L’intelligence économique est avant tout un état d’esprit

Dans un contexte propice à de multiples conflits, notamment économiques, financiers et commerciaux, l’intelligence économique, popularisée en France au début des années 1990, est aujourd’hui vue comme une étape indispensable pour la maîtrise de nos actifs et la défense de nos intérêts. Pour autant, la France continue d’accuser un retard en la matière faute de coordination entre l’État et les acteurs locaux ainsi que d’un manque de confiance des entreprises envers les administrations censées les accompagner. Ce qu’il faut, en plus de revoir les ambitions françaises, c’est changer notre culture en matière d’IE et cela passe par davantage de confiance. C’est la thèse de Jean-Louis Tertian, qui vient de publier L’intelligence économique, un état d’esprit aux éditions du Palio. Contrôleur général au sein des ministères économiques et financiers depuis 2015, Jean-Louis Tertian a travaillé de 2007 à 2015 dans l’intelligence économique au sein du Service de coordination à l’intelligence économique de Bercy, dont il a été coordonnateur ministériel de 2014 à 2015. Il avait été précédemment chef du département de l’analyse stratégique et de la prospective, puis adjoint du coordonnateur ministériel au sein de cette structure. Il est membre du conseil d’administration du Club des exportateurs de France. Il est également colonel de la réserve citoyenne de l’armée de l’air et de l’espace. À ce titre, il a piloté la réalisation de l’ouvrage paru en 2015 sur les dix ans du réseau ADER. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

Depuis ma découverte de l’intelligence économique, en 2000, lors d’une formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), jusqu’à mon départ du poste de Coordonnateur ministériel à l’intelligence économique1 au sein du ministère de l’Economie, des finances et de la relance2 en 2015 et jusqu’à aujourd’hui, j’ai le sentiment que la pratique de cette discipline a peu évolué, pas forcément sur le plan technique mais sur celui de son appropriation par les acteurs économiques. Il m’a donc semblé utile, au travers d’une perspective large, de regarder les causes de ce constat, ses conséquences ainsi que les pistes de progrès qui pouvaient être tracées. Mieux comprendre en quoi l’intelligence économique est un révélateur des blocages français est une première étape pour les dépasser.

On verra au fil de l’ouvrage que les freins à l’IE, qui ont conduit d’une prise de conscience il y a plus de vingt ans à un déploiement aujourd’hui, certes encore régulièrement dénoncé comme insatisfaisant et insuffisamment pris en compte au niveau de l’État ou des entreprises, tirent leurs sources de causes profondes et historiques, qu’une réorganisation au sein de l’administration ou un changement de périmètre de la politique publique ne peuvent à eux seuls corriger.

Aborder la crise du coronavirus, qui est à l’origine une crise sanitaire, se justifie car cette crise, qui se révèle également économique, a eu des conséquences dans les trois dimensions de l’intelligence économique : l’anticipation, l’influence et la sécurité économique. À partir de là, anticiper une nouvelle vague de l’épidémie de Covid-19 ou la survenue d’un futur nouveau virus suppose d’être préparé et en état de réagir. Préparé notamment au niveau de stocks stratégiques permettant d’équiper, d’abord les soignants mais aussi la population. Cela suppose donc également de disposer de capacités de production mobilisables. En 2020, la question de la constitution de tels stocks ne fait guère débat dans le contexte de crise sanitaire. La critique est même sévère vis-à-vis de ceux ayant laissé s’étioler et se périmer les stocks précédemment constitués. Mais qu’en sera-t-il dans quelques années quand le souvenir le plus aigu de cette crise sera plus lointain, quand d’autres contraintes, notamment budgétaires auront pris le dessus ?

Cette crise du coronavirus a ainsi illustré un changement systémique en matière d’influence. Dans la totalité des crises précédentes, les pays occidentaux proposaient de l’expertise aux pays touchés, en moyens humains et matériels. Or, en l’occurrence, c’est la Chine qui, après avoir fait la preuve de sa capacité à maîtriser l’épidémie dans son pays au travers d’actions vigoureuses, a proposé à l’Italie, pays le plus touché au cours du premier trimestre 2020, de fournir des experts et du matériel pour l’aider à lutter contre l’épidémie.

En tant que socle de notre modèle de société occidentale, les Lumières constituent l’une des explications du comportement individualiste que nous connaissons, de plus en plus poussé à l’extrême. Il est donc utile, sans leur retirer leurs mérites, de s’interroger sur leur évolution et voir s’il ne devient pas nécessaire de les réinventer pour répondre aux enjeux que nous pose le XXIe siècle. Dans la tradition des Lumières, la critique représentait la première partie d’un ensemble et était indissociable de la reconstruction. Sans contrepartie positive, le discours critique « tourne à vide ». Le scepticisme généralisé n’a de sagesse que l’apparence et s’oppose à l’esprit des Lumières. Ce principe se retrouve dans un autre ouvrage de Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. L’antifragilité d’un système n’est pas la résistance mais bien l’opposé de la fragilité, le vaccin constituant un bon exemple en la matière. Et l’un de ses corollaires, c’est qu’on peut renforcer l’antifragilité d’un système ou celle des parties d’un système. Mais pas les deux à la fois.

L’enjeu est justement d’éviter le piège de la prévision pour fournir une aide à la prise de décision. Le travail d’anticipation comprend la transformation de cette information en connaissance. L’important n’étant pas l’information mais ce qu’on en fait. Le principe de vérification des faits qui s’impose aux spécialistes de l’intelligence économique, aux journalistes et aux universitaires notamment, mais est pratiqué par tout citoyen soucieux d’être bien informé, se révèle à la fois de plus en plus éloigné des pratiques courantes et de plus en plus complexe à mettre en œuvre. 

Dès lors entamer une démarche d’IE, c’est d’abord s’interroger sur ce qu’on veut comprendre et dans quel but. Cela conduit à questionner ce que l’on croit savoir et ce qui est présenté par les experts du sujet ou qui est considéré comme l’expression d’un consensus général. Aller au-delà des évidences pour prendre la bonne décision. Dans ce contexte de tendance longue, les préoccupations en matière d’avenir de la planète ne datent pas d’hier. Comme nous vivons dans un monde fini, il est logique que les ressources minérales, hydriques ou énergétiques le soient également. De ce fait, on glisse vite vers la crainte de voir ces ressources s’épuiser à court terme.

Or, l’exemple du pétrole l’illustre, la problématique des réserves naturelles ne se limite pas à l’évaluation d’un stock figé. Les réserves sont sans cesse réévaluées, ce qu’on constate depuis le premier krach pétrolier de 1973 où un épuisement des réserves était envisagé au bout d’une quarantaine d’années, durée qui s’est maintenue ou a progressé depuis lors. Illustration supplémentaire de la prudence à avoir en matière de prévisions. C’est dans ce contexte extrêmement volatile et chargé en risques divers que l’intelligence économique peut prendre toute son utilité, toute sa dimension. Cette dernière ne doit cependant pas être vue comme une discipline académique mais bien comme une boîte à outils à employer sans réserve dans la guerre économique à laquelle notre État et nos entreprises sont confrontés.

Ce terme de guerre économique, contesté par certains acteurs de l’intelligence économique, reste essentiel pour percevoir la réalité de la situation qu’affrontent notre pays et nos entreprises. Il convient de prendre en compte un autre élément dans le contexte économique actuel : nos partenaires en matière de défense tout comme les pays membres de l’Union européenne sont aussi nos concurrents. Et en matière économique très souvent, ils sont davantage des concurrents que des partenaires. Bien entendu, il n’est pas question de ne plus coopérer avec eux, de ne pas envisager d’alliances. Mais il faut le faire en ayant bien conscience que leur première priorité est de promouvoir leurs intérêts, y compris nationaux. Ne nous privons donc pas de faire de même.

La première caractéristique de l’intelligence économique est de fournir une réflexion en matière d’anticipation pour détecter des tendances émergentes, les signaux faibles, susceptibles de conduire à l’obtention d’un avantage concurrentiel. C’est une pratique quotidienne par les entreprises qui cherchent ainsi à renforcer leur positionnement concurrentiel dans un contexte évoluant rapidement. Mais il reste du chemin à parcourir à l’intelligence économique pour convaincre et surtout être mise en œuvre.

En outre, la révolution numérique accélère le tempo des innovations mais également de diffusion de l’information en imposant une réactivité constante aux acteurs, rendant difficile la projection dans le moyen et, a fortiori, dans le long terme. Pour « exister » sur le plan informationnel aujourd’hui, il faut s’immerger dans ce flux. A contrario pour réfléchir à long terme, il faut s’extraire de cette tyrannie du quotidien pour identifier d’abord la direction dans laquelle on veut aller, l’objectif, puis les actions à mener pour se diriger vers l’objectif. Si l’anticipation est une nécessité, la capacité d’adaptation dans l’anticipation l’est tout autant. Prendre une mauvaise direction, cela arrive. Encore faut-il pouvoir le constater et agir en conséquence. Changer de cap peut se révéler ardu mais nécessaire. La qualité du bon décideur réside dès lors autant dans la capacité à identifier l’erreur d’aiguillage que dans celle d’arriver à modifier la direction prise. L’exemple du numerus clausus est illustratif à cet égard.

Disposer d’un stock de produits mobilisables immédiatement en période de crise est donc un outil essentiel de souveraineté et l’inverse peut conduire à une dépendance vis-à-vis d’interlocuteurs extérieurs (c’est un outil politique très utilisé par certains pays), voire à une situation de pénurie si la production dans les pays tiers est orientée vers d’autres pays que le sien. On est donc bien au cœur d’une problématique d’intelligence stratégique majeure pour l’indépendance stratégique d’un Etat.

Le constat de la désindustrialisation de la France n’est pas contesté. Il peut être jugé normal ou inquiétant suivant l’approche qu’on en a. Normal si l’on considère que l’on migre vers une économie de services et que l’entreprise doit devenir « fab-less », sans usine. Inquiétant si l’on se rappelle que les États qui comptent sur la scène internationale, Chine, États-Unis, Allemagne au premier chef, ont conservé – voire développent –leur industrie.

La conquête spatiale a longtemps représenté un enjeu de pouvoir et d’influence entre pays.3 D’abord du temps de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS, la capacité à disposer d’un lanceur constituait un élément majeur d’indépendance stratégique. Le fait pour la France et l’Union européenne de disposer des lanceurs Ariane reste un atout industriel et de notoriété considérable. Mais la donne est en train de changer. L’un des plus redoutables outils de la guerre économique s’avère être le droit dans un domaine très spécifique, l’application extraterritoriale de lois nationales. Certes, le droit a toujours été un outil important de domination économique. Il suffit de regarder l’importance du choix du lieu de juridiction dans l’élaboration d’un contrat pour percevoir cet enjeu. En outre, l’application extraterritoriale de lois en fait une arme encore plus redoutable : l’utilisation du dollar américain dans une transaction suffit à placer de facto les entreprises sous juridiction américaine.

L’exemple […] de l’échec du rachat de la société Photonys illustre bien qu’il est possible de tenir tête aux autres États pour peu que la volonté soit là. En posant clairement des conditions, il a été possible de dire ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas. Un exemple duquel s’inspirer pour espérer rééquilibrer les forces en présence. Si la 2G a vu le couronnement de l’Europe, la 3G et la 4G ont plutôt confirmé la montée en puissance des acteurs américains. Face à ce constat, le choix des acteurs chinois, en particulier Huawei, a été de miser à fond, depuis des années, sur la 5G, dès les étapes de normalisation. General Electric a su, lui aussi, à sa façon réussir un saut de génération en se réinventant, en particulier sous la direction de Jack Welch. GE a su évoluer pour devenir un conglomérat d’entreprises spécialisées dans le service au client, tournant le dos au passé industriel du groupe. Cela ne l’empêche pas de se retrouver depuis 2018 dans l’œil du cyclone.

Notre pays dispose d’une filière d’excellence, on aurait tendance à l’oublier. Pendant des décennies, cette filière a assuré en grande partie l’autonomie énergétique de notre pays. Elle a permis un niveau d’émissions de CO2 que nombre de pays ne peuvent espérer atteindre avant longtemps. Elle nous a fait disposer d’une industrie de pointe garantissant un niveau d’emploi et une capacité d’export. Peu d’industries réunissent autant d’atouts en ces temps où le changement climatique constitue une priorité et peu de pays seraient disposés à renoncer à tous ces avantages. C’est cependant le cas dans notre pays avec la filière nucléaire et cette dernière est la grande oubliée des plans de développement des énergies décarbonées au niveau européen.

Il faut se rappeler ce que représentent les émissions de CO2 du fait de la consommation électrique dans les différents pays d’Europe. En France, elles représentent 39g/kWh contre 264 en Allemagne et 377 au Royaume-Uni. Sans parler de la Pologne qui culmine à 664. Il faut donc avoir ces chiffres en tête quand on pense évolution de la politique énergétique. La France a su à la fois bâtir un fleuron industriel et être très en avance sur les préoccupations en matière de réchauffement climatique grâce à une énergie ne produisant pas de CO2.

Les innovations et remises en cause de leadership ne se limitent pas au domaine civil. Elles touchent également le domaine militaire ce qui a, par ricochet, des conséquences dans la sphère économique. Une réflexion sur les enjeux de l’indépendance stratégique éclaire les arbitrages à réaliser y compris dans le civil. Le développement d’armements se révèle de plus en plus coûteux, limitant le nombre de pays en mesure de rester à la pointe de la technologie. D’où la recherche d’alliances comme le tente la France avec l’Allemagne et l’Espagne tant en matière d’avion de combat que de char. Mais des technologies moins pointues et moins coûteuses peuvent se révéler facteur de perturbation. À l’autre bout du spectre, accessible à un nombre très limité d’acteurs étatiques, figurent un certain nombre d’innovations modifiant également les équilibres géopolitiques. Citons en premier lieu les missiles hypersoniques dont la mise en œuvre a été annoncée4 par Vladimir Poutine fin décembre 2019, avec le missile Avengard capable d’atteindre 33 000 km/h (Mach 27) et de surpasser n’importe lequel des boucliers antimissiles existants. De tels missiles sont susceptibles de rendre les porte-avions obsolètes car devenus trop vulnérables. 

Malgré cela, dans un monde où les vérités d’hier ne sont pas celles de demain, la capacité d’adaptation est un élément clé et les solutions qui se présentent imposent de savoir combiner si ce n’est des contraires, au moins des aspects fort éloignés. Les Chinois avec leur culture du yin et du yang savent très bien le faire. Peut-être est-il temps de s’en inspirer.

Tout cela intervient dans un contexte où les conflits majeurs entre États ne sont plus à exclure, comme cela ressort de la « vision stratégique » présentée début 2020 aux députés de la commission de la Défense. Le besoin d’une armée « durcie », prête à faire face à des chocs plus rudes, est affirmé. L’évolution du monde vers une remilitarisation sans complexe de nombreux États fait redouter la fin d’un cycle et le début d’un nouveau plus conflictuel. Alors que les guerres asymétriques sont devenues la norme, un conflit symétrique d’ici à la prochaine décennie redevient une possibilité, en tout cas impose de s’y préparer. Les tendances décrites précédemment  mêlant le développement de technologies de pointe et le recours à des armes à bas coût tendent à égaliser la donne. Et les dimensions de guerre à la fois dans l’espace et dans le cyberespace ajoutent à cette complexité d’ensemble. L’élément principal qui ressort c’est que « l’efficience c’est l’anti-résilience ». Car quand l’efficience commande de ne pas disposer de stocks, la résilience impose d’identifier les équipements les plus stratégiques dont il faut sécuriser la chaîne d’approvisionnement. Le principe est qu’en temps de crise ou de guerre, l’ennemi fera tout pour nous empêcher de reconstituer nos stocks. L’absence de maîtrise de nos stocks et de notre chaîne de production n’est pas une option.

Si la perspective de supprimer la dépendance au pétrole est susceptible de bouleverser les équilibres géopolitiques, qui en seront les acteurs dominants ? S’il y a quelque chose à anticiper, ce n’est pas seulement l’évolution du réchauffement climatique et ses conséquences mais bien plutôt ce qui serait induit par les choix en matière énergétique, sur le plan économique avec des secteurs entiers fragilisés, sur le plan militaire avec des conséquences sur la souveraineté mais aussi paradoxalement sur l’environnement d’une révolution vendue comme propre. De même qu’avec les ères du charbon et du pétrole, il y aura des gagnants et des perdants. Qui seront-ils ? 

Le recyclage pourrait bien constituer une réponse pour contrer la domination chinoise en matière de production et par là même améliorer l’impact environnemental des métaux stratégiques. Le Japon semble avoir d’ailleurs commencé à œuvrer dans ce sens. Dans le nord de Tokyo, un recyclage d’appareils électriques, comme il en existe de plus en plus, se concentre jusqu’à présent sur des métaux comme l’argent, l’aluminium ou le cuivre. Mais ces déchets sont également riches en terres rares. On estime à trois cent mille tonnes de terres rares le stock existant dans le seul archipel japonais, un niveau suffisant pour assurer son autonomie pour une trentaine d’années.

Les États-Unis ont les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) tandis que les Chinois ont les BATXH (Baidu, Alibaba, Tencent, Xaomi et Huawei). […] Kering, LVMH, L’Oréal, Chanel et Hermès, […] il importe de savoir si nous sommes prêts à nous appuyer sur cette force que représentent les géants du luxe.

Cette combinaison d’une image forte, d’une capacité industrielle, illustrée par la réactivité des groupes du luxe lors de la crise du coronavirus, et d’une présence sur l’ensemble du territoire prouve que la désindustrialisation et les délocalisations ne sont pas une fatalité mais ont souvent d’autres raisons, financières notamment. Il faut bien voir que même les groupes du luxe ne pourraient maintenir une production française si elle n’était pas associée à une notion de qualité. Pour réindustrialiser et sortir de la logique financière dont on voit le coût qu’elle recèle en temps de crise mais aussi en temps normal en termes de chômage et de rupture du pacte social, il faut envisager une approche multifacette. Car un des autres enseignements d’une crise, c’est qu’elle donne l’occasion de décider, de faire un choix comme le suggère l’étymologie grecque du même mot crise. Il y a bien un choix possible pour éviter de reproduire une situation ou pour changer d’orientation. La crise du Covid-19 a confirmé à quel point la confiance est un élément clé dans la société. Rebâtir cette confiance passe non seulement par une protection adéquate mais également par l’acceptation d’un changement d’état d’esprit en admettant une certaine prise de risque.

Comme le souligne le psychologue américain du sport Bob Rotella, la confiance en soi n’est pas innée : elle se développe et peut s’acquérir à tout âge et par chacun. Elle n’est pas limitée aux « vainqueurs », précise-t-il, car il faut bien avoir confiance pour gagner une première fois ! La confiance précède donc la réussite. Changer d’état d’esprit et accepter la réalité demandent en effet du courage, car cette réalité est souvent difficile à cerner, inconfortable, déstabilisante. Il faut prendre son parti du flou qui, tel le « sfumato » de la Renaissance, caractérise l’état du monde contemporain. Or sans confiance, le courage, indispensable pour affronter un environnement complexe et incertain, risque de faire défaut. 

Notes :

1 : Par intérim.

2 : Appellation officielle en septembre 2020.

3 : Il suffit de se rappeler au moment de la guerre froide l’enjeu qu’a représenté le premier vol habité dans l’espace, réalisé par les Soviétiques, qui a conduit à l’aventure Apollo pour les Etats-Unis.

4 : Il reste en phase de développement au premier semestre 2020.

« La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) » – Entretien avec Antoine Boulant

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793.

À l’été 1830, face à la menace d’un retour à l’Ancien-Régime par le Roi Charles X, le peuple de Paris se révolte et renverse définitivement la dynastie des Bourbons. Si l’action du peuple parisien est saluée par le nouveau pouvoir, ces évènements raniment aussi la peur de voir l’apparition d’un nouveau cycle de révolutions populaires comme ce fut le cas dans le chapitre exceptionnel que représente la dynamique révolutionnaire parisienne de 1789 à 1795. Durant ces 6 années qui vont de la prise de la Bastille en juillet 1789 jusqu’aux insurrections contre la vie chère lors du printemps 1795, Paris est le théâtre de plusieurs révolutions populaires qui s’attaquent directement aux lieux de pouvoir dans un but politique. C’est ce processus social de la journée révolutionnaire qu’Antoine Boulant, historien spécialiste de la Révolution française et de l’Empire, dissèque dans son dernier ouvrage La journée révolutionnaire, le peuple à l’assaut du pouvoir (1789-1795) paru aux éditions Passés Composés. À travers une analyse approfondie des différentes étapes, des acteurs et aboutissements de ces journées, ce livre permet de mieux appréhender une page cruciale de notre histoire contemporaine, toujours source d’inspiration pour l’imaginaire politique français et international. Entretien réalisé par Xavier Vest.

LVSL – Pour décrire la dynamique révolutionnaire parisienne (1789-1795), le baron Paul Charles Thiébault, témoin des événements, compare Paris à un « sol volcanique dont les torrents de feu s’échappaient à la moindre secousse ». Ces secousses politiques sont-elles apparues de façon spontanée dans la vie politique parisienne à partir de 1789 ou trouve-t-on des préludes de contestation révolutionnaire et populaire sous l’Ancien régime durant les longs règnes de Louis XIV et  de Louis XV ou dans les premières années de règne de Louis XVI ?

Antoine Boulant – En effet, Paris et la France n’ont pas attendu la Révolution pour connaître des mouvements populaires… Les révoltes antifiscales, notamment, furent très fréquentes sous l’Ancien Régime dans les campagnes. La capitale elle-même connut plusieurs révoltes, des troubles de 1588 contre les troupes d’Henri III aux séditions de 1788 dirigées contre les réformes du Garde des Sceaux Lamoignon de Basville, en passant par les barricades élevées en 1648 pour protester contre l’arrestation du conseiller Broussel.

LVSL – Votre ouvrage n’est pas écrit chronologiquement mais de façon analytique vis-à-vis du processus politique et social qu’est la journée révolutionnaire pour aboutir à la description d’une mécanique commune. Vous vous basez néanmoins sur huit journées révolutionnaires avec certaines célèbres comme la prise de la Bastille, le 10 août 1792 et d’autres moins connues comme le 20 juin 1792 ou les journées d’avril et de mai 1795. Néanmoins, vous n’englobez pas d’autres événements comme la fusillade du Champ de Mars, les massacres de septembre ou encore plus tard la conjuration des égaux ou les coups d’État qui animent le Directoire (1795-1799). Quelle définition donner de la journée révolutionnaire ?

A. B. – Les insurrections de la période 1789-1795 sont de nature très différente des révoltes d’Ancien Régime. Conduites au nom de la souveraineté du peuple, elles avaient pour objet d’attaquer directement les détenteurs du pouvoir (le roi, les députés) dans le lieu même de leur résidence (le château de Versailles et le palais des Tuileries, la prison de la Bastille étant un cas à part) pour en obtenir par la contrainte des mesures à caractère politique, économique ou social. L’une ou l’autre de ces dimensions manque dans les événements que vous citez : ainsi, le pouvoir en tant que tel ne fut pas attaqué lors de l’affaire du Champ de Mars, et les coups d’État du Directoire n’eurent aucune dimension populaire.

LVSL – En  1781, l’écrivain Louis-Sébastien Mercier publie Le Tableau de Paris, ouvrage dans lequel il se livre à une description générale du Paris pré-révolutionnaire et aussi de la pauvreté qui règne dans certains  faubourgs à l’est de la capitale. Retrouve-t-on plus tard les indigents dont Mercier dresse le portrait comme la base sociale principale à l’œuvre dans les journées révolutionnaires qui animent la vie politique de Paris ?

Sans-culottes en armes, gouache de Jean-Baptiste Lesueur, 1793-1794, musée Carnavalet, Wikimédia Commons.

A. B. – La question de la composition socio-professionnelle des insurgés est évidemment essentielle. Comme l’ont démontré plusieurs historiens, notamment Georges Rudé ou Albert Soboul, il y avait en réalité très peu de véritables pauvres parmi les foules qui attaquèrent Versailles ou les Tuileries. L’immense majorité des insurgés étaient des membres de la petite et moyenne bourgeoisie, essentiellement des artisans, des commerçants, des apprentis et des employés, donc des individus possédant un domicile et un travail, souvent alphabétisés et bénéficiant de réseaux professionnels, amicaux et familiaux.

LVSL – Dans Les Origines de la France contemporaine, l’historien conservateur Hippolyte Taine critique souvent de façon violente une foule révolutionnaire manipulable peuplée de bandits ivres. Quel rôle a véritablement eu la rumeur dans le processus révolutionnaire? La journée révolutionnaire est-elle un acte spontané obéissant à une logique horizontale ou est-elle préparée et encadrée par des personnalités fortes ?

A. B. Les « fausses nouvelles » existaient déjà sous la Révolution (et même bien avant) et ont joué un rôle important dans le déclenchement des journées, même si celles-ci eurent évidemment des causes objectives, économiques et politiques. La seule journée véritablement spontanée fut la prise de la Bastille, qui se décida en quelques heures puisqu’il s’agissait de trouver rapidement de la poudre pour les fusils qui venaient d’être saisis aux Invalides. Toutes les autres journées furent plus ou moins préparées et anticipées, en particulier la prise des Tuileries le 10 août 1792. Les membres de la municipalité, les orateurs des clubs, les journalistes et certains meneurs de quartier jouèrent un rôle essentiel pour mobiliser les foules.

LVSL – La prise de la Bastille apparaît souvent pour l’opinion publique française et internationale comme le symbole de la journée révolutionnaire. N’y a-t-il pas une mythification de cet événement et notamment de sa symbolique ? À l’inverse, la journée du 10 août 1792, qui voit la prise des Tuileries par les sections parisiennes et les fédérés puis la chute de la monarchie, peut-elle apparaître comme l’acmé de cette dynamique révolutionnaire et la forme la plus paroxystique de la journée révolutionnaire ?

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Arrestation du gouverneur de la Bastille, Jean-Baptiste Lallemand, vers 1790-1792. Wikimédia commons.

A. B. C’est tout à fait juste en effet. La prise de la Bastille étant la première des journées révolutionnaires, elle frappa d’étonnement les contemporains, et jusque dans certains pays étrangers. Ses conséquences furent importantes, mais sans commune mesure avec celles des journées d’octobre 1789 (qui obligèrent le roi à s’installer dans la capitale et le contraignirent à reconnaître l’abolition des privilèges et la Déclaration des droits de l’homme) et celle du 10 août 1792, qui entraîna la fin de la monarchie (qui devait cependant être rétablie en 1814). Cette dernière journée fut également la mieux préparée et, malheureusement, la plus meurtrière, avec des combats et des massacres qui firent environ un millier de morts.

LVSL – Le bilan humain du 10 août 1792 est en effet particulièrement élevé avec des centaines de morts des deux côtés. Cette violence se retrouve-t-elle aussi à ce niveau dans les autres journées ? Choque-t-elle le peuple de Paris ?

A. B. Toutes les journées n’ont pas occasionné de victimes. La prise de la Bastille fit une centaine de morts, tandis que les journées d’octobre 1789 et l’insurrection du 20 mai 1795 entraînèrent le massacre de quelques individus. En revanche, les quatre autres journées ne firent aucune victime. Certaines d’entre elles peuvent d’ailleurs être assimilées à de grosses manifestations plutôt qu’à de véritables insurrections, comme la journée du 5 septembre 1793 qui vit des centaines de manifestants envahir sans violence la salle des séances de la Convention.

LVSL – Le journaliste Antoine Rivarol écrit à propos de ces journées : « La défection de l’armée n’est point une des causes de la Révolution, elle est la Révolution elle-même. » Certaines journées ont-elles réussi grâce à une faible volonté de défendre les institutions gouvernementales ?

A. B. On peut même dire qu’elles ont presque toutes réussi grâce à cela… Outre que Louis XVI ne se décida jamais à ordonner de faire tirer sur la foule, les troupes se sont toujours révélées insuffisamment nombreuses, mal commandées et peu motivées. Beaucoup d’officiers n’avaient aucune expérience des insurrections populaires en milieu urbain et ne savaient comment réagir face aux émeutiers. Beaucoup de gardes nationaux ou de gendarmes partageaient les revendications des insurgés et refusaient de tirer, comme on le vit notamment lors de la prise des Tuileries.

LVSL – À l’été 1793, avec le soutien passif ou actif des députés montagnards, les sections parisiennes renversent les principaux députés girondins qui sont vus par les sans-culottes comme trop passifs face à l’ennemi intérieur et extérieur. Dans les mois qui suivent, les jacobins parviennent-ils à contenir le pouvoir populaire et à éviter de nouvelles journées révolutionnaires ?

A. B. En révolution, les radicaux sont souvent dépassés par des individus encore plus radicaux qu’eux… Les Montagnards durent ainsi subir la journée du 5 septembre 1793 et accorder aux sans-culottes certaines mesures politiques qu’ils ne souhaitaient pas forcément eux-mêmes. Jusqu’à la chute de Robespierre, ils réussirent cependant à échapper à une nouvelle journée. Lorsque les hébertistes tentèrent d’organiser une insurrection en mars 1794, ils furent aussitôt arrêtés, jugés et exécutés. La Convention thermidorienne, c’est-à-dire modérée, ne put cependant éviter deux nouvelles journées en avril et mai 1795, dont l’une se solda par le massacre d’un député.

LVSL – Après l’échec des  journées révolutionnaires d’avril et mai 1795, le député René Levasseur déclare que le mouvement populaire parisien « a donné sa démission ». Comment le pouvoir met-il fin définitivement au pouvoir de la rue ?

Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud, 20 mai 1795, Félix Auvray, 1831, Wikimédia Commons.

A. B. La journée du 20 mai 1795 fut suivie par le désarmement du faubourg Saint-Antoine : la Convention décida de frapper un grand coup et ordonna que l’armée cerne le faubourg Saint-Antoine, menaçant ses habitants de couper leurs approvisionnements et obligeant les sans-culottes à restituer les piques et les fusils qu’ils avaient amassés depuis les débuts de la Révolution. Il y eut bien une nouvelle insurrection en octobre, mais elle fut conduite par les sections bourgeoises de l’ouest de Paris, et on ne peut donc la qualifier de « journée révolutionnaire » proprement dite…

« L’esclavage est anéanti en France » : 1794, la première abolition du monde occidental

« Égalité de couleurs. Courage. Égalité de rangs. Puissance » Nouvelles cartes de la République française © Cliché Bibliothèque Nationale de France

Les manifestations antiracistes de l’année passée ont réactivé les controverses autour des personnages dont les noms jalonnent l’espace public. De féroces débats touchant à la présence de collèges Jules Ferry ou de statues de Colbert ont saturé l’espace médiatique, que ce soit pour les condamner ou les défendre. De son côté, l’oubli mémoriel dans lequel sont tombées les principales figures de l’émancipation des Noirs durant la Révolution française n’a pas été évoqué au cours de ces controverses. Si on trouve en France hexagonale des rues Martin Luther King ou des collèges Rosa Parks, on aurait peine à croiser des lieux publics portant le nom de Jean-Baptiste Belley, Toussaint Louverture ou encore Louis Delgrès. Le gouffre entre l’importance de l’abolition de l’esclavage de 1794 – la première de l’ère contemporaine – et la faiblesse de sa commémoration ne peut qu’interpeller. Le sujet de l’esclavage et plus largement de l’égalité de couleurs dans la Révolution française ne tient qu’une faible place dans l’historiographie – à quelques exceptions près, comme le remarquable travail de Jean Jaurès. Pourtant, l’émancipation réussie des Noirs antillais, l’action anti-esclavagiste de la Révolution française et les liens tissés avec la révolution de Saint-Domingue ont eu un impact décisif sur l’histoire du siècle suivant.

« Vous, citoyens noirs qui avez partagé nos succès en combattant pour votre liberté, imitez vos frères les sans-culottes ; ils vous montreront toujours le chemin de la victoire, et consolideront avec vous votre liberté et celle de vos enfants » (1) : c’est ainsi que Victor Hugues, commissaire de la République française, s’adresse en 1795 aux esclaves de Guadeloupe en lutte contre leurs propriétaires. Envoyé par Paris, il a pour mission de fournir des armes aux insurgés contre les colons esclavagistes français. En guerre contre la République, alliés aux monarchies européennes, les colons regardent alors avec intérêt vers les États-Unis. Ceux-ci n’ont-ils pas effectué une sécession réussie avec la Grande-Bretagne, affirmé le pouvoir absolu des colons vis-à-vis de la métropole, institué un modèle esclavagiste pérenne ?

Afin de détruire le « préjugé de couleur », Victor Hugues favorise la création de bataillons métissés : « j’ai pris le parti de former trois bataillons dans lesquels j’ai amalgamé tous les sans-culottes », écrit-il, ajoutant que « ce mélange a produit le meilleur effet possible sur l’esprit des ci-devant esclaves ». L’alliance des « sans-culottes », noirs et blancs, contre les aristocraties, d’épiderme ou de naissance : ce rêve n’a duré que quelques mois. Mais il faut en mesurer la radicalité, tant il a laissé une empreinte profonde sur l’histoire globale du siècle suivant. L’abolition de l’esclavage de 1794 constitue une rupture brutale avec le paradigme politique dominant, tant l’institution esclavagiste était considérée comme intangible.

La société coloniale avant la Révolution : l’esclavage comme fondement inébranlable

L’historien Michel Devèze écrit de la Révolution française que celle-ci a « déchaîné tous les désirs de liberté, ceux des colons comme ceux des malheureux Noirs » (2). « Transgression inaugurale » (3), celle-ci a effectivement rompu l’ordre politique et permis l’éclosion et la diffusion de la révolution haïtienne à partir d’août 1791. De son côté, la révolte des esclaves haïtiens a mis la Révolution de la métropole face à ses contradictions et l’a modifiée en profondeur.

Dans sa bande-dessinée Les Passagers du Vent, le scénariste François Bourgeon fait dire à l’un des négriers – à propos des comptoirs africains – « Ici l’on est avant tout blanc ou noir… Riche ou pauvre… Libre ou esclave ! ». Cette description s’applique également aux colonies établies par les Européens aux Antilles et dont fait partie Saint-Domingue. Située au cœur des Caraïbes, cette île est divisée en deux quand la France en obtient la partie ouest (Haïti actuelle) en 1697.

Pour exploiter les ressources des colonies antillaises, les monarchies européennes utilisent massivement les esclaves qu’elles arrachent à l’Afrique via leurs comptoirs. Les opportunités commerciales sont si lucratives que les colons européens décident d’intensifier la traite négrière en décuplant le nombre d’esclaves. La population captive de Saint-Domingue passe ainsi de 15 000 personnes en 1715 à 450 000 à la veille de la Révolution. Société à part, le système colonial est structuré autour d’une division sociale entre libres et esclaves. Au sommet de la hiérarchie, on retrouve les grands blancs qui forment la classe propriétaire des planteurs. Parmi les libres, six fois moins nombreux que les esclaves, on compte aussi des affranchis et des mulâtres, enfants métis libres de naissance. Enfin, en bas de l’échelle, arrivent les esclaves principalement affectés à l’exténuant travail de la terre.

Esclaves « bossales » aux champs, illustration de l’exposition «Périssent les colonies plutôt qu’un principe » sous la direction de Florence Gauthier à l’université Paris-Diderot, 2010
©Florence Gauthier-Revolution Française.net, 2010

Au sein de la société coloniale, il n’y a donc pas d’esclave blanc. Il existe en revanche des libres de couleur. À l’origine égaux aux blancs, et possédant eux-mêmes des esclaves, ils sont peu à peu exclus de la société coloniale. Les colons blancs, inquiets de l’essor démographique des mulâtres, s’attachent progressivement à leur refuser l’égalité : c’est le préjugé de couleur qui marque une ségrégation inédite dans l’ordre social.

L’effervescence du siècle des Lumières touche de nombreux sujets et la nature de l’esclavage comme celle du système colonial sont également interrogées. La réflexion sur ces thèmes n’est pas nouvelle dans les sociétés occidentales mais l’ampleur des critiques au XVIIIème siècle est inédite. Ainsi, Diderot écrit que jamais un esclave ne peut être « la propriété d’un colon » (4) et Rousseau le suit. Ces réflexions abolitionnistes sont monnaie courante au sein des « lumières » françaises, même si elles sont loin de faire l’unanimité parmi les « philosophes ». Certains, comme Voltaire, acceptent le principe de l’esclavage par fatalisme tandis que Véron de Forbonnais va jusqu’à défendre celui-ci dans l’article « colonies » de L’Encyclopédie.

L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires

Olivier Grenouilleau, dans L’abolitionnisme, la révolution, la loi

De fait, le système colonial esclavagiste est alors en plein essor et la prospérité qu’il engendre le rend pratiquement intouchable. Face à lui, l’abolitionnisme très minoritaire, n’offre pas de réelle perspective de réalisation pratique. Il est à cet égard significatif qu’une grande partie des textes défendant l’abolition de l’esclavage soient écrits sur le mode de l’utopie ; moralement souhaitable, elle est politiquement impossible à mettre en œuvre dans une société fondée sur le travail des esclaves (5). À tel point que même les défenseurs des esclaves les plus avancés, comme ceux de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, ne réclament pas l’abolition de l’esclavage en tant que tel mais seulement celle de la traite, c’est-à-dire du commerce d’esclaves.

C’est la Révolution française qui a permis au mouvement abolitionniste d’aller au-delà de la condamnation morale, et de devenir une réelle menace pour l’ordre esclavagiste.

Le dilemme des « libres de couleur » et le sécessionnisme des colons

Dans ce contexte de bouillonnement politique, les colons de Saint-Domingue accueillent favorablement la convocation des États généraux par Louis XVI (mai-juin 1789). Ils entendent en profiter pour défendre leurs intérêts économiques et accroître leur autonomie. Dans le même temps, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen provoque des remous. Le gouverneur de la Martinique écrit : « Depuis que l’on connaît ici les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme […] il n’est pas un Blanc qui ne frémisse à l’idée qu’un nègre peut dire je suis homme aussi, donc j’ai des droits, et ces droits sont les mêmes pour tous » (6).

Rapidement, les colons s’organisent. Ils fondent le Club Massiac à Paris pour exercer un lobbying en métropole à la fois au Club des Jacobins et à l’Assemblée. Ils profitent de la méconnaissance de la situation coloniale pour s’afficher comme le mouvement révolutionnaire des Antilles, alors même qu’ils y forment une aristocratie privilégiée.

Face aux colons, les Amis des Noirs tentent d’interférer avec difficulté car ils ne sont pas aussi influents. De leur côté, les mulâtres libres de Saint-Domingue s’investissent également dans la Révolution pour réclamer l’égalité politique avec les Blancs. Ils se rapprochent d’abord du Club Massiac, envisageant ainsi une alliance des maîtres qui préserverait l’esclavage mais leur assurerait l’égalité de l’épiderme. En butte au refus des colons, certains mulâtres comme Julien Raimond prennent acte que le système esclavagiste se double désormais d’une ségrégation au sein des libres. Le colon Moreau de Saint-Méry la théorise ainsi : « Il n’est pas indigne de l’œil du Philosophe de contempler une Terre où la différence de couleur décide seule de la Liberté ou de l’Esclavage, de l’élévation ou de l’abjection dans l’Ordre civil… » (7). Ailleurs, il ajoute que les « préjugés de couleur » sont « les ressorts cachés de toute la machine coloniale » (8). Face à cette racialisation de l’ordre colonial, Raimond opte donc pour le renversement des hiérarchies sociales par l’abolition de l’esclavage lui-même.

Les premières discussions sur les colonies interviennent en octobre 1789, au moment où l’Assemblée introduit la distinction entre citoyens actifs (assez riches pour voter) et passifs (trop pauvres) malgré les protestations de Robespierre. Aussi, les colons se servent de cette distinction pour justifier celle qu’ils font entre les libres blancs et de couleur. Aux Antilles, certains planteurs se radicalisent avec la création de l’Assemblée de Saint-Marc. Cette dernière regroupe des colons extrémistes opposés au pouvoir colonial du Cap. Sécessionnistes, les membres de la nouvelle assemblée éditent leur propre Constitution en mai 1790, ouvrent leurs ports au commerce étranger, refusent la participation des Noirs aux élections des assemblées et proposent l’île aux Anglais en échange de leur assistance face à la Révolution. Les colons indépendantistes envisagent une sécession sur le modèle de la Révolution américaine car celle-ci présente à leurs yeux l’avantage de concilier la nouveauté du libéralisme économique et la pérennité de l’ordre esclavagiste (9).

Poursuivis par l’Assemblée du Cap, ils se réfugient en métropole où ils sont désavoués par la Constituante à la mi-octobre, y compris par Barnave qui refuse la perte de l’île. Ce dernier cherche à concilier les aspirations des colons et celles de la bourgeoisie portuaire française. Yves Bénot relève la dimension de lutte des classes dans ce conflit où colons « loyalistes » et négriers métropolitains s’allient pour préserver leurs intérêts contre la concurrence économique des mulâtres et la perspective d’abolition de la traite (10).

Dès le moment où vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution

Maximilien Robespierre à la Constituante en mai 1791

La coopération entre la métropole et la colonie est ainsi provisoirement sauvée, mais les tensions ne font que croître. Une initiative visant à défendre l’égalité de couleurs, soutenue dans la Constituante par l’abbé Grégoire en avril 1791, impulse le premier débat parlementaire d’ampleur sur le sujet. Il est l’occasion pour une partie du côté gauche de s’affirmer sur cette question. L’intransigeance des colons et l’opposition du côté droit à cette universalisation de la citoyenneté masculine l’empêche d’être votée. Cependant l’Assemblée, qui vient de constitutionnaliser l’esclavage, propose un compromis accordant l’égalité politique aux mulâtres de deuxième génération seulement.

Portrait de l’abbé Grégoire par Pierre-Joseph-Célestin François (1759-1851) © Musée Lorrain, Nancy – G. Mangin

Robespierre ne s’en accommode pas et réclame l’égalité inconditionnelle. Il déclare « puisqu’il faut raisonner dans votre triste système, les hommes libres de couleur n’auront-ils pas les mêmes intérêts que vous ? » (11). Robespierre, en plus de s’opposer à la ségrégation des mulâtres, s’en prend à la traite et condamne l’esclavage : « Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution ». Il ajoute : « Périssent les colonies, si vous les conservez à ce prix ». Propos enflammés, mais qui ont une portée politique quasiment nulle dans le rapport de forces d’alors. L’Assemblée s’oppose à l’« exagération » robespierriste consistant à demander l’égalité entre Blancs et Noirs. Elle vote le compromis le 15 mai, accordant droit de cité aux seuls mulâtres de deuxième génération.

Aussi timide soit-elle, cette concession inédite déclenche la fureur des colons qui boycottent l’Assemblée pendant un mois. Au cours de cet été 1791, Barnave entraîne la majorité modérée des députés dans une scission des Jacobins pour créer le monarchiste Club des Feuillants et la plupart des colons le suivent. Le lien entre statu quo colonial et contre-révolution s’impose avec une évidence croissante aux yeux des Jacobins.

La révolution haïtienne et la « guerre de l’information »

Après les colons et les mulâtres, ce sont désormais les esclaves qui rejoignent l’élan révolutionnaire en 1791. La grande insurrection de la nuit du 22 au 23 août déclenche la révolution haïtienne, rapidement menée par l’affranchi Toussaint Louverture. Confrontés à des colons ségrégationnistes qui s’autoproclament révolutionnaires, les esclaves prennent d’abord le parti de la monarchie. Cette alliance est surprenante car, les administrateurs royaux de l’île, bien que certains d’entre eux défendent l’égalité des mulâtres, demeurent nombreux à partager « les pires préjugés des colons » (12) à l’égard des Noirs. Pendant ce temps à Paris, la Constituante est revenue sur le décret du 15 mai à un moment où elle achève la nouvelle Constitution monarchiste. Elle n’est alors pas encore informée de la révolte sur l’île.

Bitwa na San Domingo, Bataille de Saint-Domingue par Janvier Suchodolski (1797-1875) © Muzeum Wojska Polskiego

Au cours des années 1792-1793, la Révolution se radicalise face aux menaces militaires qui pèsent sur elle. Parmi les Jacobins, un nombre croissant de révolutionnaires se rapproche des mulâtres. Certains vont même jusqu’à se solidariser des esclaves face à la répression coloniale qu’ils subissent. Ainsi, dès la fin 1791, on lit dans Les Révolutions de Paris – sous la plume de Chaumette – « périssent 30 000 Blancs gorgés d’or, de vices et de préjugés plutôt que nos 30 000 mulâtres… plutôt que 500 000 nègres tout disposés à devenir des hommes ! » (13) [« hommes » devant être ici compris comme le contraire d’esclaves ] tandis que Merlin de Thionville compare la révolution des esclaves à la prise de la Bastille (14). Certains articles de presse témoignent d’échanges entre les mulâtres et les révolutionnaires métropolitains. Prenant acte de la rupture historique que constitue la révolution de Saint-Domingue, les plus radicaux proposent l’abolition immédiate et inconditionnelle. C’est notamment le cas de Marat, qui abandonne son abolitionnisme graduel et modéré en proposant désormais l’expropriation des colons. À l’Assemblée, le chef de file des Girondins Brissot se démarque en plaidant pour la cause des esclaves.

Tandis que les esclaves révoltés multiplient les références aux principes révolutionnaires, c’est aux Jacobins – devenus essentiellement montagnards à la fin 1792 – que s’engage le rapprochement concret entre les deux Révolutions. Le 4 juin 1793, une délégation mulâtre, menée par Jeanne Odo, une ancienne esclave centenaire, est introduite aux Jacobins pour demander l’abolition de l’esclavage. Celle-ci défile sous la bannière du drapeau de « l’égalité de l’épiderme », un étendard tricolore et orné de trois hommes portant le bonnet phrygien sur chacune des couleurs du drapeau : un Noir sur le fond bleu, un Blanc sur le fond blanc, et un métis sur le fond rouge (15). Elle fait d’abord jurer aux Jacobins rassemblés de ne pas se séparer avant d’avoir aboli l’esclavage. La délégation rejoint ensuite la Commune de Paris où Chaumette a symboliquement fait adopter un fils d’esclave par la ville. Elle se rend enfin à la Convention, où les députés l’acclament.

Les ennemis des citoyens de couleur vont les calomnier auprès du peuple français. [Ces ennemis] sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté

Louis Pierre Dufay, discours à la Convention lors de la séance du 4 février 1794

Labuissonière, mulâtre martiniquais appartenant à la délégation salue les « justes » de « la Sainte Montagne » (16) Grégoire et Robespierre, qui soutiennent la démarche abolitionniste. Mais si celle-ci rencontre un écho important, elle ne parvient pas encore à ses fins. En effet, minés par leurs divisions internes, les Jacobins ne sont pas unanimes sur le sujet. Comme une partie des abolitionnistes et des mulâtres sont ou ont été liés aux Girondins, certains considèrent l’abolition comme partie prenante d’une conspiration pour affaiblir la France.

D’aucuns se laissent aussi manipuler par la « guerre de l’information » en cours en métropole. Il faut en effet compter au moins quatre semaines pour rallier Saint-Domingue depuis les ports français. Ce délai s’étend même à trois mois pour que les événements de l’île soient connus à Paris et que la réponse parvienne ensuite aux Antilles. Les deux révolutions sont donc incapables de connaître la situation précise de l’autre. De plus, les informations qui parviennent aux révolutionnaires sont surtout diffusées par les colons qui déforment celles-ci. L’ampleur de la désinformation est telle que le député abolitionniste Dufay commence, lors de la séance de l’abolition à l’Assemblée, par s’écrier « les ennemis des citoyens de couleur et des noirs vont les calomnier auprès du peuple français » (17). Il rappelle qui organise ces attaques : « ce sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté ».

Ces différents éléments expliquent les positions ambiguës voire pro-colons de certains jacobins en 1793 (18). Pour autant, dans sa trajectoire globale, le mouvement jacobin se trouve aux côtés du mouvement abolitionniste et lui permet finalement d’obtenir gain de cause, début 1794.

Les deux révolutions

Entre-temps sur l’île, la situation est restée explosive. Face à la révolte, les colons de Saint-Domingue poursuivent les lynchages des mulâtres tandis que ceux de Martinique et de Guadeloupe entrent en sécession royaliste. Dans ce contexte, les nouveaux commissaires civils Sonthonax et Polverel atteignent l’île en septembre 1792 pour y faire appliquer l’égalité de couleurs. Ils dissolvent l’Assemblée coloniale, révoquent le gouverneur et forment des Légions de l’Egalité ouvertes aux mulâtres pour combattre les colons.

Début 1793, la situation devient critique pour la République. La Convention girondine a déclaré la guerre à l’Angleterre qui s’est alliée aux colons en promettant de rétablir leur domination. Elle déclare aussi la guerre à l’Espagne, esclavagiste mais qui s’est cependant alliée aux principaux commandants esclaves en leur promettant l’affranchissement. Confrontés à la perspective d’une victoire coloniale, les esclaves de la région se rallient alors aux commissaires français. Sonthonax tente ensuite de rallier l’ensemble des esclaves révoltés à la République. Pour ce faire, il promet d’abord l’affranchissement à tous ceux qui combattront à ses côtés, puis l’abolition générale de l’esclavage. Toussaint Louverture franchit le pas de l’alliance avec la République française au printemps 1794.

Vue de l’incendie de la ville du Cap Français. Arrivée le 21 juin 1793.
© Archives départementales de la Martinique

C’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté

Jean-Baptiste Belley, discours inaugural de la séance d’abolition de l’esclavage le 4 février 1794

Sur ces entrefaites, l’Assemblée reçoit des députés envoyés par les révolutionnaires haïtiens alliés aux commissaires. Ces derniers ont tenu à envoyer une délégation tricolore : un député blanc Dufay, un député métis Mills et un député noir Belley. Ceux-ci sont accueillis à la Convention le 3 février 1794. La séance de l’abolition de l’esclavage se tient le lendemain. Elle constitue un rare moment d’enthousiasme conventionnel alors que la Révolution est, selon les mots de Saint-Just, « glacée ». Le député Lacroix décrit cette séance : « les deux députés de couleur étaient à la tribune […] tous les députés s’élancent vers eux : ils passent rapidement dans les bras de tous leurs collègues » (19). De son côté, le député Levasseur écrit avoir alors « recueilli dans la séance […] le prix de [son] attachement à la cause de l’humanité » (20). Les députés haïtiens et métropolitains multiplient les appels réciproques à la fraternité, notamment sous l’impulsion de Danton qui voit venir le jour pour « décréter la liberté de nos frères » (21).

Belley prononce le discours inaugural, dans lequel il proclame l’alliance entre les révolutions. Une semaine plus tard, il déclare : « Je n’ai qu’un mot à vous dire : c’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté. C’est sous ses auspices que nous avons recouvré cette liberté, notre patriotisme est le trésor de notre prospérité et tant qu’il restera dans nos veines une goutte de sang, je vous jure, au nom de mes frères, que ce pavillon flottera toujours sur nos rivages et dans nos montagnes ». Quelques jours plus tard, Chaumette participe à une fête de l’abolition et proclame « Apaisez-vous, mânes irritées de cent mille générations détruites par l’esclavage ; apaisez-vous, le jour de la justice a lui sur un coin du globe ; l’oracle de la vérité s’est fait entendre du sein d’une assemblée de sages, et l’esclavage est anéanti » (22).

Jean-Baptiste Belley, premier député noir de la Convention, représenté par Girodet de Roucy Trioson (1767-1824)
© Photo RMN-Grand Palais – G. Blot

Dès le mois de mars, ceux qui en métropole ont tenté de faire avorter l’abolition sont emprisonnés par les sections sans-culottes de Paris ; Jean-Daniel Piquet note : « les dossiers de police générale des colons indiquent qu’à la fin mars 1794, la Commune robespierriste relaya la politique entamée par Chaumette […] d’arrestations massives des membres d’assemblées coloniales, symboles vivants de l’aristocratie de la peau » (23). Dans le même temps, l’Assemblée envoie des navires faire appliquer l’abolition aux Antilles en luttant contre les colons et leurs alliés anglais. De son côté, Toussaint Louverture apprend l’abolition métropolitaine à l’été. Il redouble alors d’efforts dans sa lutte contre les Anglo-espagnols.

L’évènement est inédit et sans doute unique dans l’histoire : pour la première fois, une puissance coloniale, devenue républicaine, a finalement pris le parti des esclaves et mulâtres révoltés contre ses propres colons. Il ne s’agit pas, au sens strict, de la première abolition de l’esclavage de l’histoire moderne. Nombreuses étaient les métropoles à l’avoir interdit sur leur propre sol, ou dans certaines de leurs colonies (24). Mais en aucun cas l’institution esclavagiste elle-même n’était en cause. La décision française de 1794 constitue la première abolition intégrale, inconditionnelle, et à vocation universelle.

L’abolition de l’esclavage par la Convention le 16 pluviôse an II/ 4 février 1794, représentée par Nicolas André Monsiau (1754-1837). À la droite de la tribune, assise, on reconnaît Jeanne Odo. À la gauche de la tribune, ce sont certainement les conventionnels Dufay et Belley qui ont été représentés, s’élançant vers le président de l’Assemblée © Photo RMN-Grand Palais – Bulloz

En cela, l’abolition de 1794 diffère de celle de 1848. Cette dernière a en effet été effectuée avec l’aval d’une partie importante des colons esclavagistes, qui ont été largement indemnisés. Elle visait à éviter une nouvelle révolution sociale. C’est pourtant l’abolition de 1848, encore aujourd’hui, que les programmes scolaires mettent en avant.

« L’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti » : une abolition « pour l’univers »

Ce n’est pas une liberté de circonstance concédée à nous seuls que nous voulons, c’est l’adoption absolue du principe que tout homme né rouge, noir ou blanc ne peut être la propriété de son semblable.

Toussaint Louverture, général haïtien à Napoléon Bonaparte en juin 1800

Si l’abolition de 1794 est inédite, c’est aussi parce que – comme Toussaint Louverture le rappelle à Napoléon Bonaparte en juin 1800 – celle-ci n’est pas « une liberté de circonstance concédée [aux esclaves haïtiens] seuls» (25) et donc destinée à un cadre spatio-temporel restreint. Au contraire, cette abolition est « l’adoption absolue d’un principe », elle est donc universelle, sans limite d’espace ni de temps. Elle est adressée au monde entier comme en témoigne le député Lacroix qui la qualifie de « grand exemple à l’univers » (26).

La révolution franco-haïtienne secoue le mouvement antiesclavagiste en y insufflant une radicalité nouvelle. Elle fait sortir l’abolition de l’esclavage de la sphère des utopies pour la transformer en possibilité tangible et immédiate. Jusque là, l’abolitionnisme international, notamment anglais, était resté progressif et réformiste. Aussi, en proclamant une abolition immédiate fondée sur des principes égalitaires, les révolutions franco-haïtiennes rompent avec ces stratégies « réformistes » et ouvrent une brèche « révolutionnaire » contre l’esclavage.

Elles influencent particulièrement l’Amérique caraïbe qui cherche à se libérer de la tutelle espagnole au début du XIXème siècle. Nourrie par les idées libérales, les élites créoles (blanches) rêvent d’abord d’une révolution inspirée par les États-Unis. Elles craignent qu’une abolition de l’esclavage déclenche un mouvement plus large de remise en cause de toutes les hiérarchies sociales. Cette crainte est aussi partagée du côté des royalistes espagnols. À cet égard, l’abolition française de 1794 plane comme un spectre menaçant ; le gouverneur de Portobelo va jusqu’à écrire : « les Noirs français [Haïti n’est pas encore indépendante] ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population […] pour éviter que leur pernicieux exemple […] ne portent [les esclaves] à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir la liberté » (27).

Rapidement, les mouvements indépendantistes d’Amérique latine changent alors de stratégie sous l’influence des révolutions haïtienne et française. Ils considèrent désormais que leur soulèvement, pour réussir, doit inaugurer une conscience nationale hispano-américaine qui leur permette d’unir la société, par-delà les catégories socio-raciales face à la métropole espagnole. Il leur faut créer une nouvelle identité « ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique » (Clément Thibaud) en utilisant pour cela la « définition abstraite du citoyen » (28) issue de la Révolution française. C’est ainsi que Simon Bolivar définit l’identité latino-américaine comme le produit « de l’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti ».

Plus pratiquement, il leur faut rompre avec le modèle réformiste de leur révolution de départ qui ne visait qu’à une union des élites créoles. Il leur faut désormais embrasser une logique radicale de « révolution ouverte » (Simon Bolivar) et de « guerre à mort aux Espagnols ». Cette nouvelle stratégie place les mouvements révolutionnaires de ce continent dans la trajectoire des révolutions française et haïtienne. L’influence est revendiquée par Bolivar quand, au moment de l’indépendance de la Bolivie en 1825, il voit en Haïti « la république la plus démocratique du monde ». Cette influence franco-haïtienne a favorisé l’introduction d’une pratique révolutionnaire, plus radicale et des principes davantage égalitaires dans l’Amérique caraïbe.

Pourquoi cette abolition de l’esclavage, la première qui soit intégrale et inconditionnelle dans le monde occidental, à l’impact considérable sur le siècle suivant, est-elle la grande oubliée de l’historiographie dominante ? À l’heure où les polémiques mémorielles enflamment l’espace médiatique, l’absence de mention de l’abolition de 1794, qui visait à « détruire l’esclavage » dans le monde entier, ne peut qu’interroger. Le rêve d’une citoyenneté « abstraite, ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique », pensée par les Jacobins, n’est-il pas plus actuel que jamais ?

« Moi égale à toi, moi libre aussi », gravure de Louis Simon Boizot (1743-1809), © Musée du Nouveau Monde, La Rochelle

Notes :

1 : Frédéric Régent, « Armement des hommes de couleur et liberté aux Antilles : le cas de la Guadeloupe pendant l’Ancien régime et la Révolution », Annales historiques de la révolution française, 348, 2007, p. 21.

2 : Michel Devèze, Conclusions « La Révolution française et ses conséquences outre-mer » p.607.

3 : Marcel Gauchet Robespierre, l’homme qui nous divise le plus éd. Gallimard, 2018, p.25

4 : Denis Diderot cité par Yves Bénot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 éd. La Découverte, p.31

5 : Olivier Grenouilleau L’abolitionnisme, la Révolution, la loi in Frédéric Régent, Jean-François Niort et Pierre Serna Les colonies, la Révolution française, la loi [l’auteur insiste sur « l’apogée d’un système colonial esclavagiste extrêmement puissant » et sur la « radicalité » du projet abolitionniste au moment où l’esclavage est quasi-unanimement accepté comme un mal nécessaire du point de vue économique. « L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires », écrit-il]

6 : Silyane Larcher, L’autre citoyen éd. Armand Colin, 2014, p.98

7 : Médéric Louis Elie Moreau de Saint-Méry, extrait de l’introduction des Loix et constitutions des colonies françois de l’Amérique sous le vent

8 : Cité dans Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, CNRS édition, 2007, p. 145.

9 : Comme le note Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

10 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.47

11 : Maximilien Robespierre Œuvres tome 7 cité par Jean-Daniel Piquet L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) ; Ed. Karthala ; 2002 ; p.82.

12 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.51

13 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.161

14 : Idem p.170

15 : Florence Gauthier, « La Société des Citoyens de Couleur élabore le projet de la Révolution de Saint-Domingue » in Les élections de la députation « de l’égalité de l’épiderme » publié sur le site « Le Canard Républicain » le 1er août 2018 

16 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.259-260

17 : Louis Pierre Dufay, dans son discours lors de la séance d’abolition de l’esclavage à la Convention nationale le 4 février 1794 in « Grands discours parlementaires » sur le site de l’Assemblée nationale 

18 : Cette ambiguïté avérée ou résultant d’une mauvaise interprétation des discours de certains Jacobins est étudiée par Jean-Daniel Piquet, dans son article Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois publié en janvier-mars 2001 dans les Annales historiques de la Révolution française. L’article souligne l’ampleur de la désinformation organisée par les colons et rappelle néanmoins le rôle des Jacobins et celui particulier de Robespierre pour la concrétisation de l’abolition de l’esclavage.

19 : La Feuille Villageoise n°20, 4ème année, tome 18, Bibliothèque de l’Arsenal cité par cité par Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

20 : René Levasseur,Mémoires, Paris, Messidor, 1989 cité par Jean-Daniel PIQUET L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.335

21 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.337

22 : Olivier Douville, Présentation du Discours de Chaumette au sujet de l’esclavage dans les colonies françaises. Cahier des Anneaux de la Mémoire, Les Anneaux de la Mémoire, 2001, p.345 

23 : Jean-Daniel Piquet, « Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II », op. cit.

24 : Domenico Losurdo (Contre-histoire du libéralisme) note une dialectique entre l’abolition de l’esclavage en métropole et sa radicalisation dans les colonies. L’arrêt Somerset, qui marque l’abolition de facto de l’esclavage sur le sol britannique, justifie cette décision par le fait que « notre air est trop pur pour être respiré par des esclaves » – légitimant sa pérennisation dans les colonies, où il en allait autrement.

25 : Florence Gauthier, « Toussaint Louverture mène une politique indépendante, 1796-1801 » in 1793-94 : la Révolution abolit l’esclavage ; 1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage.

26 : Jean-Daniel Piquet,L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

27 : Clément Thibaud, « COUPE TÊTES, BRÛLE CAZES Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Editions de l’EHESS « Annales, Histoire, Sciences Sociales » 

28 : Idem

La « Marque France » : déboires et dangers du marketing appliqué à la nation

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Pris dans un référentiel néolibéral qui les pousse à l’attractivité et à la compétitivité, les collectivités locales – et à leur tête ceux qui les gouvernent – ont recours depuis plusieurs décennies au marketing pour se distinguer sur la scène internationale. Cherchant à accroître leur « réputation concurrentielle », villes, métropoles, régions, mais aussi nations, conçoivent des « marques territoriales ». Dans ce contexte, l’avènement de « marques pays » interroge quant au lien entretenu par le néolibéralisme avec l’idée de nation. Pour Simon Anholt, à l’origine du concept, la « marque pays » ou « marque nation », peut se définir comme « une identité nationale rendue tangible, solide, transmissible et utile ». Une telle définition laisse poindre la tension latente entre le projet d’élaboration d’une identité de marque compétitive pour un pays et l’identité nationale inhérente à ce dernier. C’est ce qu’illustre le cas de la « Marque France » qui, sous les diverses formes qu’elle revêt, altère l’idée nationale française, en tant que communauté de destin politique, par la création d’un récit économique et culturel ancré dans les promesses du modèle néolibéral.

Tout n’est pas marketing, mais le marketing s’intéresse à tout. Voilà ce qu’aurait pu écrire Machiavel s’il avait été notre contemporain. Telle est en tout cas la réalité du monde qui est le nôtre, où rien, ou presque, ne semble échapper à l’emprise du marketing. C’est celle d’un monde néolibéral, où la concurrence économique s’est imposée comme base des relations sociales, dans tous les domaines de la vie humaine. Un monde au cœur duquel l’individu moderne lui-même, devenu « sujet entrepreneurial »[1], autonome, rationnel et performant, cherche à se distinguer et à se vendre au sein d’un environnement hautement concurrentiel. Dans un tel univers, la marque s’impose de fait comme un véritable outil stratégique. Bien plus qu’un simple signe distinctif, elle s’illustre par sa capacité à produire et transmettre un ensemble d’éléments cognitifs, affectifs et conatifs. En somme, une marque a le pouvoir de créer de la valeur pour celui ou celle qui la revêt.

La marque territoriale permet de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.


À l’échelle territoriale, cette production de valeur ajoutée se matérialise en « surplus d’attractivité »[2]. Dans la compétition qui les oppose pour attirer investissements, touristes et « classes créatives », bon nombre de collectivités locales ont en effet compris que les caractéristiques matérielles et immatérielles de leur territoire, supposées ou avérées, pouvaient leur permettre de soigner leur réputation. Plus qu’une question de compétition, il s’agit davantage pour ces collectivités de s’inscrire dans une logique de différenciation. Par le biais de leur marque territoriale, elles développent ainsi des « avantages comparatifs », qui leur permettent de se distinguer des autres collectivités.

Logo, charte graphique, slogans, et création d’un univers imaginaire et sensoriel autour des atouts du territoire : la marque territoriale emprunte ce qui se fait de mieux en matière de stratégie marketing. Elle permet ainsi de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.

La nation : une marque comme les autres ?

Autre échelle, mêmes principes. Bien conscients que l’image qu’ils projettent à l’international leur permet d’attirer des investissements et de promouvoir le tourisme, les gouvernements nationaux, notamment ceux d’Amérique latine, ont hâtivement pris le plis de l’injonction marketing à partir du début des années 1990.

La « marque nation » répond à deux impératifs. D’une part, elle permet l’élaboration d’une « identité compétitive », en vue de créer un « produit-pays » distinctif et désirable sur le marché mondial. D’autre part, elle renforce l’identité et le sentiment d’appartenance au sein même de la communauté nationale[3]. La marque nation est ainsi à la fois dirigée vers l’extérieur et l’intérieur des frontières nationales : en valorisant et promotionnant tout ou partie de l’identité nationale, elle garantit au pays d’acquérir une « réputation concurrentielle »[4] à l’étranger et renforce l’estime de soi et l’unité nationale.

La nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs.


Pour autant, par pur snobisme intellectuel ou par rejet sémantique, d’aucuns pourraient railler l’association de ces deux concepts, à première vue antinomiques. En effet, en tant que construit socio-historique, la nation aurait une nature supérieure, immuable et inaliénable, qui ne saurait être manipulée à des fins mercantiles. Précurseur des études autour du concept de marque nation, Wally Olins montre pourtant que la nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs[5]. En étudiant le cas de la France, l’auteur démontre ainsi que la nation française s’est constamment réinventée, de manière sporadique et parfois même violente. D’une époque à une autre et dans un laps de temps parfois très bref, la France a toujours su « façonner et remodeler son identité nationale » pour « présenter une nouvelle version d’elle-même », projetant ainsi symboliquement les transformations de sa réalité socio-économique et politique. Cependant, il n’en demeure pas moins que le concept de marque nation va bien au-delà, notamment au travers de la mercantilisation des attributs de l’identité nationale qu’il induit. En acceptant un tel paradigme, la nation s’expose dès lors « à défendre son imaginaire comme un véritable capital »[6].

Identités et récits nationaux au service de la néolibéralisation mondialisée

L’avènement de marque nation n’est pas sans poser de questions sur la manière avec laquelle les logiques de marché tendent à redéfinir les identités et les récits nationaux. À l’inverse de projets nationalistes antérieurs, le recours à la marque nation lie le processus de construction nationale aux connaissances et au langage du monde du marketing et de la gestion. Les études en nation branding mettent ainsi en avant l’existence d’une tension entre l’élaboration d’une identité compétitive, et l’identité nationale qui prévaut, remodelée par le discours économique et culturel néolibéral.

Créativité, innovation, dépassement de soi et esprit entrepreneurial (on peut prendre l’exemple de l’individu érigé en ambassadeur de la marque) sont autant d’atouts mobilisés par la marque nation. Le sociologue Felix Lossio parle ainsi de « flexibilisation de l’identité collective » pour désigner l’édification d’une communauté nationale autour de valeurs néolibérales.

De nombreux éléments vont en ce sens. On peut prendre pour exemple l’importance accordée aux classements internationaux (Country Brand Index) qui tentent, par la métrie, d’objectiver l’attractivité des nations et de les mettre en compétition. Il en va de même pour la marchandisation des lieux, vendus et consommés comme de simples produits ou des « expériences sensorielles esthétisées »[7] (idée de « vivre » le pays). Notons que cette marchandisation s’accompagne d’une tendance à l’essentialisation des nations et de leur culture, à la fois par un principe d’association et de réduction des attributs de la nation, selon qu’ils soient considérés comme valorisables, ou non. La marque nation consacre également la participation d’acteurs privés dans la production et la validation des référents identitaires nationaux, et ce grâce à de nombreux partenariats publics-privés, nationaux voire internationaux, qui transfèrent une partie de la souveraineté nationale vers une « classe promotionnelle internationale »[8] d’experts du marketing et de la publicité. Enfin, la marque nation se distingue par sa performativité dans la mesure où le nouveau récit national qu’elle établit, très souvent anhistorique et dépolitisé, facilite l’adhésion des valeurs qu’elle érige par la communauté nationale. Communauté nationale dont la marque pays peut d’ailleurs tout à fait redéfinir les contours : selon que tel ou tel aspect socio-culturel est mis en avant ou délaissé dans la stratégie de marketing national, certains citoyens peuvent s’en retrouver exclus ou marginalisés.

La France à la recherche de son nouveau récit économique

Il est indéniable que la France jouit aujourd’hui encore d’une image de marque à l’international. Première destination touristique mondiale, elle est également le pays européen qui a recueilli le plus d’investissements étrangers en 2019. La France, à laquelle est associée une certaine idée de « grandeur », doit en partie son succès aux récits historiques et socio-culturels qui fondent son identité. Pays des droits de l’Homme, empreint de valeurs universelles et humanistes, la nation française s’est construite autour de l’héritage de la révolution et de la valorisation de son patrimoine historique. Son rayonnement est aussi indéniablement associé à la Ville Lumière, ainsi qu’à un ensemble d’attributs bien réels mais parfois fantasmés, tels que le luxe, la gastronomie ou encore l’art de vivre à la française.

« Une marque nation, à l’idéal, [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques. De tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde. »

Philippe Lentschener


Atout France, l’agence de développement touristique de la France, au nom évocateur, a procédé au début des années 2000 à un diagnostic de l’image de la France. Les conclusions retenues furent les suivantes : à défaut d’être un « pays de cocagne, havre de luxe et de volupté, […] où il fait bon vivre plutôt que de travailler », la France est également une nation « peu intéressée aux applications concrètes et mercantiles », « moins motivée et moins douée pour tout ce qui touche aux dures réalités de l’économie »[9].

Pénalisée par l’image d’un pays industriel en déclin, lâché dans la course à l’innovation technologique et paralysé par l’immobilisme d’une société réfractaire au changement, la France ne serait plus autant attractive et compétitive que par le passé. En quête d’un nouveau récit économique, à même de la placer à nouveau sur le devant de la scène internationale, la France s’est ainsi tournée à son tour vers le marketing national. Car, si « une marque nation, à l’idéal [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques […] de tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde »[10], comme l’ont bien compris les tenants du nation branding à la française.

En ce sens, la « Marque France » s’est progressivement institutionnalisée, à l’image de la création de l’agence nationale Atout France, pourtant peu connue du grand public. D’autres succès, plus retentissants, s’inscrivent dans cette lignée : la création des marquages d’origine « Fabriqué en France » et du label « Origine France Garantie » en 2011, pour valoriser la production française, la reprise du concept de French Touch par l’entreprise Renault, emprunté à l’univers de la musique, pour vanter l’innovation et la créativité française, ou encore plus récemment le dépôt de la marque « Élysée – présidence de la République », en 2018. À ces dispositifs s’ajoutent encore divers efforts réalisés en termes de soft power, à l’image de l’organisation de compétitions sportives internationales, telles que l’Euro 2016 ou les JO de Paris 2024. Autant d’occasions rêvées pour la France d’offrir au reste du monde des expériences « à son image, innovante[s], rayonnante[s], créative[s], [et] inspirée[s] de l’art de vivre français »[11].

Le projet inachevé de création de la « Marque France »

Le quinquennat de François Hollande a failli être l’occasion pour la France de voir sa stratégie de marketing national enfin fondée sur une marque pays à part entière. En effet, à l’initiative du gouvernement, fut lancé en janvier 2013 la mission « Marque France ». Confiée entre autres au publicitaire Philippe Lentschener, cette dernière s’est vue fixée pour objectif d’identifier « le récit économique de la France » et les marges de manœuvre économiques et juridiques nécessaires à la création d’une marque nation française. Les préconisations de la mission « Marque France » ont fait l’objet d’un rapport public, remis au gouvernement en juin 2014. Cependant, faute d’un véritable portage politique et de dissensus entre les membres du gouvernement socialiste, elles ne furent jamais appliquées[12].

La « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur »

Pour autant, le projet de création de la « Marque France » cristallise les craintes suscitées par l’application du marketing à la nation. Le récit, tel que proposé par la mission « Marque France », met en exergue le « génie français », innovant et créatif, et « l’exception française », à l’art de vivre unique. Un tel développement, bien que relativement illusoire, n’est pas problématique en soi. Ce sont davantage les fins au service desquelles il se place qui interpellent. Ainsi, dans cette perspective, la « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur », capable de « valoriser l’extraordinaire gisement d’actifs immatériels » de la France. Par un habile tour de passe-passe incantatoire, voici donc la nation française réduite en « actifs » à « valoriser ».

Pour parvenir à faire de ce nouveau récit économique une référence partagée par les Français et la promouvoir au-delà des frontières nationales, la mission « Marque France » souhaite entreprendre ce qui s’apparente à une véritable révolution culturelle. À titre d’exemples, elle préconise de « nourrir la jeunesse de ce récit », en adaptant les programmes scolaires, ou encore d’instaurer un « 14 juillet économique », pour célébrer de concert succès économiques et cohésion nationale. Dans la même veine, la mission suggère que la « Marque France » soit pilotée par une agence de gouvernance publique-privée. Elle recommande également de la doter d’outils d’évaluations et de l’intégrer à des classements internationaux, pour « piloter et mesurer » son efficacité, en interne comme en externe. Enfin, elle revendique de faire des « acteurs majeurs des domaines économiques, sociaux et culturels » et des Français de l’étranger les principaux ambassadeurs de l’image de la marque.

De la mercantilisation des attributs nationaux, à la construction d’un récit monolithique imperméable aux contradictions politiques et aux tensions sociales, en passant par l’exclusion de celles et ceux qui ne contribuent pas à la transformation économique du pays, ces « gens qui ne sont rien », le projet de création de la « Marque France » témoigne indéniablement des déboires et du danger de l’application du marketing à la nation. L’échec de sa mise en œuvre sous une forme réellement institutionnalisée ne signifie pas pour autant que le récit national français n’a pas été progressivement transformé sous l’influence du régime culturel néolibéral. À l’heure des débats sur le roman national, en témoigne le mythe fantasmé de la start-up nation, qui consacre une nation d’entrepreneurs, premiers de cordée d’un monde meilleur sur le point d’advenir.

Sources

[1] Clément Jérémie, « La fabrique des subjectivités en contexte néolibéral : la fiction de l’individu entrepreneur de lui-même face au sujet de la psychanalyse », Cahiers de psychologie clinique, 25 août 2020, n° 55, no 2, pp. 143‑163.

[2] Corbille Sophie, « Les marques territoriales. Objets précieux au cœur de l’économie de la renommée », Communication. Information médias théories pratiques, 13 décembre 2013, Vol. 32/2, doi:10.4000/communication.5014.

[3] Voir les travaux de Gisela Cánepa Koch et Felix Lossio Chavezsur la « marca país ».

[4] Lossio, Felix. La nación en tiempos especulativos o los imperativos culturales de las marcas país. En La nación celebrada: marca país y ciudadanías en disputa (pp. XXXX). Gisela Cánepa y Felix Lossio (eds.). Lima: Red de Ciencias Sociales.

[5] Olins, Wally. (2002). ‘Branding the Nation – The Historical Context’, The Journal of Brand Management, 9(4), pp. 241-248.

[6] « Quand les pays deviennent des marques — ilec », consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.ilec.asso.fr/article_revue_des_marques/5640

[7] Lossio Felix.

[8] Varga, S., 2013. The politics of nation branding. Collective identity and public sphere in a neoliberal state. Journal of Philosophy and Social Criticism, 39(8), pp. 825-845.

[9] Bonnal Françoise, « Comprendre et gérer la marque France », Revue francaise de gestion, 2011, N° 218-219, no 9, pp. 27 43.

[10] « Du «made in France» à la «marque France» », LE FIGARO, consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/10/28/31007-20161028ARTFIG00388-du-made-in-france-a-la-marque-france.php.

[11] « Soutenons la candidature de Paris aux Jeux Olympiques 2024 ! – La France en Slovaquie », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://sk.ambafrance.org/Soutenons-la-candidature-de-Paris-aux-Jeux-Olympiques-2024.

[12] « La « marque France » victime de la guerre Ayrault-Montebourg – Challenges », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://www.challenges.fr/economie/la-marque-france-victime-de-la-guerre-ayrault-montebourg_57951

Bonjour Francfort : une comédie humaine franco-allemande

Bonjour Francfort est le dernier roman de Martine Gärtner, publié en octobre 2020. L’autrice française y raconte les joies, les angoisses et les espoirs de 13 personnages tous issus, de près ou de loin, du monde des expatriés français à Francfort. Ces destins entrecroisés dessinent le visage d’une métropole moderne de l’ouest de l’Allemagne. Une lecture franco-allemande à ne pas manquer.

Portrait de Francfort

Avec le roman de Martine Gärtner, vous entrerez dans le petit monde des expatriés français à Francfort. Vous découvrirez aussi leurs proches, leurs amours, leurs amitiés qui se sont construits grâce (ou à cause) de cette décision aussi vertigineuse qu’excitante : tout quitter, traverser la frontière pour venir vivre en Allemagne. Entre enthousiasme et doute, le roman nous donne accès aux pensées intimes de ces individus expatriés. Comme des petites souris, nous nous glissons dans la vie de ces Francfortois de passage. Les quartiers, les rues et les carrefours revêtent un nouveau visage, et comme dans une chasse au trésor, on retrouve les moments de vie de ces 13 personnages. Tiens ? C’est dans cette boulangerie que la petite Franzisca est allée chercher du pain sans même demander la permission à ses parents, et c’est sur cette place que Régine s’est retrouvée coincée dans un embouteillage alors que son amant l’attendait.

L’expatriation à Francfort

L’expérience de l’expatriation est rapportée avec une très grande justesse en partie du fait que Martine Gärtner a elle-même vécu à Francfort pendant presque 20 ans.

S’expatrier inclut toujours un avant et un après. Beaucoup de personnages de Bonjour Francfort se retrouvent confrontés aux conséquences de leur décision : ils vacillent entre leurs souvenirs d’enfances qui s’éloignent et leur présent nourri d’attentes, parfois déçues. Toutes les histoires sont reliées entre elles, à l’image de la communauté des expatriés français à Francfort : un petit cocon, parfois étouffant, mais qui vous rassure face à l’adversité du monde extérieur. Beaucoup de protagonistes chez Martine Gärtner remettent en question ces amitiés construites au sein cette communauté d’expatriés : vont-elles vraiment durer ? Sans pouvoir réellement répondre à cette question, ces amitiés sont surtout nécessaires pour partager la difficulté de se situer entre deux cultures, entre deux langues même lorsqu’on les maîtrise bien.

La puissance de la banalité

Au-delà de l’expatriation, Martine Gärtner nous décrit ce qu’on appelle plus communément la vie. L’autrice met en valeur, sans jugement et dans toute leur simplicité, des moments qui, a priori, auraient pu nous sembler sans intérêt, que l’on vit tous un jour où l’autre, très loin du cliché des exploits de quelques super-héros. C’est là la force de l’ouvrage : chaque moment suspendu de ces 13 personnages résonne en notre for intérieur. Des moments de doute, d’introspection ou juste des réflexions qui nous donnent à penser que nous sommes tous, quelque part, des expatriés. Ces fragments de vies humaines, tous reliés les uns aux autres forment un puzzle aussi complexe que mouvant. Ici, il n’y a pas d’individu foncièrement bon ou mauvais : il n’y a que des humains qui tentent de se frayer un chemin de vie.

Un peu comme Balzac, Martine Gärtner  nous dépeint une sorte de comédie humaine des expatriés français à Francfort. L’autrice a d’ailleurs consacré un essai à la relation qu’entretenait Balzac à l’Allemagne (GÄRTNER, M.,Balzac et l’Allemagne, L’Harmattan,1999).

Un roman féminin

La plupart des personnages du roman sont des femmes. Certaines sont très jeunes, d’autres plus âgées, certaines pleines d’espoirs, d’autres parfois fatiguées par la vie. Entre les lignes de leurs histoires respectives, on perçoit des individus en quête de sens ou d’un bonheur qui ne semble pas vouloir se dévoiler facilement. Elles représentent l’humanité au féminin et sont l’écho de ce que beaucoup de femmes traversent dans leurs vies : leurs fantasmes, leurs déceptions, leur enthousiasme, leurs chagrins et leurs dilemmes. Des trésors d’intimité qui n’appartiennent qu’à elles mais qui nous sont offerts le temps d’un instant. Dans toutes ses nuances, le roman se veut positif : il mise sur la vie, celle que l’on porte en soi.

« En Nouvelle-Calédonie, nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution » – Entretien avec Louis Lagarde

Fort Teremba
Fort Teremba, ancien bagne administratif situé dans la ville de Moindou en Nouvelle-Calédonie

Le 4 octobre dernier s’est déroulé le deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie prévu par les accords de Nouméa, signés en 1998. À la sortie des urnes, les loyalistes ont obtenu 53,26% des voix alors que les indépendantistes ont récolté 46,74%. Il est à noter un resserrement de l’écart entre ces deux forces, qui structurent l’archipel depuis plus de 30 ans, par rapport au précédent scrutin. Ce résultat qui a galvanisé les indépendantistes conforte le FLNKS à demander la tenue d’un troisième référendum ; une possibilité prévue par les accords de Nouméa. Néanmoins, ce processus innovant, des accords de Matignon-Oudinot aux accords de Nouméa, qui a ramené la paix sur le Caillou, semble de plus en plus être une impasse pour ce territoire français du Pacifique. Dès lors, comment sortir de cette situation binaire ? Analyses et perspectives de ces scrutins avec Louis Lagarde, archéologue calédonien, observateur et acteur de la vie politique de la Nouvelle-Calédonie. Cet article fait suite à un premier entretien, qui défendait un point de vue davantage favorable à l’indépendance.


LVSL – A-t-on assisté à une campagne digne pour ce deuxième référendum, selon vous ?

Louis Lagarde – Cela dépend de ce qu’on entend par « digne ». On peut considérer que des éléments mensongers ont été présentés par le camp indépendantiste, notamment en termes économiques : par exemple, lorsque les transferts annuels de la France sont évalués à 150 milliards de francs CFP, on nous dit que sur cet argent, 110 milliards repartent chaque année de la Nouvelle-Calédonie vers la France. En réalité, cette fuite vers l’extérieur est quantifiée à 35 milliards environ (dont des assurances-vie pour des retraites de patentés, qui reviendront donc un jour) selon des études très précises menées par l’Université de la Nouvelle-Calédonie. On peut également remarquer, pour le camp non-indépendantiste, que dresser une perspective apocalyptique de l’indépendance est malhonnête. En effet, comparer une Nouvelle-Calédonie indépendante au Vanuatu ou aux Fidji ne peut faire totalement sens, notre archipel ayant toujours été dans une situation économique bien plus favorable que nos deux pays voisins. Enfin, l’utilisation à outrance des drapeaux a achevé de durcir le ton de cette campagne et de radicaliser les électeurs des deux camps, générant une situation extrêmement anxiogène. Le comportement de certains militants indépendantistes le jour du scrutin, paradant devant les bureaux de vote avec de grands drapeaux, a été mal perçu par nombreux électeurs. Le fait est regrettable, même s’il ne change rien au résultat. Il aurait bien sûr été tout aussi regrettable s’il s’était agi de militants non-indépendantistes.

LVSL – Lors de ce deuxième référendum les électeurs se sont fortement mobilisés, 86% des Calédoniens qui composent la liste électorale spéciale se sont déplacés pour voter. Cela a majoritairement profité aux indépendantistes. Comment analysez-vous les résultats ? Va-t-on tout droit vers un troisième référendum ?

LG – Le premier référendum, qui avait donné 56,6% en faveur du “non”, avait laissé planer certaines inconnues. La participation relativement faible aux îles Loyauté (61%) et un réservoir de voix encore important sur l’agglomération du Grand Nouméa, laissaient entrevoir aux deux camps la possibilité de gonfler leurs chiffres au deuxième référendum. La campagne a donc été axée, quoique différemment selon les camps, vers des cibles proches : les indécis et abstentionnistes du côté du « oui », et les abstentionnistes du côté du « non ». Force est de constater que le réservoir de voix que représentait l’abstention ou les indécis a très largement favorisé le camp indépendantiste. Vu la participation record atteinte cette fois-ci, il n’est pas certain que l’un ou l’autre des camps puisse mobiliser davantage son électorat. Mais l’accès au droit de vote de plusieurs milliers de jeunes calédoniens d’ici 2022, ainsi qu’une accession à la liste électorale spéciale de consultation (LESC) facilitée pour les jeunes natifs de statut coutumier, pourrait engendrer un résultat encore plus serré qu’aujourd’hui. C’est ce que les spécialistes de géographie politique s’accordent à dire en tout cas.

La troisième consultation (comme la deuxième d’ailleurs) n’est en aucun cas obligatoire. La construction d’un projet réunissant l’État, les partisans du maintien dans la France et ceux de l’indépendance pourrait voir le jour, transformant un référendum-couperet en un référendum de projet. Mais comment, pour qu’aucun des deux camps ne perde la face ? Surtout quand ils se trouvent à quasi-égalité ? Les non-indépendantistes accepteront-ils le principe d’un véritable État dans une situation de partenariat/association/fédération inédit pour la République ? Les indépendantistes se contenteront-ils d’une indépendance finalement partielle où la France serait toujours présente et co-exercerait certaines compétences régaliennes? L’État sera-t-il capable de signifier clairement à l’ensemble des groupes politiques où se situe son intérêt, de manière que ces derniers puissent négocier sous quelles conditions, garantissant notamment une certaine stabilité économique, les relations avec la France pourraient se décliner ?

« Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement. »

LVSL – Comment expliquez-vous que certains aient parlé de colonisation pour justifier le “oui” à ce vote ?

LG – Dans une récente tribune dans Le Monde [à lire ici], mes co-signataires et moi avons écrit qu’il n’y a plus aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, « de système colonial institutionnalisé », au sens où les institutions locales sont aux mains de responsables locaux, tant loyalistes qu’indépendantistes, de même qu’un système de mainmise étatique à distance, comme autrefois, n’existe plus. Cette nouvelle donne relève d’une décolonisation telle que l’entend l’accord de Nouméa : comme moyen de refonder le lien social. Toutefois, on ne peut nier l’héritage colonial, qui structurellement impacte la société calédonienne, et dans laquelle des disparités ethniques très importantes existent encore, malgré le processus de rééquilibrage entamé depuis trente ans.

Aussi, il est plus que normal que la population aspire à la disparition de ces inégalités, et le discours politique proposé par les indépendantistes s’articule donc autour d’une Calédonie meilleure, plus égalitaire, sitôt que l’indépendance sera acquise. Si on ne peut objectivement que souhaiter que la situation locale s’améliore, on peut mettre en doute le bien-fondé de cette promesse, car les inégalités pourraient au contraire se creuser, notre système économique et social étant aujourd’hui largement dépendant des deniers métropolitains. Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement.

LVSL – Depuis maintenant 30 ans on voit la même partition du pays lors des référendums, avec un vote ethnique, géographique et selon le revenu. La Nouvelle-Calédonie est-elle vouée à la scission?

LG – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette analyse qui est simplificatrice. L’étude du CEVIPOF menée en 2018 révèle que 20% des Kanaks sont réfractaires à l’indépendance, tandis que 10% des Caldoches (et assimilés) y sont favorables. Je n’ai pas les équivalents pour 2020 mais l’ordre de grandeur est probablement similaire. Une fois ces chiffres mis en regard du rapport de force de la LESC, cela signifie que 15% des électeurs votent en dépit de leur ethnie (ou « pensent contre eux-mêmes », comme l’écrivait Charles Péguy). Cela fait une personne sur six ou sept. C’est considérable, pour un petit archipel à l’histoire coloniale très lourde et où TOUTE la vie politique est fondée sur le clivage oui/non depuis quarante ans.

Par ailleurs, j’évoquais déjà en 2019 dans un colloque à Wellington le fait que le clivage produit vient au moins pour partie de la question clivante posée. On ne peut décemment faire équivaloir positionnement des camps et sentiments de la population. J’en veux pour preuve que si un référendum sur un projet d’avenir avait été ratifié dimanche dernier par 80% des votants, la même population calédonienne aurait alors été perçue comme unie. Ce n’est pas si simple…

Enfin, la scission ou partition de l’archipel ne fait à mon avis aucun sens. En Océanie, et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie, la terre n’appartient pas à l’individu, c’est l’individu qui appartient à la terre. Comment pourrions-nous séparer l’archipel en deux ou en trois, alors que nous avons, chacun, des racines, de la famille, des liens dans toutes les parties du pays ? Alors que nous avançons depuis trente ans dans la construction d’un pays et que grâce aux recherches historiques, archéologiques, patrimoniales, nous avons mis en avant les facettes d’une histoire commune en nous confrontant à la dure réalité de notre passé, comment pourrait-on se satisfaire d’un quelconque séparatisme, du fait de certaines différences de vue ou de mode de vie ? C’est tout bonnement inconcevable.

« Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. »

LVSL – Les résultats du deuxième référendum, ont vu l’écart entre les deux camps se réduire. Ces résultats sont de nature à galvaniser les indépendantistes qui pousseront pour le troisième référendum. Ce référendum, s’il a lieu, sera le dernier prévu par les accords de Nouméa. Au vu des rapports de force, le résultat sera extrêmement serré et sa légitimité affectée. Les accords de Nouméa qui ont restauré la paix sur l’archipel ne sont-ils pas devenus une impasse aujourd’hui ? Une troisième voie est-elle encore possible ?

LG – Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. Dans le camp indépendantiste, la position semble être celle « d’une indépendance avec la France » : aussi, pour négocier les conditions optimales, ses leaders proposent d’accéder par les urnes au “oui”, de manière que la France, si elle tient à rester présente dans le Pacifique sud-ouest, accepte des conditions. Pour le camp non-indépendantiste, il est aussi certain qu’il faudra négocier avec l’État de « la situation ainsi créée », comme le dit l’accord de Nouméa, et il est estimé que ces négociations seront plus favorables à la Nouvelle-Calédonie si le « non » l’emporte par trois fois. Aujourd’hui, si l’on est sûr de rien quant à l’issue ou même la tenue d’un éventuel troisième référendum, on peut être au moins certain que dans les faits, la volonté comme la nécessité de négocier avec l’État sont absolues. Le temps est venu pour lui de se positionner clairement et de répondre aux interrogations légitimes des Calédoniens.

Exportation d’armes, symptôme d’une dépendance

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Avion de chasse Rafale RIAT 2009 © Tim Felce

Le 7 décembre dernier, le média et ONG Disclose a révélé une note rédigée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) « classifiée défense ». Celle-ci s’opposait vigoureusement à la mission d’information parlementaire proposant d’impliquer le Parlement dans le processus de contrôle des exportations françaises en matière d’armement. La révélation de cette note interroge sur le processus actuel et la position du gouvernement autour d’un secteur vital pour l’économie hexagonale. La question du contrôle des exportations d’armement se pose avec d’autant plus d’acuité après le scandale de l’utilisation des armes françaises par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite contre les populations civiles dans la guerre au Yémen en 2018, qualifiée par le secrétaire général adjoint des affaires humanitaires des Nations Unies, M. Mark Lowcock, de « pire crise humanitaire au monde ».

Complexe, robuste, opaque. Ces trois qualificatifs reviennent tout au long du rapport de 157 pages des deux parlementaires M. Jacques Maire (La République en marche, LREM) et Mme. Michèle Tabarot (Les Républicains, LR) pour définir le processus de contrôle des exportations françaises d’armement. Ce rapport, remis le 18 novembre dernier, propose « la création d’une commission parlementaire » dans le cadre du processus de contrôle. La veille, le 17 novembre, arrive sur la table du cabinet de M. Emmanuel Macron, Président de la République, une note « confidentiel défense » du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) qui avant même la diffusion du rapport, s’oppose à tous les arguments qu’il soulève. « Sous couvert d’un objectif d’une plus grande transparence et d’un meilleur dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif, l’objectif semble bien de contraindre la politique du gouvernement en matière d’exportation en renforçant le contrôle parlementaire », indique notamment l’un des passages de la note publiés par Disclose. Plus en avant, les analystes du SGDSN conseillent les membres du gouvernement concernés par la note sur la stratégie à adopter vis-à-vis du rapport parlementaire et de sa reprise par les médias et les ONG en vue d’éluder les volontés de transparence qui pourraient émerger à sa suite dans le débat public.

Matignon, le ministère des Armées, le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie sont également destinataires de la note. En France, la constitution de la Ve République, en faisant du Président de la République le chef des armées, entérine la prééminence de l’exécutif sur le Parlement en matière militaire ; partant, cette tension entre le Parlement et le pouvoir exécutif concernant les exportations d’armes, chasse gardée de la raison d’État, n’a rien d’étonnant. Toutefois, la marge de manœuvre du pouvoir législatif grandit, comme l’a déjà révélé l’adoption par le Parlement de la loi renseignement de 2015 – prise sur initiative du gouvernement – qui avait fait grincer des dents dans certaines sphères étatiques et dont le rendu de la mission d’évaluation, prévu après cinq années son adoption, continue à soulever des interrogations sur sa véritable portée démocratique. 

La révélation de cette note vient à nouveau nourrir les débats autour de l’un des secteurs les plus importants de la politique commerciale française et pourtant l’un des moins connus du fait de l’opacité qui l’entoure.

Secret défense : exécutif, industriels et partenaires-clients main dans la main

Pour comprendre plus en avant les enjeux du rapport de la mission d’information parlementaire, il est nécessaire de définir le fonctionnement du processus actuel d’autorisation de l’exportation d’armements. Aujourd’hui, le contrôle des exportations d’armement est entièrement organisé par l’exécutif et se déroule en deux phases : la délivrance de licence d’exportation (contrôle a priori) et le contrôle sur place de l’utilisation du matériel de guerre vendu (contrôle a posteriori). Il s’articule autour d’un processus interministériel de délibération et de consultation jusqu’à la délivrance des autorisations d’exportation par le Premier ministre. Ce processus est mis en œuvre par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG) qui réunit le ministère des Armées, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le ministère de l’Économie et des Finances. Celle-ci est présidée par le fameux SGDSN, service rattaché au Premier ministre, qui a rédigé la note parvenue à Disclose. Les services de renseignement interviennent également à titre consultatif, ajoutent les rapporteurs.

Concernant le contrôle a priori, les avis pour l’instruction de licence de la CIEEMG se fondent sur plusieurs critères dont entre autres l’expertise technique sur les matériels, l’emploi possible des équipements dont l’exportation est envisagée, l’impact stratégique de la vente, la soutenabilité financière des acheteurs ou encore le respect par la France de ses engagements internationaux et européens… Tout ce travail d’analyse et de délibération est réalisé sous le couvert du secret défense et ne circule donc qu’entre les ministères et entités concernés, l’exécutif se retrouvant seul juge de la qualité du processus d’examen. En 2019, 2,5% des demandes de licence ont été refusées par la France d’après le rapport. La faiblesse de ce chiffre suggère, selon Benjamin Hautecouverture, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) « que le critère du respect du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’Homme n’est pas déterminant dans les décisions de la CIEEMG, alors même que plusieurs pays clients de la France sont réputés commettre de telles violations».

L’autre versant de cette activité est le processus a posteriori qui repose sur plusieurs points dont le respect par les industriels des conditions qui ont pu prévaloir lors de l’accord de la licence d’exportation, la maintenance sur place ou encore la formation au maniement du matériel livré.

Ce suivi de contrôle, en plus de vérifier le respect des règles internationales, remplit plusieurs objectifs. Il permet premièrement au pays vendeur d’évaluer l’efficacité de son propre matériel ; deuxièmement, la présence sur place des formateurs ou des agents de maintenance industriels sert des visées diplomatiques en développant des partenariats stratégiques avec les pays acquéreurs. Enfin, les contrats de maintenance représentent une grande part des exportations d’armement, et viennent donc appuyer une industrie nationale qui représente, selon les chiffres, entre 7 et 13% des emplois industriels en France. En ce sens, il est essentiel de noter que la France est dépendante de ses exportations. Les marchés domestiques et européens ne suffisent pas à couvrir les dépenses et investissements liés à cette industrie qui représentent quelques 40 milliards d’euros cumulés dont 10 milliards en investissements en 2018, selon les chiffres de la Direction générale de l’armement. La France se retrouve donc contrainte de se tourner vers d’autres pays du globe, notamment ceux des zones de conflits du Moyen-Orient. Cette dépendance justifie t-elle l’opacité qui s’exerce autour du processus de contrôle ? 

 D’autant que la concurrence sur le marché est de plus en plus importante avec l’émergence dans de nombreux pays d’industries d’armement soutenues par l’augmentation des dépenses militaires à l’échelle mondiale. Selon le classement annuel de l’Institut de recherche sur la paix internationale de Stockholm (Sipri) publié en 2019, le chiffre d’affaires des cent industriels les plus importants au niveau mondial avait augmenté de 47% par rapport à 2002 pour atteindre 420 milliards de dollars en 2018. En parallèle, les volumes d’exportations d’armes majeures (missiles, avions de chasse, navires de guerre) ont augmenté de 20% sur la période 2015-2019 en comparaison à la période 2005-2009, toujours selon le même rapport 2019 du SIPRI. Ces chiffres soulignent l’importance du contrôle à effectuer. Celui-ci est ainsi entrepris par l’exécutif au travers de la CIEEMG et ses mécanismes couverts du sceau « secret défense ». Le rapport parlementaire souligne par ailleurs que les entreprises considèrent le contrôle a priori comme « intrusif » et privilégient le contrôle a posteriori. Celui-ci se déploie sur les domaines de conformité aux règles d’exploitation et la vérification des problèmes éthiques.

La coopération des pays partenaires et clients est une autre dimension essentielle du contrôle. Or l’accord ou le refus d’une licence implique des répercussions géostratégiques : la politique française d’exportation d’armements est en effet un levier d’action diplomatique pour la France, qui à travers le commerce des armes, soutient certains intérêts stratégiques. Disclose a par exemple révélé en septembre 2019 que les Rafales vendus à l’Egypte en 2015 avaient été utilisés pour soutenir le Maréchal Haftar dans sa conquête du pouvoir. Paris soutenait discrètement Haftar, malgré les critiques de la communauté internationale : les exportations d’armement à destination de l’Egypte furent donc un moyen d’affirmer cette ligne sans qu’elle donne pour autant lieu à une prise de position diplomatique claire.

Avion de chasse Rafale RIAR 2009 © Tim Felce

La décision d’accorder une licence d’exportation vers un pays donné peut également être un moyen de pression comme dans le cas destensions entre la France et la Turquie. Le Premier ministre grec M. Kyriakos Mitsotakis a ainsi annoncé, le 12 septembre 2020, une importante commande d’armes à la France dont 18 rafales auprès de Dassault Aviation pour un montant de 2,5 milliards d’euros. Cette commande intervient alors que la tension monte entre le régime turc de M. Recep Erdogan et la Grèce, pays de l’Union européenne, à propos de gisement d’hydrocarbures en Méditerranée orientale. La ministre des Armées Florence Parly s’est félicitée dans un communiqué de ce choix de la Grèce qui « vient renforcer le lien entre les forces armées grecques et françaises, et permettra d’intensifier leur coopération opérationnelle et stratégique ». Elle doit se rendre à Athènes, le 23 décembre pour conclure la vente. En plus de renforcer le partenariat stratégique franco-grec et de servir l’industrie aéronautique française, ce contrat sert donc aussi une visée diplomatique : il affirme le soutien français à la Grèce dans les tensions qui l’opposent à la Turquie et en creux, permet à Paris de mettre la pression sur Ankara.

Les enjeux diplomatiques, économiques, et juridiques liés au contrôle des exportations d’armement sont donc pour l’instant entre les seules mains du pouvoir exécutif, à travers les procédures de contrôle opérées par la CIEEMG.

Définir une arme : un enjeu crucial

Dans le cadre du respect des engagements internationaux, les rapporteurs insistent également sur un point fondamental : la définition des objets. Le cadre juridique définit deux types de biens : les matériels de guerre ou assimilés et les biens à double usage. 

L’appartenance à la catégorie des matériels de guerre dépend des caractéristiques décrites dans l’arrêté du 27 juin 2012 relatif à la liste des matériels de guerre et matériels assimilés. Cet arrêté définit toute une liste de biens produits exclusivement pour l’usage militaire, comme les canons, les véhicules terrestres type char ou les navires de guerre. La catégorie des biens à double usage intègre un grand nombre d’objets utilisés dans le civil et militarisables comme les satellites et leurs principaux composants ou encore les drones et les radars. 

La qualification de bien à double usage est régie par le règlement européen du 5 mai 2009 du Conseil de l’Europe, dont l’annexe 1 consolide les listes des régimes des biens à doubles usage dont le régime de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage de 1987. Le contrôle des technologies à double usage tient à ce que, comme le relève le rapport parlementaire du 18 novembre 2018, certains États tentent parfois de se doter « d’armes de destruction massive en pièces détachées via des réseaux d’acquisition sophistiqués », justifiant ainsi « la mise en place d’un contrôle en amont du cycle d’élaboration, de production et de transport de telles armes ». Le contrôle des biens à double usage est réalisé par une instance consultative distincte de la CIEEMG, la Commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU) dont les membres sont désignés par le ministre chargé de l’industrie. En pratique, le processus d’examen de cette commission est le même que celui de la CIEEMG. La principale distinction est que les biens à double usage sont soumis à un régime d’autorisation sauf interdiction à l’inverse des matériels de guerre et assimilés, régis par un régime de prohibition sauf autorisation. 

L’importance de la qualification de certains biens comme arme ou non définie par les traités internationaux et notamment le régime de Wassenaar qui en établit la liste est interrogée par les rapporteurs. « Des biens conçus pour un usage civil peuvent être détournés à des fins militaires ou de répression interne », soulignent-t-ils. Ils s’inquiètent de « certaines polémiques [qui] ont par exemple vu le jour à la suite de la vente, par la France, de camions anti-émeutes avec canon à eau à Hong-Kong, employés pour réprimer les manifestants qui protestaient contre la remise en cause de l’autonomie de la région administrative spéciale ». Ces camions, pour n’avoir pas été définis comme des armes, ont par exemple échappé au contrôle de la CIBDU. Selon le rapport, la définition stricte d’une arme est celle d’un objet conçu pour « tuer ou blesser ». Ces ambiguïtés concernant la définition de l’armement se nouent donc sous le voile du secret défense, et sous le seul contrôle du pouvoir exécutif.

Des hommes et des lois, propositions et illusion

C’est suite à la révélation par Disclose de la présence d’armes françaises dans le conflit au Yémen, utilisées notamment par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite en 2015 que la création en avril 2018 d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes française aux acteurs du conflit au Yémen a été proposée par vingt députés de la majorité. Cette demande n’a pas abouti. Mais au regard de l’importance du sujet, la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale a crée, en décembre 2018, une mission d’information parlementaire sur le contrôle des exportations d’armement dont est issu le rapport publié le 18 novembre 2020 par M. Jacques Maire (LREM) et Mme. Michèle Tabarot (LR). Long de quelque 157 pages, celui-ci après avoir défini de manière détaillée les conditions actuelles du processus de contrôle émet diverses propositions et en argumente les enjeux.

La première et principale d’entre elles est la création d’une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armement dotée d’un droit d’information et d’un droit à émettre des recommandations dans le cadre d’une base juridique retenue et sous couvert de confidentialité lors de certaines situations spécifiques dans le processus a posteriori. Outre sa mission principale de contrôle, les rapporteurs ajoutent que cette commission pourrait également enrichir le débat public en produisant un rapport annuel, contribuer aux échanges avec le Gouvernement au sein des commissions concernées de l’Assemblée nationale et animer un débat « hors-les-murs ». Le pouvoir législatif se verrait ainsi doté d’un droit de regard et de conseil sur des décisions prises aujourd’hui en toute opacité par le seul pouvoir exécutif. 
Concernant les biens à double usage, les rapporteurs préconisent la création d’une liste nationale de bien inclus dans cette catégorie. Celle du régime de Wassenaar, du fait de son caractère international, étant contrainte « par les vicissitudes des négociations ». Pour appuyer cette proposition, les deux députés soulignent que le fonctionnement actuel fait courir des risques à la France sur plusieurs points. Sur son sol, la sensibilisation de la population par les médias et ONG, comme cela a été le cas avec le scandale du Yémen.

Selon Amnesty International, 83 % des Français pensent que le commerce d’armement manque de transparence et 77 % que le commerce des armes devrait faire l’objet d’un débat public en France.

Selon les auteurs du rapport Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR) en n’intégrant pas le Parlement à l’inverse d’autres pays, comme par exemple l’Allemagne, dont l’armée n’agit que sous mandat parlementaire ou la Suède, la France crée un sentiment de défiance à son égard du fait de son statut de puissance militaire. La France est aujourd’hui la cinquième puissance militaire mondiale, et est devenue, à la faveur d’une augmentation de 77 % de ses ventes en 2019, le numéro 3 mondial des vendeurs d’armes.

Mais de manière plus contestable et moins réaliste, les députés mentionnent également la relation de la France avec les pays européens : les rapporteurs insistent particulièrement sur ce point en agitant le miroir d’une Europe de la défense. S’ils reconnaissent le caractère fantaisiste d’un vote à l’unanimité sur chacune des exportations d’armement nationales, ils n’en plaident pas moins pour le renforcement de la Position Commune sur les exportations d’armement. Cette « mise en commun normative et pratique » servirait, selon les députés, à faire pièce à la concurrence internationale de pays comme la Chine ou les États-Unis. Pour ces derniers, le marché intérieur européen couvre les investissements dans le domaine de l’armement. Un dialogue interparlementaire pourrait ainsi, selon les rapporteurs, prévaloir afin de renforcer la coopération européenne. Cette question d’une éventuelle européanisation du contrôle du commerce des armes est balayée par la note du SGDN, qui souligne la position réelle de la France à ce sujet, et craint « le risque d’un effet de bord qui exposerait notre politique à des enjeux internes propres à certains de nos voisins européens », comme le précise le document révélé par Disclose. Pour le gouvernement, les domaines de la défense sont un des piliers de souveraineté nationale à défendre absolument. Cette question de l’européanisation du contrôle des exportations fait resurgir les débats sur l’Europe de la défense : si cette idée est presque irréaliste dans la pratique, elle n’en constitue pas moins un vocabulaire très utilisé par les dirigeants politiques, détournant par des effets d’annonce l’attention des questions sociales dans l’espace de l’Union, et permettant à peu de frais d’afficher des convictions européistes. 

Bras de fer avec l’Allemagne

Par rapport à cette question, l’opacité du système français fait défaut, signalent les députés. Ils citent en exemple l’Allemagne, qui plaide tout simplement pour une européanisation du contrôle des exportations d’armement. La question est souvent soulevée outre-Rhin dans le débat public notamment par le SPD, Die Linke et les Verts. Cette radicalité, précisent-t-ils, est le fait de la volonté allemande d’amener la responsabilité sur l’UE de « décisions nationale très impopulaires auprès de l’opinion publique ». Pour l’Allemagne, il s’agirait ainsi de détourner des décisions difficiles à prendre sur les épaules de l’Union Européenne dans la mesure notamment où celle-ci est moins dépendante économiquement que la France de ses exportations d’armement et se retrouve en concurrence avec la France, dans un domaine où la diplomatie militaire française pèse bien davantage dans les enceintes internationales. La difficulté de réunir les votes des pays de l’Union Européenne à l’unanimité constituerait pour la France une concession de souveraineté inconcevable. 

Si une démocratisation des exportations d’armement est bien nécessaire, il faut donc analyser la position allemande de manière réaliste : derrière les arguments de pression populaire, l’Allemagne cherche dès lors à maximiser ses intérêts. Et son cas est significatif de la lutte autour des enjeux de l’européanisation de la défense, source traditionnelle de dissensions entre la France et l’Allemagne. Un bras de fer se joue depuis des années entre les deux pays, oscillant entre opposition et coopération. Le récit de cette lutte démarre avec les accords « Debré-Schmidt » de 1972 dont l’article 2 prévoyait, que sauf cas exceptionnel, « aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de productions menés en coopération ».

L’accord est significatif car de nombreuses armes produites par la France sont dotées de composantes de fabrication allemande. Cet accord préserve donc la souveraineté nationale des deux pays en matière d’exportation. Toutefois l’Allemagne a progressivement remis en cause ce principe au fil des années, en particulier après la crise au Yémen en 2018. Par le blocage de ses exportations de composants, en 2019, l’Allemagne a ainsi contraint la société MBDA dans son désir d’exporter le missile Meteor vers l’Arabie Saoudite. Le contournement par la France du problème se réglerait par des commandes auprès des États-Unis, confie M. Daniel Argenson, directeur de l’Office français des exportations d’armement (ODAS). Un pari perdant-perdant dans le recherche d’une entente européenne commune. Car les États-Unis, forts de la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations), peuvent imposer leurs contraintes à la France et gagner en influence, tout en s’octroyant des parts de marché. Les règles ITAR stipulent notamment « que dès lors qu’un sous-ensemble de produit entre dans le champ ITAR, c’est l’ensemble du produit qui est soumis au contrôle américain », comme le précisent les deux députés français. 

Missile Meteor

Pour résoudre la tension de ce blocage, qualifiée par les industriels auprès des rapporteurs de « plus problématique » que la réglementation états-unienne, les deux parties ont tenté de nouveaux rapprochements. En 2019, le traité d’Aix-la-Chapelle est signé le 22 janvier 2019. Il définit alors la volonté politique commune dans la définition d’un cadre d’exportation. Quelques mois plus tard, le 16 octobre 2019, à la sortie du Conseil des ministres franco-allemand, est annoncé un accord juridiquement contraignant reposant sur la confiance mutuelle pour les programmes conduits en coopération et les systèmes contenant des composants de l’autre pays. L’article 3 de cet accord stipule en particulier que « dès lors que la part des produits destinés à l’intégration des industriels de l’une des parties contractantes dans les systèmes finaux transférés ou exportés par l’autre partie contractante demeure inférieure à un pourcentage arrêté au préalable par accord mutuel entre les partie contractantes, la partie contractante sollicité délivre les autorisations d’exportation ou de transfert correspondantes sans délai, sauf de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale ». L’annexe 1 de l’accord fixe à 20% le seuil de la valeur du système final en projet d’exportation.

Sous cet angle, les raisons commerciales et géostratégiques semblent prévaloir de la part des deux pays. L’Allemagne, malgré les prises de position du gouvernement de la chancelière Angela Merkel, a en effet été également secouée par des affaires liées à ses exportations. En 2012, par exemple, les tractations autour de la vente de 800 chars allemands Léopard 2 à l’Arabie Saoudite pour 10 milliards d’euros ont été l’objet d’une forte opposition de la part des mouvements pacifistes et écologistes d’Outre Rhin. L’argument d’opposition était le non-respect des droits humains par l’Arabie Saoudite. Soumise à la pression populaire et aux anathèmes des partis d’opposition, Angela Merkel renonça à ce contrat, à l’approche des élections législatives. En 2018, la position allemande se durcissait face à Ryad après le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi et proclamait un embargo sur l’exportation d’armements à destination de l’Arabie Saoudite. Or selon un article du Centre de ressource et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, l’Allemagne a permis à ses industriels la livraison d’armes aux saoudiens par l’entremise de leurs filières à l’étranger.

 Impliquer le Parlement, un remède démocratique

« La guerre, ce mal insupportable parce qu’il vient aux hommes par les hommes », écrivait Jean-Paul Sartre, semble alors mieux encadrée quand la responsabilité populaire à travers le Parlement est invoquée. Aux Pays-Bas, le contrôle parlementaire a par exemple empêché, en 2012, la vente de chars à l’Indonésie après la crainte que ceux-ci soient utilisés contre le mouvement séparatiste de Papouasie-Nouvelle-Guinée, comme l’expose l’Observatoire des armements, dans une note analysant le fonctionnement des contrôles parlementaires néerlandais, britanniques et allemands. À cet égard, le pouvoir législatif se retrouve pleinement dans son rôle de contre balancier du gouvernement et de support démocratique majeur. Enfin, sauf quand la CIA intervient. En faisant un pas de côté, l’exemple de tentative de blocage de la commission de contrôle des exactions commises a Guantánamo par l’agence de renseignement états-unienne interroge sur les limites que peut rencontrer un Parlement sur des sujets qui révèlent de la raison d’État.

Néanmoins, démocratiser le processus de contrôle des exportations d’armement en y incluant une commission parlementaire peut apparaître comme un remède supplémentaire à « ce mal insupportable » qu’évoque Sartre. Car la guerre brise les vies et c’est sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale que nombre des engagements internationaux de la France se sont fondés. La Déclaration des droits de l’Homme de 1948 de l’ONU, ou la Convention européenne des droits de l’Homme de l’Union européenne de 1950 en sont les actes fondateurs. Entretemps, en 1949, les accords de Genève sont signés et mettent l’accent sur l’importance de la protection des civils en temps de guerre.

Depuis la France a ratifié, à travers l’adoption par le Conseil de l’Union européenne en 2008, la Position Commune qui régit le contrôle des exportations de technologies et d’équipements militaires. Ce texte stipule notamment que « les États membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologies et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ou d’agression internationale, ou contribuer à l’instabilité régionale ». En 2014, enfin, une ratification a été faite du Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté en avril 2013 par l’Assemblée générale des Nations-unies. Ce dernier a pour but la régulation du commerce des armes et notamment l’importance de l’évaluation par le gouvernement des risques de l’exportation et interdit tout transfert de matériel sujet à des risques de violation du droit humanitaire. Il s’avère toutefois non contraignant…

Les ONG comme palliatif ?

La mission parlementaire de M. Jacques Maire et Mme. Michèle Tabarot est ainsi comme un prémisse de remède qu’on ne teste sous peur des effets secondaires et dont s’inquiètent la note du SGDSN. Parmi ces principes actifs, se trouve le travail des ONG. En particulier, la campagne Silence ! on arme d’Amnesty International dénonce «l’omerta » autour du processus de contrôle des exportations et revendique que « la question de la vente des armes doit devenir un enjeu du débat démocratique ». Face à cette prise de position radicale, des questions se posent. Et ce sont des enjeux plus globaux de société qui transparaissent en ligne de fond. 

Avec près de 60 milliards d’euros de déficit commercial en 2019, l’économie française se retrouve dopée par son industrie d’armement. La note du SGDSN publiée par Disclose souligne ainsi que la démocratisation de la question pourrait « entraîner des effets d’éviction de l’industrie française dans certains pays », évoquant le risque que « les clients» puissent être « soumis à une politisation accrue des décisions », nuisance pour les affaires, par la « fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme, et donc de notre capacité à exporter ». Le rapport parlementaire insiste sur la dépendance de la France dans le secteur. En 2019, les ventes d’armes ont atteint 8,3 milliards d’euros selon rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armes du ministère des armées. Et la loi de programmation 2019-2025 prévoit une augmentation des moyens financiers consacrés à l’industrie de défense. Dès 2022, le soutien à l’innovation par le ministère des Armées sera porté à 1 milliard d’euros par an. 

Ces informations là, quant à elles, sont publiques et témoignent de la direction politique et économique du gouvernement dans sa dépendance. En 2019, contrainte de s’expliquer devant la commission de défense et des forces armées de l’Assemblée Nationale après l’affaire du Yémen, la Ministre des Armées Florence Parly a déclaré lors de cette séance houleuse, « l’Europe, on peut le regretter, ne peut être le seul marché de substitution du marché national : elle dépense trop peu pour sa défense, et quand elle le fait, elle achète encore trop peu au sein de l’Union européenne, et plutôt en dehors de l’Union européenne. Nous n’avons donc pas le choix : il nous faut exporter »Le CNRTL définit la dépendance comme « l’état d’une personne qui est ou se place sous l’autorité, sous la protection d’une autre par manque d’autonomie ». L’implication du Parlement dans le processus de contrôle pourrait soulager cet état. Pour en sortir, certains parlent de décroissance. Il faut toutefois craindre que les exportations d’armement, en plus de représenter parfois des entorses aux droits humains, ne finissent par constituer un handicap stratégique : les coups médiatiques portés à l’exécutif suite à la révélation de la présence d’armes françaises au Yémen semblent bien plus élevés que les avantages financiers retirés de la conclusion de ces contrats.

Sources :

– Maire Jacques et Tabarot Michèle, Rapport d’information sur le contrôle des exportations d’armement, 18 novembre 2020.

– « Ventes d’armes : en secret, l’executif déclare la guerre au Parlement », Disclose, 7 décembre 2020.

– Dancer Marie, « L’armement, une industrie jugée stratégique pour la France », La Croix, 10 juillet 2019.

– SIPRI 2019 Yearbook.

– « Libye : Haftar et le soutien des rafales égyptiens », Disclose, 15 septembre 2019.

– « La Grèce commande des Rafales à la France, sur fond de tensions avec la Turquie », Capital

– Federico Santopinto, Crise libyenne, rôle et enjeux de l’UE et de ses membres, Notes du GRIP, 29 janvier 2018.

– Baeur Anne, « Rafale : la Grèce souhaite conclure l’achat de 18 avions avant Noël », Les Echos, 18 décembre 2020.

– Tristan Lecoq, François Gaüzère-Mazauric Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense –Cahier de la RDN, préface p. 5-10, 5 septembre 2019.

– Cabirol Michel, « L’Allemagne bloque l’exportation du missile Meteor de MBDA vers L’Arabie Saoudite », La Tribune, 5 février 2019.

– Schnee Thomas, « Scandale autour de la vente de 800 chars allemands à l’Arabie Saoudite », L’Express, 22 juin 2012.

– Lopez Thimothé, « Allemagne : des ventes d’armements à haut risque ? », Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, 14 novembre 2019.

– Fortin Tony, « Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni : quand le débat parlementaire fait reculer le gouvernement », Observatoire des armements, 16 novembre 2020.

– Bonal Cordélia, « Comment la CIA a délocalisé ses centres de tortures », Libération, 14 décembre 2014.

– « Silence ! on arme », Amnesty International

Rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armement de la France, Ministère des Armées, 29 août 2020.

Allemagne : un plan de relance pour tout changer sans que rien ne change

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Angela Merkel et Emmanuel Macron en 2019 © Kremlin

Depuis 2011, l’Union européenne a imposé de sévères politiques de réduction des déficits publics aux pays d’Europe du Sud sous l’impulsion de l’Allemagne d’Angela Merkel. Ce virage vers des politiques d’austérité traduit l’ascendant pris par l’Allemagne sur la France dans l’Union européenne et s’appuie sur une école de pensée allemande, l’ordolibéralisme. Elle promeut un État interventionniste pour protéger les mécanismes du marché mais interdit de les perturber. Depuis plusieurs années, des voix cherchent à se faire entendre en Allemagne pour adopter une politique moins rigide. La pandémie de coronavirus pourrait amener à un modèle allemand plus pragmatique mais pas moins hégémonique en Europe.

L’apparition puis l’extension du coronavirus sur toute la planète ont constitué un choc sans précédent pour l’Europe dans laquelle le virus s’est répandu de façon rapide et mortelle. Cette crise radicale et inattendue a conduit la plupart des gouvernements européens à imposer des confinements qui ont brutalement mis à l’arrêt l’économie. Face à cela, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a annoncé la levée de l’interdiction des aides d’État et des règles en matière de déficit public le 20 mars. Le respect de ces règles avait pourtant justifié d’importantes tensions dans l’Union européenne lors du virage vers l’austérité de 2011 puis failli provoquer la sortie de la Grèce de la zone euro en 2015.

En effet, Angela Merkel et son ministre des finances Wolfgang Schaüble (2009-2017) ont remis au goût du jour une politique ordolibérale dure. Celle-ci trouve son origine dans le traité de Maastricht de 1992 qui impose à tous les pays de l’UE l’objectif d’une dette publique inférieure à 60% du PIB et d’un déficit inférieur à 3% du PIB. Les pays adoptant l’euro sont aussi soumis à une politique monétaire exclusivement tournée vers la lutte contre l’inflation et calquée sur le modèle de la Bundesbank. Ces règles avaient cependant été peu suivies jusqu’à la crise financière de 2008. L’année suivante, l’Allemagne adopte le schwarze Null ou zéro noir qui interdit au gouvernement de présenter un déficit supérieur à 0,35% du PIB. En 2012 arrive le Pacte budgétaire européen qui renforce les politiques d’austérité au sein de l’Union européenne alors qu’elle affronte la pire crise économique de son histoire. Ces politiques d’austérité couplées à un droit de la concurrence européen strict ayant pour but la protection des consommateurs et l’intégrité du marché commun ont conduit à des privatisations et des faillites en masse dans les pays en difficulté pour le plus grand profit des groupes allemands et des intérêts chinois.

Malgré cela, dès le 23 mars 2020, le gouvernement allemand demandait la levée de la règle d’or que le Bundestag votera le 25 mars. Olaf Scholz, ministre des finances issu du SPD et qui a succédé à Wolfgang Schaüble, s’était pourtant positionné comme un farouche défenseur de l’équilibre budgétaire. Une position qui lui avait d’ailleurs coûté l’élection à la tête du SPD à l’automne 2019. La victoire de l’aile gauche du parti avait alors marqué le début d’une contestation au sein même de la Grande Coalition. Contestation finalement tue face aux pressions de l’aile droite du SPD.

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Olaf Scholz (SPD), Angela Merkel (CDU) et Horst Seehofer (CSU) lors de la signature du contrat de coalition le 12 mars 2018 © Sandro Halank

Des réponses similaires des deux côtés du Rhin

Depuis le début de la pandémie, Angela Merkel et Olaf Scholz ont lancé une politique de soutien massif aux entreprises affectées par le confinement et la crise économique. Le 3 juin, ils annonçaient un plan de relance de 130 milliards qui doit se déployer sur la période 2020-2021. Ils ont depuis exprimé clairement que la règle d’or resterait en suspens au moins jusqu’en 2022. Un calendrier qui évitera à la grande coalition de devoir prendre de trop grandes mesures d’austérité à l’approche des élections fédérales d’octobre 2021.

Ce soudain expansionnisme budgétaire allemand a suscité la crainte que cela ne signe le décrochage définitif de l’économie française par rapport à l’économie allemande. Cette peur s’explique par la moindre diffusion du coronavirus en Allemagne et un confinement plus souple au printemps. L’Allemagne avait bénéficié de conditions favorables, comme cela a été détaillé dans un précédent article. Depuis, celles-ci se sont estompées et la deuxième vague touche durement le pays. La Commission européenne anticipe cependant un recul plus fort du PIB en France (-9,4%) qu’en Allemagne (-5,6%) en 2020 pour le moment. Néanmoins, cet écart serait compensé par une reprise plus forte en France et les deux pays devraient retrouver leur niveau de PIB de 2019 d’ici à 2023.

la France et l’Allemagne devraient retrouver leur niveau de PIB de 2019 d’ici à 2023

Les prévisions macroéconomiques n’anticipent donc pas de divergence majeure de part et d’autre du Rhin pour le moment. Il faut dire que la France et l’Allemagne ont mis des sommes assez similaires sur la table depuis l’arrivée de la pandémie. Selon le think-tank Bruegel, l’Allemagne a engagé 24 % de son PIB (830 milliards) sous forme de garanties publiques et de liquidités contre 14 % pour la France (340 milliards). La différence pourrait sembler importante mais elle est largement illusoire. En effet, il s’agit de garanties publiques pour des prêts et donc de montants qui devront être remboursés par les entreprises, parfois dès la fin de l’année. De plus, ces montants sont en réalité des plafonds et, selon une autre note de Bruegel, la consommation de ces crédits est bien en-deçà des montants annoncés. Sur le plan des reports de taxes et de cotisations sociales, l’Allemagne et la France jouent dans les mêmes ordres de grandeur puisque ces reports représentent respectivement 7,3% (210 milliards) et 8,7% (250 milliards) du PIB de chaque pays.

Qu’en est-il de l’argent réellement dépensé pour acheter du matériel de santé, faire face au confinement et relancer l’économie ? Toujours selon Bruegel, en 2020, la France aurait dépensé l’équivalent de 5% de son PIB (124 milliards) pour faire face à la crise contre 8% (284 milliards) pour l’Allemagne. Cet écart est en bonne partie dû au Fonds pour la stabilisation économique (WSF en allemand) auquel ont été fournis 100 milliards d’euros pour racheter des parts d’entreprises en difficulté mais dont les effets sur la relance allemande devraient être limités. Si l’on enlève ce fond, l’écart entre les dépenses effectuées n’est plus que de 60 milliards soit un effort budgétaire de 5% dans les deux pays.

Plan de relance : de quoi parle-t-on ?

Si les montants dépensés sont similaires, ils ne doivent pas cacher des différences d’approche entre la France et l’Allemagne. L’Allemagne a présenté en juin un plan de relance de 130 milliards, un montant inférieur en proportion du PIB au plan français de 100 milliards annoncé en septembre. Néanmoins, le plan allemand étale ses dépenses sur 2020 et 2021 là où le plan français s’étend au-delà de 2022 en incluant aussi bien des dépenses de crise que des investissements structurels, le montant de 100 milliards est donc artificiellement gonflé. Selon Le Monde, seuls 4,5 milliards ont été dépensés en 2020 et entre 52 et 62 milliards le seront entre 2021 et 2022, le reste devant être dépensé plus tard et quelques milliards correspondent même à des dépenses qui étaient déjà prévues.

La mesure phare du plan de relance est la baisse de 10 milliards des impôts de production comptabilisée sur deux ans pour être présentée comme une baisse de 20 milliards. Une mesure qui montre que le gouvernement utilise le plan de relance comme une rampe d’accélération de mesures en discussion avant la crise (l’Institut Montaigne avait fait une note sur le sujet en octobre 2019) et que la crise n’a pas changé l’objectif du gouvernement : renforcer la compétitivité prix française.

De son côté, l’Allemagne a présenté un plan plus équilibré entre investissements et relance de la consommation. Sur les 130 milliards du plan de relance allemand, 103 milliards devraient être dépensés d’ici la fin de l’année 2020 et le reste le sera essentiellement sur l’année 2021. Cela tient en bonne partie aux deux mesures phares de ce plan de relance : une aide exceptionnelle de 300€ par enfant et une baisse de la TVA de trois points pour le taux principal (de 19 à 16%) et de deux points pour le taux réduit (de 7 à 5%) jusqu’à la fin de l’année 2020. La baisse de la TVA devrait coûter 20 milliards et l’aide exceptionnelle aux familles 4,3 milliards soit près de 25 milliards de mesures de soutien à la consommation. Le reste du plan est constitué essentiellement d’aides aux entreprises avec un ciblage clair sur les PME et, à l’image du plan français, d’investissements dans des secteurs dits d’avenir comme l’hydrogène ou les véhicules électriques. La grande surprise de ce plan étant d’ailleurs l’absence de mesure de soutien spécifique pour les voitures thermiques, une défaite pour le lobby automobile qui témoigne de l’influence grandissante du mouvement écologiste sur la scène politique allemande.

Conclure que la crise du coronavirus va permettre à l’Allemagne de creuser l’écart avec la France serait donc précipité. D’autant qu’une fois les investissements annoncés, il faudra encore réussir à les mettre en œuvre de façon efficace. Or, le gouvernement français a présenté l’efficacité de la dépense comme un point central de sa stratégie et peut s’appuyer sur une longue tradition d’investissements publics, même affaiblie par les politiques d’austérité engagées depuis 2011. De son côté, l’Allemagne connaît un manque d’investissement criant depuis plus de quinze ans qui a laissé le pays avec des infrastructures en mauvais état et un réseau internet de mauvaise qualité. De plus, une bonne partie de l’investissement revient aux Länder et aux communes ce qui risque de complexifier la mise en œuvre et le contrôle des investissements. Symbole de l’indigence allemande en termes d’investissements publics, l’ouverture de l’aéroport de Berlin-Brandebourg le 1e novembre, en plein marasme du secteur aérien. Une ouverture déjà repoussée six fois pour un aéroport quasiment déjà dépassé après huit ans de retard, un budget deux fois supérieur aux prévisions et l’appel à un architecte formé en France.

Conclure aujourd’hui que la crise du coronavirus va permettre à l’Allemagne de creuser l’écart avec la France serait donc précipité.

L’Allemagne et ses cinquante nuances de libéralisme

Cette montée en puissance de l’investissement public marque une victoire pour les partisans d’une nouvelle ligne économique en Allemagne. On l’a mentionné plus tôt, l’Allemagne a suivi avec plus ou moins de rigueur depuis plus de 70 ans les préceptes de l’ordolibéralisme. Ainsi, elle a été le premier pays européen à établir un droit de la concurrence qui est devenu un modèle du genre et le pays est bien connu pour sa rigidité sur les questions budgétaires. Le modèle allemand se compose donc d’un suivi plus ou moins important des principes ordolibéraux selon les époques et du Mittelstand, un tissu d’entreprises de taille moyenne spécialisées dans des secteurs de niche et qui doivent leur rentabilité à des exportations massives qui font la fierté de l’Allemagne.

La crise du coronavirus a servi de catalyseur aux différents courants parmi les élites allemandes qui contestent cette domination ordolibérale depuis plusieurs années. Une contestation qui se centre sur deux points : en finir avec le dogmatisme budgétaire et assouplir les règles de la concurrence en Allemagne et dans l’Union européenne. Dans un article bien documenté, Le Monde expose l’évolution des personnels et des mentalités au sein du ministère des Finances qui a facilité l’ouverture des vannes budgétaires à partir de mars. On peut notamment y noter la figure de Jörg Kukies, secrétaire d’état de Olaf Scholz, membre du SPD, diplômé de la Harvard Kennedy School of Government et passé par Goldman Sachs. Un profil de classe supérieure libérale à l’américaine et très macronien.

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Peter Altmaier, ministre de l’économie et ancien directeur de la chancellerie fédérale © Olaf Kosinsky

Concernant le droit de la concurrence, le lent réveil géopolitique de l’Allemagne associé à la construction européenne et à la période d’effritement de l’hégémonie américaine au profit de la Chine a conduit à l’émergence d’une nouvelle ligne économique. Portée par le ministre de l’économie et ancien chef de cabinet d’Angela Merkel, Peter Altmaier, elle était résumée dans une note publiée en février 2019 intitulée « Stratégie industrielle nationale 2030 ». Cette note contenait trois orientations particulièrement novatrices: un contrôle fort de l’État concernant les ventes d’entreprises de pointe allant jusqu’à la prise de contrôle publique de ces entreprises, une plus grande souplesse du droit de la concurrence européen ainsi que de l’interprétation des règles européennes et internationales en matière d’aides d’État. Bien qu’elle ne la vise pas nommément, c’est bien la Chine, plus que des États-Unis, qui est attaquée lorsque la note parle d’entreprises subventionnées et détenues par des États. Cela fait notamment suite au rachat du fabricant de robots industriels Kuka par une entreprise chinoise, un évènement qui a provoqué un sursaut du gouvernement pour protéger le savoir-faire et les industries allemandes.

Cette note avait suscité une levée de boucliers parmi le Mittelstand et les partisans de l’ordolibéralisme encore nombreux. Ils s’inquiétaient de ce qu’une forme de capitalisme d’État se développe, qui facilite les fusions d’entreprises et modifie le rapport de force en faveur des grandes entreprises. On trouve aussi de nombreux partisans de l’ordolibéralisme parmi les retraités dont les pensions dépendent beaucoup de systèmes par capitalisation et pour qui l’austérité budgétaire apparaît comme garante de bonnes performances de leurs fonds de pension (ce à quoi on peut ajouter le mythe du laxisme budgétaire et de l’hyperinflation qui aurait amené à la montée du nazisme). L’effet de sidération produit par le coronavirus a néanmoins permis au gouvernement allemand d’imposer ses vues sans coup férir.

En effet, le gouvernement allemand ne prévoit pas de retour à l’équilibre budgétaire avant au moins 2022 et a annoncé un remboursement de la dette due au coronavirus à 20 ans. C’est moins que le remboursement à 50 ans que propose Die Linke mais davantage que n’importe quel observateur aurait pu imaginer avant la crise. Concernant les aides d’État, c’est ici que le Fonds de stabilisation de l’économie et ses 100 milliards d’euros viennent jouer un rôle central puisqu’ils incarnent un engagement nouveau de l’État allemand dans les entreprises. Exemple très médiatique, le renflouement de Lufthansa, la compagnie aérienne allemande, pour neuf milliards d’euros qui verra l’État allemand entrer au capital de l’entreprise à hauteur de 20 % (ce que le gouvernement français n’a pas fait vis-à-vis d’Air France). Cette entrée s’accompagne de strictes conditions économiques (mais pas écologiques) qui permettront à l’État de monter à 25 % du capital de l’entreprise si elles ne sont pas remplies.

Un élément important ne doit pas être perdu de vue: l’ordolibéralisme comme l’interventionnisme ne sont que des outils au service d’une finalité, asseoir l’hégémonie économique allemande en Europe. Le plan de relance européen va ainsi permettre de maintenir à flot les exportations si cruciales pour le succès de l’économie allemande. De même pour les appels à modifier le droit de la concurrence, s’ils se font au nom de l’émergence de « champions européens », il y a fort à parier qu’à l’image de la fusion Alstom-Siemens, ils soient à dominante allemande.

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Friedrich Merz, vieux rival de Merkel et ancien lobbyiste pour Blackrock, il pourrait prendre la tête de la CDU en 2021 © Olaf Kosinsky

Alors quel bilan pour l’économie allemande ? Un avenir bien incertain. Angela Merkel incarnait jusqu’ici une Allemagne réticente au changement mais à un peu plus d’un an de la fin de son mandat, elle pourrait commencer une bifurcation de la stratégie économique allemande dont l’ampleur est difficille à prédire. D’un côté, ce nouvel interventionnisme est défendu par une partie du secteur financier et des grandes entreprises allemandes pour protéger la zone euro, vitale pour les exportations allemandes, et renforcer la domination des entreprises allemandes bridée par le droit de la concurrence européen comme l’avait illustré l’échec la fusion de Siemens avec Alstom. D’un autre côté, passé l’effet de sidération, les forces conservatrices en Allemagne, notamment dans le Mittelstand et parmi les retraités, pourraient reprendre la main et mettre fin aux innovations économiques récentes. D’autant que la succession d’Angela Merkel est bien incertaine et qu’une victoire de Friedrich Merz, son vieux rival et jusqu’à récemment lobbyiste pour Blackrock, sur une ligne très à droite et fermement opposée au moindre changement dans l’Union européenne. L’avenir des capitalismes allemands et européens est donc incertain sur plusieurs aspects. Deux choses sont néanmoins certaines : l’Allemagne continuera à placer ses intérêts économiques nationaux avant d’hypothétiques intérêts européens et, en ce qui concerne les souverainetés démocratiques et les droits sociaux, le business as usual prédominera. En effet, la « Stratégie industrielle 2030 » n’oublie pas les recommandations néolibérales traditionnelles : baisses d’impôts pour les entreprises, réduction des droits des travailleurs et accroissement du libre-échange restent l’horizon indépassable de l’Europe néolibérale.

Histony : « Il peut y avoir une culture accessible sans qu’elle soit divertissante »

https://www.youtube.com/watch?v=wYaARSuRfgY
Histony © Histoire, mémoire et politique sont-elles compatibles ? Janvier 2020, Youtube

En 2015, Histony, docteur en histoire, a créé sa chaine YouTube qui vise à rendre accessible au grand public l’histoire en tant que discipline savante et rigoureuse. Traitant de divers thèmes comme la Révolution française, l’invention du roman national, le Titanic, ou encore les Romains et le sexe, Histony mobilise l’histoire comme l’un des outils nécessaires au développement de l’esprit critique face à certaines de ses récupérations idéologiques et médiatiques. Entretien réalisé par Clément Plaisant et Xavier Vest.

Le Vent Se Lève Vous avez créé votre chaîne YouTube en 2015 afin d’aborder différentes thématiques historiques en mêlant honnêteté scientifique et clarté. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la mise en place de ce projet ?

Histony – J’ai été tout d’abord assez déçu de la fermeture du milieu universitaire, tout en ayant conscience de la difficulté de ce champ à capter un large public avec les moyens à sa disposition : des colloques ou des publications scientifiques plus restreintes. Finalement, alors que l’université publie beaucoup de choses intéressantes, de tels contenus ont du mal à venir jusqu’à un large public et celui-ci est contraint d’aller vers des figures telles que Laurent Deutsch, Stéphane Bern. Il est clair que ce sont des individus idéologiquement peu convenables et surtout qui ne font pas quelque chose de bonne qualité, au demeurant, du point de vue historique. Évidemment, si l’on ne considère que l’aspect pédagogique et la vulgarisation, ils sont très en avance. 

Cela m’a décidé à trouver une alternative. J’avais une amie qui faisait un peu de montage vidéo et en voyant qu’il y avait un début d’essor de la vulgarisation scientifique, je me suis dit : je vais essayer. Ayant conscience que je proviens du milieu universitaire et que je me suis construit selon ses formats, j’ai compris que je ne pouvais pas et ne voulais pas faire le clown devant la caméra. Je me suis alors dit qu’il fallait plutôt faire quelque chose d’exigeant, peut-être plus restreint en termes d’audience, que de mal reprendre les codes de la vulgarisation. Très vite, j’ai été dépassé par la réception du format. Parler pendant 20 minutes, puis après 45 minutes, ce n’est pas quelque chose d’extrêmement attrayant. Pourtant, nombreuses ont été les personnes réceptives à ma proposition et j’en suis très heureux. 

LVSL – Vous abordez la construction contemporaine du roman national dans le discours politique, notamment avec les élections présidentielles. Y a-t-il en France une bataille hégémonique pour l’histoire?

Histony – La France est un pays très intéressé par l’Histoire. Regardons les ventes en librairie, les succès des émissions qui ont trait à l’Histoire à la télévision, la vitalité des débats publics liés à l’histoire. L’Histoire fait beaucoup parler. D’une certaine matière, nous sommes un des rares pays où l’Histoire est moins une matière d’historien qu’un enjeu de discussions, car tout le monde a l’impression de bien connaître cette discipline, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres champs scientifiques.

Toutefois, nombre d’historiens réussissent à s’imposer comme des références, sans en être, à l’instar de Stéphane Bern, ou Franck Ferrand, qui peuvent aller jusqu’à diffuser des contre-vérités aux heures de grande écoute. Les individus n’ont pas forcément les clés pour savoir comment se construit l’histoire scientifique et préfèrent rester du côté de la croyance. Par exemple, certains résistent encore à admettre que nous sommes en possession de preuves qui montrent qu’Alésia n’est pas dans le Jura, ceux-ci étant largement influencés par les discours d’une figure comme Franck Ferrand. Ainsi, tout le monde ne dispose pas des éléments qui permettent de juger, et de se rendre compte que ce n’est pas chacun son avis, qu’il y a des preuves qui mènent vers Alise-Sainte-Reine et que le Jura, ce n’est pas possible. 

Il y a aussi le problème – comme partout –  qui est le suivant : l’Histoire peut avoir une utilisation politique. C’est comme ça que cela a commencé. Nous avons écrit l’Histoire pour servir le pouvoir ou pour servir une vision différente des sociétés humaines. Il y a toujours eu une réécriture de l’Histoire. C’est le cas depuis Hérodote. Alors aujourd’hui, l’approche semble beaucoup plus scientifique, ce qui permet aussi de prendre du recul, de se couper de ce roman historique et de chercher à tendre vers une forme de vérité, sans qu’à l’évidence, il existe en histoire, une vérité absolue puisqu’on retrouve toujours une pluralité de sources. 

LVSL – Vous abordez aussi la thématique de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et la diffusion de ce récit national. Sommes-nous passés de la diffusion d’un véritable “roman national” à l’image, sous la IIIe république, du manuel d’histoire d’Ernest Lavisse, à un enseignement davantage comparatiste visant à développer l’esprit critique ? 

Histony – Il faut différencier deux sphères, celle de l’école et de l’université. Ce n’est pas la même chose qui s’y passe. Globalement, l’école reste en retard par rapport à l’université puisque la seconde crée les connaissances tandis que la première les diffuse. Il y a donc toujours un décalage entre les deux. La deuxième précaution à prendre, c’est justement par exemple, lorsqu’on parle de Lavisse et de son manuel qui est assez caricatural aujourd’hui. Dans le cadre précis du XIXe siècle, Lavisse essaie déjà de mettre à jour et d’éduquer les enfants avec les connaissances scientifiques de l’époque.

Ensuite, il est clair que l’université depuis le début du 20ème siècle a pris ses distances avec une forme de récit national. Cela semble évident avec l’École des Annales, laquelle étudie des phénomènes massifs. On a fait entrer la statistique, la démographie dans l’Histoire. On commence à s’intéresser à l’histoire des petites gens, des masses mais aussi des  phénomènes culturels. Ce qui est très intéressant pour la discipline car la religion n’est pas quelque chose qui s’étudie seulement du point de vue politique. Il y a aussi un vrai rapport intime au religieux. On s’est rapidement éloigné des grandes batailles nationales et des grands personnages qui “faisaient l’Histoire”.

Néanmoins, l’ambition de l’école est restreinte aujourd’hui. Les enseignants sont contraints d’expliquer la Révolution en quelques heures, ce faisant, ils doivent négliger certains aspects importants. Le souci, c’est que la chronologie a toujours eu une place importante. Il y a un fort désir de cette dernière et je me souviens que dans mon parcours, elle est apparue à de nombreuses reprises : en primaire, au collège, au lycée. C’est ambitieux mais les professeurs sont contraints à se focaliser sur la chronologie, omettent d’autres thématiques, et s’adonnent à des simplifications. D’un autre côté, il est important de dire que l’on a réussi à faire rentrer d’autres choses, d’autres questions : l’histoire des femmes, l’histoire des sciences, etc. Cela permet de montrer aux élèves que l’Histoire, ce n’est pas juste des dates. Tout cela finit en définitive par se confronter au sein des programmes scolaires, et malgré tout, on continue à apprendre la chronologie française tout en faisant apparaître des éléments extérieurs comme les Empires chinois. Alors évidemment, ce sera toujours imparfait, puisque les professeurs ont chacun leurs spécificités, et certains seront à l’aise avec des sujets, d’autres non, mais il en est ainsi car cela relève de la structure même de l’enseignement scolaire.

On retrouve enfin aussi d’autres enjeux plus concrets. Comment évaluer la démarche critique ? L’apprendre, ce n’est pas forcément compliqué. L’évaluer cela l’est beaucoup plus. Regardons à l’université. On y retrouve l’épreuve de la dissertation qui consiste en première année, à recracher le cours. Maintenant, nous sommes passés à des exercices comme le QCM qui est l’exercice le moins critique qui puisse exister, puisqu’il suffit de choisir entre plusieurs options : A, B ou bien C ou D. Il faut donc faire attention entre des enjeux intellectuels, et des enjeux plutôt concrets, liés à l’éducation, à la transmission de la connaissance. 

L’école est finalement une porte d’entrée vers quelque chose de plus large et je pense que le défi, c’est de faire en sorte que l’école réussisse à intéresser plus qu’à apprendre. Car nombre de connaissances, apprises au collège, au lycée, seront oubliées plus tard. 

LVSL – Concernant la notion de peuple qui, d’après vous, est nécessairement plurielle et a souvent été instrumentalisée. L’Histoire doit-elle se refuser à parler du peuple, et donc laisser ce dernier à la théorie politique ? 

Histony – Le problème, c’est effectivement qu’il regroupe beaucoup de choses différentes à l’usage dans l’Histoire. Il est aisé de retrouver par exemple cette version populiste de la Révolution française, très utilisée par l’extrême droite. Elle est de dire : « le peuple a été manipulé par la bourgeoisie qui a renversé la noblesse. » De quel peuple parle-t-on ? Lorsqu’on évoque les sans-culottes parisiens, ce ne sont clairement pas des indigents. Ces derniers ont autre chose à faire que la révolution, et n’en ont guère le temps. La Révolution dure dix ans et pendant ces années-là, il faut aussi travailler. Car on l’oublie souvent, mais la Révolution, ce sont des gens qui continuent à se nourrir, à travailler. Finalement, ceux qui participent à ces journées sont plutôt des artisans et des petits patrons. Et c’est pour cela aussi que, par exemple, au niveau des sans-culottes, on note des divergences. Ils sont tous d’accord pour un maximum des prix parce que cela les arrange, et d’aucuns voudraient fixer un maximum du salaire, pour se protéger des grands patrons. Maintenant, on retrouve d’autres groupes, comme les agriculteurs. Pour eux, le maximum des prix, ce n’est pas avantageux, puisqu’on les force à vendre leur production à perte. Donc, ce qui est nécessaire pour nourrir Paris, pour les campagnes, cela peut se révéler être les affamer. C’est difficile de trouver un équilibre. Le peuple est marqué par sa diversité, puisqu’on y retrouve un petit patron parisien, un ouvrier parisien, ou un paysan dans une campagne quelconque. Tout cela n’est guère la même chose. En somme, le peuple est souvent perçu comme uniforme, se laissant manipuler, et rarement décrit dans sa pluralité tel qu’elle a pu se manifester récemment durant le mouvement des gilets jaunes. 

LVSL – Au passage, puisque vous évoquez le mouvement des gilets jaunes, on a pu y observer de nombreuses références à la Révolution française. Pensez-vous que les gilets jaunes portent un caractère révolutionnaire, similaire aux sans-culottes parisiens ?

Histony – Le mouvement des gilets jaunes est « gilet jaunesque ».  Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il faut cesser de vouloir tout comparer. Cependant, il semble assez clair que la recherche de comparaison à travers le passé peut avoir le but de fédérer ou d’effrayer. Effrayer, car vous allez comparer votre ennemi aux Khmers rouges, ou aux staliniens, et c’est très facile. Cela ne sert qu’à faire peur. Et c’est pour cela que, très fréquemment, vous avez des discours qui en reviennent « aux heures les plus sombres de l’Histoire ». Ainsi, ce fut le cas lorsque des jeunes en sont venus à déchirer l’ouvrage de François Hollande, Leçons du pouvoir. D’emblée, ils ont été assimilés à des nazis. C’est très intéressant parce que d’un côté, quand vous avez des militants néonazis qui se revendiquent du nazisme, il ne faut pas dire que ce sont des nazis, il faut parler d’alt right ou de droite alternative. Par contre, quand vous avez des étudiants qui déchirent trois bouquins de François Hollande, là, il est pertinent d’évoquer le terme de nazis ! Les comparaisons sont donc à usages multiples, parfois elles sont taboues, parfois elles ne le sont pas.

Ensuite, on peut comparer pour fédérer. On peut prendre un événement heureux, et espérer que ce qui se passe aujourd’hui ait la même fin heureuse. La Révolution française de 1789 est éloquente et souvent invoquée. Pourtant, la situation en France n’est pas celle de 1789 : les enjeux sont différents et l’on retrouve des formes de pouvoir, de répression et même des représentations du monde totalement diverses et variées. Finalement, les références au passé sont fédératrices mais aussi aveuglantes. Elles peuvent ainsi mener au fétichisme. Ici, je pense par exemple au fétichisme de la barricade dans les manifestations. Elle ne joue aucun rôle stratégique, si tant est qu’elle ait vraiment joué un rôle un jour. En ce qui concernent les grandes barricades : ou bien il y avait la garde nationale qui finissait par passer du côté des révolutionnaires, dans ce cas, cela fait une révolution qui marche comme en 1848 ; ou bien la garde nationale reste du côté du pouvoir et dans ce cas la barricade tombe, et la révolution est cette fois-ci avortée comme en 1832, ce qui a magistralement été dépeint par Victor Hugo dans Les Misérables. Même en 1968, la barricade n’a plus qu’un rôle symbolique, folklorique. Finalement, on a observé ici davantage ce qui relève de fantasmes, qui parfois se révèlent contre-productifs. Plus récemment, je me souviens que certains ont annoncé au matin d’un jour de grandes manifestations, le 31 mars 2016, qu’ils allaient remettre en place la Commune à Nantes. À la fin de la journée, une voiture avait été brûlée, un carrefour temporairement bloqué, et tout le monde avait été gazé. Cela a mené, certes, à Nuit Debout, mais cela n’est en rien la Commune ! 

LVSL – Vous avez évoqué dans une de vos vidéos des figures telles que Franck Ferrand ou Stéphane Bern. Il est flagrant aujourd’hui de remarquer à quel point “l’Histoire spectacle” semble populaire et monopolisée par les sphères contre-révolutionnaire. Quels enseignements en tirez-vous ? 

Histony – La façon de faire de l’Histoire scientifique n’est pas ce qui va plaire de prime abord. Une histoire où on retrouve des gentils et des méchants et non des acteurs plus ou moins faciles à comprendre, c’est plus attrayant. Ainsi, comprendre et analyser les fondements du régime nazi reste pour certains d’une trop grande complexité. Quand je parle de comprendre, c’est comprendre par quels mécanismes un humain peut participer à une telle entreprise génocidaire. Le souci ici est que l’explication est efficace au cinéma par exemple, mais si on veut s’aventurer sur quelque chose de plus scientifique, du domaine de l’analyse et de la compréhension, cela devient plus difficile, plus austère, à l’image des excellents travaux de Johann Chapoutot. Cela désacralise et démystifie l’Histoire, c’est l’inverse même de cette Histoire spectacle. Ce n’est plus de l’ordre de la légende, et donc, c’est inadaptable au cinéma. 

« Il peut y avoir une culture accessible, sans qu’elle soit nécessairement de l’ordre du divertissant.»

Toutefois, un jeune individu peut très bien aller au Puy du Fou, regarder les émissions de Stephane Bern, et puis, par diverses passerelles accéder à un savoir universitaire et réviser ses jugements. Il faut donc qu’il y ait une articulation qui permette d’arriver jusqu’à des ouvrages qui sont reconnus scientifiquement. L’Histoire spectacle existera toujours et il est clair qu’il est difficile de divertir avec de l’Histoire scientifique qui n’est guère compatible avec le divertissement. Les vulgarisateurs aujourd’hui ont toujours cette perspective du divertissement, et sont souvent à la quête de la blague : il faut ainsi que le contenu fasse absolument rire. Cela est un vrai défi pour les médias, et YouTube en particulier. Toutefois, il peut y avoir une culture accessible, sans qu’elle soit nécessairement de l’ordre du divertissant. 

LVSL – Comment l’historien peut investir l’espace public pour mettre en garde le public sans trop outrepasser sa place?

Histony –  C’est une vaste question, je n’ai pas de réponse définitive là-dessus. Je pense que déjà la première chose, c’est d’éviter de créer un contre roman national qui serait tout aussi nocif. Répondre à un roman par un autre roman est une mauvaise idée. Je pense qu’on est plutôt là pour donner des clés sur l’esprit critique, pour montrer comment se construit l’Histoire, montrer que l’Histoire est un récit et qu’il faut savoir le lire. Il y a des vérités vers lesquelles on tend avec un certain degré de certitude, mais dont on ne peut jamais avoir la version absolue et précise. Je pense que c’est plus large que l’Histoire, c’est le problème de l’esprit critique et de sa construction.

En tant qu’historien, je pense qu’on doit être présent et montrer le travail qu’on accomplit, qu’on produit des choses et des choses intéressantes. De plus en plus, il y a des historiens qui font des podcasts et qui essaient de sortir de l’Université pour faire des livres accessibles au grand public. Je pense à la très bonne Histoire dessinée de la France en train de se faire par la Revue dessinée avec à chaque fois un auteur de BD et un universitaire. Ils sont à huit tomes pour l’instant. À chaque fois c’est très historiographique et toujours accompagné d’un dossier documentaire intéressant. Le plus dur est de toucher la curiosité des gens. À mon sens, il faut continuer sur ces initiatives plutôt que de descendre dans l’arène politique pour contrebalancer un discours par un autre tout aussi faux. Le message qu’on doit faire passer est de se méfier des symboles avancés trop promptement et de prendre suffisamment de recul pour les inscrire dans la longue durée du temps historique.

LVSL – Quand on observe l’historiographie de la Révolution française, on voit pourtant qu’il y a une grande dimension politique. Alphonse Aulard est lié au parti radical et admire Danton, Mathiez est issu du socialisme et entretient un vif intérêt pour la Révolution bolchevique tout en réhabilitant la figure de Robespierre. Albert Soboul est quant à lui adhérant au PCF tandis que François Furet est anti-communiste et libéral, voyant la Révolution française comme la matrice des régimes totalitaires. La bataille idéologique n’est-elle pas ancrée au cœur même de certains sujets historiques tels que la Révolution française ?

Histony – Oui et non dans le sens où on a souvent tendance à surcharger le rôle de ces positions politiques. C’est à dire que ce soit Aulard, Mathiez, Soboul ou Furet, ce sont des gens qui, avant de retenir leur engagement politique, sont des chercheurs. On retient les grandes controverses de fond entre Aulard et Mathiez sur Robespierre qui sont tout à la fois idéologiques, scientifiques et personnelles. Pour Furet il y a un côté personnel. C’est quelqu’un de très libéral et anti-communiste qui vient du communisme et fait partie de ces déçus qui sont tombés de haut en découvrant ce qu’est l’URSS et passent donc de l’autre côté de l’échiquier politique. Ensuite, il va y avoir des analyses qui sont forcément celles du temps. Quand vous avez un Parti communiste fort, des gens vont forcément analyser la Révolution française à l’aune de leur vision du monde. Inversement, quand vous avez ce repli du communisme et cet anti-communisme qui naît, d’autres vont aborder la Révolution française en se demandant s’il ne s’agit pas du premier moment des totalitarismes. Il n’y a pas, en histoire, de mauvaises questions à poser. L’important, ce sont les réponses qu’elles permettent de développer. C’est ainsi le cas de François Furet dont les analyses sur la Révolution comme mère des totalitarismes sont balayées historiquement parlant. Mais il a eu l’intérêt de poser des questions auxquelles on a pu répondre sérieusement. On ne peut pas dire « tu n’as pas le droit de dire ça ». Ce type de raisonnement fonctionne sur Twitter, pas dans le domaine de la recherche. On est obligé de creuser la question en un plus d’une centaine de caractères pour aboutir à une conclusion et dire que c’est faux. Furet lui-même est par ailleurs revenu au fur et à mesure du temps sur certaines de ses thèses les plus bancales.

Il y a aussi des historiens qui sont des « francs-tireurs », des gens qui n’appartiennent à aucune école et qui s’engueulent avec tout le monde. Par exemple, Jean Clément Martin, une des plus grandes références sur la Révolution aujourd’hui qui vient du “furétisme” et qui aujourd’hui serait beaucoup plus classé dans une école historique « de gauche », en tout cas par ses ennemis de droite. Il a écrit un ouvrage très juste sur Robespierre où il le remet à sa place et le fait descendre de son piédestal et aussi, de facto, du banc des accusés. Il démontre également que « la Terreur » est un concept inventé a posteriori plus qu’un système réellement pensé sur le moment. Mais sur la Vendée, il se fait des ennemis de tous les côtés. D’un côté, c’est celui qui démontre avec le plus de fermeté et de rigueur que cela n’est pas un génocide mais c’est aussi lui qui donne les estimations de victimes les plus hautes. Il se met dos à dos les réactionnaires qui parlent de génocide et ceux qui idéalisent la Révolution et qui refusent de parler du bilan humain. Il y a donc parfois des réflexions historiques qui débordent des cadres politiques traditionnels. 

Et même ceux inscrits dans des écoles historiques “marquées”, peuvent penser en dehors et réfléchir à des choses beaucoup plus larges. Soboul travaille sur des sujets très spécifiques et avec beaucoup de rigueur, à l’image des sans-culottes. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’idéologie pour autant. On ne peut pas mettre l’engagement politique d’un Soboul ou d’un Furet sur le même pied d’égalité que quelqu’un comme Franck Ferrand ou d’autres figures qui sont dans le déni du débat scientifique.

LVSL – Concernant Robespierre sur lequel vous avez réalisé une vidéo au sujet de la construction de sa légende noire, on observe aujourd’hui un retour en force de sa personne dans le champ scientifique avec plusieurs ouvrages historiques mais aussi dans le champ politique. Y a-t-il dans l’esprit général, une mystification de son action politique comme la frange la plus extrême de la Révolution française?

Histony – Le problème de Robespierre, c’est que c’est la figure polarisante depuis toujours de la Révolution. On n’est jamais totalement sorti du champ du débat. On a parlé précédemment d’Aulard et Mathiez au début du 20ème siècle qui divergent sur sa personne. Il y a aussi Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution française puis Henri Guillemin dans les années 60 qui redorent son blason. On n’est jamais sorti d’une sorte de binarité sur le personnage de Robespierre. 

De plus, la culture populaire s’est emparée du personnage pour le noircir. Notamment plusieurs films réalisés par des gens qui venaient d’Europe de l’est qui avaient cette tendance à calquer la Révolution sur ce qu’ils vivaient. Robespierre est alors caricaturé en Staline à l’image du film Danton d’Andrzej Wajda, climat qui s’est accentué après la chute du mur. Arrive ensuite la fin des années 2000 avec en 2011, toute cette polémique sur des papiers de Robespierre mis aux enchères. Il y a eu à l’époque une levée de boucliers de la droite qui le désignait comme un dictateur et refusait l’acquisition par l’État de ces papiers, ce qui est totalement ahurissant du point de vue historiographique. Quand bien même Robespierre serait le pire des tyrans, ces papiers seraient intéressants. Après, il y a eu des débats sur la question de baptiser une Rue Robespierre…

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

À cela s’ajoute le fait que sur le champ scientifique, plusieurs historiens ont écrit sur Robespierre comme Hervé Leuwers, Jean Clément Martin, Cécile Obligi ou encore un long ouvrage de l’Histoire à propos de l’historiographie de Robespierre par Marc Belissa et Yannick Bosc qui détricote la légende noire de Robespierre. Il y a eu des colloques, des ouvrages collectifs ce qui a ravivé scientifiquement les analyses sur son action politique. Le problème est que le Robespierre des scientifiques n’est pas le Robespierre des politiques. Jean Clément Martin l’explique très bien. Juste après sa mort, Robespierre est érigé en figure dominante de la Révolution par ceux qui l’ont fait tomber et qui avaient des choses à se reprocher comme Joseph Fouché ou Tallien qui ont été des bouchers dans les endroits où ils ont été envoyés en mission.

Ils reviennent à Paris après avoir été rappelés, notamment par Robespierre qui veut leur demander des comptes. Dès sa chute, ils utilisent sa figure pour dire que c’est le grand responsable des crimes de la Révolution et cela arrange évidemment tout le monde. Cette image du Robespierre tyran se développe et tout le monde peut se dédouaner de ses crimes. Tout le monde peut traquer ce que les gens appellent la « queue de Robespierre » avec toute la métaphore sexuelle qu’il y a autour. C’est très pratique et on met en alliés de Robespierre des gens qu’il ne pouvait pas supporter comme Carrier en tant qu’associé du mal alors que Carrier est derrière sa chute. C’est le problème de cette légende noire. 

Je pense donc que c’est ici que réside tout l’intérêt de l’ouvrage de Jean-Clément Martin : replacer Robespierre dans son contexte au milieu d’autres acteurs qui pensent comme lui ou contre lui. Il n’est jamais en position de force majeure, à part dans les quelques mois précédant sa mort lors desquels il se trouve dans une situation d’importance avec certains de ses amis au sein de différents organes de pouvoir tels que la Commune de Paris ou la Garde nationale. Hors de cela ce n’est ni un député comme un autre ni un homme tout puissant. Mais à cela s’ajoute le Comité de Salut Public durant les mois ou il possède du pouvoir, et le fait qu’il doit parfois agir avec des gens qui, parfois, ne peuvent pas le supporter et vont finir par le tuer. Cela prouve en définitive qu’il n’est pas si puissant que ce qu’on a pu laisser croire, sans quoi il aurait sans doute eu les moyens d’empêcher sa chute lors du coup de Thermidor.

Pour aller plus loin :

Chaine YouTube d’Histony : https://www.youtube.com/channel/UCt8ctlakIflnSG0ebFps7cw

Site d’Histony : https://venividisensivvs.wordpress.com

La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.