Du travail domestique au bénévolat : l’exploitation hors de l’entreprise

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Bénévole des Restos du Coeur à Alfortville ©Vincent Jarousseau

« Rémunéré en expérience » est désormais un trait d’esprit répandu parmi les étudiants lorsque leur stage n’ouvre pas droit à la gratification minimale. Alors qu’ils remplissent parfois les missions d’un salarié, les stagiaires devraient se contenter du gain de compétences et de la perspective d’obtenir, plus tard, un emploi correctement rémunéré grâce à l’expérience acquise. Bénévoles, stagiaires, et maintenant allocataires du RSA depuis la mise en place des « contrats d’engagement » en janvier dernier, le travail de milliers de Françaises et de Français est nié comme production de valeur parce qu’effectué « en dehors » du marché du travail et « au nom » de valeurs morales supérieures (le partage, la citoyenneté, la générosité). Dans L’imposture du travail, Maud Simonet s’appuie sur les analyses des féministes matérialistes pour mieux comprendre les ressorts de cette nouvelle forme d’exploitation.

« En dehors » et « au nom de » : tels sont les deux termes clés de ce mécanisme d’extraction de la valeur sur lesquels les analyses féministes du travail domestique ont attiré l’attention et qu’il nous semble crucial de prendre en compte, de mettre davantage au centre de nos analyses sur le travail aujourd’hui.

Pourquoi « en dehors » ? Qu’elles l’inscrivent dans le mode de production capitaliste ou dans un mode de production patriarcal qui lui serait spécifique, les analyses féministes matérialistes invitent toutes à se décentrer du marché du travail salarié et de ses institutions (l’usine, l’entreprise, le contrat de travail…) pour penser l’exploitation du travail domestique. Celle-ci s’opérationnalise en effet dans nos espaces intimes privés, dans « nos cuisines et nos chambres à coucher »[1], dans ces espaces socialement construits comme « hors travail », et même incarnant par excellence son extérieur : la maison, le foyer. Pour Christine Delphy, l’« en-dehors » du travail fonde la spécificité du mode d’exploitation domestique, tout entier construit sur la famille et ses institutions patriarcales à commencer par celle du mariage. L’« en-dehors » du travail est aussi ce qui légitime la dualité productif/non-productif et dissimule le caractère productif du travail reproductif pour les théoriciennes de la reproduction sociale. « C’est justement le fait de faire apparaître la reproduction comme non-valeur qui permet en réalité de faire fonctionner non seulement la production, mais aussi la reproduction elle-même, comme production de valeur » écrit alors la théoricienne italienne Leopoldina Fortunati[2]. C’est ainsi, par cette mise en extériorité et à partir de l’institution de cette frontière entre le travail et la famille, que s’opèrent tout à la fois la mise au travail et la captation de sa valeur.

Ces différents travaux ont donc largement posé les bases pour une analyse de l’exploitation du travail gratuit bien au-delà du foyer et de la sphère domestique, et même du travail reproductif – sauf à prendre ce terme dans une acception large, et pourquoi pas ? Encore une fois, l’enjeu ici n’est pas de dire les bonnes frontières mais à quoi elles servent, et les loisirs, l’engagement et l’éducation sont, à l’image du travail domestique et familial, également construits aujourd’hui par l’ordre capitaliste comme relevant du « hors-travail ». Ils constituent, à ce titre, les territoires possibles d’une extraction de valeur s’appuyant sur le déni de travail (ce n’est pas du travail, c’est… de la passion, de l’engagement, des études) et de la travailleuse (tu n’es pas travailleuse, tu es amatrice passionnée, tu es bénévole engagée, tu es en formation…).

Ainsi, l’enquête que nous avons menée, avec John Krinsky[3], sur l’entretien des parcs de la ville de New York s’intègre assez facilement dans le cadre d’analyse de la théorie de la reproduction, à la fois dans son sens restreint de reproduction de la force de travail mais aussi dans le sens actuel plus large de reproduction de la vie. Elle met en lumière le recours croissant de la municipalité, depuis la crise budgétaire des années 1970, à des bénévoles d’une part et à des allocataires de l’aide sociale de l’autre pour mener à bien sa mission publique : l’entretien des parcs.

Au nom de la citoyenneté, dans le cadre des politiques concomitantes mais disjointes de soutien au bénévolat et de développement du workfare (la mise au travail des allocataires en contrepartie de leurs prestations sociales), certaines femmes, plutôt issues des classes moyennes ou supérieures, ont donc été invitées et d’autres, majoritairement des femmes noires des classes populaires, bien davantage contraintes, à participer, dans des proportions aujourd’hui importantes, à la force de travail qui nettoie les parcs de la ville, et ce sans jamais être reconnues comme des travailleuses.

Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects qui deviennent des ressorts de l’exploitation.

La fourniture locale ou départementale de masques produits par des bénévoles, pendant le confinement, pour équiper la population avant le déconfinement et lui permettre ainsi de reprendre le travail, relève là encore, de façon exemplaire, presque caricaturale, de ce travail de production et de reproduction de la force de travail qui constitue « la base et l’envers du capitalisme ». Que l’appel à 45 000 bénévoles pour le déroulement des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024 soit considéré comme relevant ou non d’un travail reproductif, le processus de mise au travail et d’extraction de la valeur, depuis ce « hors-travail » qu’est le sport et « au nom » des valeurs sportives, est semblable à celui décrit dans les deux exemples précédents. Définies par de véritables fiches de poste, les missions diverses de ces bénévoles (accueil, orientation, transport des sportifs et du public par exemple) sont largement encadrées par le comité Paris 2024, dont le budget atteint les 8 milliards d’euros. Certaines de ces missions, en outre, sont placées de façon explicite « sous la supervision des équipes d’Omega », chronométreur officiel des Jeux, qui se voit ainsi bénéficier, dans le cadre de ce partenariat, d’une main-d’œuvre « volontaire », passionnée et non rémunérée… un peu comme ces entreprises qui ont fait produire des masques « solidaires » par des bénévoles pendant le Covid dans un mélange des genres productifs soudain rendu possible par la situation d’« exception »[4].

À côté de l’approche marxiste de l’exploitation salariale, et en complément de celle-ci, cette approche féministe de l’exploitation nous ouvre donc les yeux sur d’autres territoires de l’exploitation (le « hors-travail »), d’autres intermédiaires organisationnels de l’exploitation (les entreprises certes, mais aussi les associations et les collectivités publiques) ainsi que sur une autre définition de ses ressorts. Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects, ce qui fait que nous ne sommes pas juste de la force de travail, des travailleuses-marchandises, mais des personnes engagées, civiques, qui aiment, qui créent, et même parfois qui luttent pour revendiquer leur dignité, qui deviennent des ressorts de l’exploitation. Or ce mécanisme spécifique d’exploitation « au nom de » (la solidarité, la citoyenneté, la passion) est aujourd’hui d’autant plus répandu dans le fonctionnement du marché du travail salarié qu’il s’y articule avec une autre caractéristique de celui-ci, que de nombreux travaux ont mise en lumière ces dernières années : celle d’être de plus en plus régulé par une « économie politique de la promesse ». Qu’il prenne la forme d’un stage, d’un service civique, d’un bénévolat associatif « classique » ou inscrit dans des programmes ciblant les allocataires de l’aide sociale ou les demandeurs d’asile, ce « hope labor » qui fait que l’on travaille aujourd’hui gratuitement ou semi-gratuitement dans l’espoir de décrocher demain le boulot de ses rêves semble s’être généralisé, bien au-delà des industries créatives où il a d’abord été débusqué.

L’économie politique de la promesse et les politiques publiques qui la soutiennent invitent ainsi, toujours et partout, aux conversions, à la valorisation des pratiques et des expériences « hors travail » sur le marché du travail, sans jamais les reconnaître pleinement comme travail. Elle met en permanence nos valeurs au travail en leur déniant dans le même mouvement cette qualité. Et l’État joue dans ce tour de passe-passe un rôle central.

Les lignes qui précèdent sont issues de l’ouvrage de Maud Simonet.

Notes :

[1] Nicole Cox et Silvia Federici, Counter-Planning from the Kitchen, Falling Wall Press, 1975.

[2] Leopoldina Fortunati, L’Arcane de la reproduction. Femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital, Entremonde, 2022, p. 55 [3] John Krinsky et Maud Simonet, Who Cleans the Park? Public work and urban governance in New-York City, The University Press of Chicago, 2017 [4] Fanny Gallot, Giulia Mensitieri, Eve Meuret-Campfort et Maud Simonet, « Aux masques, citoyennes ! Mélange des genres productifs en régime d’« exception » », Salariat, vol. 1, 2022, pp. 209-218.

La classe est-elle le sujet qui fâche pour le féminisme ?

Féminisme classes sociales - Le Vent Se Lève
Manifestation féministe new-yorkaise, 1970 © Eugene Gordon Photograph Collection

Des suffragettes revendiquant l’égalité des droits aux grèves féministes contemporaines, les mouvements féministes ont pu constituer différentes tentatives de dépasser les divisions de classe. Celles-ci continuent pourtant d’opposer les intérêts matériels des travailleuses à ceux des femmes de la bourgeoisie. Retour sur leurs diverses « vagues » du féminisme, et la manière dont elles ont chacune abordé la question de la classe sociale. Par Sara R. Farris, sociologue à la Goldsmiths University à Londres. Traduit par Maud Barret Bertelloni.

La classe est-elle le sujet qui fâche pour le féminisme ? Présente partout, elle est rarement discutée. Dès leurs débuts, les mouvements féministes ont constitué une tentative de dépasser les divisions de classe et de réunir sous un même toit les femmes de toutes origines sociales. Chaque femme fait fondamentalement l’expérience de formes de violence et d’oppression – à l’intérieur comme à l’extérieur du foyer -, spécifiques aux femmes en tant que femmes, ou à celles qui s’identifient comme femmes.

Cependant, les manières d’y répondre varient de manière significative selon la position sociale et l’appartenance de classe. Il suffit de penser aux difficultés que rencontrent des femmes pauvres pour s’extraire de situations domestiques abusives lorsqu’elles ne bénéficient pas de la stabilité économique nécessaire pour vivre seules, surtout lorsqu’elles ont des enfants à charge. Ou de songer aux difficultés rencontrées par ces mêmes femmes pour participer à des assemblées ou à des collectifs féministes, en raison de la durée de la journée de travail et du coût de la garde des enfants.

Les différences de classe ont traversé ce que l’on appelle communément les trois « vagues» du féminisme. Même si la métaphore de la vague associée à l’histoire des mobilisations des femmes demeure problématique –  en raison de sa restriction à l’Occident autant que du risque qu’elle comporte de diluer l’hétérogénéité des mouvements féministes – elle permet de revenir sur les tensions de classe qui ont caractérisé les mouvements féministes tout au long de leur histoire.

Différences de classe dans les trois « vagues » féministes

Pendant la « première vague », entre la fin du XIXè et le début du XXè siècle, le cœur de la bataille du mouvement féministe naissant fut le droit de vote et l’égalité politique. En Occident, comme dans de nombreuses autres régions du monde, aucune femme ne jouissait de droits politiques : elles ne pouvaient ni élire leurs représentants ni se porter candidates aux élections. Alors que l’on retient que les femmes britanniques obtinrent le droit de vote en 1918 par le Representation of the People Act, on oublie souvent que les femmes ouvrières en demeurèrent exclues jusqu’en 1928 [le vote des femmes demeura censitaire et concernait les femmes payant l’impôt sur la propriété ou étant mariées à un homme soumis à cet impôt, NDLR]. Cela put advenir aussi parce que les premières suffragettes étaient des femmes bourgeoises, peu sensibles aux revendications des femmes issues de la classe ouvrière.

Encore aujourd’hui, l’accès aux droits reproductifs et économiques est largement déterminé par la classe.

Les tensions de classe propres à cette première vague du mouvement féministe, et particulièrement celui anglais, ont été largement documentées. L’historienne Jo Vellacott montrait dans son livre Pacifists, Patriots, and the Vote comment, à partir de 1915, les fractures dans les principales organisations suffragistes au Royaume-Uni ont débouché sur le contrôle de la part d’un groupe restreint de femmes bourgeoises, principalement londoniennes, sans représentation des femmes ouvrières et des femmes du Nord industrialisé. Plus récemment, l’historienne féministe Laura Schwartz a exploré dans son livre Feminism and The Servant Problem (2019) les relations et les conflits entre le mouvement suffragiste, d’une part, et les organisations naissantes des travailleuses domestiques de l’autre, souvent constituées des domestiques employées par les suffragettes elles-mêmes.

La « deuxième vague » du mouvement féministe, celle des grandes mobilisations des années 1960 et 1970, s’est principalement concentrée sur les droits reproductifs et économiques. Jusqu’au début des années 1970, l’avortement était encore illégal dans la majorité des pays occidentaux. Il n’a été légalisé qu’après ce grand mouvement – tout en rencontrant d’importantes limites. A l’époque, la majorité des femmes occidentales ne participait pas de manière active au marché du travail en dehors du foyer et demeurait exclue de nombreuses professions. C’est seulement à la moitié des années 1970, grâce à d’importantes mobilisations, qu’un nombre croissant de femmes a commencé à gagner en indépendance économique par le biais du travail salarié. Les différences de classe ont déterminé les manières dont les femmes ont pu bénéficier des fruits de ces batailles, voire la possibilité même d’y participer. Encore aujourd’hui, l’accès aux droits reproductifs et économiques est largement déterminé par la classe. 

En ce qui concerne l’avortement, alors que la plupart des femmes qui ont recours à l’interruption volontaire de grossesse en Grande Bretagne appartient aux segments les plus pauvres de la société, ce sont les femmes issues des classes populaires qui rencontrent le plus d’obstacles dans l’accès à la planification familiale aux Etats-Unis, ce qui aggrave leur marginalisation économique. Dans les deux cas, la position économique des femmes constitue la raison principale pour laquelle les femmes peuvent ou non exercer leur « liberté » dans le choix d’avorter. 

En ce qui concerne l’accès des femmes au marché du travail, si l’accès à l’emploi représente une victoire féministe, en ce qu’il a permis à de nombreuses femmes d’atteindre l’indépendance économique par le travail, cette victoire est nuancée par les différences qui existent dans les types de profession et les conditions de travail auxquelles les femmes ont accès en raison de leur appartenance de classe, ce qui influe sur les manières dont elles peuvent profiter de cette indépendance économique rudement gagnée. Pour beaucoup de femmes issues des classes populaires, un emploi dans des secteurs mal rémunérés comme la vente, la santé ou l’éducation primaire, avec de très bas salaires, implique de très longues journées de travail et des contrats précaires qui empêchent de fait leur indépendance et leur épanouissement personnel [près de soixante ans plus tard, que les femmes constituent toujours près de 80% des emplois à temps partiel, et ce type d’emploi est particulièrement fréquent dans les activités de nettoyage, de l’hébergement‑restauration, de l’éducation, de la santé et de l’action sociale. Source: INSEE. NDLR.].

La « troisième vague » féministe des années 1990 est caractérisée par deux évolutions principales. La première est la réélaboration du concept de genre, par l’intervention décisive de Judith Butler. La seconde concerne la centralité du concept d’intersectionnalité, nouveau mot d’ordre du féminisme. Ce dernier n’a pas seulement attiré l’attention d’un grand nombre de chercheuses ; il est aussi devenu un mot clé du militantisme féministe contemporain et des efforts visant à incorporer une approche intersectionnelle dans les lois anti-discrimination, au niveau national comme international. 

L’intersectionnalité, c’est-à-dire l’attention spécifique aux diverses formes d’oppression subies par des corps non-blancs, non-hétérosexuels, non-bourgeois et non-valides, a émergé comme une réaction à l’égard de la tendance homogénéisante de la deuxième vague féministe, à qui l’on a reproché de faire coïncider le concept de femme avec les souffrances et les théories… de femmes blanches et bourgeoises.

Le langage des droits et de l’égalité politique est limité parce qu’il camoufle le fait que les femmes issues de classe populaire ne jouissent pas d’une pleine égalité.

Même si la préoccupation pour des questions de classe a toujours été présente dans les théories intersectionnelles, on leur reproche de mobiliser la « classe » comme l’une des dimensions entremêlées de l’oppression, constamment mentionnée, sans jamais être réellement examinée. On notera cependant que nombreuses théoriciennes féministes de l’intersectionnalité – comme Angela Davis, Patricia Hill Collins, Bell Hook, Nira Yuval-Davis ou Linda Martín Alcoff – y portent une attention toute particulière. L’autre critique récurrente soutient que l’intersectionnalité assimilerait les mécanismes de classe à ceux d’autres catégories, qui toutefois opèrent selon des logiques différentes. 

En particulier, la superposition de catégories comme la « race », le genre et la classe dissimulerait le besoin d’adopter différentes stratégies politiques pour chacune d’entre elles. Si la lutte contre les oppressions se concentre souvent sur la reconnaissance de l’égalité des droits, une stratégie de la lutte des classes est, elle, fondamentalement abolitionniste, au sens où elle revendique une société sans classes. Pour cette raison, la classe ne pourrait facilement être insérée dans le paradigme de l’égalité politique, dominante dans le féminisme.

Hypocrisie du paradigme de l’égalité politique

Pour les féministes qui soulignent l’importance de la classe dans le projet d’autodétermination des femmes, le paradigme de l’égalité politique qui a dominé les différentes vagues pose lui-même problème, à cause de son insuffisance pour affronter les divisions de classe. Les revendications de l’égalité des droits camouflent le fait que ce paradigme égalitariste est construit à partir d’un sujet abstrait, détenteur de droits, qui à la fin se révèle… un sujet bourgeois.

Le paradigme de l’égalité politique universelle trouve en Occident son origine dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’un des résultats remarquables de la Révolution de 1789. Olympe de Gouges a illustré la première les limites de la prétendue universalité de cette Déclaration, mettant en lumière à quel point elle concernait exclusivement les hommes, excluant de fait la moitié de la population humaine. Pendant cette même période mouvementée, les esclaves de la colonie française de Haïti mirent en lumière à quel point cette déclaration supposément universelle excluait aussi certains hommes : les esclaves dans les colonies et les ouvriers sans propriété, aussi, étaient exclus de l’universalité de tels droits. De 1791 à 1804, les esclaves d’Haïti sont ainsi devenus les protagonistes de l’une des plus extraordinaires révoltes anticoloniales, et le premier succès d’une révolution d’esclaves montra de manière concrète l’hypocrisie du paradigme de l’égalité politique universelle.

Ce détour nous aide ici à comprendre le problème complexe mais essentiel de la différence entre une stratégie centrée sur l’égalité politique et sur les droits – prédominante dans les mouvements féministes comme ailleurs – et une stratégie politique de classe.

Ce n’est pas un hasard si les femmes et les hommes sans propriété ont continué d’être exclus du droit de vote pour plus d’un siècle.

Olympe de Gouges et les esclaves d’Haïti ont illustré la manière dont le projet d’égalité politique inauguré par la Révolution française, à travers le langage des droits universels était issu des intérêts d’hommes de la Métropole, de classe moyenne et bourgeoise. Ce n’est pas un hasard si les femmes et les hommes sans propriété ont continué d’être exclus du droit de vote pour plus d’un siècle. Même lorsque le vote féminin est devenu une réalité, seules les femmes les plus aisées ont été admises dans le club de l’égalité politique, reproduisant ainsi les divisions et les exclusions déjà vues au début du mouvement pour le suffrage universel né des cendres de la Révolution française. L’esclavage, enfin, a continué de fonctionner comme moteur de l’économie coloniale capitaliste jusqu’à la fin du XIXè siècle. Lorsqu’il a été aboli, les Noirs des États-Unis – souvent pauvres et prolétaires – ont continué d’être officiellement ségrégués et exclus de nombreux espaces et services jusqu’à la fin des années 1960.

Pour celles et ceux qui soulignent l’importance de la classe pour le féminisme, le langage des droits et de l’égalité politique ne tient pas suffisamment compte des manières dont les femmes pauvres et issues des classes populaires – ainsi que, plus largement, tous les membres de la classe ouvrière – ne peuvent jouir pleinement de ces droits et donc de l’égalité politique. Encore aujourd’hui, la plupart des femmes pauvres et de la classe ouvrière n’a pas droit à l’aide juridictionnelle au Royaume Uni, et rencontre plus de difficultés à porter plainte en cas d’abus ou de violence domestique ou à se défendre par des voies juridiques d’autres abus. Les travailleuses domestiques migrantes ont seulement quelques mois pour changer de travail lorsqu’elles ont besoin de fuir leur employeur, puisqu’elles risquent de devenir clandestines et d’être expulsées. Ces différents exemples illustrent à quel point la revendication d’une égalité politique universelle ou d’un accès égal à la justice est sérieusement entravée pour les femmes issues de classes populaires.

Cela ne signifie pas que la lutte pour les droits politiques et l’égalité universelle ne soient pas pertinentes ou qu’elles soient inutiles d’un point de vue de classe. Au contraire, la perspective de l’égalité politique universelle a permis à de nombreuses femmes ouvrières et à nombreux autres sujets marginalisés d’obtenir une reconnaissance et une amélioration de la qualité de leur vie. Cependant, la critique de classe du paradigme des droits politiques souligne à quel point il ne parvient pas à couvrir entièrement les inégalités de classe, car ces dernières sont tellement consolidées dans notre société qu’elles empêchent dès l’origine l’accès à l’égalité politique. La vraie égalité ne peut ainsi être atteinte que dans une société sans classe.

Perspective féministe sur la classe

Une certaine tension de classe traverse les différentes vagues féministes – des luttes féministes pour l’égalité politique, dominées par des femmes bourgeoises, aux impasses du paradigme de l’égalité politique des droits face aux inégalités de classe. Mais de quelle classe s’agit-il ? Et comment a-t-elle été définie par les féministes ?

Même si l’égalité véritable ne peut être obtenue que dans une société sans classe, les féministes attentives aux inégalités de classe sont bien conscientes que celle-ci n’engendre pas nécessairement la fin de l’oppression de genre.

Les sciences sociales identifient deux approches principales au concept de classe : l’approche par la stratification sociale et l’approche antagoniste. La première classifie les personnes à partir de différents groupes ou « classes », définis en fonction de leurs revenus ou de leur statut. Elle considère la classe comme un marqueur de différenciation et représente généralement la société divisée en classes comme une pyramide stratifiée. Les personnes qui se trouvent en bas de la pyramide gagnent moins d’argent et ont un statut social plus humble – alors même qu’elles représentent un plus grand pourcentage de la société ; celles qui sont en haut bénéficient de revenus et d’un statut social plus élevé.

La deuxième approche, introduite par Karl Marx, fonde la classe dans la relation entre les personnes et les trois formes principales de revenus : le salaire, le profit et la rente. Les personnes dont le revenu est constitué par le salaire – la classe ouvrière – ne possèdent pas leurs moyens de production – les instruments qui permettent de travailler (le bureau, l’ordinateur ou les machines nécessaires à accomplir son travail). Les travailleurs et les travailleuses salariées dépendent des détenteurs du profit, c’est-à-dire l’autre classe, constituée par les détenteurs des moyens de production.

À la différence de l’approche par la stratification, l’approche antagoniste décrit les classes comme des relations sociales interdépendantes et en conflit et non comme des groupes séparés. Les travailleuses et les travailleurs salariés dépendent de leur employeur (celui qui détient le profit) afin de payer leurs factures et de survivre, mais ces employeurs ont besoin du travail pour d’extraire leur profit et rester au sommet de la pyramide sociale. L’antagonisme entre les deux classes dérive du contraste entre leurs intérêts, puisqu’une classe tire des bénéfices de l’appauvrissement de l’autre.

Certaines féministes, comme Christine Delphy ou Shulamith Firestone, ont contribué à l’approche antagoniste en soutenant que les femmes sont une classe spécifique à part entière, en conflit avec celle des hommes. Dans les années 1970, ces deux théoriciennes influentes ont soutenu que les femmes sont une classe opprimée ou une sous-classe opprimées par les hommes, auxquelles elles fournissent des services domestiques ou sexuels. La seule manière d’atteindre la libération est, selon elles, la cessation du travail domestique et sexuel. La spécificité de cette définition des femmes comme « classe », chez Delphy comme chez Firestone, est le refus du concept de classe dans sa conception économique. Autrement dit, l’approche par la stratification comme celle par l’antagonisme, malgré leurs différences substantielles, interprètent la classe comme une catégorie qui décrit la relation entre un individu et son accès au salaire et aux ressources économiques.

Au contraire, Delphy et de Firestone conçoivent la classe comme une catégorie qui décrit la relation hiérarchique entre les hommes et les femmes, dans laquelle ces dernières occupent une position subordonnée et opprimée. Cette définition est controversée, puisqu’elle implique davantage de solidarité entre des personnes du même sexe ou genre malgré des intérêts économiques contrastants – ce qui est souvent contredit par la réalité des divisions de classes.

Elle met toutefois en lumière un aspect important pour une perspective féministe de classe : la classe est à la fois une relation sociale d’interdépendance et d’antagonisme qui unit les hommes et les femmes qui partagent une même dépendance au salaire et une relation d’oppression qui peut opposer les personnes d’une même classe. Dans un même foyer, ouvrier ou bourgeois, l’homme opprime souvent la femme, surtout lorsqu’on tient compte que la division genrée du travail qui a, pendant des siècles, contraint les femmes à accomplir les tâches dévaluées par la société capitaliste (le travail de soin, la cuisine, le ménage). 

Même si une stratégie politique de classe demeure abolitionniste, au sens où, selon ce paradigme, l’égalité véritable ne peut être obtenue que dans une société sans classe, les féministes attentives aux inégalités de classe sont bien conscientes qu’une société sans classe n’engendre pas nécessairement la fin de l’oppression de genre. Du reste, pendant les années 1960 et 1970, au cœur du mouvement féministe de la deuxième vague, de nombreuses femmes inscrites à des organisations communistes et socialistes se sont vite rendues compte qu’elles n’étaient pas traitées comme des alliées politiques comme les autres. Alors que les hommes avaient acquis des rôles de premier plan à l’intérieur de ces organisations, elles étaient souvent restées reléguées à des occupations techniques et leur demande d’émancipation n’était pas prise au sérieux.

Est-ce que cela signifie que la solidarité de classe est seulement un mirage, tout comme l’idée d’une solidarité entre femmes, indépendamment de leur appartenance de classe ? Pas nécessairement. Récemment, des féministes marxistes ont revisité les débats sur la classe et le féminisme, réunies dans les « théories de la reproduction sociale ». Cinzia Arruzza soutient que l’on doit comprendre la grève comme un outil stratégique des mobilisations féministes. Tithi Bhattacharya propose le paradigme de la reproduction sociale, une approche focalisée sur le travail de soin que les femmes accomplissent à l’intérieur et à l’extérieur du foyer – pour comprendre les luttes de classe féministes. 

Ce que montrent, dans tous les cas, ces différentes expériences, est que la classe est une relation sociale inévitablement liée à d’autres relations sociales, comme le genre et la « race ». Les travailleuses et les travailleurs sont des sujets situés sur ces axes, et incarnent et subissent les contradictions et inégalités que ces différentes relations sociales impliquent.

Sara R. Farris est professeure de sociologie à l’université Goldsmiths de Londres et autrice de Femoniationalism : in the name of Women’s Rights (Duke University Press, 2017). Cet article est extrait d’une publication collective, éditée par Catherine Rottenberg, This is not a textbook Feminism (Goldsmiths University Press, 2023).

Retour de Cannes : le cinéma en transition(s)

Cinéma Le Vent Se Lève LVSL Cannes
© Denise Jans

La 77ème édition du Festival de Cannes s’est clôturée ce samedi 25 mai par le sacre du film Anora du réalisateur états-unien Sean Baker. Entre jusqu’au-boutisme formaliste, perméabilité aux questions de genre, percée du cinéma indien et dernier tour de piste du Nouvel Hollywood, cette grand-messe cannoise aura également permis de mettre en lumière les principales tendances du cinéma mondial et ses évolutions probables à court et moyen terme.

Cette année, peut-être plus encore que les précédentes, la volonté des équipes du Festival de Cannes d’être au premier plan de l’actualité cinématographique s’est manifestée très explicitement, et ce, dès l’annonce du nom de la présidente du jury de cette 77ème édition. En choisissant Greta Gerwig – qui fut, avec Justine Triet, la réalisatrice la plus médiatisée de l’année qui vient de s’écouler –, de même qu’en intégrant à la sélection officielle son lot de films à gros budgets souvent attendus par le public (Furiosa de George Miller, Megalopolis de Francis Ford Coppola, mais aussi le premier film de la saga Horizon de Kevin Costner et Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte), Thierry Frémaux et ses équipes assuraient à Cannes son statut de centre névralgique du cinéma mondial, objet de tous les regards, du plus grand public au plus cinéphile, assumant le risque des grands écarts, ce qui fut, à bien des égards, la marque de cette dernière édition.

Ainsi, s’il n’est guère envisageable, en général, d’extrapoler d’un festival les tendances, lignes de fracture et défis qui structureront le cinéma mondial pendant plusieurs années, il est possible d’effectuer ce travail prospectif à partir du Festival cannois, tant celui-ci a souvent semblé anticiper les évolutions du 7ème art – parce que les différentes sélections tentent d’être représentatives de ce qui se fait un peu partout dans le monde et que les films sélectionnés sont souvent les plus attendus de l’année, mais aussi parce que la visibilité dont ils bénéficient contribue à façonner en retour les attentes et succès futurs. Revenir sur ces quinze derniers jours peut donc permettre de dresser un panorama des évolutions en cours, d’autant plus qu’il s’est agi plus que jamais d’une édition de transition. 

Le calme après la tempête

La fumée blanche ne pointait pas encore à l’horizon que déjà, à l’issue de la première de The Seed of the Sacred Fig de Mohammad Rasoulof, les dés semblaient jetés. En sortant du Grand Théâtre Lumière, les festivaliers paraissaient soulagés et clamaient, avec un peu trop de précipitation, l’évidence de la Palme. Il faut dire que de nombreux commentateurs avaient fustigé le niveau de la compétition, jugé plus faible que les années précédentes, et il est vrai qu’une bonne partie des films sélectionnés mais non palmés l’année dernière auraient sans nul doute pu, cette année, prétendre à la récompense suprême (les films de Jonathan Glazer, d’Alice Rohrwacher, de Nuri Bilge Ceylan, d’Hirokazu Kore-Eda, de Wes Anderson…). D’autres au contraire, à l’image de Josué Morel dans Critikat, ont pu y voir une sélection décousue foncièrement moderne, bien loin de tout académisme festivalier.

Quoi qu’il en soit, ce sentiment amer a en revanche permis de valoriser les films des autres sections, en particulier « Un certain regard », mais aussi ceux des sélections parallèles, de la Quinzaine des Cinéastes et de l’ACID notamment. Les très réussis À son image de Thierry de Peretti et Château rouge d’Hélène Milano ont ainsi pu bénéficier d’une médiatisation plus importante.

Sean Baker, cinéaste des marges et des laissés-pour-compte du « rêve américain », habitué aux petits budgets et à la débrouille, continue ainsi de creuser son sillon et retrouve les figures auxquelles il est habitué (la figure de la prostituée notamment, présente dans Starlet, The Florida Project et Tangerine).

Dans ce climat chagrin, le film de Mohammad Rasoulof avait tout pour plaire. The seed of the sacred fig narre la révolte des femmes en Iran à travers son impact sur une famille de Téhéran dont le père, promu juge d’instruction, se transforme peu à peu en bourreau du régime, et voit ses relations avec ses filles et sa femme se détériorer. La violence du régime des mollahs, montrée notamment au travers d’images d’archives (vidéos publiées sur les réseaux sociaux), croise et révèle petit à petit la domination et la violence masculines au sein de la famille. Si le film fut accueilli avec entrain et s’est immédiatement rangé aux côtés des favoris de la compétition (Anora de Sean Baker, Palme d’or, et All we imagine as light de Payal Kapadia, Grand Prix), eux aussi présentés en deuxième partie de Festival, il fut finalement récompensé d’un Prix spécial. Ce choix a pu irriter, puisque le jury semblait ainsi récompenser le sujet du film, son parcours sinueux (Rasoulof, après l’avoir tourné clandestinement, a dû fuir l’Iran avec une partie de son équipe, traversant de nuit des montagnes à pied, pour échapper à sa condamnation de cinq ans de prison assortis de coups de fouet et pouvoir le présenter à Cannes) et non le film en lui-même, pourtant réussi, subtil (grâce notamment au personnage de la mère de famille acquise au régime) et tout aussi audacieux (le recours aux images d’archives et le choix de montrer ses actrices non voilées lors des scènes en appartement, ce qui semble logique mais qui est pourtant interdit dans les films autorisés par le régime de Téhéran).

Malgré ce petit écart vis-à-vis des pronostics, le palmarès final fut unanimement salué et mit tout le monde d’accord, rassurant les festivaliers décontenancés par la première moitié du Festival et soulagés de voir la Palme accordée à un film qui fit, lui aussi, l’unanimité. Avec Anora, Sean Baker signe un film fondamentalement drôle dans lequel Mikey Madison (qui crève l’écran) incarne une strip-teaseuse se retrouvant mariée au fils d’un jeune oligarque russe et qui, tout au long du film, refuse de se faire malmener par ceux qui ne voient en elle qu’une prostituée que l’on peut maltraiter et destinée à retrouver sa place initiale. Ce cinéaste des marges et des laissés-pour-compte du « rêve américain », habitué aux petits budgets et à la débrouille (Tangerine avait été filmé avec un iPhone 5), continue ainsi de creuser son sillon et retrouve les figures auxquelles il est habitué (la figure de la prostituée notamment, présente dans Starlet, The Florida Project et Tangerine).

Un (très) grand écart

En adoubant les films présentés en fin de Festival, le jury cannois a aussi récompensé les films les plus subtils et les moins m’as-tu-vu de la sélection. Il faut dire que certains furent particulièrement marqués du sceau de la démesure, comme si l’ombre de Megalopolis de Francis Ford Coppola (véritable ovni qui semble avoir profondément divisé jusqu’à la dernière rédaction présente au Festival) avait planée au-dessus d’une bonne partie des films en compétition. Ainsi, le plus grand écart fut probablement les projections de Caught by the tides de Jia Zhangke et, le lendemain, de Limonov – The Ballad de Kirill Serebrennikov. 

Le film de Zhangke raconte, à travers le parcours d’un couple qui se perd de vue, l’histoire contemporaine de la Chine, ses mutations et les grands événements qu’elle a traversés (l’admission à l’OMC, les Jeux olympiques de Pékin, la robotisation, la crise sanitaire, etc.).

Ce dernier, adaptation du roman éponyme d’Emmanuel Carrère (présent dans le film), met en scène les pérégrinations de l’écrivain russe Édouard Limonov, exilé puis fervent soutien du régime russe. En renouant avec le mythe du plan-séquence et en enchaînant les effets de montage superficiels (bien que les plans-séquences soient, d’un point de vue formel, réussis), Serebrennikov fait de son film un exercice de style clinquant, prétentieux, dont la surenchère empêche le spectateur de se questionner sur les raisons des retournements de veste successifs du personnage, vus comme de simples conséquences d’évènements fortuits, et de son passage progressif d’écrivain marginal et libéral à leader nationaliste d’extrême-droite. 

Beaucoup moins tape-à-l’œil, le film de Zhangke raconte, à travers le parcours d’un couple qui se perd de vue, l’histoire contemporaine de la Chine, ses mutations et les grands événements qu’elle a traversés (l’admission à l’OMC, les Jeux olympiques de Pékin, la robotisation, la crise sanitaire, etc.). À l’aide d’un astucieux remontage de ses précédents films et d’images documentaires, le cinéaste chinois parvient à faire surgir l’émotion du quotidien souvent désillusionné de cette femme (Zhao Tao, grandiose), qui semble ballotée par les bouleversements inexorables induits par l’entrée de la Chine dans le capitalisme. Si le montage est moins immédiatement perceptible que chez Serebrennikov, il autorise au contraire certains moments de grâce (les magnifiques surimpressions) dont Limonov manque cruellement. Et, bien qu’il n’ait pas récompensé Caught by the tides, le jury semble, par ses choix, lui avoir donné raison.

Femme, vie, liberté

Un des sujets majeurs de cette édition cannoise, qui se retrouve dans le palmarès, fut la condition féminine. Avant même le début du Festival, la rumeur, démentie par les médias concernés, d’une liste de professionnels du cinéma présents à Cannes et accusés de violences sexuelles, avait fait couler beaucoup d’encre. De même, la faiblesse du nombre de réalisatrices en compétition (4 femmes sur 22 sélectionnés, contre 7 sur 21 en 2023) avait été soulignée. 

Avec The Substance, Coralie Fargeat met en scène les injonctions auxquelles sont confrontées les femmes et le regard porté par les hommes sur leurs corps à travers le parcours d’une actrice en fin de carrière imposée.

Lors du Festival, cette attention se retrouva dans les films projetés. Outre ceux de Mohammad Rasoulof et de Sean Baker, de nombreux autres films traitèrent des questions de genre. Il en est ainsi d’Emilia Perez, Prix du jury et Prix d’interprétation féminine collectif, avec lequel Jacques Audiard narre le parcours d’une femme transgenre (Karla Sofía Gascón) qui, avec l’aide d’une avocate talentueuse, passe de narcotrafiquant mexicain à fondatrice d’une association qui aide les familles à retrouver leurs proches disparus. Hors de la compétition, Judith Godrèche a également présenté son court-métrage Moi aussi sur les violences sexistes et sexuelles, et le silence qui les entoure et qu’elle s’évertue à briser. 

Plus spécifiquement, la place des actrices et les abus dans le milieu du cinéma furent l’objet de plusieurs œuvres présentées à Cannes. Tandis que la vague « Me too » continue de déferler sur le monde du cinéma, plusieurs réalisatrices se sont emparées du sujet. Ainsi, Jessica Palud retrace dans Maria, présenté à Cannes Première, le parcours de Maria Schneider et le viol subi par l’actrice (et filmé) sur le tournage du film Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci avec Marlon Brando. De la même manière, avec The Substance, Coralie Fargeat met en scène les injonctions auxquelles sont confrontées les femmes et le regard porté par les hommes sur leurs corps à travers le parcours d’une actrice en fin de carrière imposée qui, à l’aide d’un produit douteux, crée une nouvelle version d’elle-même, plus jeune, plus sexy, et avec qui elle partage (difficilement) son temps. Le film de Fargeat n’est pas sans rappeler les récents propos d’actrices qui regrettent d’être mises au placard après quarante ans.

Enfin, l’actualité sociale a également traversé le Festival de Cannes, et en a redéfini les contours. Ainsi, la grève des scénaristes à Hollywood a contribué à repousser bon nombre de films états-uniens, et la sélection cannoise s’en est trouvée affectée. De même, tout au long du Festival, l’on pouvait apercevoir par-ci par-là des badges « Sous les écrans la dèche », en soutien au collectif de travailleurs de festivals de cinéma qui alertent sur leur précarisation de plus en plus criante et qui réclament, auprès du ministère de la Culture et du CNC, de pouvoir relever du régime de l’intermittence. Énième rappel que le Festival n’a jamais été hermétique aux débats politiques et sociaux qui traversent la société.

Vers une décennie indienne ?

Une autre récompense mérite toute notre attention : le couronnement du très beau All We Imagine as Light de la réalisatrice Payal Kapadia, mélodrame à la tonalité douce-amère qui brosse les désirs et les désillusions de femmes de Mumbai et qui remporte un Grand Prix mérité. Plusieurs films indiens avaient été sélectionnés cette année, que ce soit dans la section « Un certain regard » (Santosh de Sandhya Suri), à la Quinzaine des Cinéastes (Sister Midnight de Karan Kandhari), à l’ACID (In Retreat de Maisam Ali) ou encore à la Cinéfondation (Sunflowers were first ones to know de Chidanand Naik), mais c’est bien le choix du film de Kapadia qui constitue à lui seul un évènement, puisqu’il met fin à trente ans d’absence du sous-continent en compétition (depuis Swaham de Shaji Karun, en 1994). 

Il est probable que cet attrait nouveau pour le cinéma indien s’accompagne aussi d’un intérêt pour une culture cinématographique bien plus riche et diverse que la référence omniprésente à Satyajit Ray à tendance à masquer.

On aurait d’ailleurs tort de n’y voir qu’un choix anecdotique, puisqu’il s’inscrit dans un regain d’intérêt très récent et renforcé en Occident pour le cinéma indien, comme en témoignent les succès en Europe et aux États-Unis du film RRR de S. S. Rajamouli (et, sur les plateformes, de ses films Baahubali et Baahubali 2) et de Léo de Lokesh Kanagaraj, ainsi que l’organisation d’une exposition sur le cinéma indien au musée du quai Branly (l’exposition « Bollywood Superstars » s’est terminée en janvier dernier). Il est possible de penser que, comme le cinéma hong-kongais dans les années 1980 et 1990, le cinéma japonais, notamment d’animation, dans les années 2000 et le cinéma coréen dans les années 2010, le cinéma indien connaisse un âge d’or en Occident dans les années à venir. Et, de la même façon que les succès internationaux de Bong Joon-ho, Park Chan-Wook, Kim Ki-duk, Yeon Sang-ho et Kim Jee-woon, ainsi que l’accueil réservé à Hong Sang-soo ont permis de faire redécouvrir Im Kwon-taek, Shin Sang-ok et Kim Ki-young, il est probable que cet attrait nouveau pour le cinéma indien s’accompagne aussi d’un intérêt pour une culture cinématographique bien plus riche et diverse que la référence omniprésente à Satyajit Ray à tendance à masquer.

La dernière séance

Dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma, les rédacteurs évoquaient l’apparent « chant du cygne » que les derniers réalisateurs du Nouvel Hollywood paraissent entonner. Après Steven Spielberg (The Fabelmans) et Martin Scorsese (Killers of the Flower Moon, présenté à Cannes en 2023), c’est au tour de Paul Schrader avec Oh, Canada et de Francis Ford Coppola avec Megalopolis de présenter des œuvres plus personnelles, qui ressemblent tout de même beaucoup à des adieux indicibles. Coppola réalise ainsi un projet gargantuesque auquel il avait rêvé pendant plus de quarante ans et qui fut autant difficile à produire (le film engloutit une grande partie de sa fortune personnelle) et à réaliser (le comportement de Coppola pendant le tournage fut mis en cause dans The Guardian) qu’il fut froidement accueilli par les festivaliers et la critique, divisés. Paul Schrader quant à lui semble fermer une boucle cinématographique en dirigeant à nouveau Richard Gere, quarante-cinq ans après American Gigolo. Pour compléter le tableau, George Lucas, lui aussi, était présent sur la croisette pour recevoir une Palme d’or d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. 

Enfin, un autre cinéaste à la carrière glorieuse, David Cronenberg, proposa avecThe Shrouds un film plus (et probablement trop) intime, accueilli lui aussi timidement, dans lequel Vincent Cassel joue son alter ego, confronté à ce qu’il reste de sa femme et à son deuil (Carolyn Zeifman, la femme de Cronenberg, est décédée en 2017). Ces cinéastes qui ont façonné le cinéma nord-américain pendant plusieurs décennies (et qu’il ne faudrait pas enterrer trop rapidement) nous adressent désormais leurs ultimes œuvres, sous le regard d’autres artistes, plus jeunes, qui prennent leur relève (comment ne pas penser, en revoyant Cronenberg en compétition, à Julia Ducournau, Palme d’or il y a deux ans, et à Coralie Fargeat ?). Cannes a cette année eu des airs de cérémonie de passation.

For Ever Godard

Plus émouvant encore, les dernières œuvres de deux cinéastes disparus récemment ont été présentées cette année. Avec Ma vie, ma gueule, film d’ouverture de la Quinzaine des Cinéastes, la regrettée Sophie Fillières lègue un des plus émouvants films du Festival, dans lequel Agnès Jaoui campe une femme dépressive, foncièrement bancale et comique malgré elle, qui tente maladroitement de trouver sa place dans un environnement peu disposé à l’accueillir. Cet autoportrait, monté par son équipe et ses enfants (Sophie Fillières est décédée peu après le tournage) a permis à beaucoup de festivaliers de découvrir la vie et l’œuvre d’une cinéaste trop peu connue.

« Il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. »

Jean-Luc Godard, dans Je vous salue Sarajevo

Enfin, avec Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres », présenté l’année dernière, on croyait avoir vu l’ultime œuvre de Jean-Luc Godard. C’était mal connaître le cinéaste-monteur qui, après avoir choisi le moment de son départ, a décidé de décaler une dernière fois ses adieux, en offrant cette année Scénarios, un court métrage comme il en a le secret, un « dernier avertissement » réalisé la veille de son suicide assisté. Lorsque le dernier plan s’afficha et que JLG, depuis son lit, salua le public cannois avec humour, nombreux sont ceux qui ont pensé, les larmes aux yeux, aux mots d’Aragon dans Le crève-cœur qu’il affectionnait tant : « Quand il faudra fermer le livre, ce sera sans regretter rien. J’ai vu tant de gens si mal vivre, et tant de gens mourir si bien ». Cet ultime geste, accompagné de l’Exposé du film annonce du film « Scénario », véritable plongée dans la méthode laborantine du cinéaste suisse, fut très certainement l’un des sommets du Festival. Et le fantôme de Godard se déplaça le lendemain en salle Debussy, avec la projection du court-métrage C’est pas moi de Leos Carax qui lui rendait une nouvelle fois hommage, comme l’élève au maître disparu, un an et demi après son très beau texte dans le numéro d’octobre 2022 des Cahiers

D’ailleurs, c’est bien avec Godard qu’il convient de terminer ce bilan cannois, en se rappelant ses mots si simples mais extrêmement lucides dans Je vous salue Sarajevo, repris dans JLG / JLG, autoportrait de décembre : « Il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. » À sa façon, cette 77ème édition du Festival de Cannes aura été la rencontre des formes qui, dans le cinéma, se rapprochent de la culture et de celles qui s’en éloignent, et constituent de véritables œuvres d’art.

« Le féminisme ne doit pas s’inscrire dans les catégories masculines » – Entretien avec Clara Serra

Clara Serra à l’Université d’été de LVSL en 2019 ® Clément Tissot pour LVSL

En Espagne, le gouvernement de coalition dirigé par Pedro Sanchez a permis de nombreuses avancées sociales et culturelles. LVSL en a rendu compte : explosion du salaire minimum, reconstruction d’un code du travail démantelé par la « Troïka » (FMI, BCE, Commission européenne), institutionnalisation de nombreuses demandes féministes. Certains reprochent cependant à la gauche espagnole d’avoir renoncé à ses ambitions transformatrices et oublié la radicalité originelle du mouvement des indignados. Les réformes en matière de droit des femmes font également l’objet de critiques issues du courant féministe. Nous nous sommes entretenus avec Clara Serra, qui avait participé à l’Université d’été du Vent Se Lève en 2019. Ex-députée Podemos à l’Assemblée de Madrid, chercheuse à l’Université de Barcelone, elle est l’auteure de nombreux articles et livres – dont Leonas y zorras : estrategias políticas feministas (2018). Cet entretien est l’occasion de revenir sur le bilan du gouvernement espagnol, ainsi que sur les thèmes de l’identité, du désir et de la judiciarisation des comportements depuis une perspective féministe. Entretien mené par Guillermina Huarte, traduit par Paul Haupterl1.

Guillermina Huarte – Vous interrogez les luttes politiques identitaires, et êtes l’une des auteures de Alianzas rebeldes. Un feminismo más allá de la identidad [Alliances rebelles. Un féminisme au-delà de l’identité NDLR]. Quelles sont les limites des luttes identitaires ? Pourquoi parler d’un féminisme qui va au-delà de l’identité ?

Clara Serra – En un sens, toute politique est une politique de l’identité. Les identités sont des constructions sociales que les luttes politiques peuvent mobiliser pour affronter le pouvoir. Dans le cas du féminisme, il est clair que, d’une part, l’identité féminine a à voir avec le fait que les femmes sont assignées à travers le monde à des places similaires, qu’elles partagent des expériences proches voire un commun destin social ou économique, et que cela a à voir avec le patriarcat. Se servir de cette identité est un moyen de se retourner contre l’inégalité. Mais seulement si l’on s’en sert de façon stratégique.

Lorsque les luttes politiques oublient le caractère instrumental, et en un certain sens fictif (construit) des identités, les luttes peuvent cesser d’être émancipatrices et, au contraire, reproduire les catégories de pouvoir, en les essentialisant et en les réifiant.

On transite d’un cadre dans lequel les femmes sont comprises comme étant potentiellement capables de dire « non » vers un autre dans lequel – la sexualité étant entendue comme dangereuse pour les femmes – ce choix est pensé comme impossible.

Le but du féminisme n’est pas de reproduire la catégorie « femme », mais en quelque sorte de la détruire. C’est-à-dire de travailler à la construction d’un monde dans lequel cette catégorie perd son importance sociale et n’a pas d’implications particulières en termes de trajectoires individuelles. Nous nous battons pour le droit des femmes à être différentes les unes des autres et pour cela nous utilisons un mot qui construit une identité commune fictive de manière instrumentale. Lorsque nous perdons de vue ce caractère fictif, nous élaborons des politiques essentialistes et conservatrices qui sanctifient et mythifient l’identité des femmes. Je m’oppose à de tels féminismes.

GH – Les mots d’ordre féministes sont marqués par une demande d’intervention punitive et d’extension du code pénal. La loi sur les libertés sexuelles votée en Espagne s’inscrit en ce sens. Le durcissement du code pénal vous semble-t-il compatible avec l’idéal de transformation sociale que le féminisme pourrait contenir ?

CS – Je crois, comme le soulignent de nombreux auteurs, que la phase actuelle du néolibéralisme se caractérise par une dérive punitive. C’est le produit du recul de l’État-providence et des politiques sociales. Face à l’appauvrissement massif et à la précarisation de nos vies, l’incertitude et le sentiment d’insécurité, de risque et de danger social augmentent. Les politiques punitives rendent certains individus, ou certains groupes, responsables de ce risque et exonèrent ainsi les politiques structurelles de paupérisation d’où surgit la fracture sociale. On nous promet paix et ordre à travers des solutions punitives. Par conséquent, au cours des dernières décennies, les États libéraux ont eu de plus en plus recours au durcissement de leur code pénal. Aux États-Unis mais aussi en Europe.

Cela est à mon sens incompatible avec un horizon de gauche, qui devrait s’engager en faveur de politiques sociales et économiques qui s’opposent au néolibéralisme. Je crois que certaines forces de gauche et aussi certains féminismes se laissent séduire par ces politiques punitives et collaborent de façon parfaitement inconséquente et dangereuse à ce renforcement pénal des démocraties libérales actuelles.

La loi sur les libertés sexuelles, comme beaucoup de propositions qui ont été mises en œuvre dans le contexte nord-américain et anglo-saxon contre les violences sexuelles, envisage de façon explicite le code pénal comme le levier fondamental de la transformation sociale et de la correction des comportements individuels. De la même façon, certaines propositions politiques LGBT exigent également un recours excessif aux moyens punitifs dans leur lutte contre les « crimes de haine », ce qui a d’ailleurs été critiqué par des activistes LGBT et queer critiques tels que Dean Spade.

GH – Aujourd’hui, on parle beaucoup du consentement, et ce n’est pas pour rien que cette loi sur les libertés sexuelles est appelée solo si es si (« seul oui est oui » NDLR). À plusieurs reprises, vous avez souligné qu’il est problématique de passer de « non c’est non » à « seul oui c’est oui ». Quelle est la différence entre les deux ?

CS – On transite d’un cadre dans lequel les femmes sont comprises comme étant capables de dire « non » (et sont encouragées et habilitées à le dire), à un autre dans lequel – la sexualité étant entendue comme systématiquement dangereuse ou intimidante pour les femmes – ce choix est pensé comme impossible. Cela me semble hautement problématique. Sommes-nous prêtes à assumer cette impossibilité et à cesser de lutter pour une société dans laquelle nous pouvons dire « non » ? Quelles choses perdons-nous en cours de route en acceptant un tel cadre ?

Celles qui, partisanes du consentement positif, défendent le slogan « seul le oui est oui » le présentent comme un cadre supérieur parce qu’il est formulé en une phrase affirmative. C’est à mon avis totalement faux ; le slogan « seul oui est oui » n’a de sens que si l’on considère que le « non » est partout, c’est-à-dire que si nous pensons qu’en principe et par défaut les femmes ne souhaitent pas de relations sexuelles. Cela ne me semble pas rompre en quoi que ce soit avec la conception réactionnaire de la femme comme un être effrayé par le sexe.

De fait, c’est la société patriarcale qui nous amène à croire qu’être une femme décente, c’est ne pas vouloir ni désirer de sexe, c’est ne pas avoir d’attentes sexuelles. Je pense qu’il est juste, bien sûr, de remettre en question l’identification systématique dès que les hommes le désirent de tout silence à un « oui », bien sûr, mais je trouve très problématique que la réponse à cette question soit d’établir dans l’autre sens et catégoriquement que tout silence est un « non ».

Le problème, précisément, est que cette conception du consentement positif a besoin de tout faire rentrer dans la case du « oui » très clair ou dans celle du « non » très clair. Cette clarification drastique de la sexualité supprime la possibilité du « je ne sais pas ». Pour le dire autrement : je soutiens qu’en plus des choses que les sujets savent qu’ils veulent et de celles qu’ils savent qu’ils ne veulent pas, il y a un large éventail de choses qui relèvent du domaine du non-savoir, du doute et de l’incertitude (incertitude non seulement de ce que l’autre veut mais aussi de ce que l’on désire soi-même !). Lorsque le féminisme dit « non, c’est non », je ne pense pas que l’on puisse en déduire que tout ce qui n’est pas un « non » est un « oui » ; au-delà du « non », il peut y avoir un « peut-être », un « je ne sais pas » ou un « on verra ». Dans la conception imposée du consentement positif – pour laquelle « seul un oui est un oui » est un critère permettant de distinguer le sexe consensuel de la violence et du crime sexuel – nous disons clairement que la loi peut et doit considérer toute absence de « oui » comme un « non » clair comme de l’eau de roche, si clair comme de l’eau de roche qu’il implique une infraction pénale exactement comme si la femme avait dit « non ».

Quelque chose s’est perdu. Prétendre clarifier complètement le sexe et éradiquer la possibilité du « je ne sais pas » ne me semble pas être une avancée féministe et, de fait, semble limiter l’exploration sexuelle par les femmes des territoires opaques de leur propre désir tout en les rendant responsables de toujours savoir et dire clairement ce qu’elles veulent. Le problème est que nous ne savons pas toujours ce que nous voulons et que nous avons le droit de ne pas savoir, de douter, d’explorer, de découvrir.

De plus, pour les femmes, dire « oui » dans ce cadre actuel du consentement positif ne signifient pas prendre l’initiative sexuelle. Dire, prononcer ou expliciter un « oui », c’est répondre, c’est répondre à la demande, à la question ou à la proposition de l’autre (et répondre à ce que l’autre propose, en plus, de manière affirmative). Pour moi, un féminisme qui prétend défendre la désobéissance féminine doit s’orienter dans direction opposée : défendre l’initiative sexuelle des femmes dans la recherche de leur plaisir et de leurs désirs ; c’est-à-dire être celles qui proposent, qui cherchent l’autre, qui prennent des risques, qui explorent.

En d’autres termes, celles qui, s’il s’agissait d’un dialogue, sont celles qui demandent et non celles qui répondent. Dans les imaginaires sexuels dérivant de la conception du consentement sexuel comme le critère qui permet de séparer les violences du sexe, cette place a été effacée, la position d’attente et de passivité des femmes est généralisée, la désobéissance féminine est niée et cachée, les « mauvaises filles » qui veulent du sexe plus que les hommes et qui prennent l’initiative contre les mandats patriarcaux, ont disparu de la carte. Rendre cette possibilité visible est, je pense, fondamental, précisément parce que cela met en lumière quelque chose de très important. Les femmes, lorsqu’elles prennent l’initiative sexuelle, ne demandent pas toujours et n’attendent pas toujours un « oui » explicite de l’autre partie ou une clarté parfaite sur le désir. Devraient-elles commencer à le faire pour ne pas devenir des criminelles ? Peut-on imaginer dans le cadre de ces nouvelles dispositions juridiques (et de leur application par un système judiciaire conservateur), une augmentation du nombre de femmes accusées de harcèlement sexuel ?

Il me semble évident que prendre l’initiative, c’est précisément prendre les risques liés à la négociation sexuelle. De nombreuses femmes, notamment, ne montrent-elles pas qu’il est possible de prendre l’initiative sans clarté absolue et en même temps sans violence envers l’autre ? Ne devrait-on pas explorer cette voie ? Je crois que l’éducation sexuelle féministe doit apprendre aux hommes qu’il est possible de séduire sans violence. Tout comme je crois que l’éducation féministe doit apprendre aux femmes que se voir dire « non » n’est pas un outrage honteux ou humiliant. Si nous voulons encourager les femmes à emprunter les chemins que la culture patriarcale nous a toujours interdits, je pense que l’enseignement doit être : on peut se lancer, prendre des risques, essayer de séduire l’autre et, si l’autre ne veut pas, cela ne doit pas être vécu, par les femmes, comme une humiliation.

Être active, c’est aussi assumer le risque que l’on peut se voir opposer un refus, que l’on peut s’être trompée dans l’interprétation du désir de l’autre, que l’on peut s’être exposée mais que l’autre ne soit pas rentré dans le jeu. Dans notre imaginaire sexuel, il manque des hommes qui puissent dire non (par opposition à l’idée de l’homme au désir puissant et toujours actif, qui fait partie, je pense, des exigences de la masculinité) et plus de femmes qui acceptent de prendre les risques inévitables de toute négociation sexuelle (qui ne peut jamais être totalement nette, claire et transparente). La conquête du terrain d’exploration, la possibilité d’entrer sur un terrain sexuel où il y a place pour le malentendu ou l’incompréhension avec l’autre, va de pair avec la conquête du « non c’est non ». C’est un excellent slogan féministe car il signifie à toutes les femmes que dire « non » est possible, que nous ne sommes pas obligées d’être toujours disposées à et disponibles pour satisfaire les désirs des hommes. Il indique également aux hommes que le « non » doit toujours être respecté.

Nous avons besoin d’un féminisme qui s’oppose la violence et qui, en même temps, préserve pour les femmes la possibilité de ne pas toujours vouloir ce qu’elles désirent et de ne pas toujours désirer ce qu’elles veulent.

Je crois que, par rapport aux objectifs que je viens d’exposer, les conceptions actuelles du consentement que nous mettons en place sont régressives, et représentent un pas en arrière plutôt qu’un pas en avant. L’homme reste l’acteur et la femme reste celle qui répond à ce qui lui est proposé par les autres. Et la sexualité est un terrain tellement hostile pour les femmes que nous ne sommes jamais capables ni de nous engager dans la séduction ni de dire « non » aux désirs des hommes. Cela me semble un cadre conservateur qui ne rompt nullement avec les assignations et les rôles de genre traditionnels, mais qui les reconduit sous de nouvelles formes à travers de la loi. C’est un féminisme qui présuppose l’impuissance des femmes au lieu de travailler à leur autonomisation et qui, en présupposant qu’il n’y a pas de capacité à dire non, attribue à l’État le devoir de dire « non », et de manière préventive, pour nous toutes.

Bien sûr, je suis tout à fait d’accord pour dire que les lois doivent être réformées pour préciser les circonstances dans lesquelles les femmes ne peuvent pas dire non (bien évidemment, les cas de viol en situation d’inconscience, ou d’alcoolisme ou de toxicomanie, entrent dans cette catégorie : même en l’absence de force ou de menace ou contrainte, le consentement est alors impossible), mais cela devrait être l’exception plutôt que la règle. Il est clair que nous devons améliorer nos lois afin qu’elles reconnaissent de manière adéquate ces situations ou d’autres qui impliquent une difficulté de consentement, une impossibilité de dire non.

Mais les règles qui sont adoptées dans certains pays impliquent quelque chose de substantiellement différent. Elles ne comblent pas des lacunes ou des déficiences, elles redessinent complètement la façon dont nous pensons la sexualité. Elles mettent en place un cadre qui a étendu le danger sexuel de telle manière que les femmes ont perdu, par avance, pour toujours et dans tous les contextes, la possibilité d’exprimer un « non », ce qui nous conduit inévitablement à des approches paternalistes et sécuritaires.

GH – Sur le consentement, vous effectuez une distinction entre volonté et désir. Pourquoi est-il important de distinguer les deux ?

CS – Je pense que les politiques actuelles en matière de consentement sont fondées sur une dangereuse confusion entre volonté et désir, dans laquelle il n’est pas clair si consentir c’est choisir quelque chose ou le désirer. Ce n’est pas la même chose. Une femme peut choisir d’avoir des relations sexuelles sans la désirer, et elle peut consentir sans désir, non seulement dans le contexte du travail du sexe, mais aussi dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Évidemment, je pense que c’est une bonne chose de vouloir que les relations sexuelles soient désirées, mais je pense qu’il est très dangereux de faire du « sexe désiré » le critère du droit pénal pour identifier les violences sexuelles. On peut consentir ou choisir d’avoir des relations sexuelles sans désir et cela doit être respecté comme un choix du sujet, mais, en outre, il est possible de désirer quelque chose et, en même temps, de s’y opposer et de dire « non ». Ces féminismes actuels qui confondent volonté et désir et parlent de « consentement enthousiaste », ou que le viol est une relation « non désirée », me semblent impliquer inévitablement une vision moralisatrice du sexe dans laquelle, en fin de compte, on reconduit le modèle traditionnel et patriarcal de l’amour, du sexe amoureux ou du bon sexe comme le sexe typique des femmes.

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De fait, la concordance du désir et de la volonté – vouloir ce que l’on veut et vouloir ce que l’on veut – peut être appelée « amour » et il est important – et même très souhaitable – que cela soit une option dans la vie sexuelle. Mais les femmes n’ont pas toujours de relations sexuelles pas toujours par amour, elles ne sont pas toujours réconciliées avec leurs fantasmes et leurs désirs, et le féminisme doit revendiquer le droit des femmes, elles aussi, à cette sexualité qui a traditionnellement été réservée aux hommes. Au demeurant, la confusion entre désir et volonté, c’est-à-dire l’identification du viol comme une violation du désir, est ce qui a traditionnellement conduit à penser – et certains juges à juger – que les mauvaises femmes, celles qui désirent mal, celles qui désirent trop, ne pourraient jamais être l’objet d’un viol parce qu’elles auraient en quelque sorte désiré ce qui leur est arrivé.

Cette perspective, selon laquelle la transparence des désirs n’est pas problématique, est une perspective profondément volontariste, rationnelle et libérale, sans esprit critique.

Virginie Despentes a parlé dans King Kong Theory de son propre viol et, en même temps, des fantasmes de viol qui l’ont toujours accompagnée. Comment un féminisme qui place la vérité, l’authenticité et la pureté dans le désir et l’investit comme critère de validité face à la violence sexuelle gère-t-il le fait que les femmes désirent des choses que nous ne choisissons pas ? Il n’est pas seulement nécessaire de défendre que les femmes ne désirent pas selon les imaginaires du pouvoir patriarcal. Il faut aller plus loin : même si les femmes désirent ou fantasment sur des choses qui ont à voir avec le pouvoir, la domination ou la violence, elles peuvent décider de ne pas réaliser ces désirs, elles peuvent les garder dans la sphère de la fiction, elles peuvent dire non avec leur volonté, et c’est ce seul critère de la volonté qui doit être considéré pour caractériser une agression sexuelle. Dans le cas contraire, le féminisme commencera à pénaliser les femmes pour leurs désirs ou à établir une idéologie moralisatrice selon laquelle la bonne féministe est une femme sans incohérences, contradictions ou désaccords entre ce qu’elle veut et ce qu’elle désire.

Nous avons besoin d’un féminisme qui s’oppose la violence et qui, en même temps, préserve pour les femmes la possibilité de ne pas toujours vouloir ce qu’elles désirent et de ne pas toujours désirer ce qu’elles veulent. Le viol n’est donc pas une attentat contre le désir, c’est un attentat contre la volonté. Et d’ailleurs, la loi doit se tenir aussi loin que possible de la prétention de connaître et de juger ce que les gens désirent intérieurement et profondément. Une telle prétention est inévitablement totalitaire et conduit directement au moralisme et au punitivisme pénal.

GH – A plusieurs reprises, vous insistez sur l’importance, pour le féminisme, de reprendre le dialogue avec la psychanalyse. Pourquoi ?

CS – Précisément à cause de ce point. La psychanalyse est une philosophie qui traite de sujets incongrus, fractionnés, porteurs de cette contradiction interne selon laquelle le désir est lié à l’inconscient ou, en d’autres termes, que nous ne savons pas toujours (ou même presque jamais) ce que nous désirons. C’est dans cette perspective qu’il faut penser la violence sexuelle et le rôle de la loi. Il y a certains féminismes actuels, je dirais les féminismes hégémoniques, qui pensent le monde à partir du modèle d’un sujet cohérent, sans fissures, angéliquement réconcilié avec lui-même. Un sujet même capable de connaître, de verbaliser et d’expliciter ses propres désirs.

Cette perspective, selon laquelle la transparence des désirs n’est pas problématique, est une perspective profondément volontariste, rationnelle et libérale, sans esprit critique. Elle restitue au sujet masculin la raison et la volonté que la culture patriarcale et néolibérale a exaltées et c’est précisément ce que le féminisme doit remettre en question. La psychanalyse, comme une grande partie de la théorie critique féministe, a critiqué les illusions masculines qui accompagnent ces self-made sujets autonomes qui savent toujours ce qu’ils veulent, et je pense que de ce point de vue, il est impossible de ne pas voir un volontarisme très peu critique et très problématique dans beaucoup des discours actuels sur la sexualité.

Si les discours féministes veulent promettre aux femmes d’être à l’abri de la violence à travers la construction d’un scénario de consensus, de pacte et de contrat sexuel qui implique de dire ce que nous voulons et d’expliciter notre désir, je pense que cela revient à promettre la sécurité sexuelle à condition de devenir ces sujets masculins de la modernité. Je crois que ce pacte n’en vaut pas la peine, que nous devons le rejeter. Les féminismes doivent travailler contre la violence sans demander aux femmes de devenir des êtres lumineux, éclairés, qui savent et peuvent toujours répondre clairement à ce qu’elles veulent pour espérer être en sécurité. C’est précisément le vrai défi féministe, et je crois que pour avancer sur cette voie, nous devons sortir des limites des cadres actuels du consentement, ou plutôt, sortir des conceptions du consentement qui sont dans les politiques actuelles faites au nom du consentement.

GH – On peut sans doute dire que les débats actuels qui traversent le féminisme sont ceux qui l’ont traversé historiquement. Bien que le contexte soit différent, peut-on noter une certaine radicalisation des débats ?

CS – En effet, les débats qui ont eu lieu à partir des années 1980 dans le contexte américain expliquent très bien les questions et les désaccords actuels. Ils ont toujours été là, ils n’ont jamais disparu car ils n’ont jamais été dépassés. Il y a plusieurs façons féministes de penser la sexualité, la violence sexuelle et la liberté sexuelle. Et les débats actuels sont précédés de généalogies différentes. La mienne est celle du féminisme pro-sexuel et queer, qui s’est opposé aux lois d’interdiction de la pornographie et a défendu le droit des femmes à jouer avec les rôles de pouvoir dans le domaine de la fiction (BDSM) et la nécessité de ne pas juger les désirs des femmes à partir d’une nouvelle normativité morale féministe, qui s’est toujours engagée à étendre la liberté (y compris la liberté sexuelle) en dehors des cadres sécuritaires du droit pénal. Et, de fait, nous en sommes là aujourd’hui.

GH – Comment vous positionnez-vous sur la question du « travail du sexe » ?

CS – Le travailleur du sexe, en tant que figure, est inacceptable pour une conception de la sexualité qui a étendu le danger si loin qu’elle finit par remettre en question, comme je l’ai dit précédemment, de manière illimitée, la capacité des femmes à dire « non ». C’est-à-dire pour une conception qui a renoncé à considérer que les femmes ont une volonté autonome et la capacité que de faire droit à cette volonté dans le domaine de la sexualité. La question du travail sexuel révèle les contradictions du féminisme abolitionniste radical et sa dérive vers une conception paternaliste dans laquelle les femmes ne sont pas considérées comme des individus majeurs. Si dire « non » est toujours impossible, si le monde de la sexualité est si inégalitaire et si hostile que les hommes ont toujours le pouvoir et les femmes non, alors en dernière instance le « oui » des femmes sera également remis en question. Car le libre arbitre des femmes et leur capacité à consentir dans la sphère sexuelle ont déjà été remis en question.

Ainsi, les cadres actuels du « seul oui est oui » glissent inévitablement vers le cadre du « oui est non » dans lequel, en fait, lorsqu’une actrice pornographique ou une travailleuse dit « OUI” » cela n’est pas valable. Cette contradiction traverse de manière radicale l’actuelle loi sur les libertés sexuelles du gouvernement espagnol. C’est une loi qui a été défendue comme plaçant au centre le consentement des femmes, et pourtant c’est une loi qui s’engage à établir des crimes « même avec le consentement » des femmes. Il s’agit d’une contradiction insurmontable. Et cette contradiction est due au fait que, malgré le discours politique, les lois actuelles sur le consentement positif n’apportent rien de neuf à l’utilisation du consentement comme critère de délimitation de la violence sexuelle.

De fait, évidemment, dans les codes pénaux modernes, également dans le cas espagnol, le consentement était déjà le critère utilisé par le droit pénal pour protéger la liberté sexuelle. La nouveauté est ailleurs : elle est dans une nouvelle façon de comprendre le consentement, une nouvelle façon de le délimiter et de comprendre quand et comment il se manifeste, qui redessine ses limites et les techniques juridiques pour le considérer comme avéré. La philosophie de la sexualité qui sous-tend ces nouvelles doctrines juridiques aboutit moins à un respect du consentement qu’à sa remise en cause et à la décision de le considérer parfois comme totalement dispensable.

GH – Dans différentes parties du monde, des groupes d’extrême droite émergent ou se consolident. Pensez-vous que les positions conservatrices au sein du féminisme y sont liées, ou sont-elles liées à d’autres facteurs ?

CS – Je ne suis pas très favorable à l’amalgame entre les dérives conservatrices ou plus réactionnaires de la gauche et l’extrême droite. Il me semble que ce sont des choses différentes et qu’on ne les comprend pas mieux en disant que « c’est la même chose ». Maintenant, bien sûr, on doit se demander dans quelle mesure elles convergent et quelles synergies se donnent. Aux États-Unis, le féminisme abolitionniste s’est allié politiquement avec l’administration Reagan pour construire un féminisme tout à fait fonctionnel à la bataille culturelle de la droite dans la perpétuation d’une morale sexuelle puritaine. Je pense que cette question doit également faire l’objet de réflexions aujourd’hui. Dans quelle mesure des discours sur la sexualité préconisés par certains féminismes ne consolident-ils pas des cadres conservateurs et de nouvelles versions du puritanisme dans un contexte où nous devons compter avec des forces politiques réactionnaires déterminées à limiter notre liberté sexuelle ?

Notes :

1 Article originellement publié par notre partenaire Jacobin Latin America sous le titre : « Algunos feminismos están dejándose seducir por el punitivismo neoliberal ». Etudiante en communication sociale à l’Université nationale de Córdoba en Argentine, Guillermina Huarte est journaliste et rédactrice en chef d’Enfant Terrible. La version originale de cet entretien a été publiée dans cette dernière revue. Les réponses ont été étoffées par l’interviewé pour cette publication.

Annie Ernaux : quelle politique pour la littérature ?

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Annie Ernaux à la 30e Foire du livre de Brive-la-Gaillarde, 2011 © Babsy

Tout est politique, surtout ce qui l’est le moins : le subjectif, l’intime, l’autobiographique. Un paradoxe familier, voire quelque peu rébarbatif ; banal, peut-être, à force d’être redit. À contre-coeur, nous lui donnons sa part de vérité – et d’autant plus qu’une écrivaine française célèbre a construit sur ce retournement son œuvre. Depuis La Femme gelée (1981), jusqu’aux Années (2008), Annie Ernaux a forgé le genre « socio-autobiographique », montrant sans cesse la part du collectif dans ce que nous croyons être personnel. Mainte fois rééditée et étudiée, son œuvre ne possède pas moins une bonne poignée de détracteurs, qui lui reprochent primo, ne pas savoir écrire et, secundo, être une narcissique finie. À l’occasion de la parution du Jeune homme (2022), le grand débat a pu être relancé : est-ce un « livre sublime » (Elle) ou bien un ramassis de redites égocentriques, agrémentées de  « militantisme bavard » (Marianne) ? Retour sur les trois textes phare d’un projet littéraire de grande ampleur, dont les ratages éventuels n’éclipseront jamais les réussites. 

Non-fictionnelle, empreinte de la sociologie de Bourdieu, la recherche littéraire d’Ernaux combine deux injonctions marquantes de la littérature française du XXème. Comme les surréalistes, l’autrice souhaite écrire pour transformer le monde ; comme les représentants du Nouveau roman, elle réfléchit aux règles formelles de l’écriture, récuse la fiction, puis l’idée même de personnages et de roman. Son phrasé plat et blanc, si agaçant pour ceux qui aiment – à juste titre – les belles lettres, reflète une obsession symptomatique de l’après-guerre : celle de resserrer le lien entre la littérature et le réel, en refusant le joli style, l’emphase, l’ornement. Admettons-le : Annie Ernaux écrit beaucoup sur soi, et non sans éviter quelques facilités. Mais l’analyse sociologique, choisie très tôt pour être sa méthode, a permis à l’autrice de creuser une distance envers elle-même ; dès lors, ses meilleurs textes se situent à l’opposé de toute graphomanie autotélique. Pour tous les millenials et leurs cadets, qui pensent le monde depuis leur propre identité – et non l’inverse – les œuvres d’Ernaux pourraient être cette précieuse pilule d’anti-moi qu’il serait fort nécessaire de prendre.

L’écriture du vécu féminin : L’Événement (2000)

Les revirements récents de la Cour suprême américaine font voir plus que jamais que l’Histoire n’est pas une ligne droite qui nous amènerait vers toujours plus de bonheur et de droits de l’homme. Dans ce contexe, le bref récit d’Annie Ernaux sur son avortement datant de 1964  – donc fait clandestinement, avant que l’IVG fût encadrée en France – ne semble pas avoir été écrit trop tard. Vécu à vingt-trois ans, cet épisode semble fondateur pour toute son œuvre – du premier roman Les Armoires vides (1974) jusqu’au récent Jeune homme (2022), il ré-émerge régulièrement, comme une hantise. Sobre et lancinant, L’Evénement mène une polémique tacite avec les nostalgiques de la belle France d’avant, en ce qu’il montre une société à la fois répugnée et maladivement fascinée par tout ce qui touche à la procréation, au corps et à la femme ; une société dont la sclérose assoupissante semble envelopper la ville, les bâtiments, les rues.

De manière quelque peu retorse, il s’agit du récit le plus intéressant d’Ernaux – au sens où c’est, au fond, un texte à intrigue, rythmé et dynamique, avec un enjeu dramatique très fort. On en dévore donc rapidement les pages, se demandant avec une sorte de curiosité malsaine : alors, va-t-elle le faire ? si oui, comment ? et qu’est-ce qui se passe après ? Jamais usée, la plus ancienne des trames, celle d’un héros qui cherche à fuir le sort irréversible, fonctionne on ne peut mieux dans ce récit tout aussi court que trash. À l’évidence, l’une des visées, ici, est de faire exister une expérience féminine fondamentale au sein de la littérature française qui, jusque-là, n’en faisait pas mention. C’est bien le premier texte à prétention classique qui traite ainsi de la grossesse involontaire – et, très possiblement, le seul qui nous explique le rôle précis qu’y joue l’aiguille à tricoter.

Fort heureusement, tout ça, c’est du passé : dans notre monde à nous, plus de faiseuses d’anges ni de poursuites pénales, ni de victimes d’hémorragies mortelles. C’était une autre époque ; celle d’avant. « Au moment où j’écris, des réfugiés kosovars, à Calais, tentent de passer clandestinement en Angleterre. Les passeurs exigent des sommes énormes et parfois disparaissent avant la traversée. Mais rien n’arrête les Kosovars, non plus que tous les migrants des pays pauvres : ils n’ont pas d’autre voie de salut. On pourchasse les passeurs, on déplore leur existence comme il y a trente ans celle des avorteuses. » (L’Événement). Le rapprochement a beau être quelque peu fortuit, il nous invite à nous servir de L’Événement pour réfléchir aux normes actuelles. 

L’analyse sociologique : La Place (1983)

Longtemps avant que les récits dits « de transfuges de classe » deviennent un phénomène si éminent que même Le Monde finisse par s’en apercevoir, Annie Ernaux s’interrogeait sur la façon de décrire son milieu d’origine, dont elle était, précisément, en train de s’éloigner. Ces réflexions nous ont donné La Place (1983), texte qui présente la biographie de son père, ancien ouvrier reconverti en proprio d’un café-épicerie. De tradition, le genre biographique est réservé aux hommes exceptionnels ; La Place, ainsi que les Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, paru un an plus tard, récusent alors cette restriction, faisant valoir des existences inaperçues et fugitives. Nous retrouvons ici un très bon aperçu du style d’Ernaux : une écriture de faits, quasiment énumérative, qui enregistre le réel sans recourir à la narration au sens classique (« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou d’”émouvant” », La Place). Son autre particularité est celle de montrer l’autrice à la besogne, en immergeant le lecteur, qui n’en demande pas tant, dans les interrogations sur la meilleure manière d’écrire le texte qu’il est justement en train de lire.

Mais tout cela ne risque-t-il pas d’être ennuyeux ? C’est là que resplendit tout le talent d’Ernaux, son art de rendre vivantes des analyses dont la teneur sociologique aurait pu nous lasser. Car nul n’excelle autant qu’elle à démontrer que les grandes transformations de la société – ainsi que les traits définitoires d’une classe – se répercutent dans les détails les plus insignifiants de l’ordinaire.  « Photo prise un dimanche, en semaine, il était en bleus. De toute façon, on prenait les photos le dimanche, plus de temps, et l’on était mieux habillé. Je figure à côté de lui, en robe à volants, les deux bras tendus sur le guidon de mon premier vélo, un pied à terre. Il a une main ballante, l’autre à sa ceinture. En fond, la porte ouverte du café, les fleurs sur le bord de la fenêtre, au-dessus de celle-ci la plaque de licence des débits de boisson. On se fait photographier avec ce qu’on est fier de posséder, le commerce, le vélo, plus tard la 4 CV, sur le toit de laquelle il appuie une main, faisant par ce geste remonter exagérément son veston. Il ne rit sur aucune photo. » (La Place). Nous sommes contents de recroiser cette France, qui ne figure que peu dans les Pléiades, à l’occasion d’un texte touchant par sa réserve. 

L’autobiographie collective : Les Années (2008) 

La grande fresque qui montre l’évolution de la société française entre les lendemains de 1945 et l’attentat de Twin Towers en 2001 demeure l’opus magnum d’Annie Ernaux. On y retrouve les grands traits de son style : l’ancrage du vécu personnel dans l’expérience collective (et l’abandon définitif du « je », remplacé par le « on », même pour parler de soi) ; l’analyse minutieuse de ses photos (on se demande ce que cela aurait donné à l’ère des vidéos Tiktok et des selfies) ; une écriture distanciée et neutre, sans autre tonalité que l’ironie discrète. Des tout premiers supermarchés et jusqu’à l’arrivée massive d’Internet, en passant par les événements de 1968, le livre fait le tour des grands bouleversements qui ont déterminé notre mode de vie récent. En lisant Les Années, nous constatons que le cadre de notre existence, si intangible et évident qu’il semble éternel, ne nous précède que de quelques décennies.

La première phrase de l’œuvre – « toutes les images disparaîtront » – place Les Années sous le signe des interrogations proustiennes. Cette influence est perceptible dans l’intrigue, qui, tout comme La Recherche, montre le passage de la vie vers la littérature et l’émergence de la décision d’écrire. Les tours abruptes d’Ernaux s’allongent, deviennent plus élégants, ce qui fait naître des passages comme celui-ci : « L’enregistrement hétéroclite, continu, du monde, au fur et à mesure des jours, passait par la télévision. Une nouvelle mémoire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubliées et débarrassées du commentaire qui les accompagnait, surnageaient les pubs de longue durée, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodiguées, les scènes insolites ou violentes, dans une superposition où Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir été trouvés morts dans la même voiture » (Les Années). Plus encore que les textes précédents, cette œuvre trahit l’ambition folle de supprimer la fuite du temps en archivant l’ensemble du vécu. Les Années montre que le temps présent – qui se reflète tout aussi bien dans nos gadgets que dans nos convictions et nos passe-temps – est déjà sur le point de s’évanouir et de rentrer dans le grand livre de l’Histoire. 

La fin du droit à l’avortement aux États-Unis n’est qu’un commencement

© Shannon Page

En abolissant le droit à l’avortement, la Cour suprême américaine ne s’est pas contentée de ramener la « plus vieille démocratie du monde » au Moyen-âge. Elle a fait la démonstration que les droits ne sont jamais définitivement acquis – et que les élites sont disposées à défendre des politiques aux conséquences inhumaines pour protéger leurs intérêts. Aux États-Unis comme en Europe, où l’on observe également une alliance croissante entre lobbies financiers et chrétiens intégristes. Analyse d’une séquence dont la gravité a peut-être été sous-estimée sur le vieux continent, malgré l’émoi provoqué.

Paris, 2019. À la « convention de la droite » de Marion-Maréchal Le Pen, le polémiste Raphaël Enthoven critique ses hôtes en arguant que leur projet réactionnaire est voué à l’échec. Parmi les arguments déployés, il assène l’idée que le progrès social et ses avancées constituent « des mouvements irréversibles » car « on ne revient pas sur une liberté supplémentaire ».

Trois ans plus tard, 170 millions d’Américaines viennent de perdre leur droit constitutionnel à l’avortement. L’arrêt Dobbs v Jackson de la Cour suprême des États-Unis annule la jurisprudence Roe v Wade de 1973 et rend aux législatures des États et au Congrès fédéral le pouvoir d’interdire ou de restreindre l’accès à l’avortement. Du fait des lois votées en anticipation de cette décision, l’avortement est devenu illégal ou très fortement limité dans 11 États. Il le sera bientôt dans 13 autres, soit la moitié du territoire américain.

Des effets tragiques au-delà des cas individuels

Dès l’annonce du verdict, des centaines de femmes ont vu leur procédure médicale annulée par leur clinique. Pour les habitantes des 22 États sous contrôle républicain, la situation va rapidement se dégrader. Dans la majorité des cas, l’avortement sera interdit passé 6 semaines de grossesse (soit après deux semaines d’absence de règles, alors que la majorité des femmes ne savent pas qu’elles sont enceintes) quelles que soient les circonstances. Le viol, l’inceste ou la présence d’un fœtus non viable ne seront généralement pas des motifs suffisants pour obtenir un avortement.

5 des 9 juges qui composent la Cour suprême (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump).

Dans certains États, l’avortement pourra être passible de longues peines de prison ferme, voire de la peine de mort. Une simple fausse couche pourra conduire une femme accusée de l’avoir provoquée devant les tribunaux, avec le risque de recevoir une très lourde condamnation. Du reste, à cause du flou juridique et des réticences du corps médical à s’exposer à de potentielles poursuites, de nombreuses femmes pouvant prétendre à un avortement (leur santé étant menacée par des complications liées directement ou indirectement à leur grossesse) ne se le verront plus proposer.

Les témoignages terrifiants s’accumulent. Des femmes sont contraintes de mener à terme une grossesse non viable en dépit des graves risques encourus pour leur santé (infertilité, complications diverses…). Une femme présentant une pathologie engageant son pronostic vital a été privée de traitement du fait de l’incompatibilité des médicaments avec une grossesse à laquelle elle n’avait plus le droit de mettre terme. Sans oublier cette fillette de dix ans, victime d’un viol et enceinte de 6 semaines, qui s’est vue refuser un avortement en Ohio.

Au-delà de ces récits individuels dramatiques, cette décision accroît les injustices structurelles existantes. Les femmes vivant dans les États favorables à l’avortement ou ayant les moyens de s’y rendre conserveront un accès à la procédure. Du moins, tant que les États républicains ne mettent pas en place des lois visant à interdire ce type de solutions. Avant Roe, les classes supérieures avortaient également par voies illégales, auprès de cliniques ou praticiens privés opérant en toute discrétion. À l’inverse, les femmes issues des milieux défavorisés mourraient parfois des suites d’avortements auto-administrés ou entrepris auprès de personnes non qualifiées – dont des charlatans. Comme l’expérience l’a prouvé, interdire l’avortement ne le supprime pas, mais le rend plus dangereux, difficile et onéreux.

Cette décision fait également fi de données plus générales. Et pas uniquement en termes de santé publique. Du point de vue économique, les répercussions attendues sont désastreuses. Hausse de la pauvreté et des inégalités, baisse de la productivité et réduction de la participation des femmes au marché du travail font partie des conséquences bien documentées.

La sécurité est un autre domaine qui risque d’être impacté. Au-delà des conséquences directes, de nombreuses études tendent à démontrer que l’accès à l’avortement avait largement contribué à la diminution de la criminalité observée 15 à 20 années après sa légalisation.

Une décision arbitraire et impopulaire

La décision choque également par son aspect arbitraire. La logique déployée par l’opinion majoritaire de la Cour s’appuie sur une lecture originaliste de la Constitution (qui consiste à l’interpréter dans le sens de l’intention prêtée à ses auteurs en 1787), fondée sur un mode historique de légitimation. En résumé : puisque la Constitution ne garantit pas explicitement le droit à l’avortement parmi les droits fondamentaux (elle ne garantissait pas le droit de vote des femmes non plus) et qu’historiquement, l’avortement n’était pas un droit aux États-Unis, ni une pratique ancrée dans la tradition du pays (avant 1973 et selon le révisionnisme fortement contesté de la Cour), il est hors de question d’en faire un droit fondamental aujourd’hui. Le raisonnement apparaît faible. Il mobilise des arguments entrant en contradiction avec d’autres opinions émises par les mêmes juges et s’oppose aux jurisprudences Roe et Cassey. Il repose surtout sur la notion contestable qu’un texte écrit en 1787 – dans un contexte patriarcal et esclavagiste – détermine les droits fondamentaux des femmes 250 ans plus tard.

La suppression du droit à l’avortement va clairement à l’encontre de l’opinion publique. Selon les innombrables enquêtes réalisées sur le sujet, entre trois et quatre électeurs sur cinq ne souhaitaient pas que Roe soit annulée par la Cour suprême. Ce qui pose la question de la légitimé de cette institution.

5 des 9 juges qui la composent (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump). Parmi eux, les 3 juges nommés par Trump ont été confirmés par un nombre de sénateurs représentant entre 20 et 40 millions d’Américains de moins que ceux qui avaient voté contre la confirmation. Le 6e juge conservateur à avoir voté la suppression du droit à l’avortement, Clarence Thomas, avait été confirmé malgré des accusations d’agressions sexuelles particulièrement crédibles. Depuis, la Commission parlementaire a mis en lumière une complicité probable de ce même Clarence Thomas avec Donald Trump dans sa tentative de coup d’État. C’est pourtant ce juge qui a explicitement ouvert la porte vers d’autres verdicts plus durs encore : la remise en cause du droit au mariage homosexuel, aux relations homosexuelles et à la contraception.

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Parmi les trois juges nommés par Trump, le siège du premier (Neil Gorsuch) aurait dû revenir à un juge nommé par Obama, si la majorité républicaine au Sénat n’avait pas refusé pendant huit mois d’organiser le vote de confirmation au Congrès. Mitch McConnell (alors chef de la majorité républicaine) avait estimé qu’à huit mois de la présidentielle, Obama n’était plus légitime pour nommer un juge. Mais quatre ans plus tard, lorsque la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg est décédée sept semaines avant la présidentielle de 2020, McConnell s’est empressée de confirmer sa successeur Amy Coney Barrett. Il s’agit de ruptures évidentes avec la logique bipartisane de la procédure de nomination. Or, pour confirmer Gorusch en 2017, McConnell avait du modifier les règles du Sénat (par un vote à la majorité simple) afin d’abaisser le seuil nécessaire à la confirmation d’un juge de 60 à 50 voix. Gorusch a finalement été confirmé 54-45, sur des lignes partisanes, tout comme Barrett (52-48).

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation

Enfin, Brett Kavanaugh est venu remplacer le juge conservateur Ted Kennedy en cours du mandat de Trump, suite à sa décision de prendre sa retraite. L’idée étant de profiter de la présidence républicaine pour installer un successeur bien plus jeune à la Cour (les nominations étant à vie). Une voie que Ruth Bader Ginsburg avait refusé d’emprunter sous Obama, estimant que sa retraite anticipée serait interprétée comme une stratégie partisane et risquerait d’affaiblir la légitimité de la Cour (la raison officieuse étant probablement qu’elle ne souhaitait pas laisser sa place, d’autant qu’elle avait été élevée au rang d’icône par la presse démocrate…). Kavanaugh a été confirmé sur des lignes partisanes (50-48), malgré une accusation crédible de tentative de viol.a

Ce manque de légitimité démocratique et les nombreuses décisions impopulaires prises par la Cour (en particulier, la décision de déplafonner les dépenses des entreprises et milliardaires désirant financer les campagnes électorales) expliquent certainement la confiance historiquement basse (25 %) dont elle jouit actuellement auprès des Américains.

De la contre-révolution conservatrice au « coup d’État judiciaire » ?

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation et interdites par le Voting Act de 1965. Puis elle a considérablement affaibli la régulation du port d’arme dans l’espace public (New York State RPA v. Bruen ), la séparation de l’Église et de l’État (Kennedy v. Bremerton School District)), l’autonomie politique des tribus amérindiennes (Oklahoma v. Castro-Huerta) avant d’asséner le coup de grâce en limitant la capacité de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) à réguler les émissions de gaz à effet de serre. Ce dernier verdict (West Virginia v. EPA) ouvre la porte à de nombreuses interdictions faites au gouvernement de… gouverner. Le Financial Times évoque déjà des conséquences en termes de suppression de régulations bancaires et financières.

Cette séquence, qualifiée de « coup judiciaire » par l’essayiste Naomi Klein, a été suivie d’un signal encore plus inquiétant : la décision de statuer sur l’affaire Moore v. Harper à l’automne. Le verdict pourrait changer radicalement la manière dont sont décidées les élections dans le pays, en donnant les pleins pouvoirs aux législatures de chaque État pour organiser et valider les scrutins nationaux. En clair, la tentative de Coup d’État de Donald Trump de 2020 sera désormais légale, dans le sens où les parlements des États pourront renverser le résultat d’une élection, ou mettre en place des règles garantissant peu ou prou l’issue d’un scrutin.

La fin du droit à l’avortement s’inscrit ainsi dans une dynamique plus large et inquiétante, mais parfaitement explicable. En réalité, l’abrogation de Roe v. Wade n’est qu’un dégât collatéral de l’effort plus vaste de la droite américaine pour imposer par la voie judiciaire sa vision politique largement impopulaire, via ce que certains politologues décrivent comme « la tyrannie de la minorité ».

Derrière l’assaut réactionnaire de la Cour, le Capital et de nombreux milliardaires américains

Derrière les verdicts énumérés plus haut, on retrouve toute une série d’efforts méticuleux et concertés de la part de ce qu’il conviendrait d’appeler « le capitalisme américain », au risque de généraliser. Les juges ayant rendu ces verdicts ont été sélectionnés en amont par des organisations conservatrices mettant en avant certaines philosophies juridiques et, plus largement, soutenant des magistrats ayant fait preuve de certaines qualités au cours de leur carrière. La défense des intérêts du monde des affaires et du Capital est privilégié, avant un ethos socialement conservateur. Ces organisations, en particulier la Heritage Foundation et la Federal Society sont en grande partie financées par de multiples multinationales américaines, les lobbies de grands secteurs économiques et de nombreux milliardaires.

NDLR : Lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin, « La Heritage Foundation, puissante fondation néoconservatrice derrière Donald Trump »

Une fois leurs candidats nommés pour un siège à la Cour suprême, ces structures (ainsi qu’un vaste réseau de lobbies plus opaques, tel que le Judicial Crisis Network, dont la légalité résulte précisément d’une série d’arrêts de la Cour suprême) dépensent des centaines de millions de dollars pour convaincre le public et les élus de soutenir la nomination des juges pré-sélectionnés. Ensuite, pour s’assurer que les litiges juridiques pertinents remontent jusqu’à la Cour suprême, de multiples efforts sont déployés par ces mêmes organisations pour influencer les élections, élire les politiques et orienter magistrats, parquets, plaignants, juristes et avocats. Jusqu’à produire des lois clés en main qui seront ensuite votées par des juridictions républicaines acquises à la cause, dans le but de déclencher des affaires destinées à être portées devant la Cour suprême.

Cette dernière n’a plus qu’à piocher dans les nombreux arguments produits par des juristes soutenus par les organisations conservatrices pour justifier leurs verdicts. Ce long processus fut mobilisé pour mettre fin au droit à l’avortement, comme pour produire la décision portant sur l’Environment Protection Agency (EPA). À la manœuvre, on retrouve également le puissant multimilliardaire Charles Koch, et son réseau d’influence tentaculaire. Si ce magnat des énergies fossiles n’est pas hostile à l’avortement, son taux de profit se trouvait directement menacé par l’EPA. D’où les efforts colossaux déployés depuis 20 ans par son organisation (Prosperity for America) pour réunir les conditions nécessaires au verdict WV v. EPA, entre autres décisions conservatrices rendues par la Cour. Et tant pis pour les fillettes de dix ans enceinte suite à un viol.

Le Parti démocrate, entre complaisance et complicité

Cette contre-révolution conservatrice engrange les succès car elle ne rencontre pas de véritable résistance. Sur la question du droit à l’avortement, les démocrates étaient pourtant prévenus. Fait inédit, deux mois avant la décision de la Cour suprême, un brouillon du verdict avait fuité dans la presse. Il correspond pratiquement mot pour mot à la décision finale. Qu’ont fait les leaders du Parti démocrate au cours de ce laps de temps ? Rien. Ou plus exactement, ils ont activement fait campagne pour défendre le seul parlementaire démocrate anti-avortement, menacé de perdre son siège au profit d’une candidate progressiste soutenue par la gauche du Parti. Quelques semaines plus tard, Joe Biden a passé un marché avec le chef de la minorité républicaine au Sénat (Mitch McConnell) pour nommer à vie un juge anti-avortement au circuit fédéral du Kentucky (un échelon inférieur à la Cour suprême) pour « apaiser McConnell ».

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès

La nomination devait intervenir le jour du verdict mettant fin à l’avortement. C’est dire l’importance accordée au droit à l’avortement par les ténors du Parti démocrate qui, à l’annonce du verdict de la Cour suprême, ont d’abord chanté « God bless America » sur le parvis du Congrès avant de lire un poème et d’envoyer des courriels à leur liste de diffusion pour demander un soutien financier en vue des prochaines élections. Un opportunisme qui a provoqué la colère de nombreux militants féministes.

Dans son discours commentant la décision de la Cour, Joe Biden n’a proposé aucune solution, à part celle de voter démocrate aux prochaines élections. S’il est vrai que le combat doit désormais être mené à l’échelle des États et du Congrès, les démocrates sont loin d’être privés de tout levier.

Pour commencer, ils pourraient faire voter un texte protégeant l’avortement au Congrès. Cela nécessiterait de voter la fin du Filibuster, cette règle arbitraire qui permet à une minorité de 41 sénateurs de bloquer toute proposition de loi. La Cour suprême risquerait d’invalider le texte, mais devrait être de nouveau saisie, ce qui contribuerait à limiter son pouvoir et affaiblir sa légitimité.

Comme le souligne Jacobinmag, un Sénat débarrassé du filibuster pourrait également voter un budget fédéral réduisant à zéro le budget de la Cour suprême. Les juges seraient toujours en place, mais dans l’incapacité de travailler (privés d’assistant, d’accès informatique, etc…). Une autre option consisterait à utiliser conjointement le Congrès et la Présidence des États-Unis pour ajouter des juges (progressistes) à la Cour suprême, afin de faire de nouveau basculer cette dernière du côté démocrate.

Les démocrates pourraient également lancer des procédures de destitutions contre les juges de la Cour suprême Clarence Thomas (pour son rôle supposé dans la tentative de coup d’État de Donald Trump) et Kavanaugh (pour de potentielles parjures sous serment). La procédure n’a aucune chance d’aboutir, puisqu’une destitution nécessiterait l’aval des deux tiers du Sénat. Mais le but serait avant tout de marquer des points politiquement et de ralentir l’action de la Cour suprême en l’engluant dans cette procédure.

Enfin, le Congrès (à majorité démocrate) pourrait faire voter divers textes de loi conçus spécifiquement pour contraindre ou défier la Cour suprême (sur le droit à l’avortement, les régulations d’émissions de gaz à effet de serre, l’encadrement du droit de vote et de l’organisation des élections, le contrôle des armes à feu… etc). Au minimum, un texte rendant l’avortement légal en cas de viol ou d’inceste mettrait les républicains en difficultés et sauverait de nombreuses femmes. De même, l’administration Biden pourrait ouvrir des cliniques pratiquant l’avortement sur les terres fédérales situées dans les États conservateurs, pour ne parler que de cette problématique. Rien de tout cela n’est au programme, à la stupeur des dirigeants républicains et au désespoir des électeurs démocrates.

Certes, de telles tactiques présentent plusieurs inconvénients. Certaines ne serviraient qu’à affaiblir politiquement la Cour suprême, sans permettre de sortir par le haut de la crise politique. Avec le risque de diviser d’avantage le pays, de polariser l’opinion et de provoquer un retour de bâton lorsque les républicains seront de nouveau au pouvoir.

Mais, comme l’écrit Noami Klein et le martèlent les élus proches de Bernie Sanders, les républicains violent déjà allègrement les normes de la politique bipartisane et imposent de fait leur agenda radical. En situation d’urgence, lorsque les droits fondamentaux, l’avenir de la démocratie et de la planète sont menacés, des mesures drastiques s’imposeraient pour faire face.

Cependant, combattre les républicains n’est pas dans l’ADN du parti démocrate. Depuis le traumatisme des années Reagan et la fin du consensus hérité du New Deal, les cadres du parti se sont réfugiés dans une position attentiste qui s’explique par un mélange de manque de courage politique et de faible foi dans leur propre projet. Voire, pour certains élus financés par le monde des affaires, d’hostilité non avouée aux causes progressistes.

En 1991, Joe Biden, alors à la tête du Comité judiciaire du Sénat, avait échoué à faire capoter la nomination du juge Clarence Thomas, confirmé à la Cour suprême (52-48) par un sénat à majorité démocrate. Il remplaçait ainsi Thurgood Marshall, héros afro-américain de la lutte pour les droits civiques. En 2005, Barack Obama s’était publiquement opposé au blocage de la nomination du juge Roberts (qui préside désormais la Cour suprême) dans un post de blog aux accents involontairement prophétiques : les pires craintes des activistes démocrates balayées par Obama se sont avérées amplement justifiées.

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès. Quant à Hillary Clinton, adepte du « je vous avais pourtant prévenu » (comprendre : il fallait voter pour moi en 2016), elle avait choisi comme colistier le sénateur Tim Kaine, un des rares démocrates hostile au droit à l’avortement.

Face aux récents verdicts de la Cour suprême, la Maison-Blanche avance toujours à reculons. Dans une interview désastreuse, la Vice-présidente Kamala Harris a expliqué que la Maison-Blanche ne comptait pas prendre de mesures drastiques car « nous sommes à 130 jours d’une élection qui va inclure des sénatoriales ». Selon l’agence Reuters « Biden et ses conseillers ont peur que des mesures trop radicales polarisent l’électorat avant les élections de mi-mandat, réduisent la confiance du public dans les institutions telles que la Cour suprême ou ne s’appuient pas sur des bases légales suffisamment solides ». En d’autres termes, la principale préoccupation de la Maison-Blanche semble être de protéger la légitimité de la Cour suprême. Devant les multiples pressions exercées par son propre camp, Biden a fini par livrer un discours plus combatif, dans lequel il annonce la signature d’un décret dont le principal effet est de commander un rapport à son ministre de la santé, à rendre sous trente jours…

Ironiquement, en essayant de préserver les normes avant toute chose, les démocrates ont laissé le Parti républicain détruire toute forme de normalité, pour devenir le parti de la radicalité. La droite conservatrice américaine cherche ouvertement à ramener le pays cent cinquante ans en arrière, tout en visant à déconstruire l’État au profit des entreprises et milliardaires. Un projet impopulaire qui nécessite d’instaurer un gouvernement par la minorité via des coups institutionnels graduels, mais coordonnés.

Il ne faudrait pas voir dans ces dynamiques une spécificité américaine. En tous lieux, la droite conservatrice vise à asseoir sa domination sur un électorat qui lui est majoritairement hostile en retirant de la délibération démocratique les thèmes qui lui seraient le plus défavorables, comme le notent les politologues Jacob Hickers et Paul Pierson dans leur récent ouvrage Comment la droite gouverne en période d’extrême inégalité. En Europe, les traités européens confient à des instances technocratiques la délibération sur l’essentiel des sujets économiques. En France, Emmanuel Macron s’apprête à gouverner sans majorité, avec l’appui tacite de l’extrême droite.

« L’Amérique latine avait perdu sa place dans le monde » – Entretien avec la ministre des Affaires étrangères chilienne

© Marielisa Vargas

Nouvelle ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement du Président Gabriel Boric, Antonia Urrejola était il y a encore quelques mois la Présidente de la Commission Interaméricaines des Droits de l’Homme. Dans cet entretien, elle aborde les chantiers de sa gestion et s’engage dans la reconstruction d’une politique étrangère qui fut très critiquée pendant le mandat de Sebastian Piñera. Priorité aux droits humains, l’environnement, le droit des femmes et l’intégration régionale. Avec un degré de pragmatisme, la nouvelle ministre débute sa gestion dans une région qui confirme un tournant à gauche mais souffre de nombreux reculs notamment en matière de pauvreté à cause de la pandémie. Pierre Lebret l’a rencontrée à Santiago pour Le Vent Se Lève.

Pierre Lebret – Le monde se souvient du « Chile despertó » comme une leçon d’un peuple contre un système profondément inégalitaire, contre les abus. Aujourd’hui, le Chili a le plus jeune président de son histoire et se dirige vers une nouvelle Constitution. À quels changements le peuple chilien peut-il s’attendre en matière de politique étrangère ?

Antonia Urrejola – En matière de politique étrangère, le Chili doit répondre à ce que vous venez de souligner. Effectivement, Chile despertó1, et aujourd’hui nous avons un jeune président avec une forme de leadership qui est nouvelle pour le Chili et la région. C’est un leadership empathique, qui représente non seulement la jeunesse, mais aussi une gauche démocratique, qui a un regard inclusif sur tous les secteurs, toutes les communautés et toutes les diversités, et je crois que la politique étrangère doit être le reflet de ce leadership que témoigne le président Gabriel Boric. Dans cette perspective, nous devons promouvoir une politique étrangère la plus ouverte possible, une politique étrangère en contact avec les pays voisins, avec les différentes chancelleries des autres pays, avec les organisations multilatérales. Je souhaite être également en contact et au plus près des personnes, à la fois vis à vis des attentes de nos citoyens, mais également lors de mes déplacements futurs, j’espère vraiment avoir un espace pour rencontrer et écouter les sociétés civiles au sein des pays là où je me rendrai. Je crois que l’élan que donne le Président Boric, cette empathie, doit se refléter aussi au niveau de la politique étrangère.

PL – Quelles seront les priorités du Chili en matière de politique étrangère ? En quoi consiste cette diplomatie que vous définissez comme « turquoise » et féministe ?

AU – La politique étrangère dialogue avec la politique intérieure, et la diplomatie turquoise répond aux enjeux prioritaires que sont la crise climatique et la question environnementale. La nomination de Maisa Rojas est un message fort en ce sens pour la région et le monde, elle est connue pour sa lutte contre le changement climatique et c’est un signal du Chili vis à vis de l’étranger. La diplomatie turquoise est une vision globale des effets du changement climatique, à la fois de la biodiversité, à cause de la couleur verte, mais également en lien avec la question des océans, et là, je veux reconnaître le travail réalisé par l’ancien ministre des Affaires étrangères Heraldo Muñoz2 dans ce domaine, dans un pays qui compte avec de vastes zones océaniques comme le Chili.

Si nous voulons faire face au changement climatique, nous devons avoir une forte politique environnementale comme axe prioritaire, nous devons traiter les questions de biodiversité et la question océanique et antarctique. C’est pourquoi cette diplomatie turquoise, qui est une synthèse de ces perspectives, devrait nous permettre d’avoir une voix beaucoup plus forte, tant au niveau multilatéral, mais aussi bilatérales avec la mise en place d’agendas communs sur ces questions. Seuls, nous ne pouvons pas faire face à la question climatique, énergétique et environnementale.

En matière d´égalité de genre, le président a été très catégorique sur l’importance d’une politique féministe. Par exemple, c’est la première fois que le Comité politique intègre la Ministre des femmes, ce n’est pas un fait isolé et cela témoigne d’une politique féministe, car cela va permettre à l’agenda de genre d’être une dimension transversale à la politique gouvernementale. La politique étrangère doit également y répondre, y compris la transversalité de la politique féministe. Lorsque nous parlons du changement climatique ou de l’inégalité structurelle que connaît le Chili dans des organisations internationales comme la CEPALC par exemple, la perspective de genre sera également incluse dans toutes ces conversations. Cela aura également un effet sur la nomination des femmes ambassadrices, où la parité sera essentielle. Nous devons commencer à travailler pour réduire l’écart entre les sexes au sein du ministère des Affaires étrangères lui-même, dans la représentation diplomatique elle-même, dans la carrière diplomatique et dans la formation des futurs professionnels diplomatiques. D’ailleurs nous avons nommé une femme, féministe, comme directrice de l’Académie diplomatique.

PL – Ces dernières années, on voit comment des gouvernements conservateurs ont quitté des organisations comme l’UNASUR pour en créer d’autres sans grande ambition intégrationniste. Seule la CELAC a pu être relancée par le gouvernement mexicain. Pour vous, comment et en quoi doit consister l’intégration régionale, vers quoi doit-elle s’orienter pour qu’elle soit durable et utile aux peuples de la région ?

AU – Il existe plusieurs espaces d’intégration régionale. La première des priorités en matière d’intégration c’est celle que nous devons construire avec nos pays voisins, ils représentent une dimension essentielle dans les relations internationales, et il faut d’abord commencer par renforcer la coopération avec ces pays, travailler sur des agendas communs, et notre pays en particulier compte tenu des divergences que nous avons eues sur les questions frontalières. Des divergences continueront d’exister, mais l’important c’est que l’on puisse trouver des objectifs communs pour travailler ensemble et cela doit s’inscrire sur le long terme au-delà des gouvernements en place, il y a des problèmes communs qui nous rassemblent.

Pour le Président, la relation de notre pays avec l’Amérique latine est fondamentale. Il faut récupérer la voix de l’Amérique latine dans les enceintes mondiales, et c’est un enjeu que le Président m’a indiqué comme étant une priorité absolue, pour que la région se repositionne sur des enjeux majeurs comme le changement climatique, étant donné que nous sommes l’une des régions les plus touchées par ce phénomène. Nous devons avoir une voix commune sur ces questions. L’intégration régionale c’est aussi trouver un chemin commun, concernant l’environnement, la crise migratoire, le trafic de drogue, le commerce équitable, le développement durable, nous devons établir ce chemin commun avec les pays de la région au-delà de nos différences idéologiques. Nous pouvons avoir des différences idéologiques, et nous pouvons avoir des alliances dans l’espace idéologique plus proche de nous, avec des points de vue communs, mais cela ne veut pas dire que nous n’allons pas travailler à l’intégration régionale avec tous les pays de la région.

Aujourd’hui, nous avons un continent fragmenté, polarisé, où les espaces de dialogue ont été perdus, et il n’y a que des espaces de dialogue entre ceux qui sont idéologiquement liés et c’est ce que nous voulons laisser derrière nous. Au-delà du fait que le Président va avoir des relations plus personnelles ou un rapprochement avec certains gouvernements de la région en raison de l’existence de points de vus idéologiques communs. Mais en même temps, l’intégration doit être renforcée par rapport aux grands enjeux qui nous concernent tous, et là il ne peut pas y avoir de gouvernements de gauche et de droite. Et en ce sens, l’idée n’est pas de générer davantage d’organisations régionales. Ce qui s’est passé avec des organisations comme Prosur, avec son biais idéologique, ce qui a été fait, c’est qu’ils ont fragmenter le continent, et finalement la région aura perdu sa voix sur la scène globale sur des enjeux communs qui nous concernent tous.

PL – Mais l’UNASUR avait réussi une certaine unité au-delà des gouvernements de l’époque…

AU – Oui exactement. C’est pourquoi il est nécessaire de renforcer les initiatives qui existent et qui ont fonctionné, renforcer le dialogue régional, le dialogue avec les pays voisins, et générer les approches nécessaires pour construire et défendre des agendas communs. Les différences idéologiques sont normales et ont toujours existé, mais nous ne pouvons pas continuer à fragmenter la région. En fin de compte, ce qui se passe avec l’Amérique latine, c’est qu’elle a perdu de la visibilité, qu’elle a perdu de la place sur la scène mondiale, qu’elle a été perdue, sans parler de l’idée que se font certains que l’Amérique latine est une région développée qui n’a pas besoin de plus de coopération alors que la vérité est complètement inverse, les défis sont nombreux et les inégalités structurelles sont présentes et profondes, la coopération internationale est donc essentielle.

PL – Le Président Gabriel Boric a été très catégorique et sans ambiguïté sur le respect des droits de l’homme en tant que marque de sa politique étrangère. Il a critiqué le Venezuela et le Nicaragua. Mais aujourd’hui, des transformations politiques et géopolitiques sont en cours en Amérique latine, où le rapprochement des États-Unis avec le Venezuela pourrait en être une. Quelle part de pragmatisme sera nécessaire dans la politique étrangère du Chili ?

AU – Pour le Président, la question des droits de l’homme sera une question fondamentale pour notre gouvernement et notre politique étrangère. Cela dit, et étant très clair sur les positions que le Président a prises, en ce qui concerne le Venezuela et le Nicaragua, par exemple, nous avons également des relations bilatérales avec ces pays, et ces relations se poursuivront. J’espère que le leadership du Président Boric, un leadership de gauche, une gauche démocratique, pourra être utile pour rechercher un rapprochement avec ces pays, et chercher des solutions aux graves crises que traversent ces sociétés. C’est un défi, et ces gouvernements dont on parle doivent d’abord accepter cette envie de dialogue, cette main tendue que nous souhaitons témoigner. Il me semble que les relations bilatérales doivent continuer à exister avec tout le monde. Par exemple avec le Venezuela, concernant la question migratoire…

PL – Existe-t-il une possibilité d’accord ou une volonté régionale en la matière ?

AU – Il faut que nous puissions commencer à travailler sur une proposition qui doit être discutée avec différents pays. L’idée est de construire une politique migratoire avec les autres pays de la région pour trouver une solution face à cette grave crise sans précèdent en Amérique Latine. Mais cette solution passe aussi par le gouvernement vénézuélien lui-même, et nous devons dialoguer avec eux. En ce qui concerne les droits de l’homme, il est important d’accorder de l’importance aux victimes et de chercher des solutions au-delà des positions idéologiques et des gouvernements en place, l’importance c’est comment ensemble nous pouvons trouver des solutions. Dans le cas de la politique migratoire, il sera donc essentiel d’établir un dialogue avec le Venezuela.

PL – Vous l’avez dit dans une interview au journal La Tercera que le TPP11 ne sera pas une priorité du gouvernement actuel. Le Chili ne devrait-il pas commencer à chercher à renforcer le commerce intra-régional ?

AU – D’une part, le Chili a déjà un grand nombre d’accords de libre-échange avec le monde entier, ces traités sont toujours en vigueur et continueront d’être en vigueur, personne ne remet en cause aucun traité. Concernant le TPP11, il y a eu un long débat qui dure depuis de nombreuses années, et ce n’est pas une priorité, non pas parce que ce n’est pas important, mais parce qu’on comprend que la première chose à tenir compte c’est comment le processus constituant va se dérouler. Le processus constituant va être très important, ainsi que la façon dont la société chilienne considère les traités comme le TPP11. Mais en aucun cas il n’a été dit non à cet accord. Le Chili est aujourd’hui dans un débat qui aura des effets sur notre politique commerciale, sur le type de société que nous voulons, le développement durable que nous voulons, le commerce équitable, la participation des communautés locales au développement économique. Et d’une certaine manière, il sera très important de voir comment nous discuterons ce type de traités. Mais il ne s’agit pas de mettre un terme au TPP11, mais plutôt d’attendre ce qui résultera du débat constituant. J’insiste sur le fait que personne ne demande de modifier les traités, et éventuellement si un processus post-constitutionnel dans un domaine comme le développement durable, la participation des communautés locales, etc., j’évalue un scénario ultérieur qu’il me semble important de souligner …

PL – Mais il y a aussi certaines pressions de la part de certains partis politiques…

AU – Oui, c’est pourquoi il est important de souligner que si nous parlons d’agendas communs tels que le changement climatique, le développement durable, la participation communautaire, si cela finit par conduire à la nécessité de modifier les traités, toute révision est multilatérale, elle n’est pas unilatérale et sur cela nous devons être catégoriques. Mais il faut comprendre qu’il y a un ensemble de traités qui datent des années 90, que le monde a changé, qu’il y a de nouveaux défis. Le changement climatique il y a 20 ans était quelque chose de lointain, aujourd’hui il est là et il est urgent. La façon dont nous regardons les traités doit comporter ce nouveau regard. La question des nouvelles technologies, de la confidentialité des données, des questions qui font aujourd’hui partie de l’agenda mondial, et donc à terme certains traités doivent être vue sous un autre angle que ce qu’est le monde aujourd’hui. Si cela se produit, il doit s’agir de négociations dans le cadre multilatéral ou bilatéral selon l’accord, mais ce n’est pas un débat unilatéral.

PL – Le gouvernement de Sebastián Piñera est accusé d’avoir violé les droits de l’homme depuis le 18 octobre 2019, sa présidence a aussi signifié un profond recul en matière de politique étrangère. Pourtant, le Chili a été un pays reconnu pour son ouverture sur le monde, attaché au droit international et au multilatéralisme, et a eu des relations privilégiées sur les questions commerciales avec de grandes puissances comme les États-Unis et la Chine. Quelle sera la position du pays dans cette « nouvelle ère » définie par le chancelier allemand après l’invasion russe de l’Ukraine ?

AU – La position du Président a été très clair, il a condamné sans nuance, il a parlé d’une invasion, d’une atteinte à la souveraineté et a exprimé sa solidarité avec les victimes. Je crois que le tweet du président, court et précis, parle de lui-même de l’axe de la politique étrangère en la matière. Bien sûr, il y a des relations bilatérales, des relations commerciales, qui sont toujours prises en considération, mais en ce qui concerne l’invasion russe, le président a été très clair. Nous allons continuer à plaider et à insister pour reprendre les canaux diplomatiques et multilatéraux, car si nous n’insistons pas sur cette solution, seuls plus de gens mourront et la crise s’aggravera. De ce petit pays qu’est le Chili, notre voix sera d’élever l’urgence de se rasseoir à la table des négociations, de chercher à nouveau des solutions diplomatiques, à une crise qui, quelles que soient ses causes, la vérité c’est qu’il y a une invasion, il y a des innocents qui meurent, la vérité est que cela provoque une crise migratoire, des gens qui doivent quitter leur pays, se déplacer vers des pays qui ont subi une crise économique à cause de la pandémie. Donc, ce n’est pas seulement la crise du système multilatéral et de la diplomatie, il y a ici une crise humanitaire qui touche des millions de personnes, et au final c’est l’axe central, la vie des gens qui préoccupe le Président Boric. Il n’y a pas beaucoup de présidents qui parlent avec autant d’empathie de la vie des gens. Notre rôle, dans des situations de crise comme celle-ci ou d’autres, c’est de protéger les victimes et de rechercher les meilleures solutions. Si cela conduit à parler avec des gouvernements qui violent les droits de l’homme, bien sûr que nous le ferons, car ce qui compte, c’est de trouver des solutions pour mieux protéger les personnes.

PL – En quelques mots, comment définiriez-vous la politique étrangère de votre administration dans les mois à venir ?

AU – Féministe, multilatérale, avec une forte composante axée sur les droits humains.

Notes :

1 “Le Chili s’est reveillé” Expression faisant reference aux manifestations qui ont éclater en octubre 2019.

2 Ministre des affaires étrangères de Michelle Bachelet – 2014-2018.

« Podemos est confronté à la fin d’un moment populiste » – Entretien avec Vincent Dain

Dans Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous, Vincent Dain, doctorant en sciences politiques à l’université Rennes 1, décrit la sociologie militante de Podemos au niveau de l’Andalousie ainsi que les réorganisations successives qui se sont opérées localement depuis la création de Podemos en 2014. Dans cet entretien, il revient avec nous sur cette description et dresse un état des lieux de Podemos à l’heure actuelle. Entretien réalisé par Julien Trevisan.

LVSL – Bonjour M. Dain. Merci d’avoir accepté cet entretien pour LVSL au sujet de votre dernier livre Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous. Dans celui-ci, vous décrivez les différentes générations de militants qui composent Podemos. Pouvez-vous revenir sur cette description ?

Vincent Dain – On trouve effectivement dans les rangs de Podemos trois grandes générations de militants, chacune politisée dans l’un des principaux cycles de mobilisation qui ont marqué l’histoire récente de l’Espagne.

Il y a d’abord la génération de la transition : des militants aujourd’hui âgés de plus de soixante ans, socialisés au militantisme dans l’ébullition contestataire de la transition à la démocratie. Entre 1975 (année de la mort de Franco) et le début des années 1980, ils ont pris part aux mobilisations étudiantes contre la dictature, se sont engagés au Parti communiste espagnol (PCE), au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), ou dans des organisations de la gauche révolutionnaire. Certains ont même commencé à militer dans la clandestinité dans les dernières années du franquisme. Ces militants ont connu un pic de mobilisation dans ces années de la transition, avant de mettre leurs engagements en sourdine ou d’opter pour un militantisme de plus basse intensité, désenchantés par les insuffisances d’une démocratisation qui n’a selon eux pas tenu toutes ses promesses. Il faut attendre le mouvement des Indignés pour les voir reprendre pleinement du service, avec la sensation que tout ce pour quoi ils se sont battus dans les années 1970 est menacé par la crise économique et les politiques d’austérité.

On trouve ensuite la génération altermondialiste : des militants politisés au début des années 2000, dans les luttes étudiantes contre le gouvernement conservateur de l’époque, mais aussi et surtout dans les mobilisations contre la mondialisation néolibérale. Ces militants en ont gardé une sensibilité internationaliste et une certaine défiance envers l’appareil politique d’Izquierda Unida (gauche communiste), jugé excessivement bureaucratique et coupé des mouvements sociaux. En Andalousie, ils ont fourni les gros bataillons du courant anticapitaliste de Podemos.

Il y a enfin la génération des Indignés : des jeunes militants souvent diplômés et très qualifiés, percutés par la crise de 2008 et l’explosion du chômage. Après avoir participé aux manifestations étudiantes contre le processus de Bologne en 2008-2009, ils se sont pleinement investis dans le mouvement des Indignés qui constitue pour eux une véritable matrice identitaire.

LVSL – Comment expliquer que ces différentes générations de militants se soient retrouvées au sein de Podemos ? D’une manière plus générale, comment expliquez-vous l’apparition de Podemos sur la scène politique espagnole ?

V. D. – Pour ses participants, le mouvement des Indignés a laissé entrevoir au printemps 2011 l’espoir d’un profond changement social dans le pays. Or, quelques mois plus tard, ce sont les conservateurs qui ont remporté les élections générales et accentué les politiques d’austérité. Les mobilisations se sont poursuivies avec des marées citoyennes pour les services publics, des assemblées de quartier, mais l’imperméabilité du gouvernement conservateur aux revendications de la rue, conjuguée à un durcissement de la répression, a installé la crainte de voir la dynamique du mouvement social s’évaporer.

« Podemos est le produit de la crise de 2008. »

Certains secteurs des mouvements sociaux ont commencé à imaginer des plateformes citoyennes qui pourraient se présenter aux élections avec pour revendications le blindage des services publics et des droits sociaux. De nombreuses initiatives ont fleuri en ce sens, et c’est d’ailleurs ce processus qui a donné naissance aux plateformes municipalistes qui ont remporté des mairies importantes en 2015. Puis surgit Podemos, une plateforme incontestablement plus professionnelle que les autres, portée par une figure émergente du paysage médiatique espagnol, Pablo Iglesias. Le lancement de Podemos en 2014, présenté comme une « méthode », un « outil » au service des mouvements sociaux, a permis la convergence de tous ces réseaux d’activistes issus des mobilisations anti-austérité.

Podemos est le produit de la crise de 2008. Ou plutôt, c’est la rencontre entre un contexte favorable – une crise sociale d’ampleur, des partis de gouvernement affaiblis par leur zèle austéritaire et la révélation de nombreuses affaires de corruption, un agenda politique dominé par les questions économiques et sociales – et des entrepreneurs politiques qui ont su saisir les pulsations du pays pour s’engouffrer dans la fenêtre d’opportunité. Les fondateurs de Podemos sont avant tout des stratèges et des professionnels de la communication politique. Ils sont parvenus à traduire dans l’arène électorale le message contestataire et transversal des Indignés, avec cette idée d’une opposition entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut », d’un rejet des partis traditionnels et d’un programme centré sur l’assainissement démocratique, la préservation des services publics et des droits sociaux.

LVSL – Vous revenez aussi dans votre livre sur les crises successives qui ont déchiré Podemos. D’abord celle qui s’est conclue par la sortie de Podemos de la partie errejóniste. Puis celle qui s’est conclue par la sortie de la partie anticapitaliste. Comment ces crises se sont-elles traduites au niveau des militants andalous et de leur organisation ?

V. D. – Les déchirements internes ont considérablement nui à Podemos, tant du point de vue de l’image publique du parti que de son organisation. Lorsque Pablo Iglesias a décidé de s’allier avec Izquierda Unida dès 2016, assumant d’ancrer davantage Podemos dans l’espace de la gauche « traditionnelle », certains militants ont ressenti un malaise et se sont davantage reconnus dans le discours d’Íñigo Errejón, fervent défenseur de la transversalité originelle. Quand Errejón a lancé sa propre initiative politique, Más País, certains cadres andalous l’ont rejoint. Mais la scission errejoniste n’a pas eu en Andalousie les répercussions retentissantes qu’elle a pu avoir dans la Communauté de Madrid, où le parti d’Errejón a supplanté Podemos et le PSOE aux dernières élections régionales.

« Du point de vue électoral, l’enjeu consiste surtout à ne pas se laisser dévorer par le PSOE et de créer des connexions avec les luttes sociales les plus récentes. »

En Andalousie, c’est surtout le départ du courant anticapitaliste qui a laissé des traces. En février 2020, quand Podemos est entré au gouvernement avec le PSOE, la ligne rouge a été franchie pour les anticapitalistes qui rejetaient toute coalition avec les socialistes. Ils ont donc quitté le navire. Or, c’est cette faction du parti qui dirigeait Podemos en Andalousie depuis 2015, derrière la figure de Teresa Rodríguez. Leur départ a désorganisé Podemos Andalousie, qui est aujourd’hui en phase de reconstruction, sous la direction d’une élue au Congrès des députés, Martina Velarde. Certains cercles qui reposaient localement sur la présence de militants anticapitalistes ont aussi été impactés.

LVSL – À l’heure actuelle, après ces crises, quelle est, selon vous, la stratégie de Podemos ?

V. D. – Podemos est entré dans une nouvelle phase, avec l’entrée au gouvernement en 2020 puis le départ de Pablo Iglesias en 2021. La nouvelle direction, féminisée et plus collégiale, se donne pour objectif de redynamiser le tissu militant et d’assurer l’ancrage territorial du parti, qui a du mal à s’imposer comme un acteur clé aux échelons régionaux. Le marathon électoral des dernières années et l’entrée dans les institutions ont aspiré les forces vives de Podemos, et les dirigeants souhaitent désormais prendre le temps d’affermir l’organisation. Du point de vue électoral, l’enjeu consiste surtout à ne pas se laisser dévorer par le PSOE au sein du gouvernement et de créer des connexions avec les luttes sociales les plus récentes, comme les mobilisations féministes ou écologistes.

LVSL – D’ailleurs, quelle place occupe l’écologie politique dans l’action du parti ? L’écologie est-elle éclipsée par la question sociale ? Ou bien s’agit-il d’un axe central comme c’est le cas pour le parti de Íñigo Errejón Más País ?

V. D. – La question écologique a toujours figuré dans l’agenda programmatique de Podemos mais il est vrai que dans les premières années, elle n’était pas au cœur du discours public du parti, davantage centré sur la lutte contre la corruption et sur les droits sociaux. Les mobilisations des jeunes pour le climat ces dernières années, bien qu’elles n’aient pas eu le même retentissement que dans d’autres pays européens, ont un peu rebattu les cartes. De même que la concurrence potentielle de Más País, qui joue pleinement la carte verte pour s’imposer comme une sorte de nouveau parti écologiste espagnol, avec un succès limité à l’heure actuelle. Le parti écologiste Equo, qui faisait partie de la coalition Unidas Podemos, a d’ailleurs rejoint Errejón en 2019. Mais Unidas Podemos a de son côté musclé son aile verte avec la création du parti Alianza Verde par l’un des fondateurs d’Equo resté fidèle à la coalition.

Le label vert est donc fortement disputé en Espagne. La coalition Unidas Podemos a récemment marqué des points en la matière, lorsque le ministre communiste de la Consommation, Alberto Garzón, a pris position contre le modèle agro-industriel et en faveur d’une alimentation moins carnée (les Espagnols sont les plus grands consommateurs de viande en Europe), s’attirant les foudres de la droite conservatrice et nationaliste.

LVSL – Tout au long de votre livre, on peut noter des références à l’Amérique latine (à la révolution mexicaine, au mouvement zapatiste, à la gauche contemporaine bolivienne …). Est-ce que ce sont des références conscientes chez les militants avec qui vous avez pu vous entretenir ? Par ailleurs, est-ce qu’il y a une vraie volonté de Podemos à créer des liens avec les mouvements progressistes d’Amérique latine ?

V. D. – Les militants de Podemos manifestent une sympathie naturelle pour les expériences progressistes latino-américaines des années 2000 comme pour les victoires récentes au Pérou ou au Chili. L’Amérique latine est surtout présente dans l’univers de références des militants les plus politisés et les plus internationalistes. Certains ont déjà eu l’occasion d’y voyager et de prendre part à des expériences de terrain sur place, d’autres mettent un point d’honneur à dénoncer les méfaits de la colonisation espagnole à travers le slogan « rien à célébrer » (« nada que celebrar ») lorsque chaque 12 octobre, l’Espagne fête le « jour de l’Hispanité », en référence à la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb.

« Il a toujours été difficile pour Podemos de valoriser publiquement ces liens privilégiés avec l’Amérique latine. »

Plus généralement, les liens avec l’Amérique latine sont cruciaux dans le parcours des dirigeants de Podemos, qui ont consacré des travaux académiques aux expériences nationales-populaires des années 2000 et ont même conseillé des gouvernements de gauche comme celui de Hugo Chávez. En revanche, il a toujours été difficile pour Podemos de valoriser publiquement ces liens privilégiés avec l’Amérique latine, car les droites et la presse conservatrice en ont fait un instrument pour discréditer le parti, accusé d’être financé par le régime vénézuélien ou d’importer en Espagne le « castro-chavisme ». Les liens existent toujours, et Pablo Iglesias a eu l’occasion de rencontrer Cristina Kirchner, Evo Morales et Rafael Correa lorsqu’il était secrétaire général de Podemos, mais ils ne sont pas toujours mis en avant.

LVSL – Vous relevez dans votre livre, qu’avec le 15M, le régime politique espagnol est entré dans une « crise organique » pour reprendre la terminologie gramscienne. Pourtant, cette crise semble maintenant terminée alors qu’aucun changement de régime politique n’a eu lieu. L’idée de Constituante a même été mise de côté par Podemos car reposant sur une idéalisation naïve et minoritaire de la seconde République. N’y a-t-il pas pourtant un terrain propice à cette idée en Espagne en mettant en avant la question des biens communs et en s’appuyant sur ce qu’il se passe au Chili ?

V. D. – L’un des slogans du 15M était « à bas le régime », et Podemos a contribué à populariser l’expression de « crise du régime de 1978 », en référence au système politique hérité de la transition à la démocratie. En 2014, Pablo Iglesias disait vouloir mettre un terme à ce régime de 1978 en ouvrant un processus constituant. Ce discours a vite été abandonné au profit d’un discours moins frontal, autour de l’idée d’une « nouvelle transition » qui permettrait à l’Espagne de parachever un édifice démocratique encore chancelant.

Toute cette terminologie autour de la crise de régime était particulièrement mobilisée dans le cycle anti-austérité, alors que s’installait l’idée que le PSOE et le PP étaient les deux faces d’une même pièce, que les dirigeants politiques étaient immanquablement tenus par les pouvoirs financiers, etc. Podemos est aujourd’hui contraint de s’adapter à un nouveau cycle politique. Le Parti populaire de Mariano Rajoy a été délogé du gouvernement, la brutalité des politiques d’austérité s’est atténuée, et l’émergence du parti de droite radicale Vox a favorisé une relatéralisation du champ politique autour du clivage gauche-droite : il est désormais plus difficile de mettre le PSOE et le PP dans le même sac.

En d’autres termes, Podemos est confronté à la fin d’un moment populiste espagnol : la phase d’opposition entre le « peuple » et la « caste » a laissé place à une logique de blocs, avec PP-Vox d’un côté et PSOE-Unidas Podemos de l’autre. Dans ce contexte, les projets de transformation profonde du système politique ont semble-t-il moins d’écho qu’auparavant.

En revanche, ces dernières années, Podemos s’est tout de même davantage emparé de l’identité républicaine, un temps laissée au second plan car jugée trop clivante et associée à la gauche « traditionnelle ». La crise catalane a été l’occasion de puiser dans l’héritage du fédéralisme républicain pour défendre un modèle de pays « plurinational », et l’exil aux Émirats arabes unis du roi émérite Juan Carlos Ier, visé par plusieurs enquêtes judiciaires, a ravivé le discours républicain chez la gauche radicale. Et concernant les biens communs, il est vrai que les mobilisations autour de la santé publique, rudement éprouvée par la crise du Covid-19, peuvent fournir un support intéressant.

LVSL – En Andalousie, Podemos, via la figure de Teresa Rodríguez, s’attèle à l’émergence d’un nationalisme andalou populaire. Pouvez-vous revenir avec nous sur les conditions historiques qui permettent une telle émergence ? Par ailleurs, quels en sont les objectifs stratégiques ? Sont-ils compatibles avec une prise des institutions nationales espagnoles ?

V. D. – Il existe en Andalousie un sentiment d’appartenance régionale très fort, qui ne s’inscrit pas cependant en opposition à l’appartenance nationale espagnole. Au moment de la transition à la démocratie, les Andalous se sont fortement mobilisés pour que la région puisse accéder à l’autonomie selon les mêmes modalités que les nationalités « historiques » (Catalogne, Pays-Basque, Galice). Le nationalisme andalou, historiquement ancré à gauche, repose principalement sur la critique de l’assignation de l’Andalousie à une position périphérique dans l’économie espagnole. Ce nationalisme socio-économique s’exprime par exemple aujourd’hui de façon radicale dans les positions du Syndicat andalou des travailleurs (SAT), héritier des luttes sociales des travailleurs journaliers contre la grande propriété terrienne, qui ont notamment donné naissance à l’expérience autogestionnaire de Marinaleda.

« Adelante Andalucía adopte aussi une ligne écoféministe originale, avec tout un discours sur la « matrie » andalouse. »

On retrouve à Unidas Podemos des figures du SAT, comme Diego Cañamero, et Teresa Rodríguez, lorsqu’elle était à la tête de Podemos Andalousie, qui a très tôt incorporé à son discours des éléments du nationalisme andalou. Cette coloration nationaliste s’est encore accentuée depuis qu’elle a quitté Podemos et qu’elle œuvre à la construction de son propre parti, Adelante Andalucía.

Cette nouvelle organisation prône une plus grande autonomie pour l’Andalousie et défend l’héritage culturel andalou contre les stéréotypes qui visent les habitants de la région. Elle adopte aussi une ligne écoféministe originale, avec tout un discours sur la « matrie » andalouse. Il s’agit d’une force d’envergure régionale qui pourrait toutefois chercher à obtenir une représentation au Congrès des députés, sur le modèle des nationalismes catalans et basques qui ont leurs contingents de députés à Madrid.

LVSL – Comme vous le racontez dans votre livre, de grandes mobilisations ont secoué l’Espagne en 2003 en opposition à la guerre en Irak. Alors que la tension monte à l’Est au sujet de l’Ukraine entre l’OTAN et la Russie, peut-on voir un rejaillissement de ce mouvement ? L’initiative, portée notamment par Podemos, a-t-elle une chance d’aboutir ?

V. D. – Il existe effectivement une grande tradition de mobilisation anti-guerre en Espagne, qui s’est exprimée de façon spectaculaire en 2003 contre la guerre en Irak, mais aussi une quinzaine d’années plus tôt lors des débats sur l’appartenance à l’OTAN en 1986 – les Espagnols ont voté à 57% pour le maintien dans l’alliance atlantique. C’est ce sentiment anti-guerre que Podemos a cherché à réactiver autour de la crise ukrainienne, sans grand succès à ce jour. La politique extérieure espagnole est solidement arrimée au bloc atlantiste et Podemos ne dispose pas de levier à l’intérieur du gouvernement pour infléchir cette orientation.

En réunissant sur un même manifeste les partis qui ont donné à Pedro Sánchez une majorité pour son investiture, le parti a certes fait grimper la pression, mais le ton est rapidement redescendu. Les dirigeants de Podemos sont semble-t-il conscients de la faiblesse de leurs marges de manœuvre et du risque politique qu’il y aurait à déclencher une fracture dans le gouvernement sur ces questions de politique extérieure.

LVSL – Le récit de votre livre se termine en février 2020, soit au moment où Podemos rentre au gouvernement avec le PSOE. Depuis, Pablo Iglesias a quitté la vice-présidence qu’il occupait et a été remplacé par Yolanda Díaz. Celle-ci prend un poids de plus en plus important dans la vie politique espagnole, apparaissant comme une figure de gauche protectrice et populaire. Sauriez-vous comment celle-ci, ainsi que son action, sont perçus par les sympathisants de Podemos ?

V. D. – La ministre du Travail Yolanda Díaz s’est en effet imposée comme la nouvelle figure de proue de la gauche radicale espagnole après le retrait de Pablo Iglesias. Le leadership de ce dernier et son discours frontalement anti-oligarchique cadraient bien avec le cycle politique ouvert par le 15M. Comme l’a très bien montré Eoghan Gilmartin dans un article de Jacobin, Yolanda Díaz jouit quant à elle d’une image plus apaisée : on salue volontiers, y compris chez les électeurs socialistes, ses facultés de négociation et sa capacité à garantir la protection des salariés en période de crise sanitaire. Elle a un profil plus institutionnel.

L’autre grande différence, c’est qu’elle n’est pas issue des rangs de Podemos, mais de la gauche communiste. Elle n’en est pas moins appréciée par les militants de Podemos qui voient en elle une figure relativement indépendante – elle a quitté Izquierda Unida en 2019 – et en mesure de donner un second souffle à la coalition. Il faut dire qu’elle a été clairement adoubée par Pablo Iglesias, qui lui a transmis le flambeau.

LVSL – Concernant la question féministe, qui est un sujet très mobilisateur en Espagne, la ministre à l’Égalité Irene Montero, issue de Podemos, parvient-elle à obtenir des avancées significatives ?

V. D. – Depuis l’adoption en 2004 de la première grande loi contre la violence de genre, l’Espagne a réalisé de réels progrès en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, et les impressionnantes mobilisations féministes de ces cinq dernières années ont encore accentué la pression sur les institutions. À travers le Pacte d’État contre la violence de genre adopté en 2017, l’État espagnol s’est engagé à débloquer 1 milliard d’euros sur cinq ans pour lutter contre les féminicides.

« La prise de fonction d’Irene Montero à la tête du ministère de l’Égalité constitue en soi un message très fort envers les associations de lutte contre les violences faites aux femmes. »

C’est dans ce contexte qu’Irene Montero a pris ses fonctions à la tête du ministère de l’Égalité, ce qui constitue en soi un message très fort envers les associations de lutte contre les violences faites aux femmes, car la numéro 2 de Podemos est très connue pour ses engagements féministes. Cela se traduit clairement dans la communication gouvernementale : Montero n’hésite pas à parler de « justice patriarcale » par exemple, et elle s’adresse aux mouvements féministes en tant qu’alliée.

Sur le plan des réformes, elle a eu à prendre en charge l’actualisation du fameux Pacte d’État contre la violence de genre, avec à la clé une garantie des mécanismes de financement des associations, le renforcement des mesures d’accompagnement pour permettre aux femmes victimes de violences de recouvrer l’indépendance économique. C’est également sous sa direction que le ministère comptabilise désormais plusieurs catégories de féminicides, non plus seulement dans le cadre conjugal, et prend en compte les violences d’ordre économique et la violence vicariante (violence contre les enfants dans le but d’atteindre la mère).

Sa plus grande réussite à l’heure actuelle est l’adoption de la loi qui autorise l’autodétermination de genre (la « Ley Trans ») : à partir de 16 ans, les personnes transgenres pourront désormais changer la mention de sexe sur leur carte d’identité par une simple demande auprès de l’état civil. Autre chantier en cours, un projet de loi sur la liberté sexuelle qui entend modifier le code pénal afin de faire du consentement explicite un critère primordial de jugement dans les affaires de délits sexuels.

LVSL – Dans la conclusion de votre livre, un certain sentiment d’amertume semble se dégager. Les cercles locaux de Podemos que vous avez observés se sont mortifiés et les citoyens, « les gens ordinaires » sont rentrés chez eux. Le rôle de Podemos se cantonnerait donc à l’avenir à être un partenaire minoritaire du PSOE ?

V. D. – Podemos est un parti qui a pour ainsi dire « vieilli » très vite, comme l’admettent beaucoup de militants. La plateforme citoyenne des premiers mois s’est rapidement muée en une organisation partisane structurée, qui a permis de propulser dans les institutions de nombreux cadres des mouvements sociaux. Mais dans le même temps, les cercles se sont considérablement affaiblis. Beaucoup de militants sont sortis épuisés des querelles internes. D’autres ont jeté l’éponge car ils ne se sont pas reconnus dans l’institutionnalisation du parti, qui a selon eux dénaturé le projet originel d’un « mouvement » citoyen censé reproduire les codes du mouvement des Indignés. À Séville, où j’ai mené mon enquête, beaucoup de cercles sont aujourd’hui tenus à bout de bras par des militants retraités qui ont du temps à y consacrer et pour qui le désengagement est symboliquement plus coûteux, après un retour tardif et enthousiaste au militantisme.

« C’est depuis le gouvernement qu’Unidas Podemos fait émerger la figure de Yolanda Díaz. »

Il est difficile de savoir de quoi demain sera fait, mais l’entrée au gouvernement pourrait tout de même avoir des effets positifs à moyen terme. Pablo Iglesias a tout mis en œuvre pour forcer la main au PSOE et l’obliger à gouverner en coalition, pour éviter que Unidas Podemos ne soit cantonné à un rôle témoin. Conscient d’arriver à la fin d’un chapitre, le fondateur de Podemos a estimé qu’il serait stratégiquement plus confortable d’aborder le nouveau cycle politique depuis le gouvernement plutôt qu’en s’épuisant dans un soutien parlementaire à géométrie variable, un peu à l’image du Bloco de Esquerda au Portugal.

Le pari est risqué : en acceptant d’être le partenaire minoritaire, Unidas Podemos s’expose bien sûr à ce que le PSOE s’arroge le mérite des réformes sociales engagées par la coalition. Il y a également le risque de décevoir : les socialistes détiennent les principaux leviers et se font les garants d’une certaine orthodoxie économique, sur la question du logement ou de la politique énergétique par exemple.

Le livre Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous de Vincent Dain

Mais c’est depuis le gouvernement qu’Unidas Podemos fait émerger la figure de Yolanda Díaz, qui prend de l’envergure grâce à son rôle institutionnel. La perspective du sorpasso, un temps caressée en 2015-2016, est bien sûr très loin, mais en s’imposant comme un partenaire de gouvernement exigeant, emmené par une nouvelle leader charismatique, Unidas Podemos pourrait reprendre quelques couleurs. Quoiqu’il en soit, Podemos en tant qu’organisation n’en reste pas moins dans une position moins favorable qu’il y a quelques années, du temps où les scores électoraux et le leadership évident de Pablo Iglesias lui conférait une place hégémonique dans l’espace des gauches radicales espagnoles.

Violences envers les femmes : lutter contre l’impunité des multinationales

Aucun métier, aucun secteur d’activité n’est épargné par les violences sexistes et sexuelles au travail, comme l’ont démontré les travaux qui ont précédé l’adoption de la première norme internationale en la matière, la Convention n°190 de l’Organisation internationale du travail (OIT), entrée en vigueur le 25 juin dernier1. Les entreprises multinationales sont donc concernées à différents niveaux. Du siège social aux filiales des grandes entreprises, dans les pays du Nord comme ceux du Sud où se développent une grande partie des chaînes d’approvisionnement. Ces entreprises ont la responsabilité de prévenir les violences sexistes et sexuelles, en vertu de la loi française sur le devoir de vigilance, adoptée il y a quatre ans. Pourtant, nombre d’entre elles n’en ont toujours pas pris acte. Oublieraient-elles que les droits des femmes sont aussi et avant tout des droits humains ?

On parle de violence et de harcèlement fondés sur le genre – ou de violences sexistes et sexuelles – lorsqu’une personne est malmenée en raison de son sexe ou de son genre, ou lorsque la violence et le harcèlement ont un effet disproportionné sur les personnes d’un sexe ou d’un genre donné2.

Ces violences prennent des formes diverses, qui vont des réflexions et « plaisanteries » sexistes à l’agression physique. Le harcèlement sexuel, expressément visé par la Convention n°190 de l’OIT, en est l’une des formes les plus courantes. Il englobe une série de comportements et de pratiques souvent persistantes et « normalisées » quoique non désirées : remarques ou avances sexuelles, propos obscènes, affichages de photos ou d’images pornographiques, contacts physiques imposés. Ces violences frappent majoritairement des femmes (trois fois plus souvent que des hommes), et la majorité de leurs auteurs sont des hommes (dans 98% des cas en France3). D’autres facteurs de discrimination entrent en compte et sont souvent déterminants, comme l’orientation sexuelle, l’origine sociale ou géographique, le statut…

De nombreux facteurs professionnels qui favorisent ou aggravent ces violences

D’après une enquête du Défenseur des droits, le fait de travailler dans un univers professionnel principalement masculin expose davantage les femmes aux violences sexistes ou sexuelles4. Le recours à des contrats précaires (saisonniers ou temporaires), les horaires de travail atypiques ou irréguliers5, le port d’une tenue de travail obligeant les femmes à montrer « leurs formes, leur poitrine ou leurs jambes6 », un temps de travail excessif, une rémunération inférieure à un salaire vital7 ou des objectifs de production irréalistes8 sont autant de facteurs de risques.

En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail.

Ces facteurs de risques augmentent en effet la dépendance des travailleuses qui craignent de perdre leur emploi et les isolent. Enfin, l’OIT établit un lien entre les incitations salariales à la production et la probabilité de violences sexistes et sexuelles. Ainsi, des travailleuses haïtiennes témoignent que la probabilité de subir des violences sexistes et sexuelles est plus forte dans les usines où les ouvrières obtiennent une prime de résultat. La possibilité d’octroyer ou non cette prime semble donner un ascendant supplémentaire aux hommes qui les encadrent9. En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail10. Depuis les débuts du mouvement #MeToo, plusieurs scandales ont révélé la banalisation et l’impunité des violences sexistes et sexuelles au sein d’entreprises multinationales comme Ubisoft11 ou McDonald’s12. Au-delà de la situation en France ou plus globalement dans les pays du Nord, où sont majoritairement implantés les multinationales, ces entreprises sont concernées à différents niveaux.

Aujourd’hui, l’Organisation internationale du travail estime qu’environ un emploi sur cinq dans le monde est lié à une chaîne d’approvisionnement internationale, c’est-à-dire à l’ensemble des professionnels impliqués dans la conception, la production et la mise à disposition d’un produit ou service destiné à la consommation. Au total, près de 190 millions de femmes travaillent dans ces chaînes de valeur. Elles représentent 80% de la main-d’œuvre dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de l’habillement. Elles sont majoritaires dans l’horticulture, la téléphonie, le tourisme et dans bien d’autres secteurs. Elles y exercent souvent des emplois précaires, peu qualifiés et/ou peu rémunérés, et y sont particulièrement exposées à la violence et au harcèlement13. Et les violences sexistes et sexuelles paraissent, dans bien des secteurs, systématiques. Ainsi, plus de 90% des femmes travaillant dans la récolte ou production du thé au Kenya ont été victimes ou témoins d’abus sexuels ou physiques sur leur lieu de travail14. 80% des ouvrières du secteur textile interrogées au Bangladesh ont déclaré avoir été victimes ou témoins de violences sexistes et sexuelles au travail15.

Un cadre légal flou et peu respecté

Si les violences sexistes et sexuelles au travail sont longtemps restées taboues, et restent difficiles à évaluer, de tels chiffres auraient dû alerter les entreprises et les convaincre d’intervenir pour réduire les risques. Or, l’analyse de l’application de la loi française « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre16 » montre une réalité toute autre.

Adoptée le 27 mars 2017, cette loi pionnière s’applique aux entreprises implantées en France et qui emploient au moins 5 000 personnes en France, ou bien 10 000 personnes dans le monde. Elle crée l’obligation pour ces entreprises d’identifier et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement résultant non seulement de leurs propres activités, mais aussi des activités des sociétés qu’elles contrôlent, de leurs sous-traitants et des fournisseurs avec qui elles entretiennent une relation commerciale établie. Les personnes « justifiant d’un intérêt à agir », telles que des associations de défense des droits humains, de l’environnement, ou des syndicats, et bien sûr les personnes et les communautés dont les droits sont violés, sont en droit de demander des comptes aux multinationales concernées, dont la responsabilité peut être engagée en justice. Le devoir de vigilance s’inscrit dans une logique de prévention et de réparation. Les sociétés soumises à la loi ne doivent pas attendre qu’une atteinte aux droits humains soit commise pour réagir et sont tenues de prendre des mesures de prévention en amont. La prévention des violences sexistes et sexuelles au travail devrait figurer dans les mesures de vigilance des entreprises concernées par la loi, car ce sont des atteintes graves aux droits humains17. Quatre ans après l’entrée en vigueur de la loi, les multinationales manquent encore à leur devoir de vigilance, notamment parce que leur cartographie des risques ne mentionne pas les risques de violences sexistes et sexuelles.

Lorsque des mesures de prévention sont prévues, elles manquent d’ambition, de suivi, de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Même lorsqu’il a été identifié, bien souvent les mesures correctives sont largement insuffisantes. C’est l’objet du dernier rapport d’ActionAid France sur le devoir de vigilance des multinationales en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans quatre secteurs différents (numérique, hôtellerie-restauration, agriculture, textile). L’analyse des plans de vigilance et de sept multinationales concernées par la loi montre que, lorsque des mesures de prévention sont prévues, celles-ci manquent d’ambition (quand elles ne s’appliquent pas aux filiales ou aux sous-traitants notamment), de suivi (quand aucune évaluation valable de leur mise en œuvre ou de leur impact n’est menée), de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Il paraît illusoire de prétendre réduire les risques de violences sexistes et sexuelles sans s’attaquer à leurs causes profondes, c’est-à-dire aussi bien aux préjugés et représentations des équipes qu’au modèle économique et aux pratiques commerciales des multinationales, qui sont sources de précarité et de vulnérabilité pour les travailleurs et travailleuses18. La formation et la sensibilisation de toutes les parties prenantes (salariés, syndicats, services de ressources humaines des entreprises, de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants) aux violences sexistes et sexuelles pourraient constituer des mesures de prévention et d’atténuation efficaces. Les entreprises devraient également adopter une procédure de plainte facile à comprendre et accessible sans discrimination, ainsi que des mesures de protection et de réparation pour les victimes.

L’association recommande par ailleurs de prévoir le financement et l’accompagnement des fournisseurs et sous-traitants pour interdire et sanctionner les violences et le harcèlement fondés sur le genre en impliquant les syndicats et autres parties prenantes pertinentes, et de garantir la liberté d’association et de négociation collective, sans discrimination, pour permettre aux travailleuses de défendre leurs droits. À ce titre, l’État français a les moyens de veiller au respect de la loi sur le devoir de vigilance. S’il souhaitait s’impliquer davantage et de façon sérieuse sur cette question, il pourrait publier la liste des entreprises concernées par la loi19, et entamer une traduction dans la loi française de la Convention n°190 de l’OIT sur les violences et le harcèlement dans le monde du travail. Or, le gouvernement actuel semble réticent à rappeler leurs obligations aux employeurs ou à leur imposer de nouvelles normes et préfère « inviter patronat et syndicats au dialogue social ».

Notes :

(1) Convention (n° 190) sur la violence et le harcèlement de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), 2019, art.

(2) Ibid.

(3) Thomas Morin, Femmes et hommes face à la violence, INSEE, 22 novembre 2011,

(4) Enquêtes sur le harcèlement sexuel au travail. Études et Résultats, Défenseur des Droits, mars 2014, p. 2

(5) Nordic Union HRTC, Report on sexual harassment. Overview of Research on Sexual Harassment in the Nordic Hotel, Restaurant and Tourism industry, Mars 2016, p. 7-8

(6) Rapport IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), Observatoire européen du sexisme et du harcèlement sexuel au travail, 8 octobre 2019

(7) https://ethique-sur-etiquette.org/Dossier-special-salaire-vital

(8) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(9) Sexual Harassment at work: insights from the global garment industry, Better Work, International Finance Corporation, International Labour Organization, juin 2019, p. 11.

(10) Ibid

(11) https://information.tv5monde.com/terriennes/scandale-de-harcelement-sexuel-chez-ubisoft-une-culture-d-entreprise-revoir-367166

(12) https://www.mediapart.fr/journal/france/121020/violences-sexuelles-plongee-dans-l-enfer-de-salariees-de-mcdo?onglet=full

(13) Le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, BIT, rapport IV, CIT, 105e session, 2016

(14) It’s our day – It’s our time : Rising for Equality, Confédération syndicale internationale (CSI), 2018 : www.ituc-csi.org/it-s-our-day-it-s-our-time-rising?lang=en

(15) Enquête : violences et harcèlement dans l’industrie textile, ActionAid, 2019 : www.actionaid.fr/nos-actions/droits-des-femmes/enquete-violences-et-harcelement-dans-l-industrie-textile

(16) Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034290626?r=g8YI1Y0MdZ

(17) Article 2b de la Résolution 48/104 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993; la Recommandation générale 19 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (1992), ; Recommandation générale 35 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (2017); l’Observation générale 23 du Comité des droits économiques sociaux et culturels (2016).

(18) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(19) En janvier 2020, dans son rapport d’évaluation de la loi sur le devoir de vigilance, le Conseil Général de l’Économie rappelle que « la Loi n’a pas prévu que son suivi soit confié officiellement à un service ou un organisme public, de façon à aboutir à (…) obtenir et tenir à jour une information fiable sur le nombre et la liste des entreprises soumises au Devoir de vigilance. », si bien que « La première difficulté d’application pratique est d’établir la liste des entreprises concernées » (pages 18 et 19)
https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/devoirs-vigilances-entreprises.pdf

Dans le sport professionnel, le long chemin des femmes vers l’égalité salariale

© Mattlee

Si les femmes sont de plus en plus intégrées dans l’espace sportif moderne, une question symbolise toujours la frilosité des institutions sportives face à cette féminisation de leur espace : les inégalités salariales. Ciblant leur communication autour de l’égalité des genres, ces acteurs majeurs du monde sportif – fédérations, ligues, ministères, marques – peinent pourtant à accepter une égalité de rémunérations entre sportives et sportifs. En cause, une entreprise d’amélioration de leur image au détriment d’une réelle volonté politique de modification structurelle de l’économie du sport. Face à cet immobilisme, déconstruire les mythes de justification des inégalités salariales est une nécessité.

En juin dernier, sont apparues pour la première fois depuis 2016 deux femmes – Naomi Osaka et Serena Williams – dans le célèbre classement Forbes des 100 athlètes les mieux rémunérés du monde. Une exception donc, qui traduit toutefois une double réalité. Si les inégalités salariales entre femmes et hommes dans le sport professionnel sont encore et toujours abyssales, les deux tenniswomen bénéficient d’un privilège (sic) propre à leur discipline : une quasi-équité des « prize money » (primes de victoires) sur les tournois du Grand Chelem et des Masters 1000. Une particularité tennistique déjà quarantenaire puisque le tournoi new-yorkais de l’US Open avait décidé d’attribuer les mêmes gains aux joueuses et aux joueurs dès 1973.

Fortes de l’exemple du tennis, plusieurs disciplines ont franchi le pas ces dernières années dont le patinage de vitesse, le beach-volley et plus récemment le surf. Des disciplines cependant peu médiatisées et pratiquées sans influence sur les sports les plus populaires, le football et le rugby en tête, peu enclins à modifier leurs modèles économiques. 

Gros titres en une du New York Times après la décision d’égalité des primes pour le tournoi de l’US Open en 1973 ©nytimes.com

Des inégalités de rémunération globales

Dans ces sports, largement pratiqués et ancrés dans la culture française, les écarts de salaires restent éloquents. À titre d’exemple, une joueuse de Ligue Féminine de Basketball touche en moyenne 3,3 fois moins que ses homologues masculins (3 700 euros par mois contre 12 100), selon les chiffres récoltés entre 2016 et 2018. Pour le football, les différences sont encore plus marquées puisqu’un joueur touchant en moyenne 94 000 par mois (Ligue 1) voit son homologue féminine percevoir 37 fois moins, soit 2 500 euros environ – statistique n’englobant pourtant que les 60 % des joueuses les mieux loties de première division, celles disposant d’un contrat fédéral. Au rugby, cette problématique d’amateurisme accentue encore les disparités entre femmes et hommes : quand un joueur de TOP 14 gagne en moyenne 20 000 euros par mois, les joueuses de première division sont toutes amatrices – seuls quelques clubs aux plus gros budgets leur versent de modestes primes de match. La Fédération Française de Rugby, souhaitant sauver les apparences, a ainsi proposé depuis deux ans à « une trentaine de joueuses des contrats fédéraux semi-professionnels à hauteur de  2 000 euros mensuels en moyenne » selon Laura Di Muzio, capitaine du Lille Métropole RC Villeneuvois et ancienne joueuse du XV de France, interviewée par téléphone. 

Un joueur de Ligue 1, qui touche en moyenne 94 000 euros bruts par mois, voit ses homologues féminines de première division percevoir 37 fois moins, soit 2 500 euros environ.

Un constat préoccupant qui ne serait pas tout à fait exact si l’on omettait les autres sources de revenus pour les athlètes de niveau mondial. S’ajoutent au salaire des clubs les primes de sélections nationales et les contrats publicitaires pour une élite masculine et une poignée de joueuses. Des sources de revenus annexes qui, par leur provenance, renforcent souvent les écarts de rémunérations entre femmes et hommes. Ainsi, les disparités impliquées par les primes des fédérations nationales viennent s’ajouter à celles préexistantes dans les clubs : quand chacun des joueurs de l’Équipe de France vainqueur au Mondial 2018 a touché 400 000 euros de primes, celles prévues en cas de sacre de la sélection féminine étaient dix fois moins importantes, tournant autour des 40 000 euros. Un écart appliquant « un principe d’égalité » selon Brigitte Henriques, n°2 de la Fédération Française de Football, car corrélé à l’écart des dotations de la FIFA pour les Mondiaux féminins (30 Millions d’euros) et masculins (400 Millions d’euros).

Pourtant, les fédérations norvégiennes (2017), néo-zélandaises (2018), australiennes (2019), brésiliennes et anglaises (2020) ont choisi de compenser ces dotations inégales de la FIFA en attribuant le « même montant pour les primes et les indemnités journalières aux femmes et aux hommes ». Un exemple de volontarisme politique efficace et concret renvoyant aux oubliettes la lubie française du « principe de répartition corrélé à une réalité économique ». Une subtile manière de réintroduire l’increvable refrain néolibéral : les femmes générant moins de retombées économiques devraient légitimement moins percevoir de revenus. 

Pourtant, même lorsque les retombées sont supérieures chez les sportives, les rémunérations restent inférieures, déconstruisant l’argument économique précédemment cité. L’exemple des footballeuses américaines est ici le plus marquant. Elles attirent de plus grosses audiences que les hommes lors de leurs rencontres, connaissent des résultats sportifs bien meilleurs – Championnes du monde en titre –, mais les joueuses de Team USA, Megan Rapinoe en tête, ont vu leur combat pour l’égalité des primes en sélection nationale débouté par la justice californienne en mai 2020. 

L’économie de marché amplifie les écarts de revenus

Dans la même logique économique se situe la marchandisation de l’image des athlètes par le sponsoring, qui entraîne une concentration toujours plus importante des capitaux privés vers une poignée d’athlètes masculins. Grâce à la privatisation des revenus du sport et à la financiarisation des institutions sportives, le modèle économique sportif se complait dans un immobilisme stratégique d’hyperinflation, ne profitant que très peu au sport amateur et féminin. Le sport féminin, peu rentable, est ainsi délaissé du système marchand : l’image de la sportive ne vend pas. Dans l’élite du rugby féminin, par exemple, selon Laura Di Muzio, « seules quelques joueuses possèdent des contrats de sponsoring, majoritairement avec des primes nulles et de simples avantages en nature ». Un constat économique qui puise ses racines dans deux préjugés construits et ancrés : d’un côté, le sport est un espace masculinisé dans lequel les femmes ne peuvent trouver leur place ; de l’autre, le modèle économique du sport est un marché vertueux et autorégulateur.

Dans les faits, l’économie du sport, à mesure qu’elle se privatise, légitime et nourrit les préjugés sexistes autour du sport en mettant en lumière une grande majorité de champions masculins et masculinisés. Les Droits TV sont le meilleur exemple de ce modèle économique impossible à maîtriser : leur valeur augmente de manière exponentielle, à tel point de créer un gouffre entre l’offre galopante et la demande stagnante. Le groupe Mediapro en sait quelque chose, lui qui s’est trouvé insolvable quelques mois après le début du lancement de ses chaînes Telefoot, mettant la plupart des clubs professionnels en danger. Les revenus issus de ces Droits sont ainsi devenus hégémoniques dans les recettes des institutions – souvent plus de 50% des budgets hors transferts des clubs – ; institutions entretenant elles-mêmes le cercle vicieux en reversant une immense partie à la pratique masculine. 

« [En première division de rugby féminin] seules quelques joueuses possèdent des contrats de sponsoring, majoritairement avec des primes nulles et de simples avantages en nature. »

Laura Di Muzio, ancienne demi d’ouverture du XV de France

Il est nécessaire de pointer du doigt ce double préjugé expliquant en grande partie les inégalités salariales dans l’espace sportif. Car, dans les consciences collectives, survivent des idées reçues d’une autre époque, affiliant sport d’équipe à la masculinité, et sports artistiques à la féminité. Ainsi, selon les chercheurs Carine Burricand et Sébastien Grobon, une personne sur deux adhérait toujours en 2015 à l’idée que « certains sports conviennent mieux aux filles qu’aux garçons ». Une réalité sociologique explicable par une culture sportive construite sur plusieurs millénaires par et pour les hommes, ne laissant la pratique féminine se développer qu’au milieu de la Première Guerre mondiale. Pourtant, heureusement, les constats changent et les mentalités évoluent : l’exemple du tennis est encore ici le plus pertinent. Inspiré de la pratique française du jeu de paume, né en Angleterre dans les années 1870, le tennis dans sa version moderne a très vite laissé la place aux sportives, consacrant dès les années 1920 de grandes championnes populaires comme Suzanne Lenglen, permettant l’intériorisation collective du tennis comme un sport fondamentalement mixte. 

La joueuse française Suzanne Lenglen aux Championnats du monde de tennis de Wimbledon le 6 juillet 1923 ©Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Depuis, avec la médiatisation et la diffusion télévisuelle des rencontres, s’est développé le tennis féminin parallèlement à la pratique masculine, avec une indépendance unique pour son genre. Ainsi, depuis 2014, le circuit WTA est au centre de l’attention médiatique : générant des Droits TV immenses (525 Millions de dollars sur dix ans), il place également les joueuses au cœur de la médiatisation – une rareté pour le sport au féminin. De fait, dans les 100 personnalités sportives les plus citées dans la presse écrite en 2017, n’apparaissaient que trois sportives, toutes tenniswomen : Kristina Mladenovic, Caroline Garcia et Simona Halep. Des sportives pouvant, sur les tournois majeurs, bénéficier des mêmes niveaux de revenus que leurs homologues masculins – encore une fois, une rareté pour le sport au féminin.

Face aux lentes évolutions culturelles, une nécessaire régulation de l’économie du sport

Parallèlement à ces évolutions culturelles et mentales – essentielles mais de long terme – des ajustements proactifs du modèle économique sont nécessaires. En convoquant, notamment, un concept largement considéré comme une hérésie politique : l’interventionnisme régulateur d’un marché sportif à la dérive. Pourtant, dès 2000 avait été instaurée la « taxe Buffet » sous l’impulsion de la Ministre des Sports de l’époque, Marie-George Buffet, prévoyant un prélèvement de 5% sur les Droits TV des manifestations sportives, à destination du sport amateur. Seulement, un plafonnement à 25 millions d’euros avait été ajouté, restreignant aujourd’hui les financements du football amateur au vu des colossaux Droits TV négociés pour les saisons prochaines. Outre la nécessité de déplafonner cette taxe – dont le plafond a été aujourd’hui relevé à 74 millions d’euros – l’hypothèse d’un fléchage de la moitié de ces fonds publics vers la pratique sportive féminine serait un progrès colossal vers la parité et la mixité dans l’espace sportif. Et parce que les inégalités salariales entre femmes et hommes sont encore et toujours justifiés par un « manque de performance » des sportives, le développement du sport au féminin, dès le plus jeune âge, est un levier de long terme pour délégitimer ces argumentaires et renforcer la médiatisation, et donc la reconnaissance, des athlètes femmes. 

Plus encore, des politiques ambitieuses sont envisageables. Le plafonnement des salaires des joueurs masculins est en une : envisageable à l’échelle individuelle, comme l’a récemment fait le championnat chinois pour les joueurs étrangers avec un plafond à 3 millions d’euros annuels, elle l’est aussi collectivement avec un système de « salary cap » emprunté aux sports américains. Cette limitation salariale des sportifs pourrait de fait être un moyen de dégager des excédents budgétaires transférables vers la pratique féminine de haut-niveau, et ainsi contribuer à corriger le gouffre salarial existant. Seulement, une telle mesure doit être prise à une échelle européenne, de telle sorte qu’un championnat national prenant cette initiative ne voit pas l’entièreté de ses joueurs vedettes migrer vers d’autres horizons plus rémunérateurs. Enfin, est imaginable également l’achat groupé des Droits TV des ligues masculines et féminines de chaque discipline, de telle sorte que les revenus télévisuels soient répartis équitablement entre femmes et hommes. Évidemment, toutes ces hypothèses, allant à l’encontre des modèles et schémas classiques, nécessitent une forte volonté politique et un interventionnisme poussé dans l’économie du sport. Reste à savoir si les décideurs et dirigeants sont désormais prêt à courageusement délaisser la communication et à s’engager dans des mesures proactives, concrètes et ambitieuses. 

Il est envisageable de plafonner les salaires des joueurs masculins, de manière à dégager des excédents budgétaires transférables vers la pratique féminine de haut-niveau.

Pourtant, au cours de cette semaine en faveur de l’égalité des genres, la volonté politique n’a pas été au rendez-vous, supplantée une fois de plus par une nécessaire communication, qui espérons-le, ne sera qu’une étape et non la finalité de nos institutions sportives. Le 8 mars 2021, Alice Milliat, figure historique du sport au féminin, est entrée au Panthéon du sport français, canonisée bien trop tard par le dévoilement d’une statue à son effigie dans le hall du CNOSF (Comité national olympique et sportif français). Ce même lundi 8 mars était également publié par l’équipe de Paris 2024, dont les Jeux seront les premiers paritaires en nombre d’athlètes femmes et hommes, un message engagé, relayé par la voix de Tony Estanguet décrivant les « mêmes gestes, les mêmes médailles, les mêmes émotions, la même rage de vaincre, la même fierté, le même pouvoir d’inspiration […] » entre femmes et hommes. Il ajoutait : « Ce n’est pas du sport féminin. C’est du sport. », dans un optimisme légèrement naïf. Car oui, si le message est partagé, force est de constater que le sport est encore assimilé dans les consciences collectives à une activité masculine, largement discriminante pour les femmes. Force est de constater aussi que, dans la plupart des disciplines, les femmes ont toujours plus de mal à vivre de leur sport que les hommes. En ce 8 mars 2021, sur le long chemin vers l’égalité salariale, le combat des sportives continue. En espérant, prochainement, un message de Paris 2024 qui affirmera : « Même sport. Même reconnaissance. Même salaire. »