Bilan du 78ème Festival de Cannes : le miroir du chaos du monde

Festival de Cannes 2025
Le 78ème Festival de Cannes s’est achevé ce 24 mai © Festival de Cannes

Le 78ème Festival de Cannes s’est achevé ce samedi 24 mai par le sacre d’Un simple accident de Jafar Panahi. À tous points de vue, les films sélectionnés étaient le reflet d’innombrables inquiétudes contemporaines et d’un monde en proie au chaos. Le Vent Se Lève y était présent. Reportage et analyse.

Le Festival de Cannes a parfois eu l’image d’une grand-messe cinéphilique coupée du monde, des tensions qui l’agitent et du temps qui continue de s’écouler hors du Grand Théâtre Lumière. En 2019, on se demandait si le mouvement des Gilets jaunes allait s’étendre jusque sur la croisette et, quatre ans plus tard, l’on craignait des coupures de courant de la part de la CGT Énergie, pour protester contre la réforme des retraites. Cette représentation un brin caricaturale pouvait alors rapprocher le plus grand festival de cinéma au monde de l’une de ces fêtes techno de Sirat d’Oliver Laxe, refuges à l’abri des conflits armés et des tracas des Hommes dans l’aride désert marocain. Mais à bien des égards, la 78ème édition du Festival semblait plutôt engagée dans un rapport dialectique avec l’extérieur. Comme dans Miroirs n°3 de Christian Petzold, dans lequel des deuils plus ou moins avancés s’irradient et se réfractent les uns les autres, les films cannois traduisaient les inquiétudes des cinéastes contemporains et se faisaient l’écho des turbulences générées par un climat géopolitique, social et sanitaire plus que jamais incertain et d’un monde toujours prêt à basculer dans le chaos. Avec, pour certains des films sélectionnés, la volonté explicite d’en modifier le cours.  

Faire face aux violences des États

Il faut croire que les tensions géopolitiques actuelles ont d’abord conduit les cinéastes à interroger l’histoire de leur propre pays et à en extirper toutes les violences et injustices sur lesquelles celle-ci s’est construite. L’Agent secret, le film très réussi de Kleber Mendonça Filho qui a reçu le Prix de la mise en scène et le Prix d’interprétation masculine, explore avec humour et en ayant de nouveau recours à des percées fantastiques la corruption systémique dans la dictature militaire du Brésil des années 1970. La violence de la Cinquième République n’est pas sans rappeler celle mise en scène dans Deux Procureurs de Serguei Loznitsa, quête kafkaïenne d’un procureur épris de justice dans le dédale des prisons et palais et les méandres de la bureaucratie stalinienne, à l’ère des Grandes Purges, ou bien les conflits qui entourent le souvenir du Samedi noir de Bangkok dans Un Fantôme Utile de Ratchapoom Boonbunchachoke. Plus ancien encore, Lav Diaz expose les massacres coloniaux au 16ème siècle et propose avec Magellan un grand film sur la foi, le pouvoir et le passé colonial des Philippines. 

L'Agent secret
L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho a reçu le Prix de la mise en scène et le Prix d’interprétation masculine © CinemaScopio

Le documentaire de Raoul Peck, Orwell: 2+2=5, rappelle bien que, si les cinéastes triturent les cicatrices nationales, il s’agit surtout de parler des plaies encore béantes du présent. Plusieurs d’entre eux n’ont d’ailleurs pas hésité à se confronter directement aux pouvoirs en place, en particulier au régime des mollahs. La Palme d’or, Un simple accident de Jafar Panahi, aborde de front la place des bourreaux du régime iranien et le sort réservé aux prisonniers, dont le souvenir de la détention ne pourra jamais s’effacer. Moins explicite, Woman and Child de Saeed Roustaee montre une famille qui se déchire à la suite d’un drame et sous l’impulsion d’une mère bien décidée à établir les responsabilités de chacun, ce qui lui permet de mettre à nu la violence des hommes iraniens, y compris au-delà du cercle familial. Tarik Saleh lui aussi réalise un film à charge, cette fois contre le pouvoir égyptien d’al-Sissi. Dans Les aigles de la République, Fares Fares incarne un acteur au sommet de sa gloire et sommé d’incarner le Président dans un biopic élogieux. Enfin, ni les États-Unis ni la France d’Emmanuel Macron n’ont été épargnés. Côté États-Unis, The Six Billion Dollar Man d’Eugene Jarecki revient sur le parcours de Julian Assange, pourchassé par Washington pour avoir révélé avec WikiLeaks les crimes de guerre commis par l’armée états-unienne en Irak et en Afghanistan et Eddington d’Ari Aster épingle l’Amérique trumpiste, en proie aux post-vérités et à la multiplication des tensions raciales. Du côté de la France, c’est Dominik Moll qui, avec Dossier 137, met le doigt sur la violente répression des Gilets jaunes et le corporatisme policier, tout en maintenant la possibilité d’une police républicaine exemplaire en qui la population aurait confiance.  

Symptôme de ce phénomène, il semble n’y avoir jamais eu autant d’exilés sur la croisette. Des cinéastes bien sûr, comme Jafar Panahi, Sepideh Farsi ou Nadav Lapid, mais aussi des figures publiques comme Julian Assange.

Le spectre de Gaza

La guerre à Gaza s’est invitée avec fracas au Festival de Cannes, et ce, de deux manières. Tout d’abord, par des interventions directes. Il en est ainsi de Julian Assange qui, à l’occasion de la présentation de The Six Billion Dollar Man arborait un T-Shirt avec le nom de 4986 enfants tués par l’armée israélienne et, au dos, l’exclamation « Stop Israel ». Quelques jours auparavant, lors de la cérémonie d’ouverture, c’est Juliette Binoche qui rendait un hommage à Fatma Hassona, photo-journaliste palestinienne et héroïne de Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi, morte sous les bombes le lendemain de l’annonce de la sélection du film à Cannes.

Mais la guerre à Gaza a surtout été au cœur de plusieurs films cannois. Ce n’est pas la comédie Once Upon a Time in Gaza d’Arab et Tarzan Nasser, Prix de la mise en scène de la section Un certain regard, qui évoque le plus directement les bombardements en cours, mais plutôt Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi. La réalisatrice iranienne exilée en France engage un dialogue virtuel avec la photographe Fatma Hassona, présente sur place, afin de contourner le black-out médiatique imposé par Tsahal. Cette dernière parle ainsi de ses espoirs, de son pays et de son quotidien, marqué par les bombes, les bâtiments qui s’effondrent, les proches qui disparaissent et la faim qui ne se dissipe jamais.

Oui de Nadav Lapid
Oui de Nadav Lapid est un des grands films de cette édition © Les Films du Losange

Si le film de Sepideh Farsi documente la vie des Gazaouis, celui de Nadav Lapid, lui, prend à bras le corps les questions politiques. Le cinéaste israélien réalise avec Oui un film irrévérencieux, excessif, libre et aussi riche d’un point de vue formel que courageux dans son propos. Il cerne avec une précision redoutable le Zeitgeist de la société israélienne post-7 octobre et passe au crible les attentats du Hamas et les horreurs commises ensuite à Gaza, la propagande de l’armée israélienne et la lâcheté de nombreux artistes, se demandant comment une société traumatisée peut accepter de reproduire en la décuplant la violence qu’elle a subie. Une grinçante satire politique de la part d’artistes qui s’opposent au Gouvernement de Netanyahou et qui invitent leurs pairs à préférer le courage à la peur, l’aveuglement et la lâcheté. 

La réponse cinématographique à l’épidémie de Covid-19

Dans un entretien accordé en mars dernier aux Cahiers du cinéma, l’historien Patrick Boucheron soulignait l’absence de films inspirés par la pandémie de 2019-2020. Il déclarait : « Cinq ans après la peste noire, Boccace avait déjà écrit son Décaméron, et si un extraterrestre venait sur Terre, il s’attendrait à voir plein d’œuvres d’art sur le covid, mais il n’y a que dalle. Il a occupé notre discours, au sens de guerre d’occupation, comme Camus qui disait que l’épidémie est une occupation du langage et des corps, mais on n’en dit rien. » En un sens, ce 78ème Festival de Cannes apporte des réponses à son interrogation.

Il faut d’abord rappeler qu’entre le développement, la recherche de financements, le tournage et le montage et à moins de s’appeler Hong Sang-soo ou Quentin Dupieux, faire un film prend beaucoup de temps. Il n’est donc guère étonnant que l’épidémie de 2020 n’ait pas engendré de films dans les années qui l’ont immédiatement suivie. Ainsi, le Festival de Cannes 2025 a sans doute projeté la première œuvre directement inspirée par le Covid-19. Dans Eddington, l’action se déroule en 2020 dans une ville du Nouveau-Mexique. Le maire, incarné par Pedro Pascal, impose le port du masque, auquel s’oppose Joaquin Phœnix en shérif complotiste. Ari Aster utilise alors l’épidémie comme point de départ d’une critique acerbe de l’individualisme et convoque pêle-mêle trumpisme, post-vérités, réseaux sociaux anxiogènes, culpabilisation des jeunes sensibles aux injustices sociales, émeutes raciales et armes à feu pour plonger le spectateur toujours plus loin dans les cercles concentriques de l’enfer états-unien contemporain.

Eddington
Eddington d’Ari Aster est une critique acerbe de l’individualisme contemporain © A24

Il est difficile de dire si Eddington est le premier d’une longue liste ou s’il sera le seul à prendre à bras le corps cet événement sanitaire et social si singulier. En revanche, l’épidémie de Covid-19 semble avoir eu des répercussions artistiques indirectes. Les angoisses et traumatismes générés par la crise sanitaire se sont manifestés dans les films projetés à la suite d’un décalage historique et sensoriel, renvoyant alors les cinéastes à l’épidémie de sida des années 1980-1990. Ainsi, de nombreux films du 78ème Festival montrent, directement ou indirectement, les conséquences de la propagation du VIH. Dans Alpha, Julia Ducournau met en scène l’extrême paranoïa qui entoure un mystérieux virus se transmettant par les rapports sexuels et les seringues non stérilisées. Celui-ci transforme progressivement ceux qu’il contamine, les homosexuels et les toxicomanes principalement, en statues de marbre qui succombent ensuite à la moindre maladie. Avec Le Mystérieux regard du flamant rose, récompensé du prix Un certain regard, Diego Céspedes s’intéresse lui aussi au regard porté sur les malades et à l’ostracisme dont ils font l’objet au moyen d’une rumeur fantastique visant des homosexuels et drag-queens dans un petit village minier du désert chilien de l’année 1982. Dans Romería de Carla Simón enfin, une jeune femme adoptée part en quête de ses parents biologiques et d’un document pouvant lui permettre d’obtenir une bourse pour ses études de cinéma ; affrontant les tabous de sa famille d’origine, elle découvre qu’ils sont tous deux morts du sida.

Il est possible d’imaginer que c’est la crise sanitaire de 2019-2020 qui, en renouant avec l’effroi suscité par une maladie dévastatrice encore peu connue et la culpabilisation des malades, a réveillé les souvenirs douloureux de cinéastes profondément marqués par les « années sida » qu’ils ont traversées directement (Julia Ducournau et Carla Simon ont respectivement 41 et 38 ans et Romería, tout comme Été 93, est en grande partie autobiographique) ou indirectement comme Diego Céspedes, né en 1995. L’enfance de ce dernier a été marquée par les récits terrifiés de sa mère, qui a vu les employés de son salon de coiffure mourir les uns après les autres, et son parcours en tant qu’homosexuel l’a ensuite conduit à rencontrer nombre de séropositifs chiliens et à découvrir leur histoire, alors même que les stigmates dus au VIH sont toujours vivaces.

Le Mystérieux regard du flamant rose
Le Mystérieux regard du flamant rose de Diego Céspedes a été récompensé du Prix Un certain regard © Les Valseurs

L’importance du sida dans la sélection cannoise peut aussi s’expliquer par un facteur générationnel. Si les premières années de ces cinéastes ont été marquées par l’épidémie des années 1980-1990 c’est, par définition, parce qu’ils sont jeunes. De Francis Ford Coppola à Paul Schrader en passant par George Lucas, l’édition 2024 du Festival de Cannes avait des airs de dernier tour de piste des principales figures du Nouvel Hollywood. Cette année au contraire, la croisette s’est considérablement rajeunie : la moyenne d’âge des cinéastes était plus basse et près de vingt-huit films concourraient pour la caméra d’or, qui récompense un premier long métrage, contre vingt-deux l’année précédente. La récurrence du thème sanitaire est donc probablement dû au cumul de ces deux éléments : l’expérience récente du Covid-19 et le rajeunissement de la sélection du Festival.

Des caméras tournées vers le passé

Ce n’est pas uniquement par leurs thèmes que les films sélectionnés paraissaient tournés vers le vingtième siècle. La sélection de 2024 avait été qualifiée de maniériste par divers commentateurs. Megalopolis de Francis Ford Coppola, The Substance de Coralie Fargeat, Emilia Pérez de Jacques Audiard, L’Amour ouf de Gilles Lellouche… Qu’ils soient réussis ou non, nombre d’entre eux se voulaient spectaculaires, multipliaient les audaces ou coups de force formels, soulignaient avec épaisseur les émotions qu’ils souhaitaient transmettre. Ils étaient tournés vers l’avenir, quitte à affirmer parfois un peu trop haut et un peu trop fort leur modernité auto-diagnostiquée. Or dans l’histoire de l’art, ces périodes explosives ont presque toujours été suivies de reflux, de contre-courants ou du moins d’une forme de synthèse entre la torpeur du classicisme et les excès de la modernité. Il serait faux d’affirmer que le cru de cette année était exempt de tout maniérisme. Alpha peut bien évidemment s’en revendiquer, mais aussi Die My Love de Lynne Ramsay qui multiplie les effets de style boursouflés. Pourtant, la sélection 2025 dans son ensemble semble attester d’un retour à une esthétique moins exubérante, une certaine retenue, une narration plus linéaire. Parfois, cette tendance déteint sur le récit lui-même. Mario Martone raconte par exemple dans Fuori la vie de l’écrivaine Goliarda Sapienza en élaguant les orientations anarchistes de son héroïne, pourtant annoncées au générique.

Le plus marquant dans ce retour à un ton et à des formes plutôt anti-spectaculaires, c’est qu’il s’accompagne d’un ressac des années 1960 à 1980. Plusieurs films ont en effet retravaillé les genres en vogues dans ces années. Le western était ainsi mis à l’honneur sur la croisette, qu’il s’agisse du western spaghetti revisité par Matteo Zoppis et Alessio Rigo de Righi avec Testa O Croce ou du western crépusculaire remodelé par Ari Aster dans son Eddington. Dans le premier, les cinéastes italiens mettent en scène l’arrivée de Buffalo Bill et de son Wild West Show en Italie et gardent du genre de la fin des années 1960 et du début des années 1970 ses codes narratifs (des rodéos, des poursuites, des oppositions binaires et le poids du destin) et sa légèreté. Chez Aster en revanche, la psychologie a un rôle prépondérant et les protagonistes âgés, épuisés, s’agitent dans un monde qui s’éteint à petit feu, dans un Ouest en décomposition qui n’existera bientôt plus. On est alors plus proche de l’anti-héros de McCabe & Mrs. Miller de Robert Altman, du Mr. Eggleston (pas très loin d’Eddington) qui se rebelle dans le Heaven’s Gate de Michael Cimino ou, bien évidemment, de Sam Peckinpah. C’est aussi à ce dernier que se réfère Julia Kowalski pour son Que ma volonté soit faite. Dans un film qui convoque également Andrzej Zulawski et le George Romero du début des années 1970, la réalisatrice filme à la pellicule la cruauté des hommes dans un petit village vendéen dans lequel réside une famille d’immigrés polonais et tout ce que le désir refoulé peut charrier de pulsions malsaines. Enfin, Kelly Reichardt revisite le film de braquage avec The Mastermind, grâce à ces personnages déphasés qu’elle affectionne, ces figures presque a-historiques, en décalage avec le rythme imposé par leur époque, ici les États-Unis des années 1970 et de la guerre du Vietnam.

Sirat
Sirat d’Oliver Laxe a obtenu le Prix du jury, ex aequo avec Sound of Falling © Pyramide Films

Si les jeunes cinéastes se tournent vers les années 1960 à 1980, c’est avant tout pour parler de leur temps et, comme dans le cas de la crise du Covid-19 et du sida, parce que des parallèles s’imposent. En conférence de presse, le réalisateur de Sirat, Oliver Laxe, a livré un témoignage en ce sens : « On était très inspirés par le cinéma américain des années 1970. C’est un cinéma qui était très connecté à son temps, à une génération. Les années 1970 étaient un moment très similaire à celui d’aujourd’hui, très polarisé, avec beaucoup de guerres, de violence dans la société. Notre intention était de se connecter à notre temps, à cette peur et aux désirs de notre génération. » Son film emprunte lui aux Mad Max de George Miller (les trois premiers sont sortis entre 1979 et 1985) mais aussi et surtout au Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot (1953) et au Sorcerer de William Friedkin (1977), déplacés dans le désert marocain. Laxe, qui a obtenu le Prix du jury ex aequo, filme les plaines désertiques qui mettent à rude épreuve la foi des Hommes et les corps qui s’abandonnent dans des raves cathartiques, sur fond de guerre mondiale et de fin du monde. 

Même les films qui arboraient un ton optimiste et se revendiquaient d’une certaine modernité étaient tournés vers le passé du cinéma, pour mieux le célébrer. Dans Resurrection, récompensé d’un prix spécial, Bi Gan parcourt toute l’histoire du cinéma en tant qu’art du vingtième siècle. Ce film de science-fiction présente un monde futuriste désenchanté dans lequel seuls quelques « Rêvoleurs » parviennent encore à rêver, mettant en danger la linéarité du temps. Une femme part alors à la recherche d’un homme perdu dans le rêve du cinématographe et traverse plusieurs grandes périodes et courants du septième art, des vues des Frères Lumière au cinéma de Zhangke Jia, en passant par l’expressionnisme de Murnau et le film noir, dont l’esthétique est retranscrit dans la photographie et mise en scène des plans qui composent le métrage. Une ode au cinéma, à son rêve d’éternité et à la réalité de l’image, qui fait écho à un second film, lui aussi sélectionné en compétition à Cannes : Nouvelle Vague. Dans ce dernier, Richard Linklater propose un faux making-off d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Il rend ainsi compte, sans être caricatural ni verser dans le pastiche ou le biopic à la sauce Wikipédia, mais avec beaucoup d’humour, de ce moment charnière lors duquel les « Jeunes Turcs » des Cahiers, reconvertis en cinéastes de la Nouvelle vague, inventaient la grammaire cinématographique moderne. Enfin, côté animation aussi, avec Marcel et Monsieur Pagnol de Sylvain Chomet, on regardait dans le rétroviseur, pour retracer la vie et l’œuvre de l’artiste provençal.

Resurrection
Resurrection de Bi Gan a été récompensé d’un Prix spécial © Les Films du Losange

D’un côté, le pessimisme imposé par les temps actuels renvoie les cinéastes à d’autres périodes qu’ils ont traversées, comme des traumatismes qui ressurgissent à la faveur d’échos et de parallèles historiques. De l’autre, il les pousse dans une quête de sens, de formes, qu’ils trouvent dans un passé glorieux, lorsque le septième art pouvait encore se prévaloir d’être la « cathédrale de l’avenir », une « totale synthèse » qui englobe et dépasse tous les autres arts. Comme s’il fallait chercher dans les temps anciens de quoi racheter les fautes du présent. 

Regarder le monde à hauteur d’enfant

Face au désordre du monde, et pour bien rendre compte de tout ce qu’il comporte de violent ou d’incertain, beaucoup de cinéastes ont choisi d’adopter le point de vue d’enfants. Mettre en scène l’enfance, innocente et pure, toujours possiblement fauchée ou entachée par l’horreur qui l’entoure, permet d’accentuer le gouffre qui sépare une « normalité » romancée, le fonctionnement calme et souhaité de l’existence, des affres causés par des adultes habitués au chaos devenu routine. Dans The President’s Cake, récompensé de la Caméra d’or, une jeune fille en quête d’ingrédients pour cuisiner un gâteau pour l’anniversaire de Saddam Hussein, dans un pays où la misère règne en maître. À travers ses yeux, Hasan Hadi dévoile tout ce que le culte du chef peut avoir d’ubuesque, sur fond d’invasion états-unienne et de bombardements aveugles. Dans un genre plus intimiste, Chie Hayakawa confronte l’héroïne de son Renoir avec le deuil par anticipation d’un père malade. Quant à Enzo, de Laurent Cantet et Robin Campillo, c’est aux distinctions de classe et à l’aveuglement confortable de son milieu que le jeune protagoniste d’origine bourgeoise se retrouve confronté.

The President's Cake
The President’s Cake de Hasan Hadi a reçu la Caméra d’or © TPC Film LLC

Lorsque ce ne sont pas des enfants, ce sont des adolescents ou de jeunes adultes qui sont donnés à voir. Certains, comme Sprite, le Tanguy sans permis et aux caleçons tue-l’amour de Baise-en-ville de Martin Jauvat, pénètrent à reculons dans un monde adulte dont ils n’ont pas les codes. D’autres en revanche y sont projetés malgré eux et butent sur son âpreté et ses obstacles. Cette brutalité peut s’incarner dans des injonctions externes comme dans Love on Trial de Koji Fukada, qui plonge le spectateur au cœur de la pop japonaise et du système des idoles qui reproduit le pire du management capitaliste dopé aux réseaux sociaux, ou provoquer un conflit personnel, intime. Dans La Petite Dernière d’Hafsia Herzi, Nadia Melliti (Prix d’Interprétation féminine) doit concilier sa foi personnelle avec ses désirs lesbiens, dans une famille croyante qu’elle suppose peu encline à accepter son homosexualité. Souvent, les deux s’entremêlent. Les héroïnes des frères Dardenne, dont le film a été récompensé du Prix du scénario, se retrouvent ainsi confrontées à la fois à la difficulté proprement matérielle d’être de jeunes mères précaires, entourées d’hommes moins matures qu’elles, et à la quête très personnelle d’un sentiment maternel parfois inexistant et dont la présence ou l’absence débouche sur des choix tout aussi compliqués (avorter ou non, fonder une famille ou confier son enfant à d’autres).

L’état du monde extérieur conduit d’ailleurs beaucoup de cinéastes à se recentrer sur la famille, un repli évident dans l’agitation ambiante mais jamais acquis. Des preuves d’amour d’Alice Douard rappelle que le doute n’est jamais loin et que la maternité est avant tout une construction qui peut prendre la forme d’un combat tandis que Partir un jour d’Amélie Bonnin, qui questionne comme Jeunes mères le désir d’enfant, souligne que la transmission parent-enfant s’effectue rarement sans encombre et en ligne droite. Joachim Trier ne dit pas autre chose dans Sentimental Value, Grand prix du Festival, en orchestrant les échanges impossibles entre un père longtemps absent et une fille mue par un lancinant désespoir. Un dialogue qui ne peut se renouer, chez Trier, que grâce au truchement de l’art et à l’intermédiation de la fiction. 

The Phoenician Scheme
Dans The Phoenician Scheme de Wes Anderson, il est question autant de famille que de foi © American Empirical Pictures

Parfois, la famille côtoie la foi. C’est tout l’objet de The Phoenician Scheme de Wes Anderson, dans lequel un courtier richissime, atteint de la folie des grandeurs et quasiment misanthrope tente de se réconcilier avec sa fille nonne, de reconstruire une parenté par-delà le lien (inexistant) du sang et d’obtenir une forme de rédemption à la fois métaphysique et familiale. À l’inverse, il arrive que la famille soit au contraire un carcan anéantissant les êtres qui la composent : d’une époque à l’autre, les corps et les esprits des femmes de Sound of Falling de Mascha Schilinski (Prix du jury ex aequo) ne cessent d’être meurtris et la mort, tristement libératrice n’est jamais bien loin. Le rappel que les abominations des temps présents contaminent toutes les strates de la société.

La Palme d’or pour Jafar Panahi

Outre les violences étatiques, les conflits géopolitiques et les craintes sanitaires, presque toutes les sources contemporaines d’inquiétude ont été mises en scène dans les films sélectionnés cette année. Amour Apocalypse d’Anne Émond et Planètes de Momoko Seto parlent tous deux du dérèglement climatique, le premier en faisant de l’éco-anxiété le moteur de son intrigue, le second en suivant trois pissenlits qui fuient l’apocalypse nucléaire et se réfugient sur une planète lointaine. Alpha, Sirat ou Fuori quant à eux évoquent tous l’addiction et montrent chacun à leur façon des personnages prendre diverses drogues. Au cœur des intrigues de Woman and Child, Un Fantôme Utile, Miroirs n°3 mais aussi d’Eleanor the Great, le premier long métrage de Scarlett Johansson en tant que réalisatrice, se trouve le deuil et sa gestion ambiguë. On peut aussi évoquer les questions des rapports de classe que l’on retrouve dans Enzo ou encore dans Classe moyenne d’Antony Cordier, qui oppose un couple de grands bourgeois aux gardiens de leur villa. Il est également possible de remarquer que la sélection 2025 atteint sans doute le record du nombre de personnages amputés et de jambes coupées, signe supplémentaire d’une défiance ou d’une intranquilité à l’égard du présent.

Un simple accident
Jafar Panahi remporte la Palme d’or pour Un simple accident © Jafar Panahi

À l’approche de la cérémonie de clôture, cinq films faisaient office de favoris pour la Palme : L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, Résurrection de Bi Gan, Un simple accident de Jafar Panahi, Sentimental Value de Joachim Trier et Sirat d’Oliver Laxe. C’est finalement Jafar Panahi qui remporta la Palme d’or. Si Un simple accident, bien qu’étant réussi, n’est ni le meilleur film du cinéaste, ni le meilleur de la Compétition, le Jury présidé par Juliette Binoche a sans doute souhaité récompenser un cinéaste pour qui faire des films a toujours été un acte de résistance. Au régime iranien, d’abord, au pessimisme actuel, ensuite. Car il y a au cœur d’Un simple accident cette perspective émancipatrice et source d’optimisme : le cycle de la violence n’est pas infini, et il est toujours possible d’y mettre un terme. 

Remettre en cause la propriété intellectuelle : une arme pour riposter à Trump

Apple Store de Shanghaï. © Declan Sun

Les lois intégrées aux accords commerciaux protègent les mécanismes d’extraction de rente des entreprises américaines et limitent notre capacité à réparer ou à améliorer nos propres appareils, qu’il s’agisse de téléphones, de tracteurs ou de pompes à insuline. L’abrogation de ces mesures pourrait générer des économies substantielles, s’élevant à plusieurs milliards de dollars, et constituerait un revers significatif pour les riches donateurs de l’administration Trump [1].

Les tarifications douanières imposées par Donald Trump exigent une réponse forte. Partout dans le monde, celle-ci a pris la forme de représailles tarifaires, une stratégie qui présente des inconvénients graves et évidents. Au terme de plusieurs années marquées par des chocs pandémiques et une « greedflation » (inflation alimentée par la cupidité, ndlr), les populations du monde entier sont éprouvées par l’inflation et rares sont les gouvernements prêts à prendre le risque de nouvelles hausses de prix. Bien que la communauté internationale ait raisonnablement exprimé son indignation face aux propos annexionnistes et aux actes belliqueux de Trump, cette colère ne devrait pas se traduire par un soutien populaire en faveur d’une hausse des prix des produits de consommation courante. Les responsables politiques du monde entier ont intégré une leçon majeure ces vingt-quatre derniers mois : lorsqu’un gouvernement préside à une hausse inflationniste des prix, il s’expose à un risque de perte du pouvoir lors des prochaines élections.

Il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation.

Heureusement, il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation. Ces entreprises pourraient vendre des outils et des services aux entreprises locales, profitant ainsi aux industries mondiales de l’information et de la culture, aux éditeurs de logiciels et aux consommateurs.

Quelle réponse ? Abroger les « lois anti-contournement » qui interdisent aux entreprises nationales de procéder à la rétro-ingénierie des « verrous numériques ». Ces lois anti-contournement empêchent les agriculteurs du monde entier de réparer leurs tracteurs John Deere, les mécaniciens de diagnostiquer votre voiture et les développeurs de créer leurs propres boutiques d’applications pour téléphones et consoles de jeux.

Ces lois anti-contournement et leurs dispositions radicales ont été justifiées par la nécessité de garantir un accès exempt de droits de douane aux marchés américains. Résultat : cela fait maintenant plus de dix ans que les entreprises américaines des secteurs de la technologie, de l’automobile, des technologies médicales et des technologies agricoles profitent de cette extraction de rente.

Des cartouches d’imprimantes aux Tesla

L’abrogation des lois anti-contournement permettrait aux petites entreprises technologiques du monde entier de fabriquer et d’exporter des outils permettant de « débrider » les tracteurs, les imprimantes, les pompes à insuline, les voitures, les consoles et les téléphones. Nous pourrions mettre fin à ce système inefficace dans lequel un euro, un dollar ou un peso dépensé pour une application locale fait un aller-retour à Cupertino, en Californie, et revient avec 30 % de valeur en moins.

Les entreprises nationales pourraient par exemple exporter des outils de débridage pour imprimantes afin d’aider les vendeurs de cartouches d’encre tiers, brisant ainsi l’emprise du cartel de l’encre pour imprimantes, lequel a fait grimper les prix à plus de 2.600 dollars le litre, faisant de l’encre le liquide le plus cher qu’un civil puisse acheter sans permis.

Partout dans le monde, les mécaniciens pourraient proposer un service de déverrouillage Tesla à prix fixe, offrant aux propriétaires un accès permanent à toutes les mises à jour logicielles et fonctionnalités incluses dans l’abonnement. Ces mises à jour seraient conservées lors de la revente du véhicule, ce qui augmenterait sa valeur.

Le débridage des Tesla saperait la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme Twitter ou financer des campagnes électorales.

Ce serait une manière bien plus efficace de riposter contre Elon Musk que de simplement dénoncer son salut nazi (Musk apprécie probablement l’attention que cela lui apporte). Le débridage des Tesla s’attaquerait aux sources de revenus réguliers qui expliquent le ratio cours/bénéfice plus que farfelu de Tesla, sapant ainsi la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme X/Twitter ou financer des campagnes électorales. Oubliez les manifestations devant les concessions Tesla : frappez Musk là où ça fait mal. En effet, l’abrogation des mesures anti-contournement constituerait une attaque frontale envers les entreprises dont les PDG ont entouré Trump lors de son investiture.

La politique du contrôle numérique

L’historique législatif de ces lois anti-contournement est une succession ininterrompue de scandales. Les lois anti-contournement du Mexique ont été adoptées au milieu des confinements liés à la pandémie, à l’été 2020, dans le cadre de son adhésion au traité États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) de Trump (qui succède à l’ALENA). Ces lois étaient tellement abusives qu’elles ont immédiatement fait l’objet d’un examen par la Cour suprême.

On peut aussi citer le cas du Canada, où le projet de loi C-11, adopté en 2012, est l’équivalent canadien de la loi anti-contournement. Avant son adoption, Tony Clement, alors ministre de l’Industrie du Premier ministre conservateur Stephen Harper (aujourd’hui disgracié pour harcèlement sexuel), et James Moore, ministre du Patrimoine, ont participé aux consultations sur la proposition.

6.193 Canadiens ont exprimé leur opposition à cette proposition. Seuls 53 répondants l’ont soutenue. Moore a rejeté les 6.193 commentaires négatifs, expliquant lors d’une réunion de la Chambre de commerce internationale à Toronto qu’il s’agissait d’opinions « puériles » émises par des « extrémistes radicaux ».

Les répercussions du projet de loi C-11 se font encore sentir aujourd’hui. L’automne dernier, le Parlement canadien a adopté un projet de loi sur le droit à la réparation (C-244) et un projet de loi sur l’interopérabilité (C-294). Ces deux lois permettent aux Canadiens de modifier les produits technologiques américains, des tracteurs aux grille-pain intelligents, à condition de ne pas avoir à briser un verrou numérique pour le faire. Positives sur le papiers, ces lois ont peu d’effets en pratique : tous les produits que les États-Unis exportent vers le marché canadien sont protégés par des verrous numériques, réduisant ainsi les règles nationales en matière de réparation et d’interopérabilité à de simples ornements sans utilité.

Le projet de loi C-11 pourrait être aisément adapté pour se conformer aux obligations internationales, telles que définies par des traités commerciaux (par exemple, l’Organisation mondiale du commerce), sans pour autant ouvrir la voie à des pratiques de captation de rente. La loi pourrait être modifiée pour ne s’appliquer que dans les cas où le contournement d’un verrou numérique entraîne une violation du droit d’auteur. Cette modification mineure a pour effet de préserver les protections accordées aux œuvres créatives, tout en mettant fin à la pratique abusive qui limite votre liberté de choix en matière de réparation de vos appareils, d’acquisition de vos applications et d’encre d’imprimante.

Presque tous les pays ont adopté des lois anti-contournement, comme l’accord de libre-échange entre l’Australie et les États-Unis ou la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur et la société de l’information. En échange, les États-Unis ont donné accès à leur marché sans droits de douane.

Le démantèlement soudain et imprévu du système commercial mondial par Trump est un véritable chaos, mais lorsque la vie vous présente un défi, il est préférable de s’adapter. La modification de la loi anti-contournement ne mettra pas fin à l’impérialisme économique américain, mais elle constitue une attaque ciblée et dévastatrice contre les activités les plus rémunératrices des entreprises les plus rentables des États-Unis. Aucune autre mesure ne permettrait d’obtenir un tel rendement en termes de dollars, d’euros, de yens, de reals ou de roupies.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Que veut nous imposer Trump ?

© Michael Vadon | Wikimedia

Quelles sont les conséquences de la politique économique de Trump pour l’économie mondiale, l’Union européenne et le Sud global ? Et que signifient ses choix politiques pour le rapport entre le travail et le capital aux États-Unis mêmes ? Questions posées par notre partenaire belge, Lava Media, à Grace Blakeley, Sam Gindin, Rémy Herrera, Jörg Kronauer, Peter Mertens, Michael Roberts, Ingar Solty et James Meadway.

Grace Blakeley, économiste britannique, autrice de Vulture Capitalism (2024), journaliste pour Tribune et animatrice du podcast A World to Win.

Ingar Solty, politologue allemand, auteur de Trumps Triumph? (2025) et de Der postliberale Kapitalismus (à paraître), conseiller auprès de la Rosa-Luxemburg-Stiftung. 

Michael Roberts, économiste britannique, co-auteur de A World in Crisis (2018) et auteur du blog The Next Recession

Peter Mertens, sociologue belge, auteur de Mutinerie. Comment notre monde bascule (Agone, 2024) et secrétaire général du PTB. 

Rémy Herrera, économiste français et co-auteur de Dynamics of China’s Economy (2023).

Sam Gindin, économiste canadien et co-auteur de The Making of Global Capitalism: The Political Economy of American Empire (Verso, 2012).

James Meadway est un économiste britannique, animateur du podcast Macrodose et co-auteur de The Cost of Living Crisis: (and how to get out of it) (Verso, 2023).

Dossier est également disponible en anglais : cliquez ici.

Grace Blakeley

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quelle incidence aura-t-elle sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Grace Blakeley – Les États-Unis sont les gardiens du capitalisme mondial. Ce rôle ne consiste pas seulement à soutenir des interventions contre des régimes qui menacent la stabilité du système capitaliste mondial, mais aussi à étayer les institutions et les normes internationales qui forment l’architecture de l’économie mondiale, ainsi qu’à protéger et à promouvoir le dollar comme monnaie de réserve mondiale.

Sous Trump, il est peu probable que le rôle de l’armée des États-Unis change, même si elle pourrait se concentrer encore davantage sur la lutte contre la montée en puissance de la Chine. Mais le rôle des États-Unis en tant que gardiens de l’architecture de l’économie mondiale pourrait être menacé.

Si les États-Unis sont en mesure d’afficher un double déficit, des comptes courants et budgétaires, c’est parce que tout le monde veut des dollars. Pourquoi ? Parce que c’est la monnaie de réserve mondiale. Mais pour que le dollar joue le rôle de monnaie de réserve mondiale, il faut qu’il y ait un excédent de dollars dans l’économie mondiale, ce qui signifie que les États-Unis doivent maintenir un déficit des comptes courants. Par conséquent, si Trump souhaite le réduire, il devra accepter de compromettre le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale.

Ce paradoxe explique l’incompréhension suscitée par les récents commentaires de Trump sur son réseau social, Truth Social : « L’époque où les pays du BRICS tentaient de s’éloigner du dollar pendant que nous restions les bras croisés est révolue. Nous exigeons de ces pays qu’ils s’engagent à ne pas créer de nouvelle monnaie des BRICS ni à soutenir une autre devise pour remplacer le dollar américain, faute de quoi ils seront soumis à des tarifs douaniers de 100 %, et ne pourront plus accéder à notre merveilleuse économie pour vendre leurs produits. »

Ce qui est ironique dans cette déclaration, c’est qu’imposer des tarifs douaniers à ces pays les inciterait avantageusement à se détourner du dollar. Pour que le dollar reste la monnaie de réserve mondiale, il faut maintenir un déficit des comptes courants.

Le rôle des États-Unis en tant que gardiens de l’architecture du capitalisme mondial pourrait être menacé.

À vrai dire, aucun de ces aspects de l’hégémonie étasunienne n’est réellement susceptible de changer avec Trump. Quels que soient ses efforts, il ne pourra pas éliminer le déficit commercial sans réduire drastiquement la demande d’importations des citoyens étasuniens, ce qui nuirait gravement à l’économie. Et même s’il parvenait à réduire substantiellement le déficit, la disparition du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale nécessiterait l’entrée en jeu d’une autre monnaie – or à l’heure actuelle, il n’est pas évident de savoir laquelle.

La monnaie chinoise n’étant pas internationalisée, on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle joue ce rôle. Et tant que le PCC contrôlera la politique monétaire, il est peu probable que cela change. L’UE, quant à elle, est malade. Plusieurs de ses principales économies sont en récession ou sur le point d’y entrer, et de graves crises politiques font rage. Le conflit avec la Russie et la crise énergétique qui en découle continuent de créer de graves tensions. La dynamique des mouvements d’extrême-droite qui souhaitent l’éclatement du bloc semble s’accélérer. Trump peut aggraver la crise économique avec ses tarifs douaniers, mais l’UE est déjà confrontée aux nombreux problèmes qu’elle a elle-même créés.

Si le dollar reste un élément central de l’économie mondiale, les banques centrales s’en sont détournées il y a de nombreuses années et détiennent désormais un panier de monnaies plus diversifié. Les pays les plus touchés par les sanctions imposées par les États-Unis, qui affectent aujourd’hui un tiers de la planète, tentent de mettre en place une infrastructure financière parallèle afin de commercer et d’investir en dehors du giron étasunien. L’abandon de l’ordre mondial unipolaire ne fera que s’accélérer avec la réélection de Trump.

Ce changement offre une opportunité aux États du Sud global. Historiquement, les périodes de plus grande liberté pour les pays pauvres leur ont fourni l’occasion de monter les superpuissances les unes contre les autres (bien que cela n’ait jamais empêché les États-Unis d’intervenir dans des pays qu’ils considèrent comme leur « arrière-cour », comme Vincent Bevins l’a savamment documenté dans The Jakarta Method). Si, par exemple, les pays pauvres peuvent trouver de nouvelles sources d’emprunt leur permettant de réduire leur dépendance à l’égard des créanciers privés des pays riches et des institutions financières internationales contrôlées par ces derniers, ils pourraient disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour investir dans le développement.

Toutefois, le grand défi à relever dans ce contexte est celui de la politique monétaire. Tant que la Fed maintiendra des taux d’intérêt relativement élevés, les pays pauvres s’enfonceront davantage dans le surendettement, tandis que les pays à revenu intermédiaire auront du mal à trouver l’argent nécessaire pour investir dans l’industrialisation ou la décarbonisation. Jusqu’à présent, la Chine ne s’est pas montrée beaucoup plus généreuse en ce qui concerne les taux d’intérêt sur les prêts à l’étranger, même si ses prêts sont assortis de conditions beaucoup moins strictes que ceux de l’Occident.  

Si les États du Sud global n’apprennent pas à coopérer entre eux, comme l’espéraient les tiers-mondistes Nkrumah et Sukarno, la lente érosion de l’hégémonie étasunienne ne permettra pas l’émergence d’un système mondial plus juste.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Grace Blakeley – La politique économique de Trump repose sur le culte des marchés financiers. Tant que les profits des entreprises seront florissants et que le cours des actions augmentera, Trump pourra présenter son programme économique comme une réussite.

Sa précédente série de réductions d’impôts a constitué une aubaine pour les marchés boursiers. Les entreprises ont utilisé les réductions pour racheter des milliards de dollars de leurs propres actions et distribuer des dividendes considérables. Selon une étude, les réductions d’impôts ont profité trois fois plus aux 5 % les plus riches qu’aux 60 % les plus pauvres. L’effet de ruissellement promis ne s’est pas concrétisé : les travailleurs qui gagnent moins de 114 000 dollars n’ont vu aucun changement dans leur revenu suite aux réductions d’impôts.

Trump a rassuré les marchés en leur promettant de réitérer ces mesures. Et ceux-ci semblent avoir foi en lui, ce qui explique les gains extraordinaires enregistrés sur les marchés financiers depuis son élection. Les partisans de Trump citent déjà cette prospérité du marché boursier comme preuve de l’efficacité des politiques qu’ils proposent.

En réalité, le cours des actions augmente parce que les investisseurs s’attendent à une hausse des profits des entreprises sous la présidence de Trump. Il est très peu probable que ceux-ci soient investis dans la création de nouveaux emplois aux États-Unis ; ils seront plutôt utilisés pour des rachats d’actions et des versements de dividendes, comme précédemment.

Le succès de Trump auprès des classes populaires repose en partie sur l’idée que la hausse du cours des actions profitera à tous. Tout le monde peut s’enrichir en investissant en bourse, comme l’affirment les partisans de Trump : il suffit de prendre le train en marche au bon moment. Cette idée explique également son immense succès auprès des adeptes des cryptomonnaies. L’idéologie du trumpisme est très individualiste – elle repose sur une sorte de version grossière et financiarisée du rêve américain.

La série de réductions d’impôts consentie par Trump lors de son dernier mandat a constitué une véritable aubaine pour les marchés boursiers. Le futur président leur a assuré qu’ils auraient droit au même traitement dans le cadre de son prochain mandat.

Mais la réalité de l’économie étasunienne, dans laquelle la richesse est largement orientée en faveur des plus riches, dément cet argument. Les revenus du travail représentent 96 % des revenus des 90 % des ménages les plus pauvres, contre seulement 40 % pour les 1 % les plus riches. En d’autres termes, 60 % des revenus des 1 % les plus riches proviennent du patrimoine. La prospérité des marchés boursiers profite donc aux riches, et non aux travailleurs.

En ce qui concerne la croissance des salaires, les politiques économiques du gouvernement Biden ont rapporté quelques gains marginaux aux travailleurs. Après des décennies de stagnation en termes réels – en 2019, un citoyen moyen gagnait la même chose en pouvoir d’achat qu’en 1979 – les salaires ont commencé à remonter après la pandémie. Mais cette croissance des salaires a été relativement modeste et n’a pas compensé l’augmentation de la précarité et de l’incertitude provoquée par l’inflation observée ces dernières années, ce qui explique la défaite de Biden.

Trump pourrait détruire les politiques de Biden qui ont contribué à augmenter les salaires. Il a déjà dans son viseur le National Labour Relations Board, qui commençait à ralentir la chute vertigineuse du pouvoir de négociation des travailleurs en cours depuis les années 1980. Il y aura peu d’investissements productifs dans le secteur public et rien qui ne ressemble au plan de relance proposé par Biden durant la pandémie. Une autre crise comme la pandémie est bien entendu peu probable. La crise climatique provoquera cependant de nombreuses autres catastrophes, de petite ou moyenne ampleur, qui toucheront l’économie des États-Unis au cours des prochaines années. Et Trump laissera vraisemblablement les victimes se débrouiller seules.

Ses politiques tarifaires pourraient réimplanter une partie de la production aux États-Unis, mais il est peu probable que cela crée beaucoup d’emplois de qualité, car les industries relocalisées ont tendance à compenser les coûts de main-d’œuvre plus élevés par de l’automatisation. Et toute augmentation potentielle des salaires sera probablement compensée par la hausse des prix qui résultera des tarifs douaniers élevés sur les importations. Dans l’ensemble, les riches bénéficieront bien plus des politiques économiques de Trump que les travailleurs.

La stratégie rhétorique du président consistera, comme toujours, à affirmer que la réaction des marchés financiers constitue la preuve qu’il fait du bon travail sur le plan économique. Il pourrait s’en tirer, car les perceptions de l’économie sont basées sur des lignes partisanes, et donc fortement biaisées. Mais c’est parce que « l’économie » est une chose si abstraite qu’elle est devenue essentiellement dénuée de sens lorsqu’on parle du niveau de vie des gens. En ce qui concerne le niveau de vie réel, les électeurs de la classe travailleuse qui ont voté pour Trump risquent de voir leurs espoirs d’un avenir meilleur anéantis une fois de plus.

Ingar Solty

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Ingar Solty – Les dirigeants occidentaux, y compris ceux qui ont accusé Trump d’être un fasciste, sont eux-mêmes des trumpistes à bien des égards. Trump n’est pas la cause première, mais plutôt un symptôme de tendances plus profondes de la crise généralisée du capitalisme et de l’impérialisme occidentaux qui a débuté en 2007. En fin de compte, Trump est un président étasunien qui hérite des dilemmes de l’Empire étasunien et qui y est confronté, et ils sont nombreux.

Les États-Unis sont en compétition avec la Chine dans le domaine de la haute technologie. Il s’agit du conflit mondial historique du XXIe siècle, et les États-Unis semblent être en train de le perdre. La stratégie de sortie de crise de la Chine, qui a impliqué un interventionnisme massif de l’État pour créer des champions nationaux dans les technologies d’avenir en général et les technologies vertes en particulier, s’est révélée plus efficace que la stratégie occidentale de « dévaluation interne » des coûts et de la main-d’œuvre, également connue sous le nom de politique d’austérité. En conséquence, la Chine s’est imposée comme une égale dans de nombreuses technologies d’avenir, de 5e et 6e générations de communications mobiles à l’IA et au Big Data, y compris tous leurs dérivés lucratifs comme la « ville intelligente », la « conduite autonome », les technologies de reconnaissance faciale et vocale, etc. De plus, l’irréversible e-révolution de la Chine en a fait le leader mondial des technologies vertes, des éoliennes et panneaux solaires aux voitures électriques et au train à grande vitesse.

La stratégie de sortie de crise de la Chine s’est révélée plus efficace que la stratégie occidentale de “dévaluation interne” des coûts et de la main-d’œuvre, également connue sous le nom de politique d’austérité.

Après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis ont déclaré qu’ils ne toléreraient aucun rival à leur suprématie. Cependant, de la tentative de Bush de contrôler les ressources pétrolières du Moyen-Orient contre tous ses rivaux potentiels, y compris l’UE, à la coupure du commerce chinois par le « pivot vers l’Asie » et le « positionnement militaire avancé » d’Obama, toutes les stratégies étasuniennes d’endiguement de la Chine ont jusqu’à présent échoué. Par conséquent, les États-Unis intensifient leur jeu, en utilisant toutes les ressources de pouvoir à leur disposition. Celles-ci sont encore assez nombreuses, mais elles deviennent ouvertement et de plus en plus coercitives.

D’une part, cela se traduit par la guerre économique menée par les États-Unis, qui implique (1) la politisation des chaînes d’approvisionnement au point que le pays sanctionne les entreprises privées étrangères pour leur commerce avec la Chine ou même l’emploi de ressortissants chinois (2) l’utilisation du marché intérieur étasunien comme moyen de chantage à l’encontre de la Chine, mais aussi de l’Europe, et (3) des interventions massivement coercitives sur le « marché libre ». Un exemple est l’éviction de TikTok, une application de ByteDance, du marché étasunien au nom du capital monopolistique de la Silicon Valley, en imposant une vente forcée ou une interdiction directe.

D’autre part, cela se manifeste par la géopolitique des États-Unis consistant à encercler la Chine en militarisant le Pacifique occidental et en renversant agressivement le statu quo diplomatique d’une seule Chine, en poussant à l’indépendance de Taïwan, ce que la Chine n’acceptera jamais. Dans un monde dont le centre économique se déplace vers l’est et le sud, où la Chine est désormais le premier partenaire commercial de plus de 120 pays, et où les BRICS sont de plus en plus attractifs, cette politique cherche à forcer le monde à une nouvelle confrontation de blocs et à contraindre des pays importants comme l’Inde ou la Corée du Sud à renoncer à leur politique étrangère de multialignement avec les États-Unis et la Chine.

Toutefois, la nouvelle guerre froide diffère de l’ancienne dans la mesure où elle en inverse les paramètres. Dans le cadre de l’ancienne guerre froide, les États-Unis étaient économiquement supérieurs à l’Union soviétique et hégémoniques tant sur le plan intérieur qu’extérieur, créant l’empire de l’« Occident ». Dans le cadre de la nouvelle guerre froide, l’économie étasunienne a perdu sa position dominante et le niveau de vie des classes populaires occidentales se détériore. En conséquence, l’impérialisme occidental perd de plus en plus son hégémonie, tant sur le plan national qu’international. Au niveau national, une situation populiste omniprésente, qui propulse des forces politiques anti-establishment (en particulier de droite) et des politiques de parti clientélistes, rend l’État largement dysfonctionnel. Les stratégies de sortie des crises capitalistes nécessitent une bourgeoisie unifiée dotée d’un immense pouvoir d’action. Cependant, le paradoxe de ces crises est qu’elles tendent à fragmenter la bourgeoisie en de nombreux partis clientélistes et intéressés, incapables de planifier à grande échelle pour faire face à la Chine et à son immense pouvoir d’action.

Les États-Unis intensifient leur jeu et utilisent toutes les ressources de pouvoir à leur disposition. Elles sont encore assez nombreuses, mais elles deviennent ouvertement et de plus en plus coercitives.

Doit être considérée sous cet angle la décision déclarée de Trump de gouverner de manière autoritaire, avec notamment le déplacement d’organes législatifs sous le contrôle de l’exécutif, des purges à grande échelle contre les « ennemis internes » dans l’appareil d’État, un gouvernement par décrets et, potentiellement, un état d’exception permanent volontairement induit par des conflits inévitablement violents concernant les déportations massives. Ces mesures s’inscrivent dans un contexte de désillusion de l’élite et des masses à l’égard de la fonctionnalité du parlementarisme libéral, bien que pour des raisons opposées.

Trump, qui rêve ouvertement d’un « Reich unifié », utilisera son nouveau pouvoir pour tenter de contenir la Chine. Sa position est renforcée par le fait que l’administration Biden a poursuivi et même intensifié la guerre économique contre la Chine, en augmentant de 25 à 100 % les droits de douane punitifs sur les véhicules électriques et les panneaux solaires chinois. En outre, l’administration entrante prévoit des droits de douane de base de 20 % pour toutes les importations vers les États-Unis et de 60 % pour toutes les importations en provenance de Chine.

Deux factions s’affrontent pour savoir si le protectionnisme est simplement, comme sous Reagan et la première administration Trump, un moyen de parvenir à une fin, fonctionnant comme un levier pour imposer des conditions commerciales plus avantageuses et exiger des droits de propriété intellectuelle du reste du monde, ou s’il constitue une fin en soi. Cette bataille se joue entre l’aile du secrétaire désigné au Trésor, Scott Bessent de l’administration Trump, et celle du secrétaire désigné au Commerce, Howard Lutnick, qui a le soutien du président de l’ombre, Elon Musk. Son issue reste inconnue. Elle dépendra également de la volonté de l’administration Trump de maintenir la loi sur la réduction de l’inflation et la loi sur les puces électroniques et la science en tant que principaux piliers pour attirer des investissements en capital du reste du monde.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Ingar Solty – Lorsque Trump est devenu président des États-Unis pour la première fois, il a mis en œuvre un programme radicalisé de politiques néolibérales à l’ancienne. Il a réduit le taux marginal d’impôt sur le revenu de 39,6 à 37,0 %, et le taux d’impôt sur les sociétés de 37 à 21 %. Il a justifié ces politiques au nom de la classe travailleuse. Citant la rhétorique éculée de l’« économie du ruissellement », il a affirmé que les réductions d’impôts accordées aujourd’hui aux entreprises et aux super-riches seraient les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Les réductions d’impôts se refinanceraient donc par des taux de croissance massifs. Et la croissance garantirait que les salaires réels de la classe travailleuse atteindraient des niveaux jamais vus depuis des décennies.

La nouvelle guerre froide diffère de l’ancienne dans la mesure où elle en inverse les paramètres.

Le slogan « Make America Great Again » constitue la nostalgie d’un « Paradis perdu » des années 1950, quand des hommes sans diplôme de l’enseignement supérieur pouvaient encore subvenir aux besoins d’une famille avec un seul revenu, construire une maison, acheter deux voitures et envoyer leurs enfants à l’université, tandis que la dépendance financière de leur femme garantissait les « valeurs familiales ». C’est-à-dire que les femmes ne pouvaient pas divorcer de leurs maris violents, même si elles le désiraient. Manifestement, ce souvenir fait abstraction du fait que cet « âge d’or du capitalisme » (Eric Hobsbawm) présupposait des syndicats puissants, des impôts élevés sur le capital et les riches, un secteur public robuste avec des réglementations fortes, et une politique monétaire orientée vers des politiques de plein emploi. C’est-à-dire l’exact opposé de ce que Trump a mis en place et suggère aujourd’hui.

Par conséquent, Trump n’a jamais tenu ses promesses. Tout ce qu’il a fait, c’est enrichir encore plus la classe des milliardaires, tout en doublant presque la nouvelle dette publique. Il n’est pas étonnant qu’en 2017, Trump soit non seulement passé sous la barre critique des 40 % d’opinions favorables à une vitesse record, mais qu’il ait également quitté ses fonctions en étant un président historiquement impopulaire.

Aujourd’hui, l’histoire tragique se répète comme une farce. Les Bidenomics ont échoué non seulement en raison de la « résistance » interne du sénateur Joe Manchin, mais aussi parce que, contrairement au New Deal de FDR, l’administration Biden ne s’est pas résolue à utiliser la richesse des milliardaires pour les financer, mais a décidé de s’appuyer sur des taux d’intérêt historiquement bas. Lorsque l’inflation a frappé pour un certain nombre de raisons, la politique des Bidenomics a été condamnée. L’inflation et le centrisme politique de l’establishment du parti démocrate ont maintenant donné le pouvoir à Trump, même s’il reste largement impopulaire et considéré comme « trop extrême » par la majorité de la population, y compris la majorité de ceux qui ont activement voté lors des élections présidentielles. Par ailleurs, le comportement électoral de la classe travailleuse multiraciale, du moins de la partie qui vote encore, montre que la classe sociale l’emporte sur la politique identitaire libérale.

Pourtant, la question est de savoir s’il existe réellement un projet Trump capable de mobiliser et de maintenir le consentement actif d’une majorité d’Étasuniens, y compris les travailleurs blancs, latinos et asiatiques étasuniens qui ont voté pour lui. Il est peu probable qu’il existe un projet Trump doté de telles capacités hégémoniques. C’est d’autant plus vrai que les sondages de sortie des urnes de l’élection présidentielle de 2024 montrent clairement que Trump n’a aucun mandat pour ses projets de déportation massive, d’interdiction de l’IVG ou de redistribution massive depuis la base vers le haut.

Les États-Unis sont un pays où la classe travailleuse est extrêmement vulnérable. Le pourcentage de ceux qui vivent « de fiche de paie en fiche de paie » est passé à 60 %, alors qu’il était d’environ 40 % avant la crise financière mondiale. En d’autres termes, trois Étasuniens sur cinq ne disposent d’aucune épargne pour faire face à l’insécurité résultant des risques de la vie sous le capitalisme : l’inflation, la perte d’emploi, l’emploi de courte durée involontaire, l’incapacité physique ou psychologique de travailler, les frais de soins de santé ou pour maladie – le premier motif de faillite des ménages -, les soins aux personnes âgées dépendantes, la naissance ou les études supérieures des enfants, etc.

Tout cela doit être envisagé à la lumière du modèle privé à but lucratif qui individualise la plupart de ces risques alors qu’il n’existe qu’un filet de sécurité très limité pour compenser l’impact des crises capitalistes sur l’individu. Tout cela constitue la base matérielle d’une « situation populiste » dans un pays où, selon les fréquents sondages Gallup, la dernière fois qu’une majorité de la population a vu le pays être « sur la bonne voie » remonte à mai 2003 !

Les droits de douane punitifs imposés à la Chine et au reste du monde augmenteront considérablement le coût de la vie et risquent de pousser une classe travailleuse très vulnérable au fond du trou.

L’ironie de l’histoire est que Trump a été élu en raison de la colère généralisée contre l’inflation, mais qu’il régnera bientôt sur un pays où l’inflation sera encore plus galopante une fois que ses politiques auront été mises en œuvre. En 1979, quand le choc Volcker a fait augmenter les taux d’intérêt de la Fed afin de lutter contre l’inflation, il a finalisé le tournant néolibéral. Il a essentiellement éliminé deux des trois piliers de l’anticapitalisme de l’époque. Le chômage de masse qui en a résulté a brisé (1) le pouvoir des syndicats en Occident, comme en témoigne le fait que les vagues de grèves massives des années 1970 se sont calmées bien avant que Reagan ne licencie les contrôleurs aériens ou que Thatcher ne frappe sur les mineurs en grève. En parallèle, la multiplication de la dette libellée en dollars dans le « tiers monde » a brisé (2) l’échine des mouvements de libération nationale largement orientés vers le socialisme. Cela a permis une « mondialisation » forcée à travers l’impérialisme du libre-échange de la Banque mondiale et de l’ajustement structurel du FMI, ce qui a entraîné la mobilité du capital. C’est-à-dire le pouvoir structurel permettant au capital de faire désormais chanter les classes travailleuses du monde entier pour qu’elles négocient des concessions et les États du monde pour qu’ils accordent des subventions et des réductions d’impôts.

Cependant, si la rupture de ces deux piliers a facilité l’élimination du troisième pilier, l’Union soviétique et le socialisme réel, elle a créé de nouvelles contradictions. L’une d’entre elles est que les classes travailleuses occidentales sont devenues de plus en plus dépendantes des biens de consommation bon marché importés du Sud et notamment de la Chine. À bien des égards, l’affaiblissement du pouvoir syndical en Occident, et en particulier aux États-Unis, a été compensé par la mondialisation du capitalisme.

Trump redeviendra rapidement un président très impopulaire. Toutefois, cela pourrait également favoriser l’autoritarisme à l’intérieur et le chauvinisme sur le plan international.

En conséquence, les droits de douane punitifs imposés à la Chine et au reste du monde augmenteront considérablement le coût de la vie et risquent de pousser une classe travailleuse très vulnérable au fond du trou. Diverses études prévoient que l’inflation atteindra de nouveaux sommets, allant de 6,3 % à 8,9 %. Or, il existe des « tendances contraires » (Karl Marx) à l’appauvrissement relatif. Il s’agit notamment du succès des initiatives en faveur du salaire minimum au niveau des États, de récentes victoires en matière de syndicalisation, ainsi que de certaines des politiques de Trump elles-mêmes, comme le projet pertinent d’une « Académie étasunienne » sans frais de scolarité, financée par des taxes sur les dotations des universités libérales de la Ivy League, ou les subventions de la guerre culturelle en faveur d’un renouveau de la natalité et de la scolarisation à domicile. Néanmoins, il est peu probable qu’elles empêchent Trump de redevenir rapidement un président très impopulaire. Toutefois, cela pourrait également favoriser l’autoritarisme à l’intérieur et le chauvinisme sur le plan international, en créant des ennemis à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

Jörg Kronauer

Quel sera l’impact de l’économie trumpienne sur l’économie mondiale ? Plus précisément, quelles conséquences pour l’Europe et/ou le Sud global ?

Jörg Kronauer – La Chine est probablement le pays le plus durement touché par l’économie trumpienne, ce qui, bien entendu, n’est pas une coïncidence. La Chine a été la plus gravement touchée par les tarifs douaniers et les sanctions étasuniennes sous le premier mandat de Trump. Il en allait de même sous la présidence de Biden, et il est probable que cela n’aurait pas changé même si Kamala Harris avait remporté les élections.

C’est pour cette raison que Trump a déjà annoncé son intention d’augmenter une fois de plus les droits de douane sur les importations en provenance de Chine. Il cherche ainsi à convaincre les entreprises vendant des produits sur le marché étasunien, fabriqués dans leurs usines en Chine, de quitter la République populaire et d’implanter leurs usines ailleurs. Il espère que cela affaiblira l’économie chinoise. Étant donné que cette stratégie n’a pas encore porté ses fruits, Trump pourrait chercher à la renforcer : augmenter encore les droits de douane et retenter l’expérience.

Il est fort probable que Trump resserrera davantage les sanctions des États-Unis contre les entreprises technologiques chinoises, notamment les fabricants de semi-conducteurs. Biden avait adopté une approche similaire. Son conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, avait expliqué en septembre 2022 que cela était nécessaire pour leur permettre de “maintenir une avance aussi large que possible” dans les technologies clés. Selon lui, c’est la seule manière de rester la première puissance mondiale.Pour atteindre cet objectif, Trump et Biden n’ont pas seulement cherché à freiner l’ascension de la Chine en sanctionnant ses entreprises. Ils ont aussi tenté de séduire certaines des usines de semi-conducteurs les plus avancées – TSMC, par exemple – pour qu’elles établissent des sites de production aux États-Unis. Ils ont entrepris cela pour faire des États-Unis l’économie la plus moderne, la plus efficace et la plus autonome au monde, afin de mieux concurrencer la Chine. Trump poursuivra cette stratégie.

Trump a menacé l’UE d’imposer des tarifs douaniers si ses États membres n’augmentent pas leurs importations de pétrole et de gaz en provenance des États-Unis, ce qui pourrait accentuer la dépendance énergétique de l’UE envers les États-Unis.

Pour des raisons analogues, la nouvelle administration Trump pourrait donner une importance spécifique à l’intelligence artificielle (IA), l’un des champs les plus cruciaux de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Beaucoup, dans la Silicon Valley, estiment que libérer le potentiel des entreprises d’IA passe par une réduction des réglementations – celles concernant l’IA, évidemment, mais aussi celles sur l’énergie, car les serveurs d’IA consomment des quantités d’énergie sans précédent. L’administration Biden se montrait réticente à trop alléger les réglementations, mais Trump s’y montre disposé. En qualité de coprésident du nouveau bureau DOGE, Elon Musk servira leurs intérêts et procédera à des coupes répétées.

Pour l’UE, l’économie trumpienne annonce des temps difficiles. D’abord, Trump a annoncé l’imposition de nouveaux droits de douane sur les importations de tous les pays, y compris celles de l’UE. L’objectif est de rendre la relocalisation des usines aux États-Unis plus attrayante. Les nouveaux droits de douane affecteront tous les exportateurs vers les États-Unis, l’UE figurant parmi les plus durement touchés, puisqu’elle y exporte des quantités considérables de marchandises. À elle seule, l’Allemagne se classe comme le premier exportateur après les membres de l’USCMTA (Canada et Mexique) et la Chine. Les entreprises européennes seront également affectées par les droits de douane imposés par Trump sur les importations en provenance du Mexique, car plusieurs d’entre elles y ont établi des usines pour produire des biens à destination du marché étasunien. Le Mexique offre une main-d’œuvre bon marché et un accès privilégié à l’Amérique du Nord, ce qui, soit dit en passant, justifie l’accord de libre-échange conclu avec l’UE.

À moyen et long terme, les droits de douane imposés par Trump, ainsi que l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden, pourraient accentuer la tendance à relocaliser des usines de l’UE vers les États-Unis. Les coûts énergétiques élevés dans l’UE pourraient également favoriser cette tendance. La situation s’est détériorée depuis que l’UE a entrepris de limiter autant que possible les importations de gaz à bas coût depuis la Russie, en les substituant par des importations onéreuses de GNL en provenance des États-Unis. Trump a menacé d’imposer des tarifs douaniers à l’UE si ses membres n’augmentent pas leurs importations de pétrole et de gaz depuis les États-Unis, ce qui pourrait accroître leur dépendance énergétique envers ces derniers. À une époque où les entreprises pourraient privilégier les investissements aux États-Unis plutôt qu’en Europe, les potentielles réductions de la réglementation étasunienne sur l’IA par l’administration Trump risquent d’aggraver le désavantage des entreprises européennes par rapport à leurs concurrentes américaines.

Avec l’intensification des conflits provoqués par l’économie trumpienne avec la Chine, l’UE et une partie du Sud global, une des grandes interrogations pour 2025 sera de mesurer l’ampleur de la riposte économique des parties attaquées.

Enfin, la guerre économique menée par les États-Unis contre la Chine entraîne également des répercussions pour les entreprises européennes. Les sanctions américaines empêchent également certains échanges commerciaux entre l’UE et la Chine. Les entreprises européennes ont déjà entrepris de protéger leurs filiales chinoises des sanctions, en substituant leurs fournisseurs européens par des fournisseurs chinois et en préparant des plans d’urgence pour rompre les liens entre les maisons mères en Europe et leurs filiales chinoises, au cas où Trump envisagerait un découplage complet. L’avenir paraît très sombre pour l’Union européenne.

L’économie trumpienne engendre également de nouvelles difficultés pour les pays du Sud global. Le Mexique sera durement frappé si Trump concrétise ses menaces d’imposer des droits de douane élevés sur les importations en provenance de ce pays : 80 % de ses exportations vont aux États-Unis. En outre, Trump a menacé les BRICS de droits de douane punitifs s’ils persistaient dans leurs efforts de dédollarisation. Puisque la dédollarisation signifie réduire, voire éliminer, la capacité des États-Unis à imposer des sanctions à leur encontre, il paraît improbable que les BRICS renoncent complètement, même s’ils pourraient envisager d’agir avec davantage de prudence.
Alors que l’économie trumpienne exacerbe les conflits avec la Chine, l’UE, et une partie du Sud global, une des grandes interrogations pour 2025 sera de mesurer la vigueur de la riposte des victimes de ces attaques économiques. La Chine a déjà initié une restriction des exportations de certaines ressources cruciales à destination des États-Unis. Quant à l’UE, il il reste à voir dans quelle mesure elle sera capable de réagir. Concernant le Sud global, la principale interrogation reste l’étendue potentielle de sa mutinerie.

Michael Roberts

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quelle incidence aura-t-elle sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Michael Roberts – Si Trump met pleinement en œuvre ses plans visant à augmenter les tarifs douaniers sur toutes les importations aux États-Unis, avec des taux encore plus élevés pour la Chine, la croissance économique et le commerce mondiaux s’en trouveront gravement affectés. Depuis des décennies, la croissance du commerce international ne correspond pas à la croissance du PIB réel des principales économies. Depuis le krach financier mondial de 2008 et le marasme qui a découlé de la pandémie de 2020, le monde se démondialise. Si les États-Unis augmentent leurs tarifs douaniers, la croissance du commerce pourrait ralentir et la croissance mondiale pourrait chuter de 1 à 2 % par an. En cas de représailles de la part de la Chine et d’autres grandes nations commerçantes, la perte annuelle de PIB pourrait s’alourdir encore davantage. Il ne faut pas oublier que l’économie mondiale ne croît que de 3 % par an. Une guerre commerciale pourrait donc anéantir son expansion.

Va-t-on en arriver là ? Peut-être pas. Les menaces de Trump pourraient bien n’être que des paroles en l’air, destinées à forcer les entreprises européennes, canadiennes et du Sud global à faire des concessions et à s’implanter aux États-Unis. Si celles-ci promettent de le faire, Trump pourrait atténuer ses menaces. Toutefois, même les promesses d’investir aux États-Unis et de « rendre à l’Amérique sa grandeur » (make America great again) ne suffiront pas à contrer la tendance sous-jacente : une part croissante de la production manufacturière et du commerce est désormais assurée par la Chine et l’Asie, au détriment des États-Unis et de l’Europe et le déclin de l’Europe se poursuit avec une base technologique plus faible, des coûts énergétiques plus élevés (après la perte de l’énergie russe bon marché) et une diminution de la population active. Comme dans les années 1930, les tarifs douaniers, les interdictions technologiques et les « politiques industrielles » nationales sont synonymes de dépression, en particulier pour l’Europe. La situation sera encore pire pour les pays du Sud global. Nombre d’entre eux sont proches du défaut de paiement, parce que les recettes des exportations ne leur permettent pas de financer suffisamment le service de la dette.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Michael Roberts – Si Trump met pleinement en œuvre sa politique en matière de tarifs douaniers, l’inflation aux États-Unis sera probablement plus élevée qu’elle ne l’aurait été sans ces mesures et sera supérieure à l’objectif de 2 % par an fixé par la FED. Les revenus réels d’un ménage étasunien moyen seront très probablement touchés. Le seul facteur qui pourrait faire contrepoids serait un renforcement du dollar US si les taux d’intérêt sur la détention de dollars augmentent par rapport à l’euro ou à d’autres devises, rendant la possession de liquidités et d’actifs financiers en dollars plus attrayante. 

Il est peu vraisemblable que l’augmentation des investissements aux États-Unis en provenance d’Asie et d’ailleurs ne débouche sur des emplois mieux rémunérés et plus qualifiés pour les citoyens étasuniens. Il est plus probable qu’elle conduise à une augmentation de l’immigration de travailleurs étrangers qualifiés (mais moins coûteux) dans le cadre du système de visa étasunien (et à l’expulsion des immigrés non qualifiés). Trump prévoit de reconduire ses précédentes réductions d’impôts et de les étendre. Ces mesures profiteront à ses amis milliardaires du monde des affaires, au prix de coupes drastiques dans les services publics, de réductions touchant l’assurance maladie et d’autres coups portés au « revenu social » de la plupart des citoyens étasuniens. Aujourd’hui, le niveau du déficit du secteur public est très élevé, et le niveau de la dette publique par rapport au PIB a atteint les niveaux records d’après-guerre. Par conséquent, les taux d’emprunt (prêts hypothécaires, prêts aux entreprises, etc.) vont augmenter et non l’inverse. L’austérité budgétaire et l’assouplissement monétaire seront les mots d’ordre de la politique économique de Trump. Paradoxalement, cela pourrait entraîner une baisse du dollar, soit l’inverse du résultat recherché par l’augmentation des tarifs douaniers.

Comme dans les années 1930, les tarifs douaniers, les interdictions technologiques et les « politiques industrielles » nationales sont synonymes de dépression, en particulier pour l’Europe. La situation sera encore pire pour les pays du Sud global, parmi lesquels beaucoup sont proches du défaut de paiement de leur dette.

Les risques géopolitiques constituent les grandes inconnues pour 2025. La guerre en Ukraine risque de se poursuivre toute l’année et continuera de causer de lourdes pertes humaines. Israël consolidera sa destruction de Gaza et l’anéantissement de son peuple, sans opposition. Les dirigeants européens augmenteront leurs dépenses militaires au détriment des services publics et des pensions de leurs citoyens. Les gouvernements en place pourraient tomber lors d’élections, comme cela a été le cas en 2024, ce qui entraînerait davantage de paralysie politique.

Avec la chute du régime Assad en Syrie, le risque d’une guerre ouverte entre Israël et l’Iran soutenue par Trump est sérieux. Cela pourrait faire grimper le prix de l’énergie et affecter le niveau de vie de centaines de millions de personnes. Le conflit potentiel entre les États-Unis et la Chine sur la technologie, les tarifs douaniers et Taïwan va s’intensifier. Cette décennie sera donc pleine de dangers, sans oublier le réchauffement climatique. 

Peut-être que l’IA sauvera la situation !

Peter Mertens

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Peter Mertens – Nous sommes dans une ère où le centre de gravité économique mondial se déplace vers l’Asie, et plus particulièrement vers la Chine et l’Inde. La Chine est une grande puissance en plein développement. À l’inverse, les États-Unis sont un empire qui commence à décliner, et l’Union européenne est une grande puissance en déclin depuis pas mal de temps.

Les plaques tectoniques se déplacent, notre monde bascule. « Lorsque souffle le vent du changement, certains construisent des murs, d’autres des moulins à vent », dit le proverbe. Washington sait que la Chine lui pose un défi économique et a lancé en 2011, sous la présidence d’Obama, son « Pivot vers l’Asie », axant sa politique étrangère non plus sur le Moyen-Orient, mais plutôt sur l’Asie de l’Est, et en particulier la Chine.

Étape par étape, sous Obama, puis sous Trump I et Biden, une nouvelle politique de protectionnisme, de murs tarifaires et de subventions à l’industrie nationale se met en place. Dans le même temps, de plus en plus de pays font l’objet de sanctions unilatérales de la part de Washington, et les États-Unis intensifient progressivement leur guerre économique contre leur « rival systémique ».

Guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine

« Pour moi, “tarif” est le plus beau mot du dictionnaire », a déclaré Trump lors de la campagne électorale de 2024. Cela avait déjà été manifeste au cours de son premier mandat, lorsqu’il a immédiatement érigé de hauts murs tarifaires. En moins de trois ans, sous Trump I, des droits de douane avaient été instaurés sur environ 350 milliards de dollars d’importations chinoises.

L’Union européenne est une « vieille » superpuissance en déclin depuis pas mal de temps. Elle n’a pas investi de centralement dans le développement de nouvelles technologies, mais s’est ruinée avec des politiques d’austérité.

Dans le cadre de son nouveau mandat, Trump II prévoit d’intensifier la guerre commerciale. Pour la Chine, il envisage d’augmenter les droits de douane de 60 %, tandis que pour les voitures en provenance du Mexique, il évoque des droits de douane pouvant aller jusqu’à 500 %. De manière générale, Trump souhaite taxer les importations mondiales avec des droits de douane compris entre 10 et 20 %.

« Si Trump met en œuvre simultanément tous ses plans concernant le commerce et les droits de douane, nous pourrions nous diriger vers l’un des épisodes commerciaux et l’une des guerres commerciales les plus dures depuis les années 1930 », a récemment déclaré la journaliste Lieve Dierckx du journal boursier De Tijd. Une telle guerre commerciale, où chaque taxe entraîne une contre-taxe et où chaque restriction à l’importation provoque une contre-mesure, a déjà commencé dans des domaines cruciaux du développement technologique et économique. Il suffit de penser aux matières premières, à l’intelligence artificielle, à la protection des données et aux semi-conducteurs.

La Chine deviendra moins dépendante du marché étasunien au fil du temps

Les développements technologiques, conjointement avec la lutte des classes, sont des locomotives de l’histoire du monde. Aujourd’hui, nous sommes en pleine transition (a) vers une production sans énergie fossile, et (b) vers l’intelligence artificielle. Les technologies, les matières premières et les infrastructures nécessaires à ces fins sont essentielles : batteries, semi-conducteurs, lithium, cobalt, nickel et graphite.

Au 19e siècle, l’Europe (Angleterre) possédait la technologie de la première révolution industrielle. Au 21e siècle, c’est la Chine qui est à l’avant-garde dans un certain nombre de technologies cruciales. Le rythme de son développement technologique est impressionnant.

À court terme, la Chine sera probablement touchée par les nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis. En même temps, la vague de sanctions et de mesures coercitives en cours pousse déjà le pays à accélérer le développement de ses propres technologies et capacités. Les progrès réalisés dans le domaine des puces à semi-conducteurs et des systèmes d’exploitation en témoignent.

À long terme, cela aidera la Chine à devenir plus indépendante du marché étasunien. Elle diversifie son espace économique et l’initiative « Belt and Road » (Nouvelle Route de la soie) est stratégique à cet égard.

Et maintenant, l’Europe ?

Si Trump augmente encore ses droits de douane, les conséquences pour l’Europe seront inévitables : en effet, les États-Unis sont le plus grand marché de l’Union européenne. Par exemple, les tarifs douaniers élevés imposés par Trump I sur l’acier et l’aluminium étrangers ont été très tangibles en Europe. Aujourd’hui, l’économie européenne est encore plus vulnérable.

L’Union européenne est une « vieille » superpuissance en déclin depuis pas mal de temps. Elle n’a pas investi centralement dans le développement de nouvelles technologies, mais s’est ruinée avec des politiques d’austérité. Elle n’est pas allée chercher l’argent chez les obscènement riches, mais a mené une politique de cadeaux aux plus grandes multinationales. Pour finir, elle s’est tiré une balle dans le pied en prenant des sanctions contre la Russie.

Le cœur industriel de l’Europe, l’Allemagne, est particulièrement touché par le changement d’exportateur d’énergie. La production industrielle y a diminué, notamment dans les secteurs à forte intensité énergétique, à savoir l’industrie chimique et métallurgique. L’Allemagne, première économie de la zone euro et troisième économie mondiale, est en récession. Presque aucune économie de la zone euro ne connaît une croissance supérieure à 1 % par an. La moyenne est d’à peine 0,2 %.

Avec la course aux subventions industrielles lancée par les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act, tout cela alimente un processus de désindustrialisation dans l’Union européenne. Dans ce contexte, si Trump augmente encore les tarifs douaniers, l’économie européenne risque de s’enfoncer encore plus profondément dans la crise.

Le protectionnisme ne fera que renforcer la coopération Sud-Sud

Le protectionnisme et une éventuelle nouvelle vague de sanctions sous Trump II ne feront qu’encourager l’agenda du développement Sud-Sud. Ce changement de paradigme est déjà en cours et il sera encore renforcé. Les pays du BRICS se sont unis dans une alliance pragmatique face à un « Occident global » en crise. L’aggravation de la guerre commerciale ne fera que les pousser à développer encore davantage de pactes commerciaux mutuels et à conclure des accords de libre-échange bilatéraux et multilatéraux. En outre, les BRICS ne cessent de mettre en place de nouvelles institutions, telles que la Nouvelle Banque de développement et l’Accord de réserve contingente (CRA : Contingent Reserve Arrangement).

Ceux qui veulent réduire le commerce mondial à un jeu à somme nulle, avec un seul gagnant et un seul perdant, jouent avec le feu. La planète ne tire aucun avantage d’une pensée « en blocs » qui réduit l’économie mondiale à deux grands blocs rivaux.

Trump a fait campagne en se présentant comme un « ami de la classe travailleuse » et en prétendant vouloir contrer l’inflation, mais sa politique annonce le contraire.

Sur l’échelle de Richter, les chocs à venir seront plus importants que tous ceux que nous avons connus au cours des trois dernières décennies. Ces chocs peuvent aller dans toutes les directions. Cela dépendra aussi de nous et de notre capacité à saisir les nouvelles possibilités. C’est à nous de croire en la capacité des gens à se mobiliser, à s’organiser et à rechercher une perspective socialiste. C’est à nous d’inspirer la classe travailleuse pour une perspective véritablement socialiste d’émancipation, de paix et de coopération internationale. Face à la barbarie de ce système, il y a le socialisme.

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Peter Mertens – Avec l’élection de Trump, c’est l’aile la plus réactionnaire du capital qui entre à la Maison-Blanche. Il semble que Trump ait tiré les leçons de son premier mandat et prépare un programme de purge complète de l’administration. Cette tâche incombera aux milliardaires Elon Musk et Vivek Ramaswamy. Ces derniers détiendront des clés essentielles qui leur permettront d’accorder une nouvelle série de cadeaux fiscaux à la classe des milliardaires aux États-Unis, mais aussi de poursuivre le démantèlement d’un grand nombre de réglementations.

Les trumpistes veulent faire de la lutte contre la Chine un point central et ils réagissent essentiellement par trois axes.

Le premier axe est la guerre contre les travailleurs aux États-Unis mêmes. Avec Elon Musk, le gouvernement se dote de la « personne la plus antisyndicale qui soit » (« the ultimate anti-union person »). Ce dernier menace d’éroder encore plus les droits syndicaux dans le secteur public. Entre-temps, Trump a annoncé son intention d’imposer des droits de douane sur les importations. Le niveau de ces droits de douane reste à déterminer, mais ce qui est certain, c’est qu’une telle mesure entraînerait une forte augmentation des prix à la consommation aux États-Unis. Trump a fait campagne en se présentant comme un « ami de la classe travailleuse » et en prétendant vouloir contrer l’inflation, mais sa politique annonce le contraire.

Un deuxième axe de Trump est l’augmentation des préparatifs de guerre contre la Chine, tant économiquement que militairement ; mais aussi une politique encore plus agressive contre Cuba et le Venezuela, et contre l’Iran. À cela s’ajoute un soutien inconditionnel aux sionistes d’extrême droite en Israël. Trump a prétendu être un « président de la paix », mais le cabinet qu’il est en train de constituer est un cabinet qui intensifiera les guerres étasuniennes.

Le président Trump et le vice-président JD Vance ont annoncé vouloir un « Kissinger inversé ».

Le troisième axe qui se dessine est une guerre contre les travailleurs migrants à l’intérieur du pays. On parle de la plus grande campagne de déportation jamais menée. Cela entraînera des problèmes dans les secteurs de l’agriculture, de la construction et de l’hôtellerie, et pourrait également faire grimper les prix. Le racisme doit devenir un mécanisme de bouc émissaire pour faire passer les autres mesures. C’est ce qu’on appelle diviser pour mieux régner, au détriment des droits humains fondamentaux.

Il y aura beaucoup de continuité entre Biden et Trump

Il y a un demi-siècle, en 1973, Henri Kissinger voulait conclure un accord avec la Chine pour former un front contre l’Union soviétique. Aujourd’hui, le président Trump et le vice-président JD Vance ont annoncé vouloir un « Kissinger inversé ». En d’autres termes, ils veulent conclure un accord avec la Russie afin d’isoler la Chine. Il est loin d’être évident qu’ils y parviennent. Tout d’abord, parce que les échanges commerciaux entre la Chine et la Russie ont entre-temps fortement augmenté. Ensuite, parce que cela dépend également de la guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie en Ukraine.

Le fait que Trump souhaite une fin négociée de la guerre avec l’Ukraine ne signifie pas qu’il ne souhaite pas que l’OTAN gagne la guerre. L’administration Trump n’est pas du tout anti-OTAN, comme le prétendent certains démocrates aux États-Unis et en Europe. Trump veut que les Européens versent 4 à 5 % de leur produit intérieur à l’OTAN. Cela se ferait au détriment des dépenses sociales dans les pays européens.

Il n’y a pas de différence « qualitative » entre la nouvelle administration Trump et l’administration Biden. Pas plus qu’entre Trump I et Obama. « Nos adversaires pensent qu’ils peuvent monter l’administration précédente contre la nouvelle. Ils ont tort. Nous sommes le gant et la main, nous formons une seule et même équipe », a déclaré le nouveau conseiller à la sécurité nationale, Mike Waltz. Il y aura une grande continuité, et certainement en matière de politique étrangère. Il s’agit du même empire, de la même stratégie impérialiste et du même complexe militaro-industriel.

Le Trumpisme en réponse au mouvement populaire

On pense souvent en Europe qu’il n’y a pas de contre-mouvement aux États-Unis. Rien n’est moins vrai. La dernière décennie vient d’être marquée par un renouveau des mouvements populaires aux États-Unis : le mouvement syndical, le mouvement Black Lives Matter, la marche d’un million de femmes (One Million Womans’ March), le grand mouvement propalestinien, etc.

Il faut également comprendre l’arrivée au pouvoir de Trump comme une réaction à ces mouvements. Il a été porté au pouvoir en partie pour brider la contestation aux États-Unis. C’est ce qu’affirme le Project 2025 élaboré par l’organisation de droite Heritage Foundation. Avant l’investiture de Trump, le 20 janvier 2025 à Washington, d’importantes contre-manifestations ont déjà été annoncées dans plus d’une centaine de villes des États-Unis. Ce mouvement peut compter sur notre soutien.

Rémy Herrera

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

Rémy Herrera – Absolument personne ne peut savoir ce que réserve Donald Trump pour sa seconde mandature. Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est qu’il devra placer la barre très haut s’il veut faire pire en matière de politique internationale que son prédécesseur Joseph Biden, lequel a successivement soutenu un gouvernement ukrainien corrompu accueillant des éléments néo-nazis, un Premier ministre israélien fascisant appliquant ce qui ressemble fort à un génocide contre le peuple palestinien et, récemment, des groupes islamistes parmi les plus extrémistes qui existent prenant d’assaut le pouvoir en Syrie et mettant sous pression l’Iran, mais également la Russie.

Dans ce contexte, que prévoir de pire encore ? Provoquer une guerre mondiale en déclenchant un affrontement armé direct contre la Chine, alliée stratégique de la Russie ? Toutefois, si l’on se fie au premier mandat de D. Trump, durant lequel – le fait est suffisamment rare de la part d’un président étasunien pour que l’on s’en souvienne – aucune nouvelle guerre militaire impérialiste n’a été ordonnée, cela ne semble pas être dans ses intentions.

La probabilité de nouvelles guerres commerciales s’ajoutera celle de nouvelles guerres monétaires, tout spécialement entre dollar et yuan, dont l’euro pourrait faire les frais.

Au niveau économique, même si des incertitudes entourent encore son programme et l’équipe chargée de l’appliquer, on pourrait s’attendre à ce que l’objectif de la nouvelle administration Trump soit à nouveau, comme pour la première mandature, de tenter de relocaliser les firmes transnationales étasuniennes sur le territoire continental des États-Unis. Il est dès lors probable qu’une série de guerres commerciales – et donc de crises commerciales provoquées par l’État – soit lancée, de façon à essayer de réduire de force l’ampleur du déficit commercial et à créer des emplois aux États-Unis. La Chine serait ici principalement visée par cette augmentation des droits de douane sur les produits importés, mais l’UE en serait l’une des victimes collatérales. Des sanctions, prenant la forme de relèvement des tarifs douaniers, pourraient être étendues contre d’autres membres des BRICS et plus largement contre des pays du Sud global et de l’Est qui engageraient des processus de dé-dollarisation, y compris en libellant dans une devise autre que le dollar étasunien leurs échanges commerciaux bilatéraux, notamment sur les marchés de l’énergie et des métaux.

Les BRICS en tant qu’entité commune continuent certes d’avancer – et c’est une bonne chose dans la perspective de dessiner les contours d’un monde multipolaire plus équilibré et plus juste – mais ces avancées ne se font pas sans difficultés ni contradictions. Plusieurs pays du Sud global, à commencer par l’Inde, ont d’ailleurs déjà fait savoir que leur volonté n’est pas de dé-dollariser. Même les stratégies de la Russie et de la Chine ne sont pas, pour l’instant, de s’attaquer frontalement au dollar, mais plutôt de voir le rouble et le yuan (voire des monnaies alternatives que ces deux pays ont inventées, comme le pétro-yuan-or) occuper plus d’espace afin de fonctionner en disposant d’une souveraineté plus grande qui tende progressivement à construire un monde multipolaire des monnaies. Le chemin sera donc encore très long pour les BRICS avant d’être en mesure de s’extirper de la domination du dollar.

On comprend dans de telles conditions que cette probabilité de nouvelles guerres commerciales se doublera de celle de nouvelles guerres monétaires, tout spécialement entre dollar et yuan, dont l’euro pourrait faire les frais. Or, il se trouve que l’UE est déjà minée par de profondes et multiples contradictions et rivalités internes, condamnée à une austérité absurde par le mécanisme de la zone euro et l’institutionnalisation du néolibéralisme qui l’accompagne, affaiblie par la récession persistante qui touche actuellement l’économie allemande et qui plus est désormais transformée en champ de bataille militaire par procuration par l’OTAN – bras armé de Washington pour qui il était devenu vital de détourner les Européens de leur propre intérêt d’entretenir des relations pacifiées avec la Russie et, au-delà, des liens mutuellement bénéfiques avec la Chine.

L’Europe risque de s’enfoncer davantage encore dans sa soumission à l’eurocratie technocratique et anti-démocratique qui la dirige, eurocratie qui se plie aux diktats des grands conglomérats allemands (Konzern), lesquels ne souhaitent pas entrer en opposition avec leurs rivaux étasuniens, eux-mêmes placés sous la coupe de la haute finance globalisée. Oublierait-on que Washington dispose toujours de nombreuses bases militaires en Allemagne et dans maints autres pays européens – prétendument pour assurer leur sécurité – ? Les peuples européens devront très vite réaliser qu’il faut non seulement sortir de l’euro et du système de déséquilibres intra-régionaux qu’il instaure, mais aussi stopper cette cascade de dépendances et cette folle logique de déclin et de destruction, cet engrenage capitaliste de crises et de guerres qui ne les mènera finalement qu’au néofascisme.

Mais il est clair que les conflits qui opposent actuellement les fractions dominantes des classes dominantes aux États-Unis – c’est-à-dire les différentes composantes de la haute finance, ou encore les divers oligopoles géants constituant le capital financier, qui commanderont les trajectoires que pourra prendre in fine la dynamique de l’économie étasunienne – dépassent de beaucoup la seule personne de Donald Trump et ses propres projets en tant que nouveau président. Ce sont ces forces en conflits qu’il s’agit de comprendre, par-delà le spectacle de la vie politique et de la crise de la démocratie qu’il révèle.

Cela signifie que D. Trump représente, en partie, certaines fractions de ses classes dominantes de la haute finance étasunienne, et particulièrement celles qui ont besoin de s’appuyer prioritairement sur les activités effectuées dans le cadre du territoire continental afin de réaliser leurs profits; et ce par opposition à d’autres fractions dominantes de ces mêmes classes dominantes de la haute finance étasunienne dont les intérêts s’incarnent plutôt dans le leadership du Parti démocrate et dont la stratégie, nettement plus globalisée, nécessite d’affaiblir la souveraineté nationale pour prospérer.

Les classes populaires, elles, n’ont rien de bon à attendre de ce qui arrive : une régression des droits humains et sociaux (et spécialement ceux des femmes), un déchaînement réactionnaire de racisme anti-immigrés, une attaque brutale contre l’environnement, des mesures néo-conservatrices qui, réduisant les services publics et favorisant les plus riches, se révèleront incapables d’enrayer l’aggravation de la crise systémique du capitalisme et d’empêcher le recul de l’hégémonie étasunienne.

Sam Gindin

Quel sera l’impact de l’économie trumpienne sur l’économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?

Sam Gindin – Le retour de Trump au pouvoir a amené de nombreux progressistes à souligner la gravité que va apporter sa politique économique dans le but de susciter une résistance populaire. Trois points méritent d’être soulignés d’emblée. Nous ne passons pas d’une période faste à une période épouvantable pour les travailleurs. Les dernières décennies, généralement sous des administrations démocrates, se sont révélées désastreuses en matière d’augmentation des inégalités et de la précarité. La classe travailleuse se voit désormais réduite à survivre. Le passé a préparé le terrain pour Trump : frustrations, démoralisation et baisse des attentes.

Deuxièmement, la principale opposition à Trump pourrait émaner de certains de ses alliés et du monde des affaires. Des droits de douane élevés et généralisés sur des produits bon marché en provenance de l’étranger ne peuvent qu’entraîner une hausse des prix. Les représailles venant de l’extérieur pourraient également nuire à certaines exportations et emplois aux États-Unis. Elles pourraient également prendre la forme, évoquée par la Chine, d’une limitation des chaînes d’approvisionnement. Les dégâts que de telles perturbations peuvent entraîner ont pu être constatés durant la crise du Covid.

Nous ne passons pas d’une période faste à une période épouvantable pour les travailleurs. Le passé a préparé le terrain pour Trump alimentant frustrations, démoralisation et réduction des attentes.

De même, l’expulsion d’immigrés se traduit par la perte d’une main-d’œuvre à bas salaire essentielle à l’approvisionnement alimentaire, ce qui tend à faire monter les prix et à perturber des secteurs comme ceux de l’hôtellerie et de la petite industrie manufacturière. Les entreprises empocheront leurs réductions d’impôts, exprimeront leur gratitude à Trump pour avoir supprimé les réglementations sociales limitant leur influence. Elles loueront ensuite les efforts visant à affaiblir les syndicats dans leur tentative d’équilibrer les rapports de classe, tout en promettant d’agir de manière « responsable ». Mais elles chercheront ensuite à obtenir de Trump qu’il modère les politiques qu’elles n’apprécient pas parce qu’elles « affaiblissent l’ordre mondial du libre-échange ».

Troisièmement, on peut espérer que les travailleurs verront clair dans le jeu de Trump, résisteront à ses attaques et se mueront ainsi en une force sociale unie, mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’il en soit ainsi à court terme. Les longues années de défaite ne peuvent être inversées en un éclair. Les leçons tirées de cette dernière phase du capitalisme ne seront pas automatiquement les bonnes. Si Trump trébuche, les démocrates pourraient simplement conclure qu’il ne leur reste plus qu’à attendre qu’il parte, et peut-être à se déplacer un peu à droite pour le remplacer. Même les partisans de Trump issus de la classe travailleuse pourraient, en l’absence d’un cadre plus cohérent, blâmer ceux qui ont résisté à l’économie trumpiste : les manifestants, les syndicats et l’« État profond ».

L’économie trumpiste sera néfaste pour les travailleurs. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Les réductions d’impôts se poursuivront à plein régime et le déficit budgétaire qui en résultera conduira à des appels paniqués pour le combler (en réduisant des programmes sociaux comme les soins de santé, l’éducation et l’aide sociale). Les attaques contre la Chine mettront l’accent sur la « compétitivité » et la nécessité de « modérer » les exigences salariales et la législation du travail au niveau national. Dans d’autres cas, comme celui des droits de douane, Trump pourrait, en réponse aux effets négatifs sur l’économie, tempérer l’ampleur des droits de douane et prétendre ensuite que ses menaces tarifaires ont constitué une monnaie d’échange efficace pour obtenir des « concessions » de la part de la Chine. Trump pourrait même ralentir l’expulsion des migrants pour répondre aux préoccupations des entreprises.

Le fait est que, derrière les politiques spécifiques, même si elles ne révèlent pas aussi catastrophiques qu’elles ne le semblaient, un processus profond d’acculturation réactionnaire est en cours sur les questions économiques. L’argument selon lequel les États-Unis sont lésés alors qu’ils constituent la puissance mondiale dominante contribue à renforcer des sentiments nationalistes dangereux qui ne disparaîtront pas si facilement. Il renforce même des sentiments nationalistes à l’étranger, non pas contre les entreprises mondiales responsables des inégalités et des disparités du développement dans le monde, mais les uns contre les autres. Et négliger l’environnement ne revient pas à adopter une position « neutre » : c’est voler quatre précieuses années supplémentaires dont nous avions désespérément besoin pour restructurer notre économie quant aux façons de travailler, de voyager et de vivre.

En outre, si la résistance est sporadique, les questions « économiques » seront éclipsées par la manière dont Trump réagira en sapant la démocratie, même limitée, qui existe aux États-Unis : il criminalisera les manifestations, supprimera la pensée critique des programmes scolaires, canalisera les fonds destinés aux universités vers ce qui est utile au capital et non au développement humain et dépensera plus pour les prisons que pour l’éducation.

Au-delà des politiques spécifiques de Trump, même si elles ne se révèlent pas aussi catastrophiques qu’elles ne le semblaient au départ, un processus profond d’acculturation réactionnaire est à l’oeuvre autour des enjeux économiques.

S’interroger sur la gravité de la situation future ne présente qu’un intérêt limité. En effet, il ne s’agit là que de spéculations. Ce que nous savons déjà, en revanche, c’est que, d’une part, elle sera suffisamment mauvaise et que, d’autre part, vu l’état actuel de la gauche aux États-Unis, les perspectives de victoires significatives à court terme sont limitées. De plus, nous devons nous rendre compte que la question principale n’est pas d’élaborer de « bonnes politiques » car nous vivons à une époque de polarisation des options. En effet, celles-ci ne suffiront pas si nous ne transformons pas les structures du pouvoir. Sans cela, les politiques auxquelles nous aspirons ne seront que des souhaits et non des visions réalisables d’un monde alternatif.

Si nous ne voulons pas nous complaire dans ce que Trump s’apprête à nous infliger, il n’y a qu’un seul point de départ. Pour nous, identifier la construction du pouvoir social quotidien – l’organisation durable la plus profonde – est vraiment essentiel.

James Meadway

Quel sera l’impact de la politique économique de Trump sur l’économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l’Europe et/ou sur le Sud global ?

James Meadway – Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis marquera un tournant décisif contre l’ordre mondial néolibéral des dernières décennies. Depuis les années 1980, il a été avantageux pour le capital américain de promouvoir le libre-échange et la libre circulation des capitaux à l’échelle mondiale, tirant parti de son rôle de plus grande économie mondiale, de premier contributeur aux dépenses militaires et d’émetteur de la principale monnaie de réserve internationale. Mais les quinze dernières années ont gravement compromis chaque aspect de cette dynamique : l’ascension fulgurante de la Chine, qui s’est poursuivie après la crise de 2008, défie la domination économique des États-Unis ; leur armée a essuyé une série de défaites ; même le statut du puissant dollar est désormais remis en question.

Trump a toujours eu une certaine compréhension de cette évolution, mais si son premier mandat a été marqué par une opposition au sein des élites – y compris au sein de son propre Parti républicain –, il se présente pour un second mandat à la tête d’un nouveau consensus économique. La nomination cruciale de Scott Bessant, ancien milliardaire démocrate du secteur des fonds spéculatifs devenu partisan de Trump, au poste de secrétaire au Trésor, est déterminante à cet égard.

Dans une longue interview l’été dernier, Bessant a exposé les projets probables de l’administration : une expansion rapide de la production de combustibles fossiles ; des réductions fiscales supplémentaires pour les plus riches ; et, surtout, l’usage agressif des droits de douane contre le reste du monde afin d’imposer la conformité. Bessant et ses alliés évoquent un « grand compromis » avec la Chine : l’Amérique utiliserait sa puissance de marché, par le biais des tarifs douaniers, pour contraindre la Chine à négocier, rendant ainsi le monde à nouveau plus sûr pour le capital américain. Une augmentation de la production de pétrole et de gaz affaiblirait l’OPEP et la Russie, tout en maintenant les prix intérieurs à un niveau bas. Trump lui-même a menacé de sanctions les pays qui chercheraient à saper le statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale.

Il ne s’agit plus de néolibéralisme, mais d’un nouveau mercantilisme « America First », dans lequel l’État – y compris potentiellement par le recours à la force militaire – est beaucoup plus ouvertement mobilisé pour soutenir les intérêts du capital américain.

Cependant, il est peu probable que cette stratégie fonctionne comme prévu. La Chine (contrairement au Japon dans les années 1980, lorsqu’un accord similaire a été conclu) n’a aucune raison d’accepter un mauvais compromis avec les États-Unis. Les intérêts sécuritaires des États-Unis, notamment autour des données et de l’intelligence artificielle, que les administrations Trump et Biden ont toutes deux défendus avec vigueur, entraveront toute tentative de compromis.

Sous Biden, la production de combustibles fossiles a également été étendue, faisant des États-Unis le plus grand producteur mondial sous son administration. Mais les conséquences de cette production, tant actuelles qu’historiques, reviennent désormais en boomerang sur les États-Unis de manière spectaculaire et coûteuse. Le second mandat de Trump sera probablement marqué autant par les perturbations permanentes du changement climatique que par tout autre facteur, avec des sauvetages financiers, des crises économiques et des coûts de nettoyage colossaux à venir – peut-être accompagnés d’une tentative paniquée et précipitée de se tourner vers la géo-ingénierie.

Dans ce chaos, à mesure que les plaques géopolitiques se déplacent, que de nouvelles puissances émergent et que le changement climatique bouleverse tous les calculs antérieurs, des espaces pour l’opposition et des alternatives s’ouvrent. Ce déclin de la puissance américaine crée une opportunité pour ses opposants et pour la gauche socialiste de se regrouper et de se réorganiser.

Occident : fin de l’hégémonie ? Mélenchon, Ventura, Bulard, Billion

© LHB pour LVSL

Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.

Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence, et sur notre site les belles feuilles du livre de Christophe Ventura et Didier Billion ainsi qu’un entretien avec Jean-Luc Mélenchon où il est question de ces enjeux internationaux.