« Ce pays que tu ne connais pas » et ce petit monde que tu connais trop bien

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

« Ce moment m’a transformé, aussi. Je n’ai pas découvert notre pays lors de ce grand débat mais je crois que j’ai touché beaucoup plus clairement l’épaisseur des vies ». Lors de sa conférence de presse du 25 avril 2019, Emmanuel Macron semble répondre à l’ensemble des gilets jaunes, certes, mais plus particulièrement encore à l’un d’entre eux. Deux mois auparavant, François Ruffin avait en effet sorti un essai qu’il décrit lui-même comme un « crochet du gauche » asséné au Président Macron et intitulé : « Ce pays que tu ne connais pas ».

Dans ce livre, François Ruffin décrit les parcours croisés du Président et de lui-même, tous deux passés par les murs du même lycée, avec des origines sociales relativement semblables, mais qui pourtant ne se positionnent pas du même côté dans ce mouvement des gilets jaunes et plus généralement dans la vie politique française. De cette idée assez simple découle une « biographie non autorisée » du Président de la République, qui décortique son parcours de vie, pour mieux pointer son illégitimité à gouverner un pays qu’il ne connaît qu’à travers les 0,01% les mieux lotis.


Une loupe au-dessus d’un mouvement de masse

Le député-reporter a écrit ce livre au cours du mouvement des gilets jaunes. Comme pour son film, c’est ce mouvement, ou plutôt les gilets jaunes engagés dans ce mouvement, qui l’inspirent. Car, comme souvent avec François Ruffin, il est beaucoup question des « gens ». Le livre est truffé de citations de Françaises et de Français qu’il a pu rencontrer. Ces Français, il dit les connaître. Et il s’en vante, car Emmanuel Macron, lui, ne les connaît pas. De sa première tentative d’éteindre le mouvement des gilets jaunes, lors de l’allocution présidentielle du 10 décembre, François Ruffin relève quelques phrases sur ces « Français qui ne s’en sortent pas », mais pour lui cela sonne faux, ce ne sont que « des stéréotypes sans chair, sans visage, sans prénom derrière ». Et justement, les prénoms semblent être sa spécialité. Dans ses vidéos sur YouTube, dans ses articles dans Fakir, dans ses discours à l’Assemblée, comme dans ce livre, les prénoms, mais surtout les gens qu’il y a derrière, ont une place centrale.

Un récit de Ruffin, c’est donc l’inverse d’une étude statistique. Plutôt que de partir du macro pour s’intéresser au micro, il s’intéresse au micro pour décrire le macro. Il dit qu’il va raconter le cas d’Ecopla et que « ça va raconter la France ». Et cela donne un certain effet. Il fait du qualitatif, il fait du terrain, au sens sociologique du terme. Et c’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait.

Il raconte ainsi qu’il a trouvé son rôle dès son premier reportage, il y a vingt ans, au zoo d’Amiens : ce sera de « rendre à la réalité ses aspérités », à l’inverse des communicants et autres chargés de missions qui « ont pour fonction de lisser la réalité, de la gommer, d’en atténuer la dureté ». Il s’est ensuite intéressé à « l’arrière-cour » de la mondialisation heureuse. Celle qu’ils veulent cacher derrière les quelques réussites individuelles. Mais François Ruffin affirme refuser cela. Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Tout cela lui permet d’affirmer sa légitimité à parler des gens qui composent ce mouvement. Il s’y intéresse depuis longtemps, même quand ils se cachaient, quand ils refusaient de parler, par honte. Même quand personne d’autre ne s’y intéressait, car la curiosité était également « mondialisée » et qu’il était devenu plus évident de s’intéresser à la vie des gens à l’autre bout du monde qu’à celle de ceux qui habitent « de l’autre côté de notre ville ».

On aurait d’ailleurs aimé qu’il prenne encore plus de temps pour décrire ce qu’il a vu, pour laisser la parole à ces personnes qui ont rejoint ce mouvement, sur des dizaines de pages. Car les citations sont souvent brèves et on reste sur notre faim sur ce point. Mais cela sera davantage développé dans son film. Car dans ce livre, l’objet est également de pointer du doigt le principal responsable de tout cela, avec un récit dynamique : c’est un « uppercut moral » comme il le dit lui-même !

Le principal responsable pointé du doigt

En effet, ce livre a le mérite de mettre un nom et un visage sur un ennemi du populaire. Et d’expliquer en détail pourquoi c’est l’ennemi. Tout d’abord, parce que dès le lycée, alors que, comme François Ruffin, il faisait partie de la « classe intermédiaire », celle qui a le luxe de pouvoir choisir son camp, il se range du côté des puissants, en ne cessant de vouloir faire partie de leur monde. Puis, après avoir fait ses classes dans les études les plus sélectives françaises, il finit par travailler dans une banque d’investissement et empocher des salaires colossaux. Mais cette histoire serait assez banale et inoffensive si elle s’arrêtait là. Car comme l’écrit Ruffin : « Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. » Ainsi, Macron a non seulement choisi son camp, mais il a avancé masqué, se faisant passer pour un homme de gauche, pour mieux la détruire.

« Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. »

Cependant, ce livre ne nous explique pas l’origine de ces choix croisés. Pourquoi une telle attirance pour la classe dominante ? Pourquoi plus que les autres adolescents de son âge ? Et pourquoi n’avoir pas assumé directement ce choix, en avançant masqué pendant si longtemps ? Pour répondre à ces questions, il aurait sûrement fallu creuser plus loin dans la vie du jeune Macron, connaître avec plus de précision ses origines sociales, son parcours de vie, ses premières socialisations. Tout ce qui peut expliquer cette faim de séduction des puissants chez ce jeune adolescent. Sur ce point, ce livre constate plus qu’il n’explique et on peut regretter que François Ruffin n’ait pas davantage utilisé ses nombreuses recherches sur la vie de Macron pour nous livrer une véritable analyse.

Mais ce premier constat en amène un autre : tout ce temps passé à séduire les « grands » hommes pour appartenir à ce « beau » monde représente autant de temps en moins avec le peuple, que Macron n’a jamais voulu connaître. La fin du premier chapitre s’achève ainsi : « Vous êtes le président d’un pays que vous ne connaissez pas. Et que vous méprisez. »

L’attaque semble violente, mais ce que cherche à faire Ruffin au fond, c’est de faire honte au président. En énumérant ses anciens salaires, il rappelle son illégitimité à donner des leçons de morale aux chômeurs, alors qu’il ne sait rien de leur vie. Lorsqu’il évoque la visite de Macron à Ecopla, il précise ainsi : « nous vous avons juste offert une excursion dans votre pays ». Il raconte également comment il a sauvé Macron du « goudron et des plumes » lors de sa visite à Whirlpool. Quoi de plus honteux que de se faire sauver par son pire ennemi ? Il s’attarde également longuement sur le fait que Macron est selon lui un écrivain raté, qui n’a su écrire dans sa vie qu’un seul livre, son livre programme Révolution, que Ruffin décortique pour montrer à quel point il est mauvais, d’un point de vue purement littéraire. Il avoue d’ailleurs sa démarche après avoir cité de longs passages plats, sans style, ni intérêt, de ce livre : « Je cherche à vous faire honte ».

Un brûlot pour retourner la honte

Tout au long de cet essai, cette notion de honte est très importante et elle ne concerne pas que le président. Car ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus. Au contraire ils revêtent un « gilet haute visibilité » pour se faire voir et vont partager leurs galères sur les ronds-points. La parole se libère, comme le montre si bien son film « J’veux du soleil », et c’est déjà une grande avancée !

Ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus.

Mais cette honte qui rongeait les plus modestes de notre pays, François Ruffin espère qu’elle se transfère vers ceux qui ont causé tout ce malheur. Cela concerne les dirigeants d’entreprises, comme le PDG de Sanofi, qui appelle les riches à donner 10% de leur fortune, alors qu’il est « le chef des rapiats » puisqu’il a notamment refusé d’indemniser les victimes de la Dépakine. Ruffin le nomme pour lui faire honte.

Mais cela concerne également les politiques. Il écrit ainsi : « Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ». Le président serait ainsi le complice des « psychopathes du profit » que sont les dirigeants des grandes entreprises. Et ce n’est pas le peuple qui devrait avoir honte de vivre modestement, mais tout ce « beau » monde qui devrait avoir honte de s’accaparer les richesses, de ne pas les partager et de ne ressentir de la fraternité que pour une infime partie du peuple, que pour leurs semblables.

« Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ».

Une analyse par le prisme de la fraternité

Car selon Ruffin, c’est la fraternité envers les riches, son affection pour les puissants de ce monde – qu’il a pris le temps de mieux connaître – qui ferait avant tout agir Macron en leur faveur. Cette analyse est originale. Quand bien d’autres pointent du doigt des conflits d’intérêts, des intérêts financiers qui primeraient sur tout le reste, François Ruffin redonne finalement un aspect humain à la cible de son attaque. Même chez Emmanuel Macron, c’est l’affection qui guiderait avant tout ses choix. Malheureusement, cette affection, il ne la partage pas pour son peuple – comment avoir de l’affection pour des individus que l’on ne connaît pas ? – mais seulement pour une poignée de puissants qui bénéficient de ses choix.

C’est aussi l’envie de fraternité qui aurait été l’un des puissants moteurs du mouvement des gilets jaunes. Dans leur cabane à Abbeville, c’est de la fraternité, c’est du partage humain, c’est de l’affection que ces gilets jaunes sont venus avant tout chercher.

Ces deux exemples expliquent la place que Ruffin donne à la fraternité, au partage – des richesses matérielles comme immatérielles – dans son projet politique. En effet, quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Au vu du succès populaire qui entoure le personnage et ses productions, il semble réussir à convaincre une bonne partie de la population de s’engager dans cette voie. Mais comment réussit-il ce tour de force ?

Un député-reporter-monsieur tout le monde

Quand il se compare à Macron, Ruffin met en avant ses doutes de l’adolescence qui le poursuivent encore maintenant, contrairement au président qui ne les aurait jamais connus. Il oppose également souvent la « perfection » d’Emmanuel Macron à son imperfection à lui. On pourrait croire qu’il se dévalorise, qu’il jalouse même le président. Son livre apparaît dans les meilleures ventes sur le site de son éditeur. Pourtant, il dit lui-même qu’il a été écrit « d’un jet » et qu’il n’est pas fignolé. Alors pourquoi les lecteurs achètent-t-ils un livre qui serait presque bâclé ? Et pourquoi ses discours à l’Assemblée sont-ils si visionnés, plus que ceux d’autres députés parfois plus « charismatiques » ou encore censés être des meilleurs connaisseurs du dossier ?

Parce que cette plume qui ne pèse pas chaque mot, cette voix tremblotante, ça pourrait être la nôtre. Nous serions comme lui stressés de nous exprimer à la tribune. Comme lui, nous aurions griffonné quelques arguments sur une fiche en carton, mais nous admettrions bien volontiers ne pas être experts du dossier et, comme lui, nous nous raccrocherions à ce que nous connaissons, les exemples qui nous entourent, pour faire notre démonstration. Quand nous voulons par exemple démontrer à un ami qu’il existe des injustices, nous citons telle connaissance qui n’arrive pas à trouver du travail, malgré une recherche effrénée et des diplômes en poche. Pour montrer qu’Emmanuel Macron n’a rien compris au mouvement des gilets jaunes et qu’il n’a pas su leur répondre par son allocution du 10 décembre, Ruffin dit qu’il a « fait pleurer Marie », une femme « gilet jaune » qu’il a pu rencontrer. Et il commence même son livre par cet exemple, par ce constat.

Ruffin révèle même, sans doute sans le faire exprès, la recette de son « succès » dans son livre. Il écrit : « Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. Je vous jure que ce clochard, dont la femme s’est barrée, et qui s’est réfugié dans la bouteille, et qui a sombré, sombré, sombré, qui ne se lave plus, qui ne règle plus son loyer, c’est moi, je le sens, ça pourrait être moi. » Comme un écho, on peut imaginer ce que se disent ces « paumés » et ces « découragés » qui regardent ses discours. Ils se disent peut-être : « cet ancien reporter, devenu député, qui nous défend à la tribune de l’Assemblée nationale, c’est moi, ça pourrait être moi. ». A l’inverse d’un président trop « parfait » pour les représenter, pour les comprendre.

« Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. »

Ainsi, lorsqu’après avoir terminé cet ouvrage, on jette un dernier coup d’œil sur la quatrième de couverture, on ne voit plus les photos de François Ruffin et Emmanuel Macron, jeunes adolescents, du même œil. On aperçoit chez le jeune Ruffin un petit sourire en coin, imperceptible au premier regard, mais qui semble nous dire, pour une fois sûr de lui : « A la fin, c’est nous qu’on va gagner » !

« Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » – Entretien avec Édouard Martin, député européen sortant

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Edouard Martin / Wikimedia commons

Édouard Martin fait partie des trois députés européens ayant rejoint Génération-s au cours de leur mandature. Mais si comme ses collègues il n’est pas reconduit et quitte bientôt le Parlement européen, ce n’est pas une conséquence du score décevant de son parti aux élections européennes (3,27%). Le syndicaliste de Florange, qui avait accepté de mener la liste du Parti Socialiste en 2014 à condition de ne pas devoir prendre sa carte, avait promis qu’il ne se représenterait pas. Retour sur le mandat du métallo devenu parlementaire. Entretien réalisé par Thomas Grimonprez.


LVSL – Vous avez toujours clamé votre engagement européen, c’est d’ailleurs la question européenne qui vous avait poussée à soutenir Benoît Hamon et non Arnaud Montebourg à la primaire du Parti socialiste en 2017. Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui à gauche, ou plus largement au sein des forces progressistes, considèrent que dans les traités point de salut et que la priorité doit être une sortie de l’Union européenne ?

Édouard Martin – C’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Si j’avais une baguette magique et que je pouvais faire un traité européen sur mesure, en fonction de ce que je pense, je n’hésiterais pas à le faire. Avec les traités actuels on peut déjà faire beaucoup de choses. Si on exerçait le pouvoir réel qu’a le Parlement européen depuis le traité de Lisbonne, puisque vous savez qu’on est co-législateur et que plus grand-chose ne se décide sans nous, on peut déjà améliorer l’existant. Pas un accord commercial ne peut être appliqué s’il n’est pas au préalable voté par le Parlement européen. Je prends l’exemple de la directive sur les travailleurs détachés. Si on a réussi à l’améliorer, même si on n’a pas obtenu tout ce qu’on voulait, c’est parce que le Parlement européen a travaillé d’arrache-pied. On n’a pas réussi à faire la même chose sur l’harmonisation des systèmes de sécurité sociale européens, pas parce que la Commission ou le Conseil nous en aurait empêché, mais parce qu’une majorité parlementaire n’a pas voulu cette harmonisation. On voit bien qu’il y a une responsabilité du Parlement, des députés et, si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger là-bas. La majorité est libérale et conservatrice, mais personne n’a pris le pouvoir par les armes.

« Si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger à Strasbourg et Bruxelles »

C’est donc aux citoyens de décider de l’Europe qu’ils veulent. A travers les traités existants on peut faire du bon boulot et on peut effectivement travailler à moyen et long terme pour améliorer le quotidien des citoyens. Mais il faut aller avec la volonté de le faire. C’est tellement facile de se cacher à chaque fois derrière les traités. Bien sûr qu’ils méritent d’être réécrits, d’être plus axés et centrés sur le citoyen et non pas sur le marché. Mais dire « Les traités ne me conviennent pas, il faut sortir de l’Union européenne », pour moi c’est tromper les citoyens. Qui peut dire aujourd’hui qu’on peut vivre mieux sans l’Europe ? Regardez ce qu’il se passe avec le Royaume-Uni : il y a trois ans ils votaient le référendum pour nous quitter et ils sont toujours là. Ils sont en train de voir au plus près du terrain que les effets négatifs sont plus forts que les effets positifs qu’ils escomptaient.

LVSL – L’autre groupe, beaucoup plus important aujourd’hui, qui prospère sur la critique de l’Union européenne c’est la nébuleuse nationaliste allant d’Orban à Le Pen en passant par Salvini. Mais leur critique de l’Union européenne est souvent très ambiguë. Comment les mettre face à leurs contradictions ?

EM – Regardons de plus près ce qui se passe en Hongrie. Orban qui gagne élection après élection en faisant de l’anti-européanisme son cheval de bataille pour les élections nationales. Et à chaque fois il est réélu entre autre grâce à ça. Finalement que se passe-t-il en Hongrie ? Les premières victimes du système d’Orban ne sont pas les Italiens, les Allemands ou les Belges. Ce sont les Hongrois eux-mêmes. A quoi s’est-il attaqué en arrivant au pouvoir ? Il s’est attaqué aux droits des femmes, au droit à l’avortement, au droit à disposer de son corps. Il s’est attaqué à la liberté de la presse, à l’indépendance de la justice. Là maintenant il fait voter une loi qui permet aux entreprises d’exiger des travailleurs qu’ils fassent voter quatre-cent heures supplémentaires par an payables dans trois ans. Qui sont les victimes du nationalisme ? Ce sont les peuples eux-mêmes. Et c’est là où l’on voit, nous autres Français, ou tout autre pays européen où les partis nationalistes ont le vent en poupe, qu’il faudrait regarder du côté de la Pologne et du côté de la Hongrie et voir que les premières victimes des nationalismes sont les peuples qui les soutiennent.

« L’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. »

Et de ça l’Europe nous protège. Ou en tout cas est sensée nous protéger de tout ça. Parce que l’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. Alors bien sûr l’extrême droite anti-européenne surfe sur cette vague populiste. Elle cherche à manipuler les citoyens, soit parce qu’ils ne sont pas assez éclairés, soit parce qu’ils veulent sanctionner la classe politique traditionnelle et se laissent séduire par ce discours-là. Cela peut effectivement sonner le glas de l’Europe. Et ça je me refuse d’y croire parce que, quels que soient les errements de l’Europe, quels que soient ses défauts, le projet européen reste pour moi le plus beau projet qu’on ait pu inventer.

LVSL – Justement, au-delà des Hongrois et des Polonais, les autres grandes victimes de ces nationalistes, ce sont les populations exilées. On a vu certains partis de gauche se détourner de cette question migratoire, prétendre que la solution résidait dans un tarissement de l’immigration par l’aide au développement, ou même – comme le parti social-démocrate danois – adopter le discours des nationalistes. Que vous inspire ces positions et la violence de la campagne européenne sur cette question, en particulier en France (qu’on pense aux propos de Jordan Bardella comme à ceux de Nathalie Loiseau) ?

EM – C’est pitoyable ! Cette espèce de surenchère à qui va être le plus à droite, ça me donne envie de vomir. En réalité, ces personnes qui quittent leur pays, je n’en connais aucun qui le quitte par plaisir. Parce que c’est toujours une déchirure, c’est toujours une souffrance de devoir quitter les siens, de devoir quitter son pays. Lorsqu’il s’agit des réfugiés, et notamment des réfugiés syriens, ils fuient quoi et qui ? Ils fuient un dictateur. Et qui vend des armes à ce dictateur ? En réalité, nous l’Europe nous sommes les principaux vendeurs d’armes dans le monde après les États-Unis, ça nous rapporte 76 milliards d’euros chaque année. La vente d’armes fait vivre plus d’un million de travailleurs au niveau européen. Et à qui vont-ils les vendre ? A n’importe quel salopard qui met l’argent sur la table. Regardez la France qui vend des armes à l’Arabie Saoudite et qui les utilise contre la population civile yéménite. Et ensuite on se plaindrait que ces pauvres diables viennent se réfugier chez nous ?

« Demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? »

Deuxièmement, qui sont ces personnes qui viennent se réfugier chez-nous ? C’est plutôt la haute société et la société moyenne. Les plus pauvres n’ont pas les moyens de se payer la traversée de la Méditerranée. Ce sont les citoyens les plus qualifiés, les plus diplômés, qui viennent se réfugier chez-nous. J’ai rencontré quelques réfugiés syriens, qui avaient une formation de médecin ou d’avocat. Ils me disaient : « Mais nous on n’a pas vocation à rester en France, ce qu’on souhaite une fois la paix retrouvée en Syrie c’est repartir chez-nous pour refaire le pays ».

On tourne le dos à ces gens là. Et demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix et que l’Europe y jouera un rôle, et qu’on voudra négocier des partenariats avec ces pays-là, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? Je suis atterré que la Méditerranée soit devenue le plus grand cimetière du monde. C’est impensable. C’est pourtant écrit dans les traités européens : « Nous devons assistance et asile à toute personne fuyant un pays pour des raisons de harcèlement, de violence, de guerre, etc. ».

On ne respecte pas nos propres traités et ça n’est pas la faute de l’Europe mais celle des États. Mme Loiseau et M. Bardella jouent à qui va le mieux protéger la France. A croire qu’il y a une horde de millions de migrants qui sont en train de se promener dans les rues françaises. C’est d’une sauvagerie et d’une violence inouïe. Et je le répète : l’Europe ça doit être l’Europe des libertés et de la libre circulation. Or bien souvent la cause de la migration ce sont les politiques européennes. Il y a trois ans on vote un texte au Parlement pour protéger les multinationales qui ramènent du minerai, ce qu’on appelle les minerais rares, qui sont présents à foison dans le sol de la République démocratique du Congo. Et ces mêmes multinationales qui paient des bandes armées pour semer la barbarie on ne leur demande même pas de comptes. Elles rapatrient ces minerais, ce qu’on appelle des « minerais de sang », qui profitent à notre économie, c’est grâce à ça qu’on a des téléphones portables, des ordinateurs, des écrans plats. Donc ces crimes là profitent à notre confort. Et dans le même temps on devrait dire à ces gens là : « Vous comprenez on ne peut pas vous accueillir chez nous ». En quoi les traités sont responsables de ça ? Ceux qui dénoncent les traités, qu’ils nous citent une seule ligne d’un traité disant qu’on ne doit pas accueillir ces gens là.

Avant de changer les traités commençons par faire respecter ceux qui existent. Je ne dis pas que ça serait le nec plus ultra demain mais les choses pourraient s’améliorer très sensiblement.

LVSL – Vous avez notamment milité au Parlement européen pour une réindustrialisation de l’Europe et une industrie qui atteindrait 20% du PIB européen. Pourquoi est-ce important sur le plan social et environnemental ? Comment on y arrive ?

EM – Si on regarde les pays qui ont le mieux résisté à la crise, on se rend compte que ce sont les pays les plus industrialisés. Et pour qu’une industrie puisse se pérenniser et puisse se maintenir dans de bonnes conditions et soutenir la concurrence internationale, il faut parfois aussi des aides publiques. Rien n’interdit dans les traités qu’une aide publique vienne soutenir une industrie que nous estimerions stratégique. Si on regarde l’Allemagne, nombreux sont les vendeurs qui sont actionnaires dans une industrie, ce que la France ne fait pas. Ou quand elle le fait, comme pour Aéroport de Paris, elle cherche à la vendre.

Pourquoi je veux défendre la place de l’industrie ? Eh bien parce que moi qui vient d’une terre largement désindustrialisée, je mesure l’impact quand une industrie disparaît. Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires, ça attire du monde, il y a des emplois, donc il y a des commerces, des écoles, des routes, des hôpitaux, des crèches, des parcs. Ça crée le vivre-ensemble et quand une industrie disparaît c’est tout ça qui disparaît. Et on assiste à la paupérisation de la population.

« Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires. Ça crée le vivre-ensemble. »

Sur le plan environnemental, même si on doit s’améliorer encore très largement puisque la technologie nous le permet, l’industrie européenne reste l’industrie la moins émettrice de gaz à effet de serre. Particulièrement en comparaison d’autres pays comme la Chine ou les États-Unis. La question qui se pose c’est si cette industrie là ferme, puisque la production reste constante et même en accroissement dans certains secteurs, ça veut dire que ces productions sont délocalisées dans d’autres parties du monde avec des critères environnementaux, fiscaux et sociaux beaucoup plus permissifs. D’où l’intérêt aussi de garder ces industries là, voire une industrie complètement décarbonée. C’est d’ailleurs l’objectif que s’est fixée la Commission européenne que d’arriver en 2050 à une industrie complètement décarbonée. On a un peu moins de quarante ans pour le faire et on peut le faire parce qu’on a l’argent qui peut permettre cette transition et aujourd’hui dans beaucoup de secteurs on peut avoir une industrie sans produire de gaz à effet de serre. Mais pour ça il faut qu’il y ait des choix politiques, il faut qu’il y ait de l’investissement et si vous demandez à un patron si il préfère injecter de l’argent dans la poche de ses actionnaires ou dans de l’investissement il va vous répondre qu’il préfère rémunérer l’actionnaire. Donc c’est à nous de dire : « La priorité c’est l’investissement parce que si vous n’investissez pas aujourd’hui le prix de votre pollution vous reviendra à beaucoup plus cher et vous devrez payer ce prix ». L’idée c’est d’arriver au pollueur-payeur.

Voilà ce qui manque encore dans l’idée européenne. Là-dessus on est tous plus ou moins d’accord. Là où il y a des divergences c’est sur le rythme des législations. Les principaux blocages ne sont que politiques : les Allemands qui défendent leurs intérêts nationaux ou Emmanuel Macron qui ne veut pas pénaliser les entreprises alors qu’il était prompt à mettre une taxe carbone sur le prix de l’essence qui impacte l’ensemble des citoyens.

Alors bien sûr il faut protéger l’environnement mais avant de taxer le citoyen lambda il faut d’abord que la pollution soit payée par les gros pollueurs. Et ces gros pollueurs ce ne sont pas ceux qui utilisent leur véhicule au quotidien. Ce sont les grosses industries et non seulement on ne leur met pas de taxe carbone mais en plus on leur donne des droits à polluer gratuitement. Non seulement elles ne payent pas mais on leur donne de l’argent pour qu’elles restent compétitives. Et ça, le sentiment d’injustice et d’iniquité dénoncé par les gilets jaunes, je le partage complètement.

LVSL – Êtes vous favorable dans ce domaine à ce que certains comme François Ruffin appellent le protectionnisme solidaire ?

EM – Moi ce n’est pas du protectionnisme solidaire [que je défends]. C’est ce que j’appelle le juste échange. Je vous prends l’exemple du secteur d’où je viens, la sidérurgie. Pour produire une tonne d’acier en Europe on émet deux tonnes de CO2. La même tonne d’acier produite en Chine elle émet trois tonnes de CO2. Donc aujourd’hui les Chinois vendent de l’acier sur le marché européen et ils n’ont aucune obligation vis-à-vis de l’environnement. Les trois tonnes de CO2 à eux ça ne leur coûte rien. Et on oblige les industriels européens à faire des efforts, et tant mieux, ils doivent payer cette pollution. Ce qui est anormal c’est qu’on ne demande pas que les importations ne participent pas aussi à l’effort. Et dans ce cas là il faudrait qu’il y ait un ajustement à nos frontières et tout ce qui est importé de la zone non-européenne soit soumis aux mêmes règles. Et l’équilibre va se faire par-là. Nul besoin de règles protectionnistes ou quoi que ce soit, puisque demain l’empreinte carbone du produit sera un des facteurs déterminants sur sa compétitivité, parce que les citoyens sont de plus en plus sensibles et alertés là-dessus. On aura tous intérêt à démontrer au consommateur que nous sommes les plus vertueux en la matière. Et la régulation elle va se faire le plus tranquillement du monde. Il n’y aura plus de compétition entre pays pour les coûts sociaux les plus bas, à cause d’une fiscalité la plus basse, mais grâce aux plus vertueux d’entre nous. Pour le coup l’Europe a une place majeure à jouer puisque nous avons encore cet avantage compétitif même si il se dégrade. Il ne faudrait qu’on prenne trop de retard, parce que non seulement les productions risquent de partir ce qui serait mauvais pour la planète mais aussi pour les emplois. On serait perdant sur toute la ligne.

Je rappelle quand même que 75 % de nos échanges commerciaux à nous autres Français ce sont des échanges intra-européens. Si demain on met du protectionnisme à nos frontières que croyez-vous que vont faire les autres ? Ils vont faire exactement la même chose. Regardez ce que fait Trump. Regardez comme la situation [avec la Chine] est tendue.

Donc le protectionnisme ça n’est pas la solution. La solution c’est que les politiques là où nous sommes, nous prenions nos responsabilités et que l’on mette en place les critères fiscaux, sociaux, environnementaux nécessaires. C’est la meilleur protection pour l’environnement, pour l’Europe, et pour les travailleurs.

LVSL – Votre nomination était atypique puisque vous faites partie de la poignée d’ouvriers qui ont siégé dans l’hémicycle et vous avez plusieurs fois fait part du décalage que vous ressentiez par rapport à vos collègues, souvent issus des classes supérieures et de leur déconnexion. Aujourd’hui le PCF a fait campagne sur l’entrée de Marie-Hélène Bourlard au Parlement Européen, qui aurait été d’après eux la première ouvrière à y entrer (en fait la première depuis 1979). Est-ce que pour vous une meilleure représentation du monde du travail dans les instances européennes et nationales est un enjeu prioritaire et pourquoi ?

EM – Prioritaire pour moi elle l’est. Je ne suis pas sûr qu’elle le soit pour tout le monde. J’estime qu’un parlement, qu’il soit national ou européen, devrait refléter la sociologie du ou des pays. Je ne dis pas qu’il faut éliminer les énarques, qu’il faut éliminer les CSP+, il en faut, mais il ne faut pas que ça. Il faut que la représentation nationale, ou européenne, elle soit à l’image de la société. Mais pour ça là aussi les Français ont le choix. On peut penser ce qu’on veut de Philippe Poutou, mais c’est un ouvrier, il se présente aux élections, et à chaque fois il fait un flop. J’ai l’impression que la société française souffre de schizophrénie, elle critique ses élites, mais en même temps lorsque l’un des leurs pourrait accéder à un poste de responsabilité on lui tourne le dos en ne lui faisant pas confiance.

LVSL – L’irruption du mouvement des gilets jaunes sur la scène politique vous-a t’elle surprise ? Ne pensez-vous pas que votre démarche (la montée à Paris des ouvriers de Mittal et la prise à partie violente – au moins en parole – des responsables politiques) comportait des similitudes avec celle des gilets jaunes ?

EM – Moi je vous avoue que j’ai été surpris. Je voyais bien qu’il y avait un mécontentement généralisé mais je ne pensais pas que ça éclaterait sous cette forme et avec cette ampleur. En tout cas je l’ai pas vu arriver. Et c’est parti d’un sentiment que je partage : le sentiment d’injustice. Sur l’impôt, les taxes, le niveau de vie. Comment peut-on aujourd’hui vivre quand on est retraité avec moins de 1000€ ? Des personnes isolées avec 400-600€ ? Ce sont des choses que je partage et que j’étais prêt à défendre. Là où je ne me reconnais pas dans le mouvement des gilets jaunes c’est qu’ils voulaient que personne ne parle en leur nom. J’ai été en voir sur un rond-point et j’ai discuté avec eux, avec certains ça s’est vachement bien passé, mais avec d’autres [c’était] « Tous dans le même sac, tous pourris, les politiques comme les syndicalistes tous pourris ». Et moi c’est un propos que je n’ai jamais tenu. J’ai beaucoup harcelé et tapé sur certains politiques parce que j’ai dénoncé leur attitude mais jamais dans mes propos je n’ai parlé de tous pourris parce qu’on sait où ça nous mène.

© Claude Truong-Ngoc

Quelles que soient les formes qu’aient prises les manifestations, à un moment donné, si vous voulez capitaliser sur ce que vous avez tenté et réussi à obtenir il faudra bien qu’il y ait des porte-paroles. Et les gilets jaunes n’ont jamais voulu de porte-paroles. Imaginons qu’il y ait 60 % des Français qui soutiennent l’action des gilets jaunes. Ça fait à peu près 40 millions de Français d’accord avec leurs revendications mais chacun avec sa propre vision de ces revendications, ça veut dire 40 millions de réponses. Ça ne s’appelle pas la démocratie, ça ne s’appelle pas le vivre ensemble. Vous savez dans les démocraties, il y a un temps pour le débat et il faut le prendre, il faut se confronter à nos différences. Et il y a un temps pour la décision. Et ça les gilets jaunes, malheureusement, ce que beaucoup en retiendront in fine, même si ils ont beaucoup contribué à faire avancer certaines choses intéressantes, c’est que par faute de structuration, le mouvement va mourir de sa belle mort. Alors qu’il y avait peut être moyen de faire émerger une vraie représentation démocratique qui aurait pu peser un peu plus si ils avaient cherchés à s’organiser. A trouver, sinon des chefs, du moins des porte-paroles.

LVSL – Il y a quand même un paradoxe : le mouvement des gilets jaunes a été soutenu par près de sept Français sur dix au départ et l’est encore par 45 % de la population (56 % chez les Français aux bas revenus) malgré sa radicalité alors que chez les syndicats ce sont les plus radicaux (CGT et Sud) qui sont en berne comparés aux syndicats réformistes comme la CFDT. Comment vous l’expliquez ?

EM – Comme je le disais il y a les incantations et il y a le travail concret. Moi je ne suis pas d’accord avec toute la ligne de la CFDT, loin de là, mais je connais la pratique des équipes syndicales CFDT dans ma région et dans ma boîte. Et ce qu’on essaye de faire c’est de sortir des discours et des slogans. Je vais vous prendre un exemple. Lorsqu’on rentrait dans les négociations annuelles sur les salaires, les syndicats les plus radicaux, notamment la CGT, quand on demandait 300 francs d’augmentation ils en demandaient le double. En négociation on obtenait 200. On se disait « On n’a pas obtenu 300 mais il vaut mieux un tiens… ». Et on validait l’accord avec une signature à 200 francs. La CGT ne signait jamais et nous tapait dessus en disant « Mais regardez ils se contentent de miettes ». Et cela pendant X années. Une fois j’ai fait la remarque à un représentant CGT : « On va faire le calcul, ça fait dix ans que tu demande 500 francs d’augmentation et ça fait dix ans qu’on obtient entre 200 et 300 francs d’augmentation, tu ne signes jamais, mais si tu regarde dix ans multipliés par 200 francs moi j’ai réussi à obtenir 2000 francs d’augmentation et toi tu en es encore à réclamer tes 500 francs Donc finalement tu es encore moins revendicatif que moi. » [Sinon] ça fait l’effet gilet jaune. Au début vous êtes 1000 sur le piquet de grève, après vous êtes 500, après vous êtes 200, après vous êtes cinquante. Si vous voulez capitaliser ces 200 francs il ne faut pas attendre d’être tout seul sur le piquet de grève parce que non seulement vous n’aurez pas les 200 francs mais vous aurez zéro. Parce que là le patron va voir que vous êtes en position de faiblesse et vous n’allez plus rien obtenir. Et ça je pense que c’est ce qui fait la différence. Parce que les travailleurs écoutent les discours syndicaux et ensuite ils comparent les discours et la pratique syndicale.

« Même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT»

D’ailleurs même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : « Vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT ». Parce que nous pendant deux ans on était sur le piquet de grève matin, midi et soir, 365 jours par an. Ça a duré deux ans. Il y a eu un discours et il y a eu des actes. Certes les hauts-fourneaux ont fermé mais résultat des courses : zéro licenciements. Mittal au départ a dit : « Je n’investirais pas un kopeck à Florange ». On a obtenu 280 millions d’investissements pour rénover les outils qui restent et il y a encore 2200 personnes qui y travaillent. On pourra toujours nous dire qu’on pouvait mieux faire mais ceux qui vont nous reprocher de ne pas mieux faire ce sont ceux qui n’étaient pas là. Donc ceux-là n’ont qu’un droit : de se taire.

LVSL – En 2016 déjà, vous aviez pris vos distance avec la CFDT au moment du mouvement contre la loi El Khomri, critiquant vertement certains articles de ce projet de loi. De même que les ordonnances Macron parce qu’elles mettaient les travailleurs d’un même secteur en compétition. C’est la même logique finalement que celle qui amène à mettre en concurrence travailleurs européens et extra-européens.

EM – Exactement ! Et vous voyez que l’Europe n’y est pour rien. Ce qu’il faut condamner ce n’est pas l’Europe : ce sont les politiques libérales menées dans les États européens. Si tous les élus qu’on envoie au Parlement européen défendent leur compétitivité en disant « il faut être plus compétitif que nos voisins », on n’a pas fini de souffrir. En définitive la loi El Khomri qu’est-ce que c’est ? Ce sont les conséquences de ce que chaque État-membre, pays par pays, a fait voter des [lois] pour conserver une compétitivité vis-à-vis de ses voisins européens. L’Allemagne avec les lois Hartz. Le Royaume-Uni avec leur connerie de contrat zéro heures. L’Espagne avec les lois Rajoy qui ont complètement détricoté le Code du travail avec des entreprises qui peuvent faire un plan social uniquement en ayant une baisse de [leur] chiffre d’affaire pendant trois mois de suite. L’Italie a procédé du même tonneau. Et après il y a eu la loi El Khomri aggravée par les lois Pénicaud. Et une fois qu’on aura fait un tour de manège et qu’on aura attrapé le pompon qu’est-ce qu’on fait ? On refait un tour ? Et ça c’est pas l’Europe qui le dicte. Ce sont les inepties de l’idéologie libérale et des libéraux qu’on envoie au pouvoir. Macron c’est un libéral ! La bonne affaire ! Comme si c’était une surprise. Pourtant il a été élu. Bizarre, non ?

LVSL – Comment justement faire face à Emmanuel Macron et aux libéraux au niveau européen ? Celui-ci a balayé la gauche sociale-démocrate. La gauche radicale ou populiste tout autant que la gauche écologiste peinent à articuler une réponse. Quelle porte de sortie a-t-on ? Le populisme et un clivage haut-bas comme le préconise Mélenchon, une écologie qui s’affranchit du clivage droite-gauche comme le voudrait Yannick Jadot, ou au contraire réactiver ce clivage autour de nouvelles thématiques ?

EM – La gauche sociale-démocrate balayée, la lecture que j’en fais, c’est que si c’est pour voter pour une copie du libéralisme, les citoyens préfèrent voter l’original que la copie. La preuve en Espagne : les mêmes socialistes qui ont eu une politique un peu plus sociale que les autres ont gagné une élection. Donc ça veut dire que ça marche. Et malgré tout la gauche espagnole est resté unie. Malgré les divergences. Malgré Podemos. On est à combien de partis de gauche aux européennes ? Une quinzaine ? Moi je me souviens une quinzaine d’années en arrière d’un slogan qui souvent utilisé c’était « La droite française est la droite la plus idiote du monde ». Aujourd’hui c’est à nous qu’il faut l’adresser.

Bien sûr qu’on a des divergences. Un écologiste ne pensera jamais comme un Insoumis. La France insoumise ne pensera jamais à 100 % comme Hamon. Hamon ne pensera jamais à 100 % comme Brossat … Mais en même temps on a quand même des choses qui nous rassemblent ! Cette Europe-là ne peut continuer comme ça, il faut remettre les citoyens au cœur du débat. Est-ce que ça n’aurait pas donné sens de faire quelque chose en commun ? C’est clair que si chacun veut un programme taillé sur mesure pour lui il faudrait 68 millions de listes. Parce que je suis même sûr que Mélenchon ne pense pas la même chose que Manon Aubry et que Manon Aubry ne pense pas la même chose que Mélenchon. Ça fait le jeu de qui tout ça ? Des fachos et des libéraux.

« Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. »

Avec les européennes, nous continuons à nous compter. Parce que c’est la cour de récréation tout ça : c’est à celui qui pisse le plus loin. Mais on va pas pisser loin en réalité. En réalité tout le monde aura perdu. C’est ce que je disais tout à l’heure : des discours à la pratique des choses. Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. Et là tout d’un coup j’entends Mélenchon proposer la possibilité d’une gauche fédérée après les élections européennes. Mais pourquoi après ? C’est pas du calcul politique ? Eh bien moi en ce qui me concerne je ne fais partie d’aucun groupe. Je ne me mets que derrière un programme. La personne peut s’appeler Mélenchon, peut s’appeler Aubry, peut s’appeler Hamon, peut s’appeler Brossat, j’en ai rien à faire. Est-ce que oui ou non on peut faire un programme ? Je pense que oui mais dans ces cas-là il faut qu’on se débarrasse de toutes ces personnes qui ne rêvent que d’une chose : être le chef des perdants.

LVSL – Avec 3,3 % Génération·s disparaît du Parlement européen au sein duquel elle avait auparavant trois élus, dont vous-même. Pourquoi avez-vous continué à suivre Benoît Hamon après la présidentielle dans un contexte d’affaiblissement (relatif) des sociaux-démocrates en Europe ?

EM – Moi j’ai soutenu Hamon, pas parce qu’il avait une belle gueule mais parce que pour la première fois un parti osait aborder la question du travail, et peut-être de la disparition d’une partie du travail. Ce qui nous force à repenser nos traditions et notre modèle social. C’est à dire qu’il fallait arrêter à chaque fois de viser le plein emploi qui est de plus en plus un leurre. Alors qu’en même temps les multinationales à travers la robotisation des systèmes de production accumulent de plus en plus d’argent. A un moment donné pour continuer à garder le même niveau de droits sociaux il faut bien que quelqu’un paie.

C’est aussi qu’il serait peut-être temps de réinterroger nos façons de produire et de consommer. De dire « Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » et mettre en place le 49.3 citoyen. Qu’une proposition de loi déposée par les citoyens puisse être prise et débattue à l’Assemblée nationale. Voilà pourquoi je soutiens toujours Benoît Hamon. Non pas seulement lui mais aussi l’ensemble des militants et des gens de la société civile, des syndicats, des associations.

Ce que le profil Facebook de mon tonton dit des gilets jaunes

Gilets Jaunes

Les gilets jaunes se sont appropriés Facebook pour en faire un outil politique leur permettant de se rassembler et de partager leurs idées. C’est par le biais du réseau social que la pétition de Priscillia Ludosky a pu avoir un tel retentissement et que certaines figures, comme Jacline Mouraud, ont émergé. Mois après mois, les gilets jaunes font de leurs groupes et de leurs pages une vitrine de la grogne sociale. Et le profil Facebook de mon oncle Gérard, gilet jaune convaincu, ne fait pas exception. En une journée, il dépasse très largement le nombre de mes publications Facebook de ces deux dernières années. Tonton partage à tout va des articles, des photos ou des vidéos, mais surtout, il partage son désir profond de changement et de justice.


L’activité Facebook de mon oncle Gérard*, 59 ans, a toujours reflété un certain esprit du Sud-Est : foot, festivités et bons copains. Pilier de comptoir, il aime pousser la chansonnette au bout de la nuit à chaque fête de village et connaît la variété française comme le fond de sa poche. Rien de surprenant si, parmi les vingt-sept publications Facebook de son année 2010, apparaît Je te promets de Johnny Hallyday. Rien de surprenant non plus de voir un « pour toi » anonyme en-dessous. Tonton il est comme ça : brut, généreux et passionné. Et son activité Facebook est à son image. Rien de surprenant donc de la voir exploser avec l’émergence des gilets jaunes, qu’il soutient immédiatement.

Si ce mouvement social a stupéfait tout le monde, le profil Facebook de tonton Gérard apparaît a posteriori comme le symbole de signaux faibles que beaucoup n’ont pas vu venir, moi le premier. Sur Internet, la bulle de filtre qui m’entoure a longtemps peu fait remonter ses publications. Les algorithmes de Facebook filtrent et sélectionnent pour nous tous ce qui va apparaître sur nos murs, comme sur celui de mon tonton. Conséquence : nous sommes isolés intellectuellement et nous trouvons un contenu qui nous rapproche de nos intérêts pour mieux nous déconnecter des intérêts des autres, comme ceux de Gérard, dont le fil d’actualité est très probablement rempli de publications gilets jaunes. En devenant un relais des messages de différents utilisateurs et pages Facebook acquis à cette révolte sociale, tonton a peu à peu transformé son profil en historique d’un mouvement, lui aussi historique.

Gilet jaune depuis toujours

Le 25 novembre dernier, Gérard publie davantage de posts que l’équivalent de ce qu’il publiait huit ans plus tôt en une année. Indigné et révolté, tonton embrasse la cause gilet jaune avant sa médiatisation. D’une certaine façon, gilet jaune, il l’était déjà avant l’apparition du mouvement. Dès 2011, le réseau social devient pour Gérard un vecteur de son indignation face à une élite politique qu’il estime s’octroyer des privilèges sur le dos du peuple : « Les sénateurs ont refusé de réduire leurs indemnités de 10 %, par contre ils étaient tous d’accord pour que le paiement des indemnités journalières en cas de maladie se fasse au bout de 4 jours au lieu de 3…. On ne se foutrait pas un peu de notre gueule en France ???????? ».

Tonton estime que la classe populaire et la France périphérique, dont il fait partie, sont abandonnées et marginalisées. Et la victoire de la gauche en 2012 n’y change rien. Les responsables ? Hollande et Valls qui sont au pouvoir et dont il appelle plusieurs fois à la démission. La déception de tonton est grande. Elle se fait sentir dans un de ses commentaires en octobre 2016 : « J’ai 57 ans bientôt depuis que je vote j’ai été socialiste mais depuis longtemps je me reconnais plus dans le sois disant socialisme. »

Sans surprise, les attentats du 13 novembre entraînent un repli identitaire chez mon oncle.

Mais pour mon oncle, il existe un autre responsable de son mécontentement : l’immigration. Selon Gérard il est plus urgent de s’occuper des « milliers de sans-abris Français » que des migrants. L’extrême pauvreté, tonton la dénonce chaque année. L’immigration aussi. Sans surprise, les attentats du 13 novembre entraînent un repli identitaire chez mon oncle. Dans les mois qui suivent, il partage par exemple l’étendard tricolore, rappelle en commentaire avoir fait son « service militaire sous ce drapeau » et diffuse une photo dénonçant « l’invasion » que subirait la France. Invasion, le mot reviendra plusieurs fois sur le profil de mon tonton, avant de curieusement disparaître avec son engagement auprès du mouvement des gilets jaunes. Sa colère va alors se diriger contre les élites.

« Il paraît que l’on est moins nombreux »

Dès le mois d’octobre 2018, alors que les gilets jaunes n’existent pas encore, les signaux faibles de leur émergence se multiplient. Jacline Mouraud, le premier visage du mouvement, affiche sa mine sévère sur le profil de Gérard. Dans sa vidéo virale, elle prend à partie Emmanuel Macron avec véhémence. « Vous nous avez tous faits acheter des véhicules diesel, parce que soi-disant c’était moins polluant à une époque. C’était pas vous mais on s’en fou, c’est vous notre interlocuteur aujourd’hui. »

Quelques jours plus tard, il partage un appel à la manifestation « pour une baisse des prix du carburant à la pompe », première cause commune des gilets jaunes. Une date est fixée : le 17 novembre, date de l’acte I. Ce jour-là, Gérard rejoint les gilets jaunes et bloque le rond-point de son village. Il publie une photo. « Malgré la pluie il y a du monde. Faut braver la pluie et montrer son mécontentement ». Sans être un grand politologue, mon oncle vise juste : « C’est que le commencement. » Quatre jours plus tard, ses photos de profil et de couverture se parent elles aussi d’un gilet jaune.

Contrairement à une partie de la presse, il a, dès les premiers rassemblements, abondamment partagé le flot insupportable des violences policières.

Si l’indignation des gilets jaunes se dirige vers les classes dirigeantes, c’est sans conteste Emmanuel Macron qui l’emporte dans la catégorie très prisée de personnalité la plus détestée par mon tonton. Ce « gros mito » qu’il accuse de « mépriser le peuple français » avant de railler en décembre qu’il est « facile de changer de vaisselles et mettre une belle piscine alors le peuple se serre la ceinture ».

Pas un grand admirateur de BFM TV non plus, il relaie les appels à rejeter la chaîne hors des ronds-points. Au fil des semaines, il émet des doutes, comme une partie du mouvement, sur la baisse de mobilisation annoncée chaque samedi. « Il paraît que l’on est moins nombreux d’après les médias mdr ». Contrairement à une partie de la presse, il a, dès les premiers rassemblements, abondamment partagé le flot insupportable des violences policières qui se succèdent à grands coups de matraques. Et si tonton était un lanceur d’alerte qui s’ignore ?

Hyperactivité numérique

Les directs de Rémy Buisine, les vidéos de RT, le RIC et les pétitions, dont l’une d’elles réclame tout bonnement la destitution du président de la République fin avril. Tout est sur le profil Facebook de Gérard. S’il raconte le déroulement des gilets jaunes, son profil illustre aussi ses excentricités, à l’image des contenus de la page « Partage Info Police », dont il est friand. Créée depuis plusieurs années pour défendre la cause des policiers, elle dénonce aussi tout le long du mouvement les violences policières subies par les gilets jaunes, s’essayant à un impossible grand écart. Une photo partagée par l’administrateur de la page va même jusqu’à blâmer les « moutons bleus », leur rappelant que « le peuple se bat aussi pour vous ».

Parfois, Gérard partage tellement qu’il ne s’y retrouve plus. Gérard, c’est 94 publications du 27 novembre au 31 novembre, dont 39 images et 24 vidéos. Alors, les doublons se multiplient parmi le millier de publications qu’il a accumulé depuis octobre. Le 21 et le 23 novembre, il partage la vidéo de Jean Lassalle affublé d’un gilet jaune dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. En février, puis en avril, il invite à partager une photo de Macron « pour tous ceux qui n’ont pas voté pour lui. »

Dans sa frénésie, les fausses informations aussi se multiplient et sans être omniprésentes, elles sont bien visibles. Fin novembre, il en publie trois en cinq jours. Pas le temps de vérifier l’information quand on partage à longueur de journées et qu’on se méfie des médias traditionnels. Alors, Gérard fait une place sur son profil pour la vidéo d’une jeune femme persuadée que la Constitution a été suspendue et donc que « techniquement monsieur Macron ne peut pas être président de la République, il est usurpateur de la fonction publique ». Admiratif, il va même jusqu’à commenter la vidéo et souligne « son sacré courage ». Début avril, il récidive et publie un message dans lequel il suspecte le gouvernement d’empoisonner les manifestants. « Je préconisés à toutes les personnes qui ce font gazé toutes les semaines de faire une prise de sang pour voire si il n y a pas de substances illégales dans et gazé et si c est le cas faire un collectif pour porte plainte contre macron et castaner pour empoisonnement. »

Alors qu’il a longtemps valorisé la police comme un rempart face à la « racaille », il dénonce aujourd’hui « le métier de la honte ».

À l’image de la page Partage Info Police, Gérard peut paraître par moments contradictoire. Après près avoir partagé le discours de Jacline Mouraud, il partage une photo d’elle la bouche scotchée avec le message suivant : « cette femme ne représente pas les gilets jaunes, partage si tu es d’accord ». Après avoir fait part durant des années de sa méfiance face à l’immigration d’origine musulmane, il partage une photo d’une femme voilée nommée Myriam apportant un couscous à des gilets jaunes et la félicite. Mais le plus grand retournement de tonton est son estime, sans cesse dégradée, pour le travail des forces de l’ordre. Alors qu’il a longtemps valorisé la police comme un rempart face à la « racaille », il dénonce aujourd’hui « le métier de la honte ». Ce revirement n’est pas toujours compris par ceux qui ne soutiennent pas le mouvement. Échangeant avec son frère par commentaires interposés, il nuance sa position en février. « Je tiens à m excuser auprès de certains de propos que j’ai dit sur le coup de la colère à l’encontre des forces de l’ordre ». Un ton diplomate qu’il ne gardera pas longtemps, puisque sa rancœur envers les violences policières, visiblement trop forte, éclatera de nouveau quelques jours plus tard.

Une posture inclassable

La grogne de mon oncle échappe aux grilles de lectures politiques traditionnelles. Il partage des vidéos du Média, proche de la gauche radicale, mais aussi celles du député insoumis François Ruffin, d’Olivier Besancenot et du couple de sociologues les Pinçon-Charlot, connu pour son engagement auprès de la gauche radicale. Et en parallèle, il s’informe aussi à l’extrême droite via TV Libertés et partage une vidéo de Vincent Lapierre, un ancien proche de Soral qui se serait récemment brouillé avec lui.

Malgré sa défiance envers les médias, il se soucie des journalistes frappés dans les manifestations et s’intéresse aussi à des articles de la presse traditionnelle. Pas franchement communiste, Gérard partage même le 24 avril une interview de Gaspard Glantz réalisée par le journal L’Humanité. Avec l’émergence de Brut et de RT, les gilets jaunes et les réseaux sociaux ont changé la manière dont Gérard s’informe. Mais RT ne l’a pas encore détourné de la grande messe du 20 heures, même s’il est devenu méfiant. Quand le JT du 18 janvier annonce une probable hausse du pouvoir d’achat des Français en 2019, mon oncle préfère en rire : « d’après tf1 on va gagner 850 euros par an mdr ». Et dès le 1er mai, il estime, à raison, que les gilets jaunes n’ont pas pris d’assaut l’hôpital de la Piété Salpêtrière.

Sans être un grand tribun, il sait trouver les mots quand il s’agit de résumer avec simplicité et efficacité son combat.

À l’image d’un mouvement qui se revendique sans leader, peu de figures émergent du profil de Gérard. Fin janvier, il partage la vidéo de Jérôme Rodriguez, qui, après un tir de LBD perd l’usage de son œil gauche. Mais les rares figures qui émergent ne le font que temporairement. S’il dénonce la corruption avérée ou prétendue des politiciens, Gérard ne porte pas non plus les syndicats dans son cœur car ils « ne valent pas mieux que nos hommes politiques », commente-t-il sur son propre statut. Cette ligne non-partisane, tonton la rappelle plusieurs fois, comme si certains semblaient en douter. Et sans être un grand tribun, il sait trouver les mots quand il s’agit de résumer avec simplicité et efficacité son combat : « je ne suis pas révolutionnaire ni anarchiste ou tout autre je suis pour la justice ».

*Le prénom de mon oncle a été modifié

 

L’échec du macronisme en France

https://www.flickr.com/photos/european_parliament/27646034128
© Parlement européen

Le 14 mai 2017, Emmanuel Macron prenait ses fonctions de président de la République française. Deux ans plus tard, nous pouvons réaliser que le nom de Macron sera associé à la répression. Sans doute cet homme a-t-il voulu, veut-il encore s’illustrer autrement, par ses valeurs, par ses talents, par son programme dont il est fier. Mais l’histoire est cruelle et, comme le disait Merleau-Ponty : « Le politique n’est jamais aux yeux d’autrui ce qu’il est à ses propres yeux […]. Acceptant, avec un rôle politique, une chance de gloire, il accepte aussi un risque d’infamie, l’une et l’autre imméritées. » Sans nous arrêter à ce sentiment d’injustice, il est temps pour nous d’analyser, au-delà d’une personne, l’échec du macronisme. Par Jean-Marc Ghitti, philosophe, professeur agrégé et docteur, auteur aux éditions de Minuit et aux éditions du Cerf. Il a écrit récemment un essai : Gilets jaunes, un signe de notre temps (Améditions, janvier 2019).


L’élection n’aura pu suffire à garantir la légitimité d’un homme, sorti par traîtrise de son propre camp, et qui ne pouvait se prévaloir ni d’une carrière politique antérieure, ni d’un ancrage dans l’histoire (aucune expérience à mettre en avant et aucun héritage idéologique à prendre en charge). Déclaré vainqueur d’un double vote marqué par le retrait inattendu du président en exercice, par une campagne médiatique contre le candidat favori et par la peur panique de l’extrême droite, il n’a recueilli qu’un nombre de voix limité sur son nom. Il n’en a pas moins bénéficié d’une majorité parlementaire écrasante. Sans tenir compte de ce concours de circonstance, il s’est enivré de la situation. Il n’a pas compris que son pouvoir signifiait, non pas le signe de son destin personnel, mais la pathologie de nos institutions qui appelait une réforme immédiate. La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

En France, les réussites, même hasardeuses, attirent toutes sortes d’opportunistes ! Le jeune président a réuni autour de lui tous ceux qui mettaient leur réussite personnelle au-dessus de leur enracinement politique et étaient prêts à trahir leur appartenance. Le macronisme a pu donner à certains l’illusion d’être un centre politique. Mais, du centrisme, il ne partageait aucune valeur. Il aura été plutôt un conglomérat de carriéristes sans foi ni loi pour qui le ni droite ni gauche n’était pas un désir gaullien de se placer au-dessus des partis, ni même une sagesse inspirée par la modération et la juste mesure, mais bien le désir inquiétant d’en finir avec la politique au nom d’un pragmatisme à courte vue, d’un économisme libéral sans valeur et d’un individualisme de la réussite personnelle. La nouvelle équipe a cru pouvoir réduire la démocratie à quelques consultations électorales espacées le plus possible dans le temps.

C’est sur cette base que le macronisme a séduit la bourgeoisie branchée des grandes villes, en lui offrant un miroir jeune et dynamique en quoi elle a pu narcissiquement se reconnaître et s’aimer. Les salles de rédaction de la grande presse parisienne, parfaite expression de cette bourgeoisie, ont alors mis les moyens médiatiques au service du gouvernement macronien, et d’autant plus facilement que les propriétaires affairistes de ces organes y trouvaient également leur compte. Sur cette base sociologique ainsi confortée, le macronisme s’est pris pour la France sans douter le moins du monde de sa légitimité.

Il est alors apparu tout à fait normal au président de prendre la position de chef de l’exécutif, laissant du coup vacante sa fonction la plus noble et la plus délicate : celle de gardien de la cohésion nationale. On l’a vu adopter sans réflexion une conception activiste de la politique en faisant passer à marche forcée tout un train de mesures sans prendre le soin ni les expliquer, ni d’y associer les acteurs politiques du pays, écartant les maires, les syndicats, la deuxième chambre et tous les autres relais. Or, gouverner ne signifie pas appliquer un programme à la lettre, sans tenir compte ni des circonstances, ni des oppositions, ni du débat parlementaire, ni de la capacité des gens concernés à mettre en œuvre des ordres venus d’en haut. En marche a pensé pouvoir conduire, sous la houlette d’un président activiste, une transformation autoritaire du pays par la force de la contrainte juridique.

L’échec du macronisme en France, c’est que ce dispositif politique, sociologique et juridique a été brusquement arrêté par le réveil de la population au travers du mouvement des gilets jaunes. La France ne s’est pas laissée réduire à cette fausse représentation de soi et ne s’est pas identifiée à cette image par laquelle on a voulu la manipuler.

L’affaire Benalla, dès la première année du quinquennat, constitue le premier signe de déclin précoce du macronisme. Là où il y a de l’humain, il y a de l’inconscient ! Ce président ivre d’orgueil ne clamait si fort sa légitimité que parce qu’il n’en était pas convaincu lui-même. C’est ce qu’il avouait dans ses maladresses, lapsus et actes manqués, dont le plus significatif aura été, dans l’affaire Benalla, cette fanfaronnade : « Qu’ils viennent me chercher ! » Comment mieux dire qu’inconsciemment il ne se sentait pas à sa place à l’Élysée ? Formule malheureuse, que les forces les plus invisibilisées du pays ont pris à la lettre, en se mettant en marche sur le palais présidentiel et en marchant, semaine après semaine, à seule fin de moduler une unique revendication : Macron dégage !

Le macronisme aurait peut-être encore pu reconnaître dans le mouvement contestataire le retour de son propre refoulé. Quand la réalité sociale et historique d’un pays est déniée et rendue invisible par l’aveuglement des ambitieux, il est forcé, par une loi nécessaire et sans exception, qu’elle revienne se manifester avec angoisse et violence. Mais la négation et le recouvrement du pays réel est si essentiel au macronisme qu’il n’a pas pu s’en départir. Il a voulu finasser et faire des distinctions qui n’ont pas lieu d’être entre les violents, les manifestants pacifiques mais actifs et les soutiens passifs du mouvement. Le propre d’un mouvement social, c’est que ces trois catégories sont liées et solidaires. Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

On a vu alors le macronisme entrer dans un processus de radicalisation dont les différents signes sont devenus repérables au fil des semaines : le recours à la violence, le mensonge et la manipulation, le resserrement de la secte autour de son gourou. Peu à peu tous les masques sont tombés. Le gouvernement de la France, apeuré, aux abois, s’est enfoncé dans une dérive sectaire mettant en scène son chef adulé lors d’une tournée médiatique nommée « Le grand débat. » Les organes de la presse officielle ont montré leur vrai visage : ils se sont livrés à une manipulation de l’information et l’opinion, se comportant en pures et simples relais de la communication gouvernementale, tentant de faire diversion en parlant d’autre chose comme il est de stratégie habituelle en période de troubles, et allant jusqu’à colporter des mensonges d’État. On n’a pas craint de recourir à des manœuvres d’intimidation contre l’opposition politique et contre la presse indépendante : perquisitions, plaintes, disqualification de la parole dissidente. On a fait voter, en urgence, des lois de police et on a instrumentalisé l’institution judiciaire, en lui donnant des consignes de sévérité exceptionnelle, au mépris de la séparation des pouvoirs. Mais surtout, tout au long de ce mouvement de radicalisation, le macronisme s’est historiquement et définitivement associé à la répression politique. Si bien que désormais, quels que soient les soubresauts par lesquels il pourra encore se maintenir au pouvoir, le macronisme porte la marque indélébile d’un recours à la violence qui en signe l’échec.

Édouard Louis : « Toutes les grandes littératures ont été des littératures de la réalité »

Copyright : Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la mise en scène au Théâtre de la Colline de son texte “Qui a tué mon père ?” LVSL a rencontré Édouard Louis. Éminemment politique, son œuvre possède une acuité particulière à l’heure des gilets jaunes. Aussi, cet entretien a été l’occasion de revenir sur le rapport entre les dominants et les dominés, le champ politique et ce que sa littérature comporte d’engagé. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Pierre Migozzi, retranscrit par Tao Cheret.


LVSL – Concernant votre pièce de théâtre, pourquoi avoir fait ce choix du passage de l’écrit au théâtre ? Ce monologue est-il selon vous un format adapté pour exprimer ce que vous aviez voulu dire en écrivant Qui a tué mon père ?

Édouard Louis – J’avais envie d’écrire un texte sur mon père. Il s’agit du point de départ du livre. Il y a quelques années maintenant, j’ai revu mon père, que je n’avais plus revu depuis que j’étais parti du petit village dans le nord de la France, duquel j’avais fui, pour me réinventer comme gay, comme écrivain à Paris. Je suis revenu vers mon père et, quand je l’ai vu, j’ai vu son corps totalement détruit. Mon père était pourtant quelqu’un de très jeune. Il n’avait pas de maladie importante.

J’ai eu envie d’écrire sur ce qui avait produit l’état de son corps et ce qui avait mené à cela, en ayant à l’esprit que c’est par sa place dans le monde, que c’est parce que c’est un homme des classes populaires qu’il a ce corps-là aujourd’hui. J’ai essayé d’écrire et je n’y arrivais pas, je butais sur l’écriture du livre. Et un jour, Stanislas Nordey a organisé une lecture d’Histoire de la violence au Théâtre National de Strasbourg, qu’il dirige.

J’y suis allé, et là-bas on s’est rencontrés, on a mangé ensemble – avec Falk Richter, d’ailleurs – et on a discuté. Il m’a dit que si un jour je souhaitais écrire quelque chose pour la scène, lui il aimerait alors beaucoup en faire quelque chose. Quand Stanislas m’a dit ça, ça m’a donné l’impulsion d’écrire ce texte sur mon père, justement parce que je ne trouvais pas la forme appropriée, que je ne trouvais pas le ton approprié.

J’ai alors écrit ce texte pour la scène, pour l’oralité. L’écrire me permettait aussi de trouver une autre forme pour parler des sujets dont j’avais envie de parler : la violence sociale, le racisme, l’exclusion, la domination. C’est comme cela que l’écriture du texte est partie.

“Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses.”

LVSL – Qui a tué mon père était donc secrètement une pièce de théâtre à l’origine ?

Édouard Louis – Oui, lorsque je l’écrivais je pensais au théâtre pour Stanislas. C’était très clairement un texte pour lui et pour la scène. Et même avant que je décide d’écrire pour le théâtre, je pensais déjà à cela. Quand j’ai publié En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, je parlais déjà des sujets dont j’avais envie de parler ; de la pauvreté, de l’exclusion sociale, du racisme, de l’homophobie, de la violence de la police, etc. Mais j’avais l’impression que très souvent, dans le champ culturel, beaucoup de personnes qui lisaient mes livres s’acharnaient à ne pas voir ce que j’essayais de dire, de montrer.

Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses. La meilleure critique qu’on peut vous faire, par exemple pour un film ou pour un livre, c’est qu’on vous dise que tout est suggéré, que rien n’est dit, que ce n’est pas du tout didactique. Il y a cette façon de valoriser le fait de ne rien dire. Le fait de ne pas s’affronter au monde social, à la réalité, à la violence. Pour écrire des livres qui s’affrontent pourtant directement à ces sujets-là, je ressentais toujours une sorte de frustration avec ces gens qui me disaient que mes livres parlent de violence sociale, de racisme, d’homophobie mais que ce qu’ils ont aimé c’est le style, la construction.

Je me suis dit que ce n’était pas anecdotique et que ça révélait cette façon du champ culturel de fonctionner. Et cette manière de toujours dénier cette réalité devant laquelle on est mis. Je me suis demandé comment il était possible d’inventer une forme littéraire qui empêcherait la lectrice ou le lecteur de ne pas ne pas voir ce qui est directement dit. La forme théâtrale m’a permis cela, de produire quelque chose de plus direct, de plus court, de plus confrontationnel.

Quelque chose qui met la lectrice ou le lecteur plus directement en face de ce qui est dit. Il y a aujourd’hui, et je l’ai beaucoup dit au moment de la sortie de Qui a tué mon père – c’était important pour moi –, beaucoup de stratégies qui sont mises en place dans le monde pour ne pas voir. De là, j’en suis vite venu à la conclusion que l’idée de littérature engagée est une idée qui n’est aujourd’hui plus suffisante. La littérature engagée telle que Sartre ou Beauvoir l’ont portée pendant leur vie. Car la situation dans laquelle on est n’est plus la même. Les livres ne sont plus censurés comme l’étaient les livres de Jean Genet et Violette Leduc ; des chapitres entiers coupés, qui ne pouvaient pas être publiés, des textes qui étaient empêchés d’exister. Or aujourd’hui, c’est possible de publier à peu près ce que l’on veut.

Si on a le droit de dire à peu près tout, à partir de ce moment-là les gens inventent des stratégies pour ne pas être confrontés à ce qui est dit. Il s’agit donc de se trouver une forme littéraire, poétique et esthétique qui va au-delà de cela. Quand Sartre parle de littérature engagée, il dit quelque chose comme « Je présente une réalité » – par exemple le racisme, par exemple la domination masculine –, « et au moment où je fais cela je fais appel à la liberté du lecteur ou de la lectrice car je le ou la confronte à la liberté de faire quelque chose ou de ne rien faire ».

Je me suis dit que c’est le contraire qu’il faut faire : ce n’est pas confronter la personne à la possibilité de voir ou de ne pas voir, c’est trouver une forme qui force la personne à voir ce que vous êtes en train de dire. Ce n’est donc pas produire un moment de liberté, c’est suspendre la liberté pendant un moment donné pour faire en sorte que la personne qui est en train de vous lire ne tourne pas la tête, ne détourne pas le regard. Pour moi, c’est l’idée d’une littérature de confrontation, qui viendrait après la littérature engagée. Je pense que le théâtre m’a permis cela encore plus que les romans.

LVSL – Effectivement, à moins de sortir de la salle, au théâtre ce que l’on voit et ce que l’on entend nous est imposé. C’était bien ce que vous souhaitiez, qu’on soit confrontés directement.

Édouard Louis – À partir du moment où on est face au texte, on doit s’affronter à ce que le texte dit. Et même si on n’est pas d’accord, le texte nous force à dire qui on est. C’est en finalité cela l’enjeu. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est quand il y a des réactions au texte de Stanislas qui disent que la pièce parle de la réalité, de la réalité sociale, alors que l’art n’a rien à voir avec la réalité sociale, que l’art c’est la fable, la narration, l’histoire.

Ainsi, même quand ils ne sont pas d’accord ils sont forcés à dire ce qu’ils sont vraiment. Pour moi, un geste littéraire important doit être comme un geste politique important : c’est un geste qui consiste à forcer les gens à dire qui ils sont. Un peu comme le mouvement des gilets jaunes qui force une partie des classes dominantes à dire qui elles étaient, à dire clairement tout leur mépris des classes populaires, leur haine des classes populaires, leurs pensées moqueuses, méprisantes à leur égard. Toutes les choses qui existaient déjà mais qui n’étaient pas dites.

Et tout d’un coup le mouvement apparaît et produit une sorte d’effet de psychanalyse sociale qui fait que les individus sont forcés à dire qui ils sont. Cependant je ne pense pas qu’un mouvement, un texte, une œuvre littéraire, un mouvement politique, un mouvement social puisse transformer tout le monde. Mais au moins il met dans une situation où l’on doit dire qui l’on est. À partir du moment où l’on voit qui les gens sont, il est plus facile de les affronter, d’affronter le monde. Il y a une dimension confrontationelle au théâtre qui est peut-être plus grande que dans un livre.

LVSL – Il y a une sorte de vérité profonde de votre texte qui émerge d’un coup et qui illustre ce que vous aviez pensé comme un texte de théâtre. Ce n’est plus seulement un écrit mais une parole qui est portée par un corps, une présence physique à laquelle on ne peut pas échapper.

Édouard Louis – Exactement, il y a quelque chose d’important dans le fait de confronter les gens à la réalité sociale, à la réalité mauvaise du monde.

LVSL – Peut-on considérer que la pièce est un prolongement de l’expérience de lecture originelle ou est-ce un rapport nouveau à l’œuvre, ou encore est-ce sa vraie existence ?

Édouard Louis – Il y a forcément une part d’interprétation puisque c’est une adaptation de Stanislas Nordey. Mais c’est ce que je voulais. Pour moi, il y a quelque chose de très beau, de presque poétique dans le fait d’être adapté par quelqu’un. Au moment où vous êtes adapté, c’est quelqu’un d’autre qui vient prendre votre histoire à votre place, qui vient porter votre histoire à votre place. C’est quelque chose que j’avais thématisé au moment de la sortie d’Histoire de la violence. Pour moi, il y a quelque chose de très émancipateur à voir son histoire portée par les autres.

Dans Histoire de la violence, je parle d’un viol, d’une agression sexuelle, d’une situation violente, et je raconte qu’après, quand je suis amené à devoir parler de cette histoire encore devant la police, devant des médecins, devant des juges, devant des avocats, qu’il faut en parler encore et encore, à ce moment-là je demande pourquoi est-ce moi qui doit porter cette histoire alors que je n’ai pas choisi de la vivre. Que j’ai le droit au repos. Il y a un droit presque ontologique et politique au repos.

“On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies.”

Je pense que, plus généralement, nous n’avons pas choisi ce qu’on a vécu dans nos vies, nous n’avons pas choisi les souffrances qu’on a vécues. On ne choisit pas d’être femme, on ne choisit pas d’être juif, on ne choisit pas d’être arabe, on ne choisit pas d’être gay. On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies. Si on pense en ces termes-là, on peut penser qu’il y a quelque chose de très beau quand quelqu’un vient porter nos histoires à notre place, nos souffrances à notre place, nos discours à nos places. Pour moi, c’est cela qui se passe au moment où je vois la mise en scène de Stanislas Nordey.

Je me dis : « Là, ce n’est plus mon problème, c’est le sien ». Évidemment, il a des interprétations différentes et des manières de penser et d’être, d’incarner le texte de manière différente, mais il y a quelque chose d’émancipateur dans le vol. Ce n’est pas un discours qui est très employé aujourd’hui. On a plutôt tendance à penser la violence de l’appropriation, la violence de parler à la place des autres, mais je pense qu’on peut aussi articuler cela à cette question-là, de penser les choses comme ça. Je me souviens que quand Thomas Ostermeiera adapté Histoire de la violence à Berlin, des gens l’avaient critiqué parce qu’il est hétérosexuel. Des gens avaient dénoncé qu’un hétérosexuel porte les problèmes d’un gay.

Moi j’avais répondu que ça ne me posait pas de problème. La question que je me pose est la vérité. Ce qu’il dit est-il vrai sur ce que c’est que d’être gay, sur la violence que les personnes LGBT subissent ? Ou est-ce caricatural, ou cela produit-il de la violence sur eux et sur elles ? La question pour moi n’est pas qui parle mais qu’est-ce qu’on dit. Est-ce du progrès et de l’émancipation ou est-ce du côté de la violence ? Cela devrait être un des seuls axes pour résoudre cette question.

LVSL – Si vous deviez écrire Qui a tué mon père aujourd’hui, écririez-vous la même chose avec le contexte des gilets jaunes ?

Édouard Louis – C’est difficile à dire, je ne peux pas savoir comment le projet littéraire se mêlerait à ce que j’essaie de faire, de penser. Ce qui est sûr, c’est que quand on écrit il faut savoir être interpellé par la réalité. Cela ne veut pas dire forcément écrire sur la réalité, sur exactement ce qui en train de se passer, mais se confronter au monde, confronter sa pratique artistique au monde.

Avant les gilets jaunes, avec Qui a tué mon père et mes livres d’avant, je me posais toujours cette question-là. Étant donné le corps de mon père, étant donné le niveau de violence sociale, étant donné le niveau de violence raciste envers les migrants et les migrantes en France aujourd’hui, étant donné ce que vit la communauté LGBT, je me demandais comment et quoi écrire par rapport à cela. Ce qui m’étonne beaucoup, c’est qu’il y a beaucoup d’auteurs qui écrivent sans avoir honte de ce qu’il se passe dans le monde.

“Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ?”

Il y a tout un pan de la littérature qui se consacre à une petite fraction de la bourgeoisie culturelle, qui parle de petits problèmes de la bourgeoisie blanche, culturelle, des villes. Je me demande toujours comment on peut écrire sur cela sachant ce qu’il se passe pour les migrantes et les migrants, sachant ce qu’il se passe pour les personnes LGBT, sachant ce qu’il se passe pour les Noirs en France. Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ? C’est pour moi un mystère. Cela me fait penser au début de La douleur de Marguerite Duras.

Elle reprend les notes qu’elle a prises pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui parlent de la guerre, de la violence, du retour de l’homme qu’elle aimait, qui revient des camps de concentration. Elle a cette phrase très belle : « La littérature me fait honte ». Il faut savoir interroger sa pratique littéraire à partir du monde. Quand on y pense, tous les livres qui restent sont les livres qui ont fait cela. Claude Simon écrit sur la guerre, Marguerite Duras écrit sur la colonisation, Faulkner a écrit sur les pauvres blancs des États-Unis, etc. Pour moi, toutes les grandes littératures ont été des littératures comme ça, de la réalité.

LVSL – A la fin de Qui a tué mon père, vous faites du « name and shame ». Cela fait penser à ce que François Ruffin avait fait à l’Assemblée nationale, et qui lui avait été reproché par certaines personnes. Beaucoup de vos références sociologiques sont anglo-américaines. Avez-vous l’impression que toutes ces références sont bien perçues en France, tant dans le champ universitaire que dans le champ politique?

Édouard Louis – Je ne sais pas. Je sais que pour les gens qui lisent, la référence ne se pose pas de manière aussi frontale. Après, ce qui m’a beaucoup frappé, et je m’y attendais, c’est quand j’ai publié Qui a tué mon père et qu’on me reprochait de nommer des gens. On disait que c’était le retour des listes, que c’était violent. J’ai l’impression d’avoir dit cette phrase dix fois dans ma vie, mais c’est vraiment ici la perception différentielle de la violence. Les gens sont violents et, si vous les dénoncez, c’est vous qui êtes violent plutôt qu’eux.

C’est exactement ce qu’il se passait avec « Balance ton porc » ou « Me too ». Des femmes ou des personnes LGBT – majoritairement des femmes – dénonçaient des violences sexuelles. Or, ce qui était violent était de dénoncer et non pas les violences sexuelles elles-mêmes. En publiant Histoire de la violence et En finir avec Eddy Bellegueule, où je parlais en grande partie de la violence dans les classes populaires de mon enfance, où je parlais d’homophobes, de racistes, de personnes qui ont voté pour le Front National, je disais qu’à travers ces livres j’essayais de comprendre pourquoi.

Pourquoi les gens étaient racistes, pourquoi une grande partie des gens votaient pour le Front National, pourquoi il y avait de l’homophobie, et on me disait : « Ah mais tu essaies de comprendre, et si tu essaies de comprendre tu veux excuser alors qu’en fait, quand on est homophobe on est responsable, quand on est raciste on est responsable, quand on commet un acte de violence sexuelle on est responsable ».

Quand Qui a tué mon père est sorti et que j’ai parlé de la violence des décisions de Macron, de Chirac, de leurs décisions politiques et la manière dont elles ont impacté le corps de mon père, les mêmes personnes du champ culturel me disaient que c’était plus complexe que cela, que ce n’est pas de leur faute, qu’ils sont pris dans un système, que les décisions que prennent les femmes et les hommes politiques ne sont pas vraiment leurs décisions, etc.

Il y a un double système dans lequel il y a des excuses sociologiques pour les dominants, mais jamais pour les dominés. Les dominés sont toujours responsables et les dominants sont pris dans un système. Si vous dites, comme je l’avais dit à un moment avec Geoffroy de Lagasnerie dans un texte que j’avais publié avec lui, qu’au moment où il y avait eu la série d’attentats en France il fallait comprendre quel système était à l’origine de cela, on nous a attaqués en nous disant que nous voulions excuser les terroristes. Alors que moi, quand je dis que quand un gouvernement supprime une aide sociale cela produit une violence sur le corps des gens, le corps de mon père, on me rétorque que c’est plus complexe que cela.

L’idée de complexité est ici utilisée pour masquer quelque chose, pour ne pas penser. Une pensée complexe peut être une pensée qui mène à dire quelque chose de simple. Le travail demandé à Simone de Beauvoir pour pouvoir dire que la société est structurée par la domination masculine peut paraître simple, mais en fait le travail demandé pour mettre cela à jour est quand même quelque chose de complexe. Et on peut penser le contraire : plus les gens ont du pouvoir et plus ils sont responsables.

Avoir de l’argent, du capital culturel, du capital symbolique, du capital institutionnel c’est avoir la possibilité de faire des choses ou de ne pas faire de choses. Il y a une forme de misérabilisme des dominants, qui parviennent à faire croire aux autres que ce n’est pas de leur faute. Hier, après la pièce, je prenais un verre avec des amis dans un bar. On parlait politique avec le serveur, que l’on connaît. Il disait qu’il n’aimait pas Macron mais que, de toute façon, il ne peut rien faire. On voit bien que ce système bénéficie aux personnes qui ont le pouvoir, de faire croire qu’elles ne l’ont pas.

C’est très bizarre, cette fable du pouvoir, de faire qu’on n’a jamais le pouvoir. Il y a des moments dans l’histoire où l’on voit pourtant très bien qu’ils ont le pouvoir. Par exemple, quand Angela Merkel accueille un million de migrants en Allemagne. Tout le monde aurait dit que c’est impossible. Un autre exemple est Donald Trump, qui fait toutes les choses que l’on aurait pensées impossibles avant. Qui casse tout, qui prend toutes sortes de décisions possibles et improbables. C’est d’ailleurs assez inquiétant, cette idée que l’extrême-droite, ou la droite, a compris cela.

LVSL – Aller au théâtre, cela coûte de l’argent et en l’occurrence la pièce est plutôt jouée à Paris. En plus, dans vos livres il y a pas mal de référence à des auteurs, donc il faut un certain capital culturel pour y avoir pleinement accès. Les personnes que vous décrivez ne sont pas celles qui lisent vos ouvrages.

Édouard Louis – C’est un peu le paradoxe éternel. A partir du moment où vous écrivez pour les dominés, pour les gens qui sont la cible de la violence sociale, il y a toutes les chances pour que ces personnes-là ne vous lisent pas. Justement parce que la violence sociale les exclut du champ de la culture. Je pense qu’il ne faut pas renoncer à une forme d’exigence littéraire, une forme d’exigence théorique, à une forme d’exigence dans le propos quand on fait une œuvre, parce que la réalité est complexe et qu’elle a souvent besoin d’un discours assez complexe pour l’analyser.

Si l’on renonce à cette complexité, on renonce à analyser le monde. Et si on renonce à analyser le monde, on ne comprend pas comment il est et on ne le change pas. Je pense que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a changé beaucoup de choses dans la vie de ma mère et justement parce que c’est un livre exigeant, qui repensait à ce moment-là tous les rapports hommes-femmes, les rapports du genre, de domination et de violence masculine. Peut-être que si Simone de Beauvoir avait essayé de faire un livre plus facile d’accès, cela n’aurait pas marché parce qu’elle n’aurait pas eu ce pouvoir d’analyse du monde social.

Après, pour ce qui est du prix, on peut toujours le voler ! (rire) Les libraires vont me tuer si je dis ça, parce que la plupart d’entre eux galèrent. Ce qui m’a beaucoup frappé c’est que beaucoup de gens qui ont lu Qui a tué mon père n’avaient pas lu les livres d’avant, qui étaient peut-être plus intimidants par leur taille tandis que celui-ci était fait pour la scène, donc plus petit. Ce sont des choses qui paraissent toujours trop triviales et pratiques, mais il faut toujours se poser cette question.

Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier dit toujours qu’il ne peut pas faire des pièces de cinq heures parce qu’il sait qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui ont un travail dur et qui vont au théâtre, et que s’il fait des pièces de cette longueur-là il limite encore plus la possibilité pour ces gens-là de venir. Cela paraît presque anecdotique alors qu’en termes de rapports sociaux, de violence sociale, c’est très important.

Je m’en suis rendu compte avec Qui a tué mon père. Quand je vais manifester, quand je vais dans des mouvements sociaux, je vois des gens qui ont lu ce livre et pas les autres. La question du format des textes est donc aussi une question qui est importante car elle permet de s’adapter à différents publics. Je pense que Sartre, quand il écrit L’être et le néant, n’a pas le même public que quand il publie L’existentialisme est un humanisme. Ces questions-là ne doivent pas être trivialisées. Quand on est une auteure ou un auteur, on doit avoir cette responsabilité de pouvoir produire plusieurs types de textes pour avoir plusieurs types de publics.

LVSL – Votre création adopte les codes d’un art qui est quand même majoritairement à destination des dominants. Ou, du moins, celui d’un milieu socio-culturel aisé et urbain. Pensez-vous que ceux qui vous lisent comprennent nécessairement la dimension politique de votre œuvre et que cela agit sur leur conscience ?

Édouard Louis – Je pense que ce n’est pas tout à fait juste. Le théâtre, par exemple, c’est un lieu où des personnes viennent en groupes scolaires, donc il y a quand même des publics hétérogènes. En tous cas pas aussi homogènes qu’on ne le croit. Mes premiers contacts avec la littérature ont été des contacts par le théâtre, parce que le collège et le lycée m’y emmenaient. Tout à coup, je voyais et j’entendais des textes que je n’aurais jamais entendus ou lus parce que personne ne lisait dans ma famille. Et puis, comme je le disais, il y a une sorte de paradoxe duquel on ne peut pas sortir. Il ne faut pas poser les questions en ces termes-là.

Mais en même temps je crois qu’il est aussi possible de produire un art – cela peut prendre du temps – qui permette aux gens de se reconnaître. Je me souviens que, quand j’étais enfant, ma mère qui ne lisait pas de livres, qui n’a jamais eu la chance et la possibilité de faire des études, disait toujours qu’elle savait qu’Emile Zola était de son côté. C’était bizarre, mais quand je rentrais avec un livre de Zola à la maison, elle disait : « Ah, lui il était de notre côté ». Du côté de l’ouvrier. C’était des auteurs qui avaient réussi à créer des images qui faisaient que les gens se sentaient défendus, représentés, exister. Cela passe par plein de choses, notamment des interventions. Il y a beaucoup de gens qui m’écrivent et qui me disent qu’ils enseignent mes livres dans un lycée professionnel, en Picardie ou en région PACA.

Je pense qu’il y a beaucoup plus de canaux qu’on ne le pense pour la transmission des livres. Le fait que tout le monde ne lira pas un livre est un paradoxe indépassable et que je n’entends pas dépasser parce que personne ne le dépassera jamais. Il s’agit seulement d’essayer d’aller le plus loin possible dans l’adresse à un public auquel d’habitude on ne s’adresse pas. Quand j’écris, je ne m’adresse pas au champ culturel. Je pense beaucoup plus aux mouvements sociaux, je pense beaucoup plus à mon père qu’à la critique que je vais avoir d’un grand journal. Si j’avais pensé en ces termes-là, je n’aurais jamais écrit Qui a tué mon père. Je me serais dit qu’on ne doit pas parler politique dans un livre, que la littérature n’est pas la politique. C’est d’ailleurs une critique que j’ai eue.

LVSL – Pensez-vous que cette dimension politique est comprise ? Est-elle comprise mais ignorée ou pensez-vous que finalement, notamment sur la jeunesse, elle a une certaine emprise, que votre littérature participe à une prise de conscience ?

Édouard Louis – Ce n’est pas à moi de le dire parce que ce serait arrogant. Je suis allé plusieurs fois à la pièce de Stanislas, et je vois bien que la réaction d’un public jeune est différente de celle d’un public plus âgé. Les jeunes se sentent plus connectés. Il y a aussi des gens plus âgés qui sont réceptifs au texte – je ne crois pas du tout à la valeur absolue de l’âge. Je pense par exemple que Bernie Sanders est politiquement beaucoup plus jeune que plein de gens jeunes biologiquement qui sont à La République En Marche ! et qui ont des idées thatchériennes, des années 80.

Je pense que très souvent la littérature est en retard sur les autres arts. Quand j’ai commencé à créer Qui a tué mon père, je me suis demandé ce que ça voudrait dire d’écrire le nom de Macron et de Sarkozy dans un livre. C’est vrai que ça me gênait aussi un peu. Je suis comme beaucoup de gens, je suis pris dans un état du champ et des idées de ce que doit être une œuvre littéraire. A ce moment-là, j’écoutais beaucoup de rap et je me suis dit qu’en fait, quand on pense au rap, c’est quand même un genre musical qui n’a pas peur du présent. Il parle du présent, le plus instantané, le plus urgent.

Je me suis demandé pourquoi la littérature ne le faisait pas. De la même manière que des écrivains comme James Baldwin ou Toni Morrison qui ont été influencés par le jazz. A un moment, toute une partie de la littérature américaine a été influencée par le jazz. C’est important, ces moments où la littérature se connecte à d’autres arts. Je me suis dit que si le rap le faisait, pourquoi la littérature ne pouvait pas ne pas le faire. Cela m’a donné un sentiment d’autorisation, de m’intéresser à ce que font d’autres formes d’art. Il y a un paradoxe qui est qu’à la fois c’est un livre qui peut être considéré comme très politique, mais en même temps il y a eu une forme de surpolitisation de ce livre à sa sortie.

Moi, ce je voulais dire, c’est qu’une décision de Macron, de Sarkozy, ou une non-décision, fait partie de l’histoire intime du corps de mon père autant que son premier baiser, autant que la première fois qu’il a fait l’amour. Qu’une aide sociale en moins, que 5€ en moins qui l’empêchent de se nourrir correctement, qui aurait pu interrompre cela à part Macron ?

En France, dans un régime assez pyramidal, il y a peu de gens qui auraient pu bloquer cela et faire que ça n’arrive pas. Ce que je voulais montrer, c’est que tout ceci fait partie de la vie intime de son corps. Ce n’est pas grave si dans cent ans on ne sait plus qui est Macron ou Sarkozy. Peu importe, au fond, car c’est l’histoire du corps de mon père.

Et l’histoire du corps de mon père a été déterminée par des rencontres avec des gens, des rencontres non-choisies avec des politiques qu’il n’a pas choisies. Je montre cela dans le livre. On n’est pas obligé d’avoir connu Raskolnikov pour pouvoir lire Crime et châtiment de Dostoïevski. Ce n’est pas l’enjeu. Ce qui m’importait était de raconter une histoire. Si on surpolitise le livre, on oublie alors son principe même, qui est d’intégrer la politique comme une dimension intime de mon père.

LVSL – Vous évoquez beaucoup l’auto-persuasion au sein des classes populaires. On le voit notamment dans la séquence de Noël, où votre père dit qu’il n’aime pas Noël, qu’il n’aime pas les cadeaux, mais que vous comprenez des années plus tard qu’il s’est préparé à détester la joie et le bonheur, comme si cette dimension politique qui le broie, qui va lui broyer le dos après, était quelque chose qui le faisait s’auto-convaincre que c’est son choix s’il n’est pas heureux.

Édouard Louis – Exactement. Dans le monde de mon enfance, et chez les gens des classes populaires en général, l’illusion de liberté est une des plus grandes violences. L’illusion qu’on est libre, qu’on peut faire ce que l’on veut, que l’on est maître de son destin fait qu’à la fin la vie qu’on nous a imposé, que le monde nous a imposé, nous appartient et qu’on a tout décidé. Alors qu’il est en fait beaucoup plus émancipateur de se dire que l’on n’est pas libre et qu’il faut se libérer. Pour moi, tous les mouvements sociaux – le mouvement féministe, le mouvement antiraciste – c’est ce geste-là qu’ils ont posé.

“La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale.”

On dit qu’en tant que femme vous êtes aliénée, qu’en tant que gay vous êtes aliéné, qu’en tant que noir vous n’êtes pas libre et qu’il faut se libérer. C’est pour cela que j’ai toujours été très méfiant et même hostile à toutes les formes de philosophie d’exaltation du peuple, dont on trouve une forme des plus contemporaine chez Rancière, qui consiste comme ça à exalter la liberté du peuple, la liberté des classes populaires, etc. alors qu’en fait je me rends compte que chez ma mère et chez mon père, dont je pensais qu’ils étaient libres, c’était une des manières de ne pas se libérer. Mon père pensait que tout ce qu’il avait fait il l’avait choisi. Que l’usine était son choix, qu’être meilleur était son choix, qu’arrêter l’école était son choix, alors qu’en fait c’était la société qui lui avait imposé tout cela.

Cette exaltation de la liberté, cette forme d’égalité dans les connaissances en soi, cela me paraît violent. Parce que ce n’est pas vrai, il n’y a pas d’égalité dans les connaissances. La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale. Dans le village de mon enfance, comme je le dis toujours, on pensait que c’était l’épicière du village qui était une grande bourgeoise, on pensait que c’était elle la privilégiée. C’était l’équivalent de la mère d’Annie Ernaux. Pour moi, Annie Ernaux c’était une bourgeoise. Vous imaginez ? Comment pouvez-vous construire une analyse du monde social si votre vision du monde social est aussi biaisée.

Nous n’étions jamais allés à Paris, nous n’étions jamais allés dans une grande ville. Plus je me suis éloigné du monde mon enfance, et plus j’ai eu affaire à différentes sphères, différents mondes du monde social. Je me suis alors dit que le monde social est infini. Je suis arrivé à Amiens et j’y voyais des enfants de professeurs du secondaire : j’avais l’impression que c’était l’immense bourgeoisie par rapport à mon enfance. Et puis après, je suis arrivé à Paris et là j’ai vu les enfants d’architectes à l’École Normale Supérieure. Et puis après, je suis allé à New York et j’ai vu des personnes qui ont une maison entière dans les quartiers chics de New York.

Dans  ma trajectoire, j’ai ressenti comme ça une forme d’étonnement à constater que le monde social est sans fond et que les inégalités sont sans fin. Quand vous êtes enfermé dans un village depuis plus de dix générations, comment voulez-vous pouvoir percevoir cela ? Il n’y pas d’égalité de compétence. Non, il y a une violence sociale qui fait que vous êtes privé d’un certain nombre de choses. Cela me semble beaucoup moins radical de dire cela que d’adopter une posture bourgeoise qui consisterait à dire qu’on est au fond tous à compétences égales et qu’il y a juste des compétences qui sont valorisées plus que d’autres. Non, moi je ne le crois pas et je pense que c’est très violent de dire cela. Cela participe de l’exclusion sociale.

LVSL – On voit avec le mouvement des gilets jaunes qu’il y a un peuple, qui vient de tout en bas, qui s’est dressé et qui a amené avec lui des classes qui étaient un peu au-dessus, des classes populaires voire même la classe moyenne, paupérisée. Il y a donc tout un peuple qui s’est dressé contre un État qualifié de macronien, d’État voyou, d’État corrompu. Il a nommé à sa façon l’oligarchie et, aujourd’hui on voit aussi qu’une jeunesse se dresse pour le climat et réclame la justice climatique. Il y a ainsi deux blocs sociaux extrêmement importants qui se placent contre l’oligarchie. Pensez-vous que ces deux mouvements peuvent se joindre ou y a-t-il un antagonisme générationnel qui pourrait servir l’oligarchie en divisant ce peuple ?

Édouard Louis – Je pense que tous les moments où l’on a parlé de convergence des luttes, c’était plus de la synchronisation plutôt que de la convergence. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Chaque mouvement permet à d’autres d’émerger. Chaque mouvement incarne la possibilité de se soulever. Un mouvement porte toujours deux choses : à la fois ses revendications – sociales, féministes, sexuelles, etc. – et l’image de la possibilité d’un mouvement social. Au milieu du XXe siècle, le mouvement LGBT n’aurait pas été aussi fort sans le mouvement antiraciste, par exemple. Chaque mouvement porte avec lui la possibilité d’un mouvement.

On ne peut donc qu’espérer cela : la synchronisation des mouvements, la multiplication des luttes. Il y a le mouvement Justice pour Adama, il y a les gilets jaunes, il y a le mouvement climatique, etc. Chaque mouvement porte la possibilité de l’autre. On ne peut pas se sentir concerné par tous les mouvements, c’est humainement impossible. Si on disait qu’on se sentait concerné par tous les mouvements, on commettrait déjà un geste de violence sociale en pensant que l’on sait tout. Le principe de l’histoire des mouvements sociaux, c’est toujours la recréation de nouveaux mouvements sociaux, qui émergent de manière inattendue. On ne peut pas faire partie de tous les mouvements sociaux car on ne peut pas tous les connaître, il y en a toujours qu’on ignore.

Moi, j’aurais envie de participer à tout. Quand on est une personne de gauche, on est toujours confronté à cela, au fait qu’on voudrait toujours faire plus. On voudrait être à la fois avec les migrants, à la fois avec les SDF, à la fois contre les violences policières, à la fois avec les antifascistes, à la fois dans le mouvement féministe, etc.

“Plus les mouvement sont spécifiques et plus ils sont puissants.”

Mais on ne peut pas être partout. En revanche, on peut porter un mouvement si loin qu’il peut provoquer l’émergence d’autres mouvements. Quand j’écris Qui a tué mon père, j’étais déjà dans le comité Adama et cela a fait partie de ce qui m’a donné de l’énergie pour écrire ce livre. J’ai vu ce que portait le comité, la puissance au sein de ce mouvement. Je m’en suis imprégné. Je ne crois pas du tout aux mouvements qui essaient de tout synchroniser. Par exemple, une partie du mouvement féministe dit qu’il faut combattre et l’impérialisme, et le capitalisme, et le racisme, etc.

Ces mouvements qui essaient de tout faire font, je pense, à la fin pas grand-chose. Plus les mouvements sont spécifiques et plus ils sont puissants. Assa Traoré dit qu’elle se bat pour son frère, qu’elle se bat pour la justice de son frère. Et qu’à partir de là elle critique ce qui se passe pour les Noirs et les Arabes dans les banlieues, les violences policières, les scènes de ségrégation. Son mouvement est avant tout celui de son frère.

Je pourrais dire que, parallèlement, mon mouvement c’est celui du monde de mon enfance, des classes populaires, de mon père. J’écris Qui a tué mon père, pas « Qui a tué la classe ouvrière », « Qui a instauré le capitalisme », « Qui a instauré le néolibéralisme », etc. Si c’était possible, de résoudre tous les problèmes d’un seul coup, je serais le premier à vouloir cela. Quand on essaie de tout mettre ensemble, à la fin c’est toujours la même chose. Il y a une cause qui s’impose et les autres deviennent périphériques.

C’est beaucoup ce qui a été dit dans le mouvement antiraciste en France : « Venez dans le mouvement social général et on parlera aussi de ça ». Mais finalement on n’en parle jamais, on le fait à la toute fin du meeting, lorsqu’il ne reste plus que deux minutes pour parler. Alors que si on s’axe sur des luttes beaucoup plus spécifiques on permet l’émergence de pensées spécifiques et l’émergence d’autres mouvements. Plus il y a de mouvements et plus il y a de mouvements. C’est ça qui est beau, dans l’idée du mouvement social.

Des gilets jaunes au cygne noir du 1er mai

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Moment de fortes tensions et de puissantes convergences, le 1er mai 2019 était une date très attendue socialement et politiquement. À Paris, cœur du pouvoir, le récit de cette journée folle s’est écrit au rythme des couleurs des manifestants : rouge, jaune, vert, aussi multicolore que toutes les causes représentées. Jusqu’aux brumes de lacrymos où se trouvait un cygne noir.


 

Depuis plus de 130 ans, le 1er mai est fêté dans une grande partie du monde. En France peut-être plus qu’ailleurs, la fête des travailleurs et travailleuses, plus communément appelée Fête du Travail, a joué un rôle important : sans la puissance de déploiement du mouvement ouvrier, impossible de concevoir le Front Populaire et ses avancées en 1936, et difficile d’imaginer des retournements politiques comme ceux de 1968. Mais pendant les décennies passées, la Fête du Travail a semblé devenir le reliquat de syndicats en perte de représentativité, jusqu’à ce que l’atmosphère politique l’ait comme remise au goût du jour. Dans la bataille du nombre et de l’image opposant le gouvernement aux mouvements sociaux, le 1er mai 2019 est apparu comme un moment névralgique, pour s’affronter et se compter. Qu’en a-t-il été ?

Dans un pays aussi centralisé que la France, il était primordial d’aller observer le déroulement de cette journée dans la capitale, là où tout proche du cœur du pouvoir, ce dernier se défend avec le plus de vigueur. Car c’est également à Paris qu’ont convergé des citoyens issus de toutes les villes et de toutes les causes. Leur masse, leur diversité, leurs témoignages et leurs actions ont nourri notre récit.

Boulevard du Montparnasse à Paris, aux alentours de midi le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Un jour pour toutes les causes : les couleurs de la convergence

Les syndicats et partis politiques traditionnellement porteurs du 1er mai, et les gilets jaunes, débarqués de manière fulgurante à l’automne dans le paysage des mouvements sociaux, s’étaient donnés rendez-vous ce jour pour une convergence historique. Alors que le cortège doit commencer à 14h30, nous découvrons dès midi sur le boulevard Montparnasse une foule déjà très compacte et animée. Sur les étages supérieurs du prestigieux hôtel Édouard VI, les caméras de télévision sont accueillies par des rafales de doigts d’honneur et de « BFM enculés » : dans la très politique bataille de l’image et de l’opinion, le divorce entre la foule et un certain nombre de chaînes d’information traditionnelles semble unanimement consommé.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de midi le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

« Comment peut-on faire une telle propagande à la macronie ? » s’indigne Michel, militant CGT transport et gilet jaune. Il est venu avec sa compagne Caroline, elle-même CGT santé et aussi porteuse d’un brin de muguet : « Voilà, comme ça, on a le rouge, le jaune et le vert la planète. On pense à nos enfants, nos petits-enfants, c’est inacceptable ce qui se passe en ce moment… » Michel renchérit : « Des fouilles comme on en a eues dans le métro aujourd’hui, des passagers que la BAC te sort manu militari des wagons… Il faut remonter à ce que mes parents ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale pour retrouver ça ! » Venus l’un et l’autre défendre une certaine conception du service public, ils déplorent le traitement médiatique qui est fait des gilets jaunes qu’ils ont rejoints à l’acte IV.

Michel et Caroline, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Prenant le boulevard du Montparnasse vers la tête de cortège située à l’est, on croit retrouver dans la myriade de drapeaux et pancartes qui peuplent le chemin, toutes les causes du monde : la justice sociale, bien sûr, mais aussi des défenseurs de la planète, des sans-papiers, des peuples opprimés, des féministes, des corses, des bretons et bien d’autres. Sur les trottoirs s’est dressée comme une ville dans la ville avec ses lieux de restauration et de convivialité, ses librairies aux ouvrages très politiques et ses points de rencontre. Le pari de la convergence est réussi : ce 1er mai 2019 est rouge et jaune. À l’angle du boulevard Raspail, au niveau de la station de métro Vavin, il devient également noir.

12h35 à proximité de la station Vavin le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

À midi et demi, alors que les forces de l’ordre venues en très grand nombre coupent l’accès à l’avant du cortège pas encore parti, isolant les stands des syndicats de ceux des gilets jaunes, une colonne de plusieurs centaines de Black Blocs remonte le boulevard du Montparnasse pour aller à leur rencontre. Le cortège ne doit démarrer que dans deux heures mais déjà sonne l’heure de la confrontation.

“Patriarcat Assasin”, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le défilé avant le défilé : la première bataille

La foule qui ne peut plus avancer se trouve alors regroupée de manière compacte à proximité du point de contact entre les CRS et les Black Blocs, tous casqués et drapés de leurs sombres couleurs. Chez les populations non-combattantes, on trouve des femmes et des hommes dans la force de l’âge comme des personnes apparemment beaucoup plus fragiles. La tension devient plus que palpable dans la nasse qui se forme. Autour de 13h00, les forces de l’ordre opèrent une première charge appuyée par des tirs importants de gaz lacrymogènes. Obligés de reculer contre le courant naturel de la foule, la plupart des manifestants fuient la zone de combat, la gorge et les yeux brûlés, en essayant tant bien que mal d’éviter des bousculades qui pourraient rapidement dégénérer. « Ils ont gazé la CGT ! Ils ont gazé la CGT ! s’écrie une petite dame. J’ai soixante-dix-sept ans et j’ai jamais vu ça, j’ai jamais vu autant de gaz ! »

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Alors que les street medics sont appelés en tous sens, certains manifestants se réfugient sous le porche d’un cinéma UGC qui dispose d’un renfoncement. Là affluent rapidement les personnes les plus fragiles, alors qu’à quelques mètres, les journalistes les mieux équipés observent de près les CRS et les Black Blocs se charger successivement : entre les jets de bouteilles, tirs de flashballs, et grenades de désencerclement, on n’y mettrait pas la main. Aux alentours de 13h45, un groupe important de personnes intoxiquées par les gaz arrive devant les portes du cinéma : « Les femmes et les enfants ! Laissez au moins entrer les femmes et les enfants ! » exige un des hommes qui accompagne les blessés, le visage écarlate. Comme le vigile refuse d’ouvrir, plusieurs hommes décident d’arracher la porte, dans une atmosphère surréaliste, et avec succès. Plusieurs dizaines de personnes s’y mettent finalement à couvert, respectant les lieux comme le demande le vigile qui craint pour son emploi.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h30 au cinéma UGC ©Catfish Tomei

C’est là que nous rencontrons Feré, migrant malien qui distribue La Voix des Sans-Papiers : « C’est mal ce qu’ils font, de gazer comme ça ! On nous empêche de défiler pacifiquement ! » Alors que beaucoup d’autres toussent, suffoquent, pleurent et lâchent quelques jurons sur les forces de l’ordre, l’homme nous raconte qu’il a rarement vu autant de monde un 1er mai : « Je suis arrivé en 2008 et j’ai fait toutes les Fêtes du travail. La préfecture, elle refuse de vous donner des papiers, même quand ça fait onze ans que vous êtes là, que vous travaillez et que vous faites tout ce qu’il faut ! » Alors qu’aux alentours de 14h30, le calme semble être revenu sur le boulevard du Montparnasse, les manifestants sortent après avoir aidé le vigile à remettre la porte arrachée et s’être assurés que tout le monde avait été évacué en bon ordre. Le défilé pouvait alors commencer.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 14h30 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

 

De l’histoire ouvrière aux gilets jaunes : un 1er mai politique

Dans le cortège, on trouve tous les indices d’une convergence réussie. Il y a d’abord la réappropriation par les gilets jaunes de symboles de la lutte ouvrière : une de leurs pancartes vient ainsi commémorer la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891, dans le Nord de la France, qui avait vu périr de nombreux ouvriers sous le feu des forces de l’ordre. À de nombreuses reprises également, on voit apparaître des liens entre les luttes sociales et écologiques : « Fin du mois, fin du monde, même combat ! » scandent ainsi les manifestants. Mais ce qu’on retrouve le plus souvent, c’est l’opposition totale à une galaxie d’adversaires politiques : Emmanuel Macron, le gouvernement, ou encore l’oligarchie des riches. Cette sensation d’unité face à un ennemi commun, on la retrouve dans le témoignage d’une syndicaliste de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire), qui utilise sa camionnette pour bloquer les CRS : « Avec toutes leurs violences, les élites et leurs molosses ont réussi à nous mettre tous d’accord ! Qu’ils continuent à lâcher les chiens ! »

Boulevard Raspail, aux alentours de 15h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le rapport à la violence a d’ailleurs beaucoup évolué, jusque dans les rangs des street medics. René, médecin généraliste, qui les a rejoints à l’acte XI des gilets jaunes « celui où Jérôme a perdu son œil », raconte les débats qui traversent les secouristes de rue : « À l’origine, on est là pour soigner tout le monde. Mais il y a un certain nombre de mes coéquipiers qui ne veulent plus s’occuper des flics. Moi je soignerais n’importe qui, même Castaner s’il était blessé. Après, c’est dingue que je dise ça parce que je suis médecin, mais j’en viens à comprendre et même à soutenir les Black Blocks. Parce que je vois la déferlante de violence en face, et que ce sont eux qui prennent le choc pour les autres. »

Equipe de street medics le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le cortège se poursuit sur le boulevard du Port-Royal et René nous explique également comment s’organisent les équipes de soigneurs : « Ça se passe de manière informelle, sur les réseaux sociaux. On se donne rendez-vous et on forme des équipes. Il y a des infirmières et infirmiers, des pompiers, des secouristes et, je le regrette, très peu de médecins. Je dirais que j’ai même honte du silence et de l’inaction de ma profession. Vous en avez beaucoup qui gagnent trente à quarante mille par mois, alors forcément… » La foule de manifestants poursuit son avancée, les bataillons de CRS continuent à couvrir les ruelles perpendiculaires aux axes principaux, et tout semble se dérouler relativement pacifiquement, si l’on excepte les noms d’oiseaux qui fusent. Et puis une partie de la foule emprunte la rue Jeanne d’Arc laissée libre et là, les choses basculent à nouveau.

Une manifestante, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

La bataille du cygne noir : histoire de la violence

La foule de manifestants, principalement des gilets jaunes et des non-syndiqués, finit son ascension de la rue Jeanne d’Arc pour retrouver sur le boulevard de l’Hôpital un puissant comité d’accueil. « Ils vont nous nasser » crient plusieurs manifestants, et rapidement, les Black Blocs vont au contact des forces de l’ordre. La foule poursuit sa route en direction de la place d’Italie et trouve sur son chemin le commissariat du treizième arrondissement : c’est là qu’ont lieu les affrontements les plus spectaculaires. Alors que le ciel se retrouve assombri par un nuage de lacrymogènes alimenté par des tirs de grenades incessants, les Black Blocs chargent à plusieurs reprises les forces de l’ordre à l’aide d’un charriot de défilé représentant un cygne noir. Symbole de ce qui survient de manière imprévisible avec des conséquences considérables, ce cygne noir n’est pas sans rappeler les phénomènes politiques du moment.

Rue Jeanne d’Arc, aux alentours de 16h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Cette bataille du cygne noir qui débute peu avant 16h00 voit le cortège à nouveau tronçonné par les CRS, et les manifestants sont progressivement repoussés en arrière et dans les voies secondaires, que d’autres boucliers venus à revers transforment rapidement en impasses. Depuis la rue Édouard Mannet, on peut voir les charges successives de part et d’autre, surplombées par des jets de pierres et de bouteilles de verre. Partout, des éclats de caoutchouc et des grenades viennent percuter les murs et les vitres de voitures. Les blessés, parfois des riverains et promeneurs surpris de se retrouver au cœur de la bataille, sont pris en charge par des street medics appelés en tous sens. Bientôt, les manifestants abandonnent le terrain et refluent vers le nord, à l’opposé de la place d’Italie.

Le cygne noir, boulevard de l’Hôpital, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

En quittant la foule vers 17h, comme arrivant dans un monde parallèle, on est surpris de retrouver en quelques rues les habitants de Paris qui vivent ici et là un quotidien bien normal si l’on excepte les allées et venues permanentes de fourgonnettes de police. Désormais loin du choc, on rencontre Paul, manifestant fortement engagé dans les protestations des dernières années. « Depuis la Loi Travail, il y a eu une explosion de la violence policière. C’est pas une confrontation au sens strict, car on est que du gibier. La spécificité de cette année, c’est qu’il y a eu d’autres défilés avec d’autres points de départ et d’arrivée. Le jeu du manifestant et du gendarme s’est fait dans différents endroits de Paris, beaucoup plus que l’an dernier et là, avec beaucoup plus d’échanges effectifs. Les voltigeurs fonçaient comme des personnages secondaires d’Easy Rider dans tout le quartier. Mais sur le cortège principal, c’était une version soft du dernier 1er mai où la BAC chargeait de manière ultra-violente pour faire des arrestations ciblées. Ils veulent moins passer pour des tarés qui arrêtent au hasard. »

Rue Mannet, aux alentours de 16h30 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Quand on demande à Paul le pourquoi de cette moindre violence, quelques hypothèses sont formulées : la préfecture a-t-elle revu sa copie pour mettre en œuvre la même stratégie de division du cortège à moindre coût ? Ou bien la plus grande visibilité médiatique de cette Fête du travail a-t-elle forcé le pouvoir à s’assagir ? Quoiqu’il en soit, alors que le dernier 1er mai avait été marqué par les exactions d’Alexandre Benalla et de Vincent Crase, marquant une forme de toute-puissance du pouvoir, force est de constater qu’un an après, le 1er mai 2019 consacre la fin définitive de l’état de grâce d’Emmanuel Macron. Le gouvernement a trouvé aujourd’hui une opposition populaire plus soudée encore par cette journée qui fut multicolore.

“Benallaversaire”, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

 

Emmanuel Macron, le piège du RIP et du tirage au sort

Lors de son allocution du 26 avril concluant le grand débat national, Emmanuel Macron a annoncé le tirage au sort de 150 citoyens dans le Conseil économique et social (CESE) qui deviendra un Conseil de la participation citoyenne ainsi que le renforcement du droit de pétition local. Le renouvellement des modes de participation citoyens a été imposé dans le débat public par le mouvement des gilets jaunes qui a massivement porté la revendication de l’instauration du Referendum d’initiative citoyenne (RIC). Pourtant, les propositions du président de la République dans ce domaine ne font pas que passer à coté de l’enjeu. Elles vont à contre sens de la philosophie profonde d’une démocratie refondée sur l’expression directe de la souveraineté populaire. Décryptage.


Le référendum local, arme de la décentralisation

L’émergence de la demande pour un Réferendum d’initiative citoyenne a montré au moins deux faits politiques importants : la volonté populaire d’une prise de décision directe, dans la continuité de la logique de la Révolution française et l’intégration d’une conception nationale de la politique comme échelle pertinente de l’expression de la souveraineté populaire.

Au contraire, promouvoir le referendums local illustre la conception girondine du président de la République. Permettre aux citoyens de ne s’exprimer directement qu’à l’échelle locale c’est affirmer que leur identité locale prime sur leur identité nationale. C’est considérer les personnes d’abord comme des citoyens locaux et ensuite comme des citoyens français en les réduisant à leur appartenance territoriale. Il s’agit d’un principe contradictoire au RIC qui affirme que le peuple doit décider directement pour la nation tout entière parce qu’il est seul souverain. Le référendum local à la place du RIC participe donc à diluer notre appartenance commune à la nation. Une tendance déjà largement amorcée par différentes vagues de décentralisation qu’Emmanuel Macron souhaite approfondir.

L’extension du droit de pétition local participe à légitimer le projet décentralisateur du président Macron alors qu’il vient d’appeler à un nouvel acte de la décentralisation d’ici 2020. Un projet en résonance avec la régionalisation souhaitée par la Commission européenne, réduisant la France à un conglomérat de grandes régions spécialisées à l’autonomie et aux disparités grandissantes.

Il y a fort à craindre que cette décentralisation que le président souhaite « adaptée à chaque territoire » pour porter sur « le logement, le transport, la transition écologique pour garantir des décisions prises au plus près du terrain » alimente un peu plus les inégalités territoriales dans l’accès aux services publics. Une situation précisément dénoncée par les gilets jaunes.

Le président Macron contre la souveraineté populaire

Pour tenter de satisfaire la demande pour plus de démocratie directe à l’échelle nationale, le président de la République a aussi proposé de simplifier le Référendum d’initiative partagée (RIP) déjà existant en abaissant le seuil de signature à un million. De l’aveu même d’Emmanuel Macron il s’agit de ne pas « remettre an cause la démocratie représentative ». Le RIP s’inscrit en effet toujours dans une logique de primauté de l’Assemblée sur le suffrage du peuple, puisque les propositions de lois ne seraient proposées au référendum qu’en cas où l’Assemblée nationale ne l’aurait pas examiné dans les six mois. Le RIC implique lui une rupture constitutionnelle qui affirmerait la souveraineté absolue du peuple sur ses représentants.

La souveraineté du peuple est actuellement théoriquement proclamée par l’article 3 de la Constitution : La souveraineté nationale appartient au peuple mais celle-ci s’exerce par ses représentants. C’est précisément cette logique que le RIC renverserait en permettant au peuple d’outrepasser sa représentation s’il le souhaite. Une philosophie qui pointait déjà dans la Constitution non appliquée de 1793 : La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable à l’article 125. Or, la souveraineté ne peut pas souffrir de limitation, elle est totale ou n’est pas. Le RIP ne peut donc pas être présentée comme un petit RIC pour satisfaire partiellement cette revendication. Il s’agit de deux conceptions inconciliables de notre modèle démocratique. La souveraineté est soit déléguée aux représentants, soit populaire et dans ce cas le peuple doit pouvoir outrepasser les décisions de ses élus.

Le piège du tirage au sort

Beaucoup de français viennent de redécouvrir l’existence du CESE – le Conseil économique, social et environnemental avec les annonces du Président, qui propose de modifier cette assemblée consultative en y intégrant 150 personnes tirées au sort. Bien sûr, il s’agit avant tout d’un effet d’annonce, puisque cette institution ne dispose d’aucun pouvoir concret.

Si un tirage au sort des députés n’est pas à l’ordre du jour, il convient de s’interroger sur la logique profonde du tirage au sort. Souvent présenté comme un moyen d’assurer une meilleure représentativité du peuple et de limiter les risques de corruption, ce système risquerait pourtant du produire les effets inverses.

Derrière son aspect attrayant, le tirage au sort est un piège pour anesthésier la conflictualité politique. Tirer au sort c’est statistiquement aboutir à une représentation proportionnellement exacte des opinions actuelles des citoyens ; donc au statut quo. La politique est plus que cela, elle doit être l’arbitrage de l’intérêt général dans un débat contradictoire pour aboutir à un dépassement de l’état actuel des choses. Il y a derrière le tirage au sort l’idée très libérable que la somme des intérêts individuels aboutit à l’intérêt collectif.

Dans une société où le poids des lobbies privés n’est plus à démontrer et où l’idéologie néolibérale domine, des citoyens atomisés, propulsés seuls à des fonctions politiques risquent de se retrouver démunis face aux pressions des groupes d’intérêts. Il sera aussi plus facile aux institutions de digérer des élus isolés pour les conformer à leur esprit. Le poids des techniciens de la politique – fonctionnaires des assemblées, experts juridiques et ministériels etc. – s’en trouvera décuplé face à des citoyens dépourvus de ressources collectives.

Il est indéniable qu’une représentation identique à la sociologie de la population serait un grand progrès par rapport à l’accaparement actuel de ces fonctions politiques par les élites. Mais cela ne peut constituer qu’une solution au rabais pour pallier la non représentativité de notre mode de scrutin uninominal à deux tours. Un mode de scrutin qui est facilement modifiable par une simple loi organique.

Une représentation élue à la proportionnelle couplée à un RIC au spectre large constituerait la meilleure solution pour assurer à la fois la primauté de la souveraineté populaire et les avantages d’un système représentatif respectant l’efficacité la conflictualité nécessaire au travail législatif.

Le manque d’humilité des intellectuels face au mouvement des gilets jaunes

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©Mauro Rico

Crier à l’extrême droite ou au moins mettre en garde à son égard, voilà la réaction presque instinctive de beaucoup d’intellectuels face au mouvement des gilets jaunes. Au lieu de traiter les résultats électoraux comme des concepts sociologiques valables, il est temps que la classe intellectuelle accepte l’humiliation que ce mouvement inédit lui inflige pour pouvoir en tirer les bonnes conclusions. Participer au combat est le seul choix acceptable si l’on veut comprendre et refuser d’être récupéré par le parti de l’Ordre.


Le 20 janvier 2019, le journaliste Daniel Schneidermann, animateur du site « Arrêt sur images », publiait une tribune intitulée « Sas de délepénisation » dans Libération. Il y fait l’effort honorable d’accorder le libre arbitre à deux hommes issus des classes populaires, Eric Drouet et Maxime Nicolle, figures éminentes du mouvement des gilets jaunes. L’argument extraordinaire (littéralement, puisqu’il sort du lot de ce qui s’écrit généralement à leur sujet) réside en ce que ces hommes auraient la capacité de se tromper, et plus extraordinairement encore, de s’en rendre compte et de s’en repentir. On peut regretter que Schneidermann ne mentionne pas, comme presque tous les médias mainstream qui ont repris la fameuse « étude » de la Fondation Jean Jaurès sur les profils Facebook des « leaders » des gilets jaunes, Priscilla Ludosky et ses likes et commentaires, mais on peut admettre qu’il part d’une bonne intention. Une bonne intention, néanmoins, qui en dit long sur l’état délétère de la classe intellectuelle face à un mouvement politique qui, dans une large mesure, a pour effet de la rendre caduque.

Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose.

Tout d’abord, il faut souligner que cet article n’est qu’une autre expression d’un symptôme généralement accepté : dès qu’on parle de classes populaires le doute s’installe, il plane, et souvent il s’emballe carrément. Les cas Drouet et Nicolle démontrent que des clics et des likes ont la même conséquence que quelques quenelles dans une manifestation, à savoir l’infection du corps entier – individuel comme collectif – qui fait que toute la personne de Nicolle risque de devenir frontiste et tous les gilets jaunes des sympathisants du RN ou de la fachosphère. Il faut donc souligner la gravité non pas du contenu de l’article de Schneidermann, mais le simple fait qu’il ait paru nécessaire de l’écrire. Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose. Par le biais de quelques cliques et commentaires, et peu importe ce qu’affirment les concernés, le délit – d’intention –  est condamné dès qu’il semble être commis.

Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour.

En réponse à cela, il ne reste que dire une fois pour toutes la pauvreté ahurissante propre à ce concept pseudo-sociologique de l’électorat qui sert principalement à exclure les pauvres du débat public, si débat il y en a. Toute l’intelligentsia mainstream, de droite à gauche, a la possibilité de publier un article ou une tribune bien-intentionnée, tant qu’elle plaque, tels une carte, les résultats des élections sur la société dans son état actuel. L’abstention, on la mentionne sans la penser. Et puis on met en garde en clamant l’injustice du système tout en évoquant la candeur stupide des classes populaires. Or, la société a au moins quatre dimensions. Aux deux dimensions de la carte il faut ajouter la durée et la profondeur. Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour. Avec elle surgit un savoir inscrit dans les corps, un savoir qui n’a pas besoin d’être expliqué pour passer à l’action, un savoir qui balaye cette carte partielle et stupide qui réduit l’affrontement entre ceux qui travaillent et ceux qui profitent de ce travail à l’opposition d’une soi-disant raison modérée et l’extrême droite bestiale.

Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Au lieu d’utiliser donc des concepts biaisés par leur simple origine, à savoir le cadre institutionnel contingent de la Ve République, dont les gilets jaunes, mouvement apolitique, c’est-à-dire viscéralement anti-politicard, par ailleurs, ne veulent en grande partie plus, refusant désormais d’y être réduits, il faut admettre que ce mouvement inédit est dans sa pratique plus avancé que tout discours orthodoxe prononcé à gauche ces 30 dernières années. Dans le combat sans nomenclature figée et sans classe intellectuelle sachante ou gérante qui dicterait la stratégie – cette classe dont le dernier grand exploit a été par ailleurs de faire échouer une grève de la SNCF à laquelle avaient participé 96 % des cheminots –, les gilets jaunes bricolent avec ce qu’ils connaissent et avec ce qu’ils ont sous la main, ils avancent, apprennent et avancent encore. Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés.

Pour le dire tout court, les gilets jaunes humilient la gauche intellectuelle. Ils démontrent son auto-complaisance et profonde impuissance. Car c’est dans le combat, qu’ils révèlent les faiblesses du système néolibéral dont les flux de marchandises ne supportent pas la moindre digue sans que la libre circulation des personnes – malgré les lois ouvertement liberticides annoncées – puisse être supprimée pour autant. Et donc ils reviennent et bloquent à nouveau avec une plus grande intelligence pratique que n’importe quel parti ou syndicat. Dans le combat, ils dévoilent au grand public une dérive autoritaire dénoncée depuis les années 70 par des penseurs comme Nicos Poulantzas (une voix inaudible pour les formations de gauche d’aujourd’hui), un autoritarisme propre à un régime né d’une guerre civile[i], une dérive bien fondée donc qui se transforme, au moins depuis les années Sarkozy, depuis la sape des principes de base du code pénal par l’introduction du délit d’intention et du fichage de masse, de plus en plus en une assise autoritaire qui se nomme elle-même « Ordre Républicain ». Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés. Les principes de l’ordre, soupçon et répression, l’exemple de Nicolle et Drouet le montre à nouveau, ont bien été intégrés dans la culture médiatique dominante.

« on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »

Évoquer la carte électorale pour parler de ce qui se passe, avec le jugement moral qu’elle implique immédiatement, ajoute par conséquent uniquement à l’humiliation de ceux qui prétendent savoir. L’enjeu des gilets jaunes ne sont pas les élections européennes, pas les municipales, pas la présidentielle de 2022. Il s’agit d’une quête collective d’une existence plus juste et surtout plus égalitaire. Face à une classe politique et intellectuelle qui, à quelques exceptions, prend presque instinctivement position du côté de l’ordre, il faut se demander où on se positionne et quelles conséquences on tire de son positionnement. « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’il puisse « savoir » sans comprendre, et spécialement sans sentir, sans être passionné […], c’est-à-dire sans sentir les passions élémentaires du peuple », écrit Antonio Gramsci, et il ajoute « on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »[ii] L’intellectuel, s’il ne prend pas cet engagement passionnel du côté du peuple, il sera engagé par sa simple inertie du côté de l’ordre, qu’il le veuille ou non.

Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

Éprouver cette passion, vouloir savoir, humblement, en gros, est la tâche de ceux qui ne veulent pas être du côté des simples pédants qui, la larme à l’œil, condamnent la violence de l’ordre tout en réduisant les gilets jaunes sinon à des simples sbires inconscients du clan Le Pen, du moins à des gens émus par des passions tristes et détournées qui seraient en train d’accélérer la montée magique, inexplicable et inexorable, de l’extrême droite. Des pédants qui se croient être de la gauche raisonnable mais qui appartiennent en réalité à la droite « bien-sentante », qui passe son temps à dire que les choses vont mal mais qu’elles ne peuvent pas être autrement parce que sinon le mal serait pire encore. Que ceux qui ne veulent pas être de ceux-là rejoignent avec humilité les gilets jaunes, qu’ils les accompagnent en éprouvant la justesse de leur combat, car même si l’on ne veut pas partager leur lutte on partagera sans le moindre doute leur défaite, si celle-ci devait advenir. Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

[i] Cf. l’excellent livre de Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962, La Fabrique, Paris, 2018

[ii] Guerre de mouvement et guerre de position, Razmig Keucheyan (éd.), La Fabrique, Paris, 2012, p. 130 sq.

Consultation démocratique contre barons locaux : récit d’un combat politique à Dijon

@Arts Dijon

Le projet de la Majorité Silencieuse 21 ? Réaliser une consultation démocratique en coopération avec les mairies de leur circonscription, pour connaître l’avis de la population sur le RIC mais aussi sur l’idée d’une assemblée constituante. Une initiative ambitieuse et pacifique qui devrait plaire aux institutionnels qui déplorent les violences du samedi. En réalité, pas vraiment : découvrez comment un projet de consultation démocratique est devenu le sujet d’un combat politique entre citoyens, État et barons locaux.


Notre rencontre avec les membres de La Majorité Silencieuse 21 se déroule dans le cœur historique de Dijon, rue Jean-Jacques Rousseau : quel meilleur auspice que ce philosophe ami de la démocratie directe, pour évoquer avec eux leurs projets en faveur du Référendum d’initiative citoyenne (RIC) ? Le RIC, rappelons-le, est un dispositif permettant à des citoyens, sur un sujet donné et s’ils sont en nombre suffisant, de saisir l’ensemble la population par référendum. Figurant au rang des principales revendications des gilets jaunes, notamment, le RIC qui est inscrit dans les textes d’une quarantaine de pays dans le monde, est à ce jour inexistant en France.

C’est l’une des raisons qui a poussé près de deux-cents citoyens à créer et rejoindre la jeune association côte-d’orienne : « On s’appelle La Majorité Silencieuse, non pas parce qu’on se considère comme la majorité mais parce qu’on souhaite la faire parler, » nous explique Stéphanie venue accompagnée de sa petite fille qui nous laisse très sagement à nos discussions d’adultes. À ses côtés, dans le petit café associatif où nous nous sommes assis, il y a également Pablo, le président de La Majorité Silencieuse. « Nous sommes a-partisans, car notre valeur commune, c’est la démocratie ! »

Un bon trimestre a défilé depuis leur création et nous voilà déjà à moins de deux semaines de leur premier grand saut : le 5 mai 2019, ils feront voter des milliers d’électeurs de la deuxième circonscription de Côte d’Or, à travers une consultation qu’ils organisent et animent eux-mêmes. Une initiative citoyenne qui ne s’est pas faite sans de nombreuses embuscades, tendues ici et là. Préfets, journaux, élus locaux, représentants de la Nation…Qui, dans notre République, pourrait bien en vouloir à des citoyens qui mettent leurs propres énergies et moyens au service d’un sursaut démocratique ?

Illustration sur la démarche de la Majorité Silencieuse ©La Majorité Silencieuse 21

 

« Devenir des citoyens adultes » : la genèse d’une initiative démocratique ambitieuse

Stéphanie et Pablo sont deux actifs, dans la force de l’âge. Ils se sont retrouvés ainsi que leurs comparses associatifs, dans le contexte du mouvement social actuel que nous raconte le président de l’organisme : « Je parle du mouvement des gilets jaunes, bien sûr. Au début, on se rencontrait les uns les autres, pendant ou en marge des manifestations. Il y a eu des réunions de gilets jaunes pour tenter de s’organiser. Rapidement, l’envie d’organiser une consultation citoyenne sur le RIC a émergé, et j’ai enlevé le gilet jaune. Je reste solidaire de leur mouvement, mais j’ai voulu quitter toute étiquette pour être solidaire avec tous les citoyens. » Car au sein de La Majorité Silencieuse 21, on trouve des gilets jaunes mais pas que, nous explique Stéphanie : « Des gens qui ne votent pas, des gens qui votent très à gauche, des gens qui votent très à droite. Beaucoup de fonctionnaires, de travailleurs indépendants et d’autoentrepreneurs. » Mais si ce n’est pas le gilet jaune, qu’est-ce qui rassemble ces gens ?

On assume et on donne un vrai rôle au citoyen. Sinon, on prend acte du fait qu’on n’est pas dans une démocratie.

Comme toujours dans l’engagement, on trouve à la racine des aspirations profondes et forcément très personnelles. Pour Pablo, c’est son éducation qui le met en révolte contre toutes les formes d’insincérité : « Avec la novlangue, on se retrouve avec des discours politiques qui disent tout et son contraire. À un moment, j’aimerais qu’on assume ce que l’on est : soit on est dans une démocratie, et à ce moment-là, on assume et on donne un vrai rôle au citoyen. Sinon, on prend acte du fait qu’on n’est pas dans une démocratie et on vit avec, mais alors là, on arrête de considérer le peuple comme étant à la racine de notre régime. » Cette volonté de cohérence entre le pouvoir et la responsabilité, Stéphanie la partage largement : « J’aimerais qu’on devienne des citoyens adultes, pleinement investis, et qu’on arrête de nous infantiliser en nous parlant constamment de pédagogie. » Un discours de transparence, aussi vertueux qu’ambitieux donc, mais concrètement ça donne quoi ?

Réunion Publique organisée par La Majorité Silencieuse 21 ©La Majorité Silencieuse 21

Le projet fondateur de leur association, c’est ni plus ni moins l’auto-organisation par les citoyens de la seconde circonscription de Côte-d’Or, d’une consultation de la population sur les sujets du RIC et mais aussi sur la convocation d’une assemblée constituante : « La constitution en démocratie appartient au peuple. Et on est convaincus que le référendum d’initiative citoyenne est une idée majoritaire mais qu’en est-il dans la réalité ? La seule manière, c’est d’organiser une consultation dans les règles, en commençant par là où nous sommes et où nous pouvons agir. » Avec pour base intellectuelle un penseur comme Hakim Löwe, les deux cents adhérents de l’association se lancent ainsi dans un véritable marathon : convaincre les 76 maires des communes de la circonscription de les laisser organiser cette consultation auprès de leurs administrés. Et l’aventure commence en fanfare : avec une quarantaine d’élus rencontrés en quelques semaines et très ouverts à l’idée, près de vingt-cinq réunions publiques organisées, ces citoyens bénévoles battent tous les records du Grand Débat National au niveau local. Tout semble donc sourire au bon déroulement de leur consultation du 5 mai 2019. Et pourtant…

Les choix proposés lors de la consultation du 5 mai 2019 ©La Majorité Silencieuse 21

Le pouvoir face à la consultation : incompréhension ou stratégie d’intimidation de l’État ?

« Il y a eu cet article dans le Bien Public (presse quotidienne régionale) qui a mis en lumière notre démarche, raconte Stéphanie. Et le préfet, il doit lire attentivement le journal local, parce que sa réaction a été immédiate. » Soudain, sans raison apparente, les portes des mairies cessent de s’ouvrir et les adhérents de La Majorité Silencieuse peinent à comprendre le phénomène. Finalement, ce sont les maires rencontrés eux-mêmes qui apportent une réponse à l’énigme : le préfet, Bernard Schmeltz, a écrit à chacune et chacun des édiles de la circonscription, pour leur interdire de contribuer à l’organisation d’un tel événement. « Le préfet utilise très malhonnêtement l’idée que nous organisons un RIC et que comme ce dispositif n’existe pas en droit français, la démarche est illégale. Sauf que nous n’organisons pas un RIC mais un vote sur le RIC, qui n’a qu’une valeur consultative ! »

Comment comprendre cette hostilité vis-à-vis d’un projet citoyen, purement consultatif, pacifique et démocratique ?

Quoiqu’il en soit, non seulement les services de la préfecture refusent de recevoir les membres de la Majorité Silencieuse, mais un certain nombre d’élus se retirent du projet, explique Pablo. « Il faut dire qu’il y a dans cette circonscription beaucoup de petites communes dont les maires ne disposent pas de service juridique pour les conseiller. Et puis il y a la peur de perdre des subventions ou du soutien de la part de l’État, quand les budgets locaux sont déjà très affaiblis… » Pour Stéphanie, plus que des arguments de mauvaise foi, la préfecture a mis en œuvre une véritable stratégie d’intimidation à l’égard des élus locaux. Comment comprendre cette hostilité vis-à-vis d’un projet citoyen, purement consultatif, pacifique et démocratique ?

Lettre du Préfet de Côte d’Or aux élus de la deuxième circonscription ©Fourni par la Majorité Silencieuse

Il faut dire qu’il y a dans la capitale bourguignonne, une certaine électricité autour de tout ce qui touche aux gilets jaunes : à quelques dizaines de mètres de la rue Jean-Jacques Rousseau où l’on se trouve avec Pablo et Stéphanie, il y a la rue de la Préfecture. Le lieu qui porte bien son nom est assiégé chaque samedi depuis plusieurs mois par les gilets jaunes du coin. Là, les forces de l’ordre dressent d’immenses barrières de métal, bloquent les ruelles avec leurs fourgons et leurs murs de boucliers. Là sont tirés fumigènes, pierres, balles de LDB et autres projectiles de la bataille urbaine. Et le RIC fait partie des revendications du camp fluo. Mais au-delà de cette confluence dans les réclamations, n’y-a-t-il pas une différence de méthode fondamentale du côté de la Majorité Silencieuse, une alternative absolument non-violente que l’État pourrait et devrait s’empresser de soutenir pour désamorcer la mécanique de violence ? Tel n’est pas le cas et force est de constater que les services de la préfecture ne sont pas les seuls adversaires du projet de consultation.

Confrontation entre gilets jaunes et forces de l’ordre, rue de la Préfecture à Dijon © Capture d’écran : InfoDijon

« Pour nous, l’essentiel est de favoriser une forte participation »

Dans une posture très républicaine, les membres de la Majorité Silencieuse ont souhaité ouvrir leur démarche au député de la deuxième circonscription de Côte-d’Or, Rémi Delatte (Les Républicains). Pour Stéphanie qui raconte leur rencontre, le représentant de la Nation a marqué son désintérêt pour le projet : « Pour lui, tout est déjà bien présent. Il suffit aux citoyens de prendre le temps de s’engager pour obtenir progressivement du pouvoir et de l’influence au sein des institutions démocratiques. Et puis il nous a expliqué qu’on n’a pas besoin du RIC puisqu’il y a déjà le Référendum d’initiative partagée (RIP). Sauf que dans le cas du RIP, ce sont encore les parlementaires qui sont à l’initiative : c’est incroyable qu’un élu connaisse aussi mal les mécanismes de ses propres institutions ! » Ici également plane le soupçon de la mauvaise foi.

Dans une ville où la mairie est l’ancien Palais des Ducs, les barons de la politique locale sont-ils prêts à partager le pouvoir avec leurs concitoyens ?

Du côté de la mairie dirigée par une coalition de socialistes, verts et centristes, l’accueil n’est pas plus chaleureux, nous raconte Pablo : « Nous avions réservé une salle à la maison des associations pour une réunion importante. Et finalement, j’ai été convoqué là-bas où on m’a expliqué que la réservation avait été suspendue. Du côté de la mairie, on m’a expliqué qu’on refusait de soutenir la démarche, tant officiellement que matériellement. » Là aussi, on peut s’étonner qu’une municipalité qui condamne et critique les violences liées au mouvement des gilets jaunes, qui frappent fortement le chiffre d’affaire des commerçants du centre-ville, ne soutienne pas une alternative apaisante à ce qui lui apparaît comme une agitation urbaine néfaste. Peur de la perte de contrôle politique ou aversion envers la démocratie directe ? Dans une ville où la mairie est l’ancien Palais des Ducs, les barons de la politique locale sont-ils prêts à partager le pouvoir avec leurs concitoyens ? Et la situation dijonnaise n’est-elle pas symptomatique d’une phénomène de paternalisme politique bien plus large ?

En tous cas, malgré l’opposition de l’ensemble des institutions politiques déconcentrées et décentralisées, les membres de la Majorité Silencieuse ne se sont pas désarmés et ont réussi à mobiliser treize communes et leurs courageux édiles, représentant près de 7000 électeurs. Ensemble, ces maires ont fait une réponse rassurante au préfet de Côte d’Or en lui garantissant que les symboles de l’État seraient laissés à l’écart de la consultation du 5 mai. Pour Pablo qui a réussi à obtenir un passage pour témoigner sur France 3, l’objectif principal n’est pas d’obtenir un « OUI » massif en faveur du RIC ou de la convocation d’une assemblée constituante : « Pour nous, l’essentiel est de favoriser une forte participation, qui justifierait d’étendre la consultation à toute la circonscription et de créer des groupes pour débuter un travail de constituants. »

La Majorité Silencieuse 21 porte ainsi un courageux combat au niveau local, mais pour bien en comprendre toute la teneur, il est intéressant de comprendre comment cette démarche s’inscrit dans une dynamique plus globale.

La Mairie de Dijon est aussi l’ancien Palais des Ducs de la capitale historique de la Bourgogne ©François de Dijon

Grand Débat versus Vrai Débat

Stéphanie passe affectueusement son bras autour des épaules de sa fille. « Je pense à elle, je pense aux générations futures, il y a la question fondamentale de l’écologie : on a besoin d’un grand réinvestissement collectif pour faire face à cela. Et puis, si notre foyer est épargné par les difficultés de fin de mois, je suis d’autant plus préoccupée par la question sociale que je vois ma mère, qui est une retraitée frappée par la précarité. Réinventer le logiciel démocratique à tous niveaux, c’est une question de solidarité pour tous les citoyens et toutes les générations. »

Pablo reprend : « Vous voyez, j’ai des potes macronistes avec qui on parle de ce que je fais. Ils me disent : ouais, tout ce que tu fais, c’est très bien techniquement, tout est réalisable et bien pensé, mais nous, ça ne nous arrangerait pas que ça fonctionne donc on ne participera pas. Ce qui me fait penser que dans La Majorité Silencieuse, on trouve de tout politiquement, sauf des macronistes. » La discussion s’oriente alors sur le Grand Débat et peu étonnamment, l’opération n’a pas conquis le cœur de Stéphanie : « Toutes les questions sont biaisées sur le Grand Débat. On me demande de choisir entre des pâtes et des spaghettis alors que moi, je veux des haricots verts. Pour ma part, j’ai participé au Vrai Débat, et les 59 revendications qui sont ressorties n’étaient pas du tout les mêmes puisque la discussion était ouverte et que les gens ont pu proposer et voter directement. »

Ailleurs en France, émergent des initiatives similaires à celle de ces dijonnais passionnés de citoyenneté.

En direct sur son téléphone, Pablo découvre la fuite sur les potentielles décisions d’Emmanuel Macron suite au Grand Débat, et il fulmine : « Ça me rend dingue ! C’est vraiment de la communication. Il propose de simplifier le référendum d’initiative partagée mais ça ne change rien au fond, les citoyens ne pourront toujours pas initier les mesures. Il propose moins d’impôt alors que ce qu’on veut, c’est juste davantage de justice et une meilleure utilisation de notre argent. Il reprend les mots et le langage de la contestation pour les détourner. Mais c’est que de la com’, c’est des phrases pour plaire. Franchement, j’ai honte… Oui, c’est fou, j’ai honte du président de la République ! » Ailleurs en France, émergent des initiatives similaires à celle de ces dijonnais passionnés de citoyenneté : on peut s’attendre ainsi à des convergences au-delà de l’échelle locale, signe que l’aventure démocratique en France est loin d’être terminée. Le pouvoir de la multitude est-il possible ? Les urnes de la consultation redonneront-elles à Pablo, Stéphanie et leurs compagnons de routes, fierté et confiance dans la démocratie ? Début de réponse au soir du 5 mai.

Document de communication au grand public ©La Majorité Silencieuse 21

 

Destruction des cabanes des gilets jaunes : la répression hors-champ [Carte]

Alors que les caméras se tournent vers les grandes villes, nous nous sommes intéressés à tous ces ronds-points de France qui n’ont pas eu leur tragique quart d’heure de violence sur une chaîne 24/7. Nous avons tenté l’effort de référencer le maximum de ronds-points occupés par une cabane, un campement, une caravane, en tout cas, une installation faite pour durer et accueillir au quotidien un espace de vie. Nous pensons par exemple à cette caravane en Dordogne, ou cette cabane dans la Meuse. Nous nous sommes interrogés sur ce point aveugle de l’actualité et sur la nature de ces destructions. Par Igor Maquet.


La carte issue du travail de compilation des destructions des cabanes des gilets jaunes telles que répertoriées par la presse quotidienne régionale est consultable en cliquant sur ce lien. Travail nécessairement partiel, la carte demande à être complétée ; elle donne néanmoins un aperçu du caractère systématique de la reprise en main des ronds-points par les autorités.

Du hameau au péage, des périphériques aux centres villes, le mouvement des gilets jaunes a surgi comme une déferlante. Apparu sans crier gare, ourdi sur les réseaux sociaux, il a occupé du jour au lendemain les ronds-points de France. En cause, l’étincelle d’une nouvelle taxe, qui a ravivé un profond sentiment d’injustice, sur fond de précarité économique et sociale. Un débordement qui dure depuis maintenant vingt semaines. L’information tourne en boucle, l’écho est international. Même le New York Times se rendra dans la capitale de l’Indre pour couvrir l’événement.

Le sujet clive, les commentaires pleuvent, les questions fleurissent. Qui sont les gilets jaunes ? D’où viennent-ils ? Que demandent-ils ? Qui sont leurs représentants ? Incontrôlables, insaisissables, ils affolent.  Même Emmanuel Todd, le prophète démographe du mystère français, avoue être perdu : « J’ai essayé de comprendre quelle était la géographie des gilets jaunes, et je n’ai toujours rien compris ! »

L’iconique soulèvement bouscule les esprits. Un thème s’impose dans les bouches. Alimentées par la ritournelle médiatique du samedi, cette grande focale des médias à l’américaine (BFM, CNews, LCI, etc.), les images de destruction et les symboles profanés tournent en boucle sur les chaînes d’information. À tel point que la directrice de publication de la chaîne d’Alain Weill médite son format “pour mettre fin à l’effet hypnotique“. Mais une autre violence, plus discrète, moins clinquante, plus routinière, frappait le mouvement, pendant que la question des violences était entretenue sous le feu médiatique.

On a fait peu de cas de cette répression d’ensemble. La presse quotidienne régionale a pris ponctuellement soin de couvrir les démantèlements ou les vandalismes, mais principalement depuis leur localité, leur zone de couverture médiatique. Clairement, le mouvement dans son entier n’a pas été relayé.

Nous ne comptons pas dans cette carte le harcèlement quotidien de la police et de la gendarmerie, les arrêtés préfectoraux, l’agacement de certains riverains, l’hostilité idéologique à peine voilée, ni même celle des manifestations que David Dufresne répertorie avec attention. Une violence impossible à totaliser, même si les traces abondent dans les témoignages, les photos, les vidéos, les posts sur les réseaux sociaux…

Si l’argument de la sécurité liée à la proximité des installations routières est systématiquement avancé, nombre de cas manifestent un acharnement systématique échappant à la rationalité bureaucratique. À Brionne par exemple, nous apprenons que l’opposition au maire PCF de la commune s’inquiète pour l’image de marque de la ville. Elle pointe le caractère inesthétique de l’installation à l’entrée de la ville, que l’élu communiste tempère par un : « Ce n’est pas fait pour durer. »

Si quelques collectifs de gilets jaunes ont su trouver un accord avec les autorités locales pour réaménager les installations, cette démarche n’est pas la règle. Les arrêtés préfectoraux pleuvent. Les ronds-points sont pour la plupart propriété de l’État. Même quand le maire d’une commune est favorable à ces formes d’auto-organisation, il reste sans pouvoir face à la machine bureaucratique.