Vers l’union des droites ?

Si l’on a beaucoup parlé de l’enfoncement du Parti socialiste et de la gauche par Emmanuel Macron et sa République en Marche, il semble que l’on n’a pas encore pris la mesure de l’abattement de la droite et de l’extrême-droite suite à une campagne qu’on leur prédisait victorieuse et qui débouche sur un fiasco, entre le naufrage de la campagne de François Fillon minée par les affaires et un débat de second tour désastreux qui a sérieusement entamé la crédibilité de Marine Le Pen. Bien que Les Républicains soient forts du premier groupe d’opposition à l’Assemblée Nationale et que Marine Le Pen ait pour elle les 10 millions de voix obtenues au second tour de la présidentielle, la crise d’idées et de légitimité qui atteint les forces traditionnelles de l’échiquier politique touche les droites aussi profondément que la gauche. Dos au mur et peinant dorénavant à imposer leurs thématiques dans le débat public, les différentes tendances de la droite se voient dans l’obligation de reconsidérer les rapports qu’elles entretiennent entre elles, menant certains analystes à imaginer un rapprochement en forme de planche de salut au moment où l’orbe macronien menace de les satelliser à leur tour…


Depuis les travaux de l’historien René Rémond, on a pour habitude d’analyser la droite française comme un ensemble hétéroclite issu du rejet de la révolution de 1789 et de son second mouvement radical de 1793. Dans son ouvrage Les Droites en France paru en 1954, Rémond propose en effet une typologie donnant naissance à trois courants au sein de la droite française : un courant légitimiste ultra-royaliste et réactionnaire, totalement opposé aux principes de 1789 ; un courant orléaniste originellement royaliste modéré car reconnaissant l’héritage libéral et parlementaire de la Révolution ; et enfin un courant bonapartiste prompt à mettre en avant la figure d’un chef en lien direct avec la masse du peuple et au dessus d’institutions jugées illégitimes. Ces trois courants sont présents dans la vie politique française depuis le XIXe siècle qui les a vu se structurer, avec leurs fortunes diverses, leurs rivalités tournant parfois à l’affrontement ouvert, mais aussi leurs moments de rapprochement, notamment, aux marges les plus radicales de cette droite multipolaire, lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un régime républicain souvent instable. Cependant, avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.

“Avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.”

Dans les années d’après-guerre, cette rénovation va passer d’un côté par la recherche d’une « troisième voie » d’inspiration démocrate-chrétienne, entre capitalisme et socialisme et se réclamant d’un esprit de la Résistance au dessus des étiquettes gauche-droite, et d’un autre par la recomposition d’organisations de défense des intérêts industriels et agricoles opposés à l’émergence de l’Etat-providence et souvent directement issues de Vichy. Héritier assez ingrat de ces deux tendances en maturation, le gaullisme va cependant durablement faire oublier la question de l’unité de celles-ci, sous l’ombre persistante du Général et ce jusqu’au milieu des années 70. Le départ de De Gaulle dans la foulée des événements de mai 1968 et du référendum perdu de 1969, sonne en effet comme un nouveau traumatisme pour une droite peu habituée aux remises en question depuis son retour en force une décennie auparavant, d’autant qu’une part non négligeable de cette droite porte une responsabilité dans l’échec du gaullisme. Après avoir favorisé son retour au pouvoir, les tendances de la droite opposées à l’interventionnisme économique comme à la suspension de la construction européenne prônés par de Gaulle et ne lui pardonnant pas la fin de l’Algérie française, avaient en effet fini par tuer le père.  

Manifestation du 30 mai 1968, baroud d’honneur du gaullisme

A ce traumatisme durable va s’ajouter une impitoyable guerre entre « barons du gaullisme », guerre qui va s’intensifier avec la disparition de Georges Pompidou en 1974 au cœur d’un mandat que celui-ci avait voulu réparateur et modernisateur pour sa famille politique suite à la crise de mai 68. Incarné par le projet de Nouvelle Société du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, ce programme de réformes sera jugé trop progressiste et sabordé par les opposants personnels et politiques de Chaban dont les ambitions présidentielles seront sabordées par l’ancien protégé de Pompidou, Jacques Chirac, marquant ainsi le définitif ancrage à droite de ce qui sera qualifié par la suite de néo-gaullisme. 

A la mort de Pompidou c’est donc une droite désunie, en panne d’idées et de leadership qui parvient tout de même à une certaine alliance afin d’amener de justesse au pouvoir Valéry Giscard d’Estaing face à la gauche unie autour du programme commun. Cependant, l’attelage conduit par VGE mène une politique « libérale avancée » selon ses propres termes, qui ne manque pas de heurter ses alliés, le premier d’entre eux étant son propre Premier ministre Jacques Chirac. Ce dernier finira par démissionner avec fracas en 1976, afin de créer le Rassemblement Pour la République (RPR), parti devant refonder le gaullisme autour d’un « travaillisme à la française », opposé à la gauche constituée des partis socialiste et communiste, comme au centrisme giscardien, qui se structure lui au sein de l’Union pour la Démocratie Française (UDF). 

C’est au milieu des années 1970, dans cette opposition d’hommes et d’appareils toujours plus forte, qui conduira en partie à la défaite de 1981 et l’arrivée au pouvoir de la gauche, que va venir s’insérer un nouveau paramètre que la droite ne pourra pas ignorer : la réémergence de l’extrême droite. Voulant combattre la grande vitalité de la gauche et de ses différentes tendances au sein de la société française, celle ci sort de l’ombre dans laquelle elle se tenait depuis plusieurs décennies afin de se restructurer dans différentes organisations et groupuscules comme Ordre Nouveau ou le Groupe Union Défense (GUD), majoritairement composés d’étudiants. Elle ne néglige pas non plus le combat culturel d’inspiration maurrassienne et clairement orienté vers la défense d’un néo-fascisme paneuropéen qualifié de Nouvelle droite, au sein de revues comme Éléments ou de groupes comme le GRECE d’Alain de Benoist et Dominique Venner, et le Club de l’horloge d’Henry de Lesquen. 

En parallèle de ces initiatives visant à abattre les murs la séparant de la droite traditionnelle et gaulliste, cette extrême droite parvient à rassembler ses diverses composantes au sein d’un parti crée en 1972 : le Front national.

“Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées.”

A sa tête, Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste et animateur des comités de soutien à la candidature présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965, finira par prendre un contrôle total sur le parti après de longs affrontements internes. Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées. Défendant une ligne assez peu construite mais à la fois marquée par le néo-libéralisme économique en vogue parmi les droites mondiales et la défense d’une identité supposément menacée par l’immigration, le FN réussit ainsi à s’implanter durablement dans le paysage politique français, finissant par décrocher 35 députés lors des législatives de 1986 qui marquent la victoire de la droite et son retour au pouvoir via la cohabitation. 

Cependant, cette victoire de la droite UDF-RPR reste inconfortable, tant elle détonne dans une société française désormais marquée par une culture progressiste qui lui est hostile. Par ailleurs, elle la place en porte à faux vis-à-vis de ce nouveau venu turbulent qu’est le FN, qui attire à lui de plus en plus de convertis issus de ses rangs. Achevant de se débarrasser de ses vieux habits gaullistes, le RPR chiraquien n’hésite plus alors à s’aligner sur les canons du conservatisme libéral, sous l’influence des travaux d’un club de réflexion fondé par Alain Juppé, le Club 89, lui-même proche du Club de l’horloge. Chirac multiplie ainsi les appels du pied vis à vis du nouvel électorat frontiste, par la mise en place d’une politique migratoire essentiellement répressive. Si cette réorientation est payante et permet au RPR de devenir le principal parti de la droite, elle n’est pas suffisante pour éviter une cinglante défaite face au PS à la présidentielle de 1988, faute selon certains de n’être pas parvenu à s’accorder avec le FN malgré le fond idéologique qui semblait dorénavant les lier. 

A la tête du RPR, le duo Chirac-Juppé incarne l’ancrage à droite du néo-gaullisme (©Wikimedia Commons)

“L’année 1998 marque ainsi un tournant : le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990.”

C’est ainsi que va progressivement s’établir, entre les arcanes du pouvoir et la lumière des assemblées, une nette possibilité de convergence des droites aux niveaux locaux comme nationaux, sous l’effet conjoint de l’essoufflement de la gauche et de l’émiettement des appareils politiques du RPR et du FN, traversés par de nouveaux affrontements de tendances exploités par ceux qui veulent cette alliance. L’année 1998 marque ainsi un tournant: le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990. Cependant, cette stratégie d’alliance ne durera que le temps de mémorables élections régionales, la reprise en main des états majors sur leurs bases empêchant une alliance durable. Au FN, ce retour à la normale conduira finalement à une scission d’ampleur provoquée par Bruno Mégret, partisan précoce d’une « dédiabolisation » du parti.

Le « cordon sanitaire » ainsi rétabli, les deux formations vont continuer leur chemin chacune de leur côté, jusqu’à s’affronter lors d’un second tour surprise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2002 entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Le raz de marée anti-Le Pen, permettant à un Chirac devenu bien malgré lui le premier antifasciste de France de se maintenir à la présidence de la République, ne manqua pas d’approfondir de nouveau l’antagonisme entre extrême-droite et droite traditionnelle. Celle-ci cherche alors à se relancer dans la foulée de cette présidentielle par la création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), dont Nicolas Sarkozy prend la tête en 2004, inaugurant ainsi un nouveau courant politique : le sarkozysme.

“Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et restructure les clivages autour des axes de l’immigration et de la mondialisation.”

Le 19 juin 2005, un garçon de 11 ans, Sidi-Ahmed Hammache, est tué devant chez lui à la Courneuve par deux balles perdues, dans la cité des 4000. Dès le lendemain, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rend sur place. Après avoir rencontré la famille de la victime, celui-ci promet alors de nettoyer, « au sens propre comme au sens figuré », la cité des 4000 dans laquelle les faits ont eu lieu. Dix jours plus tard, il réitère ses propos et emploie l’expression « nettoyer au kärcher ». Ces déclarations enflamment le débat politique, résonnant comme une provocation sécuritaire voire raciste à gauche, tandis qu’elles créent une forte attente à droite. Nicolas Sarkozy l’a compris: pour gagner, il lui faut être présent sur les thématiques sécuritaires et identitaires qui, dans un monde où les frontières s’affirment de moins en moins entre les nations et de plus en plus en leur sein, figurent plus que jamais parmi les principales préoccupations du « peuple de droite ». 

Le sarkozysme crée ainsi une nouvelle donne politique en instaurant de nouveaux clivages que le consensus mou du chiraquisme avait en partie effacé. Les flux migratoires crispent un nombre grandissant de citoyens, alors même que le refus net du Front National en 2002 pouvait être perçu comme la victoire définitive d’une volonté de société plus ouverte, tolérante et européenne. La société se clive de plus en plus entre les partisans d’une immigration largement restreinte et ceux pour lesquels cette dernière n’est pas un problème, entre ceux qui perçoivent la mondialisation comme une violence et ceux qui l’accueillent comme heureuse. Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et va guider le débat vers une restructuration des clivages sur les axes préalablement abordés. Cette stratégie se verra également renforcée par la présence de Patrick Buisson dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, ce dernier prenant toujours, ou presque, en compte les conseils de l’ancien sympathisant de l’Action française et ex-journaliste de Minute, dont l’influence se fera ressentir notamment lors de la création d’un « Ministère de l’Identité Nationale ». 

Le sarkozysme, une rupture discursive profonde au sein de la droite française (©Wikimedia Commons)

Bien que l’action concrète de Nicolas Sarkozy ne se soit pas toujours inscrite dans cette optique, ses discours, celui de Grenoble pour ne citer que lui, dénotent une volonté de maintenir un cap très à droite en terme de communication. Il comprend bien qu’un revirement moins identitaire et sécuritaire serait perçu comme une trahison par son électorat et notamment les classes populaires qui le constituent, et qui sont susceptibles de voter sans scrupules aucun pour le Front national : en 2002, déjà, lors du second tour, 24% des ouvriers avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, un score au-dessus de sa moyenne nationale. Bien que certaines analyses aient grossi le trait, il existe depuis lors un réel basculement d’une partie des classes populaires vers ce vote, la « ligne Philippot » en étant l’une des manifestations : lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, ce sont 56,8% des ouvriers qui voteront pour Marine Le Pen. Face au « siphonnage » de son électorat populaire par le Front national et au risque de décrochage, la droite décide de reprendre certaines de ses stratégies de brouillage des pistes utilisées dans les décennies précédentes.

Ainsi, si des personnalités au sein des Républicains peuvent être exclues pour avoir apporté leur soutien à Emmanuel Macron et souhaité un rapprochement entre les deux partis, ceux qui comme Thierry Mariani prônent un rapprochement avec le Front national ne seront jamais inquiétés. Les tentations d’alliances avec l’extrême droite sont nombreuses et d’aucuns voudraient que « les digues sautent » une fois pour toutes. Le programme RPR-UDF de 1990 et les alliances locales des années qui ont suivi, ont ainsi posé les bases d’un tel rapprochement et d’une telle orientation, sur laquelle la droite institutionnelle se déchire-notamment autour de la question européenne, du libéralisme et de la mondialisation. À l’heure où la social-démocratie traditionnelle va de plus en plus à droite et s’est même muée en parti de centre-droit avec En Marche, le « piège Macron » se referme sur la droite institutionnelle : alors qu’en son sein certains souhaiteraient se rallier au pouvoir en place, LR n’est pas capable de leur apporter une réponse satisfaisante tandis que coupée de ses alliés historiques du centre, la droite ne peut donc aller qu’en se droitisant. Mais tant qu’elle n’aura pas concrétisé l’union des droites, la clarification politique se verra repoussée sine die.

Toutefois, cette clarification pourrait arriver plus vite que prévu, alors que se prépare dans les coulisses le retour de Marion Maréchal Le Pen et que le parti de sa tante s’effondre lentement depuis l’échec de l’élection présidentielle et le débat raté. À l’heure où le Rassemblement National (RN, ex-FN) est plongé dans une certaine léthargie du fait des affaires politico-financières et du départ de la tendance philippotiste, son retour pourrait constituer une occasion pour la droite nationaliste d’enfin clarifier sa situation vis-à-vis de la droite institutionnelle et de mettre au point un programme qui ne soit pas aussi hétéroclite que le programme de feu le Front national. Dans une étude d’opinion Ifop du 1er juin, ses électeurs souhaitaient d’ailleurs à 82% voir Marion Maréchal Le Pen être candidate lors de la prochaine élection présidentielle. Libérale, conservatrice et identitaire, elle pourrait sans nul doute compter sur une partie de l’électorat de droite traditionnelle, qui a également voté pour un programme très dur porté par François Fillon en 2017. On peut supputer alors que l’union des droites se ferait plus facilement autour de sa figure qu’autour de celle d’un Laurent Wauquiez affaibli, qui peine à ressusciter les derniers feux du sarkozysme et de La Manif Pour Tous face à la fraction plus modérée des Républicains. 

Le retour à la vie politique de Marion Maréchal-Le Pen suscite de nombreuses attentes parmi la jeune génération de droite (©Wikimedia Commons)

A ce titre, la récente création de l’Institut de Sciences Sociales Economiques et Politiques à Lyon, est révélatrice de cette stratégie de séduction et de construction idéologique d’une nouvelle génération de cadres de droite poursuivie par Marion Maréchal Le Pen, génération incarnée par des hommes comme Erik Tegnér, aspirant candidat à la présidence des Jeunes Républicains.

On comprend ainsi que face à une gauche amorphe peinant à s’organiser et à la menace d’une union des droites autour d’une nouvelle option maréchaliste, Emmanuel Macron n’a pas d’autre intérêt que d’aller chasser sur les terres de cette droite.

“Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation.”

Présenté lors des dernières présidentielles comme une incarnation française du « social-libéralisme » désormais bien connu depuis le New Labour de Tony Blair outre-Manche, Emmanuel Macron a fait de sa première année de mandat un singulier exercice de clair obscur. Ayant nommé un premier ministre issu de la tendance juppéiste des Républicains, tout en constituant à l’assemblée une majorité reprenant en chœur l’air du « pragmatisme-pour-réformer-le-pays », son action politique et celle de son gouvernement semble pourtant s’inscrire de plus en plus visiblement à la droite de l’échiquier. Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation. Entre ses déclarations chocs savamment et régulièrement distillées et l’épreuve de force menée encore récemment dans la foulée de l’Affaire Benalla avec ses différents contre-pouvoirs et opposants, Emmanuel Macron semble révéler la nature profonde de sa pensée politique : celle d’un césarisme libéral et – pourrait-on dire – “populiste”, qui ne répugne pas à s’afficher avec le vétéran de la droite conservatrice Philippe de Villiers pour vanter le modèle économique que celui ci a instauré en Vendée autour de son Puy du Fou, proche du « capitalisme populaire » qu’Emmanuel Macron a récemment appelé de ses vœux devant le parlement réuni en Congrès.

Une proximité très remarquée pas si incongrue… (©Sipa)

Ce syncrétisme, qui pourrait paraître incongru, ne l’est en fait pas au sein d’une Ve République dont Emmanuel Macron cherche à rallier toutes les élites à sa cause; au contraire, il semble plutôt bien perçu par les sympathisants de droite auprès desquels Emmanuel Macron bat actuellement des records de popularité malgré sa nette baisse générale auprès de l’ensemble des Français. Le macronisme, composé au départ de façon hétéroclite, se cherche de toute évidence une base plus stable. A ce titre, le récent sondage polémique effectué par En marche auprès de ses militants dénote autant une volonté de connaître cette base afin de diriger au mieux l’action du gouvernement selon ses attentes, que d’amorcer une clarification du « en même temps » macroniste en vue des futures échéances électorales européennes et municipales, où des tractations ont lieu entre LREM et LR. Malgré l’artifice communicationnel qui voudrait les mettre à distance dans la perspective de ces futures élections européennes, Emmanuel Macron apparaît ainsi comme appartenant à une nouvelle génération de leaders de droite européens qui, de l’Autriche de Sebastian Kurz à l’Espagne d’Albert Rivera en passant par l’Italie de Matteo Salvini, montre que l’unification des droites est possible autour de figures jeunes balayant l’ancien jeu politique et ses clivages, pour servir au mieux les intérêts des classes dirigeantes européennes.

L’histoire le prouve, l’actualité le montre : pour les droites, des ponts sont possibles autour de signifiants renouvelés dans le combat culturel et leur exceptionnel regain d’activité dans ce domaine -notamment via de nouveaux médias en ligne semble tendre vers cet objectif. Au delà de la possibilité de convergence de ses différentes tendances, la question de la structure qui pourrait accueillir cette union semble dorénavant plus pertinente: dans la période trompeuse que nous traversons – celle d’un « désordre idéologique » selon le politologue Gaël Brustier -, l’apparition d’une telle structure ne manquerait pas d’acter pour longtemps de la recomposition du camp de la bourgeoisie française et européenne.

Par Léo Labarre et Candide d’Amato

Où en est l’extrême-droite et comment la combattre ?

Crédits photo
De gauche à droite Guillermo Fernandez, Leo Rosell, Marine Tondelier et Ugo Bernalicis.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur l’extrême-droite avec Marine Tondelier (EELV), Guillermo Fernandez et Ugo Bernalicis (LFI).

Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure

“Les nazis n’ont rien inventé. Ils ont puisé dans la culture dominante de l’Occident libéral” – Entretien avec Johann Chapoutot

Johann Chapoutot © Personnel

Johann Chapoutot est professeur d’histoire à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste de l’Allemagne nazie. Il a consacré de nombreux  ouvrages à l’étude de l’idéologie nationale-socialiste (La loi du sang, le nazisme et l’Antiquité…) traduits en sept langues et récompensés par de nombreux prix. Il s’intéresse aux fondements philosophiques, historiques et (pseudo-)scientifiques du nazisme ; il étudie les moyens par lesquels cette vision du monde a pu devenir hégémonique en Allemagne à partir de 1933. Ses analyses mettent en lumière certains aspects peu connus de ce phénomène historique.


“La race, les colonies, une conception darwiniste du monde : toutes ces catégories formaient un monde commun entre les démocraties occidentales et les nazis”

LVSL : Les programmes scolaires présentent le national-socialisme comme une rupture radicale, presque comme une énigme, un monstre né au milieu de nulle part au sein de l’Occident libéral, l’Europe des Lumières. Dans votre livre Fascisme, nazisme et régimes autoritaires, vous suggérez pourtant que l’idéologie nazie trouve ses racines dans la pensée dominante et la culture de l’Europe du XIXème et XXème siècle…

Johann Chapoutot – Radicalité et rupture il y a eu en effet, dans la mesure où les nazis ont agi avec une violence extrême, dès 1933, contre leurs opposants politiques, c’est-à-dire la gauche sociale-démocrate, communiste et syndicale ; puis contre des personnes considérées comme biologiquement malades, qui ont été stérilisées dans un premier temps. Les nazis incarnent donc une rupture dans et par l’action.

Mais au niveau des idées, si l’on fait une analyse de la vision du monde nazie, si on décompose le nazisme en ses éléments constitutifs : le racisme, l’antisémitisme, l’eugénisme, le darwinisme social, le capitalisme version enfants dans les mines, le nationalisme, l’impérialisme, le militarisme… on découvre que ces éléments sont d’une grande banalité dans l’Europe, et plus largement dans l’Occident de l’époque. Les nazis puisent largement dans la langue de leurs contemporains, et c’est ce qui les rend fréquentables jusqu’au début de la guerre. On se demande pourquoi les démocraties n’ont pas réagi face au nazisme ; d’une part, elles avaient autre chose à faire. D’autre part, elles considéraient que ce que faisait Hitler dans son pays était honorable : plus de gauche, plus de syndicats … l’Allemagne est devenu un paradis pour les investisseurs à partir de 1933. Dans ce climat de lutte contre le communisme, l’Allemagne apparaissait en outre comme un rempart contre l’Est.

Lorsque Hitler évoquait ses intentions en politique étrangère, ses déclarations étaient reçues à l’étranger et actées. Un exemple : en mars 1939, Hitler envahit le reste de la Tchécoslovaquie, violant ainsi les accords de Munich. Protestation de Roosevelet devant cet homme si peu fiable qu’il déchire les traités ; Hitler répond à Roosevelt et aux chancelleries occidentales dans son discours du 23 avril 1939 au Reichstag. Il déclare qu’il est responsable du sort de 80 millions de “Germains” (au sens racial) et qu’il doit les nourrir ; que l’Allemagne abrite 150 habitants au kilomètre carré, contre 15 kilomètre carré aux Etats-Unis : l’Allemagne a donc besoin de conquérir un espace, un espace vital. Hitler ajoute que les démocraties occidentales, elles, ont leurs colonies. Que les Etats-Unis possèdent leur propre colonie intérieure, née du massacre des Indiens. Hitler déclare donc que les trois grandes démocraties du monde (les Etats-Unis, l’Angleterre et la France) n’ont rien à dire à l’Allemagne, parce que ce qu’elles pensent en terme d’hinterland colonial (des espaces dont les métropoles tirent subsistance), l’Allemagne nazie le pense en terme de biotope.

Ce discours est structuré par deux logiques sous-jacentes. D’une part, une logique de darwinisme social : un peuple blanc doit pouvoir s’étendre au détriment d’autres peuples moins évolués et moins civilisés. D’autre part, une logique encore plus clairement biologique: il doit y avoir une adéquation entre l’espace et l’espèce, entre le territoire et la race. Quand les chancelleries se trouvent face à ce genre de discours, que voulez-vous qu’elles trouvent à répondre ? Surtout de la part de pays qui ont conclu un Traité sans que l’Allemagne y ait son mot à dire, volé 15% de son territoire et confisqué ses colonies… Hitler joue sur deux choses : la mauvaise conscience des Occidentaux, vainqueurs d’hier, et le fait qu’il existe un monde commun entre eux. Il existe entre eux des catégories communes : la race, le juif, l’hinterland, une vision darwiniste du monde. Ce qu’ils font de ces catégories est différent, mais dire que les Juifs posent problème est un discours que personne ne conteste. En 1938, à la conférence d’Evian, chargée de statuer sur le sort des Juifs, aucun pays au monde ne veut accueillir les réfugiés ; seule la République dominicaine (sous le dictateur Trujillo) accepte d’accueillir les Juifs, pour des raisons racistes : il s’agissait de blanchir la population de la République dominicaine… Toutes ces catégories communes forment un monde commun entre l’Allemagne nazie et l’Occident libéral.

Il y a un saut épistémique dans la mesure où les nazis reprennent ces idées, très banales, très communes, qui constituent depuis le XIXème siècle la grille de lecture des Occidentaux, et les mettent en cohérence, dans une vision du monde très organisée, et surtout en application. Prenons la stérilisation des malades, par exemple ; ce n’est pas l’Allemagne nazie qui l’a inventée : on la pratiquait aux Etats-Unis, en Suisse, en Scandinavie. Mais cette stérilisation a atteint une échelle inégalée en Allemagne nazie : 400.000 personnes ont été stérilisées jusqu’en 1945, contre quelques dizaines de milliers auparavant. Les nazis agissent très massivement, très violemment et très rapidement. Pourquoi? Parce que (autre idée propre aux nazis) les nazis pensent que l’Allemagne est en train de mourir, qu’elle est en train de s’éteindre biologiquement. Et que s’il n’y a pas une réaction violente, l’Allemagne va s’éteindre en tant que peuple.

L’idée que toute vie est combat est d’une banalité absolue dans l’Europe du XXème siècle”

LVSL : Vous mentionnez à plusieurs reprises l’importance du darwinisme social dans la vision du monde nationale-socialiste, ce courant de pensée selon lequel les individus les plus faibles d’une société sont destinés à mourir, en vertu de la loi impitoyable de la sélection naturelle. À l’origine, c’était une grille de lecture utilisée par des penseurs libéraux anglo-américains, destinée à justifier la mortalité que causait le capitalisme au sein des classes populaires… Existe-t-il une continuité entre ce courant de pensée, et l’eugénisme racialiste propre au national-socialisme ?

Totalement. Les nazis sont des gens qui n’inventent rien. Lorsque j’ai commencé à étudier le nazisme il y a quinze ans, je l’ai fait dans l’idée qu’il était un phénomène monstrueux, maléfique, incompréhensible, en rupture radicale avec ce qui l’avait précédé… Mais quand j’ai lu les nazis, j’ai découvert qu’ils disent des choses tout à fait banales par rapport aux penseurs de leur temps. L’idée que toute vie est combat est d’une banalité absolue dans l’Europe du XXème siècle. Le darwinisme social a été introduit en Allemagne par un britannique, Houston Stewart Chamberlain, gendre de Wagner et mélomane. Il avait lu Darwin et surtout les darwinistes sociaux : Spencer, Galton… En 1897, il rédige les Fondements du XIXème siècle, un livre qui pose les bases du darwinisme social allemand. Cet ouvrage est la passerelle culturelle entre le darwinisme social anglo-saxon et sa version allemande.

Cette idée d’une lutte pour la vie, et d’une vie comme zoologie, d’une lutte zoologique pour l’existence en somme, qui passe par la sécurisation des approvisionnements et de la reproduction, se retrouve partout, singulièrement en Grande-Bretagne et en France ; en effet, le darwinisme social est la théorie d’une pratique politique – l’ordre capitaliste, et géopolitique – la colonisation. Il se trouve qu’au XIXème siècle, l’aventure coloniale allemande n’est pas très importante par rapport à ce qu’elle est en France et en Grande-Bretagne. Elle a donc été introduite tardivement dans ce pays, par Chamberlain. Cette idée prospère rapidement, se développe, et nourrit les argumentaires pangermaniques : les Germains sont supérieurs aux Slaves comme les Britanniques le sont aux “Nègres” ; par conséquent, les Germains doivent conquérir leur espace vital au détriment des Slaves. Les nazis récupèrent ces idées banales radicalisées par la Grande Guerre. La guerre de 14-18 prouve que les darwinistes sociaux ont raison : tout est guerre, lutte et combat. Les nazis décident de faire de cette expérience une politique : si les Allemands ne veulent pas mourir, ils doivent être réalistes, et laisser choir l’humanisme et l’humanitarisme. Il faut accepter que toute vie est combat, sous peine de mourir.

J’irais plus loin que le cadre de votre question. Je trouve que ce darwinisme social se porte très bien aujourd’hui. Il se retrouve dans des petits tics de la langue qui se veulent bienveillants (“t’es un battant toi“…). Il se retrouve dans la bêtise de certaines personnes que l’on prétend philosophes et qui vous parlent des gens qui ne sont rien, des assistés, des fainéants… Si l’on se retrouve au sommet de la société parce qu’on a été banquier, haut fonctionnaire, président de la République, alors on a tendance à croire que c’est un ordre naturel qui nous a élu, que l’on est là parce qu’on est le meilleur, naturellement ; que l’on s’est affirmé dans la lutte pour la vie, en somme. Cela part d’un manque de lucidité stupéfiant sur la fabrique sociale de la “réussite”.

La grande industrie et la finance allemande ont évidemment trouvé tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir”

LVSL : Les historiens marxistes mettent l’accent sur une autre forme de continuité : la continuité économique et sociale qui existe entre l’ordre pré-nazi et le IIIème Reich, c’est-à-dire la perpétuation de la domination d’une classe de financiers et d’industriels sur celle des travailleurs. Que pensez-vous de la thèse marxiste classique, qui analyse le fascisme et le nazisme comme “expressions politiques du capitalisme monopolistique” ?

C’est la thèse officielle du Komintern à partir de 1935. Les membres du Komintern se sentent fautifs, car jusqu’alors c’est la stratégie “classe contre classe” qui a prévalu ; elle a abouti à ce que les communistes combattent les sociaux-démocrates davantage que les nazis. L’arrivée d’Hitler au pouvoir a constitué un vrai choc pour eux. D’où l’abandon de la stratégie “classe contre classe” au profit de la tactique du “Front Populaire”.

Les communistes allemands ont été traumatisés par la disparition de la gauche la plus puissante d’Europe, la gauche allemande. Pour penser ce traumatisme, ils ont élaboré cette herméneutique, en stricte orthodoxie marxiste, qui consiste à dire que le “fascisme” constitue la dernière tentative d’une bourgeoisie aux abois pour se maintenir en position de domination sociale, économique, politique, financière… Le “fascisme” devient un terme générique qui désigne tout aussi bien la doctrine de Mussolini que celle des nationaux-socialistes allemands (en Europe de l’Est, on parlait de “deutsche Faschismus“, fascisme allemand), alors que ce n’est pas du tout la même chose. Dans sa formulation la plus résumée et la plus dogmatique, cette grille de lecture devient un catéchisme un peu idiot. Cette lecture orthodoxe issue du Komintern est demeurée celle d’une historiographie de gauche fortement marquée par l’histoire sociale, qui n’est pas à rejeter, car elle a produit de grands travaux.

La grande industrie allemande et la finance allemande ont évidemment trouvé tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir. Les répercussions de la crise de 1929 sont terribles en Allemagne. L’Allemagne est le pays le plus touché, parce qu’il était le mieux intégré au circuit du capital international ; il a beaucoup souffert de la fuite brutale des capitaux américains. À l’été 1932, l’Allemagne compte 14 millions de chômeurs ; si on prend en compte les chômeurs non déclarés, elle en compte 20 millions. La crise signifie pour les Allemands la famine et la tuberculose. Les nazis ont été vus comme les derniers remparts possibles contre une révolution bolchévique. D’où la lettre ouverte de novembre 1932 à Hindenburg qui l’appelle à nommer Hitler chancelier, signée par des grands patrons de l’industrie et de la banque. Le parti nazi reçoit des soutiens financiers considérables. C’est grâce à eux qu’il peut fournir à des centaines de milliers de SA des bottes, des casquettes, des chemises, de la nourriture. Les campagnes électorales des nazis coûtent une fortune, notamment du fait de l’organisation de leurs gigantesques meetings ; Hitler ne cesse de se déplacer en avion, à une époque où l’heure de vol est hors de prix. Les mécènes qui financent le parti nazi voient en lui le dernier rempart contre le péril rouge. Ils sont gâtés, car d’une part les nazis détruisent de fait la gauche allemande, les syndicats, l’expression publique ; de l’autre, ils relancent l’économie comme personne ne l’avait fait avant eux par la mise en place de grands travaux d’infrastructure à vocation militaire, et par des commandes d’armement inédites dans l’histoire de l’humanité. Les commandes d’armement font travailler le charbon, l’acier, la chimie, les composants électriques, le cuir, la fourrure, la mécanique, l’aviation…

Les industriels savent très bien que l’Etat allemand ne peut pas financer ce qu’il est en train de faire. L’Etat commande des chars, des avions, mais ne paie pas ; il joue un jeu assez complexe et plutôt malin (je vais simplifier, mais le principe est là). Il paie les industriels en bons à intérêt… et leur déclare que ceux-ci seront versés grâce au pillage de l’Europe. Tout le monde est au courant, les industriels au premier rang, parce qu’ils ne sont pas payés, ou très peu : l’heure des comptes va sonner plus tard, quand le Reich aura les moyens d’envahir l’Europe. Les industriels ont donc été les complices et les bénéficiaires du Reich.

Ne parlons même pas de ce qu’est devenue leur activité après 1940. Leurs commandes augmentent, et l’industrie obtient via Himmler que l’on mette le système concentrationnaire à son service. On en arrive à la loi d’airain des salaires de Karl Marx : vous ne rémunérez la force de travail qu’autant que nécessaire, afin qu’elle puisse se renouveler pour se maintenir. La loi d’airain des salaires dans les années 1940, c’était les camps de concentration, c’est-à-dire l’exploitation jusqu’à son terme de travailleurs que l’on n’a même pas besoin maintenir en vie, parce qu’il y avait une telle rotation que si un travailleur mourait en deux jours, un autre le remplaçait aussitôt.

LVSL : On commémore le centenaire de la Révolution d’octobre 1917, et on a pu voir un certain nombre de parallèles effectués entre IIIème Reich et Union Soviétique. Dans les programmes scolaires de Première, les deux sont clairement amalgamés sous le concept de “totalitarismes”, et des parallèles très nets sont effectués entre l’idéologie nazie et l’idéologie marxiste-léniniste : “lutte des races” d’un côté, “lutte des classes” de l’autre. Que pensez-vous de ces parallèles ?

La comparaison est toujours légitime en histoire ; même inconsciente, elle est à la base de la démarche historienne. Les paroles que je prononce ici et maintenant prennent sens comparées à autre chose. La comparaison est l’essence même de l’intelligence historienne. Ce qui est plus gênant, c’est l’assimilation. Comparaison n’est pas assimilation.

Le concept de totalitarisme n’est pas inintéressant à la base, tel qu’il a été pensé par Enzo Traverso. L’utilisation qui en a été faite après 45 a été politiquement investie. Il s’agissait par la comparaison entre l’Union Soviétique, ennemie du monde libre, et le nazisme, d’induire l’idée que le communisme dans sa version stalinienne était criminel et maléfique. Cela est absolument indubitable en termes de pratique sociale ou si on prend en compte le nombre de morts. Le problème, c’est que cette assimilation, qui n’est plus une comparaison, et qui est motivée par une logique de Guerre froide, en vient à fausser l’intelligence historienne. En tant que spécialiste du nazisme, je ne me sers pas du concept de totalitarisme. C’est un concept scolastique, qui ne m’apporte rien d’un point de vue heuristique. Il n’apporte rien non plus à Nicolas Werth, lorsqu’il s’agit de parler de l’URSS. Le totalitarisme est devenu un objet d’étude en soi, dont le parcours et l’histoire sont intéressants ; mais pour un regard heuristique sur nos objets, ce concept nous embarrasse tant il est chargé de son histoire propre. Son introduction dans les programmes scolaires et sa déclinaison en trois branches, “communisme”, “fascisme” et “nazisme” (qui sont ainsi assimilés) fausse totalement la perspective historienne, parce qu’il existe des différences flagrantes entre ces visions du monde.

On peut vous opposer qu’une balle du NKVD vaut une balle du SD [service de renseignement de la SS]. Mais il reste que l’histoire, qui est en partie un art de la comparaison, reste un art de la distinction. Une victime du goulag n’est pas tuée pour les mêmes raisons, et aux mêmes fins qu’une victime de la Shoah. La biologisation chez les nazis est poussée à l’extrême, totalement, partout. Une victime du nazisme ne peut pas, biologiquement, échapper au nazisme ; un Juif ne peut pas échapper au fait qu’il soit biologiquement Juif. Cette biologisation est absente de la culture communiste. Elle est présente dans le stalinisme : Staline raisonnait en termes d’ethnies et avait des penchants antisémites. Mais cette dimension biologique est censée être absente du stalinisme. Une victime de la répression stalinienne est censée pouvoir y échapper en faisant amende honorable. On peut sortir d’un goulag. On ne sort pas d’un centre de mise à mort nazi. On est condamné de naissance à mourir, parce qu’on n’échappe pas à sa biologie. En théorie ce n’est pas le cas avec le stalinisme, même si c’est différent en pratique…

“Comparer les années 30 à la période actuelle n’est pas pertinent”

LVSL : Aujourd’hui, on assiste à une montée de l’extrême-droite partout en Europe. On ne compte plus les références faites aux “années 30” pour parler de la situation actuelle. Peut-on comparer ces deux époques s’agissant de la montée de l’extrême-droite en Europe ?

Le parallèle est pertinent entre les extrêmes-droites actuelles et celles des années 20 et 30. D’une part, parce que les extrêmes-droites actuelles en sont les héritières en filiation sociale. On connaît l’histoire du Front National ; on sait que des anciens Waffen SS ont contribué à sa création, ou que d’ex-nazis ont participé à la fondation du FPÖ autrichien. En termes de genèse, il y a bien une filiation sociale et intellectuelle. Il y a en effet une filiation idéologique, parce que leurs dirigeants se réclament des mêmes réflexes, font appel aux mêmes lieux communs, aux mêmes angoisses, aux mêmes aspirations : critique de la modernité cosmopolite, critique de la mixité des sexes, nationalisme ultra, alliance avec les intérêts financiers et industriels… Cela ne veut pas dire, par exemple, que le Front National est une organisation fasciste, c’est une extrême-droite qui n’a pas besoin d’aller chercher ailleurs ses références. Zeev Sternhel a très bien démontré qu’elle les puise dans la France des XIXème et XXème siècles (Boulanger, Maurras, Barrès, l’OAS…).

Comparer les périodes, en revanche, est non pertinent. Bien qu’il y ait des éléments similaires (remise en cause de la démocratie, doutes politiques, sociaux, éthiques, etc…), on ne vit pas dans le même monde, ne serait-ce que parce que l’Europe des années 30 était un monde informé, créé par la Grande Guerre. L’Europe des années 30 était habitée par 80 millions d’hommes à qui l’on a dit qu’il était bien de tuer, de frapper, de blesser. Ils avaient un rapport à la violence et à la mort qui n’est pas le nôtre aujourd’hui. Nous (je parle des Européens de l’Ouest et du centre, je n’inclus pas les Balkans qui ont connu une guerre civile au début des années 90) avons un rapport à la violence et à la mort qui ne vient pas encourager quelque chose comme le nazisme. Le nazisme se nourrit de cette fascination pour la mort, de ce romantisme héroïque à la fois mortifère et morbide…

LVSL : Dans vos ouvrages (et notamment La loi du sang), la doctrine nazie apparaît comme une vision du monde unifiée, systématisée, presque monolithique. Le nazisme possédait-il une telle cohérence, ou avez-vous procédé à une reconstitution a posteriori, à la mise en place d’une sorte d’idéal-type de la pensée nazie, pour lui donner une cohérence qu’elle n’avait pas ?

La manière dont je représente la vision du monde nazie n’est pas monolithique. Je montre qu’il existe des débats, des désaccords, que le traitement des populations à l’Est faisait l’objet de disputes politiques entre Alfred Rosenberg et Himmler par exemple ; je montre qu’il y a des désaccords entre les acteurs sociaux qui sont porteurs de cette vision du monde, qu’il existe des contradictions, mais aussi que cette vision du monde est suffisamment plastique et dynamique pour digérer ses propres contradictions. Un exemple : quand j’étudiais la vision de l’Antiquité des nazis, j’ai constaté qu’il existait des désaccords autour d’Alexandre le Grand : selon certains auteurs, Alexandre était un grand conquérant nordique blond aux yeux bleus, le premier à avoir soumis l’Asie, le premier guerrier impérial germanique… Selon d’autres, Alexandre avait fauté, péché contre la race, parce qu’il avait diligenté les noces de Suse entre l’élite macédonienne nordique et l’élite perse asiatique, sémitique. J’ai montré qu’il y a eu un dépassement de cette contradiction dû à la puissance agrégative de la vision du monde nazie : en définitive, l’élite perse était une élite germanique, parce que l’empire perse ne pouvait avoir été créé, dans sa magnificence, que par le génie germanique ; l’élite impériale était donc restée germaniquement pure ; avec la célébration des noces de Suse, Alexandre recréait finalement le lien racial entre les élites nordiques : cela permettait de sauver Alexandre pour la cause raciste. C’est une des raisons multiples pour lesquelles la vision du monde nazie séduit, convainc, fonctionne : elle est agrégative, dynamique, cumulative et infalsifiable. Vous avez toujours raison quand vous la mobilisez : elle a cela en commun avec n’importe quelle théorie du complot ; soit un élément vient la confirmer : ça veut dire que cette vision du monde est la bonne ; soit un élément vient l’infirmer, mais cela signifie qu’il a été créé par les ennemis de la théorie du complot. C’est pour cela qu’il est difficile de discuter avec un nazi (cela existe encore !) ou un négationniste. Aux arguments scientifiques, ils opposent que vous êtes payés par les Juifs. En cela les négationnistes sont de vrais petits héritiers de leurs modèles nazis.

LVSL : Justement, peut-on pousser plus loin ce parallèle entre la vision du monde nazie et les “théories du complot” dans les mécanismes psychologiques qu’elles mobilisent ? Dans le Système totalitaire, Hannah Arendt explique l’attrait des idéologies totalitaires par le fait qu’elles proposent des visions du monde globales et structurantes, qui ramènent la multiplicité des phénomènes à des schémas explicatifs systémiques et rassurants. Les théories du complot fonctionnent-elles de la même manière ?

C’est l’un des grands mérites intellectuels et psychologiques d’une théorie du complot. Très clairement, le nazisme est une théorie du complot : le complot racial, le complot juif, judéo-chrétien, judéo-bolchévique… Le grand mérite intellectuel de ces discours-là, c’est d’être aisément compréhensibles, puisqu’on ramène la complexité à un principe simple, aisément digérable, infalsifiable, et qui apporte un réconfort psychologique. Vous étiez démuni face à un choc, un traumatisme, une incompréhension… et désormais vous êtes pleinement rassurés. En plus vous faites partie de la caste des illuminés, des sages, des mages, de ceux qui ont compris la complexité du monde…

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL

Pour aller plus loin :

  • Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité (2012)
  • Johann Chapoutot, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (2013)
  • Johann Chapoutot, La loi du sang (2014)
  • Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (2017)

Crédits :

© Photo personnelle

Le Front national ou l’Etat social chauvin

Dans cet article traduit de l’espagnol (revue CTXT), Guillermo Fernández Vázquez revient sur la mue opérée par plusieurs partis d’extrême-droite européens ces dernières années, à travers les métaphores qui structurent leur discours. Les droites nationalistes, au premier rang desquelles le Front National de Marine Le Pen, ont ainsi adopté une rhétorique axée sur la patrie en tant que communauté de protection face aux incertitudes engendrées par la mondialisation néolibérale. Au point de chasser sur les terres des partis de gauche en revendiquant la sauvegarde de l’Etat-Providence et la défense des services publics. 

 

Droites nationalistes, patrie et “Welfare chauvinism”

 « Dans un monde où les peuples désirent être protégés, le patriotisme n’est pas une politique du passé, mais une politique d’avenir », signalait Marine Le Pen dans un meeting tenu en présence des principaux leaders de l’extrême droite européenne dans la ville allemande de Coblence, en janvier dernier. « Nous vivons l’effondrement d’un monde et l’avènement d’un autre : c’est le retour au monde des Etats-Nations que la mondialisation a tenté de faire disparaître » poursuivait ainsi la leader du Front National devant le regard attentif et l’approbation de ses compagnons du même bord politique tels que Frauke Petry (Alternative pour l’Allemagne), Mateo Salvini (Ligue du Nord) et Geert Wilders (Parti de la Liberté).

Au-delà de l’attirail idéologique de l’extrême-droite classique et d’un certain regain de confiance suite à la victoire de Trump et du Brexit, qu’y a-t-il dans ce discours qui attire l’attention ? Que nous disent ces paroles de la stratégie de la droite radicale européenne ? Les liens établis entre patriotisme et protection, entre nation et refuge, entre Etat-Providence et Etat-Nation en sont les éléments les plus marquants. Comme en attestent les mots de Marine Le Pen, la patrie, c’est ce qui protège.

“La droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain pour s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget de l’Etat-Providence.”

Dans un monde où la crise a rendu les existences, les droits et les perspectives fragiles, l’idée de protection est une assurance-vie. La perspicacité de la droite radicale européenne consiste à savoir mêler le vocabulaire de la protection avec la terminologie propre au nationalisme identitaire. Elle a progressivement amélioré sa manière de conjuguer ces deux rhétoriques tout en laissant au placard les propositions de type néolibérales. Le résultat de cette synthèse est le Welfare Chauvinism ou « l’Etat social chauviniste » ; c’est-à-dire la revendication d’un Etat qui intervienne dans l’économie et redistribue les richesses parmi les individus nationaux. De cette manière, la droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain, pour  s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget dédié à l’Etat-Providence.

Toute l’extrême-droite européenne n’a pas opéré cette transition, mais c’est le cas d’une part significative de celle-ci, notamment en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Scandinavie. Une autre frange de l’extrême-droite est restée fidèle aux postulats de type néonazis tandis qu’une troisième a continué à miser sur un profil néoconservateur. En Espagne, Vox s’inscrit dans cette troisième ligne politique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le parti n’a pas décollé électoralement durant les années les plus difficiles de la crise. Il existait pourtant dans notre pays les conditions d’émergence d’un parti suivant le modèle du Welfare Chauvinism, mais Vox n’a pas su interpréter correctement les tenants et les aboutissants de cette possibilité. Le parti a renoncé à mener des incursions dans le champ sémantique de la gauche, il s’est privé de la référence à la « protection ». C’est ce qui l’a condamné à n’être qu’un instrument de pression sur le Parti Populaire autour d’un axe thématique avortement-euthanasie-religion. De ce point de vue, Vox a été davantage un lobby qu’un parti attrape-tout.

Frauke Petry de l’AfD, Marine Le Pen du FN, Matteo Salvini de la Ligue du Nord italienne, Geert Wilders du Parti de la liberté néerlandais, réunis à Coblence le 21 janvier 2017.

En revanche, le Front National de Marine Le Pen a quant à lui pris le tournant du Welfare Chauvinism (du moins jusqu’à maintenant). Et cela jusqu’au point d’être considéré comme un exemple paradigmatique de l’évolution de l’extrême-droite : des « partis de niche », dédiés presque exclusivement au développement discursif de la triade sécurité-identité-immigration, à des formations qui incarnent un discours plus élaboré embrassant de plus en plus de thématiques.

L’objectif de cette droite radicale rénovée est de prendre la tête d’une alternative nationaliste pour le pays. Dans cette optique, elle englobe de nouveaux sujets tout en adoptant sur ces derniers une perspective renouvelée. Et ce bien souvent aux dépends de la gauche, à qui elle dérobe une partie de son discours : tant sur le plan de la dénonciation des injustices que sur une facette plus novatrice, par l’adoption de mesures parrainées par des intellectuels (économistes, historiens, philosophes) appartenant à ce spectre idéologique.

La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle « vole » ses propositions et sa légitimité. C’est le cas pour des thèmes comme l’écologie, l’industrie, les retraites ou les aides au développement, mais aussi pour d’autres sujets moins fortement politisés tels que la critique de la société de consommation et de l’isolement que provoquent les nouvelles technologies, ou encore les défis posés par la crise du travail. C’est ce que nous appelons la transversalité. Elle consiste à croître aux dépends de la gauche et de la droite, c’est-à-dire à les absorber pour mieux les annuler. Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent ainsi une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.

“La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle “vole” ses propositions et sa légitimité (…) Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.”

Dans cet état d’esprit, la protection est le nouveau leit-motiv de la nouvelle droite radicale et la nation constitue l’échelon pertinent pour garantir cette protection. Elle présente la patrie comme le rempart qui protège de la tempête provoquée par la crise financière. La nation est alors un garde-fou, un pare-feu, un abri, une toiture, un foyer. La patrie représente quant à elle le bien-être, un périmètre de défense, un point d’appui et un radeau en pleine mer. « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », disait Jean Jaurès, dirigeant historique du Parti Socialiste français. Marine Le Pen ne se prive pas d’utiliser à plusieurs reprises cette citation et d’y ajouter : « les vieux socialistes, les vrais socialistes, avaient raison : la patrie est la seule chose qu’il reste au démuni car c’est le lieu de l’affection, l’espace dans lequel il peut encore se sentir en sécurité et où il lui est permis de se souvenir ».

Cette extrême-droite « protectionniste » dessine la patrie comme un refuge à l’atmosphère bucolique de l’enfance. De fait, elle attribue à la patrie les traits de la relation mère-enfant : une « matrie », pourrait-on dire. Cette patrie dont parle Marine Le Pen fournit reconnaissance et soutien, à l’inverse de la froide impassibilité du marché et de la guerre de tous contre tous, à l’opposé de la désorientation et du cosmopolitisme. Elle apporte un vague sentiment d’espoir : le retour à ce qui a été perdu, à la chaleur humaine, à l’unité. Le retour à un minimum de solidarité. La « matrie » du Welfare Chauvinism dessine un périmètre de sécurité d’où l’on peut respirer un bon coup et prendre de l’élan pour se lancer vers l’accomplissement de nouvelles tâches et de nouveaux exploits collectifs. Le terme « matrie » a ainsi quelque chose d’illusoirement beau, de collectif et, je dirais même plus, de prométhéen.

L’extrême-droite « protectionniste » n’a pas manqué l’occasion de s’emparer politiquement de cette idée de « matrie » au cours des affrontements électoraux qui ont éclaté cette année en Europe. Elle est devenue la pierre angulaire de sa stratégie politique, ce qui d’un côté lui donnait un aspect novateur et adapté aux temps actuels, et qui d’un autre côté la séparait de ses ancêtres politiques des années 80, 90 et 2000. Néanmoins, la question centrale demeurait : comment condenser cette idée politique en images ? Quelle métaphore choisir ?

 

 

Quand le pays devient une maison

Le Front National de Marine Le Pen n’a pas hésité à choisir la maison comme symbole de cette « matrie » reconstruite qui offre à nouveau un abri. Dans l’émission 15 minutes pour convaincre, au cœur de la campagne électorale, David Pujadas demandait à chaque candidat « quel objet installeriez-vous sur votre bureau à l’Elysée si vous étiez élue Président(e) de la République ? ». Marine Le Pen, dans un geste éloquent, a choisi des clés pour symboliser son programme : « elles m’ont été données par un chef d’entreprise de la région de Moselle [région industrielle du nord-ouest du pays qui a particulièrement souffert des effets de la crise économique], et il me semble qu’elles sont très symboliques car mon projet est de rendre aux Français les clés de la maison France ». Une semaine auparavant, lors d’un meeting organisé à Perpignan le 15 avril, la candidate du FN avait résumé son programme électoral à un seul souhait : « que les Français cessent de vivre comme des locataires dans leur propre pays et qu’ils en redeviennent les propriétaires ».

Mentionner les « locataires », à l’époque d’Airbnb, c’est nous rappeler que « récupérer les clés de la maison France » signifie avant tout sortir d’une situation d’injustice. « Ils m’ont enlevé ce qui m’appartenait, je vis aujourd’hui moins bien que je ne vivais auparavant », disent les militants du FN. La métaphore de la maison fait donc allusion au malheur de la dépossession, au sentiment de sortir perdant de la situation, de subir un préjudice. La rhétorique du FN exprime ce sentiment à travers la prolifération dans son discours de verbes évoquant l’humiliation. Apparaissent ainsi en cascade des termes comme dominer, abuser, intimider, agenouiller, soumettre, assujettir, asservir, se rendre ou capituler.

“Récupérer les clés de la maison France signifie aussi retrouver le contrôle de sa propre vie et de son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation.”

Dans cette rhétorique, la mondialisation est présentée comme responsable de la maltraitance. Elle implique toujours l’idée d’agression, de vol, d’aliénation. Les « mondialistes » sont les assaillants de la « maison France » : des voleurs qui laissent les citoyens à la rue avec seulement ce qu’ils ont sur le dos. Dépourvus et vulnérables. Avec cette étrange sensation mêlant indignation et désespoir que ressent celui que l’on vient de dépouiller. Dans de tels cas, la victime doit s’en remettre à quelqu’un de « plus grand » (la police, par exemple) pour qu’il l’aide à se sortir du pétrin. Ce « big brother » est le Front National qui agit à travers la « mère protectrice », Marine Le Pen. Le second clip de campagne du FN pour les élections présidentielles a été, en ce sens, très explicite : il s’intitulait « J’ai besoin de Marine » et la candidate frontiste y accusait ses adversaires de « vouloir mettre à sac le patrimoine matériel et immatériel des Français ». Face à eux, Marine Le Pen était celle qui venait rétablir l’équilibre de la souveraineté.

Pour cette raison, « récupérer les clés de la maison France », signifie aussi retrouver le contrôle sur sa propre vie et son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose et que les décisions de chacun comptent. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation. Avec la métaphore des clés de la maison, il adresse au citoyen français un message du type : « il est temps que tu réalises ce qui t’arrive et que tes décisions soient à nouveau prises en compte ». Comme vous pouvez l’imaginer, cette rhétorique ouvre un espace pour parler du pouvoir du peuple, de démocratie et de la nécessité d’établir des mécanismes de participation citoyenne. C’est aussi l’opportunité de valoriser l’échelle micro : les relations de proximité, le petit commerce, les relations de quartier.

« Récupérer les clés de la maison France » c’est, en somme, récupérer les clés d’une vie communautaire idéalisée, révolue mais non moins attractive pour autant. Un espace non transformé par tout ce que l’extrême-droite associe au processus de mondialisation : le chômage de masse, l’immigration, la perte des valeurs et l’insécurité à tous les niveaux. Le Welfare Chauvinism se lit donc comme la protection de la communauté du passé dans ses aspects présents : droits sociaux, durcissement du code pénal pour la poursuite des criminels, emphase sur les aspects identitaires de l’éducation (apprentissage de l’histoire, de la langue et de ladite « culture française ») et sauvegarde du rôle de la France sur la scène internationale.

Par Guillermo Fernández Vázquez, traduit de l’espagnol par Sarah Mallah. 

 

 

Crédit photos : 

http://ctxt.es/es/20170913/Politica/14941/francia-le-pen-frente-nacional-derecha-radical-proteccionismo.htm

http://www.lavoixdunord.fr/106891/article/2017-01-21/pour-marine-le-pen-apres-le-brexit-et-trump-l-europe-va-se-reveiller

http://photo.gala.fr/le-changement-de-look-de-marine-le-pen-22993

 

Venezuela : l’indulgence de la presse française pour la violence d’extrême-droite

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO

Au Mexique, la prétendue guerre totale contre les cartels de drogue lancée en 2006 par le président Felipe Calderón et poursuivie par son successeur Enrique Peña Nieto aurait déjà fait entre 70 000 et 100 000 morts et disparus et le bilan macabre continue de s’alourdir. Cependant, la situation au Mexique ne fait pas les gros titres de la presse française ; c’est un autre pays latino-américain traversant une profonde crise économique, sociale et politique, qui retient l’attention des médias de masse : le Venezuela.

Quel est le ressort de cet effet médiatique de miroir grossissant sur les convulsions vénézuéliennes et d’invisibilisation des autres pays latino-américains ? C’est qu’au-delà du parti pris atlantiste de la classe dominante française, le Venezuela est également instrumentalisé à des fins de politique intérieure. Autrement dit, avec le Venezuela, le camp néolibéral fait d’une pierre, deux coups : relayer l’agenda géopolitique de Washington qui n’exclut pas une intervention militaire et donner des uppercuts à la gauche de transformation sociale (FI et PCF), quitte à banaliser l’aile la plus radicale de la droite vénézuélienne qui est aujourd’hui en position de force au sein de la MUD, la large et composite coalition d’opposition au chavisme. Il ne s’agit pas de prétendre ici que les forces de l’ordre vénézuéliennes ne seraient responsables de rien, qu’Hugo Chávez  Frías et son successeur seraient irréprochables et n’auraient commis aucune erreur, notamment en matière de diversification économique ou de lutte contre l’inflation ou bien encore que le “chavisme” ne compterait pas, dans ses rangs, des éléments corrompus ou radicaux. Il s’agit de mettre en lumière que le parti pris médiatique majoritaire en faveur de l’opposition vénézuélienne, y compris de l’extrême-droite, répond à la volonté de marteler, ici comme là-bas, qu’il n’y a pas d’alternative au modèle néolibéral et à ses avatars, pour reprendre la formule consacrée et popularisée en son temps par Margaret Thatcher, fidèle soutien de l’ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet.

 

Le Venezuela bolivarien, une pierre dans la chaussure des Etats-Unis d’Amérique

 

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez , devenu rapidement une figure mondiale de la lutte antiimpérialiste, les relations entre le Venezuela, qui dispose des premières réserves de pétrole brut au monde et les Etats-Unis d’Amérique, première puissance et plus grand consommateur de pétrole mondial, se sont notoirement détériorées. Il y a, d’ailleurs, une certaine continuité dans la politique agressive des Etats-Unis envers le Venezuela bolivarien entre les administrations Bush, Obama et Trump.  En avril 2002, le gouvernement Bush reconnait de facto le gouvernement Caldera, issu d’un putsch militaire contre Hugo Chávez  puis finit par se rétracter lorsque le coup d’état est mis en échec par un soulèvement populaire et une partie de l’armée restée fidèle au président démocratiquement élu. Du reste, le rôle des Etats-Unis d’Amérique dans ce coup d’état ne s’est pas limité à une simple reconnaissance du gouvernement putschiste. Dès lors, les relations ne cesseront plus de se détériorer entre les deux pays. En 2015, Barack Obama prend un décret qualifiant ni plus, ni moins, le Venezuela de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des Etats-Unis ». Qui peut sérieusement croire que les troupes bolivariennes s’apprêtent à envahir le pays disposant du premier budget militaire au monde ? Ce décret ahurissant sera prolongé et est toujours en vigueur aujourd’hui. En décembre 2016, Donald Trump, nomme Rex Tillerson au poste de secrétaire d’état, un homme qui a eu de lourds contentieux avec le gouvernement vénézuélien lorsqu’il était PDG de la compagnie pétrolière Exxon Mobil. La nouvelle administration annonce rapidement la couleur en multipliant les déclarations hostiles à l’égard de Caracas et en prenant, en février 2017, des sanctions financières contre le vice-président vénézuélien Tarik El Aissami, accusé de trafic de drogue. Bien entendu, aucune preuve ne sera apportée quant au présumé trafic de drogue et les sanctions consistent en un gel de ses avoirs éventuels aux Etats-Unis sans que l’on sache s’il a effectivement des avoirs aux Etats-Unis, l’idée étant avant tout de décrédibiliser le dirigeant vénézuélien aux yeux de l’opinion publique vénézuélienne et internationale. Tout change pour que rien ne change. Les médias français se sont contentés de relayer la propagande américaine sans la questionner.

La droite réactionnaire vénézuélienne jugée respectable dans la presse française

 

Fait inquiétant : la frange la plus extrême et « golpiste » de la droite vénézuélienne semble avoir les faveurs de l’administration Trump. La veille de l’élection de l’assemblée nationale constituante, le vice-président Mike Pence a téléphoné à Leopoldo López, figure de cette frange radicale, pour le féliciter pour « son courage et sa défense de la démocratie vénézuélienne ». Lilian Tintori, l’épouse de López, accompagnée de Marco Rubio, un sénateur républicain partisan de la ligne dure et de l’ingérence contre Cuba et le Venezuela, avait été reçue à la Maison Blanche par Donald Trump, quelques mois plus tôt. Qui se ressemble, s’assemble. Pourtant, après avoir largement pris parti pour la campagne d’Hillary Clinton au profil bien plus rassurant que Donald Trump, la presse française dominante, y compris celle qui se réclame de la « gauche » sociale-démocrate (Libération, L’Obs), ne semble guère s’émouvoir, aujourd’hui, de cette internationale de la droite réactionnaire entre les Etats-Unis d’Amérique et le Venezuela. Nous avons pourtant connu notre presse dominante plus engagée contre l’extrême-droite comme, par exemple, lorsqu’il s’agissait de faire campagne pour Emmanuel Macron au nom du vote utile contre Marine Le Pen.

Leopoldo Lopez. ©Danieldominguez19. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Il faut dire que la presse dominante a mis beaucoup d’eau dans son vin en ce qui concerne ses critiques à l’encontre de Trump depuis qu’il est à la tête de l’Etat nord-américain, comme on a pu notamment le constater lors de sa visite officielle le 14 juillet dernier. De plus, notre presse entretient de longue date un flou bien plus artistique que journalistique sur la véritable nature politique d’une partie de l’opposition vénézuélienne voire sur l’opposition tout court. Ainsi dans un article du Monde, on peut lire que la « Table de l’Unité Démocratique » (MUD) est une « coalition d’opposants qui va de l’extrême-gauche à la droite ». S’il existe bien une extrême-gauche et un « chavisme critique » au Venezuela comme Marea Socialista ou le journal Aporrea, ce courant politique n’a jamais fait partie de la MUD qui est une coalition qui va d’Acción Democratica, le parti social-démocrate historique converti au néolibéralisme dans les décennies 80-90 à la droite extrême de Vente Venezuela de Maria Corina Machado et de Voluntad Popular de Leopoldo López. En février 2014, L’Obs publie un portrait dithyrambique de Leopoldo López. Sous la plume de la journaliste Sarah Diffalah, on peut lire que « sur la forme, comme sur le fond, Leopoldo López est plutôt brillant », que c’est un « homme de terrain », « combattif », qu’il a une « hauteur intellectuelle certaine », qu’il « peut se targuer d’une solide connaissance dans le domaine économique », que « la résistance à l’oppression et la lutte pour l’égalité, il y est tombé dedans tout petit », qu’il est un « époux modèle », qu’il a une « belle allure » et qu’il est devenu « le héros de toute une frange de la population ». On y apprend également que Leopoldo López est « de centre-gauche » ; Henrique Capriles, un autre leader de l’opposition, serait ainsi « plus à droite que lui ». Pourtant, dans le dernier portrait que L’Obs consacre à Leopoldo López, on lit bien qu’il « présente l’aile la plus radicale de la coalition d’opposition » ! Leopoldo López n’a pourtant pas évolué idéologiquement depuis 2014… et L’Obs non plus. Cherchez l’erreur.

Le magazine américain Foreign Policy, peu suspect de sympathie pour le chavisme, a publié, en 2015, un article sur la fabrication médiatique du personnage de Leopoldo López intitulé « The making of Leopoldo López » qui dresse un portrait de l’homme bien moins élogieux que celui de L’Obs. L’article répertorie notamment tous les éléments qui prouvent que Leopoldo López, à l’époque maire de la localité huppée de Chacao (Caracas), a joué un rôle dans le coup d’état d’avril 2002 quand bien même, par la suite, la campagne médiatique lancée par ses troupes a prétendu le contraire. L’article rappelle également qu’il est issu de l’une des familles les plus élitaires du Venezuela. Adolescent, il a confié au journal étudiant de la Hun School de Princeton qu’il appartient « au 1% de gens privilégiés ». Sa mère est une des dirigeantes du Groupe Cisnero, un conglomérat médiatique international et son père, homme d’affaires et restaurateur, siège au comité de rédaction de El Nacional, quotidien vénézuélien de référence d’opposition.  Ce n’est pas franchement ce qu’on appelle un homme du peuple. Après ses études aux Etats-Unis – au Kenyon College puis à la Kennedy School of Government de l’université d’Harvard -, il rentre au Venezuela où il travaille pour la compagnie pétrolière nationale PDVSA. Une enquête conclura plus tard que López et sa mère, qui travaillait également au sein de PDVSA, ont détourné des fonds de l’entreprise pour financer le parti Primero Justicia au sein duquel il militait. L’Humanité rappelle ses liens anciens et privilégiés avec les cercles du pouvoir à Washington ; en 2002, il rencontre la famille Bush puis rend visite à l’International Republican Institute, qui fait partie de la NED (National Endowment for Democracy) qui a injecté des millions de dollars dans les groupes d’opposition tels que Primero Justicia.

En 2015, Leopoldo López est condamné par la justice vénézuélienne à 13 ans et neuf mois de prison pour commission de délits d’incendie volontaire, incitation au trouble à l’ordre public, atteintes à la propriété publique et association de malfaiteurs. Il est condamné par la justice de son pays pour son rôle d’instigateur de violences de rue en 2014, connues sous le nom de « guarimbas » (barricades), pendant la campagne de la « salida » (la sortie) qui visait à « sortir » Nicolás Maduro du pouvoir, élu démocratiquement un an auparavant. Ces violence se solderont par 43 morts au total dont la moitié a été causée par les actions des groupes de choc de l’opposition et dont 5 décès impliquent les forces de l’ordre, selon le site indépendant Venezuelanalysis. L’opposition, les Etats-Unis et ses plus proches alliés vont s’employer à dénoncer un procès politique et vont lancer une vaste campagne médiatique internationale pour demander la libération de celui qui est désormais, à leurs yeux, un prisonnier politique (#FreeLeopoldo). La presse française dominante embraye le pas et prend fait et cause pour Leopoldo López. Pour le Monde, il est tout bonnement le prisonnier politique numéro 1 au Venezuela.

Pourtant, à l’époque, la procureure générale Luisa Ortega Diaz, qui, depuis qu’elle critique le gouvernement Maduro, est devenue la nouvelle coqueluche des médias occidentaux et suscite désormais l’admiration de Paulo Paranagua du Monde qui loue son « indépendance »,  estimait que ces « manifestations » « [étaient] violentes, agressives et [mettaient] en danger la liberté de ceux qui n’y participent pas ». Paulo Paranagua parlait, quant à lui, de « manifestations d’étudiants et d’opposants [sous-entendues pacifiques, ndlr], durement réprimées » dans un portrait à la gloire de Maria Corina Machado, très proche alliée politique de Leopoldo López, présentée comme la « pasionaria de la contestation au Venezuela » comme l’indique le titre de l’article. Notons que si Luisa Ortega est aujourd’hui très critique du gouvernement Maduro, elle n’a, en revanche, pas changé d’avis sur la culpabilité de Leopoldo López et la nature des faits qui lui ont valu sa condamnation. Dans l’article de Sarah Diffalah de l’Obs, la stratégie insurrectionnelle de la « salida » est qualifiée de « franche confrontation au pouvoir » qui constitue néanmoins « une petite ombre au tableau » de López, non pas pour son caractère antidémocratique et violent mais parce qu’ elle a créé des remous au sein de la coalition d’opposition car, selon la journaliste, « certains goûtent moyennement à sa nouvelle médiatisation ». Et la journaliste de se demander s’il ne ferait pas « des jaloux  ». Cette explication psychologisante s’explique peut-être par le fait que Leopoldo López avait déclaré à L’Obs, de passage à Paris, qu’il entendait trouver des « luttes non-violentes, à la façon de Martin Luther King » et que Sarah Diffalah a bu ses paroles au lieu de faire son travail de journaliste.

Des opposants armés et violents dans les quartiers riches de Caracas repeints volontiers en combattants de la liberté et de la démocratie

Le chiffre incontestable de plus de 120 morts depuis le mois d’avril, date à laquelle l’opposition radicale a renoué avec la stratégie insurrectionnelle, est largement relayé dans la presse hexagonale sauf que l’on oublie souvent de préciser  que « des candidats à la constituante et des militants chavistes ont été assassinés tandis que les forces de l’ordre ont enregistré nombre de morts et de blessés » comme le rappelle José Fort, ancien chef du service Monde de l’Humanité, sur son blog. Par exemple, la mort d’Orlando José Figuera, 21 ans, poignardé puis brûlé vif par des partisans de l’opposition qui le suspectaient d’être chaviste en raison de la couleur noire de sa peau, en marge d’une « manifestation » dans le quartier cossu d’Altamira (Caracas), n’a pas fait les gros titres en France. On dénombre plusieurs cas similaires dans le décompte des morts.

Exemple typique de ce qui s’apparente à un mensonge par omission : dans un article de Libération, on peut lire que « ces nouvelles violences portent à plus de 120 morts le bilan de quatre mois de mobilisation pour réclamer le départ de Nicolás Maduro » sans qu’aucune précision ne soit apportée quant à la cause de ces morts. On lit tout de même plus loin qu’« entre samedi et dimanche, quatre personnes, dont deux adolescents et un militaire, sont mortes dans l’Etat de Tachira, trois hommes dans celui de Merida, un dans celui de Lara, un autre dans celui de Zulia et un dirigeant étudiant dans l’état de Sucre, selon un bilan officiel. » Le journaliste omet cependant de mentionner que parmi ces morts, il y a celle de José Félix Pineda, candidat chaviste à l’assemblée constituante, tué par balle à son domicile. La manipulation médiatique consiste en un raccourci qui insinue que toutes les morts seraient causées par un usage disproportionné et illégitime de la force par les gardes nationaux et les policiers, et qu’il y aurait donc, au Venezuela, une répression systématique, meurtrière et indistincte des manifestants anti-Maduro forcément pacifiques. L’information partielle devient partiale. L’article de Libération est en outre illustré par une photo de gardes nationaux, accompagnée de la légende « des policiers vénézuéliens affrontent des manifestants le 30 juillet 2017 ». Les images jouent en effet un rôle central dans la construction d’une matrice médiatique.

Les titres d’articles jouent également un rôle fondamental dans la propagation de la matrice médiatique « Maduro = dictateur vs manifestants = démocrates réprimés dans le sang ». Et Marianne de titrer sur « l’assemblée constituante, élue dans un bain de sang », faisant écho au titre d’une vidéo de 20 minutes « Venezuela : après l’élection dans le sang de l’Assemblée constituante, l’avenir du pays est incertain », au titre de l’article du Dauphiné « après le bain de sang, le dictateur Maduro jette ses opposants en prison », à celui de L’express « Maduro saigne le Venezuela » ou encore au titre d’un article du Monde « Au Venezuela, une assemblée constituante élue dans le sang », signé par Paulo Paranagua, le journaliste chargé du suivi de l’Amérique Latine du quotidien, particulièrement décrié pour sa couverture de l’actualité vénézuélienne. A cet égard, Thierry Deronne, un belge installé de longue date au Venezuela, a écrit et publié, cette année, sur son blog, un article décryptant le traitement pour le moins discutable du Venezuela par Le Monde et Maurice Lemoine, ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique, s’était fendu, en 2014, d’un courrier au médiateur du Monde à ce sujet.

Au micro de la radio suisse RTS (07/07/2017), le même Maurice Lemoine s’insurge contre ces raccourcis médiatiques : « J’y suis allé pendant trois semaines [au Venezuela, ndlr]. Les manifestations de l’opposition sont extrêmement violentes, c’est-à-dire que vous avez une opposition qui défile de 10h du matin jusqu’à 1h de l’après-midi et, ensuite, elle est remplacée par des groupes de choc de l’extrême-droite avec des délinquants. […] Ils sont très équipés et c’est une violence qui n’a strictement rien à avoir avec les manifestations que nous avons ici en Europe. On vous dit « répression des manifestations au Venezuela, 90 morts ». C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! […] En tant que journaliste, je m’insurge et je suis très en colère. Dans les 90 morts, vous avez 8 policiers et gardes nationaux qui ont été tués par balle. Vous avez, la semaine dernière, deux jeunes manifestants qui se sont fait péter avec des explosifs artisanaux. Vous avez des gens, des chavistes, qui essayent de passer une barricade et qui sont tués par balle, c’est-à-dire que la majorité des victimes ne sont pas des opposants tués par les forces de l’ordre et, y compris dans les cas – parce qu’il y en a eu – de grosses bavures et de manifestants qui sont victimes des forces de l’ordre, les gardes nationaux ou les policiers sont actuellement entre les mains de la justice. Il y a une présentation du phénomène qui, de mon point de vue de journaliste, est très manipulatrice. »

En outre, la presse mainstream insiste lourdement sur la « polarisation politique », certes incontestable, au Venezuela pour mieux cacher une polarisation sociale à la base du conflit politique. Comme le souligne Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique Latine, dans une interview à L’Obs, « l’opposition peut se targuer d’avoir le soutien d’une partie de la population mais il ne s’agit sûrement pas du peuple « populaire ». Principalement, ce sont des classes moyennes, aisées, jusqu’à l’oligarchie locale tandis que le chavisme s’appuie sur des classes plus populaires, voire pauvres. En fait, le conflit politique qui se joue aujourd’hui cache une sorte de lutte des classes. L’opposition a donc un appui populaire en termes de population mais pas dans les classes populaires. » Les manifestations de l’opposition se concentrent, en effet, dans les localités cossues de l’est de la capitale (Chacao, Altamira) gouvernées par l’opposition tandis que les barrios populaires de l’ouest de la capitale restent calmes. La base sociale de l’opposition est un détail qui semble déranger la presse mainstream dans la construction du récit médiatique d’un peuple tout entier, d’un côté, dressé contre le « régime » de Nicolás Maduro et sa « bolibourgeoisie » qui le martyrise en retour, de l’autre côté. Ainsi, les manifestations pro-chavistes qui se déroulent d’ordinaire dans le centre de Caracas sont souvent invisibilisées dans les médias français. Le 1er septembre 2016, l’opposition avait appelé à une manifestation baptisée « la prise de Caracas » et les chavistes avaient organisé, le même jour, une contre-manifestation baptisée « marée rouge pour la paix ». Une journée de double-mobilisation donc. Le Monde titrera sur « la démonstration de force des opposants au président Maduro » en ne mentionnant qu’en toute fin d’article que les chavistes avaient organisé une manifestation le même jour qui « a réuni quelques milliers de personnes ». Ces quelques milliers de chavistes, n’auront pas le droit, eux, à une photo et une vidéo de leur manifestation… D’autant plus qu’ils étaient sans doute plus nombreux que ce que veut bien en dire le quotidien. Dans un article relatant une manifestation d’opposition de vénézuéliens installés à Madrid qui a eu lieu quelques jours plus tard,  Le Monde mentionne la « prise de Caracas » du 1er septembre mais réussit le tour de force de ne pas mentionner une seule fois la « marée rouge » chaviste. En réalité, les deux camps politiques avaient réuni beaucoup de monde, chacun de leur côté, illustrant ainsi la polarisation politique et sociale du Venezuela.

A gauche, des guarimberos trop souvent présentés dans notre presse comme des manifestants non violents. A droite, des militaires blessés par une explosion, le jour de l’élection pour la constituante. Une vidéo de l’attaque relayée par le Times : https://www.youtube.com/watch?v=_aZeqpD4ggM

Les photos des manifestations de l’opposition et des heurts avec les forces de l’ordre sont largement diffusées et les événements sont traités comme un tout indistinct alors que ces mobilisations d’opposition se déroulent en deux temps, comme l’explique Maurice Lemoine et que les manifestants pacifiques de la matinée ne sont pas les mêmes « manifestants » qui, encagoulés, casqués et armés, s’en prennent aux forces de l’ordre dans l’après-midi. Cet amalgame rappelle le traitement médiatique des mobilisations sociales contre la Loi Travail sauf que, dans le cas français, les médias de masse avaient pris fait et cause pour le gouvernement et les forces de l’ordre et avaient stigmatisé le mouvement social, en amalgamant manifestants et casseurs qui passeraient, soit dit en passant, pour des enfants de chœur à côté des groupes de choc de l’opposition vénézuélienne. Ce parti pris médiatique majoritaire s’explique sans doute parce qu’au Venezuela, le gouvernement est antilibéral et l’opposition est néolibérale, conservatrice voire réactionnaire tandis qu’en France, c’est précisément l’inverse. Sous couvert de dénoncer la violence, la presse de la classe dominante défend, en réalité, à Paris comme à Caracas, les intérêts de la classe dominante.

 

Le Venezuela devient un sujet de politique intérieure en France

Un dessin du caricaturiste Plantu pour L’Express

Après avoir publié  une interview de Christophe Ventura en contradiction avec sa ligne éditoriale, certes relayée sur sa page Facebook à une heure creuse et tardive (lundi 31/07/2017 à 21h41) et sans véritable accroche, L’Obs renoue avec la stratégie d’instrumentalisation du dossier vénézuélien pour faire le procès de la gauche antilibérale française en relayant sur Facebook le surlendemain, cette fois-ci à une heure de pointe (18h30 pétantes), un article intitulé « Venezuela : La France Insoumise peine à expliquer sa position sur Maduro », agrémenté de la photo choc d’une accolade entre Hugo Chávez et Jean-Luc Mélenchon. Le texte introductif précise qu’un tweet a refait surface. Un tweet qui date de… 2013. Plutôt que d’informer les lecteurs sur la situation au Venezuela, la priorité semble donc être de mettre l’accent sur des enjeux purement intérieurs. Une avalanche d’articles dénonçant les « ambiguïtés » de la France Insoumise s’abat sur la presse hexagonale. Le Lab d’Europe 1 se demande « comment la France Insoumise justifie les positions pro-Maduro de Mélenchon ». A France Info, on semble avoir la réponse : « désinformation », situation « compliquée » : comment des députés de La France Insoumise analysent la crise vénézuélienne ».

L’hebdomadaire Marianne, quant à lui, parle des « positions équilibristes de la France Insoumise et du PCF ». LCI titre sur le « malaise de la France Insoumise au sujet de Maduro » puis publie une sorte de dossier sur « Jean-Luc Mélenchon et le régime chaviste : économie, Poutine, constituante, les points communs, les différences ». Une partie de la presse alternative et indépendante de gauche n’est pas en reste non plus, à l’instar de Mediapart qui se fait depuis plusieurs mois le relai médiatique en France du « chavisme critique », un courant politique qui participe depuis longtemps au débat d’idées au Venezuela et qui n’est pas dénué d’intérêt pour comprendre la réalité complexe du pays et de sa “révolution bolivarienne”. Ainsi, le journal d’Edwy Plenel, très modérément alternatif sur l’international et sur Mélenchon, en profite pour régler ses comptes avec la FI et le PCF en dénonçant leurs « pudeurs de gazelle pour le Venezuela ». Les députés insoumis sont sommés de s’expliquer à l’instar d’Eric Coquerel face aux journalistes d’Europe 1 qui ne lui ont posé presque que des questions sur le Venezuela alors qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une émission spéciale sur le pays latino-américain. Ce déploiement médiatique ressemble furieusement à une injonction morale faite à la France Insoumise et à son chef de file dont on reproche avec insistance le silence sur le sujet, de condamner, bien entendu, ce « régime » honni et de souscrire au discours dominant. Les insoumis et les communistes français ne sont pas seuls au monde dans cette galère médiatique. Unidos Podemos, en Espagne, fait face au même procès médiatique depuis des années. Outre-Manche, c’est Jeremy Corbyn et ses camarades qui sont, en ce moment, sur la sellette.

Florilège de tweets d’hier et d’aujourd’hui

Cette instrumentalisation franco-française du Venezuela ne date pas d’hier. On se souvient par exemple de la polémique lancée par Patrick Cohen, à 10 jours du 1er tour des élections présidentielles, sur l’ALBA, de la manchette du Figaro du 12 avril « Mélenchon : le délirant projet du Chavez français » et des nombreux parallèles à charge entre le Venezuela bolivarien et le projet politique du candidat qui ont émaillé la campagne. La rengaine a continué pendant les élections législatives avec un article du Point sobrement intitulé  « Venezuela, l’enfer mélenchoniste », publié la veille du second tour. Aujourd’hui, le coup de projecteur médiatique sur l’élection de l’assemblée constituante vénézuélienne est, une fois encore, l’occasion d’instruire le procès des mouvements antilibéraux français : ainsi, pour Eric Le Boucher (Slate), le Venezuela est « la vitrine de l’échec du mélenchonisme. En réalité, la FI et le PCF, ont tort, aux yeux du parti médiatique, de ne pas adhérer au manichéisme ambiant sur une situation aussi grave et complexe et à sa décontextualisation géopolitique. Ils refusent également d’alimenter la diabolisation et le vieux procès en dictature que se traîne le chavisme depuis presque toujours alors qu’en 18 ans de « révolution bolivarienne », 25 scrutins reconnus comme transparents par les observateurs internationaux ont été organisés, que l’opposition contrôle d’importantes villes, des États et l’Assemblée Nationale et que les médias privés d’opposition sont majoritaires (El Universal, Tal Cual, El Nuevo País, Revista Zeta, El Nacional  Venevision, Televen, Globovision, etc.). Que la gauche antilibérale puisse considérer le chavisme comme une source d’inspiration pour ses politiques de redistribution des richesses et non pas un modèle « exportable » en France, contrairement à ce que bon nombre de journalistes tentent d’insinuer (Nicolas Prissette à Eric Coquerel, sur un ton emporté, « franchement, est-ce que c’est ça, le modèle vénézuélien que vous défendez ? » sur Europe 1) semble être un délit d’opinion dans notre pays.

Puisque le Venezuela est en passe de devenir un véritable sujet de politique intérieure, rappelons aux éditorialistes de tout poil et autres tenants de l’ordre établi que, par leur atlantisme aveugle et leur libéralisme économique forcené, ils se persuadent qu’ils défendent la liberté et la démocratie au Venezuela alors qu’ils sont tout simplement en train d’apporter un soutien médiatique et politique international décisif à la stratégie violente de l’extrême-droite vénézuélienne et ce, quelles que soient les critiques légitimes que l’on puisse faire à l’exécutif vénézuélien et aux chavistes. Leur crédibilité risque d’être sérieusement entamée la prochaine fois qu’ils ressortiront l’épouvantail électoral du Front National pour faire voter « utile ».

Crédits photo :

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE
TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

 

Politique occidentale : vers la tripartition ?

https://en.wikipedia.org/wiki/Political_positions_of_Marine_Le_Pen#/media/File:Le_Pen,_Marine-9586_(cropped).jpg / mélenchon.fr / https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Emmanuel_Macron_in_July_2017.jpg
© Gymnasium Melle . Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. © mélenchon.fr © Presidencia de la Republica mexicana. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Malgré la très mauvaise image de l’activité politique au sein des populations, c’est bien celle-ci qui s’apprête à se réorganiser en profondeur pour absorber les turbulences actuelles. Si la crise politique occidentale actuelle est porteuse d’un vent « dégagiste », la politique, avec un grand P vit un retour impressionnant de rapidité et de violence. Il y a quelques années encore, la « fin de l’histoire » et la mondialisation heureuse semblait guider l’ordre politique mondial, et de conflits d’idées, voire d’idéologies, il n’y aurait plus. 

Aussi profonde que soit la crise politique, elle n’en est encore qu’à ses débuts et les difficultés à former des gouvernements seront encore présentes aussi longtemps que le décès des formations bipartites traditionnelles ne s’est pas achevé. Toutefois, chaque crise finit par un dénouement et aujourd’hui, 3 grands courants idéologiques, conjuguant chacun le populisme de sa propre façon, sont en train de se former pour prendre la relève.

« Radicalisation » des forces libérales

C’est sans doute le courant politique que l’on attendait le moins, tant les logiques néolibérales régissent déjà notre planète. Si le libéralisme économique règne d’ores-et-déjà presque partout, ce sont souvent des formations politiques de centre-droit ou de « troisième voie » autrefois de gauche qui l’ont mis en place. La nouveauté actuelle réside plus dans l’émergence, ou la réémergence de courants authentiquement libéraux, voire de plus en plus orientés vers le libertarisme.

https://www.flickr.com/photos/josephmorris/10063738236
Justin Trudeau, premier ministre libéral du Canada. © Joseph Morris. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

L’un des grands atouts de ces forces libérales est d’avoir assez peu gouverné ces dernières années, bien que leur programme économique soit largement repris ailleurs dans le spectre politique. Le cas des Liberal-Democrats britanniques, ayant gouverné avec David Cameron de 2010 à 2015 est un bon contre-exemple. Cet argument est loin d’être mineur, à l’heure où les partis et les responsables politiques traditionnels sont plus discrédités et haïs que jamais. La lutte contre la corruption et l’accroissement de la transparence tiennent d’ailleurs une place importante dans les programmes libéraux, notamment dans celui de Ciudadanos en Espagne. La jeunesse et la supposée fraîcheur des leaders est également importante dans l’attrait qu’il suscite. Il suffit de penser à Albert Rivera, 37 ans, Emmanuel Macron, 39 ans ou même aux 45 ans de Justin Trudeau.

L’autre grande force de ces mouvements est d’allier le libéralisme moral ou culturel à l’économique, aidant en quelque sorte à faire passer la pilule. La mobilité des individus, la dépénalisation ou la légalisation des drogues, la bienveillance à l’égard du multiculturalisme, la reconnaissance et la protection des droits des minorités sont ainsi défendues clairement. Ici, le meilleur exemple venant à l’esprit est bien sûr celui de Justin Trudeau, télégénique premier ministre du Canada, ayant promis la légalisation de la marijuana, participant à la Gay Pride, accueillant déjà plus de 40.000 réfugiés syriens et ayant formé un gouvernement paritaire et pluriethnique.

L’influence du « capitalisme californien » y est particulièrement forte, en lieu et place d’un Wall Street trop discrédité. Le vocabulaire et les pratiques de la Silicon Valley sont en effet omniprésents : « l’innovation » fait l’objet d’un culte absolu, les codes de la communication de l’ère digitale sont parfaitement maitrisés (jusqu’aux messageries instantanées durant les meetings de Macron), l’entreprise y est décrite positivement (Google, Apple, Facebook, Tesla ne font-ils par rêver ?) et l’uberisation de tout est associée à un progrès. D’ailleurs, certaines personnalités publiques du monde de l’entreprise high-tech se positionnent de plus en plus en potentiels candidats, tel Mark Zuckerberg.

Parfois affublés du qualificatif « d’extrême-centre », qui ne fait pas l’unanimité en raison de leur nature syncrétique, ces formations ont appris à exploiter le populisme pour leurs intérêts, en rejetant tout amalgame avec les conservateurs et les anciens partis de gauche schizophrènes, en s’opposant systématiquement à la corruption et en jouant sur leur image « neuve ». Ce populisme libéral s’est construit sa propre centralité en opposant clientélisme, immobilisme, arriération et dynamisme, multiculturalisme et un supposé « progressisme ». Cela correspond typiquement aux lignes éditoriales de The Economist, de Les Echos ou de Vox.

En fait, le projet civilisationnel porté par ces nouveaux mouvements n’est ni plus ni moins que l’absolutisation de l’individualisme et de l’utilitarisme. Parfois décrite comme une « société liquide » ou une « société d’image » remplie d’interactions toutes plus superficielles les unes que les autres, la recherche de l’aboutissement de la « concurrence pure et non faussée » ne manquera pas d’achever le remplacement d’une solidarité organique, locale et traditionnelle par une solidarité mécanique mondialisée faite d’écrans, d’applications en tout genre et d’automatisation généralisée.

L’électorat de ces libéraux next-gen est avant tout constitué des gagnants de la mondialisation, bien éduqués, parfois expatriés, métissés et très majoritairement urbains. Ils voient dans l’Union Européenne un organisme qui facilite leurs déplacements, professionnels comme touristiques, et fond les « marchés » et les cultures nationales dans une grande soupe, riche de « flexibilité ». A ceux-là, la violence du modèle économique libéral à l’égard des « autres » n’émeut pas, ou plutôt est invisible, loin de leurs métropoles, de leurs écrans et de leurs pratiques hipster.

La nouvelle droite radicale au plus haut

Le populisme de droite radicale est une réalité de plus en plus incontestable dans de nombreuses démocraties occidentales, mais pas que. Le désenchantement du passage au libéralisme économique et de l’entrée dans l’UE de nombreux pays de l’ancien bloc de l’Est, associé à la discréditation encore fraîche de l’expérience communiste, a nourri une poussée d’extrême-droite que personne n’avait senti venir : PiS en Pologne, la Fidesz en Hongrie et toute une nébuleuse de mouvances nationalistes dans les autres pays.

Le clivage discursif utilisé par la droite radicale est simple : les nationaux, bons petits travailleurs et contribuables, se font rouler dans la farine à la fois par les immigrés, légaux comme illégaux, qui « profitent du système » et apporte l’insécurité, et par les pays étrangers ou institutions supranationales. La subtilité des nouveaux populistes de droite est également de récupérer un certain nombre de critiques de la gauche traditionnelle, à la fois pour susciter les votes des victimes de la mondialisation libérale coorganisée et pour s’offrir un vernis populaire. En sont les reflets la stratégie de Donald Trump, « milliardaire en col bleu », d’accuser la Chine ou le Mexique ou celle de Marine Le Pen, héritière et dirigeant d’un parti mouillé dans de nombreuses affaires, de pointer la responsabilité de l’UE dans tous les problèmes nationaux. Cette stratégie de triangulation s’est révélée d’autant plus efficace que la « gauche » de gouvernement participait ouvertement à la mise en place de politiques néolibérales, permettant un passage à droite toute du vote ouvrier.

En arrivant au pouvoir dans de nombreux états, la droite radicale populiste franchit une nouvelle étape, encore inimaginable il y a quelques années. Pourtant, cet accès aux responsabilités pose problème car elle se retrouve face à ses propres incohérences.

Pour l’instant, l’extrême-droite parvient à contourner ces problèmes en trouvant de nouveaux boucs-émissaires et en usant de la rhétorique d’un complot institutionnel à son égard, ce qui lui permet en outre de conserver une apparence « antisystème » et de revendiquer l’accès à toujours plus de pouvoir. Trump continue par exemple à tenir des meetings alors qu’il est élu, en se faisant passer comme victime des juges, qui empêchent son « Muslim Ban » d’entrer en vigueur, et des médias, « parti de l’opposition », qui tirent à boulets rouges sur tout ce qu’il fait. De manière semblable, les attaques de Vladimir Poutine contre la Cour Européenne des Droits de l’Homme lui permettent à la fois d’alimenter son discours de « victime de l’Occident » et de légitimer la sortie de son pays d’une institution qui s’est déjà montrée nuisible à son égard.

Une gauche populiste en plein essor

Longtemps divisée entre deux courants que Manuel Valls avait un jour qualifié « d’irréconciliables », entre sociaux-démocrates convertis au libéralisme et radicaux ne s’adressant qu’aux marges, la « gauche » semble enfin amorcer un renouveau populiste. Sur les préconisations théoriques de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, les dernières années ont conduit à la profusion de nouveaux mouvements. Le cas de Podemos est sans doute le plus éloquent, le jeune parti ayant, jusqu’à récemment en tout cas, construit son discours sur la lutte du peuple contre les forces de l’argent, des multinationales aux politiciens véreux, en passant par l’industrie financière, la Commission Européenne et l’éditocratie médiatique. La « caste » régulièrement évoquée par Jean-Luc Mélenchon et le « top 1% » de Bernie Sanders sont de la même manière les avatars des ennemis du peuple.

Les thématiques environnementales et la volonté d’un renouveau démocratique des institutions trouvent également toute leur place au sein de cette dichotomie, puisque l’immobilisme patent sur ces questions est expliqué par l’influence des lobbys et les intérêts des élites économiques. La lutte des classes, dans sa vision économique théorisée par Marx, se retrouve dès lors enrichie de nouvelles dimensions intrinsèquement liées à la répartition des richesses. Comment imaginer améliorer la situation climatique et environnementale sans une hausse du pouvoir d’achats des ménages ? Comment relancer l’économie sans de vastes plans de protection de l’environnement ? Comment, enfin, changer le système économique sans une refonte d’institutions sclérosées par le clientélisme, l’opportunisme et les conflits d’intérêts ou la récupération du pouvoir transféré aux bureaucrates bruxellois ?

Pour gagner, les populistes de gauche tentent donc à la fois de rejeter les marqueurs trop clivants de la gauche radicale classique et d’intégrer les nouveaux combats clairsemés que sont l’antiracisme, l’écologie, le féminisme ou l’altermondialisme. Cette « coalition des précaires », vise à réunir étudiants surdiplômés condamnés aux stages et aux petits boulots, « zadistes » décroissants, pacifistes, féministes ou minorités ethniques victimes de discrimination autant que syndicalistes, chômeurs, retraités précaires et ouvriers, électeurs de gauche plus traditionnels. Etant donné la réalité des inégalités et la prévalence de la hantise du déclassement, ce peuple potentiel rassemblant bien au-delà des frontières habituelles de la gauche a toutes les chances de pouvoir former une majorité électorale. Le problème réside plutôt dans l’inaudibilité des discours de la nouvelle gauche populiste dans les médias dominants, d’où la nécessité d’une offensive culturelle gramscienne considérable.

 

L’irrémédiable déclin des forces du passé

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Angela_Merkel,_Sigmar_Gabriel,_Frank-Walter_Steinmeier,_Christian_Schmidt,_Ursula_von_der_Leyen_(Tobias_Koch).jpg
Angela Merkel et Sigmar Gabriel, partenaires dans la grande “Koalition” © OTRS. Tobias Koch. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany license.

Si le débat sur la pertinence du clivage gauche-droite bat son plein en Europe, c’est bien parce que ces nouvelles formations politiques, viennent brouiller les lignes traditionnelles. Mais c’est aussi en raison de l’ébranlement du bipartisme traditionnel, entre la « gauche » et la « droite », tellement aseptisées au fil du temps que beaucoup les associent dans un même rejet. Les anciens partis « de gauche » se sont fourvoyés dans le néolibéralisme, par exemple à travers la « troisième voie » au Royaume-Uni ou la pratique des grandes coalitions en Allemagne et au Parlement Européen, tandis que le conservatismes chevronnés des partis « de droite » peinent à récolter le soutien des jeunes cadres, entrepreneurs et autres CSP dominantes, qui n’ont que faire de la religion et des traditions tant que le business fonctionne.

En France, la dynamique autour des campagnes de Benoît Hamon et François Fillon a rapidement pris du plomb dans l’aile, et ce malgré la prétendue légitimité qu’étaient censée leur apporter des primaires où c’est avant tout le dégagisme qui s’est exprimé. Le premier a été pris dans de multiples scandales dont les tentacules s’étendent chaque jour; sa guerre contre le « lynchage médiatique » dont il prétend faire l’objet, si elle a convaincu des partisans dont la moyenne d’âge n’invite pas à être confiant pour le futur du parti, a éloigné les sympathisants hésitants. Le second, refusant d’assumer le bilan d’un quinquennat désastreux qu’il n’a que très mollement critiqué, a vu son électorat potentiel être en partie siphonné par Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron et peine à remplir les salles.

Le second tour de la présidentielle se déroule finalement sans l’un ni l’autre, répliquant les séismes politiques de la présidentielle autrichienne et des élections espagnoles de Décembre 2015 où le bipartisme traditionnel s’est pris une claque à en faire pâlir Manuel Valls. Les Républicains et le PS semblent de plus en plus devoir choisir entre le schisme, la métamorphose ou la marginalisation. Qu’importe ? Pour beaucoup, la droite et la gauche de gouvernement et ses avatars étrangers ont montré ce dont ils étaient capables et le futur se dessine autour de ces 3 nouveaux courants politiques. Un match qui s’annonce d’une violence considérable.

Credits photo:

© Gymnasium Melle . Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. https://en.wikipedia.org/wiki/Political_positions_of_Marine_Le_Pen#/media/File:Le_Pen,_Marine-9586_(cropped).jpg

© mélenchon.fr

© Presidencia de la Republica mexicana. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Emmanuel_Macron_in_July_2017.jpg

© Joseph Morris. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0) https://www.flickr.com/photos/josephmorris/10063738236

© OTRS. Tobias Koch. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany license. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Angela_Merkel,_Sigmar_Gabriel,_Frank-Walter_Steinmeier,_Christian_Schmidt,_Ursula_von_der_Leyen_(Tobias_Koch).jpg

L’extrême droite allemande (AFD) enlève son masque

Lien
© Robin Krahl 

Lors d’une conférence donnée le jeudi 9 mars à Berlin, le nouveau parti d’extrême droite a dévoilé son programme politique. Les leaders de l’AfD ont annoncé les mesures dont le parti sera le porte-parole lors des prochaines élections qui auront lieu en septembre prochain. Sans grande surprise, celles-ci ne sont pas sans rappeler les propositions du Front National. Pour l’AFD, c’est un revirement par rapport aux propositions présentées lors du lancement du parti en 2013.

La sortie de l’Union Européenne 

La conférence a démarré sur ce postulat : « l’Allemagne n’est pas une démocratie ». L’idée majeure de l’AFD est de proposer la sortie de l’UE votée par les Allemands à l’aide d´un référendum afin que l’Allemagne « retrouve sa souveraineté ». A ses débuts, le parti s’était tout de même prétendu favorable à une intégration européenne dans le cadre des nations en se déclarant uniquement opposé à l’euro… tout en souhaitant conserver un marché commun. Le parti propose aussi d’introduire plus de référendums populaires sur le modèle suisse, ainsi qu’une regrettable réforme des institutions, ouvrant la porte aux interrogations : l’élection du Bundespräsident au suffrage direct par les citoyens, ainsi que la réduction des prérogatives des députés et du Chancelier. Actuellement, le Bundespräsident est élu par le Parlement et son rôle est celui d’un garant de la stabilité et de la continuité de l’Etat. Le système politique allemand a été décidé ainsi après la seconde guerre mondiale afin de prévenir toute nouvelle dérive d’un pouvoir trop personnel. La loi fondamentale (Grundgesetz) limite les pouvoirs du Président et les pouvoirs des députés du Bundestag et du Bundesrat. Que recherche réellement l’AFD en proposant cette réforme ? Il s’agit certainement d’une composante invariable de ce que les Allemands nomment le Rechtpopulismus, le populisme de droite qui revendique l’idée d’une personnalité forte à la tête de l’Etat.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frauke_Petry_5187.jpg
Frauke Petry, leader de l’AFP © Harald Bischoff

L’exclusion comme moteur politique et idéologique

De même que les frontistes français, les réactionnaires allemands prônent une politique dure et injuste envers les immigrés, et se font les chantres de la fermeture des frontières comme moyen de « protéger le pays » et d’« empêcher une invasion massive du système social ». La fermeture des frontières figure en tête de la liste du programme, le but de l’AfD étant de passer en dessous des 200.000 migrants par an (et une immigration basée sur des critères sélectifs), ainsi que d’interdire les regroupements familiaux pour les réfugiés. Alors que l’Allemagne a accueilli 890 000 réfugiés en 2015 et 280 000 en 2016, l’AfD propose de mettre fin à cette politique et souhaite diminuer l’accès au droit d’asile. En tant que proposition phare, figure aussi la reconduction à la frontière des criminels étrangers qui devront ainsi être emprisonnés dans le pays d’origine. Une dernière mesure phare concerne la déchéance de nationalité pour les immigrés binationaux coupables de crime. De plus, le parti songe à l’étendre aux Allemands ayant « des origines étrangères » sans apporter plus de précisions.

La question de l’Islam a aussi été longuement évoquée, l’AfD souhaitant interdire les cursus d’études universitaires sur l’Islam ou la théologie islamique (à l’instar des Gender Studies), ainsi que le port du voile dans les lieux publics, à l’école et à l’université. Marine Le Pen avait, elle aussi, fait part d’intentions allant dans le même sens. Selon l’AfD, l’intégration consiste à « plus qu’apprendre l’allemand », l’apprentissage et la promotion de la langue allemande occupant tout de même une grande place dans le programme politique, celle-ci étant définie comme le « centre de l’identité [allemande] ». Depuis ses débuts, le parti s’oppose radicalement au multiculturalisme et donne à la Leitkultur (voir l’article paru à ce sujet sur LVSLhttp://lvsl.fr/allemands-a-recherche-dune-identite-perdue) une définition se rapprochant du nationalisme exclusif. Il se positionne ainsi sur la même ligne que certains universitaires proches de la CSU et de la branche conservatrice de la CDU. Pour rappel, l’ex-CDU Friedrich Merz  avait expliqué que la culture de référence allemande (Leitkultur) devait “représenter un contre-poids” à la société multiculturelle. Position qui semble avoir été reprise par l’AfD. La communication du parti utilise aussi les même codes simplifiés et grossiers que le FN en France, en affublant certaines personnalités d’une burqa (représentation préférée des partis populistes de droite du “totalitarisme de l’Islam”) ou bien en éditant des tracts relatant des chiffres gonflés et établissant des parallèles douteux avec l’immigration et le chômage ou bien le terrorisme.

Et que vive l’armée !

En matière de défense, la restauration du service militaire pour « la protection et la puissance de la patrie » est proposée. D’une façon assez surprenante, l’AfD souhaite que les Etats-Unis restent un allié important et que l’OTAN reste une alliance de défense effective tout en refusant que les soldats allemands soient envoyés en mission pour les intérêts des « pays amis ». Ils doivent cependant pouvoir être mobilisés sous mandat de l’ONU. À ce méli-mélo incohérent s’ajoute la volonté dun « meilleur comportement » envers la Russie. L’AfD espère ainsi s’assurer la protection de l’Allemagne par des forces alliées étrangères, étant consciente de la faiblesse relative de la Bundeswehr qu’elle souhaite d’ailleurs « renforcer ». L’armée allemande est en effet peu dotée en effectifs et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale reste un obstacle à toute tentative d’intervention militaire majeure (l’armée est totalement contrôlée par le Bundestag). Les récents exercices d’entraînement entre la police fédérale allemande et la Bundeswehr en cas d’attaque terroriste sont d’ailleurs largement relatés dans les journaux nationaux. Précisons aussi que l’AfD s’oppose à la construction d’une Europe de la Défense.

«L’Allemagne doit être fière de son passé»

Et si le pire était pour la fin ? Alors que le Front National – et la droite française en général – se plaisent à évoquer les « aspects positifs du colonialisme », l’AfD déclare, sans crainte, vouloir en finir avec la politique actuelle de mémoire du national-socialisme et « ouvrir l’histoire à de nouvelles possibilités » qui permettraient d’évoquer… les « aspects positifs de l’histoire allemande ». Il est assez douteux, de la part du parti d’extrême droite, de regrouper sous un même thème la critique de la mémoire du national-socialisme et la volonté de parler des points positifs de l’histoire allemande. Surtout lorsque cela figure sur un programme électoral. Mais encore récemment, il est possible d’entendre certaines personnes parler d’un ton naïf des « progrès en matière de transports sous Hitler, notamment pour les autoroutes ». Gruselig (effrayant), comme on dit en allemand. L’AfD n’est pas un parti “nazi” en tant que tel, mais parmi ses soutiens, certains le sont. Intervient alors le conflit entre la mémoire d’un fait ou d’une période historique, et de son utilisation dans la politique.

Une critique du monde post-idéologique ? 

La fin des idéologies – voire celle de l’Histoire – semble belle et bien n’être qu’une chimère. Car l’AfD, à l’instar du Front National, manœuvre et porte aussi un discours destinant à casser le clivage gauche-droite pour définir une nouvelle opposition entre les nationalistes et les pro-UE. La crise des réfugiés est à ce titre un motif concret prêtant à la construction d’une ligne idéologique correspondant à celle qui vient d’être détaillée est qui constitue le programme électoral de l’AfD. Merkel, en prétendant vouloir uniquement décider des mesures en ne faisant usage que du sacro-saint pragmatisme, donne en fait un sens idéologique à l’ouverture des frontières et du contenant à ce qu’est aujourd’hui l'”européisme” dont l’extrême-droite se sert pour se donner un contenu politique en “contre”. Et pour en terminer avec les idées reçues, l’AfD n’est ni un parti social, ni un parti qui se situerait “ni à droite, ni à gauche” de l’échiquier politique : ses idées sont réellement celles d’un renouveau du nationalisme allemand sur le modèle des autres partis nationalistes européens.

Pour retrouver le programme complet de l´’AfD : https://www.alternativefuer.de/programm/

Pour en savoir plus sur le système politique allemand : http://elections-en-europe.net/institutions/systeme-politique-allemand/

Crédits :

© Robin Krahl https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2015-01-17_3545_Landesparteitag_AfD_Baden-Württemberg.jpg

© Harald Bischoff https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frauke_Petry_5187.jpg

“Le FN n’est pas en mesure de l’emporter en 2017, sauf si…” – Entretien avec Nicolas Lebourg

Crédit Photo :
Le sociologue et politologue Nicolas Lebourg.

Nicolas Lebourg est chercheur à l’Université de Montpellier. Membre de la Fondation Jean Jaurès et de l’Observatoire des radicalités politiques, il est l’auteur de nombreux travaux sur l’extrême-droite. Sa dernière parution en date, Lettres aux français qui croient que 5 ans d’extrême-droite remettraient la France debout, sorti en 2016 aux éditions Les Échappés, donne à voir 10 électeurs frontistes, leur parcours, et les raisons qui motivent leur vote.

La présence du FN au second tour semble acquise dans les consciences, malgré quelques reculs récents dans les sondages. Pensez-vous que le FN soit en mesure de l’emporter ?

Il ne faut jamais faire de prophéties. Aux dernières élections, le FN n’est pas parvenu à capter des reports supérieurs à 40% au second tour. Dans les enquêtes d’opinion, Marine Le Pen se voit reconnaître son énergie mais est vécue comme quelqu’un de sectaire, de négatif pour la paix civile. Dans ce pays de culture unitariste qu’est la France depuis cinq siècles, le 11 janvier 2015 nous disait bien qu’il y avait un désir de rassemblement. L’autoritarisme peut en paraître une voie, mais uniquement si le problème de la structure électorale et de l’image sont balayés par un événement prodigieux, tel qu’un massacre extraordinaire avant le vote – en Espagne celui d’Atocha juste avant le scrutin avait bougé les rapports de force. C’est un souci de l’extrême droite française : elle dépend plus des évènements contextuels que d’elle même, Marine Le Pen a essayé de pallier cela en cherchant à faire basculer le FN d’un parti de la demande à une offre politique, mais, en l’état présent, il ne me semble pas être « en mesure », pour reprendre votre formule. Le plus étonnant avec le storytelling autour de la “montée du FN” c’est que si demain le parti battait son record historique de voix sans être pour autant au second tour ce serait un “séÏsme” et ce serait vu comme une défaite tant on aura prévendu le score et le résultat.

On vous a parfois reproché d’être complaisant à l’égard des électeurs frontistes à cause de votre ambition de ne pas traiter moralement le vote FN. Votre dernier essai répond à la même logique. Loin des discours culpabilisateurs et moralisants, vous faites une analyse fine de ce que sont les nouveaux électeurs frontistes, de leurs inquiétudes, et de ce qui les attire dans le FN. Pour autant, vous ne reniez pas vos opinions de gauche. Qu’est-ce que signifie étudier l’extrême-droite de façon objective ? Qui sont les électeurs du FN ?

A l’ère des réseaux sociaux je sais que c’est osé mais je ne vois aucun intérêt particulier à exprimer une opinion personnelle. Ce qui m’intéresse c’est comment les choses fonctionnent. J’ai rassemblé des milliers de documents internes des extrêmes droites, des services de police et renseignements à leur sujet, et j’essaye ensuite de faire une histoire sociale du phénomène. Avec ce matériau c’est la responsabilité du lecteur de se faire un avis, vouloir lui en imposer un c’est trahir la mission des sciences sociales pour tenter d’accaparer du capital social et symbolique en sa faveur. C’est à la fois inapproprié, inélégant et inintéressant. En outre, l’extrémisme représente souvent une sorte de laboratoire de la société : il se passe des choses dans cette marge qui permettent de comprendre le reste, et en avance, c’est autrement pertinent comme perspective. En ce qui concerne l’extrême droite électorale et en particulier le FN, la richesse du phénomène est aujourd’hui trop réduite à des petites cases préétablies. Cet essai tente justement de faire saisir qu’il n’y a pas un « ouvrier du nord qui vote FN », une « France périphérique », mais des individus multidimensionnels, composites, qu’un certain nombre de facteurs sociaux et culturels agglomèrent dans le vote frontiste. Pour tenter de le faire saisir, je leur parle, et l’honnêteté quand on parle à quelqu’un c’est de lui donner un peu de soi, d’avouer sa part de subjectivité, d’où le fait que, pour le coup, j’y assume ce coup-ci mes opinions propres. Mais ce n’est pas pour dire que j’ai raison : c’est permettre aux autres d’avoir un instrument pour critiquer cette part subjective de mon discours.

On parle beaucoup de la vague « populiste » qui traverserait le monde occidental. De Trump au FN, en passant par le FPÖ autrichien, le PVV néerlandais et l’AfD en Allemagne, quelle est la matrice de cette « vague » ? Peut-on mettre tous ces partis dans le même sac ?

Il faut se méfier des sacs. Après, depuis plusieurs années je défends pour ma part l’idée que la droitisation est un phénomène transatlantique que l’on peut symboliquement ouvrir avec le premier choc pétrolier en 1973 signifiant que la globalisation n’était plus l’occidentalisation du monde. Cette droitisation est un démantèlement de l’État social et de l’humanisme égalitaire, au profit d’un accroissement de l’État pénal et d’une ethnicisation des questions et représentations sociales.  Ce processus porte une demande sociale autoritaire qui est une réaction à la transformation des modes de vie dans un univers économique globalisé, financiarisé, dont l’Occident n’est plus le centre. Ce que l’on nomme la vague populiste, avec Trump aux Etats-Unis, l’AfD en Allemagne etc., me paraît s’inscrire dans ce schéma, de même que les démocraties que l’on nomme désormais « illibérales » telles que la Hongrie d’Orban ou la Pologne du PiS.

Vous expliquez souvent le vote d’extrême-droite comme une demande d’autorité. Celle-ci serait motivée par le sentiment que « tout fout le camp », que nos sociétés sont devenues « liquides », que les identités sont instables, changeantes, bref, qu’on serait entrés dans la « postmodernité ». Néanmoins, on voit se dessiner tout doucement l’existence d’une extrême-droite postmoderne depuis les attentats terroristes. Par exemple, il n’est pas rare de voir le FN, notamment lorsqu’il s’agit de Florian Philippot, tenir des discours sociétalement « de gauche », en opposition à la « barbarie islamiste ». On pense notamment aux réactions que l’attaque d’Orlando a suscitées. Assiste-t-on a une nouvelle mutation de l’extrême-droite ? Ce discours est-il compatible avec la demande d’autorité ?

L’extrême droite aujourd’hui, elle aussi, fonctionne avec un comportement post-moderne. Les gens de gauche parfois ne comprennent pas comment on peut être aujourd’hui gay et frontiste, juif et frontiste etc. : mais les identités idéologiques et individuelles monolothiques cela allait avec la société industrielle. Car on pense culturellement d’une manière liée aux formes économiques. C’est d’ailleurs pour cela que les références dites « totalitaires » ne marchent plus. Dans la société globalisée et postmoderne on peut donc adhérer à l’extrême droite en y faisant son marché, son bricolage individualisé, comme pour le reste de ses activités. Après, historiquement, quand vous changez de régime géopolitique, vous changez les extrêmes droites. La défaite de 1870 amène la naissance du national-populisme, 14-18 donne le fascisme, la Seconde guerre mondiale donne le néo-fascisme (comme phénomène plus européiste et socialisant avec l’européanisation de la Waffen SS et le congrès de Vérone en Italie en 1943). Le 11 septembre 2001 nous a donné le néo-populisme. A chaque nouveau changement géopolitique dans la globalisation, l’extrême droite se renouvelle pour proposer une solution organiciste d’enclosure. Aujourd’hui l’idée que les masses arabo-musulmanes sont ce qui fragmentent culturellement, socialement, économiquement la société est très efficace, et vous pouvez rentrer par bien des fenêtres dans ce schéma analytique qui appelle en solution l’autorité réunificatrice : donc oui la postmodernité et l’autoritarisme fonctionnent bien ensemble.

Revenons à notre demande d’autorité. Le sentiment que « tout fout le camp » se diffuse notamment par les réseaux sociaux, où ce qu’on qualifie de « fachosphère », est très efficace. Alain Soral et son site Égalité et Réconciliation font figure de « vaisseau amiral » de cette fachosphère. Comment analysez-vous la réussite de ce type de sites ? L’extrême-droite a-t-elle gagné la bataille culturelle ?

La demande autoritaire a l’hégémonie culturelle, ce qui est bénéfique pour l’extrême droite. Dès la défaite de l’Algérie française acquise, les documents internes de la Fédération des étudiants nationalistes menée par Dominique Venner disent que la première tâche c’est la subversion du langage, la fameuse bataille des mots dont parlait tant Bruno Mégret dans les années 1990, et que réussit souvent pas mal ce que vous nommez la fachosphère. En Autriche et en Allemagne c’étaient d’anciens partisans du Reich qui dans les années 1950 constatèrent que la voie politique était bouchée et qui investirent le domaine culturel. Mais on se paye de mots : quand Nicolas Sarkozy citait Gramsci sur la bataille culturelle vous croyez sérieusement qu’il l’avait lu ? Bon, on appelle souvent « bataille culturelle » l’entretien de l’entre-soi et tout simplement le marché de biens culturels. Or, ce qui est important c’est bien de subvertir le sens commun : il y a de braves électeurs de droite qui s’avouent leur rejet de la société multi-ethnique en lisant fdesouche : ça marche. En Espagne, la façon dont Podemos a utilisé la popculture plutôt que les références au mouvement ouvrier du XIXè siècle, ça marche. La bataille culturelle ne fonctionne pas globalement en France car la plupart du temps elle est une excuse, un suivisme de la société plutôt qu’une avant-garde.

Qu’est-ce qui, pour vous, ferait reculer décisivement l’extrême-droite ? La gauche doit-elle se réapproprier des thèmes qu’elle a délaissés : la critique du néolibéralisme, la notion de patrie, la défense de la souveraineté populaire ?

Question délicate. Dans un système électoral à deux tours, on ne peut pas dire qu’on ne répond pas aux questions « de droite » car on serait « de gauche », ou alors on est Lutte ouvrière (pourquoi pas certes). Il faut donc y répondre, mais non par le reniement idéologique, en voulant transformer la gauche en syndicat des petits blancs de la classe moyenne paupérisée, mais pour amener les électeurs à son credo idéologique. C’est ça la mécanique politique, quelle que soit votre orientation. En outre, il y a ce que j’appelle la règle de l’autonomie de l’offre politique. En observant les élections à l’échelle européenne depuis plusieurs décennies ce que je vois c’est que quand vous habitez le créneau d’une autre offre politique vous lui transférez vos électeurs – la triangulation faite par Mitterrand en 1988 n’étant pas du tout simplement cela malgré ce qu’en dit la légende médiatique. Il ne s’agit donc pas juste de « reprendre les thèmes au FN », il s’agirait de réexpliquer comment sur ces questions-là il y a des voies qui permettent l’émancipation de la personne humaine tout autant que celle des classes sociales écartées jusque-là des capitaux économiques et de leur propre direction politique.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit Photo : Manuel Braun