Dans son dernier livre, Leur progrès et le nôtre, le député et essayiste François Ruffin revient sur un concept historique : le progrès, un terme investi de sens radicalement opposés selon celui qui le manie. À « leur » progrès technique et économique, François Ruffin oppose « notre » progrès : non pas une fuite en avant subie, mais une amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, par et pour le peuple. Sa critique des choix de société imposés par le haut, à la faveur des crises comme des révolutions technologiques, invite à repenser une démocratie sérieusement ébranlée par le tournant autoritaire du gouvernement.
LVSL – Nous nous trouvons actuellement dans une situation particulière, marquée par la pandémie qui dure depuis plus d’une année et qui donne lieu à une crise protéiforme, sociale, écologique, dont on peine encore à saisir l’ampleur historique. Dans ce contexte, l’intérêt de votre livre est de proposer un premier bilan de ces mutations. Après l’espoir d’un tournant à la suite du premier confinement, marqué par des appels à la justice sociale et à la prise en compte des questions environnementales, la gueule de bois est assez rude. Finalement, y a-t-il une once de positif à tirer de la situation actuelle ?
François Ruffin – La messe n’est pas dite ! Déjà dans mon précédent ouvrage, Leur folie, nos vies, je ne disais pas que la bataille était gagnée, mais je notais qu’il y avait un espoir, des interrogations, des chemins qui s’ouvraient. J’exprimais toutefois ma crainte que tout reparte comme avant, voire pire qu’avant, et avec les mêmes qu’avant… Le pouvoir n’a pas changé de mains. Après un Macron qui l’an dernier dénonçait la « folie » du libre-échange, nous sommes plutôt dans la continuité que dans la rupture, avec le CETA qui n’est pas remis en cause, le Mercosur qui se profile, et la compétitivité exigée.
Quant à l’échelle des métiers, il n’y a pas eu tellement de variations non plus. « Notre pays tout entier repose sur des hommes et des femmes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », promettait Emmanuel Macron. Mais aujourd’hui, les agents d’entretien, les auxiliaires de vie sociale, les assistantes maternelles, tous ceux qui, de fait, ont assuré la continuité des services et se sont montrés les plus utiles à la nation, on ne peut pas dire qu’ils aient basculé au-dessus des traders et des publicitaires… Mais qui se faisait vraiment des illusions ? Pas moi, en tout cas. Comme on s’y attendait, le Président a poursuivi une politique au service de sa classe : les dividendes ont été versés normalement. Il y a quelques semaines, le journal Les Échos titrait sur un CAC 40 au plus haut depuis 2007 – c’est-à-dire ayant quasiment atteint son plus haut niveau historique –, alors que nous avons un million de pauvres en plus. Ce n’est pas une surprise.
« On assiste à une concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme. Cette réalité s’est accélérée depuis un an, mais c’est quelque chose qui était déjà là, comme un désir personnel qui répondait aux désirs d’une classe. »
Pour moi, dans un premier temps, cette crise a déstabilisé le pouvoir : il a fallu mettre fin à la libre circulation des personnes et des marchandises, or il s’agit d’un totem – si ça s’arrête, nous basculons dans une autre dimension. C’était complètement imprévu, il faut le dire, pour eux comme pour nous. Mais très vite, ils se sont saisis de cette crise comme d’une aubaine pour avancer leurs pions. En premier lieu, on assiste à une concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme. Cette réalité s’est amplifiée depuis un an mais c’est quelque chose qui était déjà là, comme un désir personnel répondant aux désirs d’une classe. Et sans doute aussi à une situation historique, l’émergence du libéralisme autoritaire qu’évoque Grégoire Chamayou dans La société ingouvernable – mon ouvrage de référence dans le temps présent.
Autre constat : la disparition des corps de l’espace public. A travers l’histoire, notre camp n’existe que par les corps, le corps social, les corps rassemblés et les corps qui font front dans l’espace public. Le mouvement des Gilets jaunes, par exemple, a été un retour des corps dans les manifestations mais aussi – surtout – sur les ronds-points. Il a fallu à la fois chasser ces corps en leur faisant peur, en les blessant – des yeux perdus, des bras amochés – et les chasser avec des bulldozers, emportant les palettes et les cabanes. La crise sanitaire est venue redoubler, finaliser cela : on ne chasse plus de l’extérieur, mais de l’intérieur, la peur est intériorisée. On nous dit : « Restez chez vous ! » Alors même qu’aujourd’hui nous savons qu’en extérieur nous avons moins de risque de choper la Covid qu’en restant chez nous. Pour moi, cela traduit un réflexe : « On ne veut pas vous voir dehors ! » Quelque part le numérique dont je parlais répond à ce « restez chez-vous », en atomisant les individus pour qu’ils ne fassent plus corps, ne fassent plus corps social.
Le troisième point qui a représenté une aubaine pour eux, c’est la start-up nation, le travail qui devient télétravail, l’école qui se fait en numérique, l’université en distanciel, le commerce en clic & collect. C’était un désir sous-jacent de la macronie, avec par exemple Cap 2022, 100% des services publics en numérique. Là, ils ont saisi l’occasion, il n’est que d’écouter la déclaration du secrétaire d’État au numérique, Cédric O : « La crise offre l’opportunité d’une transformation plus volontaire encore. » « L’opportunité », voilà, c’est une aubaine pour eux, mais quid de ce « plus volontaire encore » ? Qui veut cette transformation ? Réponse : la macronie et sa classe. Est-ce que les Français veulent ça ? Je ne pense pas, non – en tout cas pour moi, c’est non. Et pourtant ils nous entraînent sur cette voie, ils saisissent cette opportunité et nous imposent ce choix.
LVSL – Pour compléter ce que vous disiez au sujet des personnes qui se sont retrouvées en première ligne, ces classes populaires sur le front depuis un an, qui font tourner la société, qui sont les plus mobilisées au travail, les plus durement touchées à tous les niveaux, dans leurs espoirs, leurs revenus, leur chair… Cette injustice semble admise par tous aujourd’hui, est-ce qu’elle pourrait conduire à une explosion sociale, à des demandes nouvelles ?
F.R. – Je ne veux pas me faire prophète en annonçant des explosions. Quand elles surgissent, elles surprennent ! Le 17 novembre 2018, j’ai immédiatement accroché le train des Gilets jaunes, j’ai même recommandé d’y aller avant, mais je ne l’avais pas prévu. De fait, il faut être modeste sur les prédictions que l’on peut faire.
J’ai vu un rapport de Christine Erhel tomber. Une économiste qui, à la demande du ministère du Travail, a listé les quatorze métiers les plus essentiels qui ont continué à nourrir le pays. Y compris au sens propre, puisque le premier c’est les agriculteurs, le deuxième les maraîchers et évidemment viennent les agents d’entretien puis les vigiles, les auxiliaires de vie sociale, et ainsi de suite. Elle indique la nécessité de revaloriser ces professions-là. Mais comment la ministre du travail a traduit politiquement son rapport ? Elle le conclut par cette phrase magnifique : « Nous faisons le pari avec confiance que le dialogue social aboutira à quelque chose d’intéressant. » C’est à dire qu’à nouveau, alors que le marché maltraite ces professions depuis des décennies, sur le plan des salaires, mais aussi des horaires qui font du temps de travail des confettis – de tôt le matin à tard le soir –, c’est quand même entre les mains du marché qu’on va laisser ça. Il n’y a pas de volonté politique. Pour moi, cela fait écho à plusieurs moments où ils ont dit qu’avec du dialogue et de la confiance, tout irait mieux…
« Et la confiance se poursuit ! En « faisant confiance » à Sanofi, en laissant faire l’industrie pharmaceutique, on n’a pas de vaccins produits en France… »
Dans les états généraux de l’alimentation, pour les agriculteurs, plutôt que de réguler les prix, on leur répondu qu’il fallait faire « confiance dans un dialogue renouvelé avec la grande distribution et les industriels » ! Qu’une meilleure rémunération procédera de ce dialogue ! Et maintenant, deux ans après cette loi, le dialogue n’a évidemment rien donné et même, la situation a empiré. Pourquoi ? Parce qu’à un moment, il faut imposer des règles au marché. Sinon il y a les forts, la grande distribution, et il y a les faibles. Et si l’État ne s’interpose pas avec des règles, les forts écrasent les faibles, il n’y a pas de secret.
Même au cœur de la crise. Quand on interroge Agnès Pannier-Runacher, l’an dernier, durant le confinement, pourquoi n’y a-t-il plus de sédatifs ? Cela signifiait, concrètement, qu’il y a des patients qui étaient en train de souffrir, que des médecins n’avaient pas les doses suffisantes. Va-t-on augmenter la production de sédatifs en France, ramener de la production ici ? Elle répond : « Je crois qu’on peut faire confiance à Sanofi ». Et la confiance se poursuit ! En « faisant confiance » à Sanofi, en laissant faire l’industrie pharmaceutique, on n’a pas de vaccins produits en France…
Ce que je vois, c’est un immense fossé. D’un côté, les individus, à qui on est capable de bien faire sentir que « nous sommes en guerre », qu’il faut porter des masques, accepter un couvre-feu… c’est du jamais vu un tel couvre-feu, même en temps de guerre il n’a jamais été à 18h ! On ferme les universités, les bars, les restaurants… En revanche, de l’autre côté, quand il s’agit de mobiliser une industrie de guerre, il n’y a plus personne, pas de régulation, pas d’obligation. L’État est un fauve face aux citoyens et une carpette face aux firmes.
LVSL – D’ailleurs, cette complexité des questions économiques, environnementales ou sanitaires – que vous assumez de ne pas traiter dans votre livre pour ne pas vous restreindre à des débats de spécialistes, cette complexité semble parfois déposséder les peuples de leur expression politique. D’une manière un peu caricaturale, est-on confronté aujourd’hui à une opposition entre populistes et technocrates ?
F.R. – Le terme de populiste, je le revendique, je me réfère toujours à la nouvelle définition du Petit Robert : « courant littéraire qui s’applique avec réalisme à la vie des gens du peuple ». Je pense que connaître la vie des gens du peuple et la décrire avec réalisme, c’est quelque chose qui pourrait faire du bien à nos dirigeants.
Nous nous rendons bien compte qu’à la fin, l’arbitrage reste politique, y compris dans des débats sanitaires. C’est le politique qui tranche, et tant mieux. Emmanuel Macron est un politique, ce n’est pas un épidémiologiste, et je ne souhaite surtout pas un pouvoir qui soit confié aux médecins. Il faut un devoir d’arbitrage entre le soin, le travail, la vie sociale, entre lesquels on trouve des tensions et des contradictions. Il faut tout prendre en compte, peser, arbitrer, puis décider – et normalement ce devrait être la démocratie qui décide…
Or, depuis un an, il n’y a plus de démocratie. On peut lire des phrases dans la presse émanant de l’entourage du Président, disant que dix minutes avant ses interventions télévisées, ils ne savent pas « de quel côté la pièce va retomber ». Et les gens disent « on ne sait pas à quelle sauce on va être mangés » : je ne dis pas que le pouvoir est cannibale, je dis qu’il décrète tout au jour le jour. Même quand il est gentil, quand il rétablit un jour de présentiel pour les étudiants : où est la discussion avec les enseignants, les syndicats, les étudiants ? On a l’impression d’un nouveau Louis XIV, venant accorder cette aumône-là du jour au lendemain. Même quand c’est bien, quand ça va dans le sens de la réouverture, je conteste cette manière de faire. Aujourd’hui nous ne sommes pas dépossédés par du sanitaire mais par du politique : tous les pouvoirs sont remis entre les mains d’un seul homme.
Ma grande inquiétude est que la crise de la Covid ne soit qu’une amorce, nous en aurons des plus terribles à traverser. Il ne s’agit pas d’euphémiser : plus de 100 000 personnes en sont mortes, et sans doute bien davantage continueront à avoir des séquelles. Mais avec la crise environnementale en cours, on peut se préparer à bien pire. Si face à cette crise, notre premier réflexe est de passer la démocratie par-dessus bord et de remettre tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme, ça ne me va pas du tout ! Au fond, cela répond aux désirs d’une classe qui veut aller vers un libéralisme autoritaire dans la durée et qui trouve là une opportunité.
LVSL – Sortir de cette logique mortifère qui domine jusqu’ici implique à la fois de réfléchir à l’international, mais aussi de s’intéresser aux initiatives locales. Comment réussir à concilier des échelons aussi différents que les affrontements géopolitiques et les associations de quartier ?
F.R. – Je ne sais pas si ça va répondre à votre question, mais je regarde plutôt avec sympathie l’expérience de la Convention citoyenne sur le climat. L’Assemblée nationale aussi devrait jouer un rôle dans des crises de ce genre-là. Et on en revient à la démocratie.
Pendant la guerre de 14, on a eu droit à six mois de dictature de l’État-major. C’est-à-dire que les pleins pouvoirs ont été remis aux mains des généraux, l’Assemblée nationale s’est démise pensant qu’il s’agirait d’une guerre courte. Puis, au bout de six mois, quand on a vu que cette guerre allait durer, l’Assemblée nationale a repris la main. Elle est allée dénicher les planqués, elle a mis en place une industrie de guerre, elle s’est demandée comment on gérait les armées… Bref, elle a repris le pouvoir. Par les commissions plus que par l’hémicycle, parce qu’il y avait la crainte d’être espionné et que si ça partait dans des grands débats publics, les Allemands allaient savoir quelle était la stratégie mise en œuvre… Mais a priori le virus n’a pas d’oreille, ni d’yeux, et il ne nous espionne pas, ce qui fait une différence majeure qui devrait permettre d’avoir un débat ample à l’Assemblée nationale sur ces questions-là.
Ceci dit je ne suis pas surpris que celle-ci se soit auto-démise. Depuis le début de mon mandat, je vois à quel point elle n’est que la chambre d’enregistrement des désirs du Président. Avec l’état d’urgence, depuis un an, l’Assemblée nationale regarde ailleurs. C’est assez étrange, non ? Les vaccins, le couvre-feu, la fermeture des lieux culturels ou des commerces : rien n’est discuté à l’Assemblée. Nous avons certes des débats intéressants sur les langues régionales, sur la maltraitance des animaux, sur des tas de choses. Mais c’est comme si la gestion de la pandémie ne nous regardait pas.
Par ailleurs, aujourd’hui, l’Assemblée n’est pas représentative du peuple français. On ne croise personne d’origine ouvrière à l’Assemblée, alors que les ouvriers représentent 20% de la population. Cela montre le fossé qui existe entre les Français et leurs représentants théoriques. Malgré tout, je maintiens qu’elle aurait un rôle à jouer.
Je regarde avec sympathie l’expérience de la Convention citoyenne sur le climat, avec néanmoins ses limites. Ainsi, penser qu’en seulement quelques week-ends on va traiter de comment on consomme, comment on produit, comment on se loge, comment on se transporte, cela me parait fort bref. Mais je regarde cela avec sympathie, et à l’automne j’ai réclamé une « Convention citoyenne sur le Coronavirus », une espèce d’amphithéâtre permanent, qui ferait se mêler les soignants, les enseignants, les étudiants, les commerçants, les scientifiques… Qu’il y ait un vaste débat, chacun travaillant sur ses thématiques, avec son regard. Qu’on puisse examiner les initiatives locales, l’analyse des eaux usées, les extracteurs d’air, etc. Ou que faire pour l’université, pour le sport, pour le cinéma. Je serais favorable à ce qu’il y ait une caméra en permanence sur cette assemblée, et que cela participe à faire émerger des idées, même si c’est un peu brouillon. Et que cela stimule le débat intellectuel.
« Nous devrions être à l’ère polyphonique, mais non, nous sommes dans le temps du monologue présidentiel. »
Avec, également, un regard géopolitique : quel problème, quand même, le non-accès des pays du Sud aux vaccins. La France doit réclamer la levée des brevets devant l’Organisation mondiale du commerce, parce qu’il n’est pas normal que les pays pauvres ne puissent pas vacciner aujourd’hui et que les pays riches s’attribuent la totalité des vaccins…
Ce qui me navre, c’est que la France est un pays intelligent. La France est un pays éduqué, avec des compétences dans à peu près dans tous les domaines. Par exemple, comment fait-on pour régénérer l’air dans une pièce ? C’est un débat technique, qui doit devenir un débat politique. Est-ce dans le cerveau du seul génial Emmanuel Macron qu’il doit y avoir la totalité de ces idées-là qui germent ? Ce qui me déçoit le plus, c’est que depuis un an la France se prive de son intelligence en ne fonctionnant qu’avec un seul homme…
Ainsi j’imaginerais une espèce de Loft Story sur le Coronavirus, quasiment 24 heures sur 24. Les décisions n’y seraient peut-être pas prises, mais ça serait un lieu de débats, d’animations et de stimulations. Dans la lignée de cette période que je mythifie, celle de la Révolution française. On avait alors à la fois une Assemblée principale, mais également d’autres assemblées partout, comme le club des Cordeliers, le club des Jacobins, des tas de clubs dans tous les quartiers de Paris et dans toutes les tavernes du pays. Par ailleurs il y avait une Assemblée nationale qui n’était pas close, arrivaient à la tribune des citoyens du dehors, apportant une nouvelle qu’ils tenaient à lire. Des députés étaient scandalisés par ces manières de faire, mais les gens leur répliquaient : « Ce problème-là, vous devez le résoudre parce que le pain, nous on en manque ! » Cela participait à la stimulation.
Rien à voir avec l’Assemblée d’aujourd’hui : elle est organisée pour empêcher le peuple d’y pénétrer. Jamais un non-parlementaire ne peut s’y exprimer à la tribune. Pas un oh ou un ah qui ne soit toléré dans les tribunes. Et le nombre de vigiles, de portiques, ou de CRS interdit toute entrée populaire à l’Assemblée nationale. Par temps de Covid, c’est d’autant plus renforcé : nous ne pouvons même pas rencontrer les gens dans notre bureau, ni dans les bistrots alentour… C’est un réflexe de fermeture de la part des décideurs, alors que les grands patrons peuvent être auditionnés sans trop de difficultés dans les commissions.
Mikhaïl Bakhtine, un linguiste russe du début du XXème siècle, a beaucoup travaillé sur le dialogisme et la polyphonie. Il montre comment, dans les romans, ce n’est pas un point de vue qui s’impose à tous, mais ce sont des voix diverses, de la polyphonie. Ce que nous dit Bakhtine, et à sa suite Milan Kundera, c’est que le roman est le genre de la démocratie, de la pluralité des « Je », tandis que le discours peut être davantage le lieu de la vérité autocratique, du « nous » de majesté. Nous devrions être à l’ère polyphonique, mais non, nous sommes dans le temps du monologue présidentiel. Là encore la messe n’est pas dite, pour moi la bataille est en cours. Et de quel côté va-t-on basculer ? On assiste à une montée de tentation autoritaire dans le pays, mais aussi à un fort désir démocratique, qui coexistent, et parfois chez les mêmes personnes !
LVSL – Pour revenir à votre livre, vous pointez une ironie assez cruelle : les partisans du progrès humain, du progrès social, se voient aujourd’hui taxés de conservatisme, étant réduits à tenter de défendre des acquis. Est-ce que sortir de cette posture défensive implique de passer par un retour à un sujet commun, voire même un mythe mobilisateur, tel que le peuple, la classe, la Nation, selon son positionnement politique ?
F.R. – Je crois au « nous » contre « eux ». C’est leur progrès et le nôtre. Je crois à l’opposition, et à la construction d’un « nous » – qui suppose donc qu’il y ait une adversité. Le « eux », chez moi, ce sont les dirigeants politiques et économiques actuels dont le mantra, depuis trente ans, est concurrence, croissance, mondialisation. Et « nous », nous devons poser à la place de la concurrence, l’entraide, à la place de la croissance, le partage, à la place de la mondialisation, la relocalisation…
LVSL – Dans le monde que vous décrivez, la foi irrationnelle dans la technique provoque une fuite en avant vers l’abîme. On constate alors que beaucoup de personnes tentent de réenchanter le monde à leur façon : on assiste aujourd’hui à un retour du fait religieux, des parasciences, des théories du complot. Comment envisagez-vous ces thèmes à la mode dans l’imaginaire collectif ?
F.R. – C’est presque pour cette raison que j’ai écrit ce livre, ainsi que Il est où, le bonheur. C’est la réponse à un vide métaphysique, à un vide politique. Quand on nous propose comme progrès la 5G, quand les médias nous disent « Il arrive ! » et que « Il » n’est plus le messie, mais le nouvel i-Phone, c’est que nous sommes dans un vide. Et ce sentiment de vacuité, de non-sens, je pense que c’est largement partagé. Ce vide demande à être habité, de manières diverses et parfois perverses. Quand Jean Birnbaum avait publié Un silence religieux, il y montrait que la gauche ayant renoncé à une espérance, à une transcendance, la religion l’avait parfois remplacée. Il voyait dans les partisans du djihad des gens qui étaient en crise métaphysique, et qui venaient combler ça. Il interpellait la gauche et lui demandait : « Quel au-delà proposez-vous ? » Je tente d’y répondre : il faut aux hommes et aux femmes un autre idéal, une autre espérance que le dernier i-Phone…
LVSL – Avec les Gilets jaunes, l’Histoire a fait un bond, le peuple s’est réveillé… C’en est fini de la « fin de l’Histoire » qu’on nous annonçait depuis les années 90 ! Mais bien sûr le mouvement des Gilets jaunes est retombé, c’est aussi le jeu des mouvements. On peut imaginer qu’il ne se répétera pas sous cette forme-là. Chaque mouvement a ses spécificités, et sans être dans la prédiction, comment envisagez-vous les mouvements contestataires d’aujourd’hui ?
F.R. – La première chose à dire, c’est que l’Histoire s’est remise en marche, mais dans la durée. Les années 90, c’était la « fin de l’histoire ». Le Traité constitutionnel européen de 2005 prétendait « graver dans le marbre le libéralisme », mais les Français viennent dire non, ils ont refusé que l’Histoire se fige. Depuis, elle s’est remise en marche, pour le meilleur et pour le pire. Parce que l’Histoire est aussi une tragédie. Donc le Brexit, Bolsonaro, le Mouvement 5 Étoiles, mais je dirais même Macron, sont l’expression d’une Histoire qui s’est remise à trembler, et où le libéralisme ne va plus de soi non plus. Ainsi je pense que nous vivons un temps de bascule. Macron, qui constituait un surgissement inattendu, tente de maintenir ça sur le fil du libéralisme. Je ne suis pas certain que cela tienne, tout va basculer, d’un côté ou de l’autre. En tout cas, nous sommes sortis de ce temps figé.
LVSL – Une dernière question : en parallèle de votre mandat de député, vous publiez de nombreux livres et vous réalisez des documentaires. Dans cette période, comment envisagez-vous votre rôle ?
F.R. – Il est toujours le même, j’ai toujours considéré qu’il fallait être dedans et dehors. Je suis partisan des urnes et de la rue, et de fait il n’y aura rien de grand qui se passera dans notre camp sans la jonction des deux. Il y a un risque en étant au pouvoir – ou presque au pouvoir, parce qu’il y en a si peu à l’Assemblée nationale que c’en est risible ! Néanmoins, en se retrouvant là-dedans, le risque c’est de se détacher des gens, pour des questions d’agenda, d’organisation, et puis aussi parce que l’Assemblée est organisée pour vous couper. Si vous n’êtes pas présent sur les bancs, vous êtes pointés du doigt, alors que finalement si je suis avec les salariés, je suis peut-être plus utile pour ramener leur parole à l’intérieur, dans des lieux où on n’a pas l’habitude de les entendre. Par exemple, j’étais très fier de faire un discours sur les assistantes maternelles, sur leurs galères, très fier qu’elles se reconnaissent dans mes propos. C’est peut-être la première fois qu’à la tribune de l’Assemblée, dans ce lieu qui reste prestigieux malgré son vide de pouvoir, que des assistantes maternelles se sentent représentées.
Donc je remplis ma fonction de « représentant » dans la pluralité de son sens. Quand je fais un film sur les auxiliaires de vie, elles sont représentées à l’écran, presque picturalement, et quand je porte leur voix à l’Assemblée nationale, je les représente aussi. Je vois une certaine continuité. Cependant, ce désir-là étant bien entravé par la Covid et les mesures sanitaires, comment être dehors, comment être avec les gens dans un temps où se rencontrer est presque devenu interdit ? Il va donc falloir que nous sortions le plus vite possible. Et s’ils ne nous en sortent pas, il faudra que nous en sortions sans « eux ».
Sinon, je fais aussi des livres parce que c’est la question du sens qui est posée, du sens de la société, mais aussi du sens qu’on donne à sa propre existence. Et quand on se trouve à jongler entre les dossiers, la réforme de la Pac, le projet de loi climat, le RSA pour les jeunes, etc. il faut parfois se poser, se demander : qu’est-ce que j’ai à apporter ? Cela permet de redonner un sens au travail qu’on accomplit.