Vers la fin de l’hégémonie du dollar ?

© Giorgio Trovato

Depuis plus d’un demi-siècle, le dollar américain domine en tant que monnaie de réserve internationale. Cette hégémonie vigoureusement protégée permet aux États-Unis de soumettre nombre de pays à leur politique et à celle de leur Banque centrale. Mais plusieurs événements récents ont donné naissance à un mouvement de dédollarisation qui ne cesse de grandir, notamment depuis le conflit ukrainien. Vers quel nouveau système monétaire se dirige-t-on ? Si l’hégémonie du dollar n’est pas menacée à court terme, deux blocs distincts, celui de l’Occident et celui des partisans d’un autre système monétaire international, semblent en train d’émerger. Dans cet article, Julien Chevalier revient sur le rôle de la monnaie américaine et la stratégie de dédollarisation de nombreux pays.

Lors de la conférence de Bretton Woods aux États-Unis, en juillet 1944, les deux protagonistes John Maynard Keynes et Harry Dexter White, l’un britannique, l’autre américain, préparent la construction du système monétaire international. Alors que Keynes plaide pour la création d’une monnaie international – le bancor -, White défend lui l’idée d’un système étalon-or où toutes les monnaies sont indexées sur le dollar. Comme les États-Unis possèdent l’essentiel des réserves de métal jaune, ce système permet à l’Oncle Sam d’imposer la monnaie américaine comme monnaie de référence dans le monde. À l’issue de ce sommet, la proposition de White est retenue.

La toute-puissance de la monnaie américaine

En réussissant à imposer le dollar en tant que monnaie de réserve internationale, les États-Unis sont parvenus à astreindre une hégémonie monétaire et ainsi à s’endetter massivement, grâce au privilège d’avoir cette dette toujours rachetée par des investisseurs étrangers. En agissant ainsi, le pays peut donc se permettre de creuser son déficit continuellement, sans que sa monnaie ne se déprécie. Un avantage considérable qui contribue grandement à faire des États-Unis la première puissance économique mondiale.

Ce privilège fut difficile à maintenir dans le système étalon-or (1), car les États-Unis devaient augmenter sans cesse leur stock de métal jaune pour pouvoir s’endetter et ainsi financer entre autres le projet de « Grande Société » et la guerre du Vietnam. La fin des Accords de Bretton Woods en 1971, puis les Accords de la Jamaïque en 1976, leur permirent d’entretenir cette suprématie. Grâce à la suppression des limites à la création monétaire et l’élaboration des taux de changes flottants, les États-Unis peuvent poursuivre leur politique menée depuis 1945 et même l’intensifier. John Connally – alors secrétaire américain au Trésor sous l’administration Nixon – déclare ainsi : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème. » Depuis plus de 40 ans, malgré les plafonds établis par le Congrès, la dette américaine ne cesse d’augmenter. En 1971, elle était d’environ 450 milliards de dollars. De nos jours, elle atteint 30 trillions de dollars.

Il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir des ressources vitales telles que le pétrole.

Si le règne du dollar perdure, c’est aussi grâce à ce que l’on appelle le « pétrodollar. » Du fait de l’ignorance des Britanniques quant à la présence de pétrole dans les sous-sols arabes, mais aussi de la réticence des pays du golfe Persique face à l’ingérence du Royaume-Uni dans la région suite à la chute de l’Empire ottoman en 1922, les États-Unis réussissent à se rapprocher des pays du Golfe en signant notamment un accord stratégique avec l’Arabie Saoudite lors du pacte du Quincy le 14 février 1945. Le roi saoudien Ibn Saoud et le président américain Franklin D.Roosevelt s’entendent autour d’une alliance visant à ce que les États-Unis accèdent aux gisements pétroliers saoudiens en échange d’une protection militaire dans la région.

Mais en 1973 naît le premier choc pétrolier. Du fait du pic de production de pétrole aux États-Unis et de la dépréciation du dollar – sur lequel les prix du pétrole sont fixés –, les prix de l’or noir s’écroulent. Pour combler les pertes accumulées, les membres de l’OPEP s’accordent alors pour augmenter de 70% le prix du baril. En comprenant l’importance du pétrole comme première source d’énergie du monde dans une période où le déclin de production sur le territoire américain ne fit que commencer, le grand négociateur américain Henry Kessinger – alors secrétaire d’État sous la présidence Nixon – conclut avec l’Arabie Saoudite un nouvel accord s’appuyant sur les bases du Pacte de Quincy. Grâce à la promesse d’un dollar fort, d’une commercialisation permanente d’armes, et d’un soutien militaire renforcé dans la région du Golfe Persique, les États-Unis parviennent à ce que chaque baril de pétrole soit désormais échangé en dollars. Suite à cela, la majorité des échanges de matières premières se sont faits en devise américaine. Autrement dit, il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir ces ressources vitales.

Après plusieurs erreurs stratégiques, le vent tourne

L’intensification de l’utilisation de l’extraterritorialité du droit américain – notamment de la loi FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) de 1977 – a inévitablement accru la réticence des pays étrangers envers les États-Unis. Le fait que la possession de dollar par une entreprise étrangère rende cette dernière immédiatement passible d’enquêtes lorsqu’elle enfreint le droit américain, a contribué à ce que la monnaie américaine ne soit plus uniquement un outil de domination monétaire, mais aussi un levier juridique de coercition mettant en danger la souveraineté de l’ensemble des agents économiques. De nombreuses entreprises françaises, chinoises, iraniennes… en ont payé le prix.

Est venu s’ajouter à cela la mise en place de plusieurs embargos (Iran, Venezuela, Afghanistan…), mais aussi la menace d’une exclusion de certains pays du système de messagerie interbancaire SWIFT, outil géopolitique occidental désormais dominé par les Américains. En isolant une banque de ce réseau, le transfert d’ordres de paiement s’arrête, ce qui revient à rendre l’institution financière quasi-inerte. Les banques iraniennes en sont notamment exclues en 2012 au moment où le pays accélère le développement de son programme nucléaire. Deux ans plus tard, les États-Unis émettent la possibilité de suspendre les banques russes du réseau suite à l’annexion de la Crimée. Saisissant le danger d’une dépendance au système occidental, la Russie crée dans la foulée sa propre structure de messagerie bancaire russe nommée SPFS.

De son côté, la Chine établit, en 2015, un réseau local : le programme CIPS. Ce système offre des services de compensation et de règlement pour les échanges transfrontaliers en yuan. Quatre ans plus tard, les pays européens font de même grâce en instaurant le réseau INSTEX suite au retrait unilatéral des États-Unis de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Mais très vite, le président Trump les rappelle à l’ordre et menace ceux qui l’utiliseraient de ne plus pouvoir commercer sur le sol américain.

Si le système européen n’est que très peu utilisé, les systèmes russes et chinois sont en plein essor. Au-delà d’attirer de nombreux partenaires comme l’Iran, l’Inde et la Turquie, ils réussissent surtout à entraîner une accélération du mouvement de dédollarisation qui se traduit notamment par une diminution des réserves de dollars dans le monde. Ainsi, alors que le dollar représentait 66% des réserves mondiales en 2014, il ne représente désormais plus que 58,8% des réserves, au profit de l’euro, du yuan et de l’or.

Si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin.

Bien que les leaders de ce mouvement restent les « rivaux stratégiques » des américains – c’est-à-dire la Chine et la Russie – plusieurs pays commencent à tourner le dos aux États-Unis et au dollar pour se rapprocher de la Chine et du yuan. C’est notamment le cas d’Israël, qui a récemment annoncé diminuer ses réserves en dollar (baisse de plus de 5%) pour y ajouter pour la première fois du yuan (dans une quantité encore très faible). C’est aussi le cas du Brésil qui a choisi de réduire ses réserves en dollars en 2021 (de 86,03% à 80,34%), au profit du yuan (part évoluant de 1,21% à 4,99%). D’autres pays comme le Nigéria, l’Iran, ont fait de même quelques années plus tôt.

Dans ce contexte, si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin. En 2013, 95% des ventes d’hydrocarbures de la Russie vers les BRICS s’échangeaient en monnaie américaine. En 2021, c’est moins de 10%. Un changement radical quand l’on sait que la Russie est un des principaux producteurs de pétrole dans le monde, que les matières premières contribuent à plus de la moitié des exportations du pays, mais qu’elles restent surtout pour les États-Unis le moyen d’entretenir leur suprématie monétaire.

Par ailleurs la banque centrale russe ne cesse de diminuer ses réserves en dollars depuis 2014. Aujourd’hui, la monnaie américaine représente seulement 16,4% de ses réserves. L’euro quant à lui constitue 32,3% des réserves, l’or 21,7% (porté notamment par l’achat de 40 milliards de dollars d’or ces 5 dernières années) et le yuan 13,1%. Une stratégie qui permet aujourd’hui de restreindre les effets des récentes sanctions économiques prises par l’Occident à l’égard de la Russie.

Si l’exclusion des banques russes du système SWIFT suite à l’invasion de la Russie en Ukraine était prévisible, le gel des avoirs de la banque centrale l’était beaucoup moins. Cette décision risque d’accroître la défiance des pays étrangers vis-à-vis de Washington, bien plus que de l’Europe qui ne dispose pas de l’hégémonie monétaire, mais qui n’a surtout pas pour coutume d’utiliser ce type de mesure. Selon Gita Gopinath, directrice générale du FMI – ces sanctions pourraient « venir compromettre la domination du dollar à l’avenir » et engendrer une « fragmentation plus forte du système monétaire international. » Elle explique notamment que cela se traduira par « des tendances à la baisse vers d’autres monnaies jouant un rôle plus important. »

Le dollar dans cette période contrastée

Malgré les conflits sino-indiens aux frontières, l’alliance Russie-Chine-Inde, peuplé de 2,8 milliards d’habitants – soit plus d’un tiers de la population mondiale -, se renforce avec le conflit en Ukraine. Au-delà de l’intensification de leurs échanges depuis le début de la guerre, ces pays commencent à commercer certaines de leurs matières premières dans leur monnaie nationale. À l’idée de voir le yuan s’internationaliser, et dans une volonté d’affaiblir le dollar, la Chine a payé ses récentes livraisons de charbon à la Russie en yuan. Les vendeurs de pétroles russes proposent de faire de même. De son côté, l’Inde explore la possibilité de régler ses échanges avec la Russie en roupies.

En parallèle, certains pays profitent de cette situation pour faire du chantage aux américains. Suite aux récentes négociations avec l’Iran et les multiples déclarations du président Biden visant à mettre fin au soutien des États-Unis dans la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite déclare qu’elle réfléchit à l’idée d’échanger avec la Chine son pétrole en yuan plutôt qu’en dollar. Comme Riyad joue un rôle majeur dans la puissance et la pérennité de la monnaie américaine, cette menace pourrait faire l’effet d’une bombe en cas d’adoption. Mais le prince saoudien n’est pas le seul à vouloir agir de la sorte. Le candidat et ex-président brésilien Lula da Silva, a récemment révélé qu’il instaurerait, s’il était élu en octobre prochain, une monnaie unique en Amérique latine dans le but d’être « libéré de la dépendance du dollar. »

Le fait de voir de nombreux pays et de grandes puissances comme l’Inde et la Chine accentuer leurs échanges avec la Russie – responsable de la guerre en Ukraine – dans leur monnaie nationale, témoigne non seulement d’une volonté marquée de ces pays à mettre fin à l’hégémonie du dollar, mais aussi et surtout de l’impuissance des États-Unis face à un mouvement désormais unifié. À cet égard, les récentes déclarations publiques de politiciens et de grandes banques marquent un changement de communication notable. S’il était rare d’en entendre parler auparavant, le sujet est de plus en plus abordé de nos jours. Alors que la démocratie et le système financier américain semblent être menacés, l’acquiescence des États-Unis face à cette situation nous invite donc à réfléchir aux perspectives qu’induirait la croissance continue de ce mouvement anti-dollar.

Vers l’émergence d’un nouveau système monétaire ?

Dans un travail de recherche produit par Goldman Sachs, des analystes mettent en avant le fait que la devise américaine est actuellement confrontée à bon nombre de défis auxquels était la livre sterling au début du 20ème siècle, lorsqu’elle occupait le statut de monnaie de réserve internationale. En effet, la détérioration de la position nette des actifs étrangers, le développement de conflits géopolitiques potentiellement défavorables, et la faible part des volumes d’échanges mondiaux par rapport à la domination de la monnaie dans les paiements internationaux, sont des défis semblables à ceux du Royaume-Uni et de la livre sterling avant la crise de 1929. Si les années qui suivirent rebattirent les cartes d’un nouveau système monétaire international, tout laisse à croire que la décennie qui s’annonce pourrait être assez identique.

Bien que la devise américaine reste pour l’heure prédominante, son hégémonie est de plus en plus attaquée et le pouvoir de certains modes de paiements s’accentue. En plus de l’essor des crypto-monnaies donnant naissance aux monnaies numériques de banques centrales (Central Bank Digital Currency) – projets sérieusement étudiés par les institutions monétaires -, l’internationalisation du yuan et l’augmentation des réserves en or dans le monde sont le signe que plusieurs devises pourraient, à terme, concurrencer la place du dollar.

Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

Si la Chine a longtemps eu recours à la dévaluation monétaire pour soutenir ses exportations et poursuivre son expansion économique, l’augmentation de la part de la Chine dans le PIB mondial, son fort développement technologique, la puissance régionale du pays, la libéralisation de son régime de change, la mise en place du yuan numérique, le développement de son propre système de messagerie bancaire, l’augmentation de la part de la monnaie chinoise dans les DTS (2), et la création d’une instance de régulation financière unique, sont autant de facteurs qui permettent l’internationalisation du yuan. Toutefois, le prolongement de cette stratégie de long-terme implique certains sacrifices. La Chine doit investir massivement et devenir un exportateur net d’actifs ou un pays à déficit commercial. Les contrôles de capitaux doivent être abandonnés et l’accès au yuan dans le monde doit se faire en quantité illimitée. Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

De son côté, l’or reste un concurrrent de taille. Le métal jaune est notamment très apprécié des pays qui souhaitent se dédollariser. Les banques centrales qui contournent le système de financement en dollars sont celles qui ont acheté le plus d’or au cours des vingt dernières années. La Chine et la Russie ont massivement investi dans l’or, tout comme la Turquie, l’Inde et le Kazakhstan. L’or constitue aujourd’hui un sixième des réserves mondiales des banques centrales, ce qui équivaut à près de 2000 milliards de dollars. L’accélération de la dédollarisation va donc inévitablement entraîner une augmentation de la demande en or.

Mais l’hypothèse d’un système monétaire multipolaire implique alors la diminution continue de la place du dollar et la montée en puissance de ces devises concurrentes. En admettant qu’un tel scénario advienne – ce qui nécessite plusieurs années ainsi que de nombreux changements – la situation financière américaine sera transformée. La réduction d’achats d’obligations américaines dans le monde entraînera inévitablement une dépréciation du dollar. Pour combler cette chute, les États-Unis n’auront d’autres solutions que d’augmenter leurs taux d’intérêts réels à des niveaux suffisamment élevés. Ce qui pourrait engendrer d’importants effets sur la consommation et la croissance du pays.

Si cette stratégie de dédollarisation se fait progressivement, c’est aussi et surtout car une dépréciation brutale de la monnaie américaine aurait des conséquences dévastatrices pour certains pays, notamment les principaux partenaires commerciaux des États-Unis. Dans le cadre de sa politique protectionniste, la Chine a massivement acheté du dollar ses dernières années. Le pays possède environ 1000 milliards de dollars d’obligations américaines et plus de 3000 milliards de dollars dans ses réserves. Une chute soudaine de la devise américaine entraînerait des pertes colossales pour l’Empire du Milieu. La Chine réduit donc graduellement ses achats de treasuries depuis 2014.

L’Europe quant à elle, et notamment l’Allemagne, poursuit ses achats de bons du Trésor américain et finance ainsi le déficit du pays. L’accélération de la dédollarisation pourrait donc fortement affecter la valeur des avoirs détenus par les pays européens. Un scénario qui produirait aussi de sérieuses conséquences chez certains pays émergents car ces derniers continuent d’être acheteur net d’obligations américaines en raison de leur vulnérabilité financière.

Si l’hégémonie du dollar perdure, l’accélération de la dédollarisation vient donc ajouter un nouveau défi à la banque centrale américaine, dans un contexte de forte inflation et de baisse des marchés financiers dans le pays. En parallèle, le ralentissement de la globalisation et la multiplication des rivalités économiques et géopolitiques témoignent d’une volonté – de nombreux pays – de changer de paradigme. Le souhait grandissant d’un recours à la souveraineté monétaire se manifeste alors par une libération progressive de l’utilisation du dollar au profit d’autres devises. À cet égard, et pour d’autres raisons, la guerre en Ukraine risque de créer une bipolarisation du monde qui s’additionne à nombre d’éléments de ruptures. Mais sous quelles conditions les États-Unis accepteraient-ils de voir la place du dollar s’éroder jusqu’à perdre leur domination et vivre en dessous de leurs moyens après plus d’un demi-siècle de privilège ? Au-delà de réfléchir à l’avenir du système monétaire international, ce changement d’ère pourrait être l’occasion de penser une nouvelle forme de création monétaire qui favoriserait la stabilité mondiale.

Article originellement publié sur or.fr et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

[1] : L’étalon-or est un système monétaire dans lequel l’unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d’or. La quantité de monnaie émise par la banque centrale est strictement limitée par ses réserves d’or. Étant donné que les réserves d’or ne sont pas infinies, les pays ne pouvaient, par le biais de leur banque centrale, se permettre de créer de la monnaie comme ils le souhaitaient.

[2] : Les DTS (droits de tirage spéciaux) représentent la monnaie que peut émettre le FMI. Ils répondent généralement à des besoins de liquidités dans le cas où un pays subirait une crise financière. Les DTS s’appuient sur cinq grandes monnaies internationales : le dollar, l’euro, le yen, la livre britannique et le yuan depuis 2016. Le Fonds Monétaire International « crée de la monnaie » en s’appuyant sur les banques centrales des pays émetteurs. Lorsqu’un pays décide d’emprunter au FMI des DTS, il obtient le moyen de convertir ses DTS dans une des monnaies acceptées par le FMI.

Six mois après les annonces d’annulation de la dette des pays du Sud : où en est-on ?

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/81/Emmanuel_Macron_%2812%29.JPG/1280px-Emmanuel_Macron_%2812%29.JPG
Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Face aux demandes d’annulation de dette en provenance d’une série de chefs d’État de pays du Sud et de mouvements sociaux [1], institutions financières internationales et autres groupes de créanciers mettaient sur la table fin mars/début avril différentes initiatives [2] pour libérer des ressources financières indispensables en temps de crise sanitaire et économique. Six mois après leur lancement, où en sont ces mesures ? Répondent-elles à l’urgence de la situation et aux besoins des populations ?


Rappel des faits

Février 2020, l’épidémie de Covid-19 jusque-là circonscrite à quelques pays se transforme officiellement en pandémie mondiale. Les valeurs des marchés financiers et boursiers, déjà en grande difficulté depuis l’automne 2019, s’effondrent dans la foulée. La crise sanitaire se double d’une crise économique et financière à l’ampleur inédite. Impactant de tous bords les pays du Sud, institutions financières internationales et autres grands créanciers bilatéraux se réunissent pour élaborer divers plans visant à éviter des défauts de paiement en série à l’encontre de leurs intérêts.

Fin mars 2020, Banque mondiale et FMI communiquent la mise en place de mesures de financement d’urgence à destination des pays en développement. Dans la foulée, ils appellent les pays du G20 à se réunir et se coordonner pour mettre en place des initiatives d’allègement des dettes bilatérales. D’annulation à proprement dit, il n’y aura donc pas.

Après s’être rassemblés, les pays du G20 ont invité les 22 créanciers bilatéraux réunis au sein du Club de Paris à l’instauration d’une Initiative de suspension du service de la dette, dite ISSD, pour les 73 pays IDA [3] – c’est-à-dire les pays les plus pauvres pouvant obtenir des financements de l’Association internationale de développement (AID – IDA en anglais), une des cinq filiales du groupe Banque mondiale – qui en feront la demande. Les volontaires retenus par le Club de Paris verront alors, sous couvert de respect de plusieurs conditionnalités, le remboursement de leur dette extérieure bilatérale (capital et intérêts compris) courant de mai à décembre 2020 à être différé et s’ajouter aux remboursements dus entre 2022 et 2024.

Les mesures des institutions de Bretton Woods (IBW)

L’invitation lancée par le FMI et la Banque mondiale aux créanciers bilatéraux ne manquait pas d’ironie. De fait, aucune de ces deux institutions n’a ou ne va pas procéder à des annulations de dette multilatérale (les dettes publiques dues aux institutions multilatérales, comme les IBW et autres banques de développement). Au contraire, les mesures énoncées ci-dessous s’appliquent uniquement aux pays en développement n’ayant pas d’arriérés de paiement à leur égard.

Avançant l’argument de sa solvabilité et d’une potentielle dégradation des notes des dettes souveraines des pays concernés, la Banque mondiale s’est au contraire rangée du côté des marchés financiers et des créanciers, acteurs qui par ailleurs la finance via ses émissions d’obligation. Plutôt qu’une annulation, la Banque mondiale renforcera son emprise « jusqu’à 160 milliards d’engagements au cours des 15 prochains mois (à compter d’avril 2020), afin d’aider les pays à protéger les populations pauvres et vulnérables, soutenir les entreprises et favoriser le redressement de l’économie » [4], le tout sous forme de dons (un peu) et de prêts (surtout). En réalité, depuis le début de la crise les pays les plus pauvres ont davantage remboursé la Banque mondiale qu’ils n’ont reçu d’aide de sa part [5].

Pour le FMI, la stratégie déployée est sensiblement similaire [6]. Il a mis à disposition 100 milliards de $US de financements d’urgence sous forme de prêts à taux concessionnels ou non-concessionnels. 80 pays y avaient souscrit au 15 septembre 2020 pour un montant décaissé de 87,9 milliards de $US [7]. En parallèle, il a proposé pour 28 pays une « fausse » annulation du service de la dette dû au FMI entre le 13 avril et le 13 octobre 2020. L’opération consiste à la création d’un « fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes », alimenté par des pays membres du FMI [8], montants reversés à ces 28 pays sous formes de dons, puis directement redirigé au remboursement du service de la dette dû au FMI. Le serpent se mord la queue. Cette aide artificielle, 251 millions de dollars [9], correspond à moins de 1 % du total des paiements de la dette extérieure des pays à faible revenu en 2020… Pour ces deux mesures, le FMI a précisé qu’il n’était pas nécessaire « d’adopter un programme à part entière ». Plus loin dans le texte, il appelle néanmoins les gouvernements à « appliquer des mesures appropriées pour faire face à la crise » [10]. Autrement dit, un ajustement structurel soufflé par le FMI à l’oreille des gouvernements. Le FMI n’a également pas manqué d’afficher son absence de neutralité politique, en refusant un prêt de 5 milliards au gouvernement vénézuélien en conflit ouvert avec les États-Unis, tout en accordant quelques semaines plus tard 24 milliards au Chili, actuellement présidé par Sebastian Piñera et ex de la Banque mondiale, pays traversé par des mobilisations massives contre l’austérité et la précarité depuis octobre 2019. Dans le même temps, une quinzaine de pays ont vu les financements du FMI, comportant des mesures d’ajustement, être prolongés [11].

Comme l’avait indiqué le directeur général de la Banque mondiale David Malpass fin mars, il s’agit de « rassurer les marchés », de leur « envoyer un signal fort », en conditionnant les interventions à l’approfondissement de politiques ultra libérales pour « les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement » [12], le tout en plein scandale du rapport Doing Business de l’institution [13].

Les pays du Sud désavouent le Club de Paris

Du côté des créanciers bilatéraux, le Club de Paris a lancé l’ISSD. Destiné à 73 pays, seuls 42 ont vu leur service de la dette bilatérale à l’égard des membres du Club être reporté entre 2022 et 2024 [14].

Le peu de souscription à l’ISSD symbolise le désaveu complet des pays du Sud à l’encontre du Club et de « solutions » toujours plus obsolètes. Malgré le caractère exceptionnel de la situation, l’ISSD reste bien inférieure à la déjà insuffisante initiative PPTE lancée en 1996. En contrepartie d’un report du paiement de leur service de la dette due au Club de Paris entre avril et décembre 2020, soit un maximum de 0,4 % de la dette extérieure publique des pays dit en développement, les pays doivent compléter une lettre de demande d’ISSD adressée au duo Club de Paris/IBW, dans laquelle ils s’engagent à ne pas avoir d’arriérés envers les IBW tout en prolongeant ou en souscrivant à un programme d’ajustement auprès du FMI [15].

Les menaces appliquées par les agences de notations et des créanciers privés, visant respectivement à dégrader leurs notes souveraines et à limiter les investissements futurs, peuvent certes expliquer en partie cette faible souscription. En partie seulement, car avoir la possibilité que le Club de Paris, créancier pratiquement toujours minoritaire pour ces pays, reporte 8 mois de remboursement en contrepartie d’une surveillance rapprochée du FMI n’est guère attrayant. La France, qui tente de redonner au Club de Paris son influence d’antan [16], l’a d’ailleurs bien compris en invitant les pays du G20 à prolonger l’ISSD en 2021. La Chine, souvent principale créancière de ces mêmes pays, soit directement soit via ses satellites privés, continue quant à elle de faire cavalier seul, sans pour autant se montrer plus généreuse en matière d’annulation [17].

Mais où sont les créanciers privés ?

A ce pied de nez des pays pauvres envers le Club de Paris, s’ajoute celui des créanciers privés. Malgré les liens privilégiés entre ces deux catégories d’acteur, officiellement ou dans les coulisses du pouvoir et des jeux d’intérêts, le Club de Paris a fait chou blanc. Ni les appels du pied des IBW, ni les réunions entre le Club et les représentants de l’International institute of finance (IIF) n’ont réussi à convaincre les créanciers privés de concéder quelconque annulation.

Il est vrai qu’habituellement, pour ne pas dire toujours, Club de Paris et IBW ont coutume de les rembourser préalablement à toute opération de restructuration de la dette. Avec les politiques de planche à billet et autres plans de relances libéraux appliqués par les grandes banques centrales occidentales depuis le début de la crise, couplés à leur position de créancier majoritaire, on comprend rapidement le peu d’intérêt qu’ils auraient à faire preuve d’humanité et complaisance. A moins de les y contraindre …

Vers une union des pays du Sud ?

Hausse sensible de la dette extérieure publique, service de la dette à des niveaux jamais atteints depuis 2004, une vingtaine de pays en défaut de paiement, hausse des taux d’intérêts, échéances de remboursement de la dette obligataire considérables, fin du super cycle des matières premières, dépréciation des devises nationales face au dollar étasunien, ralentissement sévère de la croissance, replis des investissements et fuite des capitaux, baisse des revenus, diminution des réserves de change, avenir incertain, le tout dans un contexte de crise sanitaire, économique, écologique voire alimentaire nécessitant d’augmenter les dépenses.

En dépit de la conjoncture, les États du Sud n’ont obtenu aucune aide significative des créanciers et des groupes informels d’influence (G7, G20).

En l’absence de mesures d’annulation, il est nécessaire de déplacer le débat sur les règlements de dettes souveraines aujourd’hui rendu inaccessible et inaudible tant il se focalise sur des questions technico-techniques. La dette est avant tout politique. Les États du Sud disposent d’arguments solides pour procéder à des suspensions de paiement et à des répudiations. Force majeure, état de nécessité ou encore changement fondamental de circonstances : ces trois éléments sont invocables en droit international. Les positions moralistes, illustrées notamment par l’économiste sénégalais Felwine Sarr [18], ne sont d’aucune aide en la matière.

En replaçant la dette dans la sphère publique, et donc politique, les États du Sud disposeraient d’une légitimité considérable pour constituer un front uni contre le paiement de la dette et forcer les créanciers à s’asseoir autour d’une table de négociation. Si l’UE et les États-Unis ont su débloquer 2 500 milliards de $US pour soutenir leurs économies depuis le début de la crise, effacer la dette de 3 000 milliards de $US des 135 pays du Sud, soit 83 % de la population mondiale, ne semble pas être un obstacle insurmontable.

Première parution de l’article auprès du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes : https://www.cadtm.org/6-mois-apres-les-annonces-officielles-d-annulation-de-la-dette-des-pays-du-Sud

De Mugabe à Mnangagwa, le Zimbabwe est toujours sous le joug du FMI

Le chef d’État du Zimbabwe Emmerson Mnangagwa © Joseph Nkomo
Le système fondé sur le népotisme et la répression, qui a prévalu durant les trente-sept années de pouvoir personnel de l’ex-chef d’État Robert Mugabe, se poursuit avec son ancien bras droit, Emmerson Mnangagwa. Les nouvelles autorités ont, qui plus est, tendu la main au FMI et à la Banque mondiale et initié une série de réformes inspirées par ces institutions. Les protestations massives de la population zimbabwéenne ont été réprimées avec la plus grande brutalité.

Dans un pays où 80 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté selon les dernières données disponibles, l’annonce par le président Mnangagwa du quasi-triplement du prix des carburants (+166 %, le prix du litre d’essence passant du jour au lendemain de 1,24 $US à 3,31 $US [1]) en janvier dernier a très logiquement provoqué des révoltes de grandes ampleurs au Zimbabwe.

Grève générale et répression brutale

Cette augmentation, alors même que le prix du litre d’essence est déjà le plus élevé au monde [2], n’est pas sans répercussion à l’encontre du peuple zimbabwéen, tant au niveau des déplacements – principalement effectués en transports en communs – qu’en fourniture de denrées de première nécessité, dont les coûts s’en trouvent renchéris.

Alors que les enseignants du pays s’étaient déjà mis en grève dès le début du mois de janvier en raison de salaires non payés [3], le ZCTU, principal syndicat du pays, avait appelé à une grève générale de trois jours dès le lendemain de l’annonce de la hausse du prix des carburants, du lundi 14 au mercredi 16 janvier. Ces trois journées villes mortes ont été autant suivies par la population que réprimées brutalement par le régime en place. Depuis, les employés de la fonction publique pourraient également rejoindre le mouvement de protestation [4]. Dans le même temps, la société civile « dénonçait le silence de la communauté internationale », l’Union africaine et la Communauté de développement d’Afrique australe ne se prononçant pas face aux exactions commises [5]. Et pourtant…

La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires [6]. Les figures principales du mouvement ont été particulièrement visées par ces détentions, parmi lesquelles le pasteur Evan Mawarire ou encore Peter Mutasa, président de la ZCTU. D’autres encore ont relevé des scènes de torture sur les populations, sans distinction, de 7 à 77 ans [7]. Les militaires, acteurs majeurs du putsch de 2007 et réputés proches du pouvoir, ont donc appliqué avec zèle les directives du gouvernement. Ils jouissent par ailleurs d’une impunité certaine puisque l’actuel vice-président, Constantino Chiwenga, est un influent général d’armée. Tout porte donc à croire aujourd’hui que Mnangagwa, à la tête du pays depuis 2017, s’inscrit dans une logique encore plus violente que son prédécesseur Robert Mugabe, au bilan globalement négatif [8].

 La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires

Alors que Mnangagwa veut vendre l’image d’un Zimbabwe « apaisé », l’ampleur de la répression a même produit une certaine cacophonie entre le porte-parole de la présidence et le président lui-même. Afin d’éviter l’ébruitement de sa frénésie à l’encontre de sa propre population, et alors même que Mnangagwa voulait séduire les investisseurs étrangers qui s’étaient réunis au Forum de Davos en Suisse, le gouvernement a ainsi décidé de couper purement et simplement l’accès à Internet [9]. Cette mesure, jugée illégale par les instances compétentes du pays, est arrivée tardivement et n’a pas enrayé la persécution des internautes appelant à se mobiliser [10].

Cette pratique est aujourd’hui courante dans nombre de pays en Afrique, que ce soit au Cameroun, au Togo, au Gabon, en République démocratique du Congo ou plus récemment au Soudan dont le régime dictatorial vacille sérieusement face aux soulèvements populaires [11]. L’État chinois, actuel premier partenaire économique du continent africain, dont les intérêts au Zimbabwe et dans la région australe vont en grandissant [12], développe depuis longtemps une expertise dans l’utilisation répressive des nouvelles technologies, et pourrait avoir un rôle, même indirect, dans la mise en place de ces coupures Internet auprès d’un de ses alliés de longue date [13].

Une hausse du prix des carburants, dans quel but ?

Le gouvernement Mnangagwa a donc pris la décision de procéder à la hausse du prix des carburants, mais dans quel but ? D’après lui, cette mesure permettrait d’enrayer la pénurie de carburant auquel le pays fait face depuis une dizaine d’années. Pourtant, dès le lendemain de l’annonce, le gouvernement Mnangagwa prenait soin d’exempter partiellement de cette hausse les entreprises des secteurs manufacturiers, industriels, agricoles et de transports [14]. Si certains secteurs méritent probablement une attention particulière à cet effet – notamment ceux de l’agriculture et du transport – considérer que la pénurie de carburant va se résorber en ciblant prioritairement la population n’a pas de sens. La consommation journalière en carburant d’une industrie extractive n’est en aucun cas comparable à celle d’un individu ou d’une famille.

Plus que les réserves en carburant disponibles dans le pays, cette mesure pourrait davantage être une tentative visant à répondre à l’insuffisance de devises étrangères, en particulier du dollar américain, disponibles dans le pays. En augmentant le prix au litre, le gouvernement espère notamment diminuer la quantité de dollars engloutie par ce secteur et améliorer en conséquence les réserves en devises dont il dispose, réserves évaluées aujourd’hui à quinze jours en importation de biens et services. À titre de comparaison, le niveau de l’Afrique du Sud est actuellement de six mois [15]. En 2016 déjà, Mugabe, après avoir abandonné la monnaie nationale au profit du dollar américain, avait pour les mêmes raisons introduit des coupons monétaires dont la valeur était indexée sur le billet vert. Mais ces coupons – sorte de monnaie qui servaient notamment à payer les salaires – ne valent aujourd’hui plus rien ou presque en raison de la faiblesse de l’économie nationale. Et bien que le pays ait décidé de réintroduire sa propre monnaie [16], la crise monétaire ne devrait pas aller en s’améliorant dans les mois à venir, d’autant que les différents créanciers pourraient ne pas être tout à fait étrangers à cette mesure impopulaire.

Le Zimbabwe en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique

Outre la situation monétaire, le Zimbabwe est en proie à de graves difficultés pour rembourser sa dette publique qui culmine à près de 17 milliards de dollars US, soit 100 % de son PIB [17]. Le pays est actuellement en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique détenue à 45 % par des créanciers bilatéraux et à 27 % par des créanciers multilatéraux. Mais les créanciers n’ont pas renoncé à leur remboursement. Ainsi, lors de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale qui s’est tenue à Bali en octobre 2018, le Zimbabwe s’est conformé aux exigences du FMI, de la Banque mondiale, de la BAD (Banque africaine de développement) mais aussi du Club de Paris réunis pour l’occasion [18]. Mthuli Ncube, ministre des Finances du Zimbabwe et ex-Chief Economist à la BAD – principale institution du néolibéralisme en Afrique – a dû donner un certain nombre de garanties et s’est engagé à appliquer scrupuleusement le « programme de stabilisation transitoire » [19] du Zimbabwe pour rembourser la dette. Eu égard à l’engagement néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, une participation du FMI à l’élaboration de ce programme et à l’imposition d’une hausse brutale du prix des carburants est plus que probable. En 2018, les populations d’Haïti, de Guinée et d’Égypte subissaient déjà de pleins fouets cette même mesure exigée par le FMI [20].

Pour le Zimbabwe, la situation est grave. La BAD demeure aujourd’hui le seul organisme international à lui octroyer des prêts [21]. Implacable, le FMI – à l’égard duquel le Zimbabwe avait apuré ses arriérés d’une dizaine d’années en 2016 [22] – se refuse à intervenir directement dans le pays tant que les remboursements aux autres créanciers n’auront pas repris [23]. Pour sa part, l’Afrique du Sud, allié historique du Zimbabwe dans le viseur du FMI [24], a balayé d’un revers la demande de prêt d’1,2 milliards de dollars [25] tout en appelant néanmoins à la levée des sanctions internationales imposées par les États-Unis et l’Union européenne qui asphyxient le pays [26] depuis 2002.

Que peut espérer la population zimbabwéenne pour la suite ?

Alors que le pays s’est enfoncé dans une crise économique et sociale entre 1987 et 2017, bien aidé il est vrai par les ingérences impérialistes [27], ce proche de Mugabe peut-il apporter les réponses tant attendues à la population ? Après plus de trente années de présidence de Mugabe, l’arrivée d’Emmerson Mnangagwa à la tête du pays en 2017 n’apporte que peu d’espoirs quant à la direction qu’il compte donner à son mandat. Élu à l’été 2018, les résultats avaient été fortement contestés par une partie de la population et par le principal parti d’opposition. Là encore, ces contestations avaient été réprimées dans le sang.

Tout porte à croire que le gouvernement Mnangagwa ne constitue en rien un allié des masses populaires. Après avoir « répondu » à la grogne sociale par la répression sanglante, sur le plan économique, le ministre des Finances Mthuli Ncube a déjà annoncé sa volonté d’appliquer coûte que coûte les réformes néolibérales prévues notamment dans le « programme de stabilité transitoire » 2018-2020 [28]. Au programme : privatisations massives, développement de l’agrobusiness et renforcement des activités extractivistes [29].

Alors que Mugabe devait être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars US (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère, Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays

Pouvait-on réellement s’attendre à une autre politique de la part de Mnangagwa ? Son passé, dans l’ombre de Mugabe, ne plaide pas en sa faveur et laisse peu de doute sur sa volonté de s’affranchir d’un régime corrompu et kleptocratique. Alors que Mugabe devait notamment être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère du pays – revenus qui profiteraient significativement à l’armée nationale dont la hiérarchie est au cœur du régime actuel – Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays [30].

Plus que jamais, il est fondamental pour les populations de contester ardemment le programme néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, incluant le remboursement de la dette publique du pays à propos de laquelle la constitution d’une commission d’audit citoyen de la dette ferait la lumière. L’état de pauvreté de l’écrasante majorité de la population est un indice que les classes populaires zimbabwéennes n’ont pas joui de l’argent emprunté. Ces dettes, illégitimes et odieuses, doivent être purement et simplement annulées et être accompagnées de sanctions véritables vis-à-vis de ces élites politiques et économiques dont Mugabe, Mnangagwa et leurs proches sont parties prenantes, et ce, sous la complicité de nombreux créanciers.

L’auteur remercie Jean Nanga et Jérôme Duval pour leur précieuse relecture.

Cet article a été initialement publié sur le site du CADTM (Comité d’annulation des dettes illégitimes) et repris sur LVSL avec l’autorisation de son auteur.

 

Notes :

[1« Tollé au Zimbabwe après le doublement des prix des carburants », Le Temps, 13 janvier 2019, disponible à : https://www.letemps.ch/monde/tolle-zimbabwe-apres-doublement-prix-carburants

[2Jean-Philippe Rémy, « Au Zimbabwe, les émeutes du désespoir », Le Monde, 18, janvier 2019, disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/18/au-zimbabwe-les-emeutes-du-desespoir_5411098_3212.html

[3MacDonald Dzirutwe, « Zimbabwe teachers to strike over pay as currency crisis deepens », Reuters Africa, 7 janvier 2019, disponible à : https://af.reuters.com/article/africaTech/idAFKCN1P117B-OZATP

[4« Zimbabwe : une grève des fonctionnaires annoncée pour vendredi », AfricaNews, 24 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/24/zimbabwe-une-greve-des-fonctionnaires-annoncee-pour-vendredi/

[5« Zimbabwe : la société civile dénonce le silence de la communauté internationale », RFI, 25 janvier 2019, disponible à : http://www.rfi.fr/afrique/20190125-zimbabwe-societe-civile-denonce-silence-communaute-internationale

[6« ZEN calls for immediate end to violent crackdown in Zimbabwe », Zimbabwe Human Rights NGO Forum, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.hrforumzim.org/news/zen/

[7Béatrice Début, « Répression au Zimbabwe : le régime Mnangagwa version »extrême« de celui de Mugabe », TV5 Monde, 22 janvier 2019 : https://information.tv5monde.com/info/repression-au-zimbabwe-le-regime-mnangagwa-version-extreme-de-celui-de-mugabe-281262

[8Benjamin Fogel, « Why do so many Western Leftists defend Robert Mugabe ? », Africa is a country, 12 mars 2017, disponible à : https://africasacountry.com/2017/12/why-do-so-many-western-leftists-defend-robert-mugabe/

[9Farai Mutsaka, « Zimbabwe in ’total internet shutdown’ amid deadly crackdown », AP News, 18 janvier 2019 : https://www.apnews.com/7cf7713da14c46909800f74fd8f08cb2

[10Zimbabwe : la justice juge illégale la décision du gouvernement de bloquer internet, La Libre et AFP, 21 janvier 2019, disponible à : https://afrique.lalibre.be/31223/zimbabwe-la-justice-juge-illegale-la-decision-du-gouvernement-de-bloquer-internet/

[11Voir notamment « Solidarité totale avec le soulèvement populaire au Soudan », 14 janvier 2019 : http://www.cadtm.org/Solidarite-totale-avec-le-soulevement-populaire-au-Soudan

[12Craig Dube, « Doctors Strike in Zimbabwe as Government Imposes Austerity to Attract More Chinese Investment », Commons Dreams, 4 janvier 2019, disponible à : https://www.commondreams.org/views/2019/01/04/doctors-strike-zimbabwe-government-imposes-austerity-attract-more-chinese

[13Voir « La Chine façonne-t-elle l’internet en Afrique ? », Arte, 22 octobre 2018, disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=vED-NFCDYEI

[14Ministry of Finance and Economic Development, « The Excise Duty Refund Framework Following The Fuel Price Increase Under S.1. 9 Of 2019 », Press Statements, 14 janvier 2019, disponible à : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/media-centre/press-statements/153-the-excise-duty-refund-framework-following-the-fuel-price-increase-under-statutory-instrument-9-of-2019

[15Voir FMI, Regional Economic Outlook – Sub-saharan Africa, Octobre 2018, p. 57.

[16« Le Zimbabwe va relancer sa propre monnaie cette année », Jeune Afrique et AFP, 12 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/703721/economie/le-zimbabwe-va-relancer-sa-propre-monnaie-cette-annee

[17Voir bulletin trimestriel du trésor zimbabwéen, disponible à cette adresse : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/resources/downloads/category/16-quarterly-treasury-bulletins

[18« Choke relief… IMF, World Bank back Zim’s debt clearance strategy », Chronicle, 11 octobre 2018, disponible à : https://www.chronicle.co.zw/choke-relief-imf-world-bank-back-zims-debt-clearance-strategy/

[19Le « programme de stabilisation transitoire » est disponible à cette adresse : https://t792ae.c2.acecdn.net/wp-content/uploads/2018/10/Transitional-Stabilisation-Programme-Final.pdf

[20Voir Claude Quémar, « Le FMI met le feu en Haïti, en Guinée, en Égypte … », CADTM, 8 août 2018, disponible à : http://www.cadtm.org/Le-FMI-met-le-feu-en-Haiti-en-Guinee-en-Egypte-16476

[21« Zim will resolve debt crisis : AfDB », The Independent, 8 octobre 2018, disponible à : https://www.theindependent.co.zw/2018/10/08/zim-will-resolve-debt-crisis-afdb/

[22« IMF Executive Board Removes Remedial Measures Applied to Zimbabwe », 14 novembre 2016, disponible à :
https://www.imf.org/en/News/Articles/2016/11/14/PR16505-Zimbabwe-IMF-Executive-Board-Removes-Remedial-Measures

[23Gerry Rice, directeur de la communication du FMI, « Transcript of IMF Press Briefing », 20 septembre 2018, disponible à : « https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/20/tr092018-transcript-of-imf-press-briefing

[24« L’Afrique du Sud pourrait avoir besoin d’une assistance du FMI, selon la commission nationale de planification », Ecofin, 2 octobre 2018 : https://www.agenceecofin.com/finances-publiques/0210-60481-l-afrique-du-sud-pourrait-avoir-besoin-d-une-assistance-du-fmi-selon-la-commission-nationale-de-planification

[25 »L’Afrique du Sud refuse de prêter de l’argent au Zimbabwe« , AfricaNews, 21 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/21/l-afrique-du-sud-refuse-de-preter-de-l-argent-au-zimbabwe/

[26 »Le monde peut aider le Zimbabwe en levant les sanctions, selon le président sud-africain”, SlateAfrique, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.slateafrique.com/926985/le-monde-peut-aider-le-zimbabwe-en-levant-les-sanctions-selon-le-president-sud-africain

[27Le FMI avait notamment appliqué en 1991, sous la bénédiction de Mugabe, un plan d’ajustement structurel dévastateur pour le pays. Les États-Unis et l’UE ont quant à eux appliqués un lot de sanctions économiques qui a contribué à renforcer la fragilité du Zimbabwe.

[28« Zimbabwe : le ministre des Finances « déterminé » à poursuivre les réformes malgré la fronde sociale », Jeune Afrique et AFP, 23 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/713585/economie/zimbabwe-le-ministre-des-finances-determine-a-poursuivre-les-reformes-malgre-la-fronde-sociale/

[29Victor Bérenger, « Zimbabwe : quelles perspectives pour l’économie après le départ de Robert Mugabe ? », Jeune Afrique, 28 novembre 2017, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/497238/economie/zimbabwe-quelles-perspectives-pour-leconomie-apres-le-depart-de-robert-mugabe/

[30« Zimbabwe : le Parlement renonce à entendre Robert Mugabe sur les milliards évaporés des diamants », Jeune Afrique et AFP, 12 juin 2018, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/576686/societe/zimbabwe-le-parlement-renonce-a-entendre-robert-mugabe-sur-les-milliards-evapores-des-diamants/

 

En pleine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ?

En réponse à la pandémie de coronavirus, le 19 mars 2020 les ministres africains des Finances appelaient « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » [1]. Le 23 mars, David Malpass, président du groupe de la Banque mondiale, appelait [2] à « alléger la dette des pays les plus pauvres » [3]. Le 25 mars, le FMI et la Banque mondiale confirmaient conjointement cet appel [4]. Quelques jours plus tôt, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) appelait l’Afrique à « se réveiller » et à prendre des mesures pour protéger la population face à la propagation du virus [5]. Si le premier appel est plus que légitime, plusieurs critiques peuvent être faites sur les trois suivants. Dans le même temps, les mouvements qui plaident pour l’annulation de la dette s’organisent. Sur fond de crise de la dette, analyse de la situation actuelle du continent.


L’Afrique plie sous le poids de sa dette

L’appel des ministres africains des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît finalement assez mesuré. Avec une dette extérieure publique qui a plus que doublé entre 2010 et 2018, passant de 160 milliards à 365,5 milliards de dollars [6], une hausse du ratio dette publique/PIB (comprenant la dette intérieure et la dette extérieure) toute aussi marquée, la médiane du continent passant de 38 % en 2008 à 56 % en 2018, avec de fortes disparités selon les pays [7] (ces chiffres impressionnants ne prennent par ailleurs pas en compte les arriérés de paiement et les pénalités de retard [8]), un service extérieur de la dette publique en proportion des revenus des gouvernements passant en moyenne de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018 [9], l’Afrique plie littéralement sans rompre – pour le moment – sous le poids de sa dette.

 Le service extérieur de la dette publique africain en proportion des revenus est passé de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018

Malgré un ratio d’endettement pouvant paraître supportable, les économies africaines, rarement diversifiées [10], restent très vulnérables aux facteurs exogènes. Ainsi, selon les dernières données publiées par le FMI en date du 30 novembre 2019, sur les 54 pays que compte le continent, 19 sont placés en situation de surendettement ou en position de l’être (voir tableau 1). Et sur l’ensemble des pays listés par le FMI, à l’exception de la Grenade située dans la Caraïbe, seuls des pays africains sont classés « en situation de surendettement » [11]. Ces données, discutables car sous-évaluées [12], n’en restent pas moins un indicateur alarmant.

Tableau 1 – Classification du FMI de la situation d’endettement des pays africains [13]

Faible Modéré Haut En surendettement
1. Madagascar
2. Rwanda
3. Sénégal
4. Tanzanie
5. Ouganda
1. Bénin
2. Burkina Faso
3. Comores
4. Côte d’Ivoire
5. Guinée
6. Guinée-Bissau
7. Kenya
8. Lesotho
9. Liberia
10. Malawi
11. Mali
12. Niger
13. République démocratique
du Congo
14. Togo
1. Burundi
2. Cameroun
3. Cap Vert
4. Centrafrique
5. Djibouti
6. Éthiopie
7. Ghana
8. Mauritanie
9. Tchad
10. Sierra Leone
11. Zambie
1. Gambie
2. Mozambique
3. République du Congo
4. Sao Tome et Principe
5. Somalie
6. Soudan
7. Soudan du Sud
8. Zimbabwe

Les pays du continent risquent de subir de plein fouet les effets de la crise financière et économique en cours dont le coronavirus n’est qu’un élément détonateur [14].

Très largement dépendants de leurs revenus tirés de l’exploitation et l’exportation des matières premières, les cours se sont effondrés ces dernières semaines (voir tableau 2). L’Angola et le Nigeria [15], leaders africains des pays producteurs de pétrole sont déjà fortement impactés. Les cours du cacao (Côte d’Ivoire, Ghana), de l’or (Ghana, Soudan, Afrique du Sud, Mali, Guinée [16]), et du cuivre (République démocratique du Congo, Zambie [17]), suivent également une pente descendante, sans oublier les effets de la spéculation sur les matières premières [18].


Tableau 2 : Évolution des cours des principales matières premières (à 15 minutes, 1h, 24h, 1 semaine, 1 mois et à 1 an) 
 [19]

Au niveau bancaire, les actions des banques des quatre principales économies (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria et Maroc) ont également chuté [20]. En revanche, les principales devises africaines maintiennent à ce jour un niveau stable [21].

D’autres éléments s’auto-alimentent et risquent de tarir les ressources financières disponibles pour les pays africains, en parallèle d’une hausse des dépenses (pour faire face à la pandémie) et d’une baisse de leurs recettes. Avec des instruments de contrôle mis hors « d’état de nuire » par les Institutions financières internationales (IFI) et leurs plans d’ajustement structurel (voir partie 4), le continent subit une importante fuite des capitaux. À la recherche de placements sûrs, les investisseurs risquent également de bouder les émissions d’obligations des pays africains [22], leur principale source d’emprunts ces dernières années. Par ailleurs, les taux d’intérêts scandaleusement élevés qui leurs sont imposés ne font qu’aggraver la situation [23]. Au niveau des investissements directs étrangers (IDE), la CNUCED table sur un déclin de 40 % [24]. Avec la fermeture des frontières et des aéroports, plusieurs pays devraient également subir une baisse de leurs revenus liés au tourisme, conséquents pour certains, notamment l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Île Maurice, le Kenya, le Maroc ou encore les Seychelles.

Dans ces circonstances, l’appel des ministres des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît donc particulièrement mesuré. D’autres, en revanche, appellent à l’annulation immédiate de ces dettes maintes fois remboursées, héritées de régimes dictatoriaux et n’ayant profité qu’aux classes dominantes.

L’Afrique moins touchée par le coronavirus ?

Selon les dernières données, la pandémie aurait causé 1 500 000 infections et 90 000 morts dans le monde [25]. L’Afrique quant à elle serait la région la moins impactée avec 11 282 personnes touchées et 558 morts [26].

Sans nier la tendance actuelle, ces faibles chiffres sont certainement à nuancer en raison des carences statistiques du continent, en particulier sur le plan sanitaire [27]. À ce titre, une simple observation permet de remarquer que les pays les plus impactés statistiquement sont aussi les pays les plus développés du continent. Pour autant, l’Afrique continuera-t-elle à être relativement épargnée ?

Au plan international, on observe une corrélation nette entre la capacité à faire face au virus et les ressources allouées par les États à la santé et la sécurité sociale [28]. Les populations d’Europe, continent le plus impacté, ne payent-elles pas les cures d’austérités imposées par l’Union européenne et les gouvernements de ses pays membres depuis la crise financière de 2007-2008 ? La population étasunienne, largement touchée, ne souffre-t-elle pas d’une absence de sécurité sociale ? En revanche, Cuba, pays réputé pour son système de santé et la qualité de ses médecins, n’est pratiquement pas atteint. Ce petit État insulaire de la Caraïbe envoie même des médecins pour venir en aide à la population italienne et aux territoires français d’Outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane française et Saint-Pierre-et-Miquelon).

Ainsi, selon les statistiques disponibles [29], l’Indicateur de développement humain (IDH) pour l’Afrique subsaharienne est de 0,541 contre une moyenne mondiale de 0,731. Sur les 54 dernières places (comme le nombre de pays africains) des 189 pays référencés par le PNUD, le continent est représenté 40 fois. La moyenne du nombre de médecins (généralistes et spécialistes confondus) pour 10 000 habitants est de 3,4 (l’écart par pays allant de 0,2 à 21,6) contre une moyenne mondiale de 14,9 (30,4 pour les pays à haut IDH). Le nombre de lits d’hôpitaux pour 10 000 personnes est de 12 contre 28 au plan international (55 pour les pays à haut IDH).

En observant les dépenses allouées par les États à la santé, on peut mesurer l’écart qui sépare le continent des pays dits développés (voir graphique 1), près de 5 points avec la moyenne mondiale, près de 7 avec les pays à hauts revenus, pays pourtant non-moins épargnés par la pandémie. Par ailleurs, alors même que l’on assiste ces 16 dernières années à des dépenses globalement en hausse, celles de l’Afrique tardent à décoller voire diminuent.

Graphique 1 : Dépenses allouées à la santé (en % du PIB) [30]

Cet écart est encore plus probant pour les pays africains en situation de surendettement (voir tableau 1 ci-dessus). Ces pays consacrent entre 0,8 (Gambie) et 4,4 % (Zimbabwe) de leur PIB en dépenses de santé, tandis qu’en moyenne, 11,5 % de leur PIB est absorbé par le remboursement de la dette (voir tableau 3 ci-dessous).

Tableau 3 – Indicateurs du fardeau de la dette des pays à faibles revenus en situation de surendettement  [31]

Pays Service de la dette (% des revenus) Service de la dette (% du PIB) Dépenses en santé (% du PIB)
Gambie 154,7 24 0,8
Mozambique 26 7,4 2,7
République du Congo 30,5 8,9 2
Sao Tomé et Principe 85,5 21,1 2,4
Somalie
Soudan 14,7 1,3 1,1
Soudan du Sud 35,4 12,1
Zimbabwe 9,2 2 4,4
Moyenne 51,6 11,5 2,2

 

L’énumération de ces chiffres ne vise pas à invisibiliser les réels (mais inégaux géographiquement, économiquement et socialement [32]) progrès réalisés ces dernières années. Simplement à mettre en évidence que pour répondre à la crise en cours, l’Afrique a urgemment besoin de ressources humaines, logistiques et financières.

Dans ces conditions, la déclaration du controversé [33] directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelant l’Afrique à « se réveiller » et à « se préparer au pire » [34] est malvenue. D’autant plus que le remboursement de la dette extérieure publique absorbe en moyenne actuellement 13 % des recettes des gouvernements du continent [35].

La responsabilité de FMI et de la Banque mondiale

L’histoire des institutions de Bretton Woods est émaillée de scandales [36]. La récente affaire des #Papergate [37] à la Banque mondiale, sur fond de soupçons de corruption et d’évasion fiscale, confirme la continuité de leurs pratiques [38]. L’idéologie néolibérale des politiques et projets de « développement » administrée aux pays sous leur assistance n’est également plus à démontrer. D’hier à aujourd’hui, FMI et Banque mondiale portent une responsabilité indéniable sur les hauts niveaux d’endettement et faibles niveaux de développements des pays du Sud et plus spécifiquement des pays africains.

 Les politiques de la Banque mondiale et du FMI sont un échec. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays africains sont passés de  pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu

Dès les années 1980, le FMI a conditionné sa politique de prêt à la mise en place de plans d’ajustement structurel (PAS) par les pays débiteurs. Derrière l’objectif affiché de restaurer leur balance des paiements en rétablissant une stabilité macro-économique et en favorisant la croissance économique, l’ensemble des mesures contenues visaient avant tout à assurer le remboursement des créanciers. Sans parvenir à endiguer la hausse de la dette extérieure publique des PED et les sommes allouées au service de la dette, les PAS ont entraîné des coupes importantes dans les budgets sociaux tout en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, la dérégulation nationale et la privatisation des entreprises, l’instauration de la TVA, la dévaluation des monnaies locales, la suppression significative des barrières douanières, du contrôle des changes, des mouvements de capitaux ou encore une réduction drastique des financements de certains secteurs jugés non-productifs (santé, éducation, logement, infrastructures).

Après avoir essuyé de nombreuses critiques et après la crise financière de 2008, le FMI a affirmé avoir adapté les conditionnalités liées aux prêts accordés dans le passé [39]. En 2014, Christine Lagarde, alors directrice générale du Fonds assurait également que les PAS n’étaient plus appliqués [40]. Pourtant, en 2009, sur 41 pays engagés avec le FMI, 31 menaient des politiques de rigueur budgétaire. Deux études menées de 2011 à 2013, et en 2016-2017 faisaient apparaître le nombre croissant de conditionnalités appliquées par le FMI parmi lesquelles la réduction des programmes d’aide sociale [41].

L’échec des politiques appliquées par le tandem Banque mondiale/FMI est particulièrement visible en observant l’évolution de la classification des pays par revenu entre 1990 et 2020 (voir tableaux 4 et 5). Certes, cette situation est aussi la responsabilité d’un certain nombre de régimes en place et des classes dominantes locales qui profitent allègrement du népotisme, du clientélisme et de la corruption. Mais on ne peut nier pour autant que ces mécanismes sont avant tout alimentés par les grands argentiers et puissances impérialistes, acteurs disposant de places centrales au sein des principaux groupes d’influences [42] (G7/G8G20Club de Paris, IIF, etc.) et principales institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale en tête [43].

Ainsi, malgré quelques progrès réalisés, c’est un constat d’échec cinglant pour ces institutions ayant pour objectif de venir en aide aux pays en difficultés et d’éradiquer la pauvreté dans le monde. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays sont passés de pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu.

Tableau 4 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020  [44]

En 1990 En 2020 Pays PPTE (Pays pauvres très endettés)
1. Bénin Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
2. Burkina Faso Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
3. Burundi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
4. Cameroun Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
5. Comores Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
6. Côte d’Ivoire Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
7. Éthiopie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
8. Gambie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
9. Ghana Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
10. Guinée Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
11. Guinée Bissau Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
12. Guinée Équatoriale Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire supérieur
13. Kenya Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
14. Lesotho Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
15. Liberia Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
16. Madagascar Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
17. Malawi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
18. Mali Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
19. Mauritanie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
20. Mozambique Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
21. Niger Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
22. Nigeria Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
23. Ouganda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
24. République centrafricaine Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
25. République démocratique du Congo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
26. République du Congo Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
27. Rwanda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
28. Sao Tome et Principe Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
29. Sénégal Pays à faible revenu (en 1996) Pays à faible revenu X
30. Sierra Leone Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
31. Somalie Pays à faible revenu Pays à faible revenu
32. Tanzanie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
33. Tchad Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
34. Togo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
35. Zambie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur


Tableau 5 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020 – Résumé

Nombre de pays Dont PPTE
Statut « Pays à faible revenu » inchangé 23 21
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire inférieur » 11 8
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire supérieur » 1 0
De « Pays à faible revenu » à « Pays à haut revenu » 0 0
Total 35 29

Les propositions d’allègement des institutions de Bretton Woods

Malgré les faits, la Banque mondiale et le FMI persistent et signent. Semblant prendre la mesure du désastre économique et sanitaire annoncé, elles ont appelé le 23 et le 25 mars 2020 à « alléger la dette des pays pauvres » [45]. À première vue, cette annonce s’applaudit des deux mains. Mais pour paraphraser Nietzsche, le diable ne se cacherait-il pas dans les détails ?

La portée de l’appel reste limitée, sur 137 « pays en développement » (PED), il concerne uniquement les 75 pays IDA [46]. Là où la dette extérieure publique des PED atteint près de 3 000 milliards de dollars, celle des pays IDA en représente à peine 10 % [47].

Par ailleurs, « sur les 64 milliards de dollars d’aide promise, la quasi-totalité correspond à des prêts. Seulement 400 millions de dollars (soit 0,6% du total) pourraient être donnés à certains pays répondant à des critères stricts et à la condition expresse que les fonds servent à rembourser les dettes du FMI arrivant à échéance ! » [48].

 Le prétendu allègement de la dette annoncé par la Banque mondiale et le FMI est conditionné à l’approfondissement des politiques ultra libérales

De plus, afin de « rassurer les marchés » et de leur « envoyer un signal fort », David Malpass, directeur général de la Banque mondiale, conditionne cette intervention à l’approfondissement des politiques néolibérales : « Les pays devront mettre en œuvre des réformes qui aideront à raccourcir la période de relèvement et à rassurer quant à la possibilité d’une reprise forte. En ce qui concerne les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement ».

Enfin, la Banque mondiale et le FMI appellent à l’allègement de la dette, mais s’en désengagent. Cet appel est à destination des pays du G20, afin qu’ils évaluent si des mesures d’allègement et/ou de restructuration sont nécessaires. De fait, l’appel à un allègement ne concerne que la part bilatérale de la dette (prêts entre États) et non la part multilatérale – prêts d’institutions financières internationales, dont le FMI et la Banque mondiale font parties. La réponse du G20 ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, jeudi 26 mars 2020, les chefs d’État et de gouvernement du G20 ont annoncé qu’ils « félicit[aient] [les] mesures prises par le FMI et la Banque mondiale pour aider les pays qui en ont besoin en faisant pleinement appel à tous les instruments disponibles dans le cadre d’une réponse mondiale concertée […] [et qu’ils] continuer[aient] de traiter les risques de vulnérabilité liés à la dette dans les pays à faible revenu » [49]. Le G20 n’a donc annoncé aucune mesure d’annulation. Le Club de Paris devrait en conséquence tenir la même ligne de conduite.

Les appels à l’annulation de la dette africaine se multiplient

En opposition à l’agenda des institutions de Bretton Woods, les appels à l’annulation de la dette se succèdent. Le musicien sénégalais Youssou N’Dour faisait, au nom des peuples africains, un appel en ce sens lors d’une interview sur la chaîne de télévision nationale TFM. En Amérique latine, une dizaine d’anciens président·e·s ont lancé un appel en ce sens. En Afrique centrale, les représentants de la CEMAC (Communauté économique et monétaire des États d’Afrique Centrale qui regroupe 6 pays) ont demandé l’annulation de la dette extérieure de leurs pays. Au Sénégal, le président Macky Sall en a fait de même.

La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) propose quant à elle un plan de soutien de 2 500 milliards de dollars pour les pays du Sud, plan comprenant une annulation de la dette de 1 000 milliards [50]. Pour réaliser cette opération, la CNUCED appelle à la création d’un mécanisme international indépendant. La CNUCED en profite donc au passage pour adresser un tacle appuyé au Club de Paris [51].

Les mouvements anti-dettes se réunissent et s’organisent également. L’organisation britannique Jubilee Debt Campaign a lancé une pétition en ligne pour l’annulation de la dette des pays du Sud Global [52] et un appel pour un nouveau jubilé de la dette signé par 200 organisations [53]. Le réseau Eurodad plaide pour un moratoire sur la dette des pays à faibles revenus [54]. Le CADTM se joint à cet appel, tout en appelant à l’élargir, en suspendant le paiement de toutes les dettes publiques reconnues comme « illégitimes » ou « odieuses » après l’examen de celles-ci par des audits citoyens de la dette.

L’auteur remercie les membres du CADTM International pour leurs relectures et suggestions.

Le lien vers l’article original, publié sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/Dette-et-Coronavirus-L-Afrique-pourra-t-elle-se-premunir-des-effets-deleteres

Notes :

[1Moutiou Adjibi Nourou, « Les ministres africains des Finances appellent à exonérer l’Afrique des paiements d’intérêts sur sa dette en 2020 », Agence Ecofin, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/gouvernance-economique/2303-75054-les-ministres-africains-des-finances-appellent-a-exonerer-lafrique-des-paiements-dinterets-sur-sa-dette-en-2020

[2David Malpass, « Allocution du président du Groupe de la Banque mondiale, David Malpass, à la suite de la téléconférence des ministres des Finances du G20 sur le COVID-19 », Banque mondiale, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/speech/2020/03/23/remarks-by-world-bank-group-president-david-malpass-on-g20-finance-ministers-conference-call-on-covid-19

[3Par « pays les plus pauvres », la Banque mondiale entend les 75 pays à faibles revenus percevant des prêts de l’AID, Association internationale pour le Développement (IDA en anglais). L’AID, est une des cinq filiales du groupe Banque mondiale.

[4Déclaration commune du Groupe de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international appelant à agir pour alléger le poids de la dette des pays IDA, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/statement/2020/03/25/joint-statement-from-the-world-bank-group-and-the-international-monetary-fund-regarding-a-call-to-action-on-the-debt-of-ida-countries

[5Le Monde avec AFP, « Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie », LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[6Étant donné les classifications régionales de la Banque mondiale, les chiffres indiqués excluent les pays d’Afrique du Nord (Algérie, Djibouti, Égypte, Maroc et Tunisie). Données consultées le 25 mars 2020. Disponible à : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/SSA

[7Les données indiquées par la BAD concernent l’ensemble du continent, Afrique du Nord ET Afrique subsaharienne. Banque africaine de développement, Perspectives économiques en Afrique en 2020 – Former la main d’œuvre africaine de demain, p.17 du PDF. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents-publications/perspectives-economiques-en-afrique

[8Pour une explication plus détaillée, voir notamment Milan Rivié, « Somalie, Soudan : le FMI conditionnera l’annulation d’une dette impayable par une thérapie de choc néolibérale », CADTM, 23 décembre 2019. Disponible à : http://www.cadtm.org/Somalie-Soudan-le-FMI-conditionnera-l-annulation-d-une-dette-impayable-par-une

[9Dont l’Angola (56,5 %), le Ghana (41,1 %), l’Égypte (29,8 %), la Tunisie (27,8 %) ou encore la Zambie (22,1 %). Calculs de l’auteur sur base des données disponibles dans l’article « Crisis deepens as global debt payments increase by 85% », Jubilee Debt Campaign, 3 avril 2019. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/press-release/crisis-deepens-as-global-south-debt-payments-increase-by-85

[10Par exemple en 2017, les carburants représentaient entre 50 et 97 % des produits exportés pour le Congo (50 %), le Gabon (70 %), le Tchad (78 %) et l’Angola (97 %) ; les produits agricoles 80 % des exportations de la Gambie et 57 % de la Grenade ; les produits miniers 75 % des exportations de la Zambie et 92 % pour le Botswana. Voir UNCTAD, State of Commodity Dependence 2019, 16 mai 2019. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=2439

[11Voir « List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries As of November 30, 2019 », FMI. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

[12Voir la citation de J. Sachs disponible p.23 de « Club de Paris, Comment sont restructurées les dettes souveraines et pourquoi une alternative est nécessaire », PFDD, mars 2020. Disponible à : https://dette-developpement.org/IMG/pdf/club_de_paris.pdf ; J. Sachs déclare à propos du Cadre de viabilité de la dette du FMI et de la Banque mondiale : « Il est tout à fait possible, et c’est d’ailleurs le cas actuellement, [qu’]un pays ou une région ait une dette soutenable selon les indicateurs officiels (et un service de la dette important), alors que ses habitants meurent de faim ou de maladie par millions. »

[13Ibid note de bas de page 11.

[14Voir Éric Toussaint, « Non, le coronavirus n’est pas le responsable de la chute des cours boursiers », CADTM, 4 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Non-le-coronavirus-n-est-pas-le-responsable-de-la-chute-des-cours-boursiers

[15Voir Le Monde avec AFP, « Coronavirus : le Nigeria face à la chute des cours du pétrole », LeMonde.fr, 10 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/10/coronavirus-le-nigeria-face-a-la-chute-des-cours-du-petrole_6032444_3212.html

[16Koli Dado, « Le top 5 des plus grands pays producteurs d’or en Afrique », KoldaNews, 7 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.koldanews.com/2019/05/07/la-guinee-et-le-mali-dans-le-top-5-des-plus-grands-producteurs-dor-en-afrique-a962191.html

[17Olivia Da Silva, “Top Copper Production by Country”, investingnews.com, 28 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://investingnews.com/daily/resource-investing/base-metals-investing/copper-investing/copper-production-country/

[18Gérard Le Puill, « Spéculations permanentes sur les matières premières », l’Humanité, 26 Juin 2019. Disponible à : https://www.humanite.fr/speculations-permanentes-sur-les-matieres-premieres-674133

[19Impression écran tirée du site internet investing.com réalisée le 1er avril 2020 à 11h40. Disponible à : https://fr.investing.com/commodities/

[20Voir Éric Toussaint, « Les banques sont des armes de destruction massive. Pour affronter la crise capitaliste multidimensionnelle, il faut exproprier les banquiers et socialiser les banques », CADTM, 24 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Pour-affronter-la-crise-capitaliste-multidimensionnelle-il-faut-exproprier-les

[21D’après les données disponibles sur le site Boursorama. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.boursorama.com

[22Voir Antony Drugeon, « Coronavirus : les craintes de Fitch pour les dettes africaines », jeuneafrique, 12 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.jeuneafrique.com/908688/economie/coronavirus-les-craintes-de-fitch-pour-les-dettes-africaines/

[23Misheck Mutize, “African countries aren’t borrowing too much : they’re paying too much for debt”, The Conversation, 19 février 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://theconversation.com/african-countries-arent-borrowing-too-much-theyre-paying-too-much-for-debt-131053

[24CNUCED, “Impact of the Covid-19 Pandemic on Global FDI and GVCs – Updated Analysis”, mars 2020. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/diaeiainf2020d3_en.pdf

[25D’après les données de Worldometers. Consultées le 9 avril 2020. Disponible à : https://www.worldometers.info/coronavirus/

[26Source : Compte Twitter de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), région Afrique.
Disponible à : https://twitter.com/WHOAFRO

[27Marie de Vergès, « Niveau de vie, santé, démographie… L’Afrique dans le brouillard statistique », LeMonde.fr, 19 décembre 2019. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/19/l-afrique-dans-le-brouillard-statistique_6023410_3232.html

[28Voir notamment Adam Hanieh, « Il s’agit d’une pandémie mondiale. Traitons-la comme telle », A l’Encontre, 30 mars 2020. Disponible à : http://alencontre.org/laune/il-sagit-dune-pandemie-mondiale-traitons-la-comme-telle.html

[29Tous les chiffres de ce paragraphe proviennent de la base de données du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Consultées le 27 mars 2020. Disponibles à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdro_statistical_data_tables_1_15_d1_d5.xlsx

[30D’après la base de données de la Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde. Consultée le 30 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/reports.aspx?source=world-development-indicators#

[31Voir Daniel Munevar, COVID-19 and debt in the Global South : Protecting the most vulnerable in times of crisis ; Annex – Methodology and country figures, Eurodad, p.2. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/5e6a690a4fb3f.pdf

[32Voir UNDP, Human Development Report 2019, Beyond income, beyond averages beyond today : Inequalities in human development in the 21st century, Chapitre 3, partie « How unequal is Africa ? ». Disponible à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2019.pdf

[33Alcyone Wemaëre, « Dr Tedros, le controversé patron de l’OMS à l’origine de la polémique sur Mugabe », France24, 23 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.france24.com/fr/20171023-oms-onu-afrique-ethiopie-dr-tedros-adhanom-ghebreyesus-robert-mugabe-ambassadeur

[34Le Monde avec AFP, Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie, LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[35Ibid note de bas de page n°9

[36Voir notamment Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, ed. Syllepses, 2004. Disponible gratuitement en pdf à : https://www.cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat-permanent ou encore Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, 2003.

[37Voir Renaud Vivien, « #Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ? », Entraide et fraternité, 27 février 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.entraide.be/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

[38Voir Émilie Paumard, « Le FMI et la Banque mondiale ont-ils appris de leurs erreurs ? », CADTM, 13 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-FMI-et-la-Banque-mondiale-ont-ils-appris-de-leurs-erreurs

[39Independent Evaluation Office, Réponse du FMI à la crise Financière et Economique, IEO et FMI, p.35. Disponible à : https://www.imf.org/ieo/files/completedevaluations/Crisis%20Response%20-%20FRE.pdf

[40« Ajustement structurel ? C’était avant mon mandat et je n’ai aucune idée de ce que c’est ». Propos tenus le 12 avril 2014 par Christine Lagarde, Directrice générale du FMI. Voir AFP, « Le FMI a « changé », assure Christine Lagarde », LeMonde.fr, 13 avril 2014. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/04/13/le-fmi-a-change-assure-christine-lagarde_4400402_3234.html

[41Jesse Griffiths and Konstantinos Todoulos, “Conditionally yours : An analysis of the policy conditions attached to IMF loans”, Eurodad, avril 2014, p.4. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/1546182-conditionally-yours-an-analysis-of-the-policy-conditions-attached-to-imf-loans.pdf et Gino Brunswijck, “Unhealthy conditions : IMF loan conditionality and its impact on health financing”, Eurodad, 28 novembre 2018. Disponible à : https://eurodad.org/Entries/view/1546978/2018/11/20/Unhealthy-conditions-IMF-loan-conditionality-and-its-impact-on-health-financing

[42Voir notamment Milan Rivié, « Les créances douteuses, illégitimes ou/et odieuses de l’Europe sur des pays tiers », CADTM, 10 mars 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-creances-douteuses-illegitimes-ou-et-odieuses-de-l-Europe-sur-des-pays ; Léonce Ndikuma et James K. Boyce, La dette odieuse de l’Afrique – Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, Ed. Amalion, 2013 ou encore le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

[43Voir notamment la série « ABC de la dette » d’Éric Toussaint, disponible à : https://cadtm.org/La-dette

[44Ayhan Kose, Peter Nagle, Franziska Ohnsorge et Naotaka Sugarawa, Global Waves of Debt, Causes and Consequences, Groupe de la Banque mondiale, 2020, p.253 et 254 du pdf. Disponible à : https://www.worldbank.org/en/research/publication/waves-of-debt

[45Ibid notes de bas de page 2 et 3.

[46Voir note de bas de page 3 et IDA Borrowing countries. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : http://ida.worldbank.org/about/borrowing-countries

[47282,46 milliards $US d’après les données de la Banque mondiale. Consultées le 31 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/source/international-debt-statistics#

[48Voir Renaud Vivien, « La gestion calamiteuse du coronavirus par la Banque mondiale et le FMI, La Libre, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lalibre.be/debats/opinions/la-gestion-calamiteuse-du-coronavirus-par-la-banque-mondiale-et-le-fmi-5e7b1dec7b50a6162bb8d474

[49G20, « Déclaration finale du Sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement du G20 consacré au COVID-19 », 26 mars 2020. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/26/declaration-finale-du-sommet-extraordinaire-des-chefs-detat-et-de-gouvernement-du-g20-consacre-au-covid-19

[50UNCTAD, “UN calls for $2.5 trillion coronavirus crisis package for developing countries”, 30 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=2315

[51Ibid note de bas de page 11.

[52Jubilee Debt Campaign, “Coronavirus : Cancel the debts of countries in the global south”, 18 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/actions/stop-coronavirus-debt-disaster

[53A debt jubilee to tackle the Covid-19 health and economic crisis. Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/a-debt-jubilee-to-tackle-the-covid-19-health-and-economic-crisis

[54Iolanda Fresnillo, Mark Perera et Daniel Munevar, “Debt relief must deliver on ambitions”, Eurodad, 26 mars 2020. Disponible à : https://eurodad.org/debt_moratorium_covid19

Pharmacolonialisme et triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures Nord-Sud

© WHO

La crise du Covid-19 révèle le gouffre technologique et logistique béant entre pays de l’hémisphère Nord et de l’hémisphère Sud, qui confère un monopole de fait aux premiers quant à la gestion sanitaire de la pandémie. Ces fractures sont aggravées par le triage monétaire instauré par les États-Unis, permettant à l’Union européenne, l’Angleterre, le Canada, la Suisse et le Japon d’avoir accès à des dollars en quantité illimitée, tandis que le reste de l’humanité est invité à emprunter au FMI et à la Banque mondiale – contre de nouveaux plans d’austérité, en pleine crise financière. Par Andrés Arauz, ancien Ministre de la Connaissance et directeur général de la Banque centrale d’Équateur, traduction de Baptiste Albertone.


Faisons une expérience de pensée consistant à nous projeter dans trois mois, lorsque certains médicaments ayant des propriétés curatives auront été homologués, ou même dans un an, lorsqu’un vaccin aura été approuvé.

Ces médicaments vont être développés par les scientifiques des pays riches, et approuvés par les agences pharmaceutiques européennes (EMA) ou étasuniennes (FDA). En effet, les scientifiques des pays du Nord disposent de budgets d’État et d’entreprises incomparables à ceux des pays pauvres du Sud.

Même si un médicament venait à faire l’objet d’une étude, à être testé et développé en Amérique latine, puis approuvé par l’agence sanitaire d’un pays de la région, il n’aurait aucune crédibilité tant qu’une agence européenne ou étasunienne ne l’aurait pas approuvé. Entre le moment de l’approbation et de la production, des semaines ou des mois peuvent s’écouler. Lorsque les médicaments commenceront enfin à être distribués, la question qui se posera sera la suivante : à qui seront livrés les premiers lots de médicaments, les premiers vaccins ? Aux malades du Panama, de Guayaquil et de Saint-Domingue ? À ceux de New York ? À ceux de Lombardie ou de Madrid ?

Une autre réalité concernera la propriété intellectuelle de ces médicaments. Sera-t-il interdit de produire des versions génériques ou bio-similaires ? Les pays du Sud seront-ils sanctionnés s’ils désirent et sont en mesure de les reproduire sans l’autorisation des titulaires du brevet ? Même si nous parvenons à reproduire ces médicaments par le biais de licences obligatoires – une exception autorisée dans le capitalisme cognitif dominant – l’humanité – et le marché – feront-ils confiance aux copies qui n’ont pas reçu l’approbation de la FDA ou de l’EMA, même si elles ont l’approbation du CDSCO en Inde ou de l’APMN en Chine ?

Aujourd’hui, nous vivons déjà une avant-première : une seule entreprise dans toute l’Amérique latine propose les machines et les réactifs pour effectuer les tests. Elle fait don des équipements et génère une dépendance technologique dans les logiciels de ses appareils et dans l’acquisition des réactifs. Nous ne pouvons acheter qu’auprès d’elle, bien que les universités disposent de capacités sous-utilisées d’autres marques. Ceci fait déjà un scandale au Pérou et en Colombie.

De plus, les machines, les réactifs, et les futurs médicaments et vaccins, seront importés des pays riches, tout comme une grande partie de l’équipement et des fournitures médicales. En d’autres termes, ils ne seront pas produits dans les pays pauvres du Sud, ils devront donc être payés dans des devises fortes : en dollar.

Les États-Unis sont le seul pays en capacité d’émettre autant de dollars que nécessaires pour sauver sa population. À ce titre, le gouvernement étasunien a annoncé un plan de relance de 6 000 milliards de dollars pour soutenir son économie nationale.

Ce privilège exorbitant a récemment été partagé de manière exclusive avec cinq autres banques centrales dans le monde : la Banque centrale européenne, la Banque d’Angleterre, la Banque du Canada, la Banque nationale suisse et la Banque du Japon. Les États-Unis ont signé des accords qui permettent à ces pays d’avoir accès à des dollars illimités et infinis. Ces pays ne représentent que 11,8 % de la population mondiale. Il est nécessaire de le rappeler, car en période de crise biologique, nous devons mesurer notre action en termes de vies – ou bien devrions nous continuer à la mesurer en dollars ?

Pour six autres pays, l’Australie, le Brésil, la Corée du Sud, le Mexique, Singapour et la Suède, le gouvernement étasunien a ouvert l’accès aux dollars, bien que de façon limitée. Pour chacun d’entre eux, un plafond de 60 milliards de dollars est prévu. Pour trois autres pays, le Danemark, la Norvège et la Nouvelle-Zélande, le montant est encore plus faible, 30 milliards de dollars.

Si l’on ajoute les États-Unis, les cinq privilégiés, et les neuf autres bénéficiaires nous obtenons un total de 33 pays (la zone euro étant composée de 19 pays), qui ne représentent que 17,7 % de la population mondiale : c’est ce que j’appelle un triage monétaire.

Et pour le reste ? Rien. Ou plutôt, pour le reste, les élites étasuniennes invitent à aller emprunter auprès du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale – mieux que rien. Peut-on imaginer des pays en pleine crise humanitaire appliquant des politiques d’ajustements structurels et d’austérité sur le secteur public afin de recevoir quelques dollars ? C’est ce que souhaite le directeur de la Banque mondiale et c’est ce que la directrice du FMI a promis pour l’Équateur.

L’humanité est-elle réellement prête à tolérer qu’au milieu de la maladie, de la mort, de l’urgence sanitaire, de la paralysie économique, de la crise alimentaire et de la catastrophe humanitaire, les hommes politiques s’engagent dans des négociations avec le FMI et la Banque mondiale pour éviter les crises bancaires ou l’effondrement de leur monnaie nationale ?

Heureusement, des alternatives sont envisageables. En plus du dollar, il existe une autre monnaie mondiale : le droit de tirage spécial (DTS). Il est émis par le FMI et peut être créé à partir de rien. Au milieu de la crise de 2008-2009, le FMI a déjà émis 183 milliards de DTS et a permis d’alléger la situation de nombreux pays pauvres. Elle n’a pas exigé de conditions, ni de réformes structurelles ; ce n’est pas non plus une dette remboursable. En raison de la répartition des pouvoirs au sein du FMI, environ 10 % des DTS ont atteint les pays les plus pauvres.

Aujourd’hui, le FMI est en capacité de répéter l’opération. De fait, la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a déclaré qu’à la demande des pays pauvres et à revenu intermédiaire, cette possibilité était actuellement étudiée de manière conjointe avec les « membres » (entendons, les États-Unis).

En 2009, la crise était financière et a frappé l’économie réelle des familles. Mais aujourd’hui, la crise est biologique et la dimension monétaire se doit d’être subordonnée à l’économie réelle – et à la santé – des familles. C’est pourquoi, cette fois, l’émission doit être beaucoup plus importante. Si les États-Unis ont offert « 6 000 milliards de dollars » pour leur économie, le FMI doit émettre « 3 000 milliards de SDR » pour le monde, ce qui signifierait près de 400 milliards de dollars pour les pays pauvres. Il est impensable que 17,7 % de la population mondiale dispose de dollars de façon illimitée, et qu’au même moment 6 337 millions de personnes soient confrontées, en plus de la crise sanitaire, à des crises économiques. L’absence de droits de tirage spéciaux pour les pays les plus pauvres du monde est l’équivalent, à l’échelle planétaire, d’un triage monétaire. Il est temps de faire passer la vie avant tout.

La guerre économique au temps du coronavirus : aucune trêve pour le Venezuela

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Donald_Trump_Laconia_Rally,_Laconia,_NH_4_by_Michael_Vadon_July_16_2015_03.jpg
©Michael Vadon. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Le Venezuela entre dans une guerre économique frontale avec les États-Unis et ses institutions alliées, en l’occurrence le Fonds monétaire international (FMI) et le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur). Les crises, sanitaires ou politiques, font tomber les masques. Tandis que le FMI refuse de financer le Venezuela, le président du Chili, aligné sur l’administration Trump, exclut le président Maduro de la réunion de coordination avec les dirigeants d’Amérique du Sud. Par Alejandro Navarro Brain.


La crise économique, doublée d’une “guerre économiquemenée par plusieurs entreprises et soutenue par les États-Unis contre le Venezuela, a coûté entre 1,1 et 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) entre 2013 et 2017, soit environ entre 245 et 350 milliards de dollars. De 2017 à 2019, les sanctions imposées par l’administration Trump au Venezuela ont coûté la vie à 40 000 de ses habitants, selon une étude des chercheurs Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs ; selon cette même étude, publiée en avril 2019 pour le CEPR, « 300.000 Vénézuéliens sont en danger du fait d’un manque d’accès aux médicaments ou à des traitements ».

L’épidémie de Covid-19 n’a donné lieu à aucune trêve. Pour combattre la crise sanitaire, le président Maduro a demandé un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. Ce dernier lui a opposé une fin de non-recevoir, arguant qu’il n’y avait pas de consensus quant à la reconnaissance internationale du gouvernement – alors que l’Assemblée générale des Nations unies le reconnaît comme le seul gouvernement légitime.

Ces 5 milliards n’auraient pourtant représenté que 1,4% des 350 milliards de dollars perdus par le Venezuela entre 2013 et 2017. Le Royaume-Uni, à l’heure actuelle, retient 1,2 milliard de dollars des réserves d’or vénézuéliennes dans ses coffres – en d’autres termes, le FMI dispose d’un quart du prêt garanti, via l’un de ses partenaires internationaux les plus influents.

Cette situation se double d’un alignement progressif de l’Amérique latine sur le Bureau ovale. En 2018 le Chili, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Paraguay et le Pérou suspendaient leur participation à l’UNASUR [organisation d’intégration régionale qui a pris son essor lors de l’apogée des gouvernements de gauche en Amérique latine]. En 2019, le Chili et la Colombie, deux gouvernements parmi les plus proches des États-Unis, ont créé un nouvel organisme d’intégration régionale : le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur), aujourd’hui présidé par le chef d’État chilien Sebastian Piñera.

Le Prosur n’a jamais masqué ses objectifs : renforcer l’axe libéral en Amérique du Sud, au nom de principes humanitaires que le Venezuela aurait violés. Sebastián Piñera a officialisé il y a peu un visa de “responsabilité démocratique”, qui permet aux Vénézuéliens d’émigrer facilement au Chili – un total de 455 494 résidents vénézuéliens sont présents au Chili. Dans sa volonté d’isoler le Venezuela, Piñera a été jusqu’à exclure le Venezuela d’une initiative régionale visant à coordonner les actions de contrôle aux frontières et d’approvisionnement médical, dans le cadre du Prosur.

En temps de pandémie, la guerre économique ne connaît aucune trêve…

L’Argentine face au FMI : les péronistes à la croisée des chemins

À la suite de quatre années de politique néolibérale brutale pendant la présidence de Mauricio Macri, l’Argentine est à nouveau plongée dans une crise majeure de la dette. Le nouveau président péroniste, Alberto Fernández, se retrouve confronté au même dilemme que ses prédécesseurs : risquer un bras de fer avec le FMI ou accepter toutes ses conditions. Par Éric Toussaint, porte-parole du CADTM International.


Rappelons que Mauricio Macri a commencé son mandat en décembre 2015 en acceptant toutes les demandes d’un juge new-yorkais qui avait donné raison aux fonds vautours contre l’Argentine. Cela a permis à ces fonds d’investissements spécialisés dans le rachat à bas prix des titres souverains d’empocher 4,6 milliards de dollars et de faire un bénéfice de 300 %. Pour indemniser ces fonds vautours, Mauricio Macri a emprunté sur les marchés financiers. Il annonçait que tout se passerait pour le mieux car l’application de recettes néolibérales allait renforcer l’attrait de l’Argentine auprès des investisseurs et des prêteurs étrangers. La presse dominante au niveau international lui a apporté son soutien. Les commentaires des experts en économie invités à donner leur avis présentaient l’Argentine de Macri comme une success story. L’émission en 2017 d’un titre venant à échéance 100 ans plus tard (2117) était présentée comme la preuve ultime de la réussite néolibérale pro-marché de Macri.

Or la réussite de ce titre s’expliquait d’une toute autre manière : le taux d’intérêt proposé pendant cent ans s’élevait à 7,25 % par an (avec un rendement réel sur le prix d’achat de départ de 7,917 % car le titre a été vendu avec une décote pour attirer les investisseurs). Alors que début juin 2017, les banquiers pouvaient emprunter à 0 % à la BCE, à la Banque du Japon et à la Banque de Suisse, à 0,25 % à la Banque d’Angleterre et à 1,00 % à la Fed aux États-Unis, alors que les fonds d’investissements disposaient d’énormément de liquidités et que le rendement des titres de la dette publique des pays du Nord était très bas, voire négatif, le bon argentin à 7,25 % pendant cent ans était une aubaine. D’où son succès. Cela ne représentait en rien la preuve de la bonne santé de l’économie argentine. Il y a un volume tellement élevé de capitaux orientés vers la spéculation (et pas vers l’investissement productif) que tout État émettant des titres souverains avec un rendement supérieur à la moyenne est susceptible de trouver acquéreur.

Un exemple de commentaire de la presse économique pour saluer le bon à 100 ans : « Un peu plus d’un an après la fin de l’incroyable saga de la dette argentine, Buenos Aires poursuit sa reconquête des marchés financiers. Le gouvernement Macri vient d’effectuer une émission obligataire en dollars à 100 ans, un événement qui aurait paru impossible il y a encore quelques années ». Dans un article apologétique, le quotidien français Les Échos n’hésitait donc pas à affirmer que l’Argentine de Macri poursuivait « sa reconquête des marchés ».

Un an avant, en 2016, le même quotidien écrivait : « En avril 2016, Buenos Aires avait effectué un retour triomphal sur les marchés : malgré huit faillites dans l’histoire de l’Argentine, les investisseurs avaient placé pour 68 milliards de dollars d’ordres. Un véritable plébiscite pour le nouveau chef d’État Mauricio Macri. Le pays avait choisi de lever 16,5 milliards à un taux de 7,5 % pour 10 ans. ».

Une personne un peu avisée aura compris à la lecture de ces commentaires dithyrambiques que les grandes sociétés capitalistes du monde entier étaient à la recherche des occasions d’obtenir un haut rendement en achetant des titres avec des risques élevés. Cela ne représentait pas du tout une preuve de bonne santé de l’économie argentine.

Les prêteurs potentiels (c’est-à-dire des fonds d’investissements, des grandes banques…) se disaient que les titres argentins bénéficiaient de la garantie de l’État argentin et qu’en cas de pépin ils pourraient demander à un juge de New York de leur donner raison contre l’Argentine. Ils avaient raison car les autorités de Buenos Aires ont délégué à la justice des États-Unis le pouvoir de trancher des conflits entre l’Argentine et les prêteurs. De toute façon, ils se disaient aussi qu’en cas de besoin, le FMI interviendrait pour prêter de l’argent au gouvernement argentin afin que celui-ci puisse continuer à rembourser la dette aux fonds privés comme il l’a toujours fait. Argument supplémentaire : les richesses du sous-sol argentin sont élevées et en cas de problème l’Argentine pourra mettre en vente encore plus de ressources afin de répondre aux exigences des prêteurs.

En résumé, alors que l’économie argentine réelle n’allait pas bien du tout, le gouvernement a réussi en 2016-2017 à trouver des prêteurs et son gouvernement de droite a bénéficié des louanges de la grande presse internationale, du FMI et des autres gouvernements directement aux mains du grand capital.

Mais cela a commencé à tourner franchement mal en 2018 sous l’effet de plusieurs facteurs négatifs en lien avec les politiques pratiquées par Macri : l’augmentation très forte du volume des intérêts à payer (qu’il fallait continuellement refinancer par de nouvelles dettes), la fuite massive des capitaux permise par une politique tout à fait laxiste de liberté totale de sortie des capitaux. Cette sortie montrait d’ailleurs que les capitalistes argentins n’avaient pas tellement confiance dans l’avenir de Macri et préféraient aller faire des affaires ailleurs y compris en achetant à Wall Street des titres de la dette extérieure argentine libellés en dollars. Les réserves de change ont fortement baissé. La production et l’emploi ont commencé à chuter, l’Argentine est entrée en récession. Le pouvoir d’achat de la majorité de la population a reculé suite aux attaques patronales et gouvernementales. En conséquence, la consommation interne qui représente 70 % du PIB argentin a baissé elle aussi. Le peso argentin s’est progressivement enfoncé. Alors qu’au 1er janvier 2018, il fallait 22 pesos pour acheter un euro, le 16 juin 2018, il en fallait 321.

C’est dans ce contexte qu’en juin 2018, Macri en panique a fait appel au FMI comme l’avaient prévu les prêteurs étrangers et les capitalistes argentins. Le crédit total que le FMI a promis d’accorder à l’Argentine s’est élevé à 57 milliards de dollars (dont l’équivalent de 44,1 milliards ont été effectivement déboursés jusqu’à présent). Dans un premier temps, en juin 2018, le montant de 50 milliards de dollars a été annoncé et quelques mois plus tard, comme la situation ne s’arrangeait pas, 7 milliards de dollars supplémentaires ont été ajoutés aux promesses de déboursements. C’est jusqu’ici le prêt le plus élevé jamais accordé à un pays par le FMI (en 2010, le prêt accordé à la Grèce par le FMI s’est élevé à 30 milliards d’euros). Le FMI comme d’habitude a exigé en contrepartie l’application de mesures encore plus impopulaires que celles appliquées par Macri jusque-là.

En octobre 2019, lors des élections présidentielles, le peuple argentin a sanctionné Macri et le mouvement politique péroniste a regagné par les urnes, après un intermède de quatre ans, la présidence du pays en la personne d’Alberto Fernández. Cristina Fernández, qui a présidé le pays de 2007 à 2015, est devenue vice-présidente.

C’est en préparation de la passation de pouvoir entre Mauricio Macri et Alberto Fernández (10 décembre 2019), que le réseau latinoaméricain et caribéen du CADTM, le CADTM AYNA (AYNA correspond au sigle Abya Yala Nuestra América – dans la région du Panama actuel, les peuples natifs de l’Amérique latine appelaient leur territoire l’Abya Yala) tenait sa huitième assemblée annuelle. J’ai participé à cette rencontre ainsi qu’à plusieurs conférences publiques dont une au parlement argentin.

Le taux de pauvreté a fortement augmenté pendant les quatre ans du mandat de Macri, il est passé d’environ 27 % à 40 % de la population. Dans les jours qui ont précédé le passage de Macri aux Fernández (Alberto et Cristina Fernández ne sont pas de la même famille même s’ils portent le même patronyme), le paiement de la dette était au centre de la plupart des débats politiques.

Par ailleurs, il faut souligner que les mouvements politiques et sociaux argentins sont massifs et bien organisés : les syndicats restent puissants, le mouvement féministe est capable de grandes mobilisations, les sans-emplois sont organisés, le mouvement coopératif est fort, … Les différentes expériences néolibérales qui ont commencé avec la dictature (1976-1983) et dont la dernière en date est la période Macri n’ont pas réussi à atomiser la société argentine et, à la différence du Chili voisin, l’éducation y compris universitaire est gratuite et il en va de même avec le secteur de la santé.

En novembre-décembre 2019, voici les questions qui reviennent le plus souvent dans les médias :

-Alors que le gouvernement sortant a suspendu le paiement d’une partie de la dette interne, le nouveau gouvernement va-t-il rembourser la dette accumulée pour réaliser une politique qui a été rejetée par la majorité de la population ?

-Que faut-il faire des accords passés avec le FMI ?

-Puisque le FMI est censé verser encore 11 à 13 milliards de dollars à l’Argentine, le nouveau gouvernement doit-il demander ces versements ou doit-il dire au FMI de les stopper ?

-Ne faudrait-il pas que l’Argentine suspende pendant deux ans le remboursement de la dette afin de pouvoir relancer en priorité la consommation et l’activité économique et ainsi rendre soutenable la reprise des paiements plus tard ? C’est ce que propose Martin Guzman, économiste argentin qui enseigne à New York et qui collabore étroitement avec Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Martin Guzman vient d’être nommé ministre de l’Économie et des Finances du nouveau gouvernement d’Alberto Fernández.

Une majorité de la population rejette clairement le FMI dont l’action néfaste en Argentine est connue de tout un chacun. Il faut savoir qu’après la seconde Guerre mondiale, le président Juan Domingo Perón avait refusé que son pays adhère au FMI en le dénonçant comme un instrument de l’impérialisme2. L’Argentine n’a adhéré au FMI qu’en 1956 pendant la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti qui a renversé Perón en 1955. Vingt ans plus tard, le FMI a soutenu activement la dictature sanglante du général Jorge Rafael Videla, responsable de l’assassinat de plus de 30 000 opposants de gauche. Dans les années 1990, le FMI a mis la pression maximum pour faire de l’Argentine un des pays à la pointe des privatisations et de l’ajustement structurel. Cela avait fini par conduire à la rébellion massive de décembre 2001 qui a provoqué la chute du président Fernando de la Rúa.

Lors des conférences publiques réalisées à Buenos Aires entre le 27 et le 29 novembre 2019 par ATTAC-CADTM en collaboration avec une dizaine d’organisations, j’ai eu l’occasion, en tant que porte-parole international du CADTM, de faire une série de propositions pour affronter la crise de la dette argentine. Ces propositions sont le fruit de discussions au sein du réseau CADTM. Cela a notamment été le cas lors d’une audience qui a eu lieu au parlement argentin le 27 novembre à l’initiative de l’économiste Fernanda Vallejos, une députée qui fait partie de la nouvelle majorité présidentielle [voir l’intervention en espagnol d’Éric Toussaint].

Voici un résumé des arguments que j’ai avancés et des propositions que j’ai faites.

Il ne faut pas hésiter à utiliser la doctrine de la dette odieuse car elle s’applique à l’Argentine.

Selon la doctrine de la dette odieuse, une dette est réputée odieuse et donc nulle à deux conditions :

1. Elle a été contractée contre l’intérêt de la nation ou contre l’intérêt du peuple ou contre l’intérêt de l’État concerné.

2. Les créanciers ne sont pas en mesure de démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette était contractée contre l’intérêt de la nation. Il faut préciser que selon la doctrine de la dette odieuse la nature du régime ou du gouvernement qui a contracté la dette n’a aucune espèce d’importance, ce qui compte c’est l’usage qui est fait de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être réputée odieuse si la deuxième condition est réunie. Donc, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux [voir à ce sujet sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)3.

Il est fondamental pour un pays d’adopter de manière souveraine et unilatérale des mesures complémentaires qui permettent d’améliorer la situation en matière de dette.

Cinq exemples :

1. L’adoption d’une loi contre les fonds vautours

Comme la Belgique l’a montré en 2008 puis en 2015, il est possible d’adopter une loi pour combattre les fonds vautours (voir Renaud Vivien, « Analyse de la loi belge du 12 juillet 2015 contre les fonds vautours et de sa conformité au droit de l’UE »). La loi est très simple, elle consiste à dire qu’un fonds d’investissement ne peut pas prétendre à une somme supérieure à la somme qu’il a effectivement déboursée pour acquérir un titre de la dette publique. Rappelons que l’action des fonds vautours consiste à acheter à un prix très bas des titres de la dette quand le pays est en détresse afin d’obtenir par voie de justice une indemnisation qui peut représenter un bénéfice de plusieurs centaines de pourcents. Si l’Argentine adoptait une telle loi, cela pourrait l’aider à se protéger contre l’action des fonds vautours. Si de nombreux pays faisaient de même, ceux-ci seraient largement neutralisés. Il faudrait également refuser lors de l’émission de titres de dettes publiques de déléguer à une juridiction étrangère (par exemple la justice de New York) le pouvoir de régler un litige entre le pays emprunteur et les détenteurs de titres.

2. La suspension du paiement de la dette

La suspension du paiement de la dette fait partie des moyens qu’un pays peut utiliser pour affronter une situation de crise financière et/ou humanitaire. Le pays peut décréter une suspension de manière unilatérale et souveraine. De nombreux pays y ont eu recours, c’est le cas de l’Argentine à partir de la fin 2001 jusque 2005 pour un montant d’environ 80 milliards de dollars et cela lui a été bénéfique.

Dans un livre collectif publié en 2010 par l’université d’Oxford4, Joseph Stiglitz affirme que la Russie en 1998 et l’Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu’une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48).

Quand un pays réussit à imposer une réduction de dette à ses créanciers et recycle les fonds antérieurement destinés au remboursement pour financer une politique fiscale expansionniste, cela donne des résultats positifs : « Dans ce scénario, le nombre d’entreprises locales qui tombent en faillite diminue à la fois parce que les taux d’intérêt locaux sont plus bas que si le pays avait continué à rembourser sa dette et parce que la situation économique générale du pays s’améliore. Puisque l’économie se renforce, les recettes d’impôts augmentent, ce qui améliore encore la marge budgétaire du gouvernement. […] Tout cela signifie que la position financière du gouvernement se renforce, rendant plus probable (et pas moins) le fait que les prêteurs voudront à nouveau octroyer des prêts. » (p. 48). Par ailleurs, dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre « The elusive costs of sovereign defaults », Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (« Default episodes mark the beginning of the economic recovery »).

L’Argentine, comme en 2001, ne devrait pas hésiter à déclarer une suspension de paiement d’une durée à déterminer, deux ans peut constituer un laps de temps minimum avec une possibilité de prolongation si cela est nécessaire. Elle pourrait mettre à profit cette suspension pour utiliser les sommes épargnées afin de relancer la consommation et l’activité économique au profit de la population.

Il est recommandé de réaliser une suspension sélective : les petits épargnants et les petits détenteurs de titres, de même que les fonds de pensions publics et les autres institutions publiques doivent être exemptés de la suspension de paiement, c’est-à-dire que ces catégories continueront à recevoir le remboursement de la dette. Il est tout à fait normal d’instaurer une discrimination positive afin de protéger les « faibles » et les entités publiques nationales par rapport aux grands créanciers privés et au FMI.

3. L’obligation pour les détenteurs de titres de la dette argentine de s’identifier auprès des autorités de Buenos Aires

Les autorités argentines devraient renouer avec une pratique datant de la première moitié du 20e siècle : l’établissement d’une liste des détenteurs de titres et autres créanciers. Dans le règlement du litige entre le Mexique et ses créanciers dans les années 1940, les créanciers ont eu l’obligation de se faire connaître et certains ont été exclus de l’accord qui a permis l’annulation de 90 % de la dette mexicaine. Les détenteurs de titres ont été obligés de présenter leurs titres et de les faire enregistrer et estampiller auprès des autorités mexicaines avant de pouvoir prétendre à une compensation ! [Lire à ce sujet cet article sur le site du CADTM]. L’obligation pour les détenteurs de titres de s’identifier permet notamment de poursuivre le paiement à l’égard des « petits porteurs » de titres ou de leur proposer une indemnisation favorable.

4. La réalisation d’un audit de la dette à participation citoyenne

Il est fondamental de réaliser un audit avec la participation des citoyens et des citoyennes afin d’identifier la partie illégitime et odieuse de la dette (la partie illégitime et odieuse pourrait représenter l’écrasante majorité de la dette). Cet audit peut déboucher sur une répudiation de la dette et/ou sur une restructuration unilatérale avec une annulation plus ou moins importante.

5. La non-reconnaissance des accords signés avec le FMI en 2018 par Macri

Comme l’ont démontré plusieurs juristes argentins et de nombreux autres protagonistes, l’accord signé par le FMI et Mauricio Macri est contraire à l’intérêt de la nation argentine et/ou du peuple argentin. Le FMI, en octroyant un prêt de 57 milliards de dollars au gouvernement de Macri, a violé ses propres règles qui consistent à dire qu’il ne peut octroyer des fonds que si, en conséquence, la dette devient soutenable. Or en prêtant une somme aussi énorme à l’Argentine en 2018, il n’était pas possible de prétendre que cela rendrait la dette soutenable. La preuve en a été faite moins d’un an plus tard. De son côté Macri a violé les lois et la constitution argentine qui prévoient que la signature d’un tel accord avec le FMI, qui a valeur de traité international, doit être soumis à débat au parlement argentin qui doit ensuite l’approuver. De plus, le crédit a été accordé parce que Donald Trump, président des États-Unis, a mis la pression sur la direction du FMI afin de venir en aide au gouvernement de Macri pour que celui-ci puisse rester au pouvoir malgré la crise et remporter les élections de 2019. Trump voulait venir en aide à Macri parce que celui-ci menait une politique conforme aux intérêts économiques, politiques et militaires des États-Unis. C’est la véritable raison pour laquelle ce méga-crédit a été accordé. Sachant que le peuple argentin a désavoué dans les urnes les choix de Macri et que celui-ci n’a pas respecté la constitution argentine, le nouveau gouvernement est en droit de refuser de reconnaître la validité des accords signés par son prédécesseur avec le FMI. On est dans un cas de figure prévu par la doctrine de la dette odieuse : lors d’un changement de régime, le nouveau gouvernement n’est pas tenu de respecter les obligations contractées par ses prédécesseurs en matière d’endettement si ceux-ci ont contracté une dette contre l’intérêt de la nation ou du peuple (et dans ce cas en leur propre faveur, afin de rester au pouvoir).

Il est important pour l’Argentine de tirer des leçons des erreurs du passé et de ne pas reproduire le type de négociation qui a eu lieu avec les créanciers pendant la période 2002-2010 [voir une analyse de cette renégociation dans Maud Bailly et Éric Toussaint, « Argentine : La restructuration frustrée de la dette en 2005 et en 2010 »].

Les mesures énoncées plus haut devraient s’inscrire dans un programme d’ensemble qui inclut d’autres actions : contrôle des mouvements de capitaux, socialisation du secteur bancaire, réforme fiscale, mesures pour rompre avec le modèle extractiviste exportateur et pour lutter contre la crise écologique…

Notes :

1 Fin septembre 2018, il fallait 48 pesos pour 1 euro. Début décembre 2019, il en fallait 66.

2 Noemí Brenta y Pablo Anino, « Una de terror : la historia de Argentina y el FMI », https://www.laizquierdadiario.com/Una-de-terror-la-historia-de-Argentina-y-el-FMI

3 Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Il écrit « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que… ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6). Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM.

4 Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford, 2010.

 

Article originellement publié sur le site du CADTM sous le titre «L’Argentine en pleine crise de la dette » le 9 décembre 2019, reproduit avec l’autorisation de son auteur : https://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette

Somalie et Soudan : le FMI conditionnera l’annulation d’une dette impayable par une thérapie de choc néolibérale

La directrice générale du FMI en compagnie du premier ministre somalien © compte twitter de K. Georgieva

Dans un contexte de nouvelle crise de la dette des pays du Sud1, deux annonces a priori positives ont émergé en 2019. La dette de la Somalie et du Soudan, deux des pays aux indicateurs socioéconomiques les plus faibles de la planète, pourrait être annulée prochainement. En défaut de paiement depuis les années 1980-1990, Somalie et Soudan ont-ils réellement à gagner à ces potentielles annulations à l’initiative des institutions financières internationales ? Comme souvent, elles sont conditionnées par une série de réformes économiques et sociales à l’avantage des investisseurs internationaux qui appauvriront encore les plus fragiles. Elles s’inscrivent dans une stratégie visant à contrer la progression de la Chine dans la région.


Selon les critères de la Banque mondiale, Somalie et Soudan font partie des pays les plus appauvris de la planète, avec un PIB/habitant inférieur à 995 $US/an. Qu’importent les indicateurs socioéconomiques retenus, tous démontrent l’importance de la pauvreté et des inégalités impactant l’écrasante majorité des populations y résidant. La dette, elle, est impayable. Dans ces circonstances, que penser des déclarations des Institutions financières internationales (IFI) et des principaux créanciers bilatéraux, réunis au sein du Club de Paris, annonçant l’annulation de la dette de ces deux pays ?

Lorsqu’elles sont à l’initiative des créanciers, les annulations de dette ne prennent jamais en compte les responsabilités de ces derniers dans les situations traversées par les pays endettés. Par ailleurs, elles sont toujours accompagnées d’un lot de conditionnalités politiques et économiques à même de satisfaire leurs intérêts. Plans d’ajustement structurel, accords de libre-échange, conversions de dettes en investissements représentent quelques-uns des outils à disposition des créanciers pour garder leur emprise sur ces pays.

Tancées par de nouveaux créanciers, affaiblies par la guerre commerciale entre les deux premières puissances économiques mondiales, inquiètes du déploiement des nouvelles routes de la soie de la Chine, les principales puissances occidentales souhaitent conserver un coup d’avance en annonçant l’annulation de la dette de ces deux pays dans le cadre de l’initiative « pays pauvres très endettés ». Les traditionnelles politiques néolibérales qui l’accompagnent leurs permettront sans doute de contrecarrer l’actuelle révolution populaire au Soudan, de développer leurs investissements dans les secteurs aurifères et pétroliers de ces pays tout en faisant un pied-de-nez aux nouvelles puissances impérialistes.

Coup de projecteur sur la dette extérieure publique

Tous deux en situation de surendettement2 avec des ratios dette/PIB respectifs à 62 % et 65 %3, la Somalie et le Soudan ont vu leur dette extérieure publique s’accroître sensiblement depuis les années 1980 (voir graphiques 1 et 2).

Graphique 1 : Somalie Évolution de la dette extérieure publique et garantie, hors arriérés et pénalités de retard (en millions de $US)4

Graphique 2 : Soudan  Évolution de la dette extérieure publique et garantie, hors arriérés et pénalités de retard (en millions de $US)5

Qui sont les créanciers ?

La dette extérieure publique se divise en trois catégories :

  • La part bilatérale : détenue par d’autres États, dont certains se sont organisés au sein du Club de Paris pour la gestion de leurs créances ;

  • La part multilatérale : détenue par des institutions financières internationales (les IFI – par exemple FMI, Banque mondiale, Banque africaine de développement, etc.) ;

  • La part commerciale : détenue par les banques, les fonds d’investissements, etc.

Graphique 3 : Dette extérieure publique de la Somalie, par créancier, en pourcentage6

Côté bilatéral, les pays membres du Club de Paris représentent plus de la moitié des créanciers de la Somalie. États-Unis, Italie et France étant les plus gros porteurs (plus de la moitié des créances du Club)7. Côté multilatéral, FMI et Banque mondiale détiennent près de 20 % de la dette extérieure publique.

Graphique 4 : Dette extérieure publique de la Somalie, par créancier, en pourcentage8

Concernant le Soudan, les données fournies par le FMI, toujours très inégales d’un pays ou d’un rapport à l’autre, ne nous permettent pas de distinguer précisément les créanciers. En croisant les sources, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France seraient néanmoins les principaux créanciers au sein du Club de Paris.

Tant pour la Somalie que le Soudan, la prépondérance de ces pays en qualité de créancier s’explique par leur passé colonial et/ou l’importance de leurs intérêts politiques et économiques dans ces régions (cf. partie 6, « Aux origines de la dette »).

L’Initiative PPTE

En proie à d’importantes difficultés financières, ces deux pays à faible revenu9 ont été retenus par le FMI et le Club de Paris en 1996 dans « l’initiative pays pauvres très endettés » (I-PPTE), initiative annonçant « l’annulation de 90 % ou plus »10 de la dette de ces pays. Alors que 36 des 39 pays éligibles à l’I-PPTE ont franchi les deux étapes du programme (le point de décision, puis le point d’achèvement)11, sans que cela ne se traduise par une amélioration durable de leur niveau d’endettement12, Somalie et Soudan restent – 20 ans plus tard – cantonnés à la validation du « point de décision » par le FMI. Mais face aux changements que traversent ces pays (cf. parties 6 et 7), FMI et Club de Paris s’activent en coulisse pour accélérer l’annulation de leurs dettes dans le cadre de cette initiative. En avril 2019, Christine Lagarde, alors directrice du FMI, s’était prononcée en faveur d’une annulation de la dette de la Somalie13. Sa remplaçante, Kristalina Georgieva, l’a confirmé en octobre dernier14 puis officialisé le 18 décembre15. Pour le Soudan, les négociations en cours dépendent principalement d’un accord préalable avec les créanciers bilatéraux et commerciaux ainsi qu’à un retrait de la liste étasunienne des pays soutenant le terrorisme16.

À cela s’ajoutent pour les deux pays deux conditions incontournables. D’une part, l’application stricte des réformes économiques contenues dans les staff-monitored programs (SMP)17, celles-là mêmes qui ont participé au déclenchement du soulèvement populaire soudanais dès mi-décembre 201818. D’autre part, l’apurement des arriérés de retard auprès des différents créanciers. Avez-vous dit « annulation » ?

Les arriérés d’abord, le minimum ensuite

D’après les données de la Banque mondiale, les stocks de la dette extérieure publique de la Somalie et du Soudan atteignaient respectivement 1 889 millions de $US et 15 672 millions de $US en 2018 (cf. graphiques 1 et 2). Or, ces chiffres font abstraction des – colossaux – arriérés et pénalités de retard de ces pays en défaut de paiement depuis le milieu des années 1980, début des années 199019. En les prenant en compte, la dette extérieure publique de la Somalie atteint alors 4,7 milliards de $US, dont 96 % d’arriérés20, tandis que celle du Soudan dépasse les 50 milliards de $US dont 85 % d’arriérés21. Dès lors, la perspective de voir la dette de ces pays annulée à « 90 % ou plus » dans le cadre de l’I-PPTE est extrêmement limitée.

En effet, les règles du FMI et du Club de Paris exigent un apurement des arriérés – c’est-à-dire un remboursement – avant de pouvoir « bénéficier » d’une annulation de dette, annulation portant uniquement sur l’encours, et limitée à la part dite non-APD (cf. encadré). Ce remboursement est à effectuer en priorité aux créanciers multilatéraux, FMI et Banque mondiale en tête de liste. Dans un second temps viendra le remboursement auprès des créanciers bilatéraux. Certes, il est arrivé quelques fois au FMI et au Club de Paris de déroger à cette règle du remboursement des arriérés, mais en partie seulement, jamais en totalité22. En exigeant le remboursement des arriérés et en appliquant des pénalités de retard sur de si anciennes créances, le comportement du FMI et du Club de Paris vis-à-vis de ses débiteurs officiels n’est finalement pas si éloigné de ceux des fonds vautours. En résumé, pour se désendetter, il est au préalable indispensable, selon leurs conditions, de s’endetter davantage.

Excursus : Créances APD – Créances non-APD

Pour la part bilatérale de la dette extérieure publique, on distingue les créances dites APD (pour ‘Aide publique au développement’), avec un faible taux d’intérêt (appelé également ‘prêt à taux concessionnel’), des créances dites non-APD, dont les taux d’intérêt correspondent aux taux fixés par les marchés financiers. Selon les termes déterminés par le Club de Paris, les créances non-APD peuvent être annulées en tout ou partie, tandis que les créances APD sont restructurées. Pour visualiser cette distinction, voir par exemple l’encours des créances du Club de Paris au 31 décembre 2018.

Le tour de passe-passe des prêts relais

Pour parvenir à rembourser ce qui jusque-là n’a jamais pu l’être, est mis en place un procédé connu sous le nom de « prêt relais » (en anglais ‘Bridge loan’). De nouveaux créanciers viennent alors remplacer les précédents.

Concernant la Somalie, la Norvège lui a ainsi proposé un prêt relais afin de rembourser la Banque mondiale et le FMI23. Le même procédé devra ensuite être trouvé auprès d’un autre « pays allié » pour apurer les arriérés auprès de la BAfD24. Pour le Soudan, un mécanisme similaire est nécessaire, avec plus d’1 milliard de $US à débourser uniquement pour le FMI25. La Grande-Bretagne, l’un des principaux créanciers du pays, devrait avoir un rôle majeur à jouer dans les prochaines semaines, tout comme les pays du Golfe26. La France n’est pas en reste, le président Macron ayant annoncé unilatéralement la tenue prochaine d’une conférence internationale sur la dette du Soudan dès que celui-ci serait retiré de la liste des pays terroristes27.

Une fois les « solutions » trouvées pour rembourser les arriérés aux créanciers multilatéraux, Somalie et Soudan pourront alors se présenter devant le Club de Paris. Dans un premier temps, il faudra de nouveau conclure un accord avec le FMI, c’est-à-dire l’application de plans d’ajustement structurel, toujours dévastateurs pour les populations. Ensuite seulement, 90 % ou plus de la dette bilatérale non-APD, contractés avant une certaine date, appelée « date butoir », pourront être annulés (par exemple, seront exclus de cette « annulation » les prêts relais). Sans que cette « annulation » ne corresponde à de nouveaux financements pour ces deux pays, notons enfin que les États créanciers participant à cette opération en profiteront pour doper artificiellement leur aide publique au développement, en la comptabilisant comme telle. En résumé toujours, pour se désendetter, il est indispensable, selon les diktats des créanciers, de se réendetter.

Aux origines de la dette

Alors que résonnent régulièrement les différents Objectifs de développement durable (ODD), agenda 2030 et autres Plan d’action d’Addis-Abeba (PAAA) visant notamment à agir sur le plan de la dette pour permettre le développement des pays les plus appauvris, on peut s’étonner de tels mécanismes dits « d’annulation de dette » dans de tels contextes. Selon l’indice de développement humain (IDH) des Nations unies, le Soudan est classé 187e (sur 189 pays référencés) tandis qu’aucune donnée n’est disponible pour la Somalie28. Qu’importent les indicateurs retenus, tous démontrent la prégnance des inégalités et le manque flagrant d’accès à l’eau, à l’éducation, à la justice, à la santé, à l’électricité, etc. Face à ce déni des droits humains fondamentaux, les créanciers occidentaux ont une part de responsabilité significative dans l’actuelle situation économique et sociale de ces pays.

Grande-Bretagne et Italie ont légué une dette coloniale à la Somalie, sans que de réelles réparations n’aient eu lieu depuis. Sous la dictature militaire de Mohamed Siad Barre, formé par les forces armées britanniques et italiennes, URSS (jusque 1977) puis États-Unis le soutiendront financièrement jusqu’à la fin des années 1980. Dans un pays déchiré par les guerres civiles, dévasté économiquement et socialement, s’ensuit le défaut de paiement du pays. Par ailleurs, en soutenant au tournant des années 1990 sous différentes formes Mohamed Farrah Aidid et Ali Mahdi Mohamed29, deux seigneurs de guerre rivaux, pour protéger leurs intérêts pétroliers via l’entreprise Conoco30, les États-Unis ont probablement participé à alimenter les guerres ayant déstructuré la Somalie.

Au Soudan, la majeure partie de la dette provient de prêts consentis durant la Guerre Froide, lorsque le dictateur militaire Gaafar Nimeiry et son gouvernement étaient soutenus par les pays occidentaux. En 1984, à la suite d’une série de chocs économiques, le Soudan a alors cessé de rembourser sa dette31. Malgré la nature despotique du régime d’Omar el-Béchir, à la tête du pays de 1989 à 2019, et par ailleurs accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre au Darfour, celui-ci a reçu divers soutiens financiers. Sans exhaustivité, notons ceux de la BNP Paribas32 – première banque d’Europe et visiblement très proche des intérêts des différents gouvernements français33 – ou encore de la Chine, premier « partenaire » économique34 et important créancier du Soudan35.

Une dette à répudier

Issues de régimes dictatoriaux, contractées contre l’intérêt du peuple et dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir et dont les créanciers connaissaient la destination des fonds prêtés, ces dettes sont par natures odieuses et illégitimes. Les gouvernements actuels doivent se servir de ces arguments pour procéder à un audit de la dette avec participation citoyenne et à sa répudiation.

Prendre de tels actes unilatéraux de répudiation permettrait à la fois de rétablir une certaine forme de justice face aux préjudices subis et de s’extirper des diktats des créanciers comme le FMI et le Club de Paris. Cela contribuerait également à protéger les biens nationaux en évitant des mécanismes de conversions de dettes en investissements sur des secteurs stratégiques comme l’or (et le pétrole) au Soudan36 ou le regain d’attention37 sur le potentiel pétrolier de la Somalie38. Cela participerait aussi à contrer les intérêts des différentes puissances impérialistes en présence (au Nord comme au Sud du globe) comme en témoigne la récente visite du ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian39.

Carte de la région40

Le Soudan, troisième plus grand pays d’Afrique et carrefour du continent, et la Somalie, située à la pointe de la Corne de l’Afrique, partagent par ailleurs des positions géographiques stratégiques (cf. carte) : séparés par Djibouti et « ses » 5 bases militaires (Chine, États-Unis, France, Italie, Japon), postés face aux pays du Golfe et directement sur le trajet des nouvelles routes de la soie de l’État chinois41.

Dans un contexte de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine corrélé à une compétition accrue entre les pays membres du Club de Paris et de nouveaux grands créanciers bilatéraux (Chine, Émirats arabes unis, Qatar, etc.), ou encore à la résurgence d’acteurs comme la Russie42, la relance de l’initiative PPTE dans ces deux pays relève moins d’un geste humaniste que d’une volonté des créanciers occidentaux de protéger ou développer leurs intérêts sur place.

Pour les mouvements sociaux, ouvriers et autres acteurs de la société civile, il ne sera certes pas évident d’avoir voix au chapitre. La Somalie reste un État fragile et fragilisé par les différents groupuscules terroristes en présence. Au Soudan, malgré la chute d’Omar el-Béchir en avril 2019 – provoqué par un soulèvement populaire en réponse aux mesures d’austérité exigées par le FMI et appliquées par le régime43 –, plusieurs proches occupent toujours des positions stratégiques. En outre, l’accord signé le 17 août 201944 entre les Forces pour la liberté et le changement – au centre du soulèvement soudanais – et le Conseil militaire de transition – soutenu par l’Arabie Saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis45 – fait craindre un statut quo en comparaison du régime précédent et une relance des politiques néolibérales toujours plus nuisibles aux populations46, populations qui restent néanmoins fortement mobilisées.

Procéder à la répudiation de ces dettes est ainsi une nécessité à la fois historique, économique, sociale et politique au sein de laquelle les populations doivent être parties prenantes. De tels actes pourraient par ailleurs faire tache d’huile sur l’ensemble des processus révolutionnaires en cours dans la région47. Et comme l’ont démontré les économistes Reinhart et Trebesh (ex-FMI), les pays ayant procédé à une répudiation de leur dette ont vu leur situation économique s’améliorer48, leur permettant par exemple de dégager des revenus pour financer les services de base.

L’auteur remercie les membres du réseau CADTM Afrique et international pour leurs relectures et suggestions.

Notes :

1 Voir Milan Rivié, « Nouvelle crise de la dette au Sud », CADTM, 12 août 2019. Disponible à : https://www.cadtm.org/Nouvelle-crise-de-la-dette-au-Sud

2 Voir FMI, “List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries – As of August 31, 2019”, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

3 Les ratios indiqués ne prennent pas en compte les arriérés. Voir Fiches pays de la Somalie et du Soudan, p.194-195 dans « Perspectives économiques en Afrique 2019 », Banque africaine de développement. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents-publications/perspectives-economiques-en-afrique

4 D’après les données de la Banque mondiale, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://databank.banquemondiale.org/source/international-debt-statistics

5 Ibid.

6 AMF signifie « Fonds monétaire arabe », AFESD « Fonds arabe pour le développement économique et social » et BAfD « Banque africaine de développement ».

Voir FMI Country Report No. 19/256. 1er août 2019, p.36 du pdf. Disponible à : https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2019/07/30/Somalia-2019-Article-IV-Consultation-Second-Review-Under-the-Staff-Monitored-Program-and-48543

7 Ibid, p.48 du pdf.

9 D’après les données de la Banque mondiale, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://donnees.banquemondiale.org/income-level/faible-revenu

10 Voir la description de l’initiative PPTE sur le site du Club de Paris, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : http://www.clubdeparis.org/fr/communications/page/initiative-ppte

11 Voir « Allégement de la dette au titre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) », FMI, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/hipcf.htm

12 Voir « Perspectives économique en Afrique 2018 », Banque africaine de développement, p.31. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents/document/african-economic-outlook-aoe-2018-99877

13 Voir Christine Lagarde, « IMF Managing Director Christine Lagarde Supports Somalia’s Efforts to Achieve Debt Relief », FMI, 11 avril 2019. Disponible à : https://www.imf.org/en/News/Articles/2019/04/11/pr19114-somalia-imf-managing-director-christine-lagarde-supports-efforts-to-achieve-debt-relief

14 Voir “Boost for Somalia as IMF Boss backs debt relief campaign”, Radio Dalsan, 20 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.radiodalsan.com/en/2019/10/20/boost-for-somalia-as-imf-boss-backs-debt-relief-campaign/

15 IMF Managing Director Kristalina Georgieva Welcomes Progress Toward Securing a Financing Plan for Debt Relief for Somalia, December 18, 2019. Disponible à : https://www.imf.org/en/News/Articles/2019/12/18/pr19470-somalia-imf-md-welcomes-progress-toward-securing-financing-plan-for-debt-relief

17 Ibid.

18 Voir CADTM International, « La révolution soudanaise est notre honneur ! À bas le conseil militaire de transition ! », 6 juin 2019.

19 Le Soudan et la Somalie ont respectivement cessé de rembourser leur dette extérieure en 1984 et en 1991. Voir notamment “Sudan”, Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/countries/sudan

22 Voir « Accords signés avec le Club de Paris », site internet du Club de Paris, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : http://www.clubdeparis.org/fr/traitements

23 Voir “Norway set to Provide Bridging Loan to Somalia”, Radio Dalsan, 11 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.radiodalsan.com/en/2019/10/11/norway-set-to-provide-bridging-loan-to-somalia/

24 Voir Somalia NGO Consortium, “Debt cancellation for Somalia: The Road to Peace, Poverty and Alleviation and Development”, Policy Brief, p.9. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/5c52b8cfb0d78.pdf

26 Voir Idriss Linge, « Le Soudan reçoit une première tranche d’une aide de 3 milliards $ promise par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis », Agence Ecofin, 10 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/aide-au-developpement/1010-69983-le-soudan-recoit-une-premiere-tranche-dune-aide-de-3-milliards-promise-par-larabie-saoudite-et-les-emirats-arabes-unis

27 Voir Moutiou Adjibi Nourou, « La France se dit prête à accueillir une conférence internationale pour accompagner la transition soudanaise », Agence Ecofin, 1er octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/politique/0110-69698-la-france-se-dit-prete-a-accueillir-une-conference-internationale-sur-la-dette-soudanaise

28 Voir « Human Development Data (1990-2017), UNDP, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : http://hdr.undp.org/en/data

29 Voir David N. Gibbs, “Realpolitik and Humanitarian Intervention: The Case of Somalia”. International Politics 37: 41-55, mars 2000, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://dgibbs.faculty.arizona.edu/sites/dgibbs.faculty.arizona.edu/files/somalia.pdf

30 Voir Mark Fineman, “The Oil Factor in Somalia: Four American petroleum giants had agreements with the African nation before its civil war began. They could reap big rewards if peace is restored”, Los Angeles Times, 18 janvier 1993, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1993-01-18-mn-1337-story.html

31 Voir Tim Jones, “Vulture funds and governments seek profit from Sudan debt relief”, Jubilee Debt Campaign, 6 décembre 2018, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/blog/vulture-funds-and-governments-seek-profit-from-sudan-debt-relief

32 Voir Raphaël Dupen, « Le groupe BNP Paribas visé par une plainte pour « complicité de génocide » au Soudan », Le Monde, 26 septembre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/26/bnp-paribas-accuse-de-complicite-de-crimes-contre-l-humanite-au-soudan_6013182_3212.html

33 Voir le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

35 Voir la base de données du ‘China Africa Research Initiative’, [consultée le 19 novembre 2019]. Disponible à : http://www.sais-cari.org/data

36 Louis-Nino Kansoun, « L’or, le nouveau pétrole du Soudan », Agence Ecofin, 20 mai 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/hebdop1/2005-66285-l-or-le-nouveau-petrole-du-soudan?utm_source=newsletter_10344&utm_medium=email&utm_campaign=ecofin-hebdo-n-079-semaine-du-17-au-24-mai-2019

37 Des gisements pétroliers ont été découverts dès 1952 par des entreprises étasuniennes. Un rapport de la Banque mondiale de 1991 considère par ailleurs que le Soudan et la Somalie ont le potentiel pour devenir les principaux pays producteurs de pétrole au monde.

38 Voir Harun Maruf, “Somalia Readies for Oil Exploration, Still Working on Petroleum Law”, VOA, 13 février 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.voanews.com/africa/somalia-readies-oil-exploration-still-working-petroleum-law

39 Voir Serge Koffi, « Jean-Yves Le Drian en visite au Soudan », Africanews, 17 septembre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://fr.africanews.com/2019/09/17/jean-yves-le-drian-en-visite-au-soudan/

40 Source : OpenStreetMap. Disponible à : https://www.openstreetmap.org/export#map=5/10.034/42.077

41 Voir notamment les cartes de la nouvelle route de la soie : Martin Hart-Landsberg, “A critical look at China’s One Belt, One Road initiative”, 10 octobre 2018.

42 Voir par exemple la Russie via l’article Christophe Châtelot, Véronique Malécot et Francesca Fattori, « Russie-Afrique : quelles réalités derrière les déclarations ? », Le Monde, 22 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/22/russie-afrique-quelles-realites-derriere-les-declarations_6016412_3212.html

43 Dans un pays ou près de 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, les Soudanais·es ont ainsi subi un doublement du prix du pain, une augmentation de 30 % du prix de l’essence en parallèle d’une inflation atteignant les 40 %.

44 Voir Léonard Vincent, « Soudan : après la révolution, les grands chantiers du Conseil souverain », RFI, 21 août 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : http://www.rfi.fr/afrique/20190821-soudan-conseil-souverain-economie-rebelles

45 Voir Camille Magnard, « Soudan. L’ombre de Riyad, du Caire et d’Abou Dabi derrière le durcissement des militaires », A l’encontre, 4 juin 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://alencontre.org/afrique/soudan/soudan-lombre-de-riyad-du-caire-et-dabou-dabi-derriere-le-durcissement-des-militaires.html

46 Voir Mohammed Elnaiem et Dr. Mohammed Abdelraoof, “The revolution in Sudan is far from over”, ROAR, 17 août 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://roarmag.org/essays/the-revolution-in-sudan-is-far-from-over/

47 Voir Gilbert Achcar, “More than just a “Spring”: the Arab region’s long-term revolution”, ROAR, 8 novembre 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://roarmag.org/essays/arab-spring-achcar-interview/

48 Voir C. Reinhart & C. Trebesch, A distant Mirror of Debt, Default and Relief, octobre 2014.

Équateur : malgré la répression, la « Révolution des bourdons » ébranle le pouvoir

© A. Cortes, Sopitas

Se acabo la zánganeria (« nous allons cesser de bourdonner »). C’est par ces mots que le président équatorien Lenín Moreno a décrété la fin d’une politique de subvention du pétrole et de l’essence qui bénéficiait aux classes populaires depuis quarante ans. Zánganos (qui signifie « bourdon », mais aussi « paresseux ») est un terme usité au sein des franges les plus aisées de la population pour désigner les travailleurs et les Équatoriens pauvres et suggérer leur faiblesse d’esprit ou leur manque d’éducation. L’insulte a fait mouche au point que les opposants à Lenín Moreno ont fini par en faire un étendard, et désigner leur mouvement comme étant une « révolution des bourdons ». Il encourt une répression sévère de la part de l’État équatorien. Par Denis Rogatyuk.


Une série de manifestations de masse a fait suite à cette mesure de choc, alors qu’un nouveau programme de réformes néolibérales est annoncé par le gouvernement de Lenín Moreno pour satisfaire aux exigences du Fonds monétaire international (FMI). Cette explosion de protestations a été causée par une annonce effectuée le premier octobre par le gouvernement dévoilant une série de mesures économiques destinées à réduire les dépenses publiques « dilapidatrices » et à mettre le budget à l’équilibre. L’élimination complète des subventions à la consommation d’essence, en place depuis les années 1970, a constitué la mesure la plus controversée ; elle a entraîné l’augmentation de 123% du prix du diesel et la hausse similaire des prix des autres carburants. Le programme annoncé par le président inclut une baisse des salaires de la fonction publique de 20% et un plan visant à privatiser les retraites et flexibiliser le code du travail équatorien. 

Prévoyant la probabilité et l’ampleur des protestations dirigées contre son gouvernement, Lenín Moreno a décrété un « État d’urgence national » et a procédé au déploiement de la police et de l’armée pour sécuriser la capitale Quito ainsi que points stratégiques du pays. Parmi les forces politiques les plus visibles que l’on trouve à la tête du mouvement, le Mouvement pour la Révolution citoyenne de Rafael Correa, ainsi qu’un certain nombre de mouvements sociaux et de syndicats : le Front uni des Travailleurs et la puissante organisation indigène CONAIE [Lire ici l’entretien du Vent Se Lève avec Rafael Correa]. Il faut ajouter à cela les syndicats des transports et les associations de conducteurs de taxis, qui ont annoncé leur soutien à la grève du 3 octobre, paralysant l’activité de plusieurs villes majeures, comme Quito et Cuenca. La province de Pichincha est devenue l’épicentre de la protestation populaire, avec plus de 10.000 grévistes et manifestants. Bien que les syndicats des transports aient suspendu leurs actions le 5 novembre, les actions des autres organisations – en particulier les organisations indigènes – n’ont connu aucun signe d’essoufflement. Les manifestations ont au contraire pris l’ampleur de véritables insurrections ce mardi 9 octobre lorsque des protestataires ont brièvement pénétré de force dans le Parlement équatorien.

L’état d’urgence lui-même a encouru les critiques du Mouvement de la Révolution citoyenne, qui portent sur son inconstitutionnalité, son absence de paramètres spécifiques concernant sa proportionnalité, sa légalité, son extension temporelle et territoriale, ainsi que sa rationalité (des critères inscrits dans la Constitution pour mettre en place l’état d’urgence). Il est largement considéré comme un moyen de prévenir des soulèvements massifs dans les principales villes du pays, semblables à celles qui ont renversé les gouvernements de Jamil Mahuad en 2002 et de Lucio Gutiérez en 2005. Ce sont 350 Équatoriens qui ont été arrêtés depuis le début des protestations le 2 octobre, tandis que vingt d’entre eux ont été blessés et que l’un d’entre eux a succombé. À Caymabe, ville de Pichincha, des témoignages font état de l’usage de balles réelles contre les manifestants. 

La suppression des subventions à l’essence n’a fait qu’ajouter de la braise à un mécontentement populaire incandescent qui n’a cessé de s’étendre depuis le tournant néolibéral du mandat de Lenín Moreno et sa répression autoritaire des mouvements de protestation. Lenín Moreno n’a eu de cesse de tenter de porter le discrédit sur la politique économique mise en place par Rafael Correa depuis 2007, qui consistait en un alliage de dépenses sociales accrues, d’investissements publics dans des projets énergétiques et infrastructurels visant à la diversification d’une économie dépendante du pétrole. À l’inverse, le gouvernement de Lenín Moreno a appliqué une série de réformes issues des bureaux du FMI qui incluent le licenciement de milliers de fonctionnaires, le rétrécissement et la privatisation du secteur public (en particulier le secteur public bancaire) ainsi que des coupes budgétaires dans le domaine de la santé et de l’éducation. En conséquence, le degré de pauvreté et d’inégalités a connu une hausse significative au cours du mandat de Lenín Moreno. 

Si l’on en croit les chiffres officiels, le taux de pauvreté structurelle, qui s’élevait à 23.1% en juin 2017, a atteint 25.5% en juin 2019 ; plusieurs économistes estiment qu’il dépassera 30% si l’ensemble des réformes annoncées par Lenín Moreno est mise en place. L’extrême-pauvreté a connu une hausse similaire, progressant de 8.4 à 9.5% sur la même période. Le coefficient de Gini – qui mesure l’inégalité de revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les moins riches d’une population, une valeur de 0 équivalant à une parfaite égalité tandis qu’une valeur de 1 désignant une situation dans laquelle une seule personne possède l’ensemble des revenus d’un pays – a atteint une valeur de 0.48 en juin 2019, contre 0.46 en juin 2017.

Ces nouvelles orientations économiques se doublent d’un viol permanent de la loi constitutionnelle, qui se manifeste par une véritable chasse aux sorcières dirigée contre les principaux dirigeants de la « Révolution citoyenne » – l’ex vice-président Jorge Glas, emprisonné sur des bases douteuses, l’ex-ministre Ricardo Patiño ou l’ex-députée Sofia Espin -, la censure de plusieurs médias critiques, la dissolution du Conseil de Participation citoyenne et de Contrôle social – une assemblée de participation populaire dont l’élection est prévue par la Constitution équatorienne de 2008 -, ou encore le retrait de l’Équateur de l’UNASUR, de l’ALBA, de l’OPEC. Elle se produit dans le contexte de la révélation du scandale de corruption « INA papers » qui éclabousse le président Moreno – la découverte de comptes bancaires off-shore liés à sa famille. Le Mouvement de la Révolution citoyenne dirigé par Rafael Correa capitalise sur ce double rejet populaire de l’autoritarisme et du tournant néolibéral du gouvernement, ainsi que l’explique Esther Cuesta, députée du mouvement : « des millions d’Équatoriens (…) rejettent les mesures économiques néolibérales dictées par le FMI et imposées au peuple équatorien par le gouvernement de Lenín Moreno car elles vont appauvrir la grande majorité de la population : la classe moyenne, la classe ouvrière et les pauvres, ainsi que le petit commerce ». Elle replace le mouvement des « zánganos » dans un contexte historique plus large : « depuis que le paquet de mesures a été annoncé, ce qui a commencé comme une grève des transports s’est révélé être un mouvement social émergeant dans tout le pays et de secteurs différents de la population. Les Équatoriens ont bonne mémoire. Les politiques d’ajustement structurel appliquées dans les années 1980 et 1990 ont provoqué un chômage de masse, appauvri la population, et poussé 12% des Équatoriens à migrer ». Un rejet des politiques néolibérales dont le Mouvement de la Révolution citoyenne pourrait bénéficier aux prochaines élections présidentielles, en 2021… si tant est que des cadres légaux lui permettent de présenter un candidat.

Argentine, spéculations sur la présidentielle

Pesos argentins
© Arnaud Brunetière

Alors que l’image des arbres enflammés de l’Amazonie voisine imprègne encore tous les esprits, d’autres pyromanes ont de nouveau mis le feu à l’Argentine, provisoirement déclarée en « défaut sélectif » par Standard & Poor’s mercredi 28 août, moins de 20 ans après la crise de 2001 et deux mois avant la prochaine élection présidentielle. La crise a révélé les faiblesses de l’économie argentine, soumise à des réformes néolibérales à marche forcée, depuis l’élection de Mauricio Macri en 2015. Elle témoigne également de la pression que les marchés financiers sont prêts à exercer sur un peuple récalcitrant. Retour sur un mois d’août incendiaire pour l’économie … et la démocratie argentine.


Les « PASO », une répétition générale de la présidentielle du 27 octobre

Les PASO – primaires ouvertes simultanées obligatoires – jouent, en Argentine, la double fonction de primaire des partis politiques, qui souhaitent présenter des candidats à une élection nationale, et d’habilitation de ces partis pour le scrutin (le seuil de 1,5% des suffrages exprimés étant la condition requise pour leur participation). Mais les résultats obtenus par les différents partis donnent aussi une idée des capacités des candidats à rassembler les électeurs en leurs noms.

La crise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Les plus aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables.

Ainsi, dimanche 11 août, c’est le couple péroniste formé par Alberto Fernández (candidat pour la présidence de la nation) et Cristina Kirchner (vice-présidence) qui l’a emporté, avec 47% des suffrages exprimés, devant celui du président libéral actuel, Mauricio Macri (32%). La marge de 15 points donnée par les urnes laisse dès lors envisager une victoire, dès le premier tour, d’Alberto Fernández à la présidentielle du 27 octobre prochain1.

Ce suffrage constitue un camouflet pour le président sortant, désormais condamné à présider un pays en terminant une campagne déjà perdue. Pire, ce résultat, s’il se confirmait en octobre, ramènerait au pouvoir le « kirchnerisme »2 dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années.

La « macrise » sanctionnée

L’effondrement de la monnaie argentine, accompagné des remèdes néolibéraux classiques (libéralisation des marchés, baisses des dépenses liées à la fonction publique, des aides sociales, etc.) et de nouveaux prêts du FMI – conditionnés à ses sempiternels ajustements structurels – ont fait exploser les inégalités. Roberto Lavagna – arrivé troisième aux PASO avec 8% des voix – et l’Église argentine demandaient ainsi au gouvernement, fin août, un programme « d’urgence alimentaire », à destination des plus pauvres, comme cela avait été fait suite à la crise de 2001. La brèche, sans cesse croissante, entre le prix de la monnaie et le prix réel des biens de consommation courants rend la vie aussi difficile pour les Argentins les plus précaires, qu’avantageuse pour les plus aisés.

En effet, la macrise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Ainsi, si l’euro valait 17 pesos, en janvier 2017, une bouteille de vin argentin correct pouvait alors s’acheter pour 70 à 80 pesos dans un supermarché. Aujourd’hui, avec un euro à 65 pesos, le même vin coûte, dans le même supermarché, entre 140 et 180 pesos. Il y a deux ans, un touriste européen qui allait en Argentine avec 100 euros pouvait alors acheter – en moyenne – 22 bouteilles. Aujourd’hui, avec ces mêmes 100 euros, il peut en acheter une quarantaine.

Les Argentins aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables. Mesure phare du gouvernement Macri, prise moins d’une semaine après son élection, l’annulation du cepo – contrôle étatique créé en 2011 par Cristina Kirchner, pour freiner la chute du peso argentin, limitant l’achat de devises étrangères à 2000 dollars mensuels – a en effet autorisé les plus fortunés à changer jusqu’à 2 millions de dollars par mois. La macrise profite ainsi aux personnes disposant d’économies en monnaies étrangères. Ce qui explique, en partie, que 32% des électeurs aient apporté leur voix au président actuel, malgré l’état désastreux de l’économie du pays.

Confusion entre marchés et démocratie

Face à la victoire d’Alberto Fernández le 11 août dernier, les marchés ont répondu, dès le lendemain, par une nouvelle baisse de la monnaie argentine. Celle-ci est passée à 59 pesos l’euro avant d’atteindre 67 pesos deux jours plus tard et de revenir à 60 en fin de semaine. Mauricio Macri a alors pris note, dès le 12 août, de cette réaction, en affirmant que « le problème majeur [qu’ont], aujourd’hui, les Argentins, c’est que l’alternative au gouvernement, l’alternative kirchneriste, n’a pas de crédibilité dans le monde (…) elle n’a pas la confiance nécessaire pour que les gens veuillent venir investir dans le pays ».

Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour). Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement.

Ainsi, Mauricio Macri fait de son adversaire – le  kirchnerisme – le responsable de tous les maux de l’Argentine. La crainte du retour supposé des méthodes kirchneristes – qui ont mené l’Argentine à sortir de la crise de 2001 et à poursuivre une croissance de son PIB dont sont pourtant, généralement, friands les libéraux – pesant, selon lui, plus lourd dans la balance des marchés que les politiques du président en exercice.

Renvoyant sans cesse son adversaire à un « passé », selon lui révolu, Mauricio Macri oublie avec empressement qu’avant Néstor et Cristina Kirchner, c’étaient, déjà, les politiques très libérales de Carlos Menem, puis les saignées exigées par le FMI, sous le mandat de Fernando de la Rúa, qui avaient mené l’Argentine dans le gouffre en 2001 … Si le kirchnerisme évoque un passé révolu, que dire, alors, du libéralisme et des « Plans d’ajustement structurel » du FMI ?

Quoiqu’il en soit, cette désignation de la possibilité d’une alternance comme responsable d’un effondrement économique et l’insistance de Mauricio Macri sur le fait que « les marchés espéraient [des PASO] une information qui valide que le changement [entrepris par son gouvernement] avait plus d’appui chez les Argentins » posent question quant à la possibilité de refuser démocratiquement le libéralisme.

La position, toute en nuances, des partisans du président, est claire : le marché a ses raisons que le peuple ignore. Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour) contre Alberto Fernández3. Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement. Fin août, il recevait ainsi des représentants du grand patronat au palais présidentiel pour leur expliquer personnellement ses projets pour reconquérir l’électorat perdu.

Accusation de manipulation des marchés et démission du ministre de l’économie

Dans ce contexte très tendu, l’accusation, par l’ex-président de la Banque Centrale Argentine, Martín Redrado, vendredi 16 août, d’une « instruction politique [par le gouvernement Macri], pour laisser courir le titre de change » ordonnant « à la Banque centrale de s’écarter du marché » contre les engagements pris auprès du FMI, a fait l’effet d’une bombe. Les ministres Nicolás Dujovne (Économie) et Dante Sica (Production et travail) se sont alors hâtés de la désamorcer en qualifiant cette insinuation « d’irresponsable ». Avant que, le lendemain, le premier donne sa lettre de démission et conclue ainsi une semaine apocalyptique pour la deuxième puissance économique d’Amérique du sud.

Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Depuis, le FMI est venu rencontrer le nouveau ministre de l’Économie ainsi que le candidat sorti vainqueur des PASO, identifié par l’institution – comme par l’ensemble des observateurs argentins et internationaux … à l’exception notable de Mauricio Macri et de son équipe – comme le futur président du pays. Le gouvernement a ensuite annoncé unilatéralement un rééchelonnement de la dette, qui a mené l’agence Standard & Poor’s à déclarer, mercredi 28 août, l’Argentine en « défaut sélectif », avant de se rétracter.4

Les « mesures d’allègements » de Mauricio Macri : l’hommage du vice à la vertu ?

Anéanti par les résultats des PASO, Mauricio Macri est, depuis, condamné à gouverner les 3 mois restants jusqu’à la passation de pouvoir, en sachant que ses politiques ne seront pas reconduites par son successeur. Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Ainsi, il annonçait le 14 août : 2 000 pesos de plus pour les plus pauvres et une réduction équivalente des cotisations sociales de certains salariés, 5 000 pesos supplémentaires pour les fonctionnaires, une augmentation du salaire minimum, une hausse de 40% de la bourse pour les étudiants, le gel du prix de l’essence sur les trois prochains mois, etc.

Puis, c’était au tour, dimanche 1er septembre, du monstre honni – le cepo tant décrié – de ressusciter. « Après avoir critiqué pendant des années un régime d’administration du marché des changes, ce qui avait été dénoncé par les économistes et une grande partie des médias comme un « cepo » (carcan), le gouvernement de Macri termine en imposant des contrôles sur l’accès aux dollars pour essayer de parvenir jusqu’au 10 décembre », écrivait ainsi Alfredo Zaiat, lundi dernier, dans Página12.

Se posera donc le problème, pour le futur président, de la sortie de crise. Les méthodes de 2003 pourront-elles être répétées par le couple kirchneriste ? Les réévaluations des pensions et du salaire minimum (aujourd’hui de 12 500 pesos, pour un panier de base chiffré à 31 000 pesos) souhaitées par Alberto Fernández, pour relancer la consommation, la production et le travail, semblent répondre à « l’urgence alimentaire ».

Rien ne garantit, cependant, que celui-ci marquerait une rupture franche avec son prédécesseur. Connu pour sa modération au sein du camp péroniste, Alberto Fernández n’a cessé de jurer qu’il romprait avec les « excès » du kirchnerisme – comprendre des dépenses publiques trop élevées et un interventionnisme économique trop fort. Une posture qui laisse présager une continuation du paradigme dominant, à l’heure où les cendres de l’Amazonie confirment funestement sa nocivité et celle du productivisme.

 

Notes :

1 Les candidats réunissant plus de 45% des voix, ou 40% avec plus de 10% de différence avec le second, étaient déclarés élus dès le premier tour.

2 Cristina Kirchner, présidente aade l’Argentine de 2007 à 2015, avait succédé à ce poste à son mari Néstor Kirchner, élu en 2003. Ce dernier étant le premier président argentin à terminer son mandat suite à la crise économique de 2001 qui avait vu le départ en hélicoptère du président Fernando de la Rúa et la succession de 6 présidents en 18 mois.

3 Voir, notamment : Melisa Molina, « Los patrones compran votos para Macri », dans Página12, 27 août 2019, ou El destape, « Elecciones 2019 : un legislador macrista también prometió pagar $5000 si Macri llega al balotaje », dans El destape, 28 août 2019

4 Ces catégorisations, ayant un pouvoir éminemment important sur des dizaines de millions de personnes, sont régulièrement critiquées. Voir notamment : L’Économiste, « Le diagnostic de Standard & Poor’s débattu », dans L’Économiste, 14 novembre 2011 ou Anna Villechenon, « Standard & Poor’s : erreurs et tremblements », dans Le Monde, 5 février 2013.