La France périphérique : une obsession urbaine ?

Quand on parle de « villes moyennes », les images de la « France périphérique », de centres-villes aux commerces fermés, d’un dépeuplement et d’un appauvrissement ne sont jamais loin. Certes, de nombreuses villes secondaires ont durement subi la mondialisation et la disparition progressive des services publics. Mais ces clichés médiatiques empêchent de prendre conscience du rôle essentiel que remplissent ces petites villes, qui accueillent les exclus et les individus à la recherche d’un mode de vie moins urbain. À travers le cas de Lodève (Hérault), Sébastien Rome, ancien élu local, invite à sortir du regard méprisant et trompeur sur cette France des sous-préfectures tant caricaturée.

Après deux ans de crise sanitaire, les métropoles n’ont plus vraiment le vent en poupe. Plus tôt, le mouvement des gilets jaunes avait quant à lui stoppé net tout discours sur les bienfaits de la métropolisation, abondamment repris sous la présidence Hollande et dans les premières années du quinquennat Macron. Ce coup de frein a rendu d’autant plus audibles les contestations grandissantes des élus locaux à l’égard de la politique nationale, tout comme les analyses – contredites, en particulier au sein de la profession – du géographe Christophe Guilluy, sur la « France périphérique » où les classes populaires seraient « reléguées » et « sacrifiées » hors des métropoles. Sur l’ensemble de l’échiquier politique, la plupart des analyses sur le rapport entre grandes villes et périphéries semblent s’être ralliées à cette thèse selon laquelle « la catégorie périphérique se fonde peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes ». Si les difficultés dans ces territoires sont indéniables, la réalité observée dans ces petites villes est souvent plus nuancée qu’il n’y paraît, comme en témoigne le cas de Lodève.

Les dynamiques paradoxales d’espaces « relégués »

Lodève, 7426 habitants, sous-préfecture de l’Hérault, se situe à 45 kilomètres de la métropole de Montpellier, entre 40 minutes et 1 h 30 en voiture selon les moments de la journée. Siège de la communauté de communes Lodévois et Larzac (14 000 habitants), c’est une de ces nombreuses petites villes avec un passé industriel déjà ancien qui gagne peu d’habitants, aux nombreux commerces fermés et dont le centre-ville au bâti vide et dégradé s’est paupérisé. Cependant, la ville est un véritable « centre », concentrant l’activité économique, culturelle et démographique du territoire. Un paradoxe.

La situation géographique de la ville au sein du réseau urbain héraultais la place en marge, « à la périphérie » du fort développement économique et démographique que connaît le territoire plus au sud à une vingtaine de kilomètres, plus près de la métropole. Alors que ce caractère périphérique semble sauter aux yeux, Lodève reste un lieu de centralité où la volonté politique de l’État maintient l’activité de la ville. Peut-on vraiment parler, à l’instar des villes hors influence métropolitaine, de territoire oublié ? 

Lodève bénéficie encore d’un « surclassement administratif » dont la conséquence première s’observe sur l’emploi. Il y a plus d’emplois à Lodève que de personnes en âge de travailler, dans un contexte où le centre-ville concentre environ 20 % de chômage. Ce sont donc les personnes qui viennent travailler chaque jour et qui vivent pour les trois quarts à moins de 30 minutes qui occupent ces emplois. Ces personnes vivent dans une maison pavillonnaire dans les villages aux alentours, où le foncier (et/ou la taxe foncière) est moins cher.

Ces emplois se concentrent logiquement autour du secteur public (55 %), sur l’artisanat, dans certains secteurs qualifiés du tertiaire et d’autres, moins qualifiés du service à la personne (32 %). 71 % des entreprises n’ont pas de salarié et 95 % ont moins de 9 salariés. On ne sera pas surpris d’apprendre que la sphère présentielle, définie par l’INSEE comme « l’ensemble des activités économiques au service de la population locale », s’élève à 92 % de l’activité économique. Il ne reste rien pour la sphère productive. On peut littéralement dire que le territoire ne contribue pas – ou peu – au PIB français.

C’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte d’un service public s’identifie à une délocalisation.

Comme le montre le géographe Laurent Davezies, alors que le territoire se sent délaissé par l’État du fait des restrictions budgétaires, il est extrêmement soutenu par celui-ci et les autres collectivités sur l’investissement, l’emploi public et par les revenus de redistribution (retraite, allocations et RSA). Loin d’aspirer les richesses à soi, les Métropoles qui produisent la richesse, la transfèrent en partie aux autres territoires via les budgets de l’État et ceux de la Sécurité Sociale (Davezies, 2012). On pourrait inverser d’ailleurs la proposition du sentiment d’être un territoire oublié : c’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte s’identifie à une délocalisation. Chaque emploi qui s’ouvre dans un service de la municipalité va donc susciter une forte concurrence, des jalousies et des accusations plus ou moins fondées de « piston ». Finalement, ce n’est pas « l’insécurité culturelle » face à l’étranger qui mine les rapports sociaux dans ces territoires, mais l’incertitude liée à un emploi qui institue un principe de dépendance. Est-ce pour autant une ville sous perfusion ?

Bien que la ville concentre l’activité économique, comme l’atteste la saturation en journée des parkings malgré leur surnombre par rapport au nombre d’habitants, un tiers des commerces sont vides et près de 16 % des logements (contre 7,4 % pour l’Hérault dont le taux est déjà haut). Pourtant, on retrouve dans la ville l’essentiel des loisirs, de la culture (cinéma, musée, médiathèque, clubs sportifs, associations…) et de l’ensemble des services publics et privés (poste, pharmacies, boulangeries, bars, marchés, primeurs, librairies, bureau de tabac…). Mais comme ailleurs en France, la consommation des ménages, équipées d’au moins une voiture, se fait dans les supermarchés ou plus loin, jusqu’à Montpellier.

Lieu d’invention d’une contre-société

Ce centre-ville vide remplit pourtant une fonction que l’État n’assume plus. Il permet à une population pauvre, composée d’une part importante de familles monoparentales et de personnes seules plus âgées, d’avoir un logement abordable. Ce parc de logement est essentiellement privé et dégradé. Ce sont de mauvais « logements sociaux de fait », conséquence de l’incurie de la politique du logement des 40 dernières années. Comme les conditions de logements sont mauvaises, les personnes partent vers d’autres logements, souvent du même type, et sont remplacées par des personnes aux mêmes parcours de vie. Le phénomène s’auto-entretient et permet aux propriétaires de tirer des revenus de la paupérisation. Le vide, continuellement en mouvement, est une opportunité ; la pauvreté rapporte.

Avec les éléments donnés ci-dessus, cette sous-préfecture déclassée reste un centre, un bassin d’emplois et de services avec une dynamique particulière de population. Reste à savoir si ces populations qui viennent loger en centre-ville, dont beaucoup vont repartir, sont contraintes et assignées à ce territoire. Sont-elles exclues de la métropole ?

Une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ».

L’ensemble des éléments décrits plus haut sont en fait un avantage pour celles et ceux qui déploient un imaginaire de « contre-culture » à la mondialisation. Contre les métropoles, une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ». Pour les populations aux faibles revenus, ces petites villes permettent un accès direct aux nombreux services publics et privés, sans avoir besoin d’une voiture. Cette possibilité est offerte par l’accès à un logement abordable et immédiatement accessible (souvent dégradé), proche de grands espaces naturels, avec une sociabilité facilitée par la taille humaine de la ville, un tissu associatif dans lequel on peut s’insérer facilement, un réseau d’aide sociale structuré, une offre culturelle gratuite… C’est donc un choix que l’on peut qualifier de rationnel pour des personnes à faible revenu.

C’est aussi un choix rationnel pour les retraités ou encore pour des personnes exerçant des métiers de la création (artistes, chercheurs, architectes…) ayant une vie très active, souvent dans les grandes métropoles françaises, trouvant à Lodève un havre de paix tout en gardant une partie de leur activité professionnelle à distance, permettant le maintien de revenus. La presse se fait d’ailleurs l’écho de cette tendance qui existait avant le Covid. C’est l’occasion pour ces nouvelles populations de mettre à profit leurs compétences ou leur temps libre au service de projets innovants, d’expérimenter là où « tout est à faire », dans la galaxie de l’économie sociale et solidaire, de la transition écologique, de l’art (multiplications de tiers lieux, d’espaces de travail ou de vie collaboratifs…).

Reste une dernière partie de la population présente sur la ville et installée depuis plus longtemps qui se qualifie elle-même comme Lodévoise « de souche ». Ville de leur enfance et ville de leur cœur, ils regardent parfois avec circonspection les nouvelles populations précaires ou créatives qui changent l’image de « leur » ville, mais à laquelle ils resteront pour toujours attachés et qu’ils ne quitteront pas.

Tous ces groupes disparates ont en commun de choisir de faire contre-société, de délibérément gagner leur autonomie contre un système économico-politique (« les gens de la ville ») favorisant la concurrence internationale et volontairement en se mettant en retrait. Ainsi, on ne s’étonnera pas de voir que les diverses formes d’oppositions politiques sont toutes traversées par une urgence dégagiste où l’abstention, cet autre nom du retrait, est première. Ces territoires ont leurs centralités, leurs caractéristiques économiques et culturelles propres, leurs systèmes de sociabilités solidaires et leurs avantages comparés aux métropoles qu’aucun habitant ne souhaiterait perdre.

Stop au misérabilisme

Quand Coralie Mantion, vice-présidente EELV à l’aménagement durable du territoire, urbanisme et maîtrise foncière à la métropole de Montpellier affirme que « concentrer les logements et les emplois sur Montpellier n’est pas bon pour l’équilibre du territoire. Ça appauvrit des villes moyennes comme Lodève. Ça oblige les habitants à utiliser la voiture pour aller travailler à des dizaines de kilomètres de là où ils habitent. Ça provoque donc l’asphyxie de Montpellier », elle fait un double contresens.

Premièrement, les villes ayant exclu totalement les classes populaires de leurs centres sont plutôt les exceptions que la règle en France. Paris et Lyon ne sont pas Marseille, Montpellier et les centaines de petites-moyennes villes qui y concentrent aussi la pauvreté. En réalité, la métropole de Montpellier rencontre les mêmes problématiques que ses sous-préfectures, mais à une tout autre échelle. L’INSEE l’a mis en exergue dans son étude sur le « paradoxe Occitan ». La création d’emplois privés au sein de la métropole ne vient pas briser ce paradoxe où le dynamisme côtoie l’extrême pauvreté. On pourrait décliner exactement les mêmes analyses, dans les « périphéries », sur le poids de l’emploi public, la déprise du commerce en centre-ville… L’explication donnée à ce paradoxe par l’institut est « le développement du tourisme en Languedoc-Roussillon [qui] est apparu comme un remède au déclin de l’emploi agricole, notamment avec la Mission Racine de 1963 à 1983. Mais la création ex nihilo de cette nouvelle spécialisation a généré une fragilité économique. » Marseille avec sa grande périphérie est certainement la première ville, en taille et dans l’histoire, à donner à voir ce modèle fait d’autoroutes gratuites, d’étalement urbain, de zones commerciales et d’un centre paupérisé dont les conséquences sociales et écologiques sont lourdes.

Mais l’illusion de la réussite des métropoles a une conséquence sur les logiques de développement des petites villes dont les dirigeants se pensent plus souvent avec les lunettes de ces métropoles, rêvant des mêmes traits de développement. Ainsi, l’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes. Ce discours fait écho à celui de la question sociale qui oscille entre anathèmes et soutien paternaliste des personnes en situation de pauvreté. Pour les uns, il y aurait trop d’aides et de complaisances pour ces « cas sociaux » quand pour d’autres les accompagnements ne seraient pas suffisants. Les petites et moyennes villes sont à l’image du piège de ce dualisme.

L’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes.

Quand de nombreux indicateurs deviennent défavorables sur un territoire et que l’on constate que des personnes et des collectivités font face à des difficultés importantes (logements indécents, difficultés d’accès aux services, à l’emploi…), l’État intervient pour compenser ces inégalités. Toutefois, il fait ce constat de « sous-développement » au regard d’une certaine norme de développement fondée sur la capacité d’un territoire à s’insérer ou pas dans l’économie mondiale et non sur les logiques déjà à l’œuvre sur le territoire. On peut parler de « ville-objet » comme Pierre Bourdieu parle de « classe-objet ». La « classe-objet » est la partie de la population qui forme une classe sociale « qui ne parle pas, mais qui est parlé ». L’objectivation de ces territoires de seconde zone face aux métropoles passe par une déprise de la production de discours, et donc de politique publique. Doit-on apprécier l’efficacité économique des territoires français au regard du seul modèle métropolitain ? Pourquoi ne pas voir les motivations qui conduisent des habitants à choisir et à rester vivre à la campagne  ? « Celles et ceux qui restent dans ces campagnes y trouvent […] un cadre d’autonomie où les normes de comportement et les logiques de concurrence qui valent ailleurs – et rendraient leur style de vie désuet – ne pèsent pas lourd ». Ce que le sociologue Benoît Coquard décrit, la ringardisation des territoires et de leurs habitants, n’est qu’un effet de points de vues.

Inventer un nouveau modèle, non-métropolitain

Si l’on veut être fidèle à « ceux qui vivent ces territoires », il faut chercher des pistes de développement plus endogènes, fondées sur la volonté des acteurs locaux de créer cette contre-société. Loin des clichés doloristes se trame une volonté de mettre le territoire en projet sur d’autres objectifs que de le raccrocher à l’économie mondiale. Ce type de développement économique du territoire serait alors guidé par une idée d’une certaine forme d’autonomie et d’une reconnaissance du pouvoir d’agir de ces habitants.

Selon Valérie Jousseaume, dans son livre Plouc Pride, nos ruralités pourraient être le lieu d’une nouvelle économie redéfinissant la notion même de progrès. Après l’ère paysanne (Moyen-Âge) et l’ère de la modernité (productivisme, individualisme, justice sociale), serait en germe l’ère de la « noosphère » qui s’accompagnerait d’un « droit au village » (même en ville) par l’authenticité des lieux de vies et des rapports humains, par une sobriété choisie et heureuse, par l’élargissement des « communs » et de la coopération. La créativité y serait permise par proximité, la qualité de vie, le brassage de populations non homogènes, le haut débit et des transports non polluants seraient le fermant des initiatives locales. Dans cette configuration, la valorisation de l’identité d’un territoire, qui ne doit ressembler à aucun autre voisin, est la première pierre d’un renouveau des campagnes, où les métiers écologiques constitueraient le socle d’une nouvelle économie (agriculture, énergie, recyclage, rénovation, réparation, métiers du lien…). Cela sonnerait « l’impasse de la métropolisation » pour reprendre le livre de Pierre Vermeren, qui montre que l’ensemble des mécanismes qui ont conduit les métropoles californiennes à être des zones invivables sont aujourd’hui à l’œuvre en France. Ainsi, les classes supérieures vivant dans les métropoles hypertrophiées militent pour une écologie des villes entre confort de vie et activités professionnelles tournées vers la mondialisation, ce qui est loin d’être écologique. Dans le même temps, l’ensemble des activités de consommations de masse, gaspillant énergie et espaces, sont exportées en dehors de la ville déroulant aux portes des villes, le tapis d’une « France moche ».

Pierre Vermeren estime que 30 à 35 millions sont déconnectés de cette économie mondialisée qui produit l’essentiel des richesses. Ne faut-il donc pas prendre acte de ces deux France plutôt que de le déplorer et laisser croire que la France dite « périphérique » veut se raccrocher aux métropoles ? La réalité des territoires, pas si périphériques, frappés par le chômage, la déprise économique, commerciale et démographique est bien plus nuancée que le simple constat d’une France reléguée et oubliée. Comme pour la « banlieue », avec qui elle partage de nombreux traits sociologiques et de nombreuses problématiques, elle n’échappe pas aux discours la surplombant avec une urbaine condescendance.

Ainsi, plutôt que de singer le développement métropolitain, nous aurions tout à gagner à permettre aux citoyens, aux élus et aux acteurs économiques, sociaux et de l’écologie d’avoir le champ libre pour déployer ce qu’ils sont déjà en train d’inventer ; une autre France que celle que l’on nous a vendue depuis 1983. Une France dont les habitants perçoivent tout l’intérêt d’y vivre et qui recherche une capacité à être autonome par sa production agricole, énergétique et économique, mais rattachée à la nation et trouvant la voie de la maîtrise de son destin. Une France si peu périphérique qui est devenue centrale dans le débat politique.

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel

Leurs enfants après eux, le roman de la France périphérique

Leurs enfants après eux / Actes Sud DR

Le deuxième roman de l’écrivain vosgien Nicolas Mathieu, Leurs Enfants après eux, a obtenu le prestigieux prix Goncourt 2018. Si ce sont ses indéniables qualités littéraires qui ont été récompensées, ce roman possède un autre intérêt : il met en lumière une France dont on parle peu.


Le roman suit l’évolution de quatre adolescents, qui deviennent au fil de l’histoire de jeunes adultes, de 1992 à 1998. Sa particularité réside dans le fait que l’histoire se déroule dans un cadre spatial et temporel bien particulier : la Moselle, et notamment les environs de Hayange, dans le contexte d’agonie de l’activité industrielle, qui faisait autrefois la fierté de ce territoire avant d’en faire un espace qui, aujourd’hui encore, ne s’est pas remis de la désindustrialisation et illustre bien l’idée de l’existence d’une « France périphérique ».

Une illustration de la reproduction sociale.

Le roman s’ouvre sur une citation tirée de la Bible qui, à elle seule, résume l’une des lignes de force de l’ouvrage :

« Il en est dont il n’y a plus de souvenir,

Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé,

Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés,

Et, de même, leurs enfants après eux. »

Cette citation, qui donne son titre à l’ouvrage, illustre en effet l’importance de la reproduction sociale, de la difficulté de s’extirper de son milieu d’origine, même avec la meilleure volonté du monde. À travers ce roman, Nicolas Mathieu a voulu écrire l’histoire de ces personnes qui, de génération en génération, ne parviennent pas à s’élever socialement et périssent comme si elles n’avaient jamais existé.

À ce titre, la trajectoire des quatre protagonistes est édifiante. Anthony est le fils d’un sidérurgiste licencié et d’une mère employée de bureau. Ni ses parents, ni lui, n’ont jamais nourri d’espoir d’ascension sociale à son sujet. À plusieurs reprises dans l’ouvrage, transparaît l’idée que les choses sont jouées d’avance, faute de moyens pour s’informer sur son avenir : « Anthony avait eu 18 ans en mai. Puis son bac en juin, série STT, sans trop se faire d’illusions non plus quant à la suite des événements. […] En mars, il s’était rendu à un forum d’orientation organisé à Metz avec toute sa classe. […] Il avait signé sa feuille d’engagement en avril. Il partait le 15 juillet ».

Avant même l’obtention du baccalauréat, passeport vers les études supérieurs et vers la possibilité d’une émancipation de son milieu d’origine, Anthony a intériorisé le fait que ces choses-là n’était pas pour lui : il lui reste à choisir un engagement dans l’armée, faute de mieux. Le déterminisme social, dans ces régions encore plus qu’ailleurs, semble bloquer la population dans un avenir tout tracé qu’elle n’a pas choisi.

C’est aussi le cas de Hacine, l’un des autres personnages principaux. D’abord petite frappe de banlieue, Hacine rêve d’argent, et surtout d’argent facile. Face à lui, son père, immigré maghrébin, incarne le décalage constant qui existe entre les immigrés et leur pays d’accueil : malgré sa volonté d’intégration, Hacine sait que son père ne comprend pas vraiment le fonctionnement de la France. Un épisode du roman, au début de celui-ci, l’illustre particulièrement bien : Hacine se rend à la mairie, au service de l’emploi, afin de parler avec une conseillère. Il y va à la demande de son père, qui lui assure que le maire a dit qu’il y aurait du travail pour lui. Or, lors du rendez-vous de Hacine, où la conseillère lui fait comprendre que son CV n’a rien d’exceptionnel, celle-ci finit par lui expliquer : « Il doit y avoir un malentendu. Notre rôle, c’est d’aider les gens à se mettre en valeur, reprendre confiance. » Ce « malentendu » résume la vie du père de Hacine, ainsi que la sienne : la mairie, c’est-à-dire les pouvoirs publics, n’ont rien à offrir. Leur seul rôle est de limiter les dégâts, d’accompagner la lente déchéance de ces territoires tout en faisant porter le poids du chômage sur les individus : si l’on ne trouve pas de travail, c’est que l’on n’a pas suffisamment confiance en soi. Après cette dernière tentative, Hacine cherche des moyens moins légaux, et plus simple, de réussir.

Mais la petite bourgeoisie locale est aussi concernée, et c’est l’un des mérites de l’ouvrage de Nicolas Mathieu : il cherche à dresser le portrait du territoire dans son ensemble, sans misérabilisme et sans se focaliser sur une catégorie sociale en particulier. Ainsi Steph, fille d’Hayange issue d’un milieu relativement favorisé, prend elle aussi violemment conscience du décalage qui existe entre elle et les authentiques bourgeois, lors de son entrée en classe préparatoire à Paris : « Aux yeux de ses nouveaux camarades, Steph faisait figure de plouc achevée. […] Dès sa première colle, le prof lui avait conseillé de se débarrasser de son accent, ça pouvait gravement la désavantager au concours. » À travers le personnage de Steph, il s’agit de voir que le déterminisme n’est pas seulement social : il est aussi territorial. Vivre dans un département à l’image souvent négative dans le reste de la France marque la trajectoire des individus, même quand ils sont socialement favorisés par ailleurs.

L’impossible sortie de crise

Mais au-delà du portrait d’une jeunesse désabusée et lucide quant à ses maigres perspectives d’avenir, c’est aussi un département en crise qui est évoqué dans le roman. Les annonces, les promesses d’un avenir radieux et d’une reconversion prochaine du territoire sont en décalage complet avec une réalité douloureuse piteusement maquillée. Ainsi, la mairie a des projets : « Le plan était simple :investir. Le moyen évident : l’endettement. […] Au conseil municipal, on s’en tenait au discours officiel : amorcer la pompe nécessitait du temps et des efforts, mais une fois la machine mise en branle, on en serait quitte pour un siècle de plein-emploi. » Tout au long du roman, la municipalité annonce de nombreux projets, prédit un développement massif du tourisme qui fera revenir la prospérité dans la vallée.

Mais la prospérité n’arrive jamais. La seule action concrète menée par les responsables politiques est purement esthétique :

« Dans tout le canton, on avait vu paraître des façades groseille, vert, fuchsia ou bleu layette. Ce qui restait de l’ancienne cité, avec ses souvenirs de guerre et de cadavres, ses frontons républicains et ses restes de catholicisme disparaissaient sous le ripolinage. […] Ils s’en accommodaient au nom du progrès, idée la plus tenace en somme. »

Le renoncement du pouvoir politique à améliorer les conditions de vie du peuple est total : seule une mesure d’embellissement, ici ridiculisée, est mise en place. Cette mesure est même néfaste : à travers ce ravalement de façade, il s’agit d’effacer le patrimoine historique (les guerres) et culturel (la place du catholicisme et du monde ouvrier), voire même d’officialiser la sortie de ce territoire du giron républicain, avec la disparition des frontons. L’évocation d’une vague notion de « progrès », vidée de sa substance, pour justifier ces abandons et ces reculs sociaux, résonne curieusement et douloureusement avec l’actualité.

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Hayange, ancien centre de l’activité industrielle française, aujourd’hui en grande difficulté

Cette prétendue modernisation, ce progrès si vague, ne touche pas seulement le territoire mais aussi les êtres : la mère d’Anthony doit par exemple réapprendre son métier de gestionnaire de paye. « Son chef l’avait soumise à une batterie de tests permettant de s’assurer qu’elle savait faire le boulot qu’elle faisait. […] Elle avait dû repartir en formation, la trouille au ventre, pour réapprendre ce qu’elle savait. » On sent ici l’humiliation de s’entendre dire, après des dizaines d’années de carrière, que l’on n’est pas assez performant, qu’il faut recommencer à apprendre pour, finalement, toujours faire la même chose. Le ressort de ce nouveau monde du travail est la peur, la « trouille » : si on refuse de s’y conformer, on risquerait de rejoindre l’armée des chômeurs créée par la désindustrialisation de la France.

Une description sincère des habitants de ces territoires

Si ces éléments critiques sont présents dans Leurs Enfants après eux,on aurait tort d’en faire un roman manifeste ou politique. Il s’agit plutôt d’une description en forme d’hommage, de la part d’un homme qui a réussi à quitter formellement ce monde sans jamais réussir à s’en détacher. C’est ainsi que Nicolas Mathieu parle de son roman :

« Je suis né dans un monde que j’ai voulu fuir à tout prix. Le monde des fêtes foraines et du Picon,de Johnny Hallyday et des pavillons, le monde des gagne-petit, des hommes crevés au turbin et des amoureuses fanées à vingt-cinq ans. Ce monde, je n’en serai plus jamais vraiment, j’ai réussi mon coup. Et pourtant, je ne peux parler que de lui. Alors j’ai écrit ce roman, parce que je suis cet orphelin volontaire. »

On ressent ici toute l’ambivalence de la position de l’auteur,transfuge de classe, qui utilise les moyens d’expression de la petite bourgeoisie intellectuelle à laquelle il devrait désormais appartenir (la littérature),pour parler du monde auquel il se sent toujours et irrémédiablement lié : celui de la France périphérique, qui l’a marqué et forgé.

On sent d’ailleurs, à plusieurs reprises, la profonde affection de Nicolas Mathieu pour ce territoire, notamment lorsqu’il décrit les moments festifs qui s’y déroulent, et qui prouvent que ces territoires sont encore vivants. L’épisode du 14 juillet 1996 est, à ce titre, particulièrement éclairant :

« Ils étaient donc là, peut-être pas tous, mais nombreux, les Français. Des vieux, des chômeurs, des huiles, des jeunes en mob, les Arabes de la ZUP, les électeurs déçus et les familles monoparentales, les cadres et les commerçants en Lacoste, les derniers ouvriers. »

Malgré la mise à l’écart délibérée de ce territoire par les pouvoirs, malgré les difficultés, on peut encore parler de « Français » : dans ces espaces en souffrance, le peuple existe encore, dans toute sa diversité culturelle et surtout sociale.

Le roman n’est pas une critique, ni une dénonciation : il est une simple description d’un état de fait, la description d’un territoire qui souffre depuis si longtemps qu’une partie de ses habitants a intériorisé cette souffrance et s’est résignée à devoir la supporter. Il n’en reste pas moins une œuvre qui donne à réfléchir sur la France contemporaine, et ses territoires abandonnés, en plus d’être d’une grande qualité littéraire. À lire.

Orelsan, le rap d’une France en crise

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Orelsan à droite, dans le clip de 06h16 – Des histoires à raconter, des Casseurs flowters

Si Orelsan avait marqué les esprits avec ses titres Sale Pute et Saint Valentin, au cœur d’une vive polémique en mars 2009, son album Le Chant des sirènes a été deux fois disque de platine (2011) et La Fête est finie trois fois (2017). Finis, les scandales. Ces nouveaux textes évoquent des souvenirs provenant de l’enfance, de l’adolescence ou encore de la vie de jeunes adultes, et correspondent à la réalité de nombreux jeunes qui ont grandi dans les années 90 puis 2000. Au-delà des souvenirs mélancoliques, c’est également un portrait de la France périphérique que dresse le chanteur.


Qu’est-ce qui explique un tel engouement pour Orelsan ? S’agit-il d’un enthousiasme lié à des titres pouvant parfois être qualifiés de “commerciaux” comme la chanson Basique (La Fête est finie, 2017) ou peut-on voir derrière ce phénomène le reflet d’une jeunesse qui grandit et qui s’ennuie ?

Un rap de la France périphérique

Resté très proche de sa terre d’origine, Orelsan y fait régulièrement référence dans ses textes comme dans son film Comment c’est loin, dont le tournage a eu lieu aux alentours de Caen. En ce sens, son œuvre peut être interprétée comme une ode à la France périphérique. En mêlant de façon originale nostalgie, lassitude et contemplation, le rappeur normand ravive les souvenirs qui ont marqué l’enfance et l’adolescence des personnes issues des classes populaires et des classes moyennes de province.

Les textes qui se rapportent à son enfance passée à Alençon puis à Caen sont nombreux. Un profond sentiment d’ennui, voire de perte de repères dans une société toujours plus fracturée et en manque de sens, est omniprésent. Le titre Dans ma ville on traîne manifeste ce spleen qui anime les paroles du rappeur : ”Dans ma ville on traîne entre le béton, les plaines, dans les rues pavées du centre où tous les magasins ferment / On passe les week-ends dans les zones industrielles près des zones pavillonnaires où les baraques sont les mêmes”. Outre la fermeture des commerces de proximité, expérience commune dans les centres des villes moyennes françaises, apparaît une monotonie quotidienne.

L’évocation nostalgique des petits instants qui peuvent vite devenir des rituels, comme le samedi après-midi dans les grandes zones commerciales à faire et refaire les mêmes boutiques, fait écho à l’identification du rappeur à sa ville. Une fusion qui s’exprime notamment lorsqu’Orelsan déclare : “Ma ville aux cent clochers / À chaque fois qu’ils détruisent un bâtiment / Ils effacent une partie d’mon passé.” (Dans ma ville on traîne) L’existence de l’artiste se mêle alors à l’architecture de la ville, témoignant d’un attachement intense aux rues et aux édifices qui l’ont vu grandir.

« Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises et au rythme de l’existence qui les anime qu’il rend hommage.»

Cette France “où on danse la chenille” et où “le chômage et la tisane forment un cercle vicieux” (La Pluie) est aussi caractérisée par une périurbanisation à perte de vue. Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises qu’il rend hommage.

Plus intéressant encore, Orelsan décrit la fragmentation de cette société, lorsqu’il évoque la banlieue caennaise notamment, “Où tu peux voir les grandes tours des quartiers / Où l’architecte a cru faire un truc bien / Si j’rappais pas, j’y serais jamais allé / Parce qu’on s’mélange pas tant qu’ça, là d’où j’viens.” (Dans ma ville on traîne) Cette fragmentation spatiale renvoie donc à une atomisation sociale, sinon culturelle, comme on peut le voir avec cette absence de mélange entre les quartiers populaires et les zones pavillonnaires, elles aussi caractérisées par un morcellement outrancier : “À côté des pavillons rectilignes / Où on pense à c’que pense la voisine / Où on passe les dimanches en famille / Où on fabrique du blanc fragile.” (Dans ma ville on traîne)

Il s’agit donc d’une France complexée que décrit Orelsan, une France provinciale qui s’oppose sous tous rapports au parisianisme, synonyme de suffisance, de superficialité, d’apparences et d’illusions. Cette opposition quasi vitale à Paris et son monde se traduit par une incapacité chez Orelsan à habiter la capitale, du moins mentalement : « j’suis pas chez moi dans la capitale / Je continue d’écrire sur une ville où j’habite pas » (San) Ce complexe provincial peut d’ailleurs remonter à l’enfance, lorsque le rappeur évoque la plage à une vingtaine de minutes de Caen, probablement sur la Côte de Nacre, “Où les Parisiens nous trouvaient tellement nuls.” (Dans ma ville on traîne)

À la géographie périurbaine s’ajoute même une critique non sans ironie du consumérisme des classes moyennes : ”J’viens d’la classe moyenne, moyennement classe / Où tout le monde cherche sa place / Julien Clerc dans le monospace”. (La Pluie)

Le porte-parole d’une génération sacrifiée ?

De là à considérer Orelsan comme un enfant de cette France en crise, porte-parole d’une génération sacrifiée ? Le rappeur chante en tout cas l’ennui et la résignation qui accable tant de jeunes, auquel il mêle la mélancolie dans son dernier album La Fête est finie. A ces sentiments s’ajoute la difficulté de rentrer dans l’âge adulte et le phénomène de l’adulescence sur lequel l’article du Comptoir Orelsan, reflet d’une génération qui n’arrive pas à vieillir revient en détail.

« Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères qui touche une partie de la population »

Son rejet de la société libérale – tant dans son rythme, dans ses habitudes que dans ses pratiques – telle qu’elle est façonnée dans les grandes métropoles est manifeste dans ses textes. La segmentation qu’il fait de la France n’est pas sans rappeler les travaux de Christophe Guilluy : à la concentration des activités dans les grandes métropoles s’oppose le reste du territoire, la France périphérique. En ce sens, le chanteur dessine ce qui constitue une contre-société, une nouvelle radicalité sociale.

Lorsqu’il évoque la capitale comme dans Suicide Social, c’est pour dresser une critique acerbe de la société contemporaine, des valeurs qu’elle propage. Cette chanson pamphlétaire n’épargne personne et égratigne les « Parisiens », les « employés de bureau » ou encore les « sudistes abrutis par leur soleil cuisant ». Il décline par ailleurs un certain nombre de fonctions ou professions que l’on retrouve typiquement dans les grandes métropoles, allant des « communicants » aux « jeunes cadres fraîchement diplômés » ou aux « PDG ». Ces archétypes semblent incarner un idéal médiocre et une existence vaine liés à l’ambition, au désir d’argent et façonnent une société dans laquelle Orelsan ne se reconnaît pas. Il n’y a pas pour autant de tendresse pour les autres groupes sociaux et milieux : les syndicalistes, les professeurs, personne n’est épargné.

D’ailleurs, fils d’institutrice et de directeur d’école, Orelsan entretient un rapport particulier avec l’institution scolaire, qui n’assure pas la mission d’ascension sociale et, surtout, qui peine à transmettre du sens à une génération désœuvrée. C’est dans Notes pour trop tard qu’il développe particulièrement ce point : “L’école est un calvaire, y’a pas grand-chose à faire / Arrêter, c’est partir trop tôt dans une autre galère / Tèj’ ton sac-à-dos en l’air, t’auras l’poids d’la société sur les épaules / Un patron, ton père et ta mère / Trois-quarts des cours servent à rien […] L’école est un filtre qui rend tout très chiant.”

Cependant, il va sans dire que le public d’Orelsan va au-delà de ceux qui partagent un vécu similaire. Son œuvre touche en effet bien au-delà des jeunes issus de cette France périphérique, en témoignent les programmations dans les festivals ou les salles parisiennes remplies pour son passage. Il chante certes une révolte, mais la tendresse, la mélancolie perdurent lorsqu’il s’agit de ses jeunes années en Basse-Normandie. Dès lors, si ses textes touchent bien au-delà des frontières qu’il leur donne, n’est-ce pas parce qu’il chante plus largement un rejet de la société actuelle, en crise ? En ce sens, Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères et le désir de nouveauté qui touche une grande partie de la population.

 

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A-t-on abandonné les services publics et les classes populaires ?

De gauche à droite : Adrien Quatennens, Emmanuel Maurel, Maëlle Gélin, Gérald Andrieu et Marie-Pierre Vieu.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat sur les rapports entre les forces progressistes et les classes populaires. Nous recevions Adrien Quatennens (LFI), Emmanuel Maurel (PS), Gérald Andrieu (journaliste et essayiste) et Marie-Pierre Vieu (PCF).

Crédits photo : ©Ulysse Guttman-Faure

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

Crédits :

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

L’urgence de renouer avec la “France périphérique” : la leçon de C. Guilluy

Capture Paris Première

Lorsque ses essais sont publiés, Christophe Guilluy provoque souvent des polémiques, lui valant des critiques vives venant du monde universitaire et du monde politique. Il est entre autres auteur de La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires en 2015 ou, plus récemment, du Crépuscule de la France d’en haut, et peut être qualifié de « géographe de gauche » à tendance chevènementiste. Retour sur une grille de lecture intéressante, au-delà des polémiques.

On doit à Christophe Guilluy l’élaboration d’une géographie sociale inédite, notamment par le concept de « France périphérique », qui permet de comprendre les erreurs de la gauche depuis une trentaine d’années et le désamour logique d’une partie de la population à l’égard de la classe politique.

Son analyse est simple : il divise la France en deux parties. D’une part, la France des grandes villes, les « vitrines heureuses de la mondialisation » qui bénéficient de cette dernière, qui profitent des effets du multiculturalisme, où cohabitent cadres et immigrés. Celles-ci abritent la plupart des emplois les mieux rémunérés. D’autre part, la France périphérique et périurbaine délaissée par la classe politique, notamment la gauche, qui se paupérise et qui est en quelque sorte condamnée du fait de son éloignement des bassins d’emplois les plus dynamiques situés dans les métropoles. Cette périphérie concentrerait 60% de la population répartie dans 90% des communes, pourcentages parfois remis en question, mais concentrons-nous sur la grille d’analyse qui est elle plus difficile à contester, et qui peut être très instructive pour la gauche.

Nombre d’hommes politiques, ont adopté une grille de lecture semblable à celle dessinée par Christophe Guilluy. Citons ici Emmanuel Macron qui avait intitulé sa conférence meeting du 4 octobre à Strasbourg « La France qui subit » parlant des gens « mis dans une situation quasi systématique de passivité et d’impuissance » face à des « contraintes professionnelles, géographiques, sociales ». François Hollande et Nicolas Sarkozy font également partie de ses lecteurs. Alors que l’auteur esquisse une analyse qui devrait avoir pour suite logique une remise en question des dynamiques ayant engendré cette fracture, pourquoi n’inspire-t-il pas plus la gauche qui pourrait, grâce à elle, sortir de l’aporie idéologique dans laquelle elle est plongée depuis les années 1980 ?

En effet, cette fracture n’est-elle pas à terme (si ce processus n’est pas déjà en marche) l’arrêt de mort du modèle républicain, pourtant garant d’un modèle social et d’un idéal politique – Liberté, Égalité, Fraternité – repris à tort et à travers dans les discours, mais de plus en plus difficilement observable dans les faits ? Dès lors, pourquoi ne pas aller au-delà du diagnostic pour en déduire un programme social adapté afin d’enrayer la fragilisation de cette France périphérique ?

Cette fracture témoigne notamment de la reconfiguration du clivage politique et du vote au sein des nouvelles classes populaires, qui se désaffilient ainsi de partis historiques : le paysan ne vote plus à droite, tout comme l’ouvrier ne vote plus à gauche. Ces deux derniers groupes vivent majoritairement dans cette France périphérique et adhèrent à une même perception de la classe politique et de la mondialisation. De là, découle un sentiment de marginalisation et de blocage à l’intérieur de territoires que les populations n’ont pas forcément choisis, et dont elles ne peuvent que très difficilement s’extraire (manque d’opportunités, peu de création d’emplois privés…). Ce qui se traduit par le vote frontiste ou l’abstention.

Ainsi, pourquoi la gauche qui assiste impuissante et coupable à la fuite de son électorat ne s’empare-t-elle pas de cette grille de lecture ?

Reconnaître et comprendre cette fracture conduirait (notamment le PS – même s’il n’est pas le seul à gauche), à reconnaître des erreurs stratégiques souvent anciennes qui ont pourtant façonné et façonnent encore son programme politique. C’est une urgence, les discours culpabilisants au sujet du vote FN ne fonctionnent plus. Il faut donc saisir les problèmes à la racine, et non entonner d’éternels couplets devenus inaudibles.

Reconnaître et comprendre cette fracture serait une invitation pour la gauche à se reprendre en main en redéfinissant un programme social ambitieux, en assumant l’importance des services publics de proximité, en enrayant la rapidité de constitution des déserts médicaux, et en faisant de l’École un outil d’émancipation et d’ascension sociale.

Reconnaître et comprendre cette fracture est un moyen de penser la France avant de penser plus d’Union Européenne et de saisir les limites des traités et des directives européennes qui entravent les politiques nationales, notamment les politiques liées aux services publics.

Reconnaître et comprendre cette fracture, c’est assumer pour la gauche les questions d’identité, de définition de ce qu’est le lien national, sur lesquels elle ne prend pas position par peur d’être accusée de verser dans le racisme, la xénophobie. C’est affirmer que ce qui fonde la nation n’est pas un lien ethnique, mais un lien politique. Cela implique de remettre au cœur des discours la citoyenneté et la primauté des principes républicains, et faire ainsi de ces enjeux dévoyés par la droite des enjeux où la gauche reprenne enfin sa place historique.

Reconnaître et comprendre cette fracture signifie enfin pour la Gauche qu’elle doit repenser ce qu’est le lien social et ce qui fonde la nation. Elle ne doit plus gouverner que pour les gagnants de la mondialisation en oubliant tous les autres sous prétexte qu’ils ne votent plus – ou en tout cas plus pour elle. En ce sens, la France périphérique, c’est l’autre nom du lâchage organisé des classes populaires par la soi-disant “Gauche de gouvernement” opéré ces trente dernières années.

 

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