue par les médias conservateurs. Ce n’est pas une coïncidence si l’ancien Premier ministre de droite José María Aznar est revenu sur le devant de la scène, appelant à une mobilisation implacable contre Sánchez. La radicalisation de la droite est un fait accompli : preuve en est que Mariano Rajoy, considéré comme un conservateur modéré, a publiquement soutenu le libertarien d’extrême-droite Javier Milei lors de l’élection présidentielle en Argentine.

Dans ce climat explosif, il n’est donc guère surprenant que des juges, qui sont censés être neutres, aient organisé des manifestations devant les tribunaux contre l’accord PSOE-JxCAT ou que quelque soixante-dix militaires à la retraite aient lancé un manifeste appelant l’armée à chasser Sánchez. La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Une période de tous les dangers

Malgré toutes ces menaces, la reconduction du gouvernement PSOE-Sumar est une bonne nouvelle pour la gauche européenne, notamment parce qu’elle n’allait vraiment pas de soi. Avant tout, c’est une victoire personnelle pour Sánchez. Mais c’est également le résultat de la prise de conscience, par tous les partis qui composent cette majorité hétérogène, qu’il est impératif d’empêcher l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.

Cependant, quelles que soient les intentions du PSOE ou de Sumar, leur capacité à mettre en œuvre des politiques sociales courageuses comme lors de la précédente législature demeure incertaine. Le plus probable est que le gouvernement consacre la plus grande partie de son énergie à résoudre la question territoriale, avec pour objectif de mettre enfin un terme à la crise catalane.

La tâche ne sera pas facile. Les tensions susceptibles de surgir au sein d’une majorité aussi composite, l’attitude remuante d’un Podemos sur le déclin, et les luttes respectives des nationalistes catalans et basques pour l’hégémonie régionale compliquent sérieusement la donne, sans oublier, bien sûr, la mobilisation d’une droite radicalisée. Non seulement cette dernière s’appuie sur un puissant système médiatique et des juges à majorité conservateurs, mais elle contrôle également la plupart des régions et des grandes villes. De plus, elle possède la majorité absolue au Sénat et fera tout ce qui est en son pouvoir pour pratiquer l’obstruction parlementaire ou, à défaut, ralentir le processus législatif.

La droite, y compris ses composantes en théorie les plus modérées, a manifestement décidé que toute action pour faire tomber le gouvernement est légitime, et elle ne retiendra pas ses coups dans les mois à venir. Jusqu’aux élections européennes de juin prochain, une échéance cruciale pour les deux camps, il n’y aura aucun répit. Si le gouvernement Sánchez tient jusque-là, nous pourrons alors faire le bilan de ce qu’il aura accompli.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre de « Spain’s Left-Wing Government Faces Internal Splits – and a Trumpian Opposition »

JDD, Europe 1, CNews… Derrière la croisade médiatique de Bolloré, la défense d’un empire fossile et néo-colonial

Le Vent Se Lève - Bolloré Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

L’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD et l’agenda réactionnaire qu’il est en train d’y déployer ont inquiété une partie du monde politique français cet été, de la gauche au centre-droit. Si les méthodes brutales et l’ultra-conservatisme de Vincent Bolloré focalisent l’attention, on oublie souvent que sa préférence pour l’extrême-droite découle largement des intérêts de son groupe, bâti autour des énergies fossiles et de la Françafrique. La montée en puissance d’autres milliardaires représentant ces secteurs, comme Rodolphe Saadé ou Daniel Krétinsky, fait peser le risque d’un basculement plus large du monde médiatique vers l’extrême-droite. Article de la New Left Review par Théo Bourgeron, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Que signifie le rachat du Journal du Dimanche (JDD) par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ? Pour commencer, revenons sur le rôle que ce journal joue dans le champ politique français. Fondé en 1948, le Journal du Dimanche est un hebdomadaire relativement confidentiel (135 000 numéros par semaine, contre 500 000 ventes quotidiennes pour Le Monde). Cependant, il est devenu au fil des ans une institution médiatique, une sorte de gazette gouvernementale officieuse lue par la plupart des journalistes, des hommes politiques et des chefs d’entreprise français. Et que les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche successifs utilisent pour annoncer de nouveaux projets de loi et fixer l’agenda politique. Le JDD se caractérise par sa position invariablement pro-gouvernementale. Le penchant affirmé de sa rédaction pour le centre-droit l’a rendu compatible avec la plupart des gouvernements français depuis sa création. En période de gouvernement socialiste, il s’aligne sans problème sur l’aile droite du PS. Politiques et journalistes eux-mêmes plaisantent souvent sur le rôle que le journal joue dans la politique française. Libération le qualifie ainsi de « Pravda de Macron », tandis que des memes circulent sur Twitter avec les unes du journal, sur lesquelles figurent invariablement, chaque semaine, la photo d’un ministre. Une gazette officieuse du gouvernement : voici donc ce qu’était le JDD jusqu’à cet été. 

Un mécanisme bien rodé

Toutefois, ce statut d’importance n’a pas protégé la rédaction du journal. Depuis quelques années, le milliardaire breton avait patiemment construit une participation majoritaire dans Lagardère, le groupe de presse propriétaire du Journal du Dimanche. Au début de l’été, il juge le moment venu de dévoiler ses intentions. Le 23 juin, il nomme rédacteur en chef du journal un représentant notoire de l’extrême droite, Geoffroy Lejeune. Celui-ci arrive de Valeurs actuelles, un magazine où il a été impliqué dans d’innombrables affaires. Il a notamment fait l’objet d’une enquête pour incitation à la haine raciale, après avoir appuyé la publication d’un « documentaire-fiction » abject présentant la députée Danielle Obono comme une esclave vendue en Afrique. Il a également publié une couverture antisémite présentant George Soros comme un « le financier mondial » qui « complote contre la France ». Un profil inacceptable pour l’équipe éditoriale mainstream du Journal du Dimanche. Ironie du sort, après avoir obstinément ignoré pendant des mois les grèves contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, 96% des journalistes du JDD votent une grève illimitée, empêchant la parution du journal pendant plusieurs semaines.

Pour Vincent Bolloré, cette prise de contrôle relève de la routine. Au cours des dix dernières années, il a mené de nombreuses acquisitions dans les secteurs des médias et de l’édition, appliquant chaque fois la même stratégie. On sait comment il avait racheté le groupe de télévision Canal + en 2014. L’un de ses principaux actifs était la chaîne d’information en continu de centre-gauche I-Télé. Après avoir racheté le groupe, Vincent Bolloré avait décidé d’en licencier les dirigeants et de nommer ses acolytes, déclenchant une longue grève. Celle-ci s’était conclue quelques semaines plus tard avec le départ de la plupart des journalistes d’I-Télé. Bolloré avait alors embauché une nouvelle équipe et rebaptisé la chaîne CNews, la positionnant délibérément à l’extrême-droite en « Fox News à la française ». Un coup réédité de manière similaire avec la station de radio Europe 1. Il est désormais en pourparlers pour racheter le groupe Hachette, plus grande maison d’édition d’Europe, qui possède un large éventail d’activités, notamment dans le domaine des manuels scolaires.

Un empire bâti sur le colonialisme et les énergies fossiles

Douzième fortune de France avec un patrimoine net de 11,1 milliards d’euros, Vincent Bolloré a longtemps été considéré comme un homme d’affaires moderne. C’est en important des techniques financières sophistiquées des États-Unis qu’il a développé son empire. Adepte du « capitalisme sans capital », il a importé dans le  capitalisme familial français la technique du rachat d’entreprise par effet de levier (LBO, leverage buy out, ndlr) des années 1980, rebaptisée « poulies bretonnes », du nom de sa région d’origine. Son penchant pour l’innovation financière lui vaut alors les surnoms de « Petit Prince du cash-flow » et de « Mozart de la finance » dans la presse économique française. 

Cependant, l’innovation financière ne doit pas masquer l’ancrage traditionnel du milliardaire. Sa fortune s’est essentiellement construite sur des secteurs anciens et en déclin, dans lequel le milliardaire investit à contre-courant de l’histoire. L’entreprise en difficulté qu’il a héritée de son père, OCB, était spécialisée dans le papier à cigarettes. Après l’avoir vendue, il s’est consacré aux actifs post-coloniaux, en particulier les infrastructures portuaires africaines et les plantations, devenant ainsi une figure de la Françafrique. Il possède plus de  200 000 hectares de plantations dans des pays tels que le Cameroun, le Nigeria et la Côte d’Ivoire. Jusqu’à récemment, Bolloré Africa Logistics possédait également des infrastructures portuaires dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Congo. En parallèle, il a également acquis des actifs dans le domaine des énergies fossiles, notamment des dépôts pétroliers en France et en Suisse

Vincent Bolloré incarne parfaitement le capitalisme familial à la française. À l’occasion du bicentenaire de la société Bolloré, il a même posé en costume de velours traditionnel breton devant l’église de son village avec ses fils, affirmant que ces derniers devaient désormais planifier les deux cents prochaines années. Il prône des valeurs ouvertement réactionnaires, multipliant les déclarations d’attachement à une société catholique, patriarcale et autoritaire. 

Après la prise de contrôle du JDD par Vincent Bolloré, de nombreuses voix se sont indignées. Des représentants de la gauche et du centre-droit ont exprimé leur crainte – fondée – que cette série de prises de contrôle de médias par un milliardaire d’extrême droite ne fasse basculer l’équilibre du débat politique français. Un groupe de 400 personnalités, parmi lesquelles des journalistes, des acteurs, des syndicalistes et d’anciens ministres, ont publié une tribune contre la nomination de Geoffroy Lejeune dans le Journal du Dimanche. D’autres tribunes ont également dénoncé la « toute-puissance » de Vincent Bolloré, engagé dans une « croisade pour l’Occident chrétien », croisade qui aurait pour origine le « terreau favorable » constitué par le capitalisme familial conservateur dont il est l’émanation.

La rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme » ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré.

Cependant, une bonne partie de ces critiques manque la signification réelle de ces rachats médiatiques. Elles ont tendance à se concentrer sur les opinions d’extrême droite de Vincent Bolloré, faisant de ces investissements successifs le caprice d’un milliardaire vieillissant, en perte de vitesse et aux opinions réactionnaires. Or, Vincent Bolloré est bien plus que cela. D’abord, il n’est pas un milliardaire des médias. Il représente au contraire deux secteurs puissants du capitalisme français, les secteurs des énergies fossiles et de la Françafrique. Quant à la rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme », elle ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré. La domination raciale est une composante importante des activités du groupe Bolloré en Afrique. La criminalisation des mouvements écologiques et sociaux est nécessaire pour la poursuite de ses activités dans le secteur pétrolier français. Enfin, son empire industriel repose étroitement sur la domination patriarcale depuis ses débuts, transmis qu’il est de père en fils et d’oncle en neveu depuis six générations

Une nouvelle génération de milliardaires de la presse

D’autant que Vincent Bolloré n’est pas seul. D’autres milliardaires issus des secteurs similaires sont également très actifs dans l’achat de médias français. Le Monde, très réputé, a été en partie acheté en 2018 par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a amassé sa fortune dans le secteur des mines de charbon et des centrales électriques. Daniel Kretinsky possède également plusieurs autres journaux, dont Elle, Marianne et Franc-Tireur et est en train de racheter à Vincent Bolloré le deuxième groupe d’édition français, Editis. (Les autorités de la concurrence européennes contraignent en effet Vincent Bolloré à céder Editis pour avoir le droit d’acquérir Hachette.) La compagnie CMA-CGM, géante marseillaise du transport maritime, est l’une des premières actrices de la logistique en Afrique et est en passe d’acquérir une partie des activités logistiques de Vincent Bolloré pour près de 5 milliards d’euros. Dans un parallèle troublant, CMA-CGM vient elle aussi de prendre le contrôle du journal économique La Tribune, après avoir déjà racheté La Provence. Le groupe contrôlé par le milliardaire Rodolphe Saadé prévoit également de lancer un concurrent au Journal du Dimanche dans les prochains mois. Alors que les groupes de presse français étaient historiquement contrôlés par des milliardaires des secteurs du luxe, de la défense et des télécommunications, il semble qu’ils soient de plus en plus rachetés par des milliardaires de la Françafrique et des énergies fossiles. 

Comment comprendre cette évolution ? Tout d’abord, ces secteurs ont connu une croissance extraordinaire au cours des dernières années. Si les combustibles fossiles et les business de la Françafrique sont parfois considérés comme des vestiges du passé, ils restent financièrement lucratifs. En 2022, CMA-CGM a atteint le record historique du plus grand bénéfice jamais réalisé par une entreprise française, avec 23 milliards d’euros de profit en un an seulement. Les activités liées aux énergies fossiles de Daniel Kretinsky sont également florissantes. Entre 2020 et 2022, grâce à la crise énergétique, le chiffre d’affaires de son groupe (EPH) est passé de 8,5 milliards d’euros à 37,1 milliards d’euros, et son bénéfice de 1,2 milliard d’euros à 3,8 milliards d’euros. Le bénéfice du Groupe Bolloré pour 2022 semble plus modeste (3,4 milliards d’euros), mais il constitue également un record pour le groupe et la somme est énorme par rapport à sa capitalisation de 16 milliards d’euros. En d’autres termes, c’est d’abord la montée en puissance financière de ces secteurs qui leur permet d’investir l’espace médiatique et politique.

Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

Deuxième explication, ces secteurs ont aussi d’impérieuses raisons d’intensifier leur lutte politique. Malgré leur succès financier, ils se trouvent confrontés à de nouvelles menaces. Du côté des actifs africains par exemple, l’influence post-coloniale de la France semble aujourd’hui contestée. À la suite des coups d’État, souvent soutenus par la Russie, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée et au Niger, le système politico-économique qui permettait aux milliardaires de la Françafrique d’extraire des richesse du continent est sérieusement remis en question. D’autant que la politique africaine d’Emmanuel Macron s’est quelque peu démarquée de celle de ses prédécesseurs, adoptant une position anti-interventionniste, laissant s’effondrer des régimes amis et autorisant la justice française à enquêter sur des affaires de corruption liées à la Françafrique. Dans ces conditions, qui défendra les ports et les plantations africaines de Vincent Bolloré ? Ou les activités logistiques de CMA-CGM sur le continent ? Du côté des énergies fossiles, la politique d’Emmanuel Macron n’a rien de révolutionnaire, mais elle s’est tout de même alignée sur les proposition de la Commission européenne visant à interdire les voitures ayant un moteur à combustion d’ici 2035, les objectifs relativement ambitieux de « zéro émissions nettes » et la diminution des exonérations fiscales aux énergies fossiles. Là encore, qui défendra les dépôts de carburant de Vincent Bolloré et les centrales à charbon de Daniel Kretinsky ? Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont ici réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

L’ambiguïté d’Emmanuel Macron

L’aspect le plus curieux de cette histoire reste la position ambiguë d’Emmanuel Macron. Après le début de la grève au journal, Emmanuel Macron s’est bien gardé de critiquer Vincent Bolloré. La Première ministre Elisabeth Borne a ainsi expliqué qu’il s’agissait d’une question « délicate » et que le gouvernement « n’avait pas à s’immiscer dans la gestion des médias ». Rompant les rangs, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a malgré tout déclaré quelques jours plus tard qu’il était « inquiet » au sujet du rachat, étant donné comment Vincent Bolloré avait transformé les autres médias qu’il avait rachetés en médias « d’extrême droite ». Dans les jours suivant l’interview de Pap Ndiaye, les chaînes d’information de Vincent Bolloré se sont déchaînées contre lui, dénonçant sans rougir une tentative de limiter la liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement gouvernemental, Pap Ndiaye est limogé et affecté à un obscur poste d’ambassadeur auprès du Conseil de l’Europe.

D’autres détails étonnent. Après quarante jours de mobilisation, les journalistes du Journal du Dimanche ont fini par abandonner la grève. Le dimanche suivant, un nouveau numéro du JDD est publié. Dans la grande tradition des casseurs de grève d’extrême droite, il avait été rédigé en secret par une autre équipe de journalistes recrutés chez CNews, Minute et Valeurs actuelles. À la surprise générale, le numéro comprend une interview d’une ministre de Macron : la secrétaire d’État à la ville, Sabrina Agresti-Roubache. Critiquée pour avoir semblé approuver la prise de contrôle par Vincent Bolloré, celle-ci se défend en expliquant qu’elle avait accordé l’interview à la nouvelle équipe du Journal du Dimanche pour défendre « Charlie Hebdo » et la « liberté d’expression », sous-entendant bizarrement que les journalistes auraient entravé la liberté de la presse par leur grève.

L’ambivalence d’Emmanuel Macron à l’égard du milliardaire d’extrême droite est-elle si surprenante ? Après tout, les médias contrôlés par des milliardaires ont joué un rôle important dans ses campagnes électorales de 2017 et de 2022. Malgré les récentes manœuvres hostiles de Vincent Bolloré, le contrôle des grands médias par des milliardaires est l’une des clés de voûte des néolibéraux représentés par Emmanuel Macron. En outre, depuis qu’il a perdu sa majorité parlementaire en 2022, le Président de la République cultive une ambiguïté stratégique à l’égard de l’extrême droite, condamnant et adoptant alternativement ses idées en fonction des humeurs des instituts de sondage. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure ces empires capitalistes et le centre-droit macroniste finiront par coopérer ou s’opposer. Ce que l’on sait déjà, c’est l’objectif que ces capitalistes poursuivent : un glissement vers l’extrême droite de la politique française. Qu’il s’agisse de Marine Le Pen ou d’un Emmanuel Macron 2.0, version Viktor Orbán, peu importe. Ils veulent protéger leurs intérêts économiques et ils ont les moyens de le faire.

NDLR : Face à la concentration croissante des médias entre les mains de milliardaires, Le Vent Se lève a réuni l’an dernier plusieurs journalistes spécialistes du sujet pour évoquer des pistes de solution face au pouvoir de l’argent sur la presse. Une conférence à retrouver ci-dessous :

« Meloni veut en finir avec le mouvement ouvrier » – Entretien avec David Broder

© LHB pour LVSL

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Italie a fait couler beaucoup d’encre. Pour David Broder, historien et responsable de l’édition européenne du magazine Jacobin (partenaire de LVSL), la victoire électorale de l’an dernier n’est pourtant pas surprenante. Au cours des dernières décennies, et particulièrement depuis les années 1990, la mouvance « post-fasciste » (distincte par bien des aspects du fascisme historique) a réussi à réécrire l’histoire de la Seconde guerre mondiale, apparaître comme une opposante à l’establishment et devenir un mouvement légitime au sein des élites, grâce à une alliance des droites. Dans son livre Mussolini’s grandchildren (Pluto Books, non traduit en français), il revient sur l’histoire tourmentée de cette famille politique et la façon dont elle s’est progressivement installée au coeur du système politique. Entretien.

Le Vent Se Lève : Lorsque Giorgia Meloni est devenue Première Ministre de l’Italie il y a six mois, de nombreux journalistes ont évoqué un « retour du fascisme » tout juste 100 ans après la marche sur Rome de Mussolini. Si son parti, les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), réunit les représentants actuels des héritiers du fascisme, Meloni a cependant rejeté ces comparaisons en affirmant que « tout ça appartient au passé » et qu’il ne s’agit que d’une campagne de peur de la part de ses opposants. Vous consacrez justement tout votre livre à revenir sur la longue histoire de cette famille politique et ses nombreuses mutations depuis 1945. Selon vous, peut-on donc qualifier les Fratelli de « fasciste » ou ce terme n’est-il pas approprié ?

David Broder : Il y a une mutation importante entre le fascisme au début du XXème siècle et les mouvements d’aujourd’hui. Cela est largement dû à un renouvellement générationnel. C’est pour ça que le titre de mon livre est « Les petits enfants de Mussolini » et non « les clones de Mussolini ». Bien sûr, il y a des liens, parfois personnels, comme dans le cas du Président du Sénat Ignazio La Russa, dont le père était un leader fasciste en Sicile. Il y a aussi une filiation politique, avec des idées et une culture politique qui se sont transmises. Mais si l’on parle de post-fascisme ou de néo-fascisme, c’est bien car il y a une distinction importante entre l’histoire du régime fasciste et le mouvement qui lui a succédé. Giorgio Almirante, leader du Mouvement Social Italien [le MSI était le parti néo-fasciste de l’après-guerre, ndlr] faisait d’ailleurs cette distinction.

La démarche discursive de Giorgia Meloni est de séparer les deux choses. Dans ses discours, elle présente le MSI comme le parti de droite démocratique d’après-guerre, en rappelant que le MSI a condamné l’antisémitisme de Mussolini il y a déjà plusieurs décennies et a accepté la compétition électorale. Mais évidemment, réduire le fascisme à l’antisémitisme et à la dictature est incomplet et d’autres aspects n’ont pas véritablement été abandonnés. L’évolution s’est faite progressivement, en fonction du contexte politique. Durant les décennies d’après-guerre, par exemple durant les années de plomb [années 1970, marquées par de nombreux attentats en Italie, ndlr], le MSI était déjà un parti important (quatrième ou cinquième suivant les élections) mais minoritaire.

« Meloni est un produit de la fin de l’histoire. »

Quand Meloni a adhéré au MSI à l’âge de 15 ans, dans les années 1990, l’époque avait déjà bien changé. C’était la fin de la Guerre froide, le Parti communiste et la Démocratie chrétienne, les deux grands partis de l’après-guerre, étaient en train de disparaître, l’Italie accélérait son intégration européenne avec le traité de Maastricht et Berlusconi invitait le MSI à rejoindre sa coalition de gouvernement (en 1994, ndlr). Meloni est un produit de la fin de l’histoire. En 1995, au congrès du MSI à Fiuggi, où le parti est devenu Alleanza Nationale, on parlait déjà de la fin des idéologies, des violences etc., comme le fait Meloni aujourd’hui. A l’époque, l’historien Robert Griffin parlait d’une hybridation d’une culture idéologique fasciste, avec d’un côté une vision exclusiviste et homogénéisante de la nation et d’autre part l’acceptation du cadre de compétition électorale de la démocratie libérale. C’est pourquoi je parle de post-fascisme.

Les comparaisons médiatiques de 2022 avec 1922 sont donc beaucoup trop réductrices : le monde a tellement changé. A l’époque, non seulement les seuils de violence étaient beaucoup plus hauts et la démocratie électorale était moins implantée, mais c’était aussi une époque de massification de la vie politique, avec des partis qui comptaient des centaines de milliers d’adhérents. Aujourd’hui, on constate plutôt l’inverse : l’abstention augmente et la politique n’intéresse plus les masses. Finalement, l’histoire du mouvement post-fasciste est celle d’un parti minoritaire de la Première République (période de 1945 au début des années 1990 avec un système politique dominé par la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, qui a ensuite volé en éclats en quelques années, ndlr) qui a su devenir un parti important d’une démocratie en crise.

LVSL : Votre démarche à travers le livre est celle d’un historien. Ainsi, vous accordez une place importante aux questions mémorielles et à la façon dont le MSI et les partis qui lui ont succédé ont réussi à réécrire certaines pages de l’histoire italienne à son avantage. Vous donnez notamment l’exemple des foibe, ces fosses communes où ont été enterrés des partisans fascistes, mais aussi des Italiens innocents, tués notamment par les communistes yougoslaves. Comment le mouvement post-fasciste est-il parvenu à renverser l’antifascisme hégémonique dans l’après-guerre, notamment en s’appuyant sur l’anti-communisme ?

D.B. : Fratelli d’Italia est un parti obsédé par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à tout prix à détruire la culture mémorielle antifasciste de l’Italie d’après-guerre, qui était alors hégémonique. Comme je le disais, Meloni arrive en politique dans les années 1990, à une époque où la vie politique est marquée par la fin des grands récits, mais aussi des violences. Pour elle, l’enjeu n’est pas d’héroïser les fascistes, mais plutôt de les présenter comme des victimes. Elle s’inspire en cela de ce qui se fait ailleurs en Europe, comme en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie. Pour elle, 1945 n’était pas une libération, mais le moment où les communistes profitent de la défaite de l’Italie pour tenter d’imposer une dictature pire que le fascisme.

Cette histoire de foibe est un bon moyen d’introduire cette culture mémorielle est-européenne en Italie. Selon ce discours, les communistes yougoslaves ne sont pas des paysans qui ont libéré l’Italie aux côtés des Alliés, mais des meurtriers qui ont tenté de commettre un nettoyage ethnique envers les Italiens. Certes, ce récit s’appuie sur une certaine réalité : il y a des exactions commises par les communistes qui ne sont pas excusables. On prend souvent l’exemple de Norma Cossetto, une jeune fasciste violée puis tuée et jetée dans un foibe. Bien sûr, elle ne le méritait pas. Mais les post-fascistes ont réussi à faire passer ces exactions (qui ont tué plusieurs milliers de personnes, ndlr) commises dans un contexte trouble pour un second Holocauste. Il y a d’ailleurs deux jours de commémoration en Italie : un pour les victimes de l’Holocauste, le jour de la libération d’Auschwitz, et l’autre pour les victimes des foibe. Cela témoigne du succès de ce discours révisionniste.

« Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est victime des nazis et des communistes yougoslaves. »

C’est une vision de l’histoire ultra-auto-indulgente, qui met sur le même plan les victimes du fascisme et les victimes fascistes. A travers ce discours, ils excluent complètement les responsabilités du fascisme. Par exemple, ils reconnaissent que la Shoah et l’antisémitisme sont inexcusables, mais ils imputent ces faits à l’alliance à l’Allemagne nazie, qui aurait été une erreur de Mussolini. Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est donc victime des nazis et des communistes yougoslaves. En revanche, l’invasion de l’Ethiopie [où les troupes du dictateur ont notamment employé du gaz moutarde contre les civils et attaqué les équipes humanitaires de la Croix Rouge, ndlr] et de la Yougoslavie ou la colonisation de la Libye ne sont presque jamais mentionnées dans le débat public.

L’antifascisme se retrouve donc dépolitisé : les fascistes sont présentés comme des Italiens victimes de violence en raison de leur nationalité. Cette construction d’un nouveau récit historique avec les foibe a été répliquée avec les victimes des violences des années de plomb. L’exemple emblématique est celui de Sergio Ramelli, un jeune militant fasciste de 18 ans agressé dans la rue, alors qu’il n’était pas un véritable soldat politique qui aurait agressé des adversaires politiques. Meloni et ses lieutenants se servent de cet exemple pour se présenter comme innocents et affirmer que le MSI a été opprimé par la culture antifasciste d’après-guerre, dont il faudrait à tout prix se débarrasser. Selon elle, l’ennemi absolu est le communisme, qu’elle résume au goulag et au stalinisme, alors que le Parti communiste Italien a par exemple largement écrit la Constitution italienne.

LVSL : Outre cette question mémorielle, le MSI faisait face à de nombreux obstacles lors de son apparition après la guerre. Jusqu’aux années 1990, les deux partis ultra-dominants sont la Démocratie chrétienne, continuellement au gouvernement, et le Parti communiste Italien, continuellement exclu du pouvoir. Durant cette période appelée « Première République » par les Italiens, le MSI a tenté plusieurs tactiques : la stratégie de l’insertion, puis celle de la tension et enfin celle de la pacification. Pouvez-vous revenir sur ces différentes phases ?

D.B. : Dans le système politique italien d’après-guerre, il y avait des ex-fascistes dans tous les partis. Mais la spécificité du MSI, c’est qu’il défendait la République de Salò [nouvelle version du régime mussolinien entre 1943 et 1945, ndlr] et que les fascistes qui avaient abandonné Mussolini en 1943 n’avaient pas le droit d’en faire partie. La ligne du parti vis-à-vis des 23 années au pouvoir de Mussolini est assez clairement définie dès le congrès fondateur du MSI en 1948 : ni restaurer le régime de Mussolini, ni renoncer à cet héritage. C’est une façon de réconcilier les deux âmes du parti, l’une plutôt sociale et anti-bourgeois, l’autre plus conservatrice. Ce positionnement a permis des prises de positions qui tranchent parfois avec l’histoire du fascisme sous Mussolini. Je trouve ça assez drôle quand certains s’étonnent de l’atlantisme de Meloni : le MSI soutient l’OTAN depuis 1951 !

LVSL : Oui c’est un tournant intéressant. Les Américains et leurs alliés ont contribué à la chute de Mussolini et pourtant, le MSI rejoint très vite le camp atlantiste car il le voit comme un rempart au communisme. Et cette position n’a pas changé depuis…

DB : En effet, cette transformation est assez remarquable. A l’origine, le récit du MSI autour de la République de Salò en fait une sorte de révolution manquée du fascisme, qui aurait tenté de se débarrasser de la monarchie et de l’Eglise pour créer une République sociale, ainsi que l’expression d’un patriotisme désintéressé, d’une défense coûte que coûte de l’Italie malgré une défaite certaine contre les Alliés. Mais seulement six ans plus tard, ils ont abandonné ce positionnement pour devenir un partenaire de l’Alliance atlantique. Bien sûr, certains courants et certains militants, comme Giorgio Almirante, n’ont pas adhéré à cette idée et ont plutôt repris l’idée gaulliste d’une équidistance entre Washington et Moscou. Mais la position hégémonique a bien été de chercher à construire la légitimité du parti en adhérant à cette alliance occidentale et anti-communiste.

Par ailleurs, pour se légitimer, les post-fascistes tentent de devenir un partenaire de coalition acceptable pour les Chrétiens démocrates, au nom d’une lutte commune contre le communisme. Cette volonté d’alliance a failli se concrétiser en 1960, quand Tambroni, le Premier ministre de l’époque, a eu besoin de leurs voix pour être majoritaires au Parlement. Mais cette période a été marquée par une contestation sociale très forte, qui a montré aux Chrétiens-démocrates que les Italiens ne toléraient pas cette alliance [le gouvernement est alors tombé, ndlr].

Le journaliste et historien David Broder. © Pluto Books

Suite à cet échec de la « stratégie de l’insertion », il y a au sein du MSI une analyse presque conspirationniste selon laquelle les Etats-Unis finiront par avoir besoin des fascistes pour combattre le communisme. L’objectif, notamment durant les années de plomb (années 1970, ndlr) est donc de faire un coup d’Etat afin d’instaurer un régime autoritaire, comme au Chili. Une telle option a bien été préparée à l’époque, notamment au travers de la loge P2 et de l’opération Gladio. Mais finalement, face à cette menace d’un coup d’Etat, des compromis réformistes ont été trouvés pour calmer la contestation sociale et cette option n’a jamais été déclenchée. En outre, le MSI a un peu surestimé sa propre utilité pour les soutiens d’un potentiel coup d’Etat, qui n’avaient pas nécessairement besoin de leur poids électoral pour mener cette opération.

« L’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. »

En revanche, l’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. Cela s’est vu par exemple avec l’attentat de la Piazza Fontana à Milan en 1969, commis par le groupe paramilitaire Ordine Nuovo, fondé par Pino Rauti, qui était aussi un cadre important du MSI pendant des décennies et a même brièvement dirigé le parti en 1990. Les deux phénomènes vont de pair : pendant que le MSI cherchait à bâtir une alliance des droites, des mouvements terroristes d’extrême-droite qui partageaient à peu près la même idéologie commettaient des violences « préventives » pour éviter une victoire communiste en Italie.

LVSL : Néanmoins, qu’il s’agisse de la stratégie de l’insertion, c’est-à-dire d’une alliance des droites, ou de celle de la tension, par un coup d’Etat, ces deux tactiques échouent et le MSI reste un parti minoritaire. Mais tout change au début des années 1990 : le Parti communiste est délégitimé après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, tandis que les socialistes et la Démocratie chrétienne s’effondrent suite au scandales de corruption Tangentopoli. De nouveaux acteurs politiques émergent, notamment Berlusconi, qui va tendre la main au MSI pour former un gouvernement. Pouvez-vous revenir sur les nombreux changements qui ont lieu avec l’émergence de la Seconde République ?

D.B. : La chute du mur de Berlin a certes achevé la chute du Parti communiste Italien, mais en réalité, elle a surtout fait exploser les contradictions préexistantes et aidé ceux au sein du parti qui voulaient le transformer en parti européiste et libéral. Cet événement, ainsi que l’effet de Tangentopoli sur la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste, ont rendu plus probable une victoire électorale du nouveau centre-gauche, qui a émergé sur les décombres du Parti communiste. C’est ce qu’on a observé par exemple lors des élections locales en 1993, où se sont affirmés ces anciens communistes devenus libéraux, mais aussi la Lega – alors un parti régionaliste – et un peu le MSI. Lors des municipales cette année-là, le second tour à Rome a par exemple opposé un candidat écologiste à Gianfranco Fini, du MSI.

Comme il n’avait pas participé aux différents gouvernements, le MSI a été épargné par les scandales de corruption et s’est présenté comme le parti des honnêtes gens. En outre, le MSI a aussi été légitimé par le Président de la République de l’époque, Francesco Cossiga (ancien démocrate-chrétien, ndlr). Celui a repris les slogans du MSI, en évoquant la nécessité d’en finir avec la « particratie », c’est-à-dire la mainmise de certains partis sur la vie politique, pour passer à un régime plus plébiscitaire etc. Berlusconi a aussi profité du moment pour entrer en politique début 1994.

Déjà, l’année précédente, il avait soutenu Fini comme potentiel maire de Rome au nom de la lutte contre « l’extrême-gauche ». Son discours a été largement construit sur la peur d’une victoire des anciens communistes, qui, selon lui, auraient seulement changé leurs discours mais pas leurs idées. Ainsi, de manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, à un niveau inégalé depuis les années 1960. C’est d’autant plus absurde que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite !

« De manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, alors que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite ! »

Ainsi, Berlusconi et son « alliance des modérés » avec la Lega et le MSI, remporte l’élection de 1994. Giuseppe Tatarella, du MSI, devient alors vice-Premier ministre. A l’époque, sa présence choque : par exemple Elio di Rupo, futur Premier Ministre belge, refuse de lui serrer la main. On imagine mal cela aujourd’hui avec Meloni. Certes, ce moment coïncide avec une sorte de dédiabolisation du MSI conduite par son chef de l’époque, Gianfranco Fini. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un abandon des racines du MSI, mais plutôt l’achèvement du processus lancé dès les années 1950 par Almirante : construire une grande alliance des droites anti-communistes dans laquelle la tradition néo-fasciste aurait droit de cité. Bien sûr, il y a eu des mobilisations antifascistes importantes – un million de manifestants à Milan en 1994 par exemple – mais clairement les barrières à une éventuelle alliance avec les néo-fascistes au sein de la droite avaient disparu.

En fait, quand on parle de la montée en puissance électorale de l’extrême-droite, on pense souvent à une arrivée au pouvoir de barbares violents, mais la réalité est celle d’un processus de long terme. Si on en revient à Meloni, elle ne doit pas tant sa victoire à son génie, mais plutôt à cette longue progression. Dès les années 1990, Alleanza Nationale (nouveau nom du MSI après 1995, ndlr) réunissait six millions de voix; l’an dernier, Fratelli d’Italia en a réuni sept millions. En réalité, le fait le plus marquant est la victoire intellectuelle des idées d’extrême-droite au sein de l’alliance des droites. On voit un peu la même chose en France avec le Rassemblement National, en Espagne avec Vox ou en Suède : ce n’est pas tant l’extrême-droite qui se modère, mais plutôt la droite historique qui se recompose sur des bases nouvelles, nationalistes et tournées autour de l’idée d’un déclin national. Le même récit postmoderne se retrouve un peu partout. En Italie, Meloni a par exemple tout un discours autour des financiers – toujours plus ou moins sionistes ou juifs – qui s’allient avec les marxistes et les ONG pour organiser un grand remplacement. Ce qui est par ailleurs assez drôle, c’est le contraste entre la grande vision du défi civilisationnel et de l’extinction programmée du peuple italien et les moyens qu’ils proposent pour y faire face, qui sont assez faibles.

LVSL : Oui, on peut citer à ce sujet un discours où Meloni évoquait les « valeurs nationales et religieuses » qui seraient attaquées, pour transformer les individus en simples « citoyens x, parent 1 ou parent 2 » qui deviendraient alors « de parfaits esclaves à la merci des spéculateurs de la finance ». Tous ses discours sont très offensifs et permettent à Meloni de se présenter en outsider défendant les intérêts du peuple italien. Pourtant, son parti ne remet aucunement en cause l’appartenance à l’Union européenne et l’austérité qu’elle impose, à l’euro, à l’OTAN, les livraisons d’armes à l’Ukraine… Finalement, les Fratelli d’Italia semblent donc très bien s’accommoder du statu quo en matière économique et focalisent leurs actions sur des enjeux comme le droit à l’avortement, l’immigration ou les questions de genre.

D.B. : En effet, les Fratelli n’entendent pas remettre en cause la position de l’Italie sur la scène internationale et son appartenance à l’OTAN ou à l’UE. De toute façon, un Italexit n’a jamais été sérieusement envisagé : même il y a une dizaine d’années, lorsque Meloni avait un discours plus eurosceptique qu’aujourd’hui, elle proposait une vague sortie commune de tous les pays, avec une déconstruction organisée. Donc cela n’a jamais été une option. Meloni emprunte plutôt un discours de politique identitaire à l’américaine, qui dépeint les Italiens en victimes de l’histoire, trahis par leurs élites etc. Pour vous donner un exemple, la Lega de Salvini avait par exemple produit une affiche où l’on voyait un amérindien avec le slogan « il n’a pas su défendre son pays »

Bien sûr, il faut reconnaître que le racisme des Fratelli peut déjà s’exprimer dans le cadre des politiques migratoires actuelles de l’UE par exemple. Mais en accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes, d’autant que les libéraux ne défendent pas les fameuses « valeurs » et les droits de l’homme dont ils parlent en permanence. Même en France, sans arriver au pouvoir, le Rassemblement National réussit déjà à changer la vie politique française en profondeur. Ce qui est particulièrement dangereux en Italie, c’est qu’il n’y a pas d’opposition face aux propositions de l’extrême-droite. Je vous donne un exemple récent : après la publication d’un rapport de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur la torture dans les prisons italiennes, les Fratelli ont proposé de supprimer la torture du code pénal. En gros, les idées que défendent les Fratelli rejoignent beaucoup celles d’Orbán, par exemple en faisant une loi pour criminaliser ceux qui feraient une soi-disant apologie du communisme ou de l’islamisme. Donc plus qu’une prise de pouvoir par des milices fascistes dans la rue, c’est plutôt un scénario similaire à celui de la Pologne ou de la Hongrie qui se dessine. En ramenant toujours les ONG et les oppositions, pourtant dominées par les libéraux, au totalitarisme stalinien qui voudrait détruire l’Italie, Meloni veut achever la culture antifasciste et le mouvement ouvrier.

« En accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes. »

Donc même si je pense que Meloni n’aura pas trop de difficultés à conclure des accords avec des gens comme Biden par exemple, je pense qu’il ne faut rien laisser passer. Bien sûr, crier à la menace fasciste n’est souvent pas la bonne manière de les combattre politiquement et il est nécessaire d’aborder des questions centrales comme l’économie ou l’abstention. Mais tout de même, on ne peut pas renoncer à la lutte sur ces questions d’identité et d’histoire. 

LVSL : A la fin du livre, vous abordez les liens des Fratelli avec d’autres partis d’extrême-droite à l’étranger, comme le Fidesz de Viktor Orbán, le parti Droit et Justice en Pologne ou les Républicains américains. Tous ces partis ont en commun de promouvoir des théories du complot, notamment l’idée d’un grand remplacement, et de remettre en cause des avancées progressistes, comme le droit à l’avortement. Lorsque Meloni a été élue, beaucoup de médias français ont fait des parallèles avec Marine Le Pen et le Rassemblement National. Selon vous, qu’ont-elles en commun et qu’est-ce qui les différencie ?

D.B. : Sur le plan des différences, j’en vois plusieurs. D’abord, si, un courant un peu plus social, en faveur de l’Etat-Providence, a existé au sein du MSI historiquement, il a disparu depuis longtemps, comme on l’a vu depuis les gouvernements dominés par Berlusconi. Certes, le parti se dit toujours « social » et se présente comme une droite défendant les petites gens, mais quand on regarde la réalité, Meloni a repris toutes les idées de Reagan. Elle parle tout le temps de « l’assistanat », on croirait presque entendre la droite du XIXème siècle. Tout récemment, un ministre a par exemple déclaré que les bénéficiaires des aides sociales devraient être envoyés dans les champs pour s’occuper des cultures, car ce serait de leur faute si l’Italie est obligée de recourir à des travailleurs migrants pour ces tâches. Donc, même si l’on peut fortement douter des promesses sociales de Marine Le Pen, pour moi, Meloni se rapproche plus de la ligne idéologique défendue par Jean-Marie Le Pen dans les années 1980.

« L’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. »

Plus largement, l’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. Marine Le Pen ne parle guère de la Seconde guerre mondiale ou de débats historiques par exemple, c’est plutôt Zemmour qui tente de réhabiliter Vichy et de polariser les débats sur des questions aussi clivantes. De même, Zemmour est le grand théoricien du grand remplacement, avec cette idée des ex-colonisés qui envahissent la métropole, que Meloni utilise très souvent. Enfin, c’est encore Zemmour et Marion Maréchal qui reprennent la stratégie des Fratelli, à savoir l’union des droites. Néanmoins, Marine Le Pen et Meloni ont tout de même des points communs. Toutes les deux cherchent à renouveler l’identité d’un vieux parti minoritaire, pour les rendre moins sectaires et marginaux. Le fait d’être des femmes y contribue en partie. Mais ces transformations concernent plus l’image que le fond idéologique de leurs partis.

Mussolini’s Grandchildren (non traduit en français), David Broder, Pluto Books, 2023.

Aux origines du mythe du « grand remplacement » – Entretien avec Hervé Le Bras

© Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

L’expression grand remplacement s’est imposée de façon inédite dans les débats politiques et médiatiques tout au long de la dernière campagne présidentielle. Pourtant, l’invasion de la France par les étrangers est une peur ancienne, contre tout fondement historique et scientifique. Dans son dernier livre Il n’y a pas de grand remplacement, le démographe Hervé Le Bras revient sur la genèse de cette expression et met en lumière sa faiblesse théorique, au service d’une idéologie xénophobe et anti-républicaine. Faits et données à l’appui, l’auteur démontre les incohérences de cette prophétie et sa vocation à falsifier le réel. Une invitation à se méfier des « slogans » et à se prévaloir de la « contagion de l’évidence ».

LVSL – Dans votre ouvrage, vous faites référence à l’écrivain Renaud Camus qui a introduit la notion de « grand remplacement » dans un livre publié en 2010. Cette notion a été diffusée et imposée dans le débat public par des personnalités d’extrême-droite comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella. Mais en février dernier, Valérie Pécresse, la candidate du parti Les Républicains, la prend également à son compte lors de son grand rassemblement au Zénith de Paris – avant de se rétracter. Peut-on parler d’une banalisation de la notion de « grand remplacement » ?

H. L.-B. – Ce phénomène n’est pas vraiment inédit car lors du premier débat de la primaire de la droite, les cinq candidats s’étaient prononcés sur cette question. Valérie Pécresse avait d’ailleurs été la plus prudente, en disant que le « grand remplacement » constituait un risque contre lequel il fallait lutter. Puis, effectivement, dans sa marche vers le rassemblement de la droite, elle a dépassé l’extrême-droite représentée par Marine Le Pen. D’ailleurs, vous citez Jordan Bardella à juste titre, mais notez que Marine Le Pen, elle, s’est toujours opposée à l’emploi de la notion de « grand remplacement ». Désormais, dans son discours sur le sujet, Valérie Pécresse est plus à droite que Marine Le Pen.

« Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. »

Cela fait partie de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen pour conquérir l’électorat de droite. Pour Éric Zemmour, et semble-t-il pour Valérie Pécresse, la question de la préférence nationale touche tous les immigrés. Or, vous savez que sur l’ensemble des 6,8 millions de référencés immigrés actuels en France, 38% sont français. Marine Le Pen ne souhaite pas appliquer la préférence nationale à ces derniers, tandis qu’Éric Zemmour ne fait pas de différence entre les immigrés, leurs enfants ou leurs petits-enfants et que la candidate des Républicains porte un discours peu clair. Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. 

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Quelle différence historique observez-vous entre le traitement de la question migratoire par la droite et l’extrême-droite ? Elles n’ont pas toujours eu le même niveau de radicalité…

H. L.-B. – Tout à fait, c’est une très longue histoire. Les droites libérale et ultra-libérale sont en faveur de l’immigration et de l’ouverture des frontières, sous prétexte que cela favorise l’économie. L’école de Chicago – qui est considérée comme la partie la plus ultra-libérale de la droite – la défendait, tout en refusant de reconnaître le droit aux prestations sociales pour les immigrés.

L’extrême-droite, quant à elle, est historiquement opposée à l’immigration, même s’il y a eu des allers-retours depuis le début du XXe siècle. Parfois même, la gauche s’est opposée à l’immigration. On se souvient de la célèbre affaire de Vitry-sur-Seine en 1980 – un maire communiste y avait endommagé un foyer de travailleurs maliens – et les réactions qu’elle avait suscitées dans le champ politique et médiatique.

Au fond, c’est très difficile de sectoriser la question des immigrés et de ne l’associer qu’à l’extrême-droite. Prenez le cas de Manuel Valls, l’ancien ministre socialiste qui a souvent eu des propos anti-immigration. Souvenez-vous de sa phrase lors d’une visite dans le marché d’Évry : « Il n’y a pas beaucoup de blancs ici ».

« Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. »

LVSL – Vous évoquez le traitement de l’immigration par la gauche. Mises à part ces quelques saillies, comment la gauche s’occupe-t-elle et s’est-elle historiquement occupée de la question de l’immigration ?

H. L.-B. – C’est également une très longue histoire. Dans mon ouvrage, je m’occupe assez peu des questions d’idéologie, et reste factuel. J’étudie ce qu’en mécanique quantique on appelle « l’observable ». Je travaille donc avec des données d’observation, comme par exemple les résultats des partis politiques aux élections ou la proportion d’immigrés commune par commune. Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques, et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. Les régularisations ont beaucoup augmenté sous Jacques Chirac, elles sont restées au même niveau sous Nicolas Sarkozy – environ 30 000 – et sous François Hollande.

On observe donc deux phénomènes paradoxalement détachés. Il y a la réalité de l’immigration, qui est évidemment liée aux événements extérieurs, et il y a l’état de l’économie, qui est peut-être le paramètre le plus fortement corrélé aux évolutions de l’immigration, sur le long terme. L’immigration représente un avantage, non seulement car on manque d’ouvriers, d’employés, d’ingénieurs, de médecins, mais aussi car ce sont des personnes plus faibles qui arrivent sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1960 et 1970, on est allés recruter, non pas à Alger ou à Casablanca mais au sud de l’Algérie et du Maroc. Cela permettait d’éviter que les travailleurs se syndiquent trop vite et qu’ils aient trop de revendications. Il faut bien voir l’attitude très particulière du patronat vis-à-vis de l’immigration.

Couverture du livre « Il n’y a pas de grand remplacement » paru aux éditions Grasset

LVSL – Pour en revenir au « grand remplacement », tel que décrit par la droite et l’extrême-droite, vous expliquez que nous n’avons pas toujours utilisé cette expression…

H. L.-B. – Je pars de l’idée, défendue par Renaud Camus, selon laquelle on ne peut pas définir « le grand remplacement » car c’est une évidence. Mais vous avez raison de souligner que cette « évidence » est tout à fait récente. Pour moi, elle s’est fabriquée comme un slogan. Je me suis donc demandé comment un slogan apparaît. Pour y répondre, je m’appuie sur le livre du philosophe et linguiste Jean-Pierre Faye, intitulé Langages totalitaires. L’auteur essaie de comprendre comment le terme national-socialisme est apparu dans l’Allemagne des années 1930. Il montre que ce terme n’existe pas dès le départ, mais qu’il apparaît après une longue gestation. Il est le fait, à la fois d’oppositions et de rapprochements entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Le collage de ces deux termes – nationalisme et socialisme –, ce qui est tout à fait paradoxal, devient terriblement efficace, au détriment, d’ailleurs, de la gauche et de l’extrême-gauche.

Ma démarche a été la même avec la notion de « grand remplacement », qui a certes été introduite par Renaud Camus en 2010, mais qui s’est imposée dans le discours politique seulement vers 2015, à la suite d’une série d’événements. Ce que j’ai essayé de comprendre, en m’inspirant de Jean-Pierre Faye, c’est ce qui avait conduit à cette peur de l’invasion, qui est une vieille tradition française. Je suis donc remonté à la défaite de 1870. Jusque-là, la France était le pays le plus fort de l’Europe. Puis elle a été battue en quelques semaines par la Prusse de Bismarck, ce qui a été un choc très profond.

Couverture du livre « Le Grand Remplacement » de Renaud Camus

À ce moment-là, on a commencé à expliquer la défaite française par le fait que la fécondité en France était beaucoup plus faible que la moyenne européenne. Pour donner quelques chiffres, en 1800, il y avait trente millions de Français et dix millions d’Anglais. Un siècle plus tard, il y avait quarante millions de Français (une petite hausse, donc) et quarante millions d’Anglais. À l’époque s’impose l’idée que la guerre est avant tout l’affrontement de masses d’hommes. Cette idée, très ancienne en France – elle remonte à Valmy – reste très présente dans l’esprit français.

« Après la défaite de 1870, la notion d’invasion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. »

À la fin du XIXe siècle, cela devient encore plus criant. Non seulement on explique la défaite de 1870 par le déséquilibre des effectifs, mais on commence également à parler d’invasion. Cette notion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. 

Ce thème de l’invasion est transporté exactement dans les mêmes termes, après l’indépendance de l’Algérie. À partir de 1965, la fécondité commence à baisser en France – elle ne reprendra que dans les années 1990 – et il y a donc un fort contraste, cette fois-ci, entre la France et le Maghreb. Mais l’invasion professée par Jean-Marie Le Pen n’a pas lieu. On voit d’ailleurs, au début des années 2000, quand Marine Le Pen gagne en visibilité, qu’elle remplace le terme invasion par le terme submersion. Ce dernier ne rencontrant pas un immense succès, le « grand remplacement » va arriver pour combler le vide.

Une des personnes importantes dans la genèse de l’expression grand remplacement est Jean Raspail qui parle de « grandes migrations » dans son roman de 1973. C’est également lui qui organise le numéro de 1985 du Figaro magazine intitulé « Serons-nous français dans trente ans ? ». Enfin, dans son roman, Renaud Camus le cite élogieusement comme l’un des trois prophètes de son temps.

Le mot remplacement, quant à lui, est utilisé en 1988, dans une étude des Nations unies réalisée pour le compte de la commission des Affaires sociales du Parlement européen intitulée « Migration de remplacement ». Mais ce remplacement n’a rien à voir avec celui de Renaud Camus. C’est un terme scientifique utilisé depuis longtemps par les démographes. En démographie, la fécondité de remplacement est la fécondité qui permet à la population de se maintenir à son niveau. Plus généralement, on entend par là toutes les techniques qui permettent à la population de ne pas décroître. Dans cette étude-là, comme la fécondité baissait dans à peu près tous les pays développés, l’auteur se pose la question suivante : combien faudrait-il de migrations pour empêcher la population de diminuer ? Pour la France, qui garde tout de même un niveau de fécondité assez élevé, les chiffres n’ont rien d’affolant.

L’auteur se pose une autre question très intéressante et qui, au fond, va contre l’idée de migration : combien faudrait-il de migrations pour qu’il n’y ait pas de vieillissement de la population ? Ce que montre le rapport, c’est qu’il faudrait des volumes gigantesques de migration si l’on souhaite empêcher le vieillissement. Pour la France par exemple, il faudrait environ un million de migrants en plus par an. Il montre ainsi que la migration n’est pas une recette contre le vieillissement de la population.

Brutalement, en 2015, le Front national découvre le rapport et Marine Le Pen s’en sert dans plusieurs déclarations, en faisant fi de toutes les études techniques, pour démontrer que les Nations unies ont imposé la notion de grand remplacement. Puis cet argument se solidifie et tout le monde lui emboîte le pas à droite et à l’extrême-droite. Dans ce contexte de grande crise migratoire, le moment est idéal pour retirer Renaud Camus de son placard : c’est la fortune du slogan « grand remplacement ».

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Une fois implantée dans le discours politique à droite, peut-on dire que la notion « grand remplacement » a véritablement prospéré dans le débat public du fait – entre autres – d’un positionnement d’une certaine gauche à rebours des opinions réticentes à l’égard de l’immigration qui dominent ?

H. L.-B. – Je pense que cela joue peu car, au fond, ce qui s’est joué, c’est un positionnement de l’extrême-droite non pas vis-à-vis de la gauche mais de la droite. C’est sa ligne de mire, car c’est là qu’il y a potentiellement des troupes à venir. La gauche ne constitue pas un repoussoir, déjà parce qu’elle est très faible, et ensuite parce qu’elle est elle-même très divisée sur cette question : une partie de la gauche sociale-démocrate souhaite un renforcement des contrôles aux frontières et une autre, à l’extrême-gauche, porte un discours universaliste, en faveur de l’ouverture des frontières.

Au fond, le « grand remplacement » a permis à l’extrême-droite de changer la manière de présenter le problème de la migration. Dans mon livre, je montre que la manière ancienne de dénoncer l’immigration, celle de Raspail et du numéro du Figaro magazine, c’est le discours anti-allemand, la peur de l’étranger, l’attention portée à la fécondité… L’astuce du « grand remplacement » – incarnée par Éric Zemmour pendant cette campagne – c’est d’inverser ce processus. C’est de dire : « Il va y avoir un grand remplacement ».

Le « grand remplacement » est posé comme une évidence, que l’on peut expliquer en remontant en arrière (les grandes migrations passées) et en pointant du doigt la complaisance des élites. Commencer par l’évidence du « grand remplacement » permet de modifier complètement la rhéthorique. Très clairement, que ce soit Éric Zemmour ou Renaud Camus, ils se moquent des chiffres de population. Il y a une contagion de l’évidence. À ce jeu, il ne nous reste plus qu’à « ouvrir les yeux », à « garder les yeux ouverts ». Dès lors, la science n’a plus aucune importance…

LVSL – Finalement, diriez-vous que la théorie du « grand remplacement » s’appuie sur une démarche anti-scientifique ?

H. L.-B. – À ce sujet, je peux vous parler de l’expérience que j’ai menée dans le cadre de mon livre. Renaud Camus avait raconté avoir vu à la télévision un certain Monsieur Millet, lequel avait déclaré s’être retrouvé un soir, à dix-huit heures, station Châtelet à Paris et avoir constaté qu’il était le seul homme blanc sur le quai. Vous conviendrez que l’usage de cette simple observation pour nourrir la thèse du « grand remplacement » est assez peu scientifique. De plus, on apprend dans un autre de ses livres que ce Monsieur Millet est un ami de Renaud Camus…

Je suis donc allé, moi aussi, à dix-huit heures à la station Châtelet. C’est ce que l’on fait quand on est scientifique : on répète les expériences. J’ai compté qu’en moyenne, sur les vingt quais visités, 25% des personnes étaient non blanches. Ma conclusion n’est pas que Monsieur Millet a tort – car mon calcul n’était pas plus représentatif et fiable que le sien – mais que voir ne suffit pas pour connaître, puisque chacun peut voir des choses différentes.

« Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. »

C’est pour cela qu’on répète les expériences. La science avance lorsqu’il y a un accord général sur la partie de vérité à laquelle on accède. Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il dit beaucoup de la nature de l’extrême-droite. Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite, c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. Si vous donnez un cas général, on vous oppose un cas individuel. Or, la science moderne – qui nait de la révolution scientifique au XVIIe siècle – repose sur l’idée que l’on peut déduire la même chose d’une observation, qu’un consensus scientifique est possible par la confrontation des points de vue et l’examen critique de faits observés et répétés.

Mais je crois que cette caractéristique de l’extrême-droite va plus loin encore. Elle montre la conception que cette droite a du peuple. Le peuple est homogène, donc si vous prenez au hasard un membre du peuple, il suffit à représenter le peuple entier. C’est la raison pour laquelle, dès qu’il y a le moindre risque d’hétérogénéité, il faut l’exclure. Jan-Werner Muller parle à ce titre d’anti-pluralisme.

LVSL – Vous semblez dire que ces figures d’extrême-droite, à commencer par Renaud Camus se fichent des statistiques. Pourtant, Éric Zemmour n’a de cesse de s’appuyer sur le chiffre de 400 000 personnes arrivant chaque année sur le territoire national. Que pouvez-vous dire de ce chiffre ?

H. L.-B. – L’argument utilisé par Éric Zemmour, mais aussi par Didier Leschi – pour vous montrer que le « grand remplacement » n’est pas uniquement une obsession de l’extrême-droite – est qu’en 2019, 270 000 titres de séjour ont été accordés et 130 000 demandes d’asile formulées, soient un total d’environ 400 000 entrées. Or, le plus important n’est pas le nombre de personnes qui entrent sur le territoire, mais l’évolution de la population immigrée, c’est-à-dire la population qui arrive pour séjourner en France. Là aussi, il faut être attentif aux différentes durées de séjour. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, un tiers des entrées sont le fait d’étudiants dont 40% rentrent chez eux moins d’un an après avoir obtenu leur titre de séjour. Voilà un exemple très clair d’entrée-sortie.

Pour cela, l’INSEE mène des enquêtes de recensement. Neuf millions de personnes sont interrogées de façon aléatoire chaque année. Cela permet de connaître, au premier janvier, la composition exacte de la population et de décompter. On s’aperçoit ainsi qu’en moyenne, 50 000 immigrés meurent chaque année. Entre les entrées, les sorties et les décès, la moyenne annuelle est de 120 000 migrants entre 2006 et 2020. Nous sommes bien loin des 400 000 annoncés…

Où en est l’extrême droite française ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Marine_Le_Pen_Jean-Marie_Le_Pen_Bruno_Gollnisch_Parlement_europ%C3%A9en_Strasbourg_10_d%C3%A9cembre_2013.jpg
Jean-Marie Le Pen, Marine Le Pen et Bruno Gollnisch au Parlement européen, le 10 décembre 2013. © Claude Truong-Ngoc.

À l’extrême droite, la domination sans partage du Rassemblement national sur le plan électoral concentre naturellement l’attention médiatique, au détriment de l’analyse d’autres phénomènes politiques. L’existence de groupuscules violents est pourtant bien documentée, quoique trop souvent comprise comme une succession de faits divers. Peut-on réduire l’extrême droite française contemporaine à ces deux visages caricaturaux ?

Si l’ex-Front national bénéficie d’une solide rente électorale qui lui assure le rôle de « meilleur ennemi » d’un centre libéral et européiste, son histoire reste marquée par une incapacité à prendre les rênes du pays. Le recentrage de Marine Le Pen autour de thématiques sociales et souverainistes, en rupture avec un Jean-Marie Le Pen qui se présentait dans les années 80 comme le « Reagan européen », ne lui a pas permis à ce jour de réaliser la percée tant attendue. Bien au contraire, son échec au second tour de l’élection présidentielle de 2017 a sérieusement affaibli ses prétentions à incarner une alternative politique crédible.

Néanmoins, l’extrême droite peut-elle exister dans les urnes en dehors du Front/Rassemblement national ? Il est permis d’en douter. Toutes les expériences allant dans ce sens se sont terminées par de cuisants échecs, du Parti des forces nouvelles, champion de l’eurodroite dans les années 70-80, à l’émancipation de Florian Philippot en 2017, en passant par la scission d’une partie de l’appareil frontiste sous l’impulsion de Bruno Mégret en 1999. Inutile de recenser de manière exhaustive les innombrables listes électorales d’extrême droite, constituant autant de témoignages d’une survivance fasciste ou catholique-traditionaliste en rupture avec le lepénisme. La faiblesse générale de leurs résultats prouve leur difficulté à s’émanciper de leur micro-espace électoral fortement idéologisé.

Seul le maintien d’une sociabilité militante associée à un endoctrinement idéologique poussé assure alors la survie de groupes qui choisissent cette voie.

Le succès de l’entreprise des Le Pen tient au contraire à son dépassement des chapelles traditionnelles au profit d’un projet s’incarnant dans une personnalité charismatique, dans une « marque électorale ». Toutes les composantes de l’extrême droite post-guerre d’Algérie se rallient ainsi, à un moment ou à un autre, à Jean-Marie Le Pen : « nationaux », nationalistes-révolutionnaires, néonazis et catholiques traditionalistes ne peuvent espérer agréger seuls des électorats aussi disparates qu’un vote frontiste allant des régions désindustrialisées de l’Est aux villas cossues de la Côte d’Azur.

Les purges successives impulsées par Marine Le Pen pour mettre en ordre de bataille sa formation n’ont pas changé la donne. Elles ont au contraire mis en lumière l’isolement puis la marginalisation de franges radicales écartées du parti, contraintes de se replier sur l’activisme et de renoncer à maîtriser l’agenda politique et médiatique. S’écarter du champ électoral implique de renoncer aux ressources électives dont les financements liés aux élus et l’accès aux médias. Seul le maintien d’une sociabilité militante associée à un endoctrinement idéologique poussé assure alors la survie de groupes qui choisissent cette voie. Mais, au-delà de situations locales favorables, leurs perspectives de développement restent généralement très faibles.

La perspective d’une droite hors les murs

D’autres acteurs politiques extérieurs au Rassemblement national tentent aujourd’hui de briser le plafond de verre électoral en créant des ponts, non pas avec les franges radicales de l’extrême droite mais avec des secteurs de la droite dite de gouvernement. La situation est effectivement favorable à de tels rapprochements. Historiquement, la droite giscardienne et « indépendante » a constitué une machine à recycler des cadres néofascistes issus d’Occident puis d’Ordre nouveau. Néanmoins, la droite gaulliste entretenait pour sa part une certaine animosité avec les « nationaux », qui vécurent l’indépendance algérienne comme une trahison impardonnable.

L’évolution progressive de ces clivages historiques et le déplacement du champ politique français vers la droite ont rapproché d’importantes parts des différentes droites autour de thématiques identitaires, voire civilisationnelles. Si la dynamique à l’œuvre trouve ses racines dès l’accession au pouvoir de Nicolas Sarkozy, le coup porté aux Républicains par l’échec de la candidature de François Fillon en 2017 en constitue un nouveau palier. La construction d’un centre libéral et européiste siphonnant l’électorat du centre gauche puis de la droite constitue une réelle menace pour des Républicains repliés sur leurs bastions locaux. Il devient alors tentant de chercher des alliances avec l’autre droite, revendiquant désormais l’héritage gaulliste et républicain.

Quelques individus évoluant hors de ces formations partisanes encouragent cette dynamique en justifiant théoriquement et en impulsant ces rapprochements. Ces personnalités incluent le polémiste Éric Zemmour, le maire de Béziers Robert Ménard (à l’origine du projet d’union Oz’ ta droite), ou encore Marion Maréchal, dont l’Institut de sciences sociales, économiques et politiques à Lyon ambitionne de former les nouvelles générations de cadres de la droite. La stratégie n’est en soi pas nouvelle. Bruno Mégret avait déjà envisagé une dédiabolisation suivie d’une ouverture vers la droite gaulliste dont il provenait. La particularité de la conjoncture actuelle tient dans l’existence de demandes croissantes qui proviennent d’une droite de gouvernement fracturée, entrant en résonance avec une formation lepéniste repositionnée. Les élections locales pouvant servir de bac à sable pour de telles alliances n’ont cependant pas permis à ce projet de se concrétiser car, au niveau national, les Républicains devaient prouver leur capacité à gagner seuls pour que l’appareil survive.

Les identitaires, de l’innovation à la stagnation

Le mouvement identitaire est apparu en France au tournant du siècle avant d’essaimer ailleurs en Europe. Il est le produit d’un bilan critique réalisé en 2002 par des militants nationalistes-révolutionnaires issus de la défunte Unité Radicale. Ils considéraient qu’ils étaient dans une impasse. La particularité des identitaires tient dans leur stratégie pragmatique reposant sur deux piliers : la construction d’une contre-société clanique, promouvant des valeurs viriles traditionnelles, et un activisme utilisant les médias comme caisse de résonance, s’inspirant tant de Gramsci que des méthodes altermondialistes.

Le combat « métapolitique » des identitaires s’est affiné avec le temps et l’échec des mobilisations de masse comme des projets électoraux. Réalistes quant à la limitation de leurs moyens, les leaders du mouvement ont progressivement abandonné les urnes au Front/Rassemblement National, fournissant à ce dernier des cadres et des militants là où il est implanté – notamment dans les villes de Lyon et de Nice.

Il s’agit alors d’abandonner le répertoire d’actions traditionnel de l’extrême droite au profit d’une lutte pour l’hégémonie culturelle. Les identitaires tentent d’imposer leurs thématiques dans l’espace public – parfois avec succès, comme dans le cadre des polémiques autour des minarets ou du racisme anti-blanc. Pour cela, ils déploient un dispositif articulant formation de cadres, présence massive sur les réseaux sociaux et actions coup de poing fortement médiatisées. Cette économie politique rationalisée à l’extrême est cependant fragile. L’extrême dépendance du mouvement vis-à-vis des réseaux sociaux constitue un talon d’Achille : la suppression régulière de ses principaux comptes sur Facebook comme sur Instagram ou Twitter affecte durablement sa capacité à maintenir le lien vital entre la petite équipe militante de Génération Identitaire et ses soutiens numériques.

Des survivances royalistes

Fondée en 1899, l’Action Française constitue la plus veille organisation nationaliste de France et a survécu aux crises successives l’ayant traversée, sa participation à la collaboration sous le régime de Vichy n’étant pas la moindre. Principale organisation royaliste, promouvant le nationalisme intégral théorisé dans la première moitié du vingtième siècle par Charles Maurras, l’Action Française se veut être une école de pensée à même d’offrir une formation doctrinale poussée à ses membres. Elle a su moderniser son image et recruter lors des manifestations contre le mariage pour tous en 2012, sortant ainsi temporairement de son isolement.

La concurrence d’autres groupes d’activistes et le retour de mobilisations collectives portées par la gauche dès la fin du quinquennat de François Hollande ont cependant peu à peu ramené l’Action Française à sa position traditionnelle de « vieille maison ». Minée par les scissions, l’organisation continue d’exister comme structure rémanente repliée sur des activités qui relèvent davantage de la sphère culturelle que de l’action politique, à l’image de ses concurrents.

Doctrine mise à part, le style, la structure, les modes d’action et les thématiques des royalistes ne permettent pas de les différencier radicalement des mouvances identitaires, traditionalistes et néofascistes. Formant et triant les jeunes militants, entretenant une sociabilité clanique, la perméabilité des divers courants de l’extrême droite extra-parlementaire conduit à les mettre en concurrence, d’autant plus que leur public est clairsemé. Leur taille même – quelques dizaines à quelques centaines de militants – est limitée. Une fois de plus, les critiques exprimées vis-à-vis du Rassemblement national contemporain n’empêchent pas le partage des tâches pragmatiques. À l’un l’expression électorale, aux autres la formation de cadres et l’activisme.

Une alt-right francophone ?

La diffusion d’un matériel idéologique très hétérogène par les acteurs de l’extrême droite française bénéficie d’un écho numérique sans commune mesure avec leur capacité de mobilisation militante réduite, souvent considérée à tort comme un indicateur pertinent de leur vivacité.

Il est aujourd’hui courant d’être confronté à des concepts et à des thèmes forgés par ce courant et véhiculés par des supports aussi variés que les vidéos de polémistes, les commentaires inondant les réseaux sociaux ou les images humoristiques telles que les mèmes. L’omniprésence des thématiques de l’extrême droite – et plus largement des droites – sur internet peut s’expliquer par la conjonction de deux facteurs.

D’une part, la dialectique toxique entre extrême droite et médias donne à la première une caisse de résonance que ses militants ont appris à utiliser de la manière la plus efficace possible au cours des dernières décennies. Les questionnements identitaires et sociétaux, les faits divers sordides et les polémiques les entourant constituent une manne pour des médias dont le modèle économique dépend de leur capacité à attirer un public. Bien entendu, le champ médiatique est morcelé : si certains médias alimentent cyniquement les polémiques du moment, d’autres tentent d’apporter un regard critique et de promouvoir un dialogue informatif. L’effet de caisse de résonance reste cependant semblable.

D’autre part, la marginalisation de l’extrême droite dans l’espace public entraîne un phénomène de surinvestissement compensatoire. Ses acteurs vont privilégier l’activisme numérique faute d’accès à d’autres espaces d’expression : les mobilisations publiques étant conflictuelles et dangereuses, susceptibles de donner une image de faiblesse, Internet devient au contraire un espace privilégié, investi très tôt par le Front National.

Se développent donc un ensemble de réseaux communautaires plus ou moins idéologisées, fonctionnant en cercles concentriques allant des simples « trolls » aux militants pré-terroristes, sur un modèle similaire à l’Allemagne, à la Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis où s’est développé dans le sillage de Donald Trump une alt-right. Cette effervescence banalise les thèses de l’extrême droite sans pour autant se traduire mécaniquement par un afflux militant, de tels réseaux restant vaporeux et fragiles.

Parmi leurs principaux animateurs se trouvent de jeunes vidéastes ayant généralement bâti leur notoriété sur YouTube et maîtrisant les codes des réseaux sociaux. Là encore, il semble difficile de délimiter avec précision cette sphère d’influence, regroupant tant des propagandistes développant une grille de lecture idéologique que des personnalités perméables à ces idées et s’en faisant le relais. L’agitation virtuelle peut alors devenir un gagne-pain : une fois une communauté fidélisée, le militant se transforme en entrepreneur vendant ses conseils de séduction, son coaching sportif ou ses produits survivalistes.

Les youtubeurs d’extrême droite se spécialisent dans la production de contenu ludique et agressif. Les questions économiques ou historiques sont délaissées pour se concentrer sur des sujets sociétaux et cadrer l’actualité à partir d’une lecture binaire. Cette attaque en règle contre les mouvements féministe, antiraciste ou écologiste, mêlant théories du complot et valorisation d’une identité européenne traditionnelle, se développe comme un parfait miroir des revendications postmodernes. La lutte autour d’identités perçues comme menacées permet de faire l’économie d’une réflexion sur les structures économiques ou politiques. L’alimentation de clivages souvent artificiels a alors des effets performatifs sur les débats traversant la société.

En réponse à ce phénomène, l’action des pouvoirs publics se concentre sur les actes et propos violant la loi. Mais l’attitude des principaux réseaux sociaux tels que Twitter et Facebook, accusés un temps de tolérance excessive, doit être attentivement scrutée : la tendance est à une extension de la censure des contenus par des plateformes souhaitant conserver et étendre leur monopole. Il serait alors naïf d’y voir un garde-fou démocratique quand de telles prérogatives sont également employées pour invisibiliser la contestation sociale.

L’usage de la violence : mythe et réalité

Si une partie de l’extrême droite admet effectivement se préparer à des actions violentes, la menace reste difficile à évaluer. Un fossé existe entre le discours et le passage à l’acte. Les attentats déjoués comme les réseaux démantelés au cours des dernières années donnent cependant une idée de l’ampleur du phénomène. Plusieurs dizaines d’individus ont été visés dans ce cadre par des procédures judiciaires. Nouvelle OAS, Action des forces opérationnelles, Blood and Honour… Ces groupes sont hétérogènes en termes d’objectifs comme de composition.

Au-delà des affiliations idéologiques diverses, la perspective d’un effondrement civilisationnel à venir est une caractéristique commune, qu’il prenne la forme d’une « guerre raciale », d’une dystopie totalitaire ou d’une catastrophe environnementale. S’y préparer conduit à accélérer le phénomène, les groupes radicaux cherchant en permanence une confirmation à leurs thèses dans l’actualité. Le développement d’une mouvance survivaliste marquée par un pessimisme sociétal proche des thèses de l’extrême droite américaine constitue ici un pont réel entre le grand public et des individus ou structures susceptibles de recourir à la violence. Car une autre caractéristique de l’extrême droite contemporaine est d’entretenir un flou entre les notions d’autodéfense, de sécurité, de protection des biens et des personnes d’une part, et la capacité à se montrer offensif d’autre part.

Au regard de la conjoncture politique actuelle, les perspectives insurrectionnalistes des marges de l’extrême droite restent cependant largement fantasmagoriques. Faute de danger subversif imminent, les projets guerriers restent des plans tirés sur une comète. Mais les brusques accélérations de l’Histoire impliquent de ne pas sous-estimer les possibilités de développement de cette mouvance, et de prendre au sérieux ses projets. Les attentats commis en Europe comme aux États-Unis – le plus souvent par des acteurs isolés qui agissent sous les radars, qualifiés de loups solitaires – invitent à prendre en compte les phénomènes de radicalisation individuelle et à observer l’écho de tels actes. L’isolement organique des criminels est un trompe-l’œil si on néglige de considérer l’existence d’un public qui approuve ou relativise leurs actions. Dans le cas américain, dont l’influence sur les réseaux francophones est considérable, la présence numérique de l’alrt-right donne une visibilité et un soutien tacite ou explicite à la violence militante.

Subversion ou parti de l’ordre ?

Il serait cependant réducteur de ne considérer que deux faces du phénomène, l’une respectant le cadre institutionnel républicain, l’autre cherchant à le déstabiliser par tous les moyens. Il existe au contraire une dialectique particulière les liant. Celle-ci participe d’une interdépendance de ces deux faces, la conquête et l’occupation d’un espace électoral qui nécessite des cadres et des militants. Unité Radicale, groupe nationaliste-révolutionnaire précurseur des Identitaires, affirmait ainsi très clairement cette séparation des tâches actée dès le tournant du siècle : « En l’état actuel de notre développement, notre stratégie n’est pas une stratégie de prise de pouvoir (nous laissons cela au Mouvement national républicain ou au Front national) mais une stratégie de développement interne et d’influence externe. »

Dépasser cette dichotomie implique donc de considérer la symbiose existant entre des courants apparemment rivaux, dont les positions sont trop souvent analysées à travers la présentation subjective qu’en font les acteurs, plutôt que de manière objective. Il apparaît utile au Front/Rassemblement National de satelliser un ensemble de chapelle pouvant permettre de capter divers électorats, sinon de former ses cadres. Un exemple typique de la fin des années 2000 est l’opposition théorique violente entre les groupes de droite sionistes tels que la Ligue de Défense Juive et le polémiste antisémite Alain Soral, les deux formations appelant in fine à voter pour Marine Le Pen. Leurs discours antagoniques s’adressent à des clientèles électorales irréconciliables tout en défendant un même choix tactique. Plus récemment, à la faveur de la crise ukrainienne, une stratégie de prise en étau similaire est mise en place. L’ambiguïté du Front/Rassemblement National quant à ses positions internationales lui offre le soutien de partisans de la politique étrangère russe comme de nationalistes défendant une Ukraine indépendante.

La rente électorale dont bénéficie l’actuel Rassemblement National pousse ses dirigeants à une certaine prudence pour renforcer ces acquis locaux comme nationaux. Entretenir un flou programmatique ouvre un espace à des formations idéologisées qui défendent une stratégie plus radicale, considérant qu’un éventuel triomphe électoral du parti lepéniste ne serait qu’une première étape devant être accompagnée de mobilisations massives. Cette tentation subversive ne rencontre cependant pour l’instant qu’un écho limité dans une classe dirigeante se sentant rarement menacée par un péril révolutionnaire. Les élites économiques du pays adoptent ainsi une attitude ambivalente : l’invitation finalement annulée de Marion Maréchal à l’université d’été du Medef à l’été 2019 témoigne des dissensions existant au sein du syndicat patronal quant à l’attitude à adopter à son égard.

Si la capacité d’Emmanuel Macron à capter une partie significative de l’électorat des Républicains en incarnant le parti de l’ordre a pu rassurer des secteurs conservateurs importants, il est probable que Marine Le Pen approfondisse son positionnement social pour s’en démarquer. La capacité de sa formation partisane à incarner une option politique crédible comme la définition de ses axes programmatiques dépendra alors largement de la conjoncture sociale, et particulièrement du discrédit de la classe politique en place. Nicolas Lebourg rappelle à ce propos que « si la technique de la contre-révolution préventive sait répondre aux aspirations antisubversives d’amples segments sociaux, les tentatives de construction d’une extrême droite subversive n’ont jamais abouti (l’Italie offrant une gamme complète d’exemples historiques sur ces positionnements) ». L’arsenal sécuritaire inégalé adopté en France au cours des dernières années par les gouvernements successifs et le traitement brutal des mouvements sociaux tels que celui des Gilets Jaunes rappellent que la réponse répressive à toute contestation sociale n’est certainement pas l’apanage de l’extrême droite.

L’opposition espagnole : guérilla sur fond de pandémie

Affichant plus de 408 décès par million d’habitants, l’Espagne est à ce jour le deuxième pays le plus touché par la pandémie du Covid-19 au monde. Alors même que l’on décriait l’état calamiteux de la santé publique à la suite des politiques néolibérales des administrations précédentes, les annonces du gouvernement de Pedro Sanchez semblaient sonner le glas de l’ère de l’austérité. Engageant entre autres plusieurs millions d’euros de dépenses sociales, il rendait à l’État ses lettres de noblesse. À en croire l’optimisme débordant des premières analyses, le tour était joué : on n’aurait qu’à se laisser bercer par le courant du temps, qui nous conduirait inexorablement vers le triomphe d’une nouvelle hégémonie progressiste. Pourtant, l’opposition n’a pas tardé à se faire entendre pour déjouer ces prophéties. L’extrême droite n’a pas l’intention de déserter le sens commun sans livrer bataille. Par Malena Reali et Laila Trevegny. 


L’Espagne d’après-2008, fief de l’hégémonie néolibérale

En Espagne comme en Europe, les politiques d’austérité dont on tente de réparer les séquelles remontent au moins à 2008. À l’époque, l’ampleur de la crise financière mondiale avait pris tout le monde de court. Les banques avaient accordé des prêts risqués, affectés à des marchés improductifs et contribuant au cercle vicieux de l’inflation des prix des actifs. Fidèles à la théorie économique orthodoxe, les décideurs européens ont mal interprété le rôle des déficits, produits de la crise plutôt que coupables de celle-ci. Par sa conception même, la zone euro prescrivait l’austérité, exigeant un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB et un ratio de dette publique sous le seuil des 60 %. Résultat : les stabilisateurs automatiques ont été étouffés, et les pays européens se sont embourbés dans une crise dont la récupération fut plus lente qu’aux États-Unis.

Avant 2008, l’Espagne consacrait près de 7% de son PIB au secteur de la santé. Cette part était descendue à environ 6% avant la pandémie actuelle, soit 7,6 milliards d’euros de coupes budgétaires.

Diminution des salaires, réduction de l’État-providence, précarisation du marché du travail et sauvetage des banques par l’État. L’Espagne a senti les effets de cette recette : une faible création d’emplois de très mauvaise qualité, une détérioration des services publics, une augmentation des inégalités et de la pauvreté et un endettement massif que l’austérité n’a fait qu’aggraver. Les privatisations entamées sous les gouvernements du Parti Populaire (PP) au début des années 2000 se sont approfondies et diversifiées après la crise financière, donnant lieu au démantèlement progressif des services publics, et notamment de la santé. Avant 2008, le pays consacrait près de 7% de son PIB à ce secteur. Cette part était descendue à environ 6% avant la pandémie actuelle, soit 7,6 milliards d’euros de coupes budgétaires. Aujourd’hui, tandis que l’État espagnol dépense 3 300 euros par habitant pour la santé, la France en dépense 4 900 (49% de plus) et l’Allemagne près de 6 000 (81% de plus que l’Espagne). Au détriment de l’hôpital public, au cours des dix dernières années, les dépenses en soins privés ont, elles, notablement augmenté, passant de 24,6% du total des dépenses de santé à 29,2% (OCDE 2018).

La privatisation croissante de l’accès aux soins s’est accompagnée de coupes budgétaires dans d’autres secteurs, à commencer par l’éducation. Une destruction des biens publics qui a gagné les esprits, consolidant dans l’imaginaire social des espagnols un manque de confiance envers l’État et son action (le taux de satisfaction envers le gouvernement national est passé de 41,3% en 2004 à 11,7% en 2012, d’après l’Enquête sociale européenne). Produit de cet éclatement individualiste, la pertinence de la contribution des individus aux biens publics est également remise en question et la solidarité nationale, concrétisée à travers les impôts, peine à être pleinement acceptée (en 2018, 83,1% des espagnols considéraient que les impôts collectés dans leur pays n’étaient pas justes).

Vers un nouveau sens commun progressiste ?

Pourtant, la pandémie du Covid-19 semble effriter cette hégémonie. Le gouvernement dirigé par le « socialiste » Pedro Sanchez et soutenu par Pablo Iglesias (Podemos), Vice-président aux Droits Sociaux, a pris ses fonctions le 13 janvier 2020, moins de trois semaines avant que le virus n’atteigne l’Espagne. Face à l’avancée de la situation, cette coalition « progressiste » a rapidement mis en place des mesures allant à l’encontre des préceptes néolibéraux qui ont régi l’action des gouvernements antérieurs.

Parmi les mesures phares figure l’interdiction des licenciements, l’installation d’un revenu universel de base dans les prochaines semaines, la fin de toute expulsion domiciliaire jusqu’à 6 mois après la levée de l’état d’alarme ainsi que la réquisition des cliniques et hôpitaux privés à des fins de lutte contre la pandémie. Pour aider les plus démunis face à l’impact économique, le gouvernement a également acté un moratoire sur les loyers, les paiements hypothécaires et le paiement des charges pour les particuliers, ainsi que l’interdiction de couper l’électricité, l’eau et le gaz aux foyers qui ne parviendraient plus à les payer. Des aides économiques ont également été prévues pour toute personne susceptible de se retrouver dans une situation de vulnérabilité : les auto-entrepreneurs et travailleurs indépendants, les pères et mères de familles monoparentales, les sans-abri, les travailleurs domestiques et les employés temporaires sont parmi les populations visées. Complété par des mesures visant à protéger les victimes de violences sexistes, cet ensemble de dispositions compte parmi les plus ambitieux d’Europe.

L’Espagne entière semblerait s’être ralliée autour de nouvelles certitudes ; celles de l’importance de la protection des services publics, d’un État fort et de la contribution fiscale de tous les membres de la nation face à cette situation d’exceptionnalité. « Nous ne pouvons pas commettre les mêmes erreurs que le gouvernement de Rajoy pendant la crise économique », déclarait Pablo Iglesias à la télévision nationale. Voyant que les pays du Nord manquent à l’appel de la solidarité européenne, l’État-nation redevient le centre de gravité politique. Face à la pandémie, la délocalisation conduit à devoir importer ce qui est nécessaire à la survie des populations et à soumettre ces besoins aux aléas du marché. Le contexte précipite la resignification des concepts d’État, d’intérêt national, de services publics, d’impôts, de biens communs. Tout autant de mots qui, depuis les gouvernements néolibéraux de José María Aznar (PP), s’étaient vidés de sens.

De nombreux analystes de gauche se sont précipités pour voir dans cette crise le coup de grâce porté au modèle institutionnel supra-étatique consolidé depuis Bretton Woods. Comme des marxistes de comptoir verraient partout les signes avant-coureurs de la révolution, ils y ont vu la fin inévitable du consensus néolibéral : le sens commun se serait défait par lui-même, happé par ses contradictions et ses faillites manifestes. Lorsque Mark Fisher publiait son ouvrage Capitalist Realism en 2009, il postulait que même en pleine crise, il était plus facile d’imaginer la fin du monde que celle de l’hégémonie néolibérale. Si l’on croit les commentateurs du présent, la deuxième crise est la bonne et cette situation offre un terreau fertile à un nouveau réalisme.

Depuis la France, il est difficile d’entendre cette hypothèse sans être rappelé aux premiers temps de l’après-2008, l’après-Charlie Hebdo, l’après-gilets jaunes. À ces occasions, les mêmes prédictions de consensus et d’unité nationale se faisaient entendre. Pour quels résultats ? Comme le rappelle Laurent Cytermann dans un éditorial pour l’Institut Rousseau, le « rien ne sera comme avant » d’Emmanuel Macron en mars 2020 laisse un goût de déjà vu. Il évoque notamment le 10 décembre 2018, lorsque le président déclarait : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies ». Pourtant, après les manifestations des gilets jaunes, il est difficile de voir les fruits de cette métamorphose tant annoncée.

L’hypothèse d’un changement de paradigme inévitable relève d’un déterminisme aux relents de fin de l’histoire. Les crises, catastrophes et pandémies n’offrent qu’une base à laquelle raccrocher des discours : l’enracinement durable d’un nouveau sens commun ne pourra se faire qu’au fruit d’un combat politique et culturel qui reste à mener. En France, cette conclusion n’est pas difficilement atteinte. Le retournement de veste de la start-up nation a dès le départ éveillé le scepticisme de ses observateurs, et le gouvernement a d’ores et déjà donné sa vision de l’après : Bruno Le Maire a déclaré qu’il « faudra faire des efforts » pour réduire la dette de la France une fois cette crise sanitaire passée. En Espagne, où le gouvernement « progressiste » au pouvoir est le principal champion d’un « après » prometteur, on aurait encore pu être tenté de croire que celui-ci arrivera de lui-même.

L’opposition politique et les élites économiques : en lutte contre ce changement de paradigme

Sans surprises, l’opposition n’a pourtant pas tardé à se faire entendre pour tenter d’imposer sa narration des faits et sa propre vision de la suite. Mais tandis qu’en France ou encore au Portugal les partis politiques ont unanimement appelé à la collaboration avant de formuler des critiques ciblées, les droites espagnoles se livrent à une lutte implacable contre le gouvernement sur tous les fronts, soutenues par les élites économiques du pays.

Venant de partis dont l’habituel nationalisme aurait pu mener à un discours d’union, cette stratégie pourrait surprendre les électeurs. Pour la justifier, la présidente du groupe parlementaire de Vox, à l’extrême droite de l’échiquier politique, fait preuve d’une véritable gymnastique rhétorique : d’après elle, son parti aurait fait preuve d’une « loyauté absolue » envers le gouvernement espagnol, avant que celui-ci ne franchisse « une ligne infranchissable ». Un Rubicon dont la définition est vague (« l’échec » et « l’irresponsabilité » prétendus du gouvernement) ; mais « il y avait une limite à notre loyauté », résume-t-elle, justifiant en une phrase une stratégie d’intimidation qui va, pour son parti, jusqu’à demander la démission de Pedro Sanchez pour laisser la place à un « gouvernement de technocrates et de patriotes ».

Vox, le Parti Populaire et, dans une moindre mesure, Ciudadanos, se sont emparés avec fracas de la scène politique. À travers une communication en pleine effervescence, une véritable lutte sémantique est menée depuis le début de la crise. Il s’agit d’établir des parallélismes : entre le socialisme et le communisme – à l’aide de nombreuses références au Venezuela -, entre le parti socialiste (PSOE) et un prétendu « génocide » des Espagnols, fruit de la prétendue mauvaise gestion de la pandémie… En d’autres termes, d’associer systématiquement le gouvernement aux mots improvisation, frivolité, échec, ou encore assassinat.

Les élites économiques, grandes gagnantes des politiques néolibérales, se sentent menacées par la perspective d’un changement de paradigme. Des secteurs tels que l’industrie pharmaceutique, la finance ou encore les compagnies aériennes avaient obtenu, grâce aux gouvernements antérieurs, des dispositions leur garantissant une baisse d’impôts substantiels. Face aux dépenses accrues générées par la crise et au besoin de financer la santé publique, ces cadeaux fiscaux sont remis en cause et ces entreprises craignent de voir leur image publique se dégrader. Pour garder la face, elles misent sur des dons à l’État. À défaut de payer plus d’impôts pour financer les services publics, certaines des plus grandes entreprises espagnoles telles qu’Inditex, El Corte Inglés ou encore Mango, ont déjà annoncé des dons de masques, de lits d’hôpitaux, ou de sommes d’argent considérables pour le financement d’équipements sanitaires.

Vox : une guérilla depuis l’alt-right

Du côté de l’opposition politique, la stratégie mobilisée est soigneusement calibrée : le Parti Populaire et Vox se sont répartis les rôles, ce dernier intégrant de plus en plus de codes de l’alt-right internationale. Le PP s’adresse au gouvernement dans un cadre institutionnel, utilisant la tribune de la chambre des députés pour mettre en scène de grandes disputes parlementaires et formuler des propositions politiques. Sa stratégie consiste notamment à proposer un accord au parti socialiste espagnol (PSOE), dont est issu Sanchez, afin de déstabiliser la coalition au pouvoir et fragiliser la position de Podemos. En parallèle, l’extrême droite s’adonne à une stratégie de guérilla virtuelle visant à contrer les avancées social-démocrates et affaiblir le gouvernement.

Par temps de confinement, internet et les réseaux sociaux sont l’arène de prédilection de ces offensives. Vox y reproduit de plus en plus de stratégies de l’alt-right [l’extrême-droite américaine, très présente sur les réseaux sociaux], avec laquelle le parti partage des traits démographiques et idéologiques distincts : sa communication est menée par des digital natives (jeunes ayant parfaitement intégré les codes des réseaux sociaux), et se focalise sur des messages anti-establishment et « politiquement incorrects ». En juin 2019, le commissaire européen chargé de l’Union de la sécurité, Julian King, avait déjà souligné que Vox tirait profit de campagnes de désinformation, de fake news et de la propagation de canulars sur les réseaux sociaux. À l’heure actuelle ces pratiques se sont intensifiées, et fausses informations, rumeurs, comptes-robots et memes composent un arsenal qui n’est pas sans rappeler celui de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Matteo Salvini.

Du point de vue des algorithmes, le type de stratégie déployée par l’alt-right sur les réseaux sociaux est extrêmement efficace : la publication d’opinions offensantes et controversées provoque une affluence de réponses et une plus grande diffusion des messages. Cette méthodologie est basée sur l’expérience de Steve Bannon, principale référence médiatique du mouvement et conseiller de nombreux dirigeants populistes de droite, dont Matteo Salvini. D’après ses observations, le public ne chercherait pas à absorber des faits mais plutôt à se divertir à travers un récit d’antagonismes, de « héros » contre des « méchants » – une stratégie que Vox sait assurément employer. À l’image d’autres partis de l’alt-right, l’extrême droite espagnole a des ennemis bien identifiés : progressistes, féministes, pro-immigration, indépendantistes, médias mainstream.

Chaque mesure du gouvernement – allant du nombre de masques envoyés aux communautés autonomes jusqu’aux sommes d’argent destinées à l’achat de matériel sanitaire – est fortement critiquée, exagérée puis viralisée sous la forme de fake news. Parmi les images diffusées : une photographie lugubre de l’avenue principale de Madrid remplie de cercueils, que le photographe s’est empressé de démentir, dénonçant un photomontage. D’autres manipulations ont été réalisés sur le format de bulletins officiels, afin de donner à des informations mensongères une apparence crédible. Lorsque Whatsapp a limité ses fonctionnalités de renvoi de contenus (mesure globale de l’entreprise pour éviter la diffusion de messages politiques), de nombreux utilisateurs ont également crié à la censure du gouvernement. Les chaînes relayées par Whatsapp sont effectivement des outils de choix pour diffuser de tels messages. D’autres représentants de Vox ont prétendu que le parti socialiste comptait exproprier toutes les maisons secondaires des Espagnols, que le gouvernement surveillait Whatsapp et qu’il fallait donc préférer la messagerie Telegram, ou encore que la télévision publique censurait les images des cercueils espagnols…

Une nébuleuse d’acteurs jouent des rôles bien définis pour contribuer à leur diffusion. Aux comptes officiels de Vox viennent s’ajouter ceux de leurs militants, à qui le parti transmet des contenus à travers un « canal » sur Telegram. Des tabloïds comme Okdiario ou Periodista Digital relaient ensuite les fake news, publiant des articles aux titres sensationnalistes, et allant jusqu’à s’attaquer à la vie personnelle des dirigeants. Les faiseurs d’opinion, véritables influenceurs politiques très entendus en Espagne et souvent liés aux élites économiques du pays, donnent de la visibilité à leurs propos. Enfin, les bots, comptes-robots pilotés par des algorithmes, constituent la pièce de résistance de cet organigramme. Ils sont chargés de répondre positivement aux contenus du parti, contribuant notamment à ce que leurs campagnes apparaissent parmi les tendances sur Twitter, mais aussi de publier, encore et encore, les mêmes mantras négatifs sous les publications de leurs opposants.

Les stratégies virulentes des droites espagnoles ne sont pas les derniers spasmes d’un vieux monde mourant. Elles offrent un aperçu de la réaction violente que les défenseurs de l’ordre établi peuvent avoir lorsque celui-ci est menacé. Si la situation actuelle peut affaiblir le modèle néolibéral en mettant en exergue ses faillites, ce contrecoup annonce que rien n’est gagné. En Espagne comme ailleurs, les partisans du progrès social devraient se méfier des analyses par trop prophétiques : qu’elles pèchent par fatalisme ou au contraire par un surcroît de positivité, elles ne peuvent porter que les graines de la démobilisation. Cette crise sanitaire, sociale et économique peut faire tituber des certitudes, mais son issue demeure contingente. À l’heure où les bilans seront dressés, les gagnants seront ceux qui parviendront a en imposer leur narration.