Benoît Coquard : « Les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner »

Commune du Val d’Oingt (69) vue du ciel. © Lucas Gallone

Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme « France périphérique » ou « France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’État, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.

Le Vent Se Lève – La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?

Benoît Coquard – Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les États-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.

L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.

Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville. De fait, les classes populaires des villes n’ont pas les mêmes emplois que les classes populaires rurales. Dans le rural, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés et stabilisés, donc plus proches du petit patronat et des artisans. Ces fréquentations sociales encouragent le vote à l’extrême-droite. A l’inverse, le salariat précarisé et uberisé des grandes villes est moins attiré par l’offre politique du RN parce que les groupes sociaux qui jouent le rôle de leaders d’opinion locaux votent peu pour ce parti. Derrière la géographie, il y a donc toujours la question sociale.

« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »

C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).

LVSL – La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?

B. C. – D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.

Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… Elle est payante de suite, parce qu’elle n’implique pas une véritable amélioration de sa condition, mais simplement un transfert de honte sociale vers d’autres catégories de la population, ou vers ses semblables qui auront un peu moins de facilité à défendre leur respectabilité.

« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »

A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.

LVSL – Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?

B. C. – C’est une très bonne question. Ceux que j’appelais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin. 

Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.

Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).

À l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…

LVSL – Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?

B.C. – Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.

Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée. 

« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »

Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.

La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.

Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.

« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »

Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes » et donc autant se lier avec un petit nombre de personnes. De la même manière, s’il faut être pistonné pour avoir une bonne place sur le marché du travail, on ne va pas donner le « tuyau » à tout le monde, mais seulement à quelques potes avec qui on fait du travail au noir le week-end. Tout ce registre qui consiste à voir la solidarité comme forcément sélective, au détriment d’autres populations avec lesquelles vous êtes en concurrence, droitise beaucoup la population.

LVSL – Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie » qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?

B. C. – Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.

Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.

C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’État n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.

LVSL – Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’État qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

B.C. C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. Avec le numérique, les citoyens sont contrôlés plus étroitement et un jeu d’attentes et de menaces se met en place. Certains sont satisfaits par le fait de pouvoir faire leurs démarches depuis chez eux n’importe quand, tandis que d’autres ont un sentiment d’incompétence car ils ne peuvent pas se saisir de ces outils. 

« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »

Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’État et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.

LVSL – Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?

B.C. – Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.

Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.

« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »

Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.

Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.

Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.

Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.

LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’État ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?

B.C. – Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus. 

Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.

La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points. 

Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales. 

J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.

Union de la gauche ou unité du peuple ? Le défi du nouveau Front Populaire

Manifestation du 10 juin 2024 à Rennes pour un Front Populaire. © Vincent Dain

La recomposition de la vie politique française qui devait occuper les trois prochaines années va finalement se précipiter en trois semaines. Depuis l’annonce inattendue de la dissolution de l’Assemblée nationale dimanche dernier, le monde politique est en ébullition : retour surprise de l’union à gauche, centralité du Rassemblement national qui absorbe les Républicains et Reconquête, fébrilité du camp macroniste qui sent sa défaite se préciser chaque jour un peu plus… Dans ce contexte de sanction pour la politique gouvernementale, la plupart des seconds tours des législatives pourraient se jouer entre les candidats du RN et ceux du nouveau Front Populaire, ces derniers auront fort à faire pour convaincre. Si l’union est en effet indispensable pour contrecarrer l’inexorable progression de l’extrême-droite, un cap politique autour d’un socialisme de rupture sera nécessaire pour susciter l’enthousiasme des électeurs.

« Nous avons gagné les élections européennes. Nous sommes le parti le plus fort, nous sommes l’encre de la stabilité. Les électeurs ont reconnu notre leadership au cours des 5 dernières années. C’est un grand message. » C’est en ces termes que la Présidente sortante de la Commission européenne Ursula Von der Leyen s’est exprimée dimanche soir. On mesure ainsi davantage l’insignifiance du scrutin et le décalage avec les résultats nationaux, notamment français, aboutissant à la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale.  

En France, les résultats couronnant le Rassemblement National ont été sans appel. L’annonce du Président de la République le soir même de l’élection a surpris et ébranlé la scène politique française. Elle passe comme un coup de poker stupéfiant. On s’épargnera la noblesse républicaine que ses amis présentent comme explication rigoureuse à cette dissolution. Mais l’inconséquence aussi ne saurait expliquer avec justesse cette instrumentation politique. Pour saisir un pareil choix dans de pareilles circonstances et de tels délais il faut convoquer le cynisme. Provoquer une dissolution quand un parti d’extrême-droite s’enracine et est en mesure de l’emporter, c’est oser lui offrir sciemment le pouvoir et s’avérer complètement inconséquent. L’arrivée du RN à Matignon n’est plus une chimère mais un risque, donc une possibilité envisageable comme une autre pour Macron et son monde. Le prix de deux années minimum d’exercice du pouvoir par l’extrême droite est donc devenu admissible. 

L’inconscience du Président tient surtout de sa certitude à toute épreuve qu’il gagnera ces élections, comme sa conférence de presse 72h après, en apesanteur, le confirme : rien ne doit changer puisque « les Français veulent que nous allions plus vite ». Le vote RN ? C’est la faute aux écrans… A la lecture des dynamiques et du temps très court imposé, Macron pense donc clore le camouflet en triomphe en faisant le pari simple d’une gauche perdante car décomposée et de sa propre capacité à engendrer des victoires au second tour face à un RN pris de vitesse. Mais la gauche partira semble-t-il unie et les cartes sont en partie rabattues dans l’indétermination de ce qu’il peut advenir. 

En réalité, si les conditions dans lesquelles ces élections s’organisent apparaissent indignes d’une véritable campagne politique, la dissolution en soi était parfaitement envisageable. Depuis l’élection législative de 2022, la situation parlementaire est en crise, avec une majorité introuvable et des 49.3 à foison, empêchant la promptitude des réformes libérales désirées par le Président et demandées par la Commission européenne et les agences de notations. L’idée d’une dissolution a fait son chemin et allait, tôt ou tard, advenir, puisque le changement de cap politique, lui, n’est pas une option. Finalement, en voulant gagner de nouvelles législatives pour ré-élargir son socle parlementaire, par-delà les avertissements électoraux, Macron dévoile son hubris et sa difficulté à s’accommoder des manifestations de la démocratie.

Alors, on se souviendra que si la situation était somme toute différente, dissoudre pour gagner était aussi l’idée sous-jacente à celle provoquée par Jacques Chirac en 1997 ; on en connaît le revers pour le camp présidentiel. Cette-fois, c’est le RN qui pourrait rafler la mise, acter la fin d’une époque et en ouvrir une autre sans doute encore plus douloureuse. 

La mort du bloc bourgeois

Une telle débâcle peut s’interpréter de différentes manières. Mais on ne saura effacer le véritable carburant durable et raffermi de cette élévation continue du vote RN. Ce pénible résultat vient chasser les garde-fous démocratiques d’un système à bout de souffle. Le cercle de la raison s’est fracassé sur la réalité affective et lucide du pays. Le parti des gestionnaires, au sens le plus juste qui soit – du centre-gauche hollandiste à la droite sarkozyste -, a la fièvre, il suffoque de son détachement hostile aux afflictions populaires et subit électoralement sa colère retentissante.

La vulgate libérale n’imprime plus ni sur le fond ni dans la forme pour les subalternes – entendu dans un sens gramscien. L’abaissement des « charges », la lutte contre le déficit, la flexibilisation du marché du travail, la libre compétition, « l’efficacité » partout… ces mythes de la gouvernance par les nombres constituent un idéal normatif austéritaire face auquel il n’y aurait aucune échappatoire. Ces névroses obsessionnelles de la cohorte des experts et éditorialistes et de ceux qui gouvernent le pays en apôtres depuis tant d’années sont désormais rejetées extrêmement violemment par des catégories entières de la population qui les subissent depuis des années sans être écoutées. Face à ce rejet de la foi intérieure qu’il prêche dans le vide, l’extrême-centre libéral ne répond que par des appels à faire davantage de « pédagogie » pour vendre ses réformes incomprises par le peuple victime de la démagogie.

Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

Comme si l’adhésion au monde libéral ne dépendait plus que d’une explication rationnelle des gouvernants, « les pédagogues du renoncement » comme les appelait l’historien Max Gallo, face à l’ignorance et l’inintelligibilité présumée des gouvernés. L’obéissance aux injonctions européennes, sans véritablement y trouver le sens et le bénéfice d’une telle délocalisation politique constitue également une légende retoquée par ceux dont la souveraineté ne semble encore s’exercer que dans le cadre national. Depuis quelques années, il faut dire que les chiens de garde ont commencé à s’éveiller : le réel invalide tellement leur serments que l’équation leur est devenue conceptuellement insupportable. Le disque est rayé, les injonctions à l’adaptation déraillent. Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

À force de prêcher là où la multitude ne croit plus, les représentants gouvernementaux se sont distanciés de ceux qu’ils administrent. L’avènement de la macronie ne fut qu’une accélération ostentatoire de l’accaparement technocratique du pouvoir, avec des députés interchangeables, thuriféraires de l’ordre libéral et de la révolution conservatrice, dont on ne perçoit pas la chair politique qui les spécifie. Et leur légèreté vis-à-vis de ce qui se joue dans l’instant témoigne de leur effroi devant le mystère de leur destinée et l’apparence trompeuse de leur volonté. Derrière le discours d’une arrière-garde médiocre, c’est le système fléchissant du néant faisant advenir le désordre social et politique.

Pourquoi tout concourt au succès du RN

Face à un tel vide au cœur de la République, au déclin des idéologies politiques, à la société de consommation individualisante et à la fin du consentement des gouvernés au libéralisme, les identités collectives et politiques se sont peu à peu liquéfiées. Quand les électeurs cherchent depuis des années dans la recomposition le débouché électoral antagonique, alors ils le trouvent là où l’on répète à l’envie qu’il se situe. Dans cette perspective, le RN s’accommode très bien du temps présent : mise en exergue assumée de leur position d’opposant numéro 1 au système en place, discours normalisant des dominants sur « l’’égalitarisation » des figures « extrêmes » – sous-entendu, Mélenchon-Le Pen, même péril -, accommodement des médias à l’institutionnalisation du parti, décrédibilisation des offres de gauche…

Tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc.

Parallèlement, le discours nationaliste de l’extrême-droite tend depuis deux décennies à sédimenter et capter de façon croissante les réalités et sentiments d’insécurité variées, du malaise économique à la peur instillée par les faits divers sanglants. Il leur donne une dimension identitaire monolithique, en étreinte, de plus en plus acceptée et ancrée dans la fenêtre d’Overtone. La peur de l’immigration – par exemple très vite assimilée comme cause des émeutes consécutives à la mort de Nahel – constitue d’ailleurs le premier moteur du vote RN. En sus, tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc. Oui, tout est fait pour polariser le champ politique et positionner le RN comme l’alternative à ceux dont la majorité populaire ne veut plus. 

Les manifestations contre les lois Travail durant le quinquennat Hollande ont réordonné le conflit social, la vague dégagiste ayant portée l’élection de 2017 ne s’est pas arrêtée et l’irruption des Gilets Jaunes sur la scène politique fût un rappel fracassant de la défiance profonde dont nos institutions font l’objet. Ce moment populiste refoulé est revenu modeler l’expression électorale. Dans cette configuration sociétale angoissante pour une part de la France dite périphérique, bien davantage que les propositions programmatiques, en premier lieu c’est le diagnostic simpliste (assistanat, sécurité et immigration) qui raffermit le score du RN. Devenant à mesure du temps le réceptacle dominant d’une majorité des rejets, contre la force gouvernante qu’il revient de renverser, la poussée du RN semble être inexorable.

Quand bien même leurs lignes politiques sont en constante mises à jour au fil des intérêts mouvants, d’alliances européennes variantes, ce parti ne subit aucun trouble électoral. Sans s’agiter pour, l’adjonction annoncée de cadres Les Républicains renforce, elle encore, la normalisation du RN et sa stratégie de respectabilité. De plus, il ne faudra pas croire que la masse abstentionniste aux européennes soit structurellement défavorable au RN en cas de sursaut aux législatives, puisque sa structuration composite correspond plutôt à leur transversalité socio-professionnelle et intergénérationnelle grandissante. Et les classes populaires se sont davantage abstenues, ce qui donne à penser, en analyse des dernières élections, que le RN dispose de grandes réserves pour dans 20 jours. Tout prélude à son arrivée au pouvoir. Il y a comme une lame de fond vers l’abîme. 

À gauche, une union indispensable

Face au macronisme décadent et à une extrême-droite exaltée, la gauche se cherche et peut s’écraser à mesure que le cours du temps persévère dans l’ordre actuel des choses. Ces dernières années, ni les trahisons d’une gauche socialiste au pouvoir, ni les erreurs communicationnelles décrédibilisantes de la force insoumise, ni les réflexes bobos caricaturaux des écologistes et encore moins l’inertie de chaque organisation n’ont aidé à clarifier le dessein commun de société que la gauche proposait encore à tous les Français. La gauche comme repère est devenu un espace politique informe, décousu, s’effaçant arithmétiquement, au détriment de l’attrait de chacune de ses composantes politiques ; si ce n’est peut-être au cours d’une campagne insoumise alléchante à la présidentielle de 2017, où la progression ardente et la transversalité de l’offre générale qualifiaient bien l’agencement d’un important potentiel électoral. 

Nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort.

Pourtant, malgré ses atermoiements, seule la gauche peut permettre d’éviter le déclin toujours plus prononcé du pays, s’accaparer du désir destituant et conjurer par le haut la résignation. Si aucun rendez-vous politique n’éteint l’histoire, dans une optique de survie organisationnelle, au regard de l’état du pays et des prochaines échéances, celui du 30 juin semble cardinal. Car nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort. Alors chaque opportunité historique doit être saisie. Ainsi, ne serait-ce qu’au regard de la faiblesse structurelle et récurrente des offres politiques à gauche à remporter une élection, l’union apparaît indispensable pour espérer ne serait-ce que résister. D’autant plus que le temps passe vite et qu’aucune autre option plus crédible, non boutiquière, ne se pose sur la table pour une guerre de mouvement extrêmement rapide. 

L’union paraît d’autant plus nécessaire pour le Parti socialiste qu’il ne sait comment exister en dehors des murs parlementaires ; le premier quinquennat de Macron avait déjà failli lui être fatal, notamment sur le plan financier. Pour la France Insoumise, son histoire semble indiquer qu’elle est capable de poursuivre son existence en dehors des institutions. Mais son effacement de l’Assemblée Nationale serait un sérieux coup porté à son indispensable notabilisation, certes encore embryonnaire, et la condamnerait à sa fixation dans la figure sclérosée d’opposant bruyants mais impuissants. L’union a été faite, un nouveau Front populaire est né, dont acte. Il a déjà fort à faire. 

Au-delà de l’union de la gauche, rebâtir l’unité du peuple

Le jour d’après, il faut déjà dire que l’union pour l’union ne peut constituer un projet politique en soi. Dans cette situation, nous pouvons nous accorder à dire que l’une des immatriculations politiques évidentes reste l’ordonnancement axiologique, c’est-à-dire ce qui fait sens et touche le domaine du sensible. Mais la gauche a depuis longtemps cru, en miroir du libéralisme, qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours. Au contraire, elle s’est rabougrie, sans matrice transversale, à mesure que l’extrême droite, elle, débordait de son socle et propageait sa lecture du monde. Et le discours sur les valeurs, sans adhérence aux vécus, est devenu un discours vide, ampoulé, dénué d’attrait, dénué d’imaginaire, dénué d’un zénith perceptible.

La gauche a depuis longtemps cru qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours.

Le calcul politique de la gauche est aujourd’hui des plus limpides : s’étendre ou s’éteindre. Alors, il convient encore de rappeler que convaincre consiste à réussir à affecter les individus et la multitude dans un sens positif, commandant des conditions discursives et pratiques. On ne saurait ici être exhaustif sur ce qui provoquerait, au-delà des bases électorales présentes, l’adhésion à une offre de gauche, ni en expliquer le jeu complexe des affects qu’il faudrait provoquer pour cela : il faut se garder des prophéties et de l’outrecuidance des apprentis sorciers. Cependant, nous ne sommes pas dispensés de déceler des positionnements sincères et des paramètres stylistiques, dans le contexte actuel, qui sauraient demain reconstruire une dynamique en capacité d’entraîner l’assentiment le plus large qui soit. L’union doit dépasser la gauche plurielle, telle est sa tâche historique.

Nous avons besoin d’un récit instituant, surtout après avoir démontré ces dernières années le morcellement d’un espace politique autrefois plus tangible. Il faut justifier que le Front populaire en vaut le vote, mobiliser une rhétorique et des dénominateurs communs solides et ancrés dans le réel. Déjà, l’accord rapidement entendu des forces constituées à gauche nous enlève le simulacre qu’aurait été de longues et vaines réunions occupant l’espace médiatique comme une banale série télévisuelle. Il faut à présent tenir et décliner les temporalités, prendre cette élection à la fois comme un objectif existentiel et le commencement d’une œuvre plus longue. 

L’idéal politique de gauche ne s’est pas éteint. Il est simplement orphelin d’un corpus politique concret, de figures qui l’incarnent, d’une nouvelle esthétique qui le redessine et d’un camp qui le porte de façon harmonieuse. L’édification d’une nouvelle proposition de contrat social, ancrée dans les valeurs de partage, de solidarité et d’écologie qui réenchante la vie, constitue la nécessité d’un nouveau bloc historique majoritaire qu’il faudra d’ailleurs continuer de construire, même après l’élection, quoi qu’il puisse en résulter. Dans la fenêtre aujourd’hui imposée des législatives, les partis vont s’accorder sur les urgences. C’est une première étape. Le reste attendra d’être discuté et tranché par le vote du peuple, du moins il devra l’être pour que l’unité advienne réellement après l’union. Pour le reste, ce nouveau Front populaire pourrait détailler une méthode rigoureuse et un calendrier de mise en œuvre des politiques publiques proposées ; sans démesure ni indétermination, avec un chiffrage et un agenda permettant à tout un chacun de se projeter facilement.

Acter la mort de la social-démocratie

Il faut bien admettre que la social-démocratie ayant gouverné, sidérée et médiocre devant la puissance du capitalisme financier, est justement assimilée aux politiques d’errement nous ayant conduit dans la situation économique, sociale et politique actuelle. Le rêve européen et la mondialisation heureuse des bien lotis ont été vécus à l’envers, dans le malheur économique pour la majorité : désindustrialisation et mise en concurrence d’économies disparates, pression à la baisse sur les salaires, précarisation des emplois, démantèlement des services publics… Les perdants de la mondialisation ont été abandonnés par cette droite complexée et ce qu’il reste de la gauche s’en détourne discursivement bien trop souvent en paraissant de moins en moins capable d’invoquer des codes et des modes de vie autres que ceux des habitants des centres-villes métropolitains. C’est l’incapacité de nos élites à construire un réel rapport de force avec l’Allemagne et ses intérêts singuliers qui empêche d’envisager une véritable construction européenne au service des peuples. Or, on le disait, absolument rien ne dit qu’une majorité des abstentionnistes qui va revenir sur la scène politique à l’occasion de ces législatives soit favorable à la gauche. On peut même s’inquiéter du contraire et, a minima, en prendre acte.

Il y a pour le moment un désir de rupture décorrélé d’un désir de gauche qu’il est interdit de regarder avec condescendance. C’est à ce dessin d’adjonction qu’il faut travailler à la formation face à l’extrême-droite. Par conséquent, concourir à démontrer que la ligne choisie programmatiquement par ce nouveau Front populaire soit cette fois-ci authentiquement de gauche paraît vain tant le signifiant a été décrédibilisé. Sans s’oublier idéologiquement, cette coalition de gauche doit s’arracher de ces réflexes, de ses signifiants et de son petit espace urbain où elle ne se comprend plus qu’elle-même pour se reconnecter et recomposer avec les aspirations majoritaires du peuple français. 

La radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques.

Fixer cet horizon enviable nécessite pour commencer d’acter très clairement que la proposition de gouvernement entre en réelle rupture avec la politique de l’offre, productiviste et inégalitaire. Mais elle doit aussi permettre à la gauche de se reconnecter avec le sens commun « dégagiste » : la radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques. Elle doit en premier lieu s’exprimer en termes d’ambition de changement, loin des symboles et des rustines, dans un contexte de guerre aux pauvres et de tenaille identitaire.

A l’avenant, elle devra se traduire par la mobilisation des compétences obligatoires face à la complexification juridique des rouages organisationnels et administratifs des politiques publiques installées ; et au regard d’un affrontement à venir inévitable avec les marchés financiers. Enfin, elle pourra affirmer avec bon sens, clarté et autorité : à court terme notamment, retraite à 60 ans, indexation des salaires sur l’inflation et hausse du SMIC, abrogation de la loi immigration, école publique totalement gratuite ; à moyen et long terme, réduction du temps de travail, extension des services publics, démocratisation des entreprises, déconstruction de l’hydre bancaire etc. Le retour d’un ordre alternatif, c’est-à-dire le retour de la justice dans les politiques économiques, salariales et fiscales est fondamental face à la sécession grandissante des très riches.

Dans le même temps, la narration enveloppant le projet doit aussi porter sur l’unification du pays, la volonté de résorber les fractures de la société et soigner l’atomisation néolibérale. L’une des voies pour ce faire pourrait être de défendre un patriotisme vert. La question écologique est une menace qui est venue s’ajouter à celles historiquement générées par la mondialisation pour les classes populaires et appuyer le sentiment anti-élite. Il faut donc réussir à articuler et hybrider dans le discours et les propositions les enjeux de protection sociale et de transition écologique pour répondre principalement aux besoins et inquiétudes des catégories paupérisées qui sont déjà exposées aux conséquences de la dérégulation environnementale. La constitution d’une telle politique de soin appuyée par des mutations davantage structurelles qu’individuelles – du fait d’une forte reprise en main des orientations économiques par l’Etat – pourrait reconstruire une fierté nationale positive, et l’édification d’un projet à proposer par delà les frontières, c’est-à-dire d’un projet internationaliste. 

Une victoire improbable mais pas impossible

Dans son dernier essai, le politiste Rémi Lefebvre se demandait s’il fallait désespérer de la gauche et répondait qu’il fallait commencer par déjouer le piège du défaitisme. Si l’empreinte des élections européennes fait mal, le problème de la gauche reste encore celui de l’offre davantage que celui de la demande. Au jeu des alliances et coalitions à l’œuvre sur l’ensemble de l’arc politique, les élections législatives s’annoncent des plus incertaines, qui plus est au regard d’une géographie électorale en pleine transformation, où les conditions des victoires ne se posent plus dans les mêmes termes dans chaque territoire. Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

En outre, les premières projections donnent à voir un sursaut de participation limité, réduisant la part des triangulaires, et montrent un nombre massif de seconds tours où l’opposition Front Populaire – Rassemblement National mettra de côté l’offre présidentielle. La campagne qui s’ouvre, extrêmement rapide, devra donc mobiliser chaque composante interne du Front Populaire en ce qu’elle peut apporter, sur les représentations de stabilité et de rupture qu’elles emportent. En même temps, toute la société doit être mobilisée comme force d’entraînement pour dépasser le cartel partidaire. 

Dès à présent, dans ce déchaînement des passions, il convient de se confronter avec humilité aux circonstances et de ne rien céder à la beauté illusoire du renoncement. Aussi loin soit la rive, il faudra nager et travailler sans relâche pour préempter des électorats populaires divers, que la gauche est censée défendre. Toute projection de résultat qui soit, la suite du scrutin sera tout aussi importante que la campagne immédiate, puisque le RN est désormais ancré si puissamment dans le paysage politique que chaque jour sera une lutte pour le soustraire de toute entrée ou de tout développement dans les institutions. Le choc ne fait que commencer. 

La France périphérique : une obsession urbaine ?

Quand on parle de « villes moyennes », les images de la « France périphérique », de centres-villes aux commerces fermés, d’un dépeuplement et d’un appauvrissement ne sont jamais loin. Certes, de nombreuses villes secondaires ont durement subi la mondialisation et la disparition progressive des services publics. Mais ces clichés médiatiques empêchent de prendre conscience du rôle essentiel que remplissent ces petites villes, qui accueillent les exclus et les individus à la recherche d’un mode de vie moins urbain. À travers le cas de Lodève (Hérault), Sébastien Rome, ancien élu local, invite à sortir du regard méprisant et trompeur sur cette France des sous-préfectures tant caricaturée.

Après deux ans de crise sanitaire, les métropoles n’ont plus vraiment le vent en poupe. Plus tôt, le mouvement des gilets jaunes avait quant à lui stoppé net tout discours sur les bienfaits de la métropolisation, abondamment repris sous la présidence Hollande et dans les premières années du quinquennat Macron. Ce coup de frein a rendu d’autant plus audibles les contestations grandissantes des élus locaux à l’égard de la politique nationale, tout comme les analyses – contredites, en particulier au sein de la profession – du géographe Christophe Guilluy, sur la « France périphérique » où les classes populaires seraient « reléguées » et « sacrifiées » hors des métropoles. Sur l’ensemble de l’échiquier politique, la plupart des analyses sur le rapport entre grandes villes et périphéries semblent s’être ralliées à cette thèse selon laquelle « la catégorie périphérique se fonde peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes ». Si les difficultés dans ces territoires sont indéniables, la réalité observée dans ces petites villes est souvent plus nuancée qu’il n’y paraît, comme en témoigne le cas de Lodève.

Les dynamiques paradoxales d’espaces « relégués »

Lodève, 7426 habitants, sous-préfecture de l’Hérault, se situe à 45 kilomètres de la métropole de Montpellier, entre 40 minutes et 1 h 30 en voiture selon les moments de la journée. Siège de la communauté de communes Lodévois et Larzac (14 000 habitants), c’est une de ces nombreuses petites villes avec un passé industriel déjà ancien qui gagne peu d’habitants, aux nombreux commerces fermés et dont le centre-ville au bâti vide et dégradé s’est paupérisé. Cependant, la ville est un véritable « centre », concentrant l’activité économique, culturelle et démographique du territoire. Un paradoxe.

La situation géographique de la ville au sein du réseau urbain héraultais la place en marge, « à la périphérie » du fort développement économique et démographique que connaît le territoire plus au sud à une vingtaine de kilomètres, plus près de la métropole. Alors que ce caractère périphérique semble sauter aux yeux, Lodève reste un lieu de centralité où la volonté politique de l’État maintient l’activité de la ville. Peut-on vraiment parler, à l’instar des villes hors influence métropolitaine, de territoire oublié ? 

Lodève bénéficie encore d’un « surclassement administratif » dont la conséquence première s’observe sur l’emploi. Il y a plus d’emplois à Lodève que de personnes en âge de travailler, dans un contexte où le centre-ville concentre environ 20 % de chômage. Ce sont donc les personnes qui viennent travailler chaque jour et qui vivent pour les trois quarts à moins de 30 minutes qui occupent ces emplois. Ces personnes vivent dans une maison pavillonnaire dans les villages aux alentours, où le foncier (et/ou la taxe foncière) est moins cher.

Ces emplois se concentrent logiquement autour du secteur public (55 %), sur l’artisanat, dans certains secteurs qualifiés du tertiaire et d’autres, moins qualifiés du service à la personne (32 %). 71 % des entreprises n’ont pas de salarié et 95 % ont moins de 9 salariés. On ne sera pas surpris d’apprendre que la sphère présentielle, définie par l’INSEE comme « l’ensemble des activités économiques au service de la population locale », s’élève à 92 % de l’activité économique. Il ne reste rien pour la sphère productive. On peut littéralement dire que le territoire ne contribue pas – ou peu – au PIB français.

C’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte d’un service public s’identifie à une délocalisation.

Comme le montre le géographe Laurent Davezies, alors que le territoire se sent délaissé par l’État du fait des restrictions budgétaires, il est extrêmement soutenu par celui-ci et les autres collectivités sur l’investissement, l’emploi public et par les revenus de redistribution (retraite, allocations et RSA). Loin d’aspirer les richesses à soi, les Métropoles qui produisent la richesse, la transfèrent en partie aux autres territoires via les budgets de l’État et ceux de la Sécurité Sociale (Davezies, 2012). On pourrait inverser d’ailleurs la proposition du sentiment d’être un territoire oublié : c’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte s’identifie à une délocalisation. Chaque emploi qui s’ouvre dans un service de la municipalité va donc susciter une forte concurrence, des jalousies et des accusations plus ou moins fondées de « piston ». Finalement, ce n’est pas « l’insécurité culturelle » face à l’étranger qui mine les rapports sociaux dans ces territoires, mais l’incertitude liée à un emploi qui institue un principe de dépendance. Est-ce pour autant une ville sous perfusion ?

Bien que la ville concentre l’activité économique, comme l’atteste la saturation en journée des parkings malgré leur surnombre par rapport au nombre d’habitants, un tiers des commerces sont vides et près de 16 % des logements (contre 7,4 % pour l’Hérault dont le taux est déjà haut). Pourtant, on retrouve dans la ville l’essentiel des loisirs, de la culture (cinéma, musée, médiathèque, clubs sportifs, associations…) et de l’ensemble des services publics et privés (poste, pharmacies, boulangeries, bars, marchés, primeurs, librairies, bureau de tabac…). Mais comme ailleurs en France, la consommation des ménages, équipées d’au moins une voiture, se fait dans les supermarchés ou plus loin, jusqu’à Montpellier.

Lieu d’invention d’une contre-société

Ce centre-ville vide remplit pourtant une fonction que l’État n’assume plus. Il permet à une population pauvre, composée d’une part importante de familles monoparentales et de personnes seules plus âgées, d’avoir un logement abordable. Ce parc de logement est essentiellement privé et dégradé. Ce sont de mauvais « logements sociaux de fait », conséquence de l’incurie de la politique du logement des 40 dernières années. Comme les conditions de logements sont mauvaises, les personnes partent vers d’autres logements, souvent du même type, et sont remplacées par des personnes aux mêmes parcours de vie. Le phénomène s’auto-entretient et permet aux propriétaires de tirer des revenus de la paupérisation. Le vide, continuellement en mouvement, est une opportunité ; la pauvreté rapporte.

Avec les éléments donnés ci-dessus, cette sous-préfecture déclassée reste un centre, un bassin d’emplois et de services avec une dynamique particulière de population. Reste à savoir si ces populations qui viennent loger en centre-ville, dont beaucoup vont repartir, sont contraintes et assignées à ce territoire. Sont-elles exclues de la métropole ?

Une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ».

L’ensemble des éléments décrits plus haut sont en fait un avantage pour celles et ceux qui déploient un imaginaire de « contre-culture » à la mondialisation. Contre les métropoles, une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ». Pour les populations aux faibles revenus, ces petites villes permettent un accès direct aux nombreux services publics et privés, sans avoir besoin d’une voiture. Cette possibilité est offerte par l’accès à un logement abordable et immédiatement accessible (souvent dégradé), proche de grands espaces naturels, avec une sociabilité facilitée par la taille humaine de la ville, un tissu associatif dans lequel on peut s’insérer facilement, un réseau d’aide sociale structuré, une offre culturelle gratuite… C’est donc un choix que l’on peut qualifier de rationnel pour des personnes à faible revenu.

C’est aussi un choix rationnel pour les retraités ou encore pour des personnes exerçant des métiers de la création (artistes, chercheurs, architectes…) ayant une vie très active, souvent dans les grandes métropoles françaises, trouvant à Lodève un havre de paix tout en gardant une partie de leur activité professionnelle à distance, permettant le maintien de revenus. La presse se fait d’ailleurs l’écho de cette tendance qui existait avant le Covid. C’est l’occasion pour ces nouvelles populations de mettre à profit leurs compétences ou leur temps libre au service de projets innovants, d’expérimenter là où « tout est à faire », dans la galaxie de l’économie sociale et solidaire, de la transition écologique, de l’art (multiplications de tiers lieux, d’espaces de travail ou de vie collaboratifs…).

Reste une dernière partie de la population présente sur la ville et installée depuis plus longtemps qui se qualifie elle-même comme Lodévoise « de souche ». Ville de leur enfance et ville de leur cœur, ils regardent parfois avec circonspection les nouvelles populations précaires ou créatives qui changent l’image de « leur » ville, mais à laquelle ils resteront pour toujours attachés et qu’ils ne quitteront pas.

Tous ces groupes disparates ont en commun de choisir de faire contre-société, de délibérément gagner leur autonomie contre un système économico-politique (« les gens de la ville ») favorisant la concurrence internationale et volontairement en se mettant en retrait. Ainsi, on ne s’étonnera pas de voir que les diverses formes d’oppositions politiques sont toutes traversées par une urgence dégagiste où l’abstention, cet autre nom du retrait, est première. Ces territoires ont leurs centralités, leurs caractéristiques économiques et culturelles propres, leurs systèmes de sociabilités solidaires et leurs avantages comparés aux métropoles qu’aucun habitant ne souhaiterait perdre.

Stop au misérabilisme

Quand Coralie Mantion, vice-présidente EELV à l’aménagement durable du territoire, urbanisme et maîtrise foncière à la métropole de Montpellier affirme que « concentrer les logements et les emplois sur Montpellier n’est pas bon pour l’équilibre du territoire. Ça appauvrit des villes moyennes comme Lodève. Ça oblige les habitants à utiliser la voiture pour aller travailler à des dizaines de kilomètres de là où ils habitent. Ça provoque donc l’asphyxie de Montpellier », elle fait un double contresens.

Premièrement, les villes ayant exclu totalement les classes populaires de leurs centres sont plutôt les exceptions que la règle en France. Paris et Lyon ne sont pas Marseille, Montpellier et les centaines de petites-moyennes villes qui y concentrent aussi la pauvreté. En réalité, la métropole de Montpellier rencontre les mêmes problématiques que ses sous-préfectures, mais à une tout autre échelle. L’INSEE l’a mis en exergue dans son étude sur le « paradoxe Occitan ». La création d’emplois privés au sein de la métropole ne vient pas briser ce paradoxe où le dynamisme côtoie l’extrême pauvreté. On pourrait décliner exactement les mêmes analyses, dans les « périphéries », sur le poids de l’emploi public, la déprise du commerce en centre-ville… L’explication donnée à ce paradoxe par l’institut est « le développement du tourisme en Languedoc-Roussillon [qui] est apparu comme un remède au déclin de l’emploi agricole, notamment avec la Mission Racine de 1963 à 1983. Mais la création ex nihilo de cette nouvelle spécialisation a généré une fragilité économique. » Marseille avec sa grande périphérie est certainement la première ville, en taille et dans l’histoire, à donner à voir ce modèle fait d’autoroutes gratuites, d’étalement urbain, de zones commerciales et d’un centre paupérisé dont les conséquences sociales et écologiques sont lourdes.

Mais l’illusion de la réussite des métropoles a une conséquence sur les logiques de développement des petites villes dont les dirigeants se pensent plus souvent avec les lunettes de ces métropoles, rêvant des mêmes traits de développement. Ainsi, l’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes. Ce discours fait écho à celui de la question sociale qui oscille entre anathèmes et soutien paternaliste des personnes en situation de pauvreté. Pour les uns, il y aurait trop d’aides et de complaisances pour ces « cas sociaux » quand pour d’autres les accompagnements ne seraient pas suffisants. Les petites et moyennes villes sont à l’image du piège de ce dualisme.

L’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes.

Quand de nombreux indicateurs deviennent défavorables sur un territoire et que l’on constate que des personnes et des collectivités font face à des difficultés importantes (logements indécents, difficultés d’accès aux services, à l’emploi…), l’État intervient pour compenser ces inégalités. Toutefois, il fait ce constat de « sous-développement » au regard d’une certaine norme de développement fondée sur la capacité d’un territoire à s’insérer ou pas dans l’économie mondiale et non sur les logiques déjà à l’œuvre sur le territoire. On peut parler de « ville-objet » comme Pierre Bourdieu parle de « classe-objet ». La « classe-objet » est la partie de la population qui forme une classe sociale « qui ne parle pas, mais qui est parlé ». L’objectivation de ces territoires de seconde zone face aux métropoles passe par une déprise de la production de discours, et donc de politique publique. Doit-on apprécier l’efficacité économique des territoires français au regard du seul modèle métropolitain ? Pourquoi ne pas voir les motivations qui conduisent des habitants à choisir et à rester vivre à la campagne  ? « Celles et ceux qui restent dans ces campagnes y trouvent […] un cadre d’autonomie où les normes de comportement et les logiques de concurrence qui valent ailleurs – et rendraient leur style de vie désuet – ne pèsent pas lourd ». Ce que le sociologue Benoît Coquard décrit, la ringardisation des territoires et de leurs habitants, n’est qu’un effet de points de vues.

Inventer un nouveau modèle, non-métropolitain

Si l’on veut être fidèle à « ceux qui vivent ces territoires », il faut chercher des pistes de développement plus endogènes, fondées sur la volonté des acteurs locaux de créer cette contre-société. Loin des clichés doloristes se trame une volonté de mettre le territoire en projet sur d’autres objectifs que de le raccrocher à l’économie mondiale. Ce type de développement économique du territoire serait alors guidé par une idée d’une certaine forme d’autonomie et d’une reconnaissance du pouvoir d’agir de ces habitants.

Selon Valérie Jousseaume, dans son livre Plouc Pride, nos ruralités pourraient être le lieu d’une nouvelle économie redéfinissant la notion même de progrès. Après l’ère paysanne (Moyen-Âge) et l’ère de la modernité (productivisme, individualisme, justice sociale), serait en germe l’ère de la « noosphère » qui s’accompagnerait d’un « droit au village » (même en ville) par l’authenticité des lieux de vies et des rapports humains, par une sobriété choisie et heureuse, par l’élargissement des « communs » et de la coopération. La créativité y serait permise par proximité, la qualité de vie, le brassage de populations non homogènes, le haut débit et des transports non polluants seraient le fermant des initiatives locales. Dans cette configuration, la valorisation de l’identité d’un territoire, qui ne doit ressembler à aucun autre voisin, est la première pierre d’un renouveau des campagnes, où les métiers écologiques constitueraient le socle d’une nouvelle économie (agriculture, énergie, recyclage, rénovation, réparation, métiers du lien…). Cela sonnerait « l’impasse de la métropolisation » pour reprendre le livre de Pierre Vermeren, qui montre que l’ensemble des mécanismes qui ont conduit les métropoles californiennes à être des zones invivables sont aujourd’hui à l’œuvre en France. Ainsi, les classes supérieures vivant dans les métropoles hypertrophiées militent pour une écologie des villes entre confort de vie et activités professionnelles tournées vers la mondialisation, ce qui est loin d’être écologique. Dans le même temps, l’ensemble des activités de consommations de masse, gaspillant énergie et espaces, sont exportées en dehors de la ville déroulant aux portes des villes, le tapis d’une « France moche ».

Pierre Vermeren estime que 30 à 35 millions sont déconnectés de cette économie mondialisée qui produit l’essentiel des richesses. Ne faut-il donc pas prendre acte de ces deux France plutôt que de le déplorer et laisser croire que la France dite « périphérique » veut se raccrocher aux métropoles ? La réalité des territoires, pas si périphériques, frappés par le chômage, la déprise économique, commerciale et démographique est bien plus nuancée que le simple constat d’une France reléguée et oubliée. Comme pour la « banlieue », avec qui elle partage de nombreux traits sociologiques et de nombreuses problématiques, elle n’échappe pas aux discours la surplombant avec une urbaine condescendance.

Ainsi, plutôt que de singer le développement métropolitain, nous aurions tout à gagner à permettre aux citoyens, aux élus et aux acteurs économiques, sociaux et de l’écologie d’avoir le champ libre pour déployer ce qu’ils sont déjà en train d’inventer ; une autre France que celle que l’on nous a vendue depuis 1983. Une France dont les habitants perçoivent tout l’intérêt d’y vivre et qui recherche une capacité à être autonome par sa production agricole, énergétique et économique, mais rattachée à la nation et trouvant la voie de la maîtrise de son destin. Une France si peu périphérique qui est devenue centrale dans le débat politique.

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel

Leurs enfants après eux, le roman de la France périphérique

Leurs enfants après eux / Actes Sud DR

Le deuxième roman de l’écrivain vosgien Nicolas Mathieu, Leurs Enfants après eux, a obtenu le prestigieux prix Goncourt 2018. Si ce sont ses indéniables qualités littéraires qui ont été récompensées, ce roman possède un autre intérêt : il met en lumière une France dont on parle peu.


Le roman suit l’évolution de quatre adolescents, qui deviennent au fil de l’histoire de jeunes adultes, de 1992 à 1998. Sa particularité réside dans le fait que l’histoire se déroule dans un cadre spatial et temporel bien particulier : la Moselle, et notamment les environs de Hayange, dans le contexte d’agonie de l’activité industrielle, qui faisait autrefois la fierté de ce territoire avant d’en faire un espace qui, aujourd’hui encore, ne s’est pas remis de la désindustrialisation et illustre bien l’idée de l’existence d’une « France périphérique ».

Une illustration de la reproduction sociale.

Le roman s’ouvre sur une citation tirée de la Bible qui, à elle seule, résume l’une des lignes de force de l’ouvrage :

« Il en est dont il n’y a plus de souvenir,

Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé,

Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés,

Et, de même, leurs enfants après eux. »

Cette citation, qui donne son titre à l’ouvrage, illustre en effet l’importance de la reproduction sociale, de la difficulté de s’extirper de son milieu d’origine, même avec la meilleure volonté du monde. À travers ce roman, Nicolas Mathieu a voulu écrire l’histoire de ces personnes qui, de génération en génération, ne parviennent pas à s’élever socialement et périssent comme si elles n’avaient jamais existé.

À ce titre, la trajectoire des quatre protagonistes est édifiante. Anthony est le fils d’un sidérurgiste licencié et d’une mère employée de bureau. Ni ses parents, ni lui, n’ont jamais nourri d’espoir d’ascension sociale à son sujet. À plusieurs reprises dans l’ouvrage, transparaît l’idée que les choses sont jouées d’avance, faute de moyens pour s’informer sur son avenir : « Anthony avait eu 18 ans en mai. Puis son bac en juin, série STT, sans trop se faire d’illusions non plus quant à la suite des événements. […] En mars, il s’était rendu à un forum d’orientation organisé à Metz avec toute sa classe. […] Il avait signé sa feuille d’engagement en avril. Il partait le 15 juillet ».

Avant même l’obtention du baccalauréat, passeport vers les études supérieurs et vers la possibilité d’une émancipation de son milieu d’origine, Anthony a intériorisé le fait que ces choses-là n’était pas pour lui : il lui reste à choisir un engagement dans l’armée, faute de mieux. Le déterminisme social, dans ces régions encore plus qu’ailleurs, semble bloquer la population dans un avenir tout tracé qu’elle n’a pas choisi.

C’est aussi le cas de Hacine, l’un des autres personnages principaux. D’abord petite frappe de banlieue, Hacine rêve d’argent, et surtout d’argent facile. Face à lui, son père, immigré maghrébin, incarne le décalage constant qui existe entre les immigrés et leur pays d’accueil : malgré sa volonté d’intégration, Hacine sait que son père ne comprend pas vraiment le fonctionnement de la France. Un épisode du roman, au début de celui-ci, l’illustre particulièrement bien : Hacine se rend à la mairie, au service de l’emploi, afin de parler avec une conseillère. Il y va à la demande de son père, qui lui assure que le maire a dit qu’il y aurait du travail pour lui. Or, lors du rendez-vous de Hacine, où la conseillère lui fait comprendre que son CV n’a rien d’exceptionnel, celle-ci finit par lui expliquer : « Il doit y avoir un malentendu. Notre rôle, c’est d’aider les gens à se mettre en valeur, reprendre confiance. » Ce « malentendu » résume la vie du père de Hacine, ainsi que la sienne : la mairie, c’est-à-dire les pouvoirs publics, n’ont rien à offrir. Leur seul rôle est de limiter les dégâts, d’accompagner la lente déchéance de ces territoires tout en faisant porter le poids du chômage sur les individus : si l’on ne trouve pas de travail, c’est que l’on n’a pas suffisamment confiance en soi. Après cette dernière tentative, Hacine cherche des moyens moins légaux, et plus simple, de réussir.

Mais la petite bourgeoisie locale est aussi concernée, et c’est l’un des mérites de l’ouvrage de Nicolas Mathieu : il cherche à dresser le portrait du territoire dans son ensemble, sans misérabilisme et sans se focaliser sur une catégorie sociale en particulier. Ainsi Steph, fille d’Hayange issue d’un milieu relativement favorisé, prend elle aussi violemment conscience du décalage qui existe entre elle et les authentiques bourgeois, lors de son entrée en classe préparatoire à Paris : « Aux yeux de ses nouveaux camarades, Steph faisait figure de plouc achevée. […] Dès sa première colle, le prof lui avait conseillé de se débarrasser de son accent, ça pouvait gravement la désavantager au concours. » À travers le personnage de Steph, il s’agit de voir que le déterminisme n’est pas seulement social : il est aussi territorial. Vivre dans un département à l’image souvent négative dans le reste de la France marque la trajectoire des individus, même quand ils sont socialement favorisés par ailleurs.

L’impossible sortie de crise

Mais au-delà du portrait d’une jeunesse désabusée et lucide quant à ses maigres perspectives d’avenir, c’est aussi un département en crise qui est évoqué dans le roman. Les annonces, les promesses d’un avenir radieux et d’une reconversion prochaine du territoire sont en décalage complet avec une réalité douloureuse piteusement maquillée. Ainsi, la mairie a des projets : « Le plan était simple :investir. Le moyen évident : l’endettement. […] Au conseil municipal, on s’en tenait au discours officiel : amorcer la pompe nécessitait du temps et des efforts, mais une fois la machine mise en branle, on en serait quitte pour un siècle de plein-emploi. » Tout au long du roman, la municipalité annonce de nombreux projets, prédit un développement massif du tourisme qui fera revenir la prospérité dans la vallée.

Mais la prospérité n’arrive jamais. La seule action concrète menée par les responsables politiques est purement esthétique :

« Dans tout le canton, on avait vu paraître des façades groseille, vert, fuchsia ou bleu layette. Ce qui restait de l’ancienne cité, avec ses souvenirs de guerre et de cadavres, ses frontons républicains et ses restes de catholicisme disparaissaient sous le ripolinage. […] Ils s’en accommodaient au nom du progrès, idée la plus tenace en somme. »

Le renoncement du pouvoir politique à améliorer les conditions de vie du peuple est total : seule une mesure d’embellissement, ici ridiculisée, est mise en place. Cette mesure est même néfaste : à travers ce ravalement de façade, il s’agit d’effacer le patrimoine historique (les guerres) et culturel (la place du catholicisme et du monde ouvrier), voire même d’officialiser la sortie de ce territoire du giron républicain, avec la disparition des frontons. L’évocation d’une vague notion de « progrès », vidée de sa substance, pour justifier ces abandons et ces reculs sociaux, résonne curieusement et douloureusement avec l’actualité.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Siderurgie_Hayange.jpg
Hayange, ancien centre de l’activité industrielle française, aujourd’hui en grande difficulté

Cette prétendue modernisation, ce progrès si vague, ne touche pas seulement le territoire mais aussi les êtres : la mère d’Anthony doit par exemple réapprendre son métier de gestionnaire de paye. « Son chef l’avait soumise à une batterie de tests permettant de s’assurer qu’elle savait faire le boulot qu’elle faisait. […] Elle avait dû repartir en formation, la trouille au ventre, pour réapprendre ce qu’elle savait. » On sent ici l’humiliation de s’entendre dire, après des dizaines d’années de carrière, que l’on n’est pas assez performant, qu’il faut recommencer à apprendre pour, finalement, toujours faire la même chose. Le ressort de ce nouveau monde du travail est la peur, la « trouille » : si on refuse de s’y conformer, on risquerait de rejoindre l’armée des chômeurs créée par la désindustrialisation de la France.

Une description sincère des habitants de ces territoires

Si ces éléments critiques sont présents dans Leurs Enfants après eux,on aurait tort d’en faire un roman manifeste ou politique. Il s’agit plutôt d’une description en forme d’hommage, de la part d’un homme qui a réussi à quitter formellement ce monde sans jamais réussir à s’en détacher. C’est ainsi que Nicolas Mathieu parle de son roman :

« Je suis né dans un monde que j’ai voulu fuir à tout prix. Le monde des fêtes foraines et du Picon,de Johnny Hallyday et des pavillons, le monde des gagne-petit, des hommes crevés au turbin et des amoureuses fanées à vingt-cinq ans. Ce monde, je n’en serai plus jamais vraiment, j’ai réussi mon coup. Et pourtant, je ne peux parler que de lui. Alors j’ai écrit ce roman, parce que je suis cet orphelin volontaire. »

On ressent ici toute l’ambivalence de la position de l’auteur,transfuge de classe, qui utilise les moyens d’expression de la petite bourgeoisie intellectuelle à laquelle il devrait désormais appartenir (la littérature),pour parler du monde auquel il se sent toujours et irrémédiablement lié : celui de la France périphérique, qui l’a marqué et forgé.

On sent d’ailleurs, à plusieurs reprises, la profonde affection de Nicolas Mathieu pour ce territoire, notamment lorsqu’il décrit les moments festifs qui s’y déroulent, et qui prouvent que ces territoires sont encore vivants. L’épisode du 14 juillet 1996 est, à ce titre, particulièrement éclairant :

« Ils étaient donc là, peut-être pas tous, mais nombreux, les Français. Des vieux, des chômeurs, des huiles, des jeunes en mob, les Arabes de la ZUP, les électeurs déçus et les familles monoparentales, les cadres et les commerçants en Lacoste, les derniers ouvriers. »

Malgré la mise à l’écart délibérée de ce territoire par les pouvoirs, malgré les difficultés, on peut encore parler de « Français » : dans ces espaces en souffrance, le peuple existe encore, dans toute sa diversité culturelle et surtout sociale.

Le roman n’est pas une critique, ni une dénonciation : il est une simple description d’un état de fait, la description d’un territoire qui souffre depuis si longtemps qu’une partie de ses habitants a intériorisé cette souffrance et s’est résignée à devoir la supporter. Il n’en reste pas moins une œuvre qui donne à réfléchir sur la France contemporaine, et ses territoires abandonnés, en plus d’être d’une grande qualité littéraire. À lire.

Orelsan, le rap d’une France en crise

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Orelsan à droite, dans le clip de 06h16 – Des histoires à raconter, des Casseurs flowters

Si Orelsan avait marqué les esprits avec ses titres Sale Pute et Saint Valentin, au cœur d’une vive polémique en mars 2009, son album Le Chant des sirènes a été deux fois disque de platine (2011) et La Fête est finie trois fois (2017). Finis, les scandales. Ces nouveaux textes évoquent des souvenirs provenant de l’enfance, de l’adolescence ou encore de la vie de jeunes adultes, et correspondent à la réalité de nombreux jeunes qui ont grandi dans les années 90 puis 2000. Au-delà des souvenirs mélancoliques, c’est également un portrait de la France périphérique que dresse le chanteur.


Qu’est-ce qui explique un tel engouement pour Orelsan ? S’agit-il d’un enthousiasme lié à des titres pouvant parfois être qualifiés de “commerciaux” comme la chanson Basique (La Fête est finie, 2017) ou peut-on voir derrière ce phénomène le reflet d’une jeunesse qui grandit et qui s’ennuie ?

Un rap de la France périphérique

Resté très proche de sa terre d’origine, Orelsan y fait régulièrement référence dans ses textes comme dans son film Comment c’est loin, dont le tournage a eu lieu aux alentours de Caen. En ce sens, son œuvre peut être interprétée comme une ode à la France périphérique. En mêlant de façon originale nostalgie, lassitude et contemplation, le rappeur normand ravive les souvenirs qui ont marqué l’enfance et l’adolescence des personnes issues des classes populaires et des classes moyennes de province.

Les textes qui se rapportent à son enfance passée à Alençon puis à Caen sont nombreux. Un profond sentiment d’ennui, voire de perte de repères dans une société toujours plus fracturée et en manque de sens, est omniprésent. Le titre Dans ma ville on traîne manifeste ce spleen qui anime les paroles du rappeur : ”Dans ma ville on traîne entre le béton, les plaines, dans les rues pavées du centre où tous les magasins ferment / On passe les week-ends dans les zones industrielles près des zones pavillonnaires où les baraques sont les mêmes”. Outre la fermeture des commerces de proximité, expérience commune dans les centres des villes moyennes françaises, apparaît une monotonie quotidienne.

L’évocation nostalgique des petits instants qui peuvent vite devenir des rituels, comme le samedi après-midi dans les grandes zones commerciales à faire et refaire les mêmes boutiques, fait écho à l’identification du rappeur à sa ville. Une fusion qui s’exprime notamment lorsqu’Orelsan déclare : “Ma ville aux cent clochers / À chaque fois qu’ils détruisent un bâtiment / Ils effacent une partie d’mon passé.” (Dans ma ville on traîne) L’existence de l’artiste se mêle alors à l’architecture de la ville, témoignant d’un attachement intense aux rues et aux édifices qui l’ont vu grandir.

« Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises et au rythme de l’existence qui les anime qu’il rend hommage.»

Cette France “où on danse la chenille” et où “le chômage et la tisane forment un cercle vicieux” (La Pluie) est aussi caractérisée par une périurbanisation à perte de vue. Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises qu’il rend hommage.

Plus intéressant encore, Orelsan décrit la fragmentation de cette société, lorsqu’il évoque la banlieue caennaise notamment, “Où tu peux voir les grandes tours des quartiers / Où l’architecte a cru faire un truc bien / Si j’rappais pas, j’y serais jamais allé / Parce qu’on s’mélange pas tant qu’ça, là d’où j’viens.” (Dans ma ville on traîne) Cette fragmentation spatiale renvoie donc à une atomisation sociale, sinon culturelle, comme on peut le voir avec cette absence de mélange entre les quartiers populaires et les zones pavillonnaires, elles aussi caractérisées par un morcellement outrancier : “À côté des pavillons rectilignes / Où on pense à c’que pense la voisine / Où on passe les dimanches en famille / Où on fabrique du blanc fragile.” (Dans ma ville on traîne)

Il s’agit donc d’une France complexée que décrit Orelsan, une France provinciale qui s’oppose sous tous rapports au parisianisme, synonyme de suffisance, de superficialité, d’apparences et d’illusions. Cette opposition quasi vitale à Paris et son monde se traduit par une incapacité chez Orelsan à habiter la capitale, du moins mentalement : « j’suis pas chez moi dans la capitale / Je continue d’écrire sur une ville où j’habite pas » (San) Ce complexe provincial peut d’ailleurs remonter à l’enfance, lorsque le rappeur évoque la plage à une vingtaine de minutes de Caen, probablement sur la Côte de Nacre, “Où les Parisiens nous trouvaient tellement nuls.” (Dans ma ville on traîne)

À la géographie périurbaine s’ajoute même une critique non sans ironie du consumérisme des classes moyennes : ”J’viens d’la classe moyenne, moyennement classe / Où tout le monde cherche sa place / Julien Clerc dans le monospace”. (La Pluie)

Le porte-parole d’une génération sacrifiée ?

De là à considérer Orelsan comme un enfant de cette France en crise, porte-parole d’une génération sacrifiée ? Le rappeur chante en tout cas l’ennui et la résignation qui accable tant de jeunes, auquel il mêle la mélancolie dans son dernier album La Fête est finie. A ces sentiments s’ajoute la difficulté de rentrer dans l’âge adulte et le phénomène de l’adulescence sur lequel l’article du Comptoir Orelsan, reflet d’une génération qui n’arrive pas à vieillir revient en détail.

« Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères qui touche une partie de la population »

Son rejet de la société libérale – tant dans son rythme, dans ses habitudes que dans ses pratiques – telle qu’elle est façonnée dans les grandes métropoles est manifeste dans ses textes. La segmentation qu’il fait de la France n’est pas sans rappeler les travaux de Christophe Guilluy : à la concentration des activités dans les grandes métropoles s’oppose le reste du territoire, la France périphérique. En ce sens, le chanteur dessine ce qui constitue une contre-société, une nouvelle radicalité sociale.

Lorsqu’il évoque la capitale comme dans Suicide Social, c’est pour dresser une critique acerbe de la société contemporaine, des valeurs qu’elle propage. Cette chanson pamphlétaire n’épargne personne et égratigne les « Parisiens », les « employés de bureau » ou encore les « sudistes abrutis par leur soleil cuisant ». Il décline par ailleurs un certain nombre de fonctions ou professions que l’on retrouve typiquement dans les grandes métropoles, allant des « communicants » aux « jeunes cadres fraîchement diplômés » ou aux « PDG ». Ces archétypes semblent incarner un idéal médiocre et une existence vaine liés à l’ambition, au désir d’argent et façonnent une société dans laquelle Orelsan ne se reconnaît pas. Il n’y a pas pour autant de tendresse pour les autres groupes sociaux et milieux : les syndicalistes, les professeurs, personne n’est épargné.

D’ailleurs, fils d’institutrice et de directeur d’école, Orelsan entretient un rapport particulier avec l’institution scolaire, qui n’assure pas la mission d’ascension sociale et, surtout, qui peine à transmettre du sens à une génération désœuvrée. C’est dans Notes pour trop tard qu’il développe particulièrement ce point : “L’école est un calvaire, y’a pas grand-chose à faire / Arrêter, c’est partir trop tôt dans une autre galère / Tèj’ ton sac-à-dos en l’air, t’auras l’poids d’la société sur les épaules / Un patron, ton père et ta mère / Trois-quarts des cours servent à rien […] L’école est un filtre qui rend tout très chiant.”

Cependant, il va sans dire que le public d’Orelsan va au-delà de ceux qui partagent un vécu similaire. Son œuvre touche en effet bien au-delà des jeunes issus de cette France périphérique, en témoignent les programmations dans les festivals ou les salles parisiennes remplies pour son passage. Il chante certes une révolte, mais la tendresse, la mélancolie perdurent lorsqu’il s’agit de ses jeunes années en Basse-Normandie. Dès lors, si ses textes touchent bien au-delà des frontières qu’il leur donne, n’est-ce pas parce qu’il chante plus largement un rejet de la société actuelle, en crise ? En ce sens, Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères et le désir de nouveauté qui touche une grande partie de la population.

 

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Creative commons : https://i.vimeocdn.com/video/516446790.jpg?mw=1920&mh=1080&q=70

A-t-on abandonné les services publics et les classes populaires ?

De gauche à droite : Adrien Quatennens, Emmanuel Maurel, Maëlle Gélin, Gérald Andrieu et Marie-Pierre Vieu.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat sur les rapports entre les forces progressistes et les classes populaires. Nous recevions Adrien Quatennens (LFI), Emmanuel Maurel (PS), Gérald Andrieu (journaliste et essayiste) et Marie-Pierre Vieu (PCF).

Crédits photo : ©Ulysse Guttman-Faure

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

Crédits :

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

L’urgence de renouer avec la “France périphérique” : la leçon de C. Guilluy

Capture Paris Première

Lorsque ses essais sont publiés, Christophe Guilluy provoque souvent des polémiques, lui valant des critiques vives venant du monde universitaire et du monde politique. Il est entre autres auteur de La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires en 2015 ou, plus récemment, du Crépuscule de la France d’en haut, et peut être qualifié de « géographe de gauche » à tendance chevènementiste. Retour sur une grille de lecture intéressante, au-delà des polémiques.

On doit à Christophe Guilluy l’élaboration d’une géographie sociale inédite, notamment par le concept de « France périphérique », qui permet de comprendre les erreurs de la gauche depuis une trentaine d’années et le désamour logique d’une partie de la population à l’égard de la classe politique.

Son analyse est simple : il divise la France en deux parties. D’une part, la France des grandes villes, les « vitrines heureuses de la mondialisation » qui bénéficient de cette dernière, qui profitent des effets du multiculturalisme, où cohabitent cadres et immigrés. Celles-ci abritent la plupart des emplois les mieux rémunérés. D’autre part, la France périphérique et périurbaine délaissée par la classe politique, notamment la gauche, qui se paupérise et qui est en quelque sorte condamnée du fait de son éloignement des bassins d’emplois les plus dynamiques situés dans les métropoles. Cette périphérie concentrerait 60% de la population répartie dans 90% des communes, pourcentages parfois remis en question, mais concentrons-nous sur la grille d’analyse qui est elle plus difficile à contester, et qui peut être très instructive pour la gauche.

Nombre d’hommes politiques, ont adopté une grille de lecture semblable à celle dessinée par Christophe Guilluy. Citons ici Emmanuel Macron qui avait intitulé sa conférence meeting du 4 octobre à Strasbourg « La France qui subit » parlant des gens « mis dans une situation quasi systématique de passivité et d’impuissance » face à des « contraintes professionnelles, géographiques, sociales ». François Hollande et Nicolas Sarkozy font également partie de ses lecteurs. Alors que l’auteur esquisse une analyse qui devrait avoir pour suite logique une remise en question des dynamiques ayant engendré cette fracture, pourquoi n’inspire-t-il pas plus la gauche qui pourrait, grâce à elle, sortir de l’aporie idéologique dans laquelle elle est plongée depuis les années 1980 ?

En effet, cette fracture n’est-elle pas à terme (si ce processus n’est pas déjà en marche) l’arrêt de mort du modèle républicain, pourtant garant d’un modèle social et d’un idéal politique – Liberté, Égalité, Fraternité – repris à tort et à travers dans les discours, mais de plus en plus difficilement observable dans les faits ? Dès lors, pourquoi ne pas aller au-delà du diagnostic pour en déduire un programme social adapté afin d’enrayer la fragilisation de cette France périphérique ?

Cette fracture témoigne notamment de la reconfiguration du clivage politique et du vote au sein des nouvelles classes populaires, qui se désaffilient ainsi de partis historiques : le paysan ne vote plus à droite, tout comme l’ouvrier ne vote plus à gauche. Ces deux derniers groupes vivent majoritairement dans cette France périphérique et adhèrent à une même perception de la classe politique et de la mondialisation. De là, découle un sentiment de marginalisation et de blocage à l’intérieur de territoires que les populations n’ont pas forcément choisis, et dont elles ne peuvent que très difficilement s’extraire (manque d’opportunités, peu de création d’emplois privés…). Ce qui se traduit par le vote frontiste ou l’abstention.

Ainsi, pourquoi la gauche qui assiste impuissante et coupable à la fuite de son électorat ne s’empare-t-elle pas de cette grille de lecture ?

Reconnaître et comprendre cette fracture conduirait (notamment le PS – même s’il n’est pas le seul à gauche), à reconnaître des erreurs stratégiques souvent anciennes qui ont pourtant façonné et façonnent encore son programme politique. C’est une urgence, les discours culpabilisants au sujet du vote FN ne fonctionnent plus. Il faut donc saisir les problèmes à la racine, et non entonner d’éternels couplets devenus inaudibles.

Reconnaître et comprendre cette fracture serait une invitation pour la gauche à se reprendre en main en redéfinissant un programme social ambitieux, en assumant l’importance des services publics de proximité, en enrayant la rapidité de constitution des déserts médicaux, et en faisant de l’École un outil d’émancipation et d’ascension sociale.

Reconnaître et comprendre cette fracture est un moyen de penser la France avant de penser plus d’Union Européenne et de saisir les limites des traités et des directives européennes qui entravent les politiques nationales, notamment les politiques liées aux services publics.

Reconnaître et comprendre cette fracture, c’est assumer pour la gauche les questions d’identité, de définition de ce qu’est le lien national, sur lesquels elle ne prend pas position par peur d’être accusée de verser dans le racisme, la xénophobie. C’est affirmer que ce qui fonde la nation n’est pas un lien ethnique, mais un lien politique. Cela implique de remettre au cœur des discours la citoyenneté et la primauté des principes républicains, et faire ainsi de ces enjeux dévoyés par la droite des enjeux où la gauche reprenne enfin sa place historique.

Reconnaître et comprendre cette fracture signifie enfin pour la Gauche qu’elle doit repenser ce qu’est le lien social et ce qui fonde la nation. Elle ne doit plus gouverner que pour les gagnants de la mondialisation en oubliant tous les autres sous prétexte qu’ils ne votent plus – ou en tout cas plus pour elle. En ce sens, la France périphérique, c’est l’autre nom du lâchage organisé des classes populaires par la soi-disant “Gauche de gouvernement” opéré ces trente dernières années.

 

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