Jean-Numa Ducange : “Il y a un dialogue constant entre la France et Marx”

Spécialiste des gauches dans les pays germanophones et en France, des marxismes et de la Révolution française, Jean-Numa Ducange est maître de conférences à l’Université de Rouen. Auteur de Jules Guesde, l’anti Jaurès ?, il présente la biographie d’un homme passé aujourd’hui au second plan. Nous sommes revenus avec lui sur des figures marquantes de gauche, l’héritage du marxisme ainsi que sa perception des gilets jaunes en tant qu’historien.


LVSL – Vos travaux mettent en avant la figure de Jules Guesde. Pouvez-vous revenir sur son itinéraire, les controverses autour de sa personne notamment sa position pendant l’affaire Dreyfus ? 

Jean-Numa Ducange – Jules Guesde est un des principaux représentants du socialisme français à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. C’est l’autre figure qui, après Jean Jaurès, a beaucoup compté dans la création du Parti socialiste en 1905. Le fait qu’il ait introduit le marxisme par le biais de contacts tant personnels que directs en France le distingue des autres membres du parti.

Ce n’est pas un théoricien, ce n’est pas quelqu’un qui a une pensée stratégique et politique très élaborée. Par contre, il a pris son bâton de pèlerin et a parcouru les quatre coins de la France pour expliquer ce qu’est la lutte des classes, la plus-value, le tout en quelques mots simples et accessibles à un large public de travailleurs. Il a introduit le socialisme dans un certain nombre de lieux, notamment dans le Nord où il demeurera longtemps très influent et deviendra député.

Pour comprendre la longue tradition du socialisme et même du communisme dans le Nord (une des régions parmi les plus denses en termes de militants de gauche), il faut avoir en tête cette figure de Jules Guesde. Parmi les points qui sont importants, soulignons que dans les années 1860, Jules Guesde est un républicain. Au moment de la Commune de Paris en 1871, il n’est pas encore socialiste ; il est alors journaliste à Montpellier et prend parti pour la Commune. C’est important car il passera plusieurs séjours en prison du fait de ce soutien (et pour toute une série de prises de position ensuite). En ce sens, il est différent d’autres dirigeants socialistes comme Jean Jaurès qui ont une carrière plus « lisse » dans le cadre de la République.

“Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance.”

Il est essentiel de rappeler cela car Guesde est quelqu’un qui entretient un rapport conflictuel avec l’État. Cela explique pour partie le fait qu’il se retrouve davantage dans l’idéologie marxiste. Il est également passé par l’anarchisme. Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance. Cela n’est pas connoté négativement : c’est quelqu’un qui représente l’aile gauche du mouvement socialiste, influencée par le marxisme.

Il joue aussi un rôle important au moment de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas resté positivement dans l’histoire de la gauche : contrairement à Jean Jaurès il n’a finalement pas pris part à la défense du capitaine Dreyfus. Pour rappel, le capitaine Dreyfus est condamné pour des raisons liées au fait qu’il soit juif, ce qui est lié à l’antisémitisme très fort dans la France du XIXème siècle.

Initialement, les socialistes ne se mobilisent pas plus que les autres. Seulement, certains socialistes vont finir par prendre position pour défendre Dreyfus en tant qu’homme, en tant qu’individu, au-delà des classes sociales. Jules Guesde et quelques autres voient cela d’un œil négatif. Cependant, Jules Guesde n’est pas antisémite, même s’il est incontestable que dans les milieux socialistes et plus largement de gauche de l’époque, il y a des réflexes et des propos antisémites. Cela se décèle notamment quand on regarde la presse locale.

Mais si Guesde prend parti contre la défense de Dreyfus, c’est parce qu’il pense que le socialisme doit rester un socialisme de classes, un socialisme indépendant du monde bourgeois et de l’État. Pour pouvoir conserver cette indépendance, il ne faut pas se mêler à la défense d’un militaire. Ce sont ces militaires qui fusillent les ouvriers, ceux sont eux qui tirent dans les manifestations ; pour eux, il est inconcevable de le défendre. Cela ne justifie pas tout mais cela permet de comprendre. Je le disais auparavant, Guesde avait été marqué par la Commune de Paris et par une certaine hostilité vis-à-vis de l’État. C’est essentiel parce qu’au moins à cette période, d’autres sont davantage intégrés à la République tandis que lui pense qu’il faut s’y opposer frontalement.

Il ne faut pas oublier que Guesde a aussi fait le choix de ne pas défendre Dreyfus pour des raisons d’opportunité politique. La CGT a été créée en 1895. Il y a une sorte de créneau qui consiste à être sur la position suivante : défendre la singularité du mouvement ouvrier qui ne soit pas uniquement républicain (et pas uniquement « de gauche », car être « de gauche » cela revient à se situer sur l’arc républicain, ce que refuse justement une partie du mouvement ouvrier).

“On ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde.”

Cela ne lui permettra pas de remporter la victoire au sein du mouvement socialiste, mais lui y donnera néanmoins une place assez importante. Ensuite, alors que l’affaire Dreyfus sera sur le point de se terminer, il deviendra après Jean Jaurès le deuxième personnage du socialisme. Il faut savoir que dans un premier temps, lorsque le Parti socialiste est crée en 1905, les formules employées par le parti sont plutôt marxistes et marquées par la lutte des classes, plus que d’autres partis sociaux-démocrates européens. Cela montre l’empreinte de Guesde. Mais en même temps, Jaurès essaye d’effectuer une synthèse entre socialisme, républicanisme et marxisme et va prendre à terme plus d’importance par rapport à Guesde.

Dans tous les cas, on ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde : c’est quelqu’un de connu et populaire, même s’il est très critiqué par d’autres. Il se trouve qu’il ne va pas être assassiné le 31 juillet 1914 et qu’il va en plus être ministre de l’Union sacrée en août 1914. Cela ne va pas favoriser sa bonne réputation auprès de certains, notamment auprès de ceux qui deviendront communistes. Au congrès de Tours en 1920, vieillissant et malade, il va faire le choix de rester, comme le dit Léon Blum, « à la vieille maison », au Parti socialiste et ne pas rejoindre ceux qui sont au Parti communiste.

Parmi les partisans de Guesde, certains iront du côté socialiste, d’autres du côté communiste. Il va être de ce fait une des sources du communisme et du socialisme. On peut dire que grâce à lui, le marxisme a eu une première influence politique en France. Il ne s’agit pas d’une influence intellectuelle, car je le rappelle, il n’est pas théoricien. Il a cependant contribué à greffer ce qui constituait une idéologie étrangère, en provenance d’Allemagne, sur le terreau du socialisme français.

LVSL – Cela fait cette année un siècle que Rosa Luxemburg a été assassinée avec son camarade Karl Liebknecht. Pourriez-vous revenir sur la doctrine, la conception qu’avait Luxemburg de la révolution et l’héritage qu’elle a laissé derrière elle ?

Jean-Numa Ducange – Il est au préalable important de préciser que Rosa Luxemburg est une femme, juive polonaise, qui a fait le choix d’être naturalisée allemande à la toute fin du XIXème siècle. Elle pensait que l’avenir du socialisme se jouait à l’époque en Allemagne. C’est là qu’il y avait le parti socialiste le plus puissant d’Europe. L’Allemagne était devenue depuis Bismarck le premier pays industrialisé du continent, entraînant un grand nombre d’ouvriers, de grandes concentrations industrielles.

Rosa Luxemburg

Le parti politique qu’était la social-démocratie allemande était fondamentalement, tant idéologiquement qu’en terme d’implantation, le plus puissant. C’est pour cela que Rosa Luxemburg fait le choix de se battre en son sein. Une des premières grandes controverses qu’elle mène concerne la question de la révolution. Elle va rapidement incarner l’aile gauche de la social-démocratie allemande. C’est une incarnation paradoxale. Ce n’est pas quelqu’un qui vient d’Allemagne, mais elle va trouver sur son chemin d’autres représentants de l’aile gauche comme Clara Zetkin ou Karl Liebknecht.

Ces personnes-là vont travailler avec elle. Elle va contribuer à maintenir l’idée que même s’il y a des changements dans le système capitaliste, même si le niveau de vie des ouvriers augmente, la rupture révolutionnaire reste nécessaire. Où ? Quand ? Comment ? Cela se discute mais il ne s’agit pas pour elle d’adopter une réforme graduelle. Là est l’enjeu de sa controverse avec Bernstein.

On peut noter deux autres grands moments dans sa vie. Tout d’abord, 1905 : la date de la première révolution russe. C’est l’époque à laquelle, à la suite des mouvements, elle écrit une brochure intitulée Grève de masse, parti et syndicat. Dedans, elle avance notamment l’idée que tout en restant dans le parti social-démocrate et dans les syndicats qui lui sont liés, pour en quelque sorte « régénérer » le parti qui a tendance à s’enfermer dans une routine bureaucratique, à s’intégrer aux institutions, il est nécessaire de faire intervenir ce qu’elle appelle la « grève de masse ». La « grève de masse », ce n’est pas la « grève générale ». Elle n’emploie pas le terme de grève générale parce que ce sont les syndicalistes révolutionnaires français qui l’emploient et Luxemburg est pour maintenir le lien entre le syndicat et le parti, ce que refuse la CGT en France.

La grève de masse, c’est l’idée selon laquelle, en lien avec les syndicats ou dans les syndicats, à l’extérieur des partis ou dans les partis, les masses doivent être en mouvement, se mobiliser régulièrement pour régénérer les organisations. C’est quelque chose de primordial qui la distingue d’autres sociaux-démocrates de son époque. L’autre question qui est importante pour elle et qui marque beaucoup sa conception de la rupture révolutionnaire, c’est la conception de la nation.

Elle défend un internationalisme intransigeant, qui ne veut absolument pas jouer la carte de l’intégration à la nation du socialisme (comme le fait Jean Jaurès en France). Il y a des polémiques très fortes avec Jean Jaurès sur cette question. Ce rejet du patriotisme la distingue des autres. Le troisième moment qui pourrait être retenu dans sa vie (et qui est le dernier étant donné qu’elle s’est faite assassiner en janvier 1919), c’est sa controverse, ses positions par rapport aux bolcheviks et à la révolution russe.

Il est admis que Rosa Luxemburg a été une révolutionnaire de premier plan et qu’elle a beaucoup compté sur l’action de masses pour faire la révolution. Elle a compté sur les conseils ouvriers, une forme de démocratie par en bas apparue une première fois pendant la révolution de 1905 et qui a resurgi en Allemagne, en Russie, et dans quelques autres pays en 1918. En même temps, ce n’était pas une activiste dans le mauvais sens du terme puisqu’elle s’est ralliée à l’insurrection qui lui a coûté sa vie parce que la majorité de ses camarades en avait décidé ainsi. Elle la trouvait pourtant prématurée, et jugeait dangereux de s’y engager. Elle avait bien mesuré la situation.

Peu avant son décès, un débat important fût sa controverse avec les bolcheviks, qui pourrait être résumée en trois points (à noter que le texte qu’elle a écrit sur la révolution russe a été publié après sa mort, elle n’a pas rendu ses critiques publiques). La première chose avec laquelle elle est en désaccord, c’est l’idée qu’il faut donner la terre aux paysans. Cela peut sembler paradoxal mais elle pensait que tout ce qui consistait à distribuer la propriété à telle ou telle personne, à des petits artisans, à des petits paysans, retarderait l’émergence d’une grande propriété collective.

Le socialisme devait se fonder sur l’extension de la propriété. Elle était donc en désaccord avec Lénine. Elle était en désaccord également pour les raisons déjà évoquées sur la question de la nation et s’oppose au mot d’ordre du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Non pas qu’elle soit contre le fait que les gens disposent d’eux-mêmes, mais s’oppose à l’idée qu’il soit nécessaire de constituer des petits États en Europe centrale et orientale. Pour elle, c’est créer des petits États avec de nouvelles barrières, de nouvelles frontières qui empêcheront les ouvriers de s’unir. Lénine joue quant à lui stratégiquement sur ce droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour créer de nouvelles nations et désintégrer les empires de l’époque.

Le dernier point, c’est la question de la liberté, de la démocratie dans le processus révolutionnaire. Dans son texte sur la révolution russe, elle a été extrêmement critique à l’égard des bolcheviks qui ont pris des mesures répressives assez tôt, dès 1917 et 1918, lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Elle pense que quelles que soient les difficultés historiques, les circonstances, il doit quoi qu’il arrive y avoir une démocratie à l’intérieur du parti, un droit de s’exprimer librement et puis également un droit – même s’il ne doit pas être unique et complet – à la représentation politique.

Elle ne s’oppose pas à tout parlementarisme, elle a en effet milité avant 1914 à toutes les élections pour le Reichstag en Allemagne, pour que le SPD ait des représentants. Elle pensait aussi que la représentation devait certes passer par les conseils ouvriers, par une démocratie directe sans pour autant être hostile à l’idée qu’il faille combiner différents types de représentation. Cela me paraît important car elle se distingue des sociaux-démocrates modérés réformistes de l’époque et des plus radicaux comme les bolcheviks.

Plusieurs éléments expliquent sa postérité. Quand on est historien, il faut être un minimum honnête sur la façon dont cela se passe après la mort des personnalités de premier plan. Comme Jean Jaurès, elle est morte en martyre, ni l’un ni l’autre n’ont pris le pouvoir : ce sont des personnalités plus facile à s’approprier que ceux qui accèdent au pouvoir. Aussi parce qu’elle était une femme défendant des conceptions politiques qui n’étaient ni trop modérées pour une toute partie de la gauche ni non plus trop directement rattachées au bolchevisme.

Ainsi, lorsqu’il y a eu des critiques du stalinisme et de la social-démocratie, elle est apparue comme une voix alternative tout en ayant été officiellement condamnée par Staline en 1931. Cela explique qu’elle soit apparue comme une figure assez populaire dans les années 1970. C’était quelqu’un de charismatique, avec un grand pouvoir d’attraction. De même que pour Guesde, ces gens étaient d’immenses orateurs. Même si on ne conserve peu ou pas d’enregistrements (surtout pour ceux du XIXème siècle), ils laissent aussi une trace dans les mémoires collectives : les gens qui ont pu les entendre ont transmis de génération en génération la mémoire de leurs combats.

LVSL – Nous venons d’évoquer plusieurs piliers du socialisme allemand et français. Qu’est-ce qui distingue ces deux socialismes et en quoi ont-ils influé sur les trajectoires politiques de leurs pays respectifs ?

Jean-Numa Ducange – Tout dépend d’où on part. Si on part d’aujourd’hui, il apparaît que la tradition allemande de la social-démocratie est une tradition beaucoup plus consensuelle, gestionnaire que la tradition française, dans laquelle il y a eu davantage l’influence pendant longtemps d’un parti socialiste et d’un parti communiste plus radical que la social-démocratie allemande. C’est un paradoxe car le marxisme est initialement né dans la social-démocratie allemande. Pour résumer, comment en est-on arrivé à cette tradition de la cogestion entre syndicat et patronat en Allemagne ?

Avant la Première Guerre mondiale, il y avait une tradition marxiste extrêmement forte dans la social-démocratie allemande. Elle s’est progressivement estompée. Il y a un siècle, lors de la révolution allemande, des choses extrêmement importantes se sont jouées pour la suite de l’Allemagne. Je ne pense pas uniquement à la tragédie qui est celle de 1933 mais plus largement à l’histoire des relations sociales dans ce pays. Juste après la proclamation de la République en 1918, le patronat et le principal syndicat social-démocrate ont signé un accord dans lequel ils s’accordent sur un certain nombre de points. Pour le dire rapidement, c’est l’origine de la cogestion entre patronat et syndicat. En France, le syndicalisme a été plus longtemps réprimé.

Il s’est défini de façon plus radicale et a longtemps voulu garder une certaine distance à l’égard des partis politiques. Quand la CGT a été créée en 1895, elle a été fondée sur une base qu’on va ensuite qualifier de syndicalisme révolutionnaire. D’où vient cette base syndicaliste révolutionnaire ? De façon générale, il y a une tradition révolutionnaire (1789, 1830, 1848, 1871), un long cycle des révolutions, une tradition à la fois plus glorieuse et victorieuse qui fait qu’il y a, au moins dans les mots, une plus grande radicalité dans le socialisme français. Il ne faut pas oublier que les révolutions allemandes ont échoué : 1848 a été un échec qui a pesé durablement.

Cela compte également en France mais demeure dans les mémoires de manière plus tragique en Allemagne encore car cette révolution n’a pas permis d’unifier le pays. En 1919, c’est une révolution qui s’est aussi mal terminée avec l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si on pense sur le long terme, ces assassinats ont créé une fracture au sein de la gauche qui a contribué à la victoire du nazisme en 1933.

La tradition de consensus, qui vient donc de loin, s’est d’autant plus solidifiée après la Seconde Guerre mondiale pour ce qui est de l’Allemagne, qu’il y a eu l’expérience nazie. L’idée selon laquelle il fallait une grève générale est par exemple devenue impopulaire (et illégale) car cela risquait de déstabiliser le pays. A cela s’ajoute l’Allemagne de l’Est, qui a renforcé l’anticommunisme à l’Ouest. A contrario du côté français, la force de la tradition révolutionnaire se maintient.

Mais il y a autre chose. Le républicanisme tel qu’il est conçu en France, la République consolidée depuis les années 1870 (si on met à part le cas de Vichy), aussi légaliste et étatiste soit-elle au bout d’un moment, tout cet héritage provient d’une révolution. Cela induit que les socialistes ont un double héritage : républicain et révolutionnaire. Ils n’ont aucun mal à assumer le lien entre les deux. Cela induit que même lorsqu’ils sont très républicains, très légalistes, dans leur « logiciel » ils conservent longtemps un grand respect pour la Révolution française : elle demeure présente car c’est une perspective positive, glorieuse et victorieuse.

En Allemagne, la tradition révolutionnaire c’est 1848, 1918. Ce sont des échecs donc il est plus dur de les intégrer. Il y a aussi des raisons sociales et politiques profondes aux différences entre l’Allemagne et la France ; mais le rôle de la tradition révolutionnaire a selon moi joué un grand rôle même s’il ne faut pas caricaturer : ce n’est pas la glorieuse France révolutionnaire face à l’Allemagne bismarckienne et étatiste.

La tradition allemande est également intéressante en termes d’élaboration théorique et d’expériences concrètes (notamment les conseils ouvriers en 1918-1919). Ce sont des chemins différents pour les raisons que j’ai évoquées et qui ne se sont malheureusement pas croisés suffisamment pour empêcher le pire : ni pour empêcher 1914, ni pour empêcher le fascisme. Malgré tout, dans l’imaginaire subsistent des couples franco-allemands comme Jaurès et Bebel. Il y a aussi la social-démocratie à la Willy Brandt, certes modérée, mais beaucoup de militants de gauche trouveraient cela tout à fait acceptable !

LVSL – Dans Marx, une passion française, vous défendez l’idée selon laquelle malgré l’effondrement de l’URSS, du PCF et l’avènement des démocraties libérales, la figure de Marx continue à hanter l’imaginaire français. Comment expliquer cela aujourd’hui ?

Jean-Numa Ducange – La spécificité de la France c’est qu’il y a une longue tradition d’influence du marxisme. Marx a initialement beaucoup été influencé par la France, les socialistes utopiques et la tradition socialiste française avec Fourrier, Proudhon, Saint Simon, etc.

D’une certaine manière, le socialisme français n’avait pas besoin d’aller chercher une référence extérieure pour continuer à se développer. Pourtant l’introduction du marxisme a eu lieu pour plusieurs raisons. D’abord parce que Marx est apparu à certaines grandes figures du socialisme français comme quelqu’un de tout à fait complémentaire au dispositif français (révolution, république, ce qui a été au préalable expliqué).

Prenons l’exemple de Jean Jaurès qui, certes, n’est pas marxiste à la manière de Jules Guesde. C’est un normalien, agrégé, universitaire, qui a un parcours républicain au départ assez classique, et qui se rapproche progressivement du socialisme. Ce qui est intéressant quand il se rapproche du socialisme c’est qu’il trouve des éléments décisifs dans Marx : l’idée de la lutte des classes (à l’échelle historique, il trouve que la lutte des classes est très pertinente pour comprendre la Révolution française par exemple), l’idée qu’il y a un affrontement entre la bourgeoisie, le prolétariat, etc.

Cela explique le fait qu’assez tôt dans le socialisme français, introduire Marx a tout de même été nécessaire pour pouvoir changer l’ordre politique et social. Dès le début, à la fin du XIXe siècle puis quand le parti socialiste se crée en 1905, il y a une influence du marxisme. Cette influence dans le parti socialiste s’installe dans la durée au moins jusqu’aux années 1970, voire 1980. Le parti socialiste est alors marqué par un discours empreint de marxisme, de lutte de classes.

Ensuite, l’autre spécificité de la France qui sera le seul pays dans ce cas-là en Europe de l’Ouest (avec l’Italie) c’est qu’il y aura un Parti communiste extrêmement puissant qui fera une quinzaine de pourcents à partir des années 1930 et qui va ensuite devenir le premier parti de gauche jusque dans les années 1970. Ce Parti communiste français est très marqué par le marxisme. Il s’agit certes d’un marxisme assez fossilisé voire stalinien pendant tout une période. Mais c’est un marxisme qui se voulait également propagandiste, éducateur, avec l’idée que le marxisme était quelque chose que la classe ouvrière et les classes populaires devaient s’approprier pour changer le monde avec toute une série d’écoles de formation, de brochures simples, etc.

Tout cela a été travaillé profondément pendant des dizaines d’années, poursuivant de ce point de vue la tâche que s’était fixée Jules Guesde. Une des raisons qui explique la forte référence à Marx, c’est ce travail politique qui a pendant longtemps été fait par le Parti communiste. Vous allez me dire que le Parti communiste a décliné. Je l’ai remarqué… Il faut voir aussi qu’il existait également toute une extrême gauche assez forte, notamment trotskyste, avec des bataillons militants non négligeables et des intellectuels de premier plan. Il faut souligner que tous ces courants avaient amené le marxisme à un niveau très élevé dans l’espace public dans les années 1970.

Ensuite, le marxisme a presque disparu, spectaculairement dans les années 1980 et 1990, proportionnellement en quelque sorte à l’influence qu’il avait eu auparavant. Puis cela est revenu dans les années 2000. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord un substrat qui vient de loin et que je viens d’expliquer : de génération en génération les choses se sont transmises. Il y a eu de nombreuses éditions de Marx, on en trouve, retrouve continuellement. Cela n’a jamais disparu.

Le fait que le modèle soviétique ait maintenant disparu depuis un certain temps joue également. Si beaucoup de gens ne voulaient plus se référer au marxisme c’était à cause du modèle soviétique, qui leur paraissait négatif ; or on peut maintenant lire Marx indépendamment du stalinisme. A cela s’ajoute (ce n’est pas propre à la France) la crise récente du système : après la crise des subprimes de 2008, la possibilité d’une crise profonde du capitalisme a de nouveau été envisagée. Ce regain d’intérêt pour Marx s’est fait presque indépendamment des partis politiques : on a vu des émissions, des journaux de nouveau s’intéresser à Marx. Tout simplement, les gens se sont demandés pourquoi ne pas relire Marx au regard du contexte et l’état du capitalisme.

Même Jacques Attali qui est peu suspect de critique du capitalisme a fait en 2005 une biographie de Marx en disant que Marx était très bien pour analyser le capitalisme mais… surtout pas pour la partie politique. On a là une ambiance, des références qui font qu’il est un peu redevenu « à la mode ». Et dans les courants politiques de gauche, il demeure lu et cité. Ce qui est difficile à estimer (difficulté méthodologique majeure pour les historiens !) c’est que les gens ne lisent pas forcément les textes. La forte présence à la référence sur le long terme est en rapport avec une culture politique marxisante qui a beaucoup essaimé, du travailleur à l’intellectuel, dans différents domaines. La France est un des pays où incontestablement, la référence à Marx a eu et a encore du sens.

Je parlais de crise économique, j’ajouterai la crise de la représentation et des institutions, même si cela est moins facile à connecter directement au marxisme : Marx est quelqu’un qui a vécu cela de son vivant. Il a connu des révolutions, des changements de régime, des aspirations nouvelles via des révolutions. Il trouvait initialement que la Commune de Paris était folklorique, il ne pensait pas que cela pouvait avoir lieu. Puis il a changé d’avis.

“La plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France.”

C’est quelqu’un qui, quand on le relit dans son contexte, réagit en fonction des bouleversements politiques. Sur la politique précisément, notamment sur le poids de la tradition bonapartiste, Marx a écrit des choses qui peuvent continuer à nourrir notre réflexion sur la Vème République et la tradition révolutionnaire française (à propos de laquelle il est parfois très sévère).

Nul hasard à tout cela: la plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France. Il y a un dialogue constant entre la France et Marx. Il s’est beaucoup inspiré de la France pour concevoir sa doctrine et, quand il observe la vie politique européenne, la France a eu à plusieurs reprises un intérêt particulier pour lui. C’est une sorte d’amour-haine qui s’est prolongée durant presque toute sa vie.

LVSL – Certains commentateurs ou personnalités politiques voient dans les gilets jaunes l’émergence d’un processus révolutionnaire. En tant que spécialiste de la révolution française et auteur de nombre de textes sur les révolutions, comment envisagez-vous ce mouvement social ? 

Jean-Numa Ducange – Comme le suggère la question, je l’envisage comme un mouvement social en premier lieu. Certes un certain nombre de revendications qui ont émergé peuvent faire penser à d’autres périodes révolutionnaires. On a parfois rapproché les gilets jaunes des sans-culottes ou d’autres catégories populaires qui contestent l’ordre existant à travers un certain nombre de revendications. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête.

“Une révolution quand on en parle avec un minimum de distance, c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.”

On peut aussi dire, pour prolonger ce que nous avons déjà souligné que, comme la France est un pays où structurellement il existe une tradition contestataire nourrie de l’expérience révolutionnaire, de différentes idéologies dont le marxisme, il existe un niveau de conflictualité assez fort, structurellement plus fort que dans d’autres pays. Ce mouvement des gilets jaunes en est une expression. Quand il y a des périodes d’accalmie on demande si la France est un pays normalisé, si on va finir par avoir un syndicalisme à l’allemande avec moins de grèves, etc. On voit bien que ce n’est pas le cas.

Cela étant dit, en termes strictes de définition je serai plus prudent. Si on compare le mouvement à la Révolution française ou à d’autres mouvements comme les révolutions russes (ou même à des échecs comme 1848 et je pourrais prendre d’autres révolutions à l’échelle internationale comme la Chine en 1949), je pense qu’il faut faire très attention. Une révolution – quand on en parle avec un minimum de distance – c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.

Si on parle de Révolution française, ce n’est pas uniquement du fait des sans-culottes et des fortes contestations, c’est aussi parce qu’ont eu lieu d’importants transferts de propriété, des changements constitutionnels considérables. Je ne dis pas que cela ne va pas arriver mais au stade où nous en sommes, si le mouvement devait décliner sans traduction politique immédiate, il serait difficile de le classer comme une « révolution ». Il peut même arriver que des mouvements de la sorte renforcent le pouvoir existant. Le « parti de l’ordre » peut se renforcer quand il a des mouvements contestataires en face de lui même s’il a été initialement déstabilisé.

C’est ma réserve sur la définition de révolution : la Révolution française a mis à bas la monarchie absolue, proclamé une République, mis en place une nouvelle constitution. Les processus révolutionnaires russes ou chinois (on pourrait en prendre d’autres) ont mis à bas un régime et entraîné un changement de personnel politique et des changements économiques décisifs. Nous n’en sommes absolument pas là et il est important de le dire, sinon, on ne comprend plus les comparaisons. Il faut faire attention aux parallèles avec 1789 et 1792.

Cela est à prendre avec précaution : le mouvement des gilets jaunes est fortement hétérogène selon les endroits et sa traduction politique n’ira pas nécessairement dans le sens que certains espèrent. Tout cela est d’autant plus à analyser subtilement que le mouvement peut certes traduire concrètement l’idée selon laquelle le référent gauche / droite ne fait plus vraiment sens pour une partie de la population ; mais d’autres franges y restent attachées, même s’il s’agit de catégories particulières. Comment tout cela va se combiner à terme ? Il n’y a aucune réponse évidente.

En définitive, on ne peut pas considérer de manière mécanique que tout le processus peut être pensé comme « révolutionnaire » même s’il traduit quelque chose de profond dans la société actuelle.

 

Chantal Mouffe : “S’il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit”

The Belgian political theorist Chantal Mouffe, post-Marxist philosopher and currently teaching at University of Westminster, was in Paris. She talked about yellow vests’ movement and about the French political life including populism. 19th January 2019, Paris.
La politologue belge Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste et professeure a l’Universite de Westminster, etait a Paris. Elle s’exprima sur le mouvement des gilets jaunes et a propos de la vie politique francaise et notamment sur le populisme. 19 janvier 2019, Paris.

Il y a quelques mois était publié Pour un populisme de gauche, le dernier ouvrage de Chantal Mouffe paru chez Albin Michel. Désormais, c’est Hégémonie et stratégie socialiste, un des ouvrages majeurs de la philosophe belge et d’Ernesto Laclau, qui est republié chez Fayard en version poche, signe de l’intérêt grandissant pour les travaux des deux auteurs post-marxistes. L’Europe vit en effet un « moment populiste » qui se manifeste par des bouleversements politiques rapides dans de nombreux pays. À l’heure des gilets jaunes, nous avons pu nous entretenir longuement avec la philosophe sur l’ensemble de son œuvre théorique, et sur son utilité pour analyser et pour agir dans la période politique actuelle.


LVSL – Ce mois de janvier vient de paraître la version de poche de l’ouvrage que vous avez coécrit avec Ernesto Laclau Hégémonie et stratégie socialiste, initialement publié en 1985. Dans cet essai vous portez l’ambition de renouveler les schémas de pensée d’une gauche sclérosée tant du côté de la famille communiste que du côté de la famille social-démocrate. Quels étaient les fondements du projet initial ?

Chantal Mouffe – Notre projet était à la fois théorique et politique. Il s’agissait d’une réflexion théorique à partir d’un problème politique. J’utilise cette démarche dans tous mes livres. Je m’intéresse à la théorie dans la mesure où elle permet d’éclairer l’action, de la comprendre et de conduire à une intervention. Dans le cas d’Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie nous partions d’un questionnement politique. Le constat qui nous préoccupait était le suivant : tant la gauche marxiste – qui était encore forte à cette époque-là – que la gauche sociale-démocrate étaient dans l’incapacité de penser la nature des demandes qui émanaient des nouveaux mouvements sociaux, à savoir le féminisme, l’antiracisme ou encore les luttes pour l’écologie, et de saisir l’importance d’articuler ces demandes avec celles de la classe ouvrière. Cette gauche demeurait très ancrée dans l’idée que le socialisme concernait avant tout les demandes de la classe ouvrière.

Nous avons essayé de comprendre ce qui se passait, d’où provenait ce blocage, cet obstacle épistémologique – pour reprendre une expression de Louis Althusser – dans cette théorie qui ne nous permettait pas d’appréhender l’importance de ces luttes. Il nous fallait en fait poser la question de l’hégémonie, entendue comme la nécessité pour la classe ouvrière de s’ouvrir à d’autres demandes. Notre réflexion était bien sûr très influencée par Gramsci. D’ailleurs, le premier livre que j’ai publié est intitulé Gramsci and Marxist Theory (1979).

Pourtant, bien que Gramsci fut celui qui soit allé le plus loin dans la pensée marxiste, nous ne trouvions pas chez lui les éléments théoriques qui nous permettaient de poser la question de l’hégémonie au-delà d’une union de groupes sociaux autour de la classe ouvrière. Pour le penseur sarde, il s’agissait d’articuler la lutte de la classe ouvrière du Nord avec la lutte de la paysannerie du Sud de l’Italie. Nous pensions que la perspective de l’hégémonie chez Gramsci constituait un point de départ, mais qu’il fallait pousser plus loin encore.

Le livre comporte trois parties. Il est intéressant de souligner que dans sa publication allemande, il avait pour titre Hégémonie et stratégie socialiste : pour une déconstruction du marxisme. La première partie est effectivement une déconstruction de la pensée marxiste à partir du concept d’hégémonie. Nous avons cherché à établir une généalogie pour déterminer les points d’achoppement et nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui empêchait le marxisme de comprendre les nouveaux mouvements sociaux, c’était l’essentialisme de classe, comme nous l’avons formulé. Le marxisme concevait la subjectivité politique comme la stricte expression des positions de classe. Le féminisme, l’écologie, l’antiracisme n’étant pas des antagonismes directement exprimables en termes de classe, leur importance était négligée.

À partir de ce diagnostic, nous avons développé une approche théorique à même de dépasser cet obstacle épistémologique, par une approche anti-essentialiste qui permette d’articuler une perspective non rationaliste. Dans la partie théorique du livre, la seconde, nous avons associé la pensée de Gramsci à plusieurs éléments du courant post-structuraliste de Derrida, Lacan et Foucault. Cette articulation nous a amenés à développer une théorie du politique structurée autour de deux concepts principaux : le concept d’hégémonie et le concept d’antagonisme. Cette partie théorique visait donc à développer notre pensée anti-essentialiste.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, nous avons tiré les conséquences de cette analyse anti-essentialiste dans le champ de la politique. Nous avons proposé de redéfinir le socialisme en termes de radicalisation de la démocratie. Cette redéfinition est primordiale pour nous, parce que l’articulation des intérêts de la classe ouvrière et des demandes qui correspondent à d’autres antagonismes conduit à poser la question de l’hégémonie dans un sens bien plus large. Le socialisme entendu comme la défense des intérêts de la classe ouvrière devient dès lors une partie d’un projet plus vaste qui englobe d’autres demandes. Voilà ce qui est à l’origine de notre questionnement, et qui nous a amenés, depuis une question politique, à élaborer toute une réflexion théorique.

LVSL – Cet essai s’inscrit dans le courant que vous avez mentionné et qu’on peut qualifier de post-marxisme. Quelle est votre conception de ce courant ?

CM – En réalité, nous ne sommes pas les initiateurs de cette expression. Avant d’écrire Hégémonie et stratégie socialiste, nous avions publié une série d’articles qui posaient déjà certaines de ces questions. L’un d’eux, publié dans Marxism Today, avait bénéficié d’un certain écho par les débats qu’il avait suscité au sein de la gauche britannique. Les opposants l’avaient qualifié de « post-marxiste » afin de le critiquer. Cette catégorisation ne nous a pas dérangés, et nous avons repris cette formule dans la préface du livre en insistant à la fois sur post et sur marxisme. Il ne s’agit pas d’un post-marxisme qui rejette le marxisme mais plutôt d’une pensée qui part du marxisme et s’en nourrit, mais pour aller plus loin.

Le terme post-marxisme ne dit pas grand-chose. Il ne définit pas clairement ce que sont nos thèses. C’est plutôt un terme descriptif. D’autres courants sont considérés comme post-marxistes, comme par exemple les études postcoloniales, certaines parties des études dites « décoloniales » ou encore les subaltern studies pour ne citer qu’elles. Il peut être intéressant de différencier le courant post-marxiste du courant néo-marxiste. Car il y a toute une série d’auteurs influents qui reconnaissent l’importance d’adapter les catégories marxistes à la situation actuelle tout en maintenant une certaine orthodoxie. Ce sont des néo-marxistes.

Cette question de l’orthodoxie ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun attachement sentimental à me dire marxiste. Le marxisme a été important dans ma formation, surtout avec Gramsci, mais d’autres auteurs sont tout aussi importants, comme Freud, Weber ou encore Wittgenstein. Je défends une certaine dose d’éclectisme et je me méfie de toute forme d’orthodoxie.

Notre approche est souvent présentée comme une théorie du discours ou comme École d’Essex car Ernesto Laclau, lorsqu’il était professeur à l’université d’Essex, a développé un programme de doctorat intitulé « Idéologie et analyse du discours ». De nombreux étudiants et doctorants du monde entier sont venus travailler avec lui et ont utilisé par la suite cette approche pour étudier une grande diversité de phénomènes. De ce programme est née une école, mais ce n’est pas une école post-marxiste. Cette période a été très importante dans la diffusion internationale de nos idées et de notre approche discursive. Cette dernière est au cœur de notre réflexion dans Hégémonie et stratégie socialiste.

“S’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit”

Pour compléter, je voudrais rapidement indiquer quels sont les points principaux de cette approche de la théorie du discours. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une conception dissociative du politique. C’est une conception qui s’oppose au postulat dominant dans la théorie politique libérale – entendue ici au sens du libéralisme philosophique et non du libéralisme politique ou économique – qui est en général porteuse d’une conception associative du politique. Pour celle-ci, le politique est le domaine de l’agir en commun, de la liberté et de la recherche du consensus.

À côté de cela, existe une théorie dissociative du politique. On la trouve dans les écrits de Thucydide, de Machiavel et de Hobbes et plus tard chez Max Weber, Carl Schmitt ou Claude Lefort. Nous nous inscrivons dans cette conception dissociative du politique où politique et conflit sont inséparables : s’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit. D’un point de vue plus philosophique, et c’est un point sur lequel nous insistons beaucoup, il y a une négativité radicale que nous différencions de la négativité dialectique. Cette dernière, qui peut être dépassée dialectiquement, est présente chez Marx ou chez Hegel. À l’inverse, la négativité radicale ne peut pas être dépassée : la société est irrémédiablement divisée.

Le second point important réside dans la conception anti-essentialiste selon laquelle toute objectivité est construite de manière discursive. L’espace social est de nature discursive et il est le produit de pratiques signifiantes. Ici, nous contestons l’idée de l’immédiateté, l’idée que le monde social nous est donné, ce que Derrida appelle la métaphysique de la présence. Le monde social est toujours construit par des pratiques signifiantes. En ce qui concerne les identités, comme Freud nous l’a appris, elles sont toujours le résultat de processus d’identification. Dans le domaine politique, les identités sont toujours des identités collectives et le résultat d’un processus d’identification qui comporte des éléments affectifs.

On appelle aussi cette conception post-fondationnaliste dans la mesure où elle affirme qu’il n’y a pas de fondement ultime. Ce n’est pas une position anti-fondationnaliste selon laquelle tout se vaut et tout est possible. Pour nous, il y a des fondements, mais ceux-ci sont toujours contingents. Toute politique vise à établir un ordre qui est de nature hégémonique car il n’est jamais assis sur un fondement définitif. C’est un ordre précaire, contingent et en cela il est post-fondationnaliste.

On accuse cette conception discursive d’être une conception idéaliste. Depuis Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons écrit bon nombre d’articles pour expliquer que ce n’était absolument pas le cas. Ce qu’on appelle « pratiques discursives » sont des pratiques signifiantes dans lesquelles signification et action, éléments linguistiques et éléments affectifs, ne peuvent pas être séparés. Lorsqu’on parle de discours c’est au fond la même chose que ce que Wittgenstein appelle des jeux de langage, à condition bien sûr de comprendre que par jeux de langage Wittgenstein ne se réfère pas simplement à des jeux linguistiques. Pour Wittgenstein, les jeux de langage sont aussi des pratiques matérielles. C’est donc une position matérialiste et non idéaliste. J’insiste sur ce fait important car bon nombre de personnes ne semblent pas être capables de le comprendre.

LVSL – Justement, à propos de cette conception anti-essentialiste, vous critiquez l’essentialisme de classe qui conduit à remettre en question l’existence prédéterminée d’intérêts objectifs et d’identités de classes. Intérêts objectifs et identités de classes qui découleraient mécaniquement de la place qu’occupent les individus dans le processus de production. Entendez-vous ici que la lutte des classes, qui a été longtemps au centre de la vision du monde et de l’action politique à gauche au XXème siècle, est une formulation qui est dépassée ?

CM – Il y a eu beaucoup de malentendus par rapport à ce que nous disions de la lutte des classes. Il est évident que la perspective théorique que je viens de développer rompt avec l’ontologie marxiste d’une loi de l’Histoire, avec la représentation de la société comme une structure intelligible qui pourrait être maîtrisée à partir de certaines positions de classe et reconstituée en un ordre rationnel par un acte fondateur. Cette perspective met en question toute l’ontologie marxiste. Elle implique la nécessité d’abandonner le rationalisme marxiste qui présente l’histoire et la société comme des totalités intelligibles qui sont établies par des lois conceptuellement explicables et une nécessité historique dont le moteur est la lutte des classes.

L’une des erreurs, à notre avis, de la perspective marxiste, est de tout réduire à la seule contradiction capital-travail et de postuler l’existence d’une classe ouvrière dotée d’intérêts objectifs adossés à la position qu’elle occupe dans les rapports de production, qui devraient la conduire à établir le socialisme. Dans cette optique, si les ouvriers empiriques ne partagent pas ces intérêts-là, ils seront taxés d’être sous l’emprise d’une fausse conscience. C’est ce que nous remettons en question.

“L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.”

Dans notre perspective, et c’est ici que l’anti-essentialisme joue un rôle important, il n’y a pas d’intérêts objectifs mais seulement des intérêts construits discursivement. La classe ouvrière n’a pas de rôle ontologique privilégié, ce qui ne veut pas dire que dans certains cas la classe ouvrière ne puisse pas jouer le rôle principal. Cependant, cette primauté est toujours le résultat de circonstances et de la façon dont les luttes sont construites. Ce n’est donc pas un privilège ontologique. Les intérêts sont toujours des produits historiques, précaires et susceptibles d’être transformés. L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.

Ce que nous contestons c’est donc l’idée que la lutte des classes serait une nécessité objective. Par contre nous ne contestons pas l’existence de luttes de classe à condition d’entendre ce terme de classe au sens wébérien ou bourdieusien. Certaines luttes peuvent être appelées luttes de classe dans la mesure où elles sont menées par des agents sociaux à partir de leur position dans les rapports de production.

Deux choses sont importantes pour comprendre notre position sur ce sujet. Tout d’abord, ces luttes menées par des agents sociaux à partir de leurs positions dans des rapports de production ne sont pas nécessairement anticapitalistes. La plupart des luttes menées par les ouvriers sont des luttes réformistes. D’autre part, il faut reconnaître qu’il peut y avoir des luttes anticapitalistes qui ne sont pas menées par des agents sociaux qu’on va appeler « classes ». Aujourd’hui, dans la mesure où le néolibéralisme pénètre de plus en plus et crée des formes de domination dans une pluralité de rapports sociaux, des agents sociaux vont se rebeller contre le capitalisme et mener des luttes anticapitalistes. Sauf qu’ils n’agissent pas en tant que classe. Des luttes féministes peuvent être des luttes anticapitalistes mais elles ne sont pas menées en tant qu’acteur de classe. De même, beaucoup de luttes écologiques peuvent mettre en question le capitalisme, mais pas au nom de positions de classe.

Nous n’avons jamais soutenu l’idée, comme certains nous en ont accusé, que les luttes de classe ne sont plus importantes et que ce sont les luttes sociétales, ou post-matérialistes, qui sont les seules à compter. Nous disons qu’il y a d’autres antagonismes que l’antagonisme économique et que les luttes qui leur sont liées sont importantes pour un projet de radicalisation de la démocratie.

LVSL – Dans Hégémonie et stratégie socialiste vous faites un plaidoyer en faveur d’une forme de réorganisation du projet socialiste en termes de radicalisation de la démocratie. Pouvez-vous revenir sur ce concept central dans vos réflexions, encore très présent aujourd’hui ?

CM – La thèse que nous défendons dans Hégémonie et stratégie socialiste est qu’un projet vraiment émancipateur doit être envisagé comme un projet de radicalisation de la démocratie. Nombreux sont ceux qui ont lu Hégémonie et qui n’ont pas compris ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de créer une démocratie radicale et plurielle. Cela ne signifie pas que nous voulons rompre complètement avec la démocratie pluraliste pour établir un régime totalement nouveau. L’idée de radicalisation de la démocratie suppose une lutte immanente à l’intérieur de la démocratie libérale pluraliste. Je préfère utiliser le terme pluraliste que libéral car pour beaucoup de gens démocratie libérale renvoie nécessairement à l’articulation entre un régime politique et le capitalisme. En français et en anglais, on ne peut pas distinguer les différents sens du libéralisme. Les Italiens font eux la distinction entre liberismo et liberalismo.

Par démocratie libérale j’entends une forme de régime au sens d’une politeia, non au sens qu’on lui attribue dans les sciences politiques. C’est-à-dire une forme de vie et d’organisation de la société à partir de certaines valeurs éthico-politiques. En Occident, nous pensons la démocratie comme l’articulation entre deux traditions, la tradition libérale et la tradition démocratique. La tradition libérale est celle de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs et de la liberté individuelle. La tradition démocratique a à voir avec l’égalité et la souveraineté populaire. L’idée de pluralisme vient de la tradition libérale et non de la tradition démocratique. C’est pourquoi je crois que cette articulation entre les valeurs de liberté et d’égalité est très importante. J’insiste toujours sur ce que j’appelle les valeurs « éthico-politiques de la démocratie pluraliste », soit la liberté et l’égalité pour tous.

Ainsi, quand nous parlons de radicalisation de la démocratie, nous affirmons qu’il est nécessaire d’étendre ces valeurs à davantage de rapports sociaux. L’application de ces valeurs a commencé dans la société civile avec la citoyenneté. Puis, grâce aux luttes socialistes, ces principes de liberté et d’égalité se sont étendus dans les rapports économiques. Actuellement, les nouvelles luttes visent à étendre ces principes de liberté et d’égalité encore plus loin, comme dans les rapports de genre par exemple.

Mais pour radicaliser la démocratie il est impératif d’être d’ores et déjà dans un régime démocratique. En ce sens, il est impossible de radicaliser la démocratie dans une dictature. C’est pour cette raison que je parle de lutte immanente. Il faut partir de notre société telle qu’elle existe et défendre ces valeurs éthico-politiques à l’intérieur de son cadre. Des critiques, marxistes en général, dénoncent ces valeurs comme étant un leurre. Il est vrai que ces valeurs sont très peu mises en pratique. À partir de là, il y a deux attitudes possibles : rompre avec la démocratie pluraliste et créer quelque chose de nouveau, une véritable démocratie, ou forcer nos sociétés à mettre en pratique les valeurs qu’elles profèrent car ce sont des valeurs qui méritent qu’on les défende.

Je pense qu’il ne faut pas chercher à rompre avec la démocratie pluraliste pour créer une société complètement nouvelle. Toute lutte est toujours une lutte de désarticulation et de ré-articulation de ce qui existe. Il ne s’agit pas d’opérer une rupture radicale. C’est pourquoi la radicalisation de la démocratie consiste à partir des valeurs qui constituent l’imaginaire social de la société. C’est là l’idée que nous développions déjà dans Hégémonie et stratégie socialiste et que je définis comme réformisme radical dans Pour un populisme de gauche (2018). J’y distingue trois positions dans ce qu’on appelle la gauche : la conception léniniste de rupture selon laquelle on va rompre avec l’ordre existant pour créer quelque chose de complètement nouveau ; l’option réformiste, pour laquelle il suffit d’effectuer quelques transformations mais sans mettre en cause l’ordre hégémonique existant ; et la proposition de radicalisation de la démocratie, qui renvoie au réformisme radical et qui consiste à créer une nouvelle hégémonie dans le cadre de la démocratie pluraliste. Dans cette dernière proposition, on cherche à radicaliser des valeurs déjà inscrites à l’intérieur d’une société donnée.

LVSL – Vos travaux engagés à la suite d’Hégémonie et stratégie socialiste approfondissent d’un point de vue théorique le projet de « démocratie radicale et plurielle » esquissé avec Ernesto Laclau. Votre théorie de la démocratie est fondée sur une critique de la démocratie libérale, dont vous ne rejetez pas le cadre pour autant, et s’oppose également au modèle de démocratie dit délibératif. Quelles critiques adressez-vous à ces deux modèles dominants ?

CM – Après avoir écrit Hégémonie et stratégie socialiste, je me suis posé la question suivante : comment devons-nous concevoir la démocratie pour qu’on puisse la radicaliser ? Ce questionnement doit aussi être resitué dans son contexte politique : après la chute du modèle soviétique, beaucoup de marxistes et un grand nombre d’intellectuels de gauche en France se sont convertis au libéralisme. Ce vent libéral me semblait paradoxal, car si je considère qu’il n’y a pas de théorie du politique dans le marxisme, je souhaitais montrer que le libéralisme n’en contient pas lui non plus.

Cela m’a conduit à m’intéresser à la philosophie politique libérale. J’ai commencé à lire John Rawls et Jürgen Habermas pour guider ma réflexion. Le modèle de démocratie qu’ils développent peut-il nous servir à penser les conditions d’une démocratie à même d’être radicalisée ? Je suis arrivée à la conclusion que les modèles issus de la philosophie politique libérale n’étaient pas satisfaisants car ils n’accordaient aucune place à l’antagonisme et à l’hégémonie. J’ai écrit deux livres sur cette question-là, dont The Return of the Political (ce livre a été partiellement traduit en français sous le titre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle (1994) par La Découverte et la revue du MAUSS) et ensuite The Democratic Paradox (2000), traduit en français en 2016 aux éditions des Beaux-Arts de Paris.

LVSL Carl Schmitt vous a fourni un appui supplémentaire pour réintroduire la dimension irréductiblement conflictuelle du politique. Néanmoins, pour le philosophe allemand, l’antagonisme ami/ennemi conduit inévitablement les démocraties libérales fondées sur le pluralisme à une forme d’autodestruction. En quoi le modèle agonistique que vous développez dans vos travaux permet-il de résoudre cette contradiction ?

CM – Cette dimension conflictuelle du politique est déjà présente dans Hégémonie et stratégie socialiste. Nous avons souvent été accusés de suivre la pensée de Schmitt, alors même que nous ne le connaissions pas au moment de l’écriture du livre ! Un ami me l’a fait découvrir au moment de la publication de notre ouvrage.

Je travaillais à l’élaboration d’une critique du libéralisme lorsque j’ai découvert celle proposée par Schmitt. Il écrivait dans les années 1920 que le libéralisme nie le politique, car le libéralisme prétend penser le politique uniquement à partir d’un modèle économique ou d’un modèle moral ou éthique. Cette idée correspondait exactement à ce que je percevais dans la théorie libérale de la démocratie avec d’un côté le modèle agrégatif, qui correspond à une façon de penser le politique à partir de l’économie ; et d’un autre côté la démocratie délibérative qui se pensait quant à elle sur le mode de l’éthique ou de la moralité. Ce que Schmitt expliquait à l’époque était tout à fait pertinent pour appréhender la pensée libérale actuelle. Je dois dire que Schmitt a représenté pour moi un véritable défi… J’étais d’accord avec son idée que le politique repose sur le rapport ami/ennemi – ce que de notre côté nous appelons l’antagonisme, mais Schmitt en conclut que la démocratie pluraliste ne peut être un régime viable parce que le libéralisme nie la démocratie, et la démocratie nie le libéralisme.

Mon projet consistait au contraire à repenser la démocratie pluraliste. Je ne voulais en aucun cas rejeter la démocratie libérale. D’ailleurs, d’une façon paradoxale, je suis devenue beaucoup plus libérale en lisant Schmitt que je ne l’étais auparavant. Je me suis rendu compte que le problème de Schmitt, et c’est la raison pour laquelle il ne s’est pas opposé au nazisme, était son antilibéralisme résolu. J’ai découvert les dangers de l’antilibéralisme, et l’importance de la dimension libérale pluraliste. Quand je parle du libéralisme, je parle du pluralisme.

Mon objectif était de penser la démocratie libérale d’une façon véritablement politique, c’est-à-dire qui fasse place à l’antagonisme, ce que Schmitt pensait impossible. Le développement du modèle agonistique a été ma réponse au défi de Schmitt. J’ai compris qu’il pensait l’antagonisme sur le seul modèle de l’opposition ami/ennemi. Dans ce cas il avait raison de dire qu’une démocratie pluraliste était non viable car penser l’antagonisme de cette manière empêche toute légitimation dans le cadre d’une association politique et conduit donc nécessairement à la guerre civile.

Cependant, il existe une autre façon de mettre en scène l’antagonisme, non pas dans sa forme ami/ennemi, où l’ennemi est perçu comme celui qu’il convient d’éliminer, mais à la manière agonistique, en termes d’adversaires qui savent pertinemment qu’ils ne peuvent s’accorder parce que leurs positions sont antagoniques, mais qui se reconnaissent le droit de défendre leur point de vue et vont faire en sorte de s’affronter à l’intérieur du cadre d’institutions communes. L’enjeu d’une démocratie pluraliste, c’est alors d’établir les institutions qui permettent que le conflit se déroule sans déboucher sur la guerre civile. Dès lors, il est tout à fait possible de penser ensemble antagonisme et pluralisme, ce que Carl Schmitt tout comme Jürgen Habermas d’ailleurs considèrent comme impossible. Schmitt rejette le pluralisme pour défendre l’antagonisme. Habermas, au contraire, nie l’antagonisme pour sauver la démocratie. J’ai essayé de faire tenir ensemble antagonisme et pluralisme et je crois que le modèle agonistique permet cette compatibilité. C’est pour construire cette réflexion que Schmitt a été important pour moi. Un des premiers articles que j’ai publié en français dans la Revue française de science politique s’intitulait « Penser la démocratie moderne avec et contre Carl Schmitt ». La pensée de Carl Schmitt m’a beaucoup stimulée dans mon questionnement et j’ai élaboré le modèle agonistique avec lui et contre lui.

LVSL – Comme vous le reconnaissez vous-même dans votre dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, votre perspective théorique ne peut être dissociée de la conjoncture spécifique dans laquelle elle prend forme. L’écriture de Hégémonie et stratégie socialiste s’inscrivait dans un contexte politique bien identifié : les prémices d’un long déclin de l’hégémonie social-démocrate d’après-guerre, et l’hermétisme des gauches marxistes aux demandes émergentes des nouveaux mouvements sociaux. Quelles sont les conjonctures qui ont présidé à l’élaboration de vos ouvrages plus récents, tels que L’Illusion du consensus, Agonistique ou Pour un populisme de gauche ?

CM – Dans Le Paradoxe démocratique, j’ai consacré ma réflexion à l’élaboration de ce modèle agonistique avant de revenir à l’étude de conjonctures particulières. Dans L’Illusion du consensus (On the Political publié en 2005 et traduit en 2016), je traite de la conjoncture blairiste qui a vu naître la troisième voie, sous la forme d’une discussion des théories de Anthony Giddens. Je dois rappeler ici que nous avions écrit Hégémonie et stratégie socialiste dans un moment de transition entre l’hégémonie social-démocrate et l’hégémonie néolibérale. C’est avec Thatcher que s’établit l’hégémonie néolibérale, puis elle se consolide avec Tony Blair lorsqu’il arrive au pouvoir en 1997. Au lieu de remettre en question l’hégémonie thatchérienne, Blair accepte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative et que la seule marge de manœuvre consiste à gérer la globalisation néolibérale de manière un peu plus humaine. C’est dans cette période qu’est théorisée la troisième voie, qui va devenir par la suite un modèle pour le reste de la social-démocratie européenne.

La plupart des analyses développées dans L’Illusion du consensus construisent une critique de cette troisième voie qui considère que l’antagonisme a disparu, que le modèle adversarial de la politique est dépassé et que nous sommes entrés, selon Beck et Giddens, dans une nouvelle forme de modernité réflexive. J’ai théorisé cette idée sous le nom de post-politique : ce moment où l’on en vient à penser qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre la droite et la gauche et que les frontières politiques ne font plus sens. Tony Blair disait alors : « On appartient tous à la classe moyenne, on peut tous se mettre d’accord », et cette idée était présentée comme un grand progrès pour la démocratie devenue soi-disant plus mûre.

Pour moi, cette négation de l’antagonisme n’était en rien un progrès pour la démocratie, bien au contraire, elle représentait en fait un danger en ce qu’elle posait les bases propices au développement d’un populisme de droite. Je me suis très tôt intéressée au populisme de droite, surtout dans le cas que je connaissais le mieux, sur lequel j’avais écrit, celui de l’Autriche. À cette époque, Jörg Haider avait pris le contrôle du FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche) et puis en 2000 il arrivait au pouvoir en coalition avec les conservateurs. Sa grande force a consisté à se présenter comme celui qui allait redonner une voix aux Autrichiens, alors que l’Autriche vivait depuis longtemps dans un système de grande coalition qui diluait les différences fondamentales entre centre-gauche et centre-droit. La troisième voie qui nous était présentée comme le futur de la social-démocratie ouvrait en réalité la voie à de nouvelles forces réactionnaires. Le développement de cette logique post-politique un peu partout en Europe a favorisé l’essor du populisme de droite. C’est l’idée que je défends déjà dans L’Illusion du consensus.

La publication d’Agonistique en 2013 intervient dans une autre conjoncture, qui correspond principalement à la séquence des mouvements des places. À cette période ont surgi les Indignés, Occupy Wall Street, etc. Dans Agonistique, je développe deux types de réflexions. La première porte sur le modèle multipolaire et esquisse une critique du cosmopolitisme. Dans le cadre de mon activité d’enseignement dans un département de politique et de relations internationales, j’ai rencontré des doctorants intéressés par ce sujet, ce qui m’a amenée à me poser la question de la pertinence de mon modèle agonistique appliqué aux relations internationales.

L’autre partie du livre porte sur le mouvement des places et en dresse une perspective critique. Ces mouvements étaient purement horizontaux et rejetaient toute forme d’articulation politique, ce qui me semblait problématique. Au moment où j’écris le livre, Podemos n’est pas encore né – Podemos est fondé en 2014, le livre publié en 2013. Le terme populisme de gauche apparaît cependant pour la première fois dans la conclusion d’Agonistique, mais c’est un populisme de gauche qui, d’une certaine façon, n’existait pas encore.

Enfin, une partie importante du livre analyse la position défendue par Antonio Negri et les opéraïstes comme Paolo Virno. J’y critique ce que j’appelle la politique de la désertion, selon leur propre terme. Pour eux, il est vain de s’engager dans les institutions ; seule fonctionne la création d’un monde à part, différent et en dehors des institutions existantes. C’est le moment zapatiste de l’insurrection au Chiapas, où une grande partie de la gauche s’enthousiasme pour ce type de mouvement. Je considère pour ma part que le modèle horizontal ne permet pas de véritables transformations politiques. Dans Agonistique, je me posais la question des limites de la stratégie horizontaliste et de la nécessité de penser une autre politique qui permette d’articuler l’horizontal avec le vertical. C’est à ce moment que je commence à jeter les bases d’une conception que je développerai par la suite dans Pour un populisme de gauche.

LVSL – Dans l’introduction de ce dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, il est spécifié qu’il ne vise pas à alimenter les débats académiques autour de la définition du populisme, mais à intervenir explicitement dans le débat politique en faveur d’une stratégie populiste de gauche. À qui s’adresse le propos développé dans cet ouvrage ? Faut-il y voir un programme fourni clé en main aux gauches européennes ?

CM – La différence entre la conjoncture analysée dans Agonistique, et celle qui préside à l’écriture de Pour un populisme de gauche, c’est le fait que nous sommes aujourd’hui réellement dans un moment populiste. Aujourd’hui, les résistances à la post-politique se manifestent à travers des populismes de droite et des populismes de gauche, et nous assistons à une véritable crise de l’hégémonie néolibérale. Cette crise offre une grande possibilité d’intervention pour établir une autre hégémonie.

Ce livre est une intervention politique provoquée par l’urgence de saisir la crise actuelle et le moment populiste, dans le but de donner une issue progressiste à cette crise de l’hégémonie néolibérale. Je crois que la droite a compris que nous sommes dans un moment à saisir. Du côté de la gauche, il n’est pas permis de perdre cette occasion. Je me rends compte que nous sommes entrés dans un moment charnière, assez semblable à celui où, en Grande-Bretagne, face à la crise de l’hégémonie social-démocrate, Thatcher est intervenue en établissant une frontière qui a ouvert la voie à l’hégémonie néolibérale. Aujourd’hui, la configuration est de nouveau ouverte.

« Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. »

On peut faire une analogie historique et comparer la situation actuelle avec la situation que Karl Polanyi analyse dans son livre La Grande Transformation. Il étudie la conjoncture des années 1930 et développe l’idée du double mouvement. Polanyi montre en quoi les bouleversements politiques des années 30 ont été une réaction contre la première globalisation, la première grande vague de marchandisation de la société. Il affirme que la société a voulu se protéger contre cette avancée et que les résistances ont pu prendre des formes régressives ou progressistes, ce qui résonne tout à fait dans la situation actuelle. Polanyi démontre comment le fascisme et le nazisme constituent des formes de résistances à la première globalisation, des résistances qu’il qualifie de régressives dans un sens autoritaire.

Mais ces résistances ont aussi pris une forme progressiste comme dans le cas du New Deal aux États-Unis. Le New Deal a été une réponse à la crise : Roosevelt s’est appuyé sur la situation de crise pour établir plus de redistribution et approfondir les droits. Nous sommes aujourd’hui dans une situation semblable, marquée par les résistances à la globalisation néolibérale. Il est urgent pour la gauche de bien comprendre la conjoncture afin de ne pas laisser libre cours à une ré-articulation par le populisme de droite qui souhaite construire une société nationaliste autoritaire. C’est pourquoi, et j’insiste là-dessus, mon livre est une intervention politique. Mon analyse est fondée sur le constat que nous traversons un moment populiste, caractérisé par un ensemble de résistances à la post-démocratie ; conséquence du néolibéralisme.

Je distingue deux aspects dans la post-démocratie. Le premier, l’aspect politique, réside dans la post-politique décrite précédemment. À cette post-politique répondent des résistances qui consistent en tout premier lieu à réclamer une voix : les Indignés espagnols disaient « On a un vote, mais on n’a pas de voix ». Le second aspect de la post-démocratie est économique, il concerne l’oligarchisation de la société et la croissance des inégalités, qui se voient aussi opposer des résistances. Toutes ces résistances se légitiment au nom des valeurs de la souveraineté populaire et de l’égalité qui sont au cœur des revendications du moment populiste. L’issue de ce moment populiste dépendra de la manière dont ces revendications sont articulées. La défense du statu quo ne permet pas de sortir de la crise et ma thèse principale consiste à défendre l’urgence de tracer une frontière politique de manière populiste, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. La droite le fait déjà et il est nécessaire que la gauche intervienne sur ce terrain. Il n’est plus possible de penser qu’on va créer une volonté collective uniquement sur la base d’une frontière d’inspiration marxiste entre le capital et le travail. Les demandes démocratiques importantes doivent être articulées dans la construction d’une volonté collective qu’on peut appeler un peuple, un nous. Et la construction de cette volonté collective ne peut s’opérer qu’à travers la distinction entre le nous, le peuple, et le eux, l’establishment ou l’oligarchie. C’est ce que j’appelle, en suivant l’analyse d’Ernesto Laclau dans La Raison populiste, une stratégie populiste.

Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. Avec le populisme il ne s’agit pas d’un régime ou d’une idéologie, il ne possède pas de contenu programmatique spécifique. L’objectif n’est pas d’établir un régime populiste, mais d’opérer une rupture pour créer les conditions de récupération et de radicalisation de la démocratie. La forme de cette rupture va être très différente selon les pays et selon les forces en présence. Imaginons par exemple que Jeremy Corbyn arrive au pouvoir en Grande-Bretagne, Jean-Luc Mélenchon en France et Podemos en Espagne, il est évident qu’ils ne vont pas créer la même chose.

LVSL – Il y a souvent des interrogations autour de ce que vous entendez par peuple. Pour certains observateurs, le peuple du populisme renvoie à un déjà-là sociologiquement cohérent et à une réalité empirique. À quoi renvoie pour vous le peuple du populisme de gauche ?

CM – Il y a ici aussi un malentendu dont je me demande s’il relève de l’ignorance ou de la mauvaise foi. Quand je parle de peuple, je ne fais pas référence à une catégorie sociologique ou à un référent empirique. Le peuple au sens politique, c’est toujours une construction qui résulte de pratiques discursives, qui comportent des éléments linguistiques, mais aussi des éléments matériels et des éléments affectifs. Le peuple se construit dans la lutte. Le peuple du populisme de gauche est le produit de l’établissement d’une chaîne d’équivalences, – un concept que nous développons dans Hégémonie et stratégie socialiste – entre une série de demandes démocratiques. Le moment populiste actuel comporte toute une série de résistances qui peuvent d’une certaine façon toutes être déclarées démocratiques, parce que ce sont des résistances contre la post-démocratie. Elles expriment des demandes qui sont très hétérogènes car ce sont des résistances contre différentes formes de subordination. On peut bien sûr effectuer une série de distinctions : certains parleront de formes d’exploitation, d’autres d’oppression, d’autres de discrimination, selon les types de rapports sociaux.

C’est ici que j’ai un désaccord avec la théorie de la multitude de Hardt et Negri : à leurs yeux, la multitude est d’une certaine façon donnée, elle n’a pas à être construite. Contrairement à ce qu’ils affirment, toutes ces luttes ne convergent pas, et très souvent elles vont à l’encontre les unes des autres : c’est pourquoi il faut les articuler dans une chaîne d’équivalences.

Dans la chaîne d’équivalences, l’articulation est capitale. C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive.

C’est un point qui me semble capital pour comprendre le mouvement des gilets jaunes : si on articule, par exemple, leurs demandes avec celles des ouvriers, des immigrés, des féministes, alors on donne à leur lutte un caractère progressiste. Mais si on les articule d’une autre manière, on leur donne un caractère nationaliste et xénophobe. La lutte entre populisme de gauche et populisme de droite se situe justement au niveau du type de chaîne d’équivalences que l’on construit, parce que celle-ci est déterminante dans la construction d’un peuple. L’objet de la lutte hégémonique est de donner des formes d’expression pour articuler les différentes demandes démocratiques.

Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens luttent. Ce n’est pas une chose évidente. Ce n’est pas parce que l’on se trouve dans une situation de subordination que l’on va automatiquement lutter. Ce qui permet la lutte, c’est cet imaginaire démocratique, ce que Tocqueville nomme « la passion de l’égalité ». Cet imaginaire fait partie du sens commun de nos sociétés démocratiques. Et pour moi, l’élément commun dans toutes ces luttes, c’est justement ce désir, cette demande de démocratie. Ces demandes de démocratie peuvent être articulées de façon régressive, autoritaire ; c’est ce que fait le mouvement de Marine Le Pen, qui articule les demandes démocratiques d’une partie de la population à une rhétorique anti-immigrés. Marine Le Pen construit un peuple, mais de manière xénophobe, nationaliste.

LVSL – On reproche souvent au populisme de gauche de vouloir tendre vers une forme d’homogénéisation du peuple, de nier la pluralité en son sein, voire de gommer la spécificité des différentes demandes qui émanent de celui-ci, au profit d’un seul et unique langage. Que répondez-vous à ces critiques ?

CM – C’est une critique que l’on me fait très souvent. Elle vient du fait que l’on ne comprend pas ce que signifie la chaîne d’équivalences. Ce qui est en jeu c’est l’articulation de différentes demandes : il ne s’agit pas du tout de créer un peuple homogène. Nous avons bien précisé, dans Hégémonie et stratégie socialiste, qu’un rapport d’équivalence n’était pas une relation dans laquelle toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives. Si ces différences étaient éliminées il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est pas pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres… C’est pour cette raison que la création d’une volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert la désignation d’un adversaire.

Mais il ne s’agit pas d’imposer un discours homogène. Récemment, Étienne Balibar a affirmé que la chaîne d’équivalences visait à imposer un langage unique. Il fait preuve de mauvaise foi car il sait très bien que ce n’est pas le cas vu qu’il a écrit le prologue à la première publication en français d’Hégémonie et stratégie socialiste.

LVSL – Si on admet cette irréductible hétérogénéité des demandes qui sont articulées dans une relation d’équivalence, comment et par quel mécanisme s’opère dès lors l’unification de la volonté collective ? Le rôle du leader est-il fondamental ?

CM – On prétend que nous avons affirmé que le leader était absolument nécessaire à la création d’une stratégie populiste. Nous n’avons jamais dit cela. En revanche, il est nécessaire qu’il y ait un principe articulateur. Une chaîne d’équivalences doit, à un moment donné, pouvoir se représenter, symboliser son unité. Comme l’unité de la chaîne n’est pas donnée, elle ne peut qu’être symbolisée. Ce symbole est souvent représenté par un leader, mais pas nécessairement. Il peut aussi être matérialisé par une lutte qui, à un moment donné, devient le symbole des autres luttes. Ernesto Laclau donnait souvent comme exemple le cas de Solidarność : la lutte des chantiers navals de Gdansk était devenue le symbole de toutes les luttes antitotalitaires en Pologne.

D’un autre côté, il faut reconnaître que la présence d’un leader constitue un grand avantage. On entre ici dans le terrain de l’importance des affects : ce qui est en question, c’est la création d’un nous, et cela implique une dimension affective. Un nous, c’est la cristallisation d’affects communs. Le leader peut devenir le symbole de ces affects communs. Dans tous les cas, il faut un symbole d’unité de la chaîne d’équivalences.

On associe souvent le leader à l’autoritarisme. C’est une erreur. Prenons le cas de Jeremy Corbyn. Tout le monde en Grande-Bretagne reconnaît que le rôle de Jeremy Corbyn a été fondamental, en tant que symbole de la re-signification du Labour comme création d’un vaste mouvement populaire à partir d’une stratégie populiste de gauche. De la même manière qu’à Barcelone la figure d’Ada Colau a été très importante pour cristalliser Barcelona En Comu comme mouvement politique. Ada Colau et Jeremy Corbyn n’ont rien de leaders autoritaires ! À Barcelone, c’est un mouvement qui dans une première phase s’est organisé à partir de luttes horizontales – ce qui est contradictoire avec l’idée d’une structuration verticale du mouvement par un leader autoritaire.

LVSL – Vous parlez d’affects, notamment pour évoquer le leader et l’investissement affectif dont il fait l’objet. Ces derniers sont au centre de votre théorie, au point que l’on vous reproche parfois de verser dans l’antirationalisme et dans des positions anti-Lumières. Que dit le populisme de gauche sur la raison en politique ?

CM – Il n’y a pas de nous sans une cristallisation d’affects communs. Il est d’abord nécessaire de reconnaître l’importance de la dimension affective de ce processus. Je suis absolument persuadée qu’un des grands problèmes de la pensée de gauche vient précisément de son incapacité à reconnaître l’importance des affects en politique. Cela est lié à son rationalisme, la pensée de gauche étant extraordinairement rationaliste.

Gilles Deleuze écrivait : « Il y a des images de la pensée qui nous empêchent de penser ». Je voudrais paraphraser en disant : « Il y a des images de la politique qui nous empêchent de penser politiquement ». Une des grandes images de la politique qui nous empêche de penser politiquement, c’est justement l’idée qui domine à gauche : la politique doit uniquement avoir affaire avec des arguments. L’appel aux affects serait le monopole de la droite, alors que la gauche donnerait des arguments, des faits, des statistiques.

Cela constitue un obstacle très fort en politique – et qui a partie liée avec le rejet de la psychanalyse par une partie de la gauche. Ma réflexion sur les affects est profondément influencée par Freud, qui insiste sur le fait que le lien social est un lien libidinal. Nous insistons beaucoup sur l’idée selon laquelle les identités politiques se font toujours sous la forme d’identifications, cela implique nécessairement une dimension affective.

Cela ne veut pas dire qu’il faut privilégier les affects au détriment de la raison. Les idées n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent des affects. Il s’agit de ne pas opposer raison et affects. Les pratiques signifiantes de l’articulation passent bien sûr par la raison, mais aussi par les affects – les idées, si elles ne rencontrent pas les affects, n’ont aucun effet.

On ne peut pas comprendre l’opération hégémonique sans comprendre qu’elle comporte toujours une dimension affective. Pour que l’hégémonie advienne, il faut que les agents sociaux soient inscrits dans des pratiques signifiantes, qui sont toujours à la fois discursives et affectives. Si l’on vise à transformer la subjectivité, à créer de nouvelles formes de subjectivité, il est évident qu’on ne peut pas le faire uniquement à travers des arguments rationnels.

“Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être.”

Il faut toujours parler aux gens à partir d’où ils sont, pas leur dire ce qu’ils devraient faire ou penser. Il faut leur parler à partir de leurs problèmes quotidiens, de ce qu’ils ressentent, etc. J’ai connu il y a quelques années un théoricien marxiste américain, emblématique de la conception rationaliste du politique. Il était convaincu que le problème de la classe ouvrière aux États-Unis, c’était que les ouvriers ne connaissaient pas la théorie marxiste de la valeur. S’ils la connaissaient, pensait-il, ils comprendraient qu’ils sont exploités et ils deviendraient socialistes. C’est la raison pour laquelle il organisait un peu partout des groupes d’étude pour lire Marx et enseigner la théorie marxiste de la valeur.

Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être. La gauche en général tombe dans le même travers rationaliste, et c’est lié à son manque de compréhension de l’importance des affects dans la construction des identités politiques.

Spinoza écrivait qu’un affect ne peut être déplacé que par un affect plus fort. Si on veut changer les formes de subjectivité et le type d’affect des gens, il faut les inscrire dans les pratiques discursives/affectives qui vont permettre la construction d’affects plus forts. Cela implique de ne pas en rester au seul stade du raisonnement.

LVSL – En parlant d’affects et d’investissement affectif, on assiste à l’émergence d’affects très forts qui remettent en cause la représentation. Cette remise en cause de la représentation est l’un des moteurs des mouvements populistes. Nous voudrions revenir sur votre analyse de la représentation en politique, que l’on oppose souvent à l’incarnation. Êtes-vous en faveur d’une forme de démocratie directe ?

CM – Je pense qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Je vois cela dans une perspective anti-essentialiste, en vertu de laquelle les identités ne sont jamais données, mais toujours construites. Ce procès de construction discursive est un processus de représentation. Je m’appuie sur les réflexions de Derrida, et sa critique de la métaphysique de la présence, qui estime qu’il n’y a pas de présentation originelle. Tout est représentation parce que tout est construction discursive. C’est un point philosophique général qui implique que parler de démocratie sans représentation, c’est absolument impossible.

Dans la perspective anti-essentialiste, le représentant et le représenté sont co-constitutifs, c’est-à-dire que la construction discursive construit à la fois le représentant et le représenté. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Même la démocratie directe est une démocratie qui possède des formes de représentation.

Un autre point me semble important à souligner : il ne peut y avoir de démocratie que représentative, parce qu’une démocratie pluraliste a besoin de mettre en scène la division de la société. Ma conception de la représentation en politique se fonde à la fois sur la perspective anti-essentialiste, mais aussi sur la perspective à laquelle je faisais référence au début : une conception dissociative du politique. La société est divisée, il est donc nécessaire de mettre en scène cette division, et cette mise en scène de la division s’effectue à travers la représentation.

C’est pour cela que je crois que les partis sont importants dans une démocratie. Il est nécessaire de mettre en scène cette division de la société, à plus forte raison si l’on prône une démocratie agonistique. Aujourd’hui, la crise de la démocratie représentative est réelle. Mais elle vient du fait que les formes de démocratie représentative qui existent ne sont pas suffisamment agonistiques.

Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe, mais penser qu’on puisse remplacer la démocratie représentative par une démocratie directe est quelque chose de dangereux pour le pluralisme. La démocratie directe suppose en général l’existence d’un peuple uni, homogène, qui puisse s’exprimer d’une seule voix. Cela est incompatible avec l’idée que la société est divisée et que la politique est toujours nécessairement partisane. La démocratie directe présuppose que tout le monde pourrait tomber d’accord. C’est ce qu’on a parfois entendu, avec le mouvement des Indignados ou Occupy Wall Street : ils refusaient souvent de passer par le vote, au nom de l’idée selon laquelle « Si on vote, cela va nous diviser. »

LVSL – Quelle est votre position sur la démocratie directe et l’usage du référendum ou du tirage au sort ? Est-ce un moyen de radicaliser la démocratie ?

CM – Quand je parle de radicalisation de la démocratie, cela passe nécessairement par la représentation mais il peut y avoir diverses formes représentatives. L’idéal serait de combiner différentes sortes de représentation, au gré des rapports sociaux, des différentes conjonctures. Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe et je suis même favorable au fait d’utiliser le tirage au sort dans certains cas.

Je défends l’idée d’une multiplicité des modes d’exercice de la démocratie : la démocratie participative est indiquée dans certaines circonstances, la démocratie directe dans d’autres, le référendum dans d’autres encore… J’insiste sur ce point : ce sont toutes des formes représentatives ; ce n’est pas la démocratie représentative telle qu’on l’entend actuellement, mais ce sont des formes de représentation qui sont différentes de ce qu’est le système parlementaire. En général, quand on parle de démocratie représentative, on pense au système parlementaire. On croit que les autres formes ne sont pas représentatives ; mon argument, c’est qu’elles sont toutes représentatives, mais de manière différente et qu’en réalité, il y a tout à gagner à combiner différentes formes de représentativité. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à un pluralisme des formes de représentation.

LVSL – À propos des débats qui traversent le populisme, il y a certains tenants d’une stratégie populiste qui estiment que celle-ci, en vertu de sa vocation transversale, doit s’émanciper du clivage gauche/droite, et donc laisser de côté l’identification à la gauche, vue comme symboliquement discréditée. Vous plaidez, au contraire, pour une re-signification positive du terme gauche, et présentez votre stratégie comme un populisme explicitement de gauche. Les métaphores gauche et droite font-elles toujours sens dans les sociétés européennes, aujourd’hui ?

CM – Pour moi, évidemment, gauche et droite sont des métaphores. L’avantage que je leur trouve, c’est qu’elles permettent de mettre en scène la division de la société. C’est la façon que nous avons de présenter cette division en Europe – je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il ne faut pas essentialiser les catégories de droite et de gauche, et que cette métaphore n’est pas forcément pertinente dans un contexte extra-européen, par exemple.

Il ne faut ni essentialiser ces catégories, ni penser que droite et gauche font références à des groupes sociologiques qui auraient leurs intérêts objectifs propres.

Ce sont des catégories qu’il faut envisager d’un point de vue axiologique. Si l’on pense que les valeurs de la gauche sont des valeurs de justice sociale, de souveraineté populaire et d’égalité, à mon avis, ce sont encore des valeurs qui valent la peine qu’on les défende.

Norberto Bobbio défend un argument intéressant dans son petit livre Droite et Gauche : selon lui, ce clivage est structuré par un positionnement sur les inégalités. La gauche défend l’égalité, et la droite justifie, défend les inégalités. Cela permet d’établir une frontière entre populisme de gauche et populisme de droite.

LVSL – Quel clivage faut-il défendre ? Droite contre gauche, peuple contre oligarchie ? Peuple de gauche contre droite oligarchique ?

CM – Il faut d’abord définir une frontière populiste : « ceux d’en-bas » contre « ceux d’en-haut », « le peuple » contre « l’oligarchie ». Mais on peut construire cette frontière de manière très différente : « ceux d’en bas », les immigrés en font-ils partie ou pas ? Ceux d’en haut, qui sont-ils ? Sont-ce les oligarques, l’establishment, une série de bureaucrates ? Tout cela peut être construit différemment ; c’est la raison pour laquelle il y a diverses formes de populismes : des populismes progressistes, des populismes autoritaires… Si on parle d’oligarchie c’est déjà du populisme de gauche quant à l’adversaire que l’on désigne.

Pour moi ce qui est en jeu c’est la manière dont s’effectue la construction du peuple et la construction de son adversaire. Selon la manière dont elle se déroule, on aboutit à une solution autoritaire qui restreint la démocratie ou à une forme égalitaire qui vise la radicalisation de la démocratie : populisme de droite ou populisme de gauche. Je considère qu’il est important de pouvoir distinguer les différentes formes de populisme, quelle que soit l’appellation que l’on donne au clivage (« gauche-droite », « démocratique-autoritaire », « progressiste-conservateur » etc.).

Je souhaite insister sur un point : lorsque je parle de populisme de gauche, ce n’est absolument pas parce que cela me tranquilliserait moralement. Je ne dirais même pas qu’il y a un bon et un mauvais populisme : je suis opposée à l’utilisation des catégories morales en politique… ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de valeurs éthico-politiques, c’est-à-dire propres au politique. Mon attachement à l’idée du populisme de gauche vient du fait que cela permet de défendre une conception partisane du politique.

LVSL – On assiste aujourd’hui à la multiplication de phénomènes qui se caractérisent par leur transversalité, en particulier en France avec le mouvement des gilets jaunes qui, depuis de nombreuses semaines, secoue le système institutionnel français. D’abord qualifié de « jacquerie » voire de « mouvement poujadiste », la transversalité du mouvement a dérouté l’ensemble des observateurs qui ont dû reconnaître qu’on était face à quelque chose de neuf, qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Quel est votre point de vue sur le mouvement ?

CM – Avec les gilets jaunes, on se trouve face à ce que j’appelle une « situation populiste ». Je veux expliquer la différence que je fais entre situation populiste et moment populiste. Lorsque je parle de moment populiste, je me réfère à la situation actuelle en Europe occidentale. Mais ce moment populiste est composé de situations populistes, plus localisées et conjoncturelles.

Les demandes des gilets jaunes sont définitivement des demandes qui ont à voir avec des résistances contre ce que j’appelle la post-démocratie, dans ses deux volets : la post-politique et l’oligarchie. Ils veulent avoir une voix, ils veulent qu’on les entende, et mettent en cause, pour cette raison, la post-politique ; d’autre part un certain nombre de leurs revendications renvoient à une critique des inégalités et à des demandes d’égalité.

Je ne dirais pas cependant que les gilets jaunes constituent un mouvement populiste. Dans un mouvement populiste, il y a deux dimensions, horizontale et verticale. Ce que l’on voit avec les gilets jaunes, c’est cet aspect horizontal d’extension de la logique de l’équivalence. Cela correspond tout à fait à ce que nous avons étudié avec Ernesto Laclau : la manière dont un mouvement se constitue à partir d’une série de demandes qui, tout à coup, se reconnaissent les unes et les autres comme ayant un adversaire commun. Mais il n’y a pas chaîne d’équivalences pour autant. Pour qu’il y ait une chaîne d’équivalences, il faut qu’il y ait un principe articulateur, une dimension verticale. Or elle n’existe pas chez les gilets jaunes.

C’est ce qu’on pourrait appeler un mouvement « proto-populiste ». Un mouvement populiste nécessite un principe d’articulation, qui est symbolisé ou bien par un leader, ou bien par une lutte, mais on ne trouve pas cela dans le mouvement des gilets jaunes.

Il y a une extension de la logique d’équivalence, mais il n’y a pas de chaîne d’équivalences qui donnerait un caractère politique, soit une forme de populisme de droite, soit une forme de populisme de gauche. Pour l’instant, on ne sait pas du tout dans quel sens ça peut aller.

LVSL – Peut-on comparer ce mouvement au M5S italien ?

CM – Beppe Grillo constituait un principe articulateur. Je ne crois pas que l’on puisse dire que le gilet jaune joue le rôle de Beppe Grillo, dans la mesure où il ne donne pas au mouvement une dimension de verticalité. C’est ce qui manque, à mon avis.

LVSL – N’est-il pas semblable, en cela, aux Indignés ?

CM – C’est là où je voulais en venir, ça me fait penser aux Indignés. Justement, on trouve dans le mouvement des gilets jaunes les mêmes problèmes que dans le mouvement des Indignés et cela peut déboucher sur la même chose : un essoufflement progressif et ensuite une solution électorale qui porte à nouveau le parti dominant au pouvoir.

Je crois que si les gilets jaunes ne parviennent pas à établir un ancrage institutionnel, ils vont finir comme Occupy Wall Street et les Indignés. Il y a toujours quelque chose qui m’étonne, c’est que tout le monde soit convaincu que le Front national, enfin, pardon, le Rassemblement national sera le grand bénéficiaire des gilets jaunes, alors que leurs revendications ne sont en général pas des revendications du parti de Marine Le Pen. En fait, une grande partie de leurs revendications se trouve dans le programme de l’Avenir en commun. Mais ils ne se reconnaissent pas dans la France insoumise. C’est certainement un mouvement politique, mais qui prend une forme antipolitique de rejet de toutes les organisations politiques.

Il ne faut pourtant pas écarter la possibilité que ce mouvement évolue dans une direction populiste de droite, ou populiste de gauche. Cela va dépendre de la façon dont les différentes demandes vont être articulées. Pour que cela évolue dans une direction populiste de gauche il serait nécessaire qu’il y ait une articulation entre les gilets jaunes et d’autres luttes démocratiques dans un projet de radicalisation de la démocratie. Comme le dit François Ruffin, il faudrait l’articulation entre le peuple des gilets jaunes et celui de Nuit debout. Ce qui est en jeu dans la construction d’un mouvement populiste de gauche c’est une extension de la chaîne d’équivalences à d’autres demandes démocratiques. On a vu des signaux qui vont dans ce sens avec la participation du Comité Adama, ainsi que de certains groupes écologistes aux actions des gilets jaunes. Mais les obstacles sont nombreux et la situation actuelle ne permet pas de faire des prédictions quant à l’issue de ce mouvement…

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscription : Hélène Pinet, Marie-France Arnal, Vincent Dain et Vincent Ortiz.

Appelez les pompiers, pas le colibri

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La lenteur avec laquelle les gouvernements opèrent la transition écologique – quand ils ne prennent pas le chemin inverse – encourage les citoyens à d’autres types d’actions. Certains essayent de faire pression sur le politique par divers moyens de mobilisation collective, d’autres choisissent l’action individuelle, parfois au sein d’un collectif. Pourtant, toutes ces formes d’engagement n’ont pas la même efficacité, précisément parce que la responsabilité du changement climatique n’est pas celle de l’individu.


Le terme de catastrophe écologique recouvre plusieurs phénomènes, qui sont liés les uns aux autres : réchauffement climatique, accroissement des catastrophes naturelles et montée des eaux, chute de la biodiversité et des populations, pollutions des écosystèmes et atteintes à la santé humaine, notamment.

Pour l’écologie, deux méthodes

Les méthodes des activistes écologistes sont multiples et se partagent principalement entre deux paradigmes. Certains militants veulent changer le monde en se changeant eux-mêmes. Ils deviennent végétariens, se déplacent à vélo et tentent de convaincre un maximum de personnes autour d’eux de faire de même. L’idée est qu’une fois tout le monde converti au végétarisme, l’industrie de la viande s’écroulera.

L’autre type de militants souhaite prendre le pouvoir. En effet, le pouvoir législatif permet d’écrire des lois imposant directement des limitations aux industries polluantes et nocives. Une loi peut également soutenir les industries ou méthodes alternatives, comme l’agriculture biologique ou l’agroécologie. Bien sûr, ces deux moyens de la lutte peuvent aller de pair et nombre de militants les reprennent tous les deux. Mais leur efficacité comparée est l’objet d’un juste débat. Leur priorisation trahit l’idéologie de celui ou celle qui les porte.

https://www.liberation.fr/france/2018/08/28/hulot-sur-france-inter-un-moment-de-radio_1674972
Nicolas Hulot annonce sa démission sur France Inter

Le gouvernement actuel a choisi sa méthode. Il croit aux incitations, comme le marché des droits à polluer – instauré en Europe en 2005 et connu pour son échec. L’un de ses anciens membres, Nicolas Hulot, a vertement critiqué son action en le quittant. Pour lui, d’une part, le pouvoir de changer les choses passe par la prise du pouvoir. D’autre part, le gouvernement actuel ne fera rien de suffisant dans cette lutte car il est arrimé idéologiquement au libéralisme économique qui n’est pas compatible avec la lutte écologique.

La faute n’est pas du côté des ménages

Ayant clarifié ces positions, analysons les méthodes citoyennes des prosélytes de l’écologie. Les limites de leur démarche sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, cette écologie des petits gestes possède une dimension culpabilisante inutile, voire nocive. Julien Vidal le montre avec son initiative et son livre Ça commence par moi[1], bien qu’il présente ses exemples (faire pipi sous la douche, trier ses déchets etc.) avec l’idée que « c’en est terminé de l’écologie dépressive, culpabilisante, punitive ». L’idée est toujours celle d’une responsabilité de tous les humains. Or s’il y a partage de responsabilité, il s’agit d’un partage bien peu équitable.

En effet, si c’est bien un certain mode de vie qui cause la catastrophe écologique, il ne résulte pas d’un choix conscient des individus ni d’un choix démocratique du peuple. Par exemple, le documentaire de Cash investigation de septembre 2018[2] a montré comment l’industrie alimentaire s’y est prise pour imposer les bouteilles en plastique plutôt qu’en verre. Contrairement au verre, le plastique pollue les milieux naturels en diffusant notamment des microparticules, dont des perturbateurs endocriniens.

La Coca-Cola Company a abandonné ce modèle il y a quelques décennies, en finançant des lobbys pour infléchir la législation et des campagnes massives de publicité pour infléchir l’opinion publique[3]. L’ancien système de la bouteille en verre consignée était plus coûteux pour les distributeurs de boissons, qui devaient organiser la collecte et la réutilisation (plutôt que le recyclage) des bouteilles. Dans ce cas précis, la culpabilisation a été poussée jusqu’à la diffusion par Coca-Cola d’un spot publicitaire montrant un indien d’Amérique qui pleure face à une personne qui jette ses déchets dans la nature, accompagné du slogan « Keep America beautiful ». La Coca-Cola Company a même créé une association de ce même nom, pour diffuser l’idée de la responsabilité citoyenne dans la lutte contre la pollution[4].

De même, le cas de l’obsolescence programmée est symptomatique. Que les industriels soient amenés à saboter leurs propres produits montre que le système économique actuel est absurde et, en l’occurrence, antiécologique. Pour prendre un dernier exemple, les paquebots de croisière émettent autant de particules fines en un jour qu’un million de voitures particulières[5]. Pour réduire la pollution atmosphérique dans les ports fréquentés par ces bateaux, il serait donc bien plus efficace d’interdire les croisières plutôt que d’espérer que les habitants utilisent un peu moins leur voiture parce que le carburant serait un peu plus cher. Et dans les campagnes, les habitants n’ont a priori pas d’autre alternative que leur voiture pour se déplacer. Inutile dès lors d’augmenter les taxes sur le carburant en pensant réduire ainsi les émissions de GES et de particules fines.

À l’opposé, rétablir le service public des petites lignes de train est à la fois vertueux du point de vue écologique et social. En fin de compte, la dimension culpabilisante de l’écologie du quotidien réside dans le fait que le mode de vie des individus est fortement contraint par leur position sociale[6]. Cela a bien été perçu et mis en avant par le mouvement des gilets jaunes, fin 2018, qui s’est soulevé au départ contre une taxe sur le gazole. Dès 2015, les cars Macron représentaient l’exemple typique de ce qu’il ne faut pas faire : opposer justice sociale et lutte contre le changement climatique[7]. Il est en effet indécent de demander des efforts au prétexte écologique à ceux qui peinent à joindre les deux bouts lorsqu’à l’opposé, les plus fortunés bénéficient de mesures favorables comme la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune.

Au-delà de l’insensée culpabilisation, essayons maintenant d’imaginer « le poids réel des petits gestes du quotidien […] : au niveau mondial, 90% de l’eau douce consommée est utilisée par le secteur agricole (65%) et par l’industrie (25%). » En jouant sur la consommation des ménages, seulement 10% du problème pourrait donc être réglé. Quant aux déchets, en France, « les 38,6 millions de tonnes de déchets ménagers restent bien loin des 310 millions de tonnes produits par les entreprises en 2010 »[8]. Enfin concernant l’énergie, il est à noter que l’amélioration de l’efficacité énergétique des installations existantes (en particulier le chauffage) est allée de pair avec une apparition de nouveaux usages (appareils électroniques notamment), en résultant une hausse constante de la consommation d’énergie.

En somme, il peut être réconfortant de faire ces actions individuelles, mais éteindre la lumière n’économise qu’une quantité très faible de GES et de toute façon des entreprises laissent régulièrement des bureaux entiers allumés la nuit. Grâce aux tribunaux d’arbitrage, notamment issus des derniers traités de libre-échange comme le CETA[9], les multinationales peuvent même attaquer en justice les États qui contreviendraient à leurs possibilités de profit. Il va donc falloir engager un rapport de force contre ces multinationales et leurs responsables. On ne peut attendre des pollueurs qu’ils réduisent d’eux-mêmes leurs émissions dans un système qui ne les contraint pas à le faire. Les industriels ne font aucun effort (au sens d’engagement volontaire et désintéressé), et souvent ne respectent même pas leurs engagements[10]. Les individus peuvent le faire, mais au prix d’un stress généré par les injonctions paradoxales qu’ils reçoivent : consommer, mais de manière responsable – car c’est vous le responsable[11].

La question des institutions

La catastrophe écologique est donc liée à un système de domination sociale, elle-même enchâssée dans une oppression institutionnelle. Il faut remarquer que dans l’état actuel des institutions, la transition écologique n’est pas finançable. Les traités européens empêchent les États d’agir librement en matière économique (déficit public conjoncturel autorisé à 3%, et structurel à 0,5%, monnaie unique européenne, etc.) et également en matière industrielle (interdiction pour un État d’aider des entreprises nationales, au nom du droit à la concurrence).

Or, la transition écologique a besoin d’une politique industrielle ambitieuse pour transformer radicalement (c’est-à-dire complètement) le système de production et d’une marge budgétaire pour réorienter la consommation. D’autre part, les traités de libre-échange empêchent de refuser des marchandises produites dans des conditions polluantes ou socialement injustes, ce qui limite la coordination solidaire que l’on pourrait instaurer avec les États qui le souhaitent. Il faut donc changer ces institutions. Un surplus de démocratie, comme le référendum d’initiative citoyenne, pourrait permettre d’y parvenir.

Les colibris et la collapsologie

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Colibri © Brocken Inaglory

Parmi les figures de l’écocitoyenneté se trouve Pierre Rabhi, le paysan ardéchois superstar des journaux, et Cyril Dion, cofondateur avec lui du mouvement des colibris[12], réalisateur du long-métrage Demain et du documentaire Après-demain. Ils ont nommé ainsi leur association en hommage à une fable amérindienne que Pierre Rabhi aime à rappeler. Lors d’un feu de forêt, un colibri s’emploie à faire des allers-retours pour jeter des gouttes d’eau sur le feu. Lorsque les autres animaux lui font remarquer qu’il est trop petit pour éteindre l’incendie, il rétorque qu’il le sait, mais qu’il fait sa part. Cependant, comme l’a remarqué le journaliste Jean-Baptiste Malet dans une enquête publiée dans Le Monde diplomatique, Pierre Rabhi omet qu’à la fin de la fable amérindienne, le colibri meurt d’épuisement et la forêt est partie en fumée. Le danger n’est-il pas dans cette « écologie inoffensive»[13], qui rassure les citoyens de bonne volonté tout en s’assurant qu’ils ne dérangent personne[14] ?

Les colibris gravitent dans une nébuleuse que l’on observe de plus en plus sensible aux thèses portées par les collapsologues. Parmi eux, Pablo Servigne rappelle régulièrement combien « l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle » sera dur et déprimant, d’un point de vue personnel. Mais qui est-ce qui sera triste et pour qui ? C’est bien « notre civilisation thermo-industrielle » qui rend la vie dure, dès aujourd’hui et pas dans un avenir plus ou moins lointain, pour des millions d’êtres humains et d’animaux. Ce n’est pas le réchauffement qui viendra mettre à mal notre société, c’est notre société qui a réchauffé la planète, qui ravage le seul écosystème dans lequel nous pouvons pourtant vivre.

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Pablo Servigne sur © Thinkerview

Que ce système inique de pillage institutionnalisé vienne à s’effondrer pourrait tout aussi bien nous réjouir. Cette précision est systématiquement éludée par les collapsologues. Et à la question subséquente de savoir s’il faut ralentir ou accélérer l’avènement de l’effondrement, Pablo Servigne évite très soigneusement de répondre[15]. Il se limite à agréger des faits – dans la première partie de son premier ouvrage[16] – et à émettre des idées philosophiques piochées çà et là dans la seconde partie, ainsi que dans son nouveau livre[17]. Son travail d’agronome et de biologiste lui permet de circonscrire utilement le concept d’effondrement, qu’il définit avec Yves Cochet[18] comme le « processus à l’issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Outil qui montre sa pertinence pour mettre en relation des évolutions passées des sociétés humaines, l’effondrement n’est pas un moyen politique permettant de lutter contre les évolutions anticipées de ces mêmes phénomènes.

En agglomérant en même temps des idées à droite et à gauche, Pablo Servigne risque d’être repris par sa droite. Comme un certain journalisme se borne à donner des faits sans essayer de les expliquer, de les relier, de les sous-tendre par des contextes historiques et doctrinaires, la collapsologie se contente de constater la pluralité des facettes de la catastrophe en cours comme la pluralité des positions existantes face à elle. Refusant de choisir parmi les idéologies mises en confrontation, ne voulant pas cliver, pour mieux rassembler, la collapsologie s’effondre sous son propre poids. En cela, Pablo Servigne et Cyril Dion adoptent d’ailleurs la même démarche, et la même faiblesse opérationnelle[19]. Voilà pourquoi leur discours tend très rapidement vers la psychologie, qui dissout les rapports de force et les structures sociales réellement existants dans les eaux glacées de la médicalisation des comportements.

Les limites du collectif citoyen

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Cyril Dion © Bright Bright Bright

Dans une tentative légitime de faire un pont entre individualisme et collectif, Cyril Dion suppose que le système tient sur des récits[20] qu’il faudrait changer par une conscientisation progressive des masses. Si les idéologies, qui portent de fait des récits, ont évidemment leur rôle dans la catastrophe en cours, il ne faut pas le surestimer par rapport à celui joué par les institutions. Ces dernières ont une influence sur les corps, ce qui permet au système de tenir concrètement – la dernière à ce titre étant en définitive la police. Peut-être Cyril Dion omet-il ce fait car il n’y est pas lui-même exposé, comme il le reconnaît d’ailleurs – dans une conférence récente, il s’adressait à « ceux qui ont une marge de manœuvre financière »[21]. Cela permet également de trancher l’interrogation précédente : s’adressant à un public ayant un certain confort dans la société actuelle, il est admis implicitement que la difficulté dans l’effondrement sera donc de devoir abandonner ce confort de vie. Et pour ces personnes en effet, il peut être réconfortant de faire les petits gestes, ceux-ci pouvant combler une juste aspiration à l’action. Ainsi cette écologie « s’efforce de promouvoir des formes d’engagement domestiquées, susceptibles de satisfaire le désir d’agir qui se fait jour tout en le réorientant dans une direction non antagonique, compatible avec les intérêts [des industriels] plutôt qu’en conflit avec eux » [22].

La démarche des collapsologues et de l’écologie dite citoyenne se ramène donc à l’intériorité, fût-elle connectée – aux autres, à la terre, au vivant, voire à soi-même etc. Ainsi, elle s’inscrit finalement dans l’atomisation sociale et l’apolitisation créée par le néolibéralisme depuis plus de trois décennies[23].

Plutôt que de se couper des réseaux, appuyons-nous dessus. Le mouvement des gilets jaunes le montre aujourd’hui : la reconstruction d’un collectif local, d’une fraternité incarnée sur les ronds-points, est allée de pair avec une politisation générale et accélérée, et avec une liste de revendications qui cherchent à reconstruire la solidarité nationale, notamment par la défense des services publics. In fine, les réponses appropriées aux questions posées par la collapsologie sont impossibles à atteindre à partir de leurs postulats.

Le cas emblématique est celui d’Aurélien Barrau, astrophysicien qui s’échine à dire que tout gouvernement qui ne mettrait pas la sauvegarde de l’environnement au centre de sa politique ne serait pas crédible, tout en évitant de préciser que le gouvernement actuel ne le fait pas. Ainsi peut perdurer l’illusion macroniste du hashtag Make our planet great again.

Au-delà de la distance entre paroles et actes, les idées, aussi bien exprimées, et les faits, aussi bien relatés, ne suffisent pas. Spinoza, parfois mal interprété, signifiait cela en disant qu’une idée vraie n’a pas de force en tant qu’elle est vraie[24]. Elle en a une en tant qu’elle est utilisée dans un rapport de force, empuissantée[25]. Ainsi l’idéologie dominante, qui n’est autre que celle de la classe dominante, l’est grâce aux pouvoirs que les dominants ont pour la naturaliser, notamment via la possession de journaux. Pour modifier l’opinion publique, le bouche-à-oreille citoyen risque de ne pas suffire. À ne vouloir s’aliéner personne, on risque de ne pas modifier les rapports de force existant, c’est-à-dire l’ordre établi, c’est-à-dire encore ce qui cause la catastrophe écologique.

Reprenons pour terminer le dernier ouvrage de Pablo Servigne et de ses collègues : la fin de la préface y indique « arrêtons de dévaler la pente de cette modernité délétère. Opposons-lui notre intériorité ». Certes, mais une intériorité n’a jamais pu grand-chose face à une tractopelle, un loyer trop cher ou un flash-ball. Quelques lignes plus loin, il nous est proposé « d’élever nos spiritualités », avant que ne commence le premier chapitre, « Apprendre à vivre avec ». Ne faudrait-il pas plutôt élever notre indignation face à ce système, et loin de vivre avec, lutter contre ?


[1] « Julien Vidal nous parle de son combat quotidien pour la planète », Konbini News, Youtube, 4 septembre 2018 ; Ça commence par moi, Julien Vidal, éditions du seuil, septembre 2018. Il se réfère abondamment à Pierre Rabhi et au mouvement des colibris, à Cyril Dion, et à Pablo Servigne.

[2] « Cash investigation. Plastique, la grande intox », présenté par Elise Lucet, France Télévisions, 11 septembre 2018

[3] Ces techniques ont été étudiées par Edward Herman et Noam Chomsky dans La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (1988). Un documentaire a été réalisé par Arte France et l’INA autour de ce thème en 2017, Propaganda la fabrique du consentement.

[4] « Eh bien, recyclez maintenant ! », Grégoire Chamayou, Le Monde Diplomatique, février 2019

[5] « Un paquebot de croisière émet autant de particules fines qu’un million de voitures », Actu Nautique, novembre 2018

[6] Autre exemple : environ 40% des Français ne prennent jamais l’avion, d’après Statista, ce qui est pourtant cité comme l’un des gestes les plus pollueurs. Voir également « Enquête : les nouveaux comportements des Français pour prendre l’avion », Air Journal, 2014. « Cette étude a été menée auprès de 1011 Français représentatifs de la population française de 15 ans et plus. La méthode des quotas croisés a été appliquée : CSP + âge + région + habitat + sexe. »

[7] « La justice sociale, clé de la transition écologique », Philippe Descamps, Le Monde Diplomatique, janvier 2019. « Chaque américain, luxembourgeois ou Saoudien appartenant aux 1% les plus riches de son pays émet 200 tonnes [de GES] par an, soit plus de 2000 fois plus qu’un pauvre du Honduras ou du Rwanda »

[8] « Ce ne sont pas les petits gestes du quotidien qui sauveront la planète », Frustration n°15 Les riches nous tuent, septembre 2018

[9] Canada Europe Trade Agreement, accord de libre-échange Canada-Europe. Il est appliqué « provisoirement » depuis le 21 septembre 2017, en attendant sa ratification par les parlements nationaux des Etats-membres de l’Union Européenne.

[10] « Total est le premier émetteur de GES de France et le 19ème au monde. Il a déclaré un bénéfice net de 8,6 milliards de dollars en 2017. Pourtant, il continue d’être en infraction avec les dispositions issues de la COP21 » (Gilles Gauché-Cazalis, élu municipal du groupe majoritaire (PCF) à Nanterre, Nanterre info, décembre 2018)

[11] Grégoire Chamayou, op. cit.

[12] Voir ici leur page Wikipédia.

[13] « Le système Pierre Rabhi », Jean-Baptiste Malet, Le Monde diplomatique, août 2018 ; « L’autre Interview : Jean Baptiste Malet », Le Média, Youtube, 19 septembre 2018

Voir également « L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme », Jean-Baptiste Malet, Le monde Diplomatique, juillet 2018. On y découvre les liens entre le mouvement des colibris et l’antroposophie, via notamment la personne de Françoise Nyssen, adepte des deux écoles, ministre de la culture sous le premier gouvernement Philippe, avant d’être démise pour une affaire l’impliquant dans sa maison d’éditions Acte Sud, par laquelle elle a publié les livres de Cyril Dion.

[14] On peut mener le même raisonnement en le limitant à la question des inégalités sociales : faut-il redistribuer les revenus tout en laissant tourner l’implacable compétition de marché, ou bien s’attaquer précisément aux mécanismes qui permettent cette répartition injuste de la richesse ? Cf « Déplorer les inégalités, ignorer leurs causes », Daniel Zamora, Le Monde Diplomatique, janvier 2019.

[15] Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Écouter à partir de 1h06min pour la question de savoir s’il vaut mieux ralentir ou accélérer l’effondrement. Il a posé cette question sur Facebook à propos des solutions vues dans Demain. Récoltant des réponses partagées, il ne prend pas position lui-même.

[16] Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éditions du seuil, 2015

[17] Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, éditions du seuil, 2018

[18] Yves Cochet rapporté par Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Question posée de la définition de l’effondrement à partir de 25min.

[19] « La ZAD et le Colibri : deux écologies irréconciliables ? », Maxime Chédin, Terrestres.org, novembre 2018

[20] Cyril Dion, comme Pablo Servigne, citent directement la thèse de Yuval Noah Harari, par ailleurs très critiquable. Lire « Tout est fiction, reste le marché », Evelyne Pieiller, Le Monde Diplomatique, janvier 2019

[21] « Carte blanche à Cyril Dion », 24 janvier 2019, au Ground Control à Paris

[22] Grégoire Chamayou, op. cit.

[23] « Que faire ? – 2/4 », groupe Jean-Pierre Vernant, 2 janvier 2018.

[24] « La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun affect ; elle ne le peut qu’en tant qu’elle est considérée comme un affect ». L’Ethique, IV (de la servitude humaine), proposition XIV

[25] Les affects de la politique, Frédéric Lordon, éditions du seuil, 2016

« Gilets jaunes bashing » : la réaction de classe des médias

La crise des gilets jaunes a eu pour effet de rendre saillants les dysfonctionnements d’une partie non-négligeable de la presse écrite et des chaînes d’informations en continu, ce qui a mis en lumière des liens de collusion entre médias et pouvoir exécutif. À tel point que ces médias ne jouent plus leur rôle de contre-pouvoir :  ils deviennent au contraire les vecteurs du pouvoir exécutif, lui assurant un relais de taille pour sa communication.


« La violence, qu’elle tue ou qu’elle casse, pèse sur notre pays ». Ainsi s’ouvre l’émission du Face à Face1 sur la chaîne d’information France 24 au lendemain de l’attentat du marché de Strasbourg. L’assimilation de la violence du terrorisme à celle présumée des casseurs, et pourquoi pas, des gilets jaunes, est alors un fil conducteur de la communication du gouvernement, reprise ensuite par une partie du paysage médiatique. Une étonnante complicité règne autour d’un plateau sans contradicteurs, au cours d’une émission où tout s’enchaîne pêle-mêle. De l’association des gilets jaunes au complotisme, s’ajoute la prise d’otage morale exhortant à ne pas aller manifester sur Paris après l’attentat qui vient alors d’éclater, et les annonces du président, dont l’intervention sera analysée comme étant celle d’un généreux bienfaiteur. Enfin, sont évoqués en anticipant ces mesures les risques d’infraction à la règle des 3 % du déficit du PIB imposée par Bruxelles. L’addition est lourde.

En treize minutes se succède un condensé de procédés qui vise à culpabiliser le mouvement contestataire. Les intervenants évoquent les événements de Strasbourg : « Est-ce qu’on peut rajouter de la crise à la crise ? », « Est-ce que c’est raisonnable d’aller manifester à Paris dans les conditions qu’on a vues…dans les dernières semaines…sous menace terroriste..? ». Viennent ensuite les théories du complot qui ont circulé chez certains gilets jaunes, toujours suite aux attentats de Strasbourg. « La connerie insiste, n’ayons pas peur des mots » s’exclame une présentatrice remarquablement neutre. « On est en train de déraper dans la cinquième dimension » s’alarme un des invités. « Oui, dans l’irrationnel »2 lui répond la présentatrice. Les trois personnes réunies autour du plateau semblent saisir cette occasion pour instiller l’idée plus globale qu’il règne dans ce mouvement un « grand n’importe quoi » qui ne mérite pas qu’on puisse le prendre au sérieux, si ce n’est en craignant son lot d’irrationalités. Pour toutes ces raisons nous dit la présentatrice : « Petit à petit, ce mouvement va se déliter ». On constate aujourd’hui la finesse de ce genre d’analyse.

Médias et pouvoir exécutif : deux avatars d’une même défiance publique

Bon nombre de procédés rhétoriques émanant, avec une continuité qui interpelle, aussi bien de l’exécutif que de médias influents, participent à faire l’amalgame de tous les gilets jaunes en un mouvement tantôt criminel, antisémite, ou encore réactionnaire. Un plan de communication qui réserve un traitement du mouvement très orienté, qui cherche à le discréditer dans son ensemble et faisant taire sa dimension sociale, citoyenne, démocratique, qui pose un véritable défi pour le pouvoir en place.

 « En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions. »

Depuis Paris, les journalistes de nombreuses rédactions n’ont pas tout de suite anticipé l’ampleur du mouvement des gilets jaunes, d’abord qualifié de « beauferie » poujadiste, sans faire l’économie d’un mépris de classe consternant. La critique a ensuite été portée sur le terrain de l’écologie, suivant la stratégie du gouvernement qui consistait à faire passer une taxe injuste pour un moyen de financer la fameuse transition écologique.

Le but de ce genre de stratagème fut d’opposer à l’opinion publique le récit d’une frange de la population qui représenterait un soubresaut de l’ancien monde résistant vainement à l’inéluctable marche de la modernité portée par le président-même dans ce pays. Ce récit tronqué a pu masquer brièvement l’enjeu réel, celui de la justice sociale et fiscale, plutôt que d’une opposition entre rebuts climato-sceptiques et bienfaiteurs de l’humanité.

Mais ce discours s’est rapidement heurté à une réalité sociologique du mouvement contestataire d’une part, mais aussi du capital sympathie dont ont rapidement bénéficié les gilets jaunes, dont le discours se structurait de plus en plus autour du dysfonctionnement institutionnel du pays. En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions.

Médias : Contre-pouvoirs ou « chiens de gardes » ?

La corrélation entre le peu de sympathie qu’inspirent aujourd’hui les médias dans l’opinion publique4 et la cote de popularité désastreuse du gouvernement n’est pas anodine. À force de se faire le relais d’un discours institutionnel, de nombreux médias ont été perçus non plus comme des contre-pouvoirs mais comme des garde-fou du système. Ces médias sont désormais perçus comme des organes moralisateurs et émetteurs du discours d’un gouvernement impopulaire.

Face au soutien populaire qu’ont reçu les gilets jaunes dans leur bras de fer avec le gouvernement, les médias jouent un rôle stratégique dans la guerre pour renverser l’opinion publique. Les mots et les images ont un impact fort et mobilisent tout un imaginaire collectif dans un moment de tension sociale. L’enjeu pour le gouvernement est de maîtriser la narration des événements. En témoignent les manœuvres du président dans la gestion de cette crise, qui n’a pas l’intention de céder grand-chose sur le fond, comme il l’a lui-même reconnu.

Pour l’heure, Emmanuel Macron ne s’est illustré que par des tentatives de retourner l’opinion, entre mesures fantoches, effets d’annonces et mascarade de grand débat national, dans l’espoir de fracturer l’opposition, de reconquérir l’espace médiatique et d’avoir, finalement, l’initiative de parole et d’action.

L’enjeu pour le gouvernement et Macron est aussi d’imposer leur répartition des forces politiques faisant appel à des schémas datés, que le président se targuait lui-même d’avoir pulvérisé aux dernières élections. Une situation devenue illisible pour les représentants de La République en Marche. Brandissant le chiffon rouge d’un côté, le chiffon brun de l’autre, le camp de l’exécutif poursuit une supposée main invisible des partis d’opposition derrière un mouvement dont le caractère apolitique a été reconnu par les renseignements généraux5. Emmanuel Macron cherche une porte de sortie à une situation de vulnérabilité qu’il a lui-même initié en affaiblissant les corps intermédiaires du système politique.

Rappel à l’ordre

Le bricolage économique proposé par le président lors de son discours du 10 décembre 2018, véritable os à ronger lancé aux Français, a fait réagir Bruxelles, craignant un dépassement du budget annoncé, de même que Berlin, sur le recul symbolique que représente cette concession eu égard aux promesses de réformes du président.

Plus précisément, le quotidien Le Soir, totalement acquis à la cause maastrichienne, a fait part de ses inquiétudes quant au risque de « manipulation6 » qui planerait autour de cette crise des gilets jaunes. Cette posture, à l’allure bienveillante et raisonnable, vise à nier toute possibilité d’un mouvement autonome qui puisse formuler une critique systémique cohérente. Le propre du système, pour ses geôliers, c’est justement qu’il ne peut pas être mis en cause.

Puisque après tout, dans le système, tout fonctionne de la meilleure des façons qu’il soit, c’est donc qu’il y a forcément une ingérence étrangère7 ou une récupération politique pour expliquer toutes ces gesticulations, un intérêt externe qui désinforme ces braves gens. En même temps qu’une tentative de discrédit, l’argument de la foule malléable est aussi un moyen de ne pas porter le débat social à un niveau trop structurel. En réduisant l’impopularité du système à un simple problème de pédagogie ou d’information, se cache une tentative d’infantilisation assez indigeste d’une contestation citoyenne.

« Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu. »

Plutôt qu’un travail critique de décorticage d’annonces pourtant ambiguës, beaucoup de médias ont préféré mettre en avant l’idée que les concessions de Macron étaient formidables, un véritable « virage social » 8 selon Challenges. On entendra par ailleurs parler de « révolution » sur le plateau de Quotidien. Ce qui se joue en filigrane dans cette étonnante convergence médiatique, c’est le remplacement du sentiment de révolte par un discours de culpabilisation.

L’occasion était trop bonne pour ne pas la saisir chez de nombreux éditorialistes, qui ne se sont pas fait priés pour se précipiter au lendemain des annonces. Sur Europe 1, Jean Michel Apathie se demande s’il « est légitime, responsable, démocratique, euh… un peu sensé, un peu de plomb dans la cervelle, de continuer à appeler aux manifestations samedi ? Parce que samedi on sait tous, personne ne peut se cacher derrière son petit doigt, qu’il y aura de la casse, du vandalisme et de la violence ».

Même constat sur RMC, pour Eric Brunet : « Moi qui ai été un gilet jaune de la première heure » assure-il avec conviction, « Macron a vraiment répondu aux gilets jaunes, il n’y a plus aucune raison de bloquer les ronds-points ou d’appeler à de nouvelles manifestations […] Samedi, à mon avis, on ne bloque pas les ronds-points, samedi à mon avis, on appelle pas à l’acte V, on ne va pas manifester, bloquer dans les grandes villes et les grandes métropoles, et la capitale […] il faut enlever les gilets jaunes et les remettre dans la boîte à gants ». Finie la rigolade, on rentre gentiment chez soi. Au registre de la culpabilisation permanente s’ajoute aussi les répercussions des mobilisations des gilets jaunes, sur le tourisme international, sur les petits commerçants pour lesquels les éditorialistes de Le Point9 ce sont pris d’un émoi soudain, et sur les dégradations matérielles des nécessiteux commerces des Champs-Élysées.

Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu.

Une focalisation sur les conséquences visibles d’une crise complexe

Les plateaux de télévision, de LCI à BFMTV, de CNews à France info, hypnotisés par le prisme sécuritaire, livrent un traitement essentiellement émotionnel de la violence, le tout abreuvé d’images chocs, où les jugements moraux et réactions à chaud des personnes présentes priment sur l’analyse socio-politique des événements. Toute tentative de compréhension ou d’interprétation des images qui sont projetées en boucle sera taxé de légitimation de la violence.

Nulle mention n’est faite de l’histoire de la violence dans les contestations sociales, surtout en France, de la violence de la répression ni de la violence institutionnelle que subissent de nombreux gilets jaunes notamment. Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. Une des caractéristiques récurrentes de l’analyse de ces médias paraît être de s’attarder sur les conséquences, sans en élucider les causes. La manifestation de la violence semble tombée du ciel. La dimension sociale est éludée au profit du sensationnalisme, et aucune réponse politique n’est jugée nécessaire pour traiter le problème de la violence, seulement une réponse sécuritaire, véritable obsession de ces chaînes d’informations en continu.

« Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. »

Dans une séquence surréaliste datant du 9 janvier 2019 sur BFMTV10, Juan Branco fait face à Bruno Fuchs, député de la majorité LREM et subit un véritable réquisitoire, truffé d’intimations à la condamnation morale des gilets jaunes qui s’étaient introduits par effraction dans le ministère de Benjamin Griveaux, porte parole du gouvernement.

Le présentateur Olivier Truchot n’aura de cesse que d’acculer son invité au cours d’un interrogatoire hallucinant, toujours à travers cette pauvreté d’analyse réductrice, et presque exclusivement axée sur la violence. Lorsque Juan Branco s’efforce de proposer une analyse causale de l’événement, lui est opposé manu militari une levée de boucliers : « Vous soutenez les gilets jaunes lorsqu’ils défoncent la porte d’un ministère ? ». « Vous ne répondez pas à ma question » s’agace le présentateur. « Vous la craignez ? (au sujet d’une possible enquête du parquet pour des propos qui inciteraient à la violence) […] Vous avez la conscience tranquille ? […] Vous craignez la prison ? ». Lorsque l’invité concède un geste « délirant » de la part de ces « gilets jaunes », le présentateur, non-satisfait de cette réponse, surenchérit : « Et condamnable ? Et condamnable ? Délirant ce n’est pas condamnable ». Lorsque Branco fait plus tard référence à une volonté des gilets jaunes de « changer » la société, le présentateur rebondit de ce pas : « Par la révolution ? Par la violence ? » ne rêvant que d’accoler l’étiquette de violent criminel à son invité qui lui rétorque : « j’espère que Monsieur Macron aura […] la décence de penser un référendum, une dissolution… », le présentateur n’en démord pas : « Et la violence est légitime contre le système ? ». « Vous ne répondez jamais aux questions » finit-il par lâcher, visiblement déçu d’être en prise avec un interlocuteur qui puisse produire une pensée et ne pas se contenter de répondre à une série de remontrances.

Plus récemment c’est David Dusfresne, journaliste recensant les dérives policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes qui a refusé de participer à une émission proposée par BFMTV :

« Bonjour @ruthelkrief et @BFMTV. Merci de votre invitation mais, comme expliqué ce matin à votre consœur pour une autre émission, c’est (toujours) non. Débattre à cinq de sujets graves entre deux pubs, et dix contre-vérités, merci bien ».

Le 3 janvier 2019, c’est même au tour de Sarah Legrain, secrétaire nationale du parti de gauche, de quitter le plateau de LCI excédée par un climat ambiant qui lui est unanimement hostile11. Si le médiateur de l’émission assure que « le débat démocratique est d’entendre tous les points de vue », c’est pourtant un point de vue étonnamment univoque qui règne sur le plateau selon Sarah Legrain : « L’unanimité choquante des interlocuteurs dans ce débat très déséquilibré où seul un angle était toléré : bashing de Drouet. »

Passée l’interminable anathématisation des hostilités envers la corporation journalistique, du caractère inédit de la violence des manifestations, du niveau de détestation du pouvoir en place, on attendrait une tentative de compréhension de ces phénomènes. En vain. La seule question qui mérite une réponse est celle de savoir comment, à l’aide de débats tactiques, contenir cette rage infondée. Preuve de l’état de crispation dans lequel se trouve la caste médiatico-politique, le débat est réduit à un grossier dilemme manichéen : journalistes et gouvernement garants des institutions et de l’ordre d’un côté, « gilets jaunes séditieux12 » de l’autre.

Cette stratégie de surenchère et de dramatisation vise à un retournement des rôles, faisant feindre que ce gouvernement et cette caste médiatique soit le facteur raisonnable de la situation, et non celui déstabilisateur et provocateur. Dans ce climat hystérique, réclamer la démission du président équivaut à vouloir la peau des institutions, critiquer certains médias, revient à attaquer la démocratie, bref, tout est fait pour amalgamer des institutions au concept même d’institution, un pouvoir en place au concept même de démocratie.

La guerre des réalités

Dans cette course folle à l’opinion publique, les grands médias et le gouvernement ne ménagent aucun effort. Toutes les cases du sophisme sont remplies, de la tentative d’infantilisation, de manipulation, de culpabilisation, à l’enfermement dans une dialectique binaire. Faisant hésiter entre démagogie cynique et véritable aveuglement idéologique, la communication des représentants de La République en Marche est sidérante.

Ainsi Monsieur Castaner déclare-t-il sur France 2 le 20 novembre 2018 : « On voit bien aujourd’hui qu’on a une dérive totale d’une manifestation qui pour l’essentiel était bon enfant samedi. On voit qu’on a une radicalisation de revendications qui ne sont plus cohérentes, qui vont dans tous les sens ». Passons outre le terme employé de « radicalisation » fortement connoté et le ton largement infantilisant du ministre de l’Intérieur, le mouvement des gilets jaunes y est présenté comme un foutoir de revendications irresponsables.

Des déclarations qui tendent à confiner le discours des gilets jaunes dans un état embryonnaire, taxant de récupération politique tout ce qui excède le simple cadre de la jacquerie. Tout va bien tant que le mouvement reste bon enfant et s’attarde sur la taxe carbone, mais lorsque tentative est faite d’élever le débat à des problèmes plus structurels, le ministre de l’Intérieur dégaine l’artillerie lourde, employant la terminologie du terrorisme pour frapper l’opinion publique. Plus largement, le pouvoir exécutif, dans cette crise, relayé par de nombreux médias, a opté pour la voie périlleuse de la communication guerrière et provocatrice, choisissant de dramatiser le récit des événements pour apparaître comme le parti de l’ordre.

Un autre stratagème de la communication gouvernementale a été de circonscrire le débat autour d’une dialectique simpliste, réduisant l’enjeu actuel à une lutte entre force progressistes et réactionnaires. Le président Macron se pose en rempart contre un ancien monde qui refuserait d’évoluer, de mourir en somme, et comme propagateur d’un nouveau monde qu’il incarnerait.

De telle façon que s’opposer à sa politique de réforme équivaudrait à une condamnation à ne pas disposer du droit à l’empathie médiatique, ni que l’on consacre du crédit à sa réalité quotidienne. D’ailleurs nombre de revendications des gilets jaunes pourraient être taxées de « réactionnaires » par ce gouvernement puisqu’elles concernent le sauvetage de ce qu’il reste d’État providence dans le pays, et que cela va à rebours de l’idée de « progrès » servi par Emmanuel Macron, à savoir le démantèlement des services publiques.

« Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’état qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable. »

Ainsi Gilles Le Gendre, chef des députés LREM explique le 3 décembre 2018 après mûre réflexion que l’erreur des membres du gouvernement Macron est d’avoir été « trop intelligents, trop subtils… » pour que les gilets jaunes puissent comprendre en quoi la politique qu’ils subissent leur est bénéfique, contrairement à ce qu’ils s’entêtent à croire. Or il paraît évident que le paradigme des communicants LREM semble devoir être ici renversé.

Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’État qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable.

« Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les standards de l’intégrité en parole politique. »

François Ruffin, député de la première circonscription de la Somme, dénonce à ce sujet après une session de débat parlementaire, « Une langue qui a complètement décollé du réel13 » à propos de la parole gouvernementale : « Le ministre de l’Éducation, quand il ferme des classes il t’explique qu’il en ouvre. La ministre de la Justice, quand il y a une perquisition à Mediapart, en fin de compte, on consulte les sources pour les protéger », au sujet de la fermeture de la maternité de Creil : « Il ne s’agit pas d’une fermeture mais d’un regroupement ». Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les limites de l’intégrité en parole politique.

De l’usage politique du label complotiste

Les outils de détection des infox mis en place par des journaux comme Libération ou par Le Monde qui vont jusqu’à proposer une liste de sites à éviter pour cause de démarches journalistiques douteuses ou de propagation de thèses conspirationnistes, interroge. Car ce qui se joue dans ce genre d’initiative venant de journaux influents, c’est la possibilité de confondre au sein d’un même étau, deux formes de médias se réclamant de courants alternatifs, et qui pourtant ont peu à voir l’un avec l’autre. Le risque d’un usage politique du fact-checking pour renvoyer dos à dos les divagations complotistes et le journalisme critique d’opposition n’est pas à exclure. Ces outils sont aussi un moyen pour un journal comme Le Monde de se poser, a contrario, dans le camp du journalisme vertueux.

Le contraste avec le journalisme que ces rubriques de fact-checking prétendent ici marquer au fer rouge détourne discrètement l’attention des lecteurs sur la possibilité d’un genre d’infox plus subtil, qui n’implique pas forcément d’extra-terrestre ni de reptiliens, mais plutôt des Russes ou des partis d’opposition.

À propos des gilets jaunes, l’espace médiatique laissé béant par les médias traditionnels a permis à RTnews, pourtant régulièrement taxé d’organe de propagande au service du Kremlin par le président-même, de se saisir du sujet dans toute sa profondeur. Il est d’ailleurs amusant de noter que la mise en place d’outils sophistiqués de détection d’infox parmi les « gilets jaunes » ou médias d’opposition n’ont pas encore permis de relever les accès de conspirationnisme quand ils émanent du camp présidentiel-même. En témoigne les propos du chef de l’État rapportés par Le Point14, qui ne suscitent chez ces derniers aucun catalogage sous le registre du conspirationnisme, préférant les rapporter comme simple « décorti[age] » de « l’influence des activistes et des Russes sur la frange radicale des gilets jaunes » :

« Le président de la République considère l’embrasement du mouvement des gilets jaunes comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance étrangère ». « Dans l’affaire Benalla comme des gilets jaunes, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet (…) Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne ». « Selon lui, il est évident que les gilets jaunes radicalisés ont été conseillés par l’étranger ».

Les occurrences de partisanerie constatées entre certains journalistes, éditorialistes et représentants de l’exécutif, aujourd’hui définitivement mises à nu par la crise des gilets jaunes, sont le signe de secousses systémiques provocant la formation d’un réflexe corporatiste, sur un mode défensif. À l’image d’un Yves Calvi15, présentateur Canal +, qui ne se gêne pas pour exprimer son mépris pour un mouvement dont il trouve le soutien populaire insupportable : « en gros un Français sur deux quand on les interroge continue d’apporter son soutien au bordel qu’on vit tous les samedis », la réaction épidermique de médias traditionnels, comme du gouvernement, trahit une réaction de classe.

1Emission du 12/12/18 avec comme invités David Revault d’Allonnes du JDD et Frédéric Says de France Culture.

2« Irrationnel » qualificatif que Léa Salamé tentait déjà d’accoler au mouvement des gilets jaunes faisant suite aux propos de Emmanuel Todd sur son plateau concernant la faculté historique des Français à organiser des mouvements à la fois spontanés et organisés.

3Référence à l’essai de Serge Halimi : « Les nouveaux chiens de garde », 1997.

423 % de Français feraient confiance aux médias selon sondage Opinionway, même pourcentage pour la côte de popularité du président Macron auprès des mêmes Français selon une enquête Cevipof.

7Une enquête a été ouverte au sujet de faux comptes russes sur Internet, qui seraient à l’œuvre de la mobilisation des gilets jaunes.

8https://www.challenges.fr/monde/le-virage-social-d-emmanuel-macron-inquiete-bruxelles_631951

9https://www.lepoint.fr/debats/et-si-on-arretait-avec-les-gilets-jaunes-08-01-2019-2283948_2.php

10https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/gilets-jaunes-les-insoumis-incitent-a-la-violence-1130772.html

11https://www.ozap.com/actu/excedee-une-insoumise-quitte-brutalement-le-plateau-de-lci/572946

12https://www.lexpress.fr/actualite/politique/gilets-jaunes-et-peste-brune-darmanin-critique_2050412.html

15https://twitter.com/arretsurimages/status/1090885510258663424

Raquel Garrido : “Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français”

©Vincent Plagniol

Raquel Garrido est un des principaux soutiens médiatiques des gilets jaunes. Présente dans les manifestations, s’affichant avec certains leaders du mouvement, nous avons voulu l’interroger sur la critique radicale que formulent les gilets jaunes à l’égard du système représentatif et à l’égard des médias. L’occasion, aussi, de revenir sur le contexte de raidissement progressif du pouvoir et des violences de plus en plus prégnantes.


LVSL : Le gouvernement a récemment fait passer une loi anti-casseurs, dans un contexte d’utilisation manifestement disproportionnée des lanceurs de balles de défense. Nous assistons aussi à une multiplication des comparutions immédiates et des consignes en vue de condamnations plus lourdes. Comment analysez-vous ces mesures ? Sommes-nous devant un tournant quasi-illibéral de la présidence Macron ?

Raquel Garrido : Je suis choquée de la dérive rapide de cette élite politique, qui a définitivement rompu avec des valeurs de liberté et de démocratie les plus élémentaires.

Mais ce n’est pas surprenant puisqu’ils ont accepté depuis le début de faire un putsch mondain si l’on peut dire, en prenant le pouvoir de justesse, grâce à une puissance de frappe médiatique énorme mais une très faible assise démocratique. Cette situation allait nécessairement déboucher sur la répression actuelle. Mais je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils acceptent aussi cyniquement de mutiler les gens de la sorte, avec des mains arrachées et des yeux éborgnés, d’utiliser massivement du gaz lacrymogène dont ils font manifestement évoluer la composition – bien que pour l’instant ils le nient. Je suis très triste et j’ai peur, car ils ont le monopole de l’usage de la force et parce qu’ils sont visiblement prêts à en faire n’importe quoi. Ils ont par ailleurs véhiculé tout un discours de vengeance au sein des forces de l’ordre, qui consiste à nazifier l’adversaire. Il s’agit de désigner les gilets jaunes comme des séditieux, des factieux, des opposants à la démocratie, des antirépublicains et des fascistes. Or, quiconque frappe un nazi se vit comme un résistant.

Ils sont en train de fabriquer des générations de personnes qui sont prêtes à faire usage de la violence parce qu’elles ont vu en leur adversaire non pas un contradicteur mais un fasciste. C’est très criminogène, j’ose espérer qu’ils ne l’emporteront pas au paradis. Toute une génération est maintenant marquée par cette violence. Elle va dorénavant se situer dans le débat démocratique à partir de ce vécu-là. Il ne faut jamais perdre de vue que si ce gouvernement mutile ses propres compatriotes, c’est pour défendre des profits privés liés à la suppression de l’ISF, par exemple. Ils mutilent pour défendre l’exonération fiscale. Ils mutilent pour défendre la monarchie présidentielle et le pouvoir de l’Élysée. C’est simple : les gilets jaunes souhaitent une redistribution des richesses et eux ne veulent pas en entendre parler. Les gilets jaunes démontrent une résistance, une détermination inédite. Le gouvernement, au lieu de céder comme dans n’importe quel pays démocratique, ne négocie pas alors même que le mouvement peut se prévaloir d’un important soutien de la population.

LVSL : Beaucoup de débats ont cours sur l’identité politique des gilets jaunes, sur leur appartenance au clivage gauche-droite. Quel regard portez-vous sur ces discussions et plus généralement sur les aspirations portées par les gilets jaunes ? 

RG : Pour moi, les gilets jaunes n’ont pas d’identité au sens politicien du terme. Ils ne se définissent pas comme de droite ou de gauche. Ils apportent une preuve éclatante que ces deux mots n’ont plus vraiment de sens commun. Je connais encore beaucoup de personnes de gauche qui pensent que gauche est un synonyme de : un, la redistribution des richesses, deux, la préservation de l’environnement et de l’écosystème, trois, la défense de certains principes démocratiques. Ce n’est pas vrai, le mot gauche n’est pas synonyme de ces concepts-là dans la tête de la majorité des citoyens. Pas seulement des gilets jaunes, mais des Français en général. C’est ce qui est fascinant chez les gilets jaunes : ce n’est pas parce que l’on ne se réfère pas au mot gauche que l’on n’aspire pas à la redistribution des richesses ou la justice fiscale, à la préservation de l’écosystème et à la démocratie. Car ce sont bien là les éléments qui composent précisément le cœur du mouvement.

Ceux qui aspirent à gouverner doivent comprendre une bonne fois pour toutes que la masse de l’électorat ne se joindra pas à un projet qui s’autoproclame de gauche et persiste à batailler autour de ce vocabulaire, de ce mot, de ce drapeau. Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français. Et ce qui est incroyable, c’est que le drapeau français porte en lui l’égalité fiscale et sociale, la préservation de l’environnement et la souveraineté du peuple. Alors, qu’est-ce qu’on demande de plus ? Moi, le drapeau français me suffit.

D’autant plus si on y ajoute les quarante-deux « directives du peuple », un texte légitime et né de ce mouvement, que je valide des deux mains à peu de choses près. Je suis même émue de la façon dont notre histoire nationale charrie en elle toutes ces revendications, sans même qu’elles aient à être portées par des partis existants.

Elles ont réussi à traverser le temps et elles se retrouvent chez des hommes et des femmes qui n’étaient plutôt pas intéressés par la chose publique en général. C’est absolument fascinant. Cela prouve que le peuple français est un peuple hautement éduqué, malgré l’appauvrissement systématique de l’Éducation nationale. Je suis très heureuse de ce mouvement, heureuse d’avoir rencontré beaucoup de gilets jaunes, des animateurs du mouvement et je souhaite vraiment que tout cela puisse se traduire dans une transformation du régime politique, car c’est bien l’unique solution aux problèmes soulevés par les gilets jaunes. En mettant en avant le RIC, ils ont tout compris. Il ne s’agit pas seulement de défendre de belles revendications sociales et écologiques. Encore faut-il avoir les moyens de faire en sorte que la souveraineté émane de la société. Sans la souveraineté, on n’est rien, on est une multitude. Le peuple, c’est le collectif qui exerce la souveraineté effectivement. Mais ce n’est pas possible dans le cadre de la monarchie présidentielle. Il faut donc changer la monarchie présidentielle, car on ne va pas changer le peuple.

LVSL : Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement a cherché à polariser la situation sur les violences ? Il semble avoir réussi son coup et affaibli le soutien aux gilets jaunes.

RG : Concernant le discours du gouvernement sur les violences policières, on a observé une dérive récente qui a consisté à justifier ces violences. Non seulement comme une réponse légitime à la violence des gilets jaunes sur le matériel ou sur les forces de l’ordre elles-mêmes, mais aussi comme une réponse à l’idée que les gilets jaunes remettent en cause les institutions.

Le gouvernement a généré le discours suivant : si on s’oppose à lui, on est en réalité opposé aux institutions et donc à la République. Or, moi je suis contre ces institutions et pourtant je ne suis pas contre la République. Je suis pour la VIe République. Ce discours est particulièrement dangereux. Ils essaient de criminaliser toute personne qui s’opposerait à la Ve République. Celle-ci s’effondre de toute façon et ne jouit plus de l’assentiment général. Ce n’est pas nouveau. Quand il y a des débats publics sur l’opportunité d’un 49-3, c’est bien que la constitution ne jouit plus du consentement global.

En temps normal, on ne discute pas des articles de la constitution, c’est un texte qui permet que l’on débatte des lois sans qu’il soit remis en cause. Au moment où la controverse porte sur la constitution elle-même, celle-ci ne joue plus son rôle constitutionnel. La monarchie présidentielle de la Ve République est faible et dire que l’on souhaite la remplacer par autre chose, dans des modalités pacifiques, n’est certainement pas un acte d’essence dictatoriale, contrairement à ce que soutient en permanence le gouvernement. L’inversion sémantique est très forte. Eux-mêmes, qui utilisent des méthodes autoritaires et répressives, violentes, font passer les aspirants à la démocratie pour des dictateurs. On ne doit pas accepter cette mise en place discursive. 

LVSL : En 2015, Vous avez publié un Guide citoyen de la VIe République. Quel regard portez-vous sur la crise de la représentation dont les gilets jaunes sont l’expression depuis maintenant plusieurs mois ?

RG : Avant d’être une crise de la représentation, c’est une crise de l’existence civique sur le plan individuel. C’est-à-dire que chaque individu ne trouve pas sa place en tant que citoyen, en tant que souverain, mais comme consommateur, comme candidat à l’entrée dans le système économique de production. Dans la théorie qui gouverne nos sociétés modernes depuis la Révolution française, le souverain n’est pas le monarque de droit divin mais le peuple lui-même. Or, progressivement, les individus ont été expulsés du système civique, essentiellement – et on en vient à la question de la représentation – du fait de comportements d’élus qui ont repoussés les citoyens.

Par exemple lorsque certains se sont fait élire sur un programme mais en ont appliqué un autre. À la longue, lorsque cette situation se reproduit une fois, deux fois, trois fois, il y a quelque chose de rationnel à ne plus aller voter. Il ne s’agit pas là d’une apathie ou d’une ignorance culturelle comme on peut l’entendre dans la bouche des élites, qui ont un rapport à l’abstention très péjoratif et moralisateur. À chaque élection, on entend des phrases du type : « si vous saviez le nombre de gens morts pour le droit de vote » ou « vous savez, nos aînés se sont battus pour ça. Pourquoi vous n’allez pas voter ? C’est honteux ». Non, ce n’est pas si honteux. En y réfléchissant un peu, chacun verrait qu’il est pourtant assez rationnel de choisir de ne pas voter.

Le comportement de ces élus n’est pas à mettre sur le compte de leur morale personnelle, il est lié à un système institutionnel qui organise l’impunité politique. C’est très caractéristique du système français. Nous avons un chef de l’État, à la tête de l’exécutif, qui ne rend de comptes à personne, ce qui n’existe dans aucune grande démocratie au monde. Dans les systèmes de type anglo-saxon, le Premier ministre rend des comptes au Parlement. Il y a en principe une corde de rappel.

En France, le président de la République a l’onction du suffrage universel, ce qui lui permet de se prévaloir d’une légitimité pour agir à sa guise entre deux élections. Ce comportement d’impunité a des effets pervers. Quand on se sait vivre dans l’impunité au plan politique, on peut se croire dans l’impunité sur le plan pénal. Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Il a pour l’instant réussi à s’en sortir dans les méandres des affaires judiciaires, mais son entourage n’y a pas échappé, comme on l’a vu avec la condamnation de Claude Guéant. Cette croyance dans l’impunité pénale se traduit aussi par le non-respect des règles électorales d’une campagne. On a vu se créer tout un drame autour de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, afin qu’il ne puisse pas en bénéficier pour sa défense, tandis qu’à l’inverse, Nicolas Sarkozy a pu amasser sans problème 10 millions d’euros pour payer une campagne qui était délictuelle. On est dans l’impunité pénale.

C’est un des principaux versants de la machine à fabriquer du dégoût à l’égard des élus. Et ce comportement rejaillit en cascade sur toute la classe politique. Si la tête se place dans une logique d’impunité, l’élu en-dessous de lui l’est aussi à son tour. Ce comportement concerne alors les parlementaires, mais surtout les présidents d’exécutifs comme les maires, ou présidents de collectivités.

Le maire par exemple bénéficie d’un effet présidentiel très fort, car institutionnellement, il dispose de beaucoup de pouvoir. Il bénéficie d’un mode de scrutin qui lui est extrêmement favorable. Il concentre énormément de pouvoir décisionnel, de pouvoir de police, de pouvoir en matière d’appels d’offres, etc. Et l’on s’aperçoit alors que le meilleur moyen d’avoir de l’incidence en politique réside dans la courtisanerie : si l’on souhaite une subvention, plutôt que d’avoir à démontrer l’efficacité ou l’utilité d’une action qui devrait bénéficier d’argent public, on se retrouve à faire la cour au maire.

Ce phénomène s’aggrave au fur et à mesure que s’installe l’austérité. Moins il y a d’argent public à répartir, plus son obtention est un enjeu et plus on voit en conséquence s’appliquer des effets de cour. Certains élus se comportent alors avec l’argent public comme s’il s’agissait de leur argent. Typiquement, il arrive parfois qu’un maire déclare « j’ai financé la piscine. ». Mais non, ce n’est pas lui qui l’a financée. C’est nous, avec nos impôts, qui l’avons financée. Ce type de vocabulaire entre dans une logique de fait présidentiel, qui est devenue la norme en France.

Cette logique a abouti à un dégoût généralisé de la politique. Et pas seulement de la part des classes les plus populaires, des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées, des marges de la politique ou des extrêmes, mais aussi de la part de classes moyennes qui avaient l’habitude d’être représentées. Classiquement, un citoyen qui se situe à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite est habitué de longue date à ne pas avoir de représentant au deuxième tour. Mais c’est un fait nouveau pour un citoyen qui s’identifie à la droite traditionnelle ou à la social-démocratie, qui est habitué à être représenté au second tour. Avec la montée du Front national, ces citoyens se trouvent régulièrement et depuis un certain nombre d’années privés de candidat au deuxième tour.

L’insatisfaction du mode de scrutin actuel est de plus en plus criante, et cela nous oblige à nous demander quel autre mode de scrutin nous souhaiterions afin de mettre un terme à cette situation qui génère de la violence. Quand en mai 2017, 18% des inscrits choisissent Emmanuel Macron tandis que 82% d’entre eux se portent sur les autres candidats et le vote blanc et nul – sans compter ceux qui ne sont pas inscrits – comment le gouvernement peut-il jouir d’une stabilité dans un tel contexte d’hostilité ? Et la situation aurait été la même si Jean-Luc Mélenchon avait été élu, avec 22 ou 23% au premier tour puis face au FN au second. Il aurait été confronté au même problème qu’Emmanuel Macron : l’illégitimité, au sens démocratique du terme. Soit on ose éteindre la lumière de la Ve République – c’était la position de Jean-Luc Mélenchon en 2017 – soit on s’accroche à la monarchie coûte que coûte, y compris contre tout le monde. Or, aujourd’hui, ce tout le monde est composé de gens déterminés qui n’ont plus rien à perdre sur le plan économique et social. C’est le cas des gilets jaunes, qui sont prêts à perdre des yeux, perdre des mains, sacrifier leur vie familiale, perdre tout plutôt qu’accepter d’être des riens, pas seulement au plan économique mais aussi sur le plan civique.

LVSL : Dans quelle mesure la VIe République que vous proposez serait capable de répondre à cette critique radicale exprimée aujourd’hui à l’encontre de la démocratie représentative et des corps intermédiaires en général ?

RG : Premièrement, le désir de contrôle et la défiance vis-à-vis de quiconque souhaite représenter est une réaction à l’impunité. Nous ne partons pas de rien. Nous partons d’une situation en France où les gens qui nous ont représentés ont abusé de cette fonction. Tout le monde est donc dans la méfiance. Cette méfiance ne doit pas être perçue comme un problème mais plutôt comme un atout. Il faut générer des mécanismes de contrôle. Pour moi, le cœur de la réponse, c’est la question de la révocabilité. C’est le droit de révoquer et l’organisation de la révocabilité des élus. Plus que tous les autres sujets, tels que le cumul des mandats dans le temps, le plus important à mes yeux est l’acceptation par les élus de leur propre révocabilité.

Bien sûr, cette révocabilité ne doit pas s’opérer dès le lendemain de l’élection, pas à tout bout de champ, ni au prix de l’instauration d’un mandat impératif qui abolirait à mon sens la possibilité d’une délibération réelle en assemblée. Car il ne peut y avoir de délibération réelle en assemblée sans la possibilité de se laisser convaincre par les autres membres de l’assemblée. Le mandat impératif abolit cette possibilité de porosité et d’échange, condition nécessaire à la fabrique de l’intérêt général.

Cela dit, la révocation peut avoir, au-delà de l’aspect punitif qui saute aux yeux, un aspect très positif à travers la modification du comportement de chacun. Pour les candidats tout d’abord : s’ils savent qu’ils n’auront d’autre choix que d’appliquer leur programme du fait du droit de révoquer, alors ils seront plus attentifs dans l’élaboration de celui-ci. Le droit de révoquer permet donc premièrement d’améliorer la phase de délibération préalable et d’élaboration des programmes, qui serait plus collective et plus sérieuse. Par exemple dans ma commune, si je sais que le maire sera réellement contraint d’appliquer le programme, je me rendrai plus volontiers aux réunions préalables où l’on discute de ce programme. La connaissance de ce dernier sera plus large, les citoyens sauront qu’il s’inscrit dans une logique particulière, qu’il peut changer selon les circonstances si un événement exceptionnel venait à survenir, etc. Tout cela participerait d’une élévation générale du niveau de conscience et de connaissance à propos du programme et de la gouvernance.

Deuxièmement, il faut intégrer d’autres dispositifs, comme le tirage au sort, qui peut être inséré dans plusieurs mécanismes de prise de pouvoir, à tous les échelons du pays. Tout d’abord, parce que l’issue du tirage au sort est beaucoup plus conforme à la réalité sociologique du pays qu’avec le vote. Et ensuite, car il apporte un tiers-avis qui s’avère toujours intéressant. Le tirage au sort a néanmoins un problème : il ne permet pas la révocabilité. À partir du moment où quelqu’un n’est pas élu sur un programme, il ne peut pas rendre compte de ce programme. Le tirage au sort ne permet donc pas ce travail préalable de désignation et d’exercice de la souveraineté. Être souverain, c’est se forger une opinion politique et être capable de l’exprimer librement. Être tiré au sort, c’est tout sauf l’expression de la souveraineté. Ce n’est pas un acte souverain, c’est un acte de gestion de la délibération. L’acte souverain, c’est délibérer autour d’un programme et désigner quelqu’un pour le mettre en place. C’est pourquoi il faut faire attention avec le tirage au sort. Il faut déterminer les cadres dans lesquels il peut être très utile et les cadres dans lesquels, à l’inverse, il ne le serait pas.

LVSL : Quels sont les cas où le tirage au sort ne serait pas utile ?

RG : À l’Assemblée nationale, par exemple. Une chambre délibérative représentant la nation ne doit pas être tirée au sort. La nation est une, il s’agit de la représenter de la façon la plus complète possible. Il n’y a pas besoin de tirage au sort. En revanche, il pourrait y avoir dans tous les territoires du pays et même au niveau national des assemblées tirées au sort avec des prérogatives particulières. Cela dépend aussi de la façon dont on tire au sort. Par exemple, tire t-on au sort sur la liste de tous les inscrits ou tire t-on au sort par profession ? On pourrait mettre en place une chambre du temps long, qui travaillerait sur une autre temporalité que l’Assemblée nationale, composée de citoyens tirés au sort, avec des systèmes de rotation.

Sur ce point, il ne faut surtout pas être dogmatique. On doit laisser sa chance à la créativité, il faut pouvoir tester de nouveaux outils. Les nouvelles technologies doivent pour ce faire être mises à profit. Techniquement, on serait en capacité d’organiser un référendum par jour. Sur mon téléphone, sur le chemin du travail, je pourrais répondre à une dizaine ou une vingtaine de questions. Toutes ces questions qui se posent sur le bureau d’un ministre, elles pourraient être posées aux gens, et ils pourraient être beaucoup à participer. Mais est-ce vraiment un procédé intéressant ? Là encore il faut faire une distinction entre les sujets et les circonstances dans lesquels on peut appliquer une démocratie du référendum permanent, et ceux qui nécessitent un temps plus long et pour lesquels la délibération s’impose.

Nous devons rester ouverts. On pourrait même imaginer une situation où la technologie permettrait d’être présent dans une assemblée par hologramme, comme dans Star Wars ! C’est là l’invention d’une démocratie nouvelle, nous devons décider de ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, c’est être protagonistes tout le temps. Ou peut-être pas tout le temps, car nous avons tous également d’autres choses à faire, chacun ne souhaite pas nécessairement être protagoniste 24h/24 ! Certains citoyens pourraient vouloir suivre les événements comme le lait sur le feu, d’autres à l’inverse décideraient de s’en remettre davantage aux premiers, mais compte tenu du passif, nous sommes plutôt dans une phase de contrôle accru.

LVSL : Dans cette VIe République que vous appelez de vos vœux, quel rôle seraient amenés à jouer les médias en tant que corps intermédiaires ?

RG : C’est un sujet épineux. Je rappelle que pour être souverain il faut avoir une opinion et l’exprimer. Cela renvoie à la question de l’habeas corpus et à celle de la répression policière ; c’est donc la question de la liberté. Mais c’est aussi la capacité de se forger réellement et sincèrement sa propre opinion politique. Là interviennent deux grands acteurs. L’école d’une part, avec sa massification et son adaptation à chaque type d’individu et à chaque condition sociale. Les médias d’autre part. Aujourd’hui, les médias m’aident-ils objectivement à être quelqu’un de libre ? Non, il y a un gros problème en France. Et pas seulement à cause de la concentration oligarchique des médias entre les mains de huit personnes. Le problème est qu’il y a globalement un affaissement brutal de la déontologie dans le métier de journaliste. Une des raisons importantes est la concurrence avec le web, qui provoque un alignement sur le temps court. Cette frénésie du temps court ne permet pas le temps de la vérification et la contradiction. Cela pousse à utiliser un vocabulaire imprécis et exagéré, plutôt faux.

Dans ces conditions, les médias deviennent des machines à fabriquer de la fake news. Je parle bien là des médias mainstream et non des réseaux sociaux. Je ne pense pas que les fake news viennent principalement des réseaux sociaux ou d’internet. Il y en a, mais globalement ce qui est vraiment grave c’est quand les médias mainstream mentent. Cela doit absolument être changé. Il faut à cet effet un conseil de déontologie journalistique, parce que les médias qui souhaitent faire de la déontologie une valeur ajoutée doivent avoir un élément sur lequel s’appuyer. Le journal qui choisit un matin de ne pas relayer une information nouvelle dans la seconde par souci déontologique doit pouvoir l’affirmer, en faire un argument de vente et de constitution de son audience. Cette démarche serait soutenue par le conseil de déontologie, car il permet de comparer les titres de presse en fonction des réprimandes subies.

La controverse n’intervient pas tant sur la nécessité ou non de mettre en place ce conseil de déontologie journalistique, mais plutôt sur sa composition. Faut-il y faire figurer uniquement des journalistes avec une carte de presse, ou aussi des pigistes ? Des rédacteurs en chef ? Des actionnaires ? Des usagers ? Si oui, lesquels et comment les choisir ?

Le conseil aurait également un effet au niveau des conditions de travail des journalistes. Car si un pigiste doit fournir dix papiers dans la journée tout en appliquant une déontologie, il est soumis à deux injonctions contradictoires. Il ne peut répondre à ces deux exigences à la fois. Ici, la précarité du journaliste l’empêche de résister à sa hiérarchie. En revanche, la présence d’un conseil lui permettra de signaler à sa hiérarchie que sous un tel rythme le journal risque de subir des sanctions par manque de déontologie. Le conseil vient alors en soutien des journalistes précaires. De plus en plus de revendications affluent dans le sens de la création d’un conseil de déontologie journalistique de la part des associations de pigistes.

LVSL : Quand on parle de VIe République, on pense souvent à une logique parlementaire où l’élection se ferait à la proportionnelle. C’est ce qu’on entend généralement dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou dans vos propos. On y oppose régulièrement l’argument historique de l’instabilité du système institutionnel de la IVe République, ou encore, de la part des défenseurs de la Ve République, l’idée selon laquelle le système actuel garantirait la stabilité et la capacité du Président à réagir rapidement. Comment concilier la pluralité de la représentation et l’urgence de l’action dans des démocraties où le temps accélère ?

RG : La liberté d’action gouvernementale liée à la légitimité vient nécessairement du consentement populaire. Elle ne vient pas de l’encre sur le papier de la constitution. Emmanuel Macron est légitime sur le papier, mais tout le monde sait qu’il ne l’est pas tant en réalité. Celui qui est assez bête pour soutenir que la Ve République est un régime stable n’a pas mis le nez hors de chez lui depuis un certain temps, le pays est en ébullition ! La théorie des partisans de l’Ancien régime – je parle ici des soutiens de la Ve République – consiste à penser que c’est la constitution qui fait la stabilité. Non, ce qui fait la stabilité, c’est le consentement majoritaire. S’il y a 60 à 70 % des gens qui approuvent une politique, on peut considérer qu’il existe une certaine stabilité. Et si la chambre des représentants est à peu près représentative de la population, la stabilité est reflétée aussi à l’Assemblée nationale.

Je trouve qu’on attaque beaucoup la IVe République. Elle a obtenu la sécurité sociale et elle a négocié et conclu d’importants accords de décolonisation par exemple. Elle a donc des réussites à son actif, et pas des moindres. À l’inverse, la Ve République est dans une fin de règne déplorable, criminogène et corrompue. Quoi qu’il en soit, la créativité doit l’emporter sur la nostalgie. Je ne suis pas politiquement nostalgique. Par exemple, je n’affirme pas que nous devons “retrouver” notre souveraineté, comme s’il avait existé une époque dorée où nous étions souverains avec laquelle il s’agirait de renouer. C’est un vocabulaire qu’on retrouve plutôt dans la bouche des partisans du Brexit. En vérité, sous la Ve République nous n’avons jamais été souverains. Plus tôt encore, les femmes n’ont eu le droit de vote que très tardivement. Alors la souveraineté, entendue ici comme la caractéristique de la personne qui n’a pas de maître, reste de l’ordre de ce qui est à construire.

Le Parlement tient une place importante dans cette construction car il est l’outil de contrôle de l’exécutif. Nous allons sortir – j’emploie souvent des formules qui nous placent déjà dans l’après car je suis convaincue que nous allons changer de République – d’un régime qui concentre tout le pouvoir entre les mains de l’exécutif et qui s’enferme dans un abus de pouvoir. L’exécutif établit par exemple l’ordre du jour à l’Assemblée nationale, il fixe le budget de l’État et il gouverne par ordonnances ou par l’article 49-3. Il y a au quotidien une pratique du pouvoir de la part de l’exécutif qui est abusive et détestable. Mais pour éviter cela, rétablir les pouvoirs de l’Assemblée ne suffira pas. On le voit aujourd’hui dans le jeu pervers qui se noue autour de la question du nombre de députés. Il n’y a rien de plus antiparlementariste que de dire qu’il y a trop de députés. C’est l’argument numéro un contre le Parlement et c’est ce qu’il y a de plus poujadiste.

En vérité, le premier représentant de l’antiparlementarisme dans ce pays n’est pas l’individu qui a secoué les grilles de l’Assemblée nationale lors de l’Acte XIII des gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron. Mais face à cela, il ne faut pas non plus prendre le parti des députés de la Ve République, qui sont difficilement défendables puisqu’ils ne servent à rien. Soit ils sont godillots, soit ils forment une opposition qui dispose de tellement peu de pouvoir qu’elle ne parvient à obtenir presque aucune victoire législative.

Et on peut ajouter à cela la déconnexion croissante entre le niveau de vie d’un député et le niveau de vie d’un français ordinaire. Ainsi, articuler le monde d’après autour de la défense du Parlement est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Ce piège, Emmanuel Macron nous le tend. Je suis opposée à la réduction du nombre de députés, je suis même favorable à son augmentation. Et pour la suppression du Sénat.

LVSL : Vous vous référez à la Convention nationale ?

RG : C’est une belle référence ! En tous cas, la question du Parlement est nécessairement à repenser. Nous devons réfléchir à la porosité du Parlement avec les citoyens au quotidien sur une base beaucoup plus régulière. Encore une fois, apparaît ici le lien avec la question des nouvelles technologies et celle de la révocabilité, ainsi que la nécessité d’une plus grande horizontalité. Pour revenir aux gilets jaunes, il est frappant de constater que même à l’échelle d’un rond-point, ils ne voulaient pas désigner de porte-parole. Personne parmi eux ne veut assumer la délégation et personne ne veut déléguer, c’est un fait. Nous en sommes donc là : on ne peut pas faire du parlementarisme l’axe cardinal d’une proposition nouvelle de régime politique.

LVSL : Imaginons qu’une force comme La France Insoumise accède au pouvoir. L’application de son programme supposerait un grand nombre de détricotages, ainsi que l’usage de procédures accélérées dans à peu près tous les domaines, ou encore l’utilisation de référendums, etc. La transformation radicale de la société exige une capacité à agir vite, comment l’assurer dans un cadre institutionnel qui privilégierait la délibération ?

RG : Il est vrai qu’au sein de La France Insoumise, une petite musique a souvent cours, compte tenu de la personnalité très forte de Jean-Luc Mélenchon – qui constitue l’une de ses principales forces par ailleurs. Cette petite musique charrie l’idée qu’au fond, le caudillisme nous aiderait à régler très rapidement ce que le néolibéralisme a mis des années à détricoter, grâce à l’appui de la légitimité de cet homme fort que serait Jean-Luc Mélenchon, qui triompherait dans ses négociations face à Angela Merkel, face au MEDEF ou au CAC40. Sincèrement, je n’en ferai pas un argument principal, car il reviendrait à la figure de ses auteurs. Mélenchon a les reins solides, c’est un homme fort, et c’est tant mieux, car il est vrai que face à l’adversité – et il y en a ! – il faut résister. Mais seul, personne ne peut résister, il faut des troupes derrière. Dès lors que l’élection est conçue comme la finalité d’un parti, ces troupes disparaissent. À l’inverse, si le vote est conçu comme le début d’un mouvement, cette force demeure vivante. Selon des mécanismes institutionnels qui restent à définir, certes, mais cette force doit vivre, quitte à investir la rue. Je suis favorable à des manifestations pour que Jean-Luc Mélenchon, s’il devient Président, ou un autre, soit poussé à accélérer le pas. Nous ne devons pas penser que face à une société sans cesse plus conservatrice, nous aurions besoin d’un caudillo pour passer en force. C’est une facilité, et nous même devons nous en désintoxiquer. Le mouvement des gilets jaunes est en outre passé par là, et il signale que l’aspiration populaire n’est pas à remplacer le monarque par un nouveau monarque plus éclairé. Personnellement, je souhaite quelqu’un qui éteigne la lumière de la monarchie présidentielle, c’est mon principal voire unique critère de vote. Ainsi, la mobilisation électorale dépendra aussi de la crédibilité du candidat à ne pas garder le pouvoir après son élection. Il faut donc se méfier de l’habit de grand-chef, qui pourrait s’avérer un obstacle à la victoire.

LVSL : En Espagne, Podemos est contraint de s’allier au PSOE, dans la mesure où un régime à la proportionnelle intégrale ou quasi intégrale limite les possibilités de gouverner seul avec une majorité de députés. Cette logique peut encourager l’établissement d’un consensus au centre, néolibéral, et par conséquent privilégier des forces qui occupent le centre de l’échiquier politique. Une telle configuration en France ne laisserait-elle pas les partis contestataires de l’ordre établi aux marges du pouvoir ? 

RG : Une assemblée constituante, c’est en fait une révolution pacifique. Je pense que si nous convoquons une assemblée constituante, tous les partis anciens seront balayés. Si l’on observe toutes les forces politiques de l’échiquier existant, elles sont toutes traversées de contradictions sur le plan institutionnel. Même à La France Insoumise, certains ne veulent absolument pas que l’on enlève la figure du président de la République. À l’inverse, d’autres, comme moi, pensent à l’instar de Saint-Just que « le Président doit gouverner ou mourir ». Dans un pays qui a pris l’habitude d’élire le Président au suffrage universel, il serait vain de maintenir un président sans pouvoir ou non élu au suffrage universel. À mes yeux, il ne faudrait pas de président de la République du tout.

Cette contradiction aboutit logiquement à une lutte au sein de l’assemblée constituante. Chacun devra dès lors se dévoiler : sommes-nous pour ou contre un président de la République ? À ce stade, La France Insoumise n’a pas été obligée de se positionner. Elle soutient juste la nécessité de convoquer une assemblée constituante, ainsi que des mesures de base comme le droit de révoquer, la prise en compte du vote blanc et du vote nul dans les suffrages exprimés. Je soutiens totalement ces mesures que je trouve nécessaires, mais sur la question du Président, rien n’est encore écrit. Imaginons que je me présente à l’assemblée constituante, je ne m’inscrirai pas sur une liste qui plaide pour le maintien d’un président de la République. Je ne sais pas s’il y aurait une liste France Insoumise proprement dite, mais si c’est le cas, je ne m’y présenterai que si la liste défend la suppression de cette institution, ce qui serait probable.

Quoi qu’il en soit, on voit bien comment les contradictions internes balaieraient les partis actuels, qui mourront donc avec la Ve République. Il est difficile de prévoir ce qui adviendrait ensuite. Je ne sais pas si une situation similaire à l’Espagne est imaginable, avec des difficultés à construire des majorités. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience équatorienne. Quand Rafael Correa décide de convoquer une assemblée constituante, il décide parallèlement et en toute cohérence de ne présenter aucun candidat à l’élection législative qui se tient concomitamment. Les membres de sa formation Alianza País veulent une nouvelle constitution ou rien. Ils ne souhaitent pas faire partie du parlement de l’ancien régime. Correa, élu président au suffrage universel, ne dispose donc d’aucun député à l’assemblée du régime antérieur. Après un affrontement avec le Tribunal constitutionnel, il obtient l’organisation d’uneassemblée constituante. Et lorsqu’interviennent les élections pour désigner les membres de cette assemblée, la formation de Rafael Correa décroche une large majorité : les citoyens ont souhaité élire le parti qui a voulu ce nouveau régime, qui a provoqué la constituante, plutôt que les représentants de l’ancien régime. Donc bien malin celui qui peut prédire quelle sera la carte politique sous la VIe République !

D’autant plus que dans le schéma proposé par La France Insoumise, on ne pourrait pas faire partie de l’assemblée constituante si on a déjà été élu dans le cadre de la Ve, afin d’éviter que la classe politique n’importe son inertie et ses échecs dans la création de la VIe République. Il s’agira aussi de faire en sorte que les membres de la constituante ne puissent se retrouver en situation de conflit d’intérêt : ils seraient inéligibles pendant le premier mandat de ces institutions qu’ils auraient mises en place, afin d’éviter l’édification de règles qui les arrangent personnellement.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Tao Cheret et Vincent Dain.

Gilets jaunes : les blessés qui dérangent

Les blessés qui dérangent

Ils ont perdu un œil, une main, un bout de visage, ou leurs dents. En une fraction de seconde, leur vie a été bouleversée, parfois brisée parce qu’ils marchaient pacifiquement au sein ou aux abords d’une manifestation. Ils sont plus de 2000 selon les chiffres officiels à avoir été blessés par les forces de l’ordre pendant les manifestations des gilets jaunes. Nous sommes allés à la rencontre d’une trentaine de ces blessés graves à travers la France au cours des dernières semaines. Réalisé par Salomé Saqué, Louis Scocard et Antoine Dézert.

 

Cagnottes des blessés présents dans la vidéo :
Vanessa : https://www.leetchi.com/c/pour-ness-v…
Axel : https://www.leetchi.com/c/soutiens-ax…
Franck : https://www.leetchi.com/c/franck-bles…
Jérôme : https://www.paypal.com/pools/c/8bugzZ…

Les gilets jaunes et la résurgence des chants populaires : la rue réinvente ses refrains

Le mouvement des gilets jaunes confirme de semaine en semaine son caractère inédit et imprévisible. Pourtant, par-delà ses revendications politiques et sociales, le mouvement ressemble aussi à un coup de force culturel. A travers les chansons, les images, les inscriptions, que ce soit des tags ou des tracts, il a su créer ses propres signes. Il y aura,  tout aussi assurément dans les mois et les années à venir, des livres, des pièces, des films pour évoquer le mouvement. Dans l’immédiat, le vecteur indétrônable de cette nouvelle culture de la rue reste le chant. Chant de manifestants, chant de combat ou de parodie, retour sur l’itinéraire exceptionnel de ces refrains populaires.


Sur le plan culturel, le monde politique se révèle souvent fécond. Les inventions à partir de détournements de la parole politique sont d’ailleurs un grand classique des réseaux sociaux et les humoristes traditionnels trouvent dans ce contexte une importante source d’inspiration.

Toutefois, l’irruption sur la scène politique de la parole nouvelle des gilets jaunes, celle d’une population jusque-là inaudible, génère une production artistique qui déborde très largement les cadres habituels de la satire ou du pamphlet. On ne compte plus les hymnes, les « chansons officielles » et clips qui fleurissent sur la toile. Détournement de classiques de la chanson française, textes originaux chantés ou rappés, performances chorégraphiques, montages photos, fresques urbaines, le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse. Porté par une puissante lame de fond politique, cet art populaire parvient ainsi à arracher à l’espace publique de furtives fenêtres d’expression, à l’image du “portrait de Marcel” à Dions, vite effacé par les forces de l’ordre.

le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse.

Éphémères météores expressives ou premiers jalons d’un réveil culturel ? Pour l’heure il est impossible d’en juger, mais le phénomène a déjà de quoi susciter une réflexion historique. Parce qu’elle vise avant tout à représenter et incarner un sentiment collectif, l’expression populaire se situe à l’opposé des acceptions institutionnalisées de l’art qui s’articulent autour des notions d’œuvre, d’auteur, d’individualité, ou de recherche esthétique. Plus anonyme, plus diffuse, plus chaotique, la genèse de ces objets culturels comporte une irréductible et fascinante part de mystère. À la manière des tics de langage, des figures de style ou des blagues, ils traversent l’espace social sans qu’on puisse en identifier l’origine ou la fin.

Du stade aux ronds-points : la genèse du refrain politique

Exception faîte de la Marseillaise, le refrain le plus entendu les samedi après-midi est sans doute celui qui suit :

Emmanuel Macron, oh tête de con

On vient te chercher chez toi

Emmanuel Macron, Emmanuel Macron

On vient te chercher chez toi

Si le texte semble clairement avoir été constitué dans le cadre même des mobilisations et de ses slogans appelant à la destitution, la mélodie utilisée est plus ancienne. Popularisée cet été par des supporters français à l’occasion d’un but de Benjamin Pavard lors des huitièmes de finale du mondial de football. Elle s’est imposée à une très large fraction du corps social, conquis par ces paroles de circonstance :

Benjamin Pavard, Benjamin Pavard,

Je crois pas que vous connaissez,

Il sort de nulle part,

Une frappe de bâtard,

On a Benjamin Pavard

Loin d’être originale, la mélodie était cependant déjà très répandue dans la sphère footballistique. Ainsi à l’été 2016 lors de l’Euro qui se déroule en France, les supporters britanniques entonnaient déjà à tue-tête, toujours sur le même air :

Don’t take me home

Please, don’t take me home

I just don’t wanna go to work

I wanna stay here

And drink all your beer

Frappés par le chant britannique, les supporters français, à l’instar des gilets jaunes, n’ont fait que lui inventer un nouveau texte pour un nouveau contexte. Le chant des gilets jaunes serait ainsi une création d’outre-manche ? Pour sa mélodie, sans doute. Mais l’ancienneté et la richesse des échanges culturels avec nos voisins anglo-saxons laissent supposer un phénomène autrement plus complexe. Car, dans les stades anglais, le refrain servait aussi à faire les louanges des joueurs français ! Dans un article intitulé The complete history of the Dimitri Payet song, un certain Sean Whetsone documente, vidéos à l’appui, l’histoire du refrain. Chant revendicatif, protestant contre le projet d’un club de football de vendre l’un de ses joueurs, le texte s’adapte à toutes les situations et patronymes, comme ce fut le cas pour Yohan Cabaye, milieu de terrain à Newcastle :

Don’t Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

I Just Don’t Think You Understand,

That If You Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

You’re Gonna Have A Riot On Your Hands

Cette pratique, que l’auteur fait remonter au delà de 2012, s’est ensuite transformée en expression plus pacifique et plus consensuelle de la fierté d’avoir dans son équipe favorite un joueur jugé particulièrement brillant. Ainsi la version dédiée au joueur d’Arsenal en 2015 :

We’ve got Payet, Dimitri Payet !

I just don’t think you understand.

He’s Super Slavs man, he’s better than Zidane.

We’ve got Dimtri Payet !

Et c’est sans doute de cette version que se sont inspirés les supporters français pour manifester leur enthousiasme à l’égard de Benjamin Pavard, comme en atteste la correspondance du préventif « I don’t think you understand » à sa déclinaison française « Je crois pas que vous connaissez ».

Quant à la musique, elle serait encore plus ancienne. Sean Whetsone situe son origine dans la reprise d’un tube des années 1990, “Achy Breaky Heart” de l’américain Billy Ray Cyrus. Si le parcours mélodique est à peu près fidèle au refrain originel, son caractère en sort largement modifié. La transformation d’une mélodie chantée seule par un professionnel en un vaste refrain repris par plusieurs milliers de bouches en a gommé le folklore américain pour en faire une manifestation de lyrisme collectif.

Le chant, un catalyseur politique historique

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”. Force est de constater toutefois un parallélisme dans les dimensions protestataires des deux versions qui toutes deux réclament une forme de contrôle, de pouvoir sur le destin de personnalités publiques : « Don’t sell Cabaye » s’est transformé en « Emmanuel Macron, on vient te chercher chez toi ».

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”.

L’existence d’un tel chant peut bien sûr paraître anodine au regard des enjeux et du tragique de la situation française. Son succès fulgurant s’appuie néanmoins sur des mécanismes d’une profondeur historique que l’on aurait tort de négliger. Le souci de simplicité vocale et mémorielle est une constante de l’histoire de la musique occidentale, et en particulier de l’histoire liturgique. Des premiers chants chrétiens aux chorals luthériens, la dimension fédératrice du chant collectif a toujours été l’un des principaux leviers de diffusion et de conservation de la foi. Et les premiers fondateurs de l’État-nation sauront s’en souvenir : aujourd’hui encore, toute nation a son hymne national.

Par ailleurs, le fait de composer des mots sur un air déjà très répandu remonte au moins au bas Moyen-âge, activité que l’on nommait contrafacta. Au XIè siècle, qui voit naître la lyrique troubadour au sud de la Loire, la pratique était couramment admise chez les élites artistiques et intellectuelles de l’époque. Le statut éminemment public du répertoire supposait alors une forme de propriété collective d’un patrimoine musical et poétique commun : un air comme un poème, célèbre ou anonyme, appartenait à tout le monde. L’impressionnante audience de l’air Pavard-Macron suggère donc que la pratique – déjà massivement attestée par les historiens de la Révolution Française – a survécu jusqu’à nos jours. Avec la Marseillaise, la devise républicaine et les constantes références à 1789, elle est une trace supplémentaire de l’étonnante vivacité de notre héritage historique.

L’extraordinaire capacité de mobilisation de la victoire footballistique nous donnait déjà une idée de l’existence d’affects transversaux touchant une écrasante majorité du corps social. Le fait que ce refrain soit passé de chant de joie à chant de révolte nous renseigne sur la nature éminemment politique des affects en question. Mais il nous donne aussi des éléments quand au sens que l’on peut donner à l’adjectif « populaire » qui ne peut se confondre tout à fait avec « majoritaire », « dominé » ou même « citoyen ». Sous cette perspective, le populaire n’est pas l’émanation d’usages sociologiquement situés ou de pratiques institutionnalisées. Il est un bien commun, une force qui va sans propriétaire, une grammaire affective à disposition du nombre, et dont le politique se saisi depuis déjà des siècles pour mener ses batailles.

 

 

 

En Argentine, des « gilets jaunes » défilent contre les réformes néolibérales de Macri

Photo publiée sur le compte Instagram “Chalecos Amarillos Arg”

Depuis l’acte I des Gilets Jaunes, plusieurs pays ont vu émerger des mouvements populaires apparemment similaires sur leurs territoires respectifs. Ainsi tantôt yellow jackets, tantôt chalecos amarillos, des manifestations de gilets jaunes se produisent régulièrement en Hongrie, en Bulgarie, en Pologne, en Allemagne, au Portugal, en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays Bas, en Israël et tout dernièrement en Argentine. Les gilets jaunes argentins défilent contre les réformes néolibérales du gouvernement de Mauricio Macri, qui ont plongé les secteurs populaires dans une crise sociale majeure.


Chaque mouvement est si particulier que l’on ne devrait pas parler d’un mouvement mais plutôt de mouvements : les gilets jaunes israéliens qui réclament le départ de Netanyahou, non pas en raison de l’injustice fiscale ou des mauvaises conditions de vie mais en raison de la corruption gouvernementale, n’ont pas grand-chose à voir avec les gilets jaunes français par exemple, si ce n’est le fait qu’ils arborent un de ces gilets à présent devenus le symbole d’un mécontentement.

De l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine, un groupe de plus en plus massif de gilets jaunes se réunit en face du parlement argentin tous les samedis à partir de 18h, depuis plus d’un mois. Si pour le moment il ne s’agit que de quelques centaines de personnes qui manifestent le gilet sur le dos, leur page Facebook, Chalecos Amarillos de Argentina, compte déjà plus de 9000 abonnés. L’exemple français y est mis en avant, une photo de gilets jaunes face à l’Arc de Triomphe a été mise en guise de couverture. L’idée de lancer cette initiative est apparue au cours de manifestations populaires contre les tarifazos, terme qui désigne la hausse vertigineuse des prix des services publics en Argentine. Depuis l’accession au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en 2015, le prix du gaz a augmenté de 930%, celui de l’eau courante de 638% et celui de l’électricité de 920% (source : BBC). Tout cela se produit dans un contexte de crise économique auquel s’ajoute une inflation de l’ordre de presque 50% pour la seule année 2018. Ces manifestations rappellent celles de l’année 2001, lorsque le pays a fait face à la pire crise bancaire de son histoire, qui s’est soldée par une profonde récession et le départ du président Fernando De la Rua en hélicoptère. A cette époque comme aujourd’hui des milliers d’Argentins défilaient dans la rue, généralement en dehors de toute structure syndicale ou politique -même si elles n’ont cessé d’accompagner le mouvement- pour réclamer le départ de leurs dirigeants. Le caractère désorganisé de ces manifestations a constitué un terrain favorable pour qu’un mouvement tel que celui des gilets jaunes français puisse être importé dans ce pays. Cependant les processus historiques sont uniques, irreproductibles et ne peuvent pas être copiés tels quels à n’importe quel endroit ni à n’importe quel moment. C’est la raison pour laquelle derrière les similitudes apparentes entre les mouvements français et argentins se cachent des différences majeures qui sont le reflet des différences structurelles entre ces deux sociétés. C’est à ce stade que l’intérêt de la comparaison prend tout son sens [1]. Alors qu’en France, le mouvement des gilets jaunes peut se lire comme le produit de la faillite des organisations politiques et syndicales traditionnelles, en Argentine, il semblerait plutôt que les Gilets Jaunes tentent de se superposer à ces organisations plutôt qu’à les supplanter. Un rapide passage en revue du rapport des gilets jaunes français et argentins aux partis et organisations traditionnelles permet de rendre compte de la spécificité du mouvement argentin.

Les gilets jaunes, produits de la faillite des partis et des syndicats traditionnels : la situation en France

En France, les mouvements des gilets jaunes surgissent suite à quatre décennies d’avancée du néolibéralisme qui a eu tendance à produire deux effets, dont les réponses peuvent se lire dans les principales revendications des manifestants.

D’un côté, les processus de marchandisation des sociétés – dont Karl Polanyi rend magnifiquement compte dans La Grande Transformation (1944) – provoquent généralement un réencastrement de la sphère marchande en voie d’autonomisation dans la sphère sociale. Si ce processus a pris des formes souvent destructrices par le passé, notamment avec l’accession au pouvoir de Hitler et de Mussolini, il a aussi pu revêtir des formes constructives. La France par exemple a su stopper la marchandisation de sa société à la sortie de la deuxième Guerre Mondiale avec l’instauration de la Sécurité Sociale, dont les logiques d’allocation des richesses diffèrent des logiques marchandes. Les revendications des gilets jaunes, qui concernent une meilleure répartition de l’impôt, le rétablissement de l’ISF et plus largement une meilleure répartition des richesses, peuvent se lire comme une volonté de remettre en question la prépondérance des institutions de marché sur le reste des institutions sociales et politiques en mettant en cause la logique de maximisation des profits individuels.

D’un autre côté, l’accaparement du pouvoir politique par la sphère marchande résumé par le « There is no alternative » de Thatcher a tendance à contribuer au rapprochement programmatique des principaux partis cartellisés en vue de pérenniser un partage du pouvoir. Cela produit une crise de la représentation qui se traduit par exemple par des taux d’abstention de l’ordre de 25% au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et de 51% aux législatives qui ont suivi. Les mouvements des gilets jaunes français prospèrent précisément sur le terrain abandonné par les institutions traditionnelles de représentation. En ce sens le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), l’autre principale revendication des gilets jaunes –dont l’héritage idéologique, les inconvénients et la portée sont analysés dans l’article de Vincent Ortiz- fait état d’un besoin de réappropriation populaire du pouvoir politique et témoigne également de l’espace de représentation délaissé par les partis politiques.

En Argentine, une tentative de se superposer aux organisations traditionnelles plutôt que de les dépasser

De l’autre côté de l’Atlantique, le contexte est tout autre. Cette sorte d’espace vide qu’occupent les gilets jaunes français n’est pas disponible pour leurs homologues argentins. En effet, le maillage associatif, militant, syndical et politique est d’autant plus puissant que le clivage de la société argentine et les enjeux de celui-ci sont importants. Ce dernier sépare principalement principalement deux camps. D’un côté se trouve celui des péronistes [2] et des kirchnéristes [3], industrialisateur, plutôt progressiste, soutenu par le mouvement ouvrier organisé, par une partie du secteur industriel –notamment celle qui bénéficie du développement du marché intérieur- ainsi que par la plupart des organisations populaires telles que les mouvements de travailleurs de l’économie informelle et les organisations de travailleurs autogérés. D’un autre côté, le camp des anti-péronistes et anti-kirchnéristes rassemble une large coalition marquée par certaines alliances objectives entre un secteur du PS, les secteurs de droite conservateurs, les néolibéraux, un secteur du Parti Radical[4] et les grands propriétaires terriens qui monopolisent le secteur agro-exportateur. Le camp péroniste, souvent autoproclamé « camp populaire », qui parie sur le développement du marché intérieur, et le camp anti-péroniste, qui a tendance à privilégier l’ouverture de l’économie et le libre échange, semblent irréconciliables sur la politique économique à mener, ce qui se comprend parfaitement au regard des intérêts objectifs de leurs soutiens. Autrement dit, les enjeux des élections sont d’une telle magnitude que cela pousse certainement à la politisation de la société argentine. Si le taux d’abstention n’est pas un bon indicateur pour rendre compte de cela -le vote est obligatoire-, d’autres signaux montrent que la politique prend une place très importante dans la vie quotidienne des Argentins, et que l’espace disponible pour l’émergence de nouvelles manifestations politiques est très réduit. En effet, un électeur sur quatre est adhérent d’un parti en Argentine. En France au contraire, si l’on additionne les adhérents déclarés LREM, LFI, LR, le PS et le RN on trouve le chiffre de 1 384 000 membres. Cela représente à peine 3% des inscrits sur les listes électorales en 2017.

Du côté de la représentation des travailleurs, l’espace semble également mieux occupé en Argentine, où le taux de syndicalisation frôle les 40%, alors qu’il n’atteint que 11% en France, ce qui rend compte de leur impuissance face aux effets délétères de la mondialisation, tels que les délocalisations, la compression du « coût du travail » ou le chômage de masse.

Finalement, si les syndicats traditionnels délaissent les secteurs informels dont les travailleurs ne s’inscrivent pas dans des logiques salariales classiques, ces derniers s’organisent tout de même en créant leurs propres structures de représentation mêlant représentation politique et ouvrière, telles que la Confederacion de trabajadores de la economia popular, ou les structures de représentation d’entreprises récupérées par leurs travailleurs qui produisent en autogestion.

Dans ces conditions, les gilets jaunes argentins –forcément moins nombreux que les français[5]- ne sont pas en mesure de s’approprier un espace au sein du champ politique et syndical qui aurait été délaissé par d’autres institutions de représentation. Ils semblent au contraire opérer plutôt une superposition vis-à-vis de structures pré existantes. En effet, si à première vue les lignes directrices sont similaires aux françaises, le caractère apartisan et asyndical du mouvement et la volonté de voir le président démissionner sont clairement proclamés, les discours que tiennent les gilets jaunes argentins ainsi que leur composition semblent confirmer cette hypothèse.

Né au cœur de la crise actuelle et suite à plusieurs manifestations contre les hausses des prix des services publics, le mouvement de gilets jaunes argentin est en grande partie composé de votants kirchnéristes, de militants de diverses causes de gauche, de syndicalistes, de quelques anarchistes, d’une minorité de nationalistes de droite[6] mais aussi de « voisins et de retraités appauvris par les politiques néolibérales mises en place par le gouvernement de Mauricio Macri »[7]. Les porteurs de cette initiative, pour le moment pacifique, revendiquent ce qu’ils perçoivent comme un exemple d’insurrection en France et ce n’est pas un hasard si les deux mouvements apparaissent suite à l’avancée de politiques d’austérité d’inspiration libérale.

Toutefois les différences structurelles des deux pays, dont les constitutions des mouvements respectifs sont tributaires, transparaissent dans le cas argentin à travers deux indices. En effet, si en France la critique du néolibéralisme et de l’austérité au sein des Gilets Jaunes sont plutôt l’apanage des secteurs les plus à gauche, les Gilets Jaunes argentins en font un point de ralliement indiscuté et reproduisent à ce sujet le discours des différents composants du « camp populaire », qui se construit en opposition à ce qui est identifié comme « l’oligarchie ». A cela s’ajoute l’absence du RIC dans leurs revendications, ce qui témoigne d’une certaine confiance dans une issue politique qui passera par les rouages de la démocratie représentative. Ces deux éléments semblent également confirmer l’hypothèse selon laquelle les gilets jaunes argentins sont plutôt issus d’organisations préexistantes auxquelles ils se superposent et semblent par là adresser une injonction de combativité aux dirigeants traditionnels. Cette mobilisation peu structurée qui n’emprunte pas les canaux habituels de représentation inquiète un délégué syndical péroniste : « j’ai peur que ce soient des trolls de droite qui soient là pour nous piquer des voix en 2019 »[8]. L’exemple de la liste Jaune aux européennes lui donnerait-il raison ?

Crédits :

© page Instagram des Gilets Jaunes argentins @chalecosarg

 

Notes :

[1] Comme l’expliquait Lévi-Strauss à propos du structuralisme à son interlocuteur lors d’un entretien, les choses ne peuvent se définir qu’en fonction d’autres choses car elles sont nécessairement situées. En effet, il est très difficile de décrire sans comparer. Comment expliquer ce qu’est être riche sans comparer avec une personne pauvre, ou avec la distribution des revenus dans une économie, sans prendre en compte finalement les positions relatives des individus ou en d’autres termes, leur place dans une structure sociale ? Ce type de comparaison est un moyen par exemple de faire apparaître la structure économique d’une société donnée. Lévi Strauss donne l’exemple d’un visage. Comment le décrire sans faire appel à la comparaison avec d’autres visages? On se voit immédiatement obligé de formuler des phrases telles que “le nez est plutôt rond” ou “les yeux sont plutôt clairs”, ce qui sous entend nécessairement une comparaison puisque la rondeur d’un nez ne peut être que relative et est mise en contraposition avec un nez plutôt pointu par exemple. Suite à un léger déplacement l’anthropologue passe à la comparaison entre sociétés. Si chacune prise séparément apparaît comme étant extrêmement compliquée c’est en les comparant que peuvent apparaître leurs spécificités, leurs différences structurelles. Il aurait été impossible pour Karl Marx par exemple de caractériser les sociétés britanniques et allemandes comme hautement industrialisées sans sous entendre qu’elles l’étaient par rapport à d’autres sociétés. La comparaison internationale fait non seulement apparaître les structures nationales, mais pousse l’observateur à les caractériser et à les situer. Par exemple, le fait de rendre compte des inégalités dans deux sociétés différentes fait déjà apparaître les structures de revenus au sein de chacune, mais si l’on compare les deux structures on peut être en mesure de caractériser un pays comme étant “très inégalitaire” ou “peu inégalitaire”.

[2] Juan Domingo Perón a été le premier président élu au suffrage universel direct de l’Argentine de 1946 à 1955, date à laquelle il subit un coup d’Etat conservateur. Suite à son exil en Espagne, il remporte de nouvelles élections et gouverne le pays entre 1973 et 1974, année de son décès.

[3] Nestor Kirchner et Cristina Fernandez de Kirchner, se réclamant héritiers du péronisme ont remporté à tour de rôle les élections présidentielles de 2003 (Nestor), de 2007 (Cristina) et 2011 (Cristina). La victoire électorale de Mauricio Macri en 2015 met fin à l’étape Kirchnériste en Argentine.

[4] Parti de centre droit.

[5] Si aucun chiffre officiel n’existe en France ou en Argentine, les gilets jaunes argentins sont assurément moins nombreux, les témoignages faisant état de « quelques centaines » réunis pour le moment uniquement à Buenos Aires.

[6] En l’absence de statistiques officielles je me base sur des entretiens que j’ai réalisé à distance auprès de plusieurs gilets jaunes argentins.

[7] Entretien réalisé auprès de Pablo Doublier, membre de la commission communication du mouvement et délégué syndical.

[8] Propos recueillis auprès d’un délégué syndical de télécommunications qui a préféré garder l’anonymat.

 

Contre le grand débat macronien, la leçon démocratique des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Annoncé le 18 décembre dernier lors d’une allocution du président Macron en réponse au mouvement des gilets jaunes, le grand débat national est donc lancé depuis bientôt un mois. En encadrant l’envie débordante d’expression démocratique mise en avant par les Gilets jaunes, l’exécutif espère ainsi trouver un peu de répit avant l’échéance électorale des européennes. Mais le peu d’enthousiasme pour ce grand débat pourrait vite le détromper, tout comme il constitue une opportunité pour le mouvement de contestation de se solidifier davantage.   


“À l’initiative du Président de la République, le gouvernement engage un grand débat national sur quatre thèmes qui couvrent des grands enjeux de la nation : la fiscalité et les dépenses publiques, l’organisation de l’État et des services publics, la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté.” Par ces mots, qui figurent sur la page d’accueil du site gouvernemental consacré à ce grand débat national, le gouvernement donne suite à l’annonce faite par le président Macron le 18 décembre dernier, en organisant sur l’ensemble du territoire ce qu’il définit comme une “concertation d’ampleur nationale, qui a pour objectif de redonner la parole aux Français sur l’élaboration des politiques publiques qui les concernent”.

Complété par la désormais fameuse lettre présidentielle adressée aux Français et une distribution de “kits d’organisation et de présentation” dans les mairies qui doivent l’accueillir, il semble cependant que ce grand débat ait déjà du plomb dans l’aile. De la polémique autour du coût de son organisation, à la suspicion qu’il ne soit en fait qu’une campagne déguisée de La République en Marche pour les prochaines élections européennes, il est même évident qu’il soit passé à côté de son objectif. Preuve en est : le boycott revendiqué de ce débat par les principales figures du mouvement des gilets jaunes, et le succès de la plateforme alternative appelée “le Vrai débat”.

Comment expliquer dès lors, malgré un travail médiatique construisant l’image d’un débat pacifié comme catharsis face aux violences des dernières manifestations, et celle d’un président prêt à mouiller la chemise plusieurs heures durant face à des assemblées de maires, que l’engouement ne soit pas au rendez-vous (seulement 27% des Français comptent ainsi y participer) ? Sans doute parce que les Français, et parmi eux les Gilets jaunes, n’ont pas la mémoire si courte.

Le “grand débat”, une formule déjà usée

Du débat sur l’aménagement du territoire organisé en 1993 par le gouvernement d’Édouard Balladur au grand débat polémique de 2009 sur l’identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy, sans oublier encore les débats plus confidentiels de la présidence de François Hollande sur les vaccins ou la transition énergétique, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement en proie à la contestation – ou plus simplement jugé en manque de contact avec les Français – annonce l’organisation d’une grande consultation démocratique. Relevant la plupart du temps de l’effet d’annonce, et rarement suivi de changements institutionnels (mis à part la loi Fillon de 2005 dans la foulée d’un grand débat sur l’éducation), le grand débat à l’échelle nationale semble cependant être une idée relativement nouvelle en France. Profondément reliée à l’érosion du cadre politique et démocratique depuis plusieurs décennies, elle se fonde sur ce que le philosophe allemand Habermas appelle une “éthique de la discussion”. Cette éthique entend placer par-dessus tout la recherche du compromis au-delà des intérêts particuliers des participants à la discussion, et dynamiser ainsi une démocratie libérale considérée comme un horizon indépassable (ceci explique au passage le succès des thèses d’Habermas dans le cadre de la construction européenne). Une démocratie, donc, dont le peuple n’est alors plus totalement considéré comme étant le souverain au sein d’un Etat-nation, et que l’on ne reconnaît pas comme une entité rationnelle, mais plutôt comme le public d’une discussion : un public multiple, à la rationalité limitée, et qui doit être encadré notamment par des experts, tout comme il doit encadrer en retour l’action des institutions auxquelles il est attaché.

Derrière la mise en scène de la participation populaire au processus de décision politique à travers une telle discussion, on comprend que ce grand débat cache une conception de la démocratie conçue par les gouvernants et les spécialistes qui les accompagnent, comme un art du contournement et du détournement. Une “démocratie d’élevage” selon le terme de Laurent Mermet, où gouverner n’est plus seulement choisir mais aussi ne pas choisir, selon un calcul avantages/coûts emprunté à l’économie libérale. Cette mise en scène, dont l’autre objectif est de réalimenter la légitimité du pouvoir macronien en rejouant aux quatre coins de la France le récit qui l’avait mené à la victoire en 2017, a au final l’effet inverse au moment où le besoin quasi pathologique du président de la République de faire des petites phrases a tendance à faire tomber les masques.

Un macronisme à bout de souffle et débordé

Devenu le principal promoteur de ce grand débat national dans un cadre taillé pour lui par la Commission nationale du débat public et les éditorialistes des plateaux télévisés, le président Macron prend en fait un risque important. En se mettant sous les projecteurs au contact de cette France qui a voté pour lui, et qui aujourd’hui soutient majoritairement les gilets jaunes, il joue ainsi un jeu d’équilibriste entre la figure de grand dynamiteur de la scène politique (qui l’a mené au pouvoir) et celle du président jupitérien planant au dessus des contingences, comme les institutions le lui permettent. Un “en même temps” dont Emmanuel Macron a fait sa signature et qui lui permet encore de faire mouche auprès de sa base, malgré les sorties régulières et destructrices du point de vue communicationnel auxquelles il se livre dans la presse.

Mais loin de ressusciter l’engouement de la campagne de 2017, cette participation du président au débat à travers la France révèle en fait l’usure d’un pouvoir incapable de se remettre en question, et surtout l’usure d’une langue macroniste qui tourne à vide. Preuve en est, le récent appel désespéré à l’implication de la jeunesse dans le grand débat, après avoir pourtant affirmé il y a quelques mois à cette même jeunesse qu’elle devait avoir un diplôme avant de vouloir exister…

Cette usure dévoile le logiciel cassé, autant idéologiquement – celui du néolibéralisme – que politiquement – celui de la Ve République –  de ce pouvoir macroniste engagé dans une fuite en avant mêlant autoritarisme et complotisme de bas étage, mâtiné d’une langue technocratique réduisant le débat attendu par les Français à un choix superficiel entre différents postes de dépenses publiques, à alimenter ou non.

S’il entérine l’échec du macronisme, le grand débat a cependant pour deuxième effet de révéler l’intelligence politique profonde du mouvement des Gilets jaunes. En effet, ce dernier a bien compris l’opposition en train de se préciser autour de la conception de la démocratie, dont il amorce véritablement un débordement salutaire -comme le montrent les sept propositions ayant émergé en direct sur le plateau de Cyril Hanouna face à une Marlène Schiappa déconfite. Refusant de se laisser piéger par les cahiers de doléances des mairies, le mouvement a donc organisé sa propre plateforme, intitulée “le Vrai débat”. S’appuyant sur les mêmes outils que ceux fournis au gouvernement par la Commission nationale du débat public pour l’organisation du grand débat, le Vrai débat propose une réflexion autour de sept thématiques sur lesquelles tout un chacun peut écrire une proposition détaillée, voter à propos de l’une ou l’autre, ou s’exprimer librement. La plateforme met ainsi en avant une volonté d’interaction et de transparence absente de celle du grand débat gouvernemental, où la participation se fait majoritairement sur des sujets techniciens de fiscalité et dépenses publiques quand la thématique démocratique est celle qui mobilise le plus sur le Vrai débat.

Par le fond et par la forme que prend cette organisation alternative, portée par un mouvement qui depuis ses origines refuse les cadres établis, se dessinent les contours d’une autre rationalité, radicalement démocratique.

L’appel de Commercy, une déclaration démocratique

Une rationalité qui s’est exprimée les 26 et 27 janvier dernier à Commercy dans la Meuse où, répondant à l’appel d’une coordination des Gilets jaunes locaux, plus de 60 délégations venues de toute la France se sont réunies. Qualifié “d’assemblée générale des assemblées générales”, le rassemblement de Commercy a mené deux jours durant des débats intenses, retransmis en direct sur les réseaux sociaux, et notamment sur la question de la légitimité et de l’organisation de cette assemblée qui sont la matière même du politique. Guidés par la conscience d’être au centre de l’attention générale et par le souci d’être à la hauteur des enjeux, les Gilets jaunes de Commercy ont ainsi rédigé l’un des textes clés de ce mouvement.

À la fois cri de révolte et appel à la solidarité, l’appel de Commercy affirme, par les valeurs et les engagements qu’il proclame, un discours en totale opposition à la froideur d’un grand débat national qualifié “d’entourloupe” et de campagne de communication du gouvernement. S’il constitue un texte profondément politique, c’est que la matière de cet appel de Commercy est aussi tissée par les liens sociaux entre ses rédacteurs, liens sociaux qui définissent une autre dimension de la rationalité de ces Gilets jaunes : celle de l’affect, une dimension que Frédéric Lordon propose de voir comme l’étoffe même du politique.

Dans cette dimension, le souci de soi et des siens guide l’action politique des individus qui refusent l’image bestiale et séditieuse qui leur est apposée par l’État (et ses renforts médiatiques), désormais incapable d’ordonner ces affects dans un sens qui lui est favorable. Comme le montre l’importance prise ces dernières semaines par les visages et les corps des victimes de la répression au LBD et à la grenade de désencerclement, l’émulation des affects au sein du mouvement des Gilets jaunes se fait dorénavant dans un sens diamétralement opposé à la puissance de l’État. L’indignation face à une répression dont la brutalité ne cesse d’être soulignée est ainsi devenue semaine après semaine le principal moteur de cette émulation. Un moteur d’une redoutable efficacité dans une société aussi densément médiatisée, et dont les Gilets jaunes parviennent à tirer parti. De plus, la quête d’inclusivité du mouvement à d’autres parties de la société qui ne se sentaient pas concernées par celui-ci, participe elle aussi de cette dynamique profondément démocratique. Indignation et inclusivité dessineraient alors un horizon d’affects puissants et efficients, capable de mettre à bas celui promu par le pouvoir de l’Etat.

On voit donc qu’ayant conquis ses propres espaces, son propre langage, son propre public et ses propres revendications, le “vrai débat” mené par les gilets jaunes a toute possibilité de devenir le débat majoritaire au sein de la société française. Il en émane un besoin d’expression collective pour rompre l’isolement politique et social que n’arrêteront aucune répression ni aucune concertation. Même si des divisions internes – notamment autour de la question du lien avec les organisations syndicales, qui se fait jour à la fin du texte de Commercy – ne sont pas à minimiser, le mouvement est devenu trop grand pour être absorbé par le pouvoir macroniste. Celui-ci, n’ayant plus la légitimité de la parole démocratique et de son organisation, n’aura bientôt plus qu’une seule issue raisonnable : se taire et laisser le peuple parler.

 

 

 

 

 

Vincent Glad : « Le rôle de la presse, ce n’est pas seulement d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner »

Particulièrement actif sur Twitter, Vincent Glad a notamment travaillé pour 20minutes.fr et Le Grand Journal. Journaliste à Libération, son approche du mouvement des gilets jaunes fait de lui une personne atypique dans un champ journalistique qui ne lui a rien épargné. Nous sommes revenus sur son parcours et sa perception de l’éthique journalistique.


Le Vent se Lève – Concernant les gilets jaunes, vous êtes très présent sur les réseaux sociaux. Vous avez donc beaucoup réagi et analysé le mouvement. Est-ce que vous pouvez revenir un peu plus en détail sur ce que vous pensez, la manière dont vous percevez le traitement médiatique de ce mouvement social ?

Vincent Glad Je pense que le traitement journalistique a beaucoup manqué d’empathie, de capacité à écouter et à prendre au sérieux les revendications des gilets jaunes. On a trop essayé de plaquer les codes politiques de notre classe sociale — où toute personne doit être classée rigoureusement sur une échelle politique allant de l’extrême-gauche à l’extrême-droite — sur les gilets jaunes qui, eux, ne se reconnaissent pas du tout dans cela. Au départ, pour la presse, le mouvement ne pouvait être que d’extrême-droite, manipulé par des gens plus intelligents qu’eux, c’est-à-dire Marine Le Pen et ses amis.

C’était une forme de théorie du complot. Marine Le Pen n’a rien à voir là dedans, c’est un mouvement grassroots créé par des vrais gens, à partir d’une vraie colère. Un mouvement dans lequel on retrouve des gens d’extrême-droite, mais aussi des gens d’extrême-gauche et surtout beaucoup de gens apartisans.

C’est un mouvement très compliqué, qui échappe totalement aux grilles d’analyses traditionnelles. Selon moi, les gilets jaunes sont dans la droite lignée des mouvements des places du début des années 2010, les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street, qui réunissaient des sociologies très différentes, plus urbaines et plus diplômées. Mais c’était la même logique de collectifs auto-organisés avec des procédures de coordination horizontale.

« Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points. »

Les gilets jaunes ne disent plus « On est contre les 1% » mais « On est contre Macron ». Ce simple mot d’ordre « Macron démission ! » permet d’agréger beaucoup de gens ensemble qui ne pensent pas forcément la même chose. C’est faire du collectif avec des idées politiques antagonistes, en mêlant une diversité d’idées.

Il est frappant de voir que le mouvement des gilets jaunes, qui a débuté sur la question des prix du carburant, a abouti à une revendication majeure qui écrase toutes les autres, à savoir le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). À force de délibération sur les groupes Facebook et sur les rond-points, les gilets jaunes sont arrivés à la même conclusion que les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street : le problème, c’est la démocratie représentative. Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points.

Les journalistes et les politiques ont eu du mal à comprendre cela au départ, alors que tout était exprimé clairement sur Facebook. Dans un mouvement social normal, on n’a pas accès aux réunions stratégiques de la CGT ou de la CFDT. Avec les gilets jaunes, tout est exprimé de manière claire sur Facebook, dans les Facebook Live d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle et surtout dans les millions de commentaires des internautes.

C’est une masse d’informations qui est inédite. C’est un incroyable trésor. Le problème, c’est que sur ces groupes, l’énonciation est profondément différente du langage médiatique : c’est une parole plus brute, avec beaucoup de points d’exclamation, des fautes d’orthographe, une manière d’écrire qui ne se regarde pas écrire, une manière d’écrire comme on parlerait.

Un journaliste normal – et moi le premier au départ – est entraîné à considérer cela comme de la parole dite de « troll ». Les trolls, ce sont ces gens qui vous répondent vigoureusement sur Twitter pour vous dire que votre article c’est de la merde, que vous êtes un vendu au pouvoir, voire un « collabo ».

En fait, les trolls, plus largement, ce sont ceux qui ne pensent pas comme vous et/ou ne s’expriment pas comme vous. C’est une population que les journalistes ne voient plus sur internet. Ils existent, ils commentent sous tous les articles, mais on préfère ne pas les voir. Les gilets jaunes, c’est cela, c’est l’irruption des trolls dans l’action politique. Ces gens qu’on a négligés parce que leur parole était trop brute, trop loin de nos formats d’écriture qui sont aussi des formats de pensée.

En tant qu’interface entre le Facebook des rond-points et le Twitter des centre-villes, je suis aux premières loges de cette incompréhension entre les deux mondes. Dès que je poste une capture d’écran d’un message d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle, je reçois une volée de commentaires méprisants sur leur orthographe: « Et encore cette orthographe de primates ! », « Le point commun entre tous les gilets jaunes est l’orthographe, la conjugaison, la grammaire et d’une façon générale le Q.I. », « Ils ont le niveau intellectuel proportionnel à celui de leur orthographe !! » (sic).

Le mépris social par rapport aux gilets jaunes, je me le prends en pleine face tous les jours sur Twitter. Alors j’essaye tant que faire se peut d’expliquer que tout est plus compliqué que cela, que non, ce ne sont pas des débiles, qu’ils ont inventé des formes de mobilisations très intéressantes, que leurs leaders informels font preuve d’une transparence qu’on aimerait voir chez les leaders politiques.

Je trouve que les meilleurs articles produits sur les gilets jaunes ont été faits par des journalistes qui ont pris le temps d’écouter les gens sur les rond-points, qui ont fait preuve de beaucoup d’empathie et ce, sans mépris social. C’est l’attitude qu’on aurait tous dû avoir. En journalisme, il ne suffit pas de tendre un micro. Il faut aussi et surtout écouter les gens et comprendre leur logique, ce qui est tout à fait différent.

Je pense notamment à cet article exceptionnel de Florence Aubenas dans Le Monde. Ou au travail au long cours d’Emmanuelle Anizon dans L’Obs, qui apporte à l’occasion un peu de vérité du terrain (et ça en manque) sur le plateau de C dans l’air. Il y a une phrase d’une gilet jaune qui m’a beaucoup marqué dans l’article de Florence Aubenas: « Ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : « Personne ne pense comme moi ou quoi ? » Quand j’ai entendu parler des gilets jaunes, j’ai dit à mon mari : c’est pour moi. »

LVSL- On réfléchissait tout à l’heure un petit peu aux infox. Elles sont quand même assez omniprésentes dans l’actualité. Il y a eu une loi qui est passée sur ce sujet et des médias ont mis en place ce qu’ils appellent des décodeurs. Comment, en tant que journaliste, est-ce possible de répondre aujourd’hui à cette crise de confiance qui existe dans l’information qui est transmise ?

VG C’est extrêmement difficile. Je pense que le bon fact-checking est celui qui se met à la hauteur des gens. C’est ce que fait CheckNews de Libération, qui au lieu se limiter au déboulonnage de rumeurs, authentifie aussi beaucoup d’informations qui traînent sur Internet. Le fact-checking est parfois mal perçu quand il se borne à dire « Non, c’est faux » ou « Non, c’est plus compliqué que ça ».

En répondant aux questions des internautes, en les aidant à confirmer des informations qui circulent, CheckNews fait, je trouve, un travail salutaire de rapprochement entre les médias et internet. Ce n’est pas un hasard si le premier décompte des blessés suite aux violences policières pendant le mouvement des gilets jaunes a été fait par Check News. Cela répondait à une demande très forte de leurs lecteurs. Avec la profusion de documents amateurs, le travail du journaliste est aussi maintenant d’authentifier ces documents, de vérifier le contexte et ainsi de les placer dans le débat public.

Depuis un mois, j’ai ouvert mes messages privés sur Twitter, ce qui signifie que tout le monde peut m’envoyer un message. Je pensais être submergé de messages haineux et, en définitive, j’ai surtout reçu beaucoup d’informations par ce biais. Je reçois peut-être 100 messages par jour, c’est un enfer à traiter, mais c’est une vraie mine d’or. Les citoyens, comme les journalistes, font aussi leurs recherches sur internet et m’envoient des informations.

Cela prend beaucoup de temps et d’énergie, il faut que je vérifie à chaque fois avant de les publier. Mais je trouve que c’est notre métier de répondre à tous ces gens passionnés, pro ou anti gilets jaunes, qui veulent que je publie ou au moins que je m’intéresse à leur petite trouvaille. Ça m’a vraiment appris à plus écouter internet, à travailler d’une certaine manière en collaboration avec des anonymes.

« Ce mouvement des Gilets Jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information. »

On a souvent dit que les gilets jaunes ne faisaient que propager des infox. Il est vrai qu’au départ ils avaient une très forte perméabilité aux fausses informations, notamment le pacte de Marrakech qui vendrait soit-disant la France à l’ONU. Mais je trouve qu’ils ont évolué en deux mois, ils sont plus méfiants sur les fausses informations, même si je vois encore beaucoup de complots absurdes circuler. Ils savent bien que les infox, ça les décrédibilise, car les médias vont dire du mal d’eux derrière.

Il y a eu récemment une rumeur sur les groupes Facebook qu’une voiture de police avait foncé dans la foule lors d’une manifestation à Strasbourg. Il y avait plusieurs témoignages écrits mais beaucoup de gilets jaunes refusaient d’y croire en disant « Je n’y croirai pas tant que je n’aurai pas vu une vidéo ». Et la rumeur s’est éteinte d’elle-même, faute de preuves visuelles. Donc il y a aussi une auto-modération et un apprentissage de la critique des sources. Pour eux, une source écrite ne vaut en rien une source visuelle. Ce mouvement des gilets jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information.

LVSL- Vous avez commencé votre carrière sur des sites d’informations en ligne comme 20 minutes.fr. Selon vous, en quoi internet modifie les pratiques des journalistes ?

VG – Internet, depuis les années 1990, ne cesse de modifier le métier et les pratiques du journaliste. Cela fonctionne par vagues. Une première génération a inventé le métier de journaliste web dans la seconde partie des années 1990. Puis la bulle a explosé et le métier a reflué. Je suis arrivé sur le marché du travail après cela, en 2006, dans un paysage alors assez désert. Personne ne croyait vraiment au journalisme web, il fallait tout reconstruire.

La présidentielle de 2007 a relancé le journalisme sur internet, ça a été une période extrêmement stimulante où une nouvelle génération de jeunes journalistes, dont j’ai eu la chance de faire partie, a pu inventer ou réinventer la manière de faire ce métier sur le web, en partant quasiment de zéro. On était alors au début de YouTube et de Dailymotion, les documents amateurs commençaient à s’inviter dans l’actualité. En 2008, Twitter commence à être utilisé par les journalistes et c’est un nouveau changement radical dans la manière de pratiquer notre métier. Toutes ces nouvelles plateformes ont révolutionné la manière de faire du journalisme.

Aujourd’hui, avec la crise des gilets jaunes, je me fais la réflexion que, depuis cette révolution-là, le métier de journaliste sur internet n’a que peu évolué sur le plan de la forme. Tous les sites web font depuis des années des live écrits, inspirés notamment de l’énergie de Twitter. Avec les gilets jaunes, on découvre l’émergence du live vidéo, notamment des Facebook live, qui jouent un rôle majeur dans la mobilisation. Et je constate que les journalistes ne reprennent pas à leur compte cet outil.

Pourquoi ne pas faire comme ces pages d’info citoyenne qui se sont montées ces derniers mois et qui proposent des Facebook live chaque samedi pour suivre en temps réel la manifestation ? Ce que fait France-Actus, mené par un apprenti carrossier de 18 ans, est assez incroyable sur le plan de la forme : un multiplex de Facebook Live avec un bandeau façon BFM qui défile en-dessous et des interviews en chat vidéo. J’ai l’impression que le journalisme web s’est un peu endormi ces dernières années. On a perdu cette envie de réinventer les formes du journalisme (à l’exception notable de Snapchat, que des médias comme Le Monde ont très bien su s’approprier). Du coup, ce sont des amateurs qui le font et qui nous mettent une sacrée claque.

Pour suivre les gilets jaunes, je publie énormément de contenu sur Twitter parce que je sais que je suis beaucoup suivi par mes confrères journalistes, et je veux leur montrer ce qui se passe sur Facebook, comme une envie de leur dire « Allez y, allez voir ce qu’il s’y passe, ne restez pas là dans cette terrible bulle de filtres qu’est Twitter ». En tout cas, sur les gilets jaunes, et c’est une première pour un événement d’actualité majeure, c’est là où ça se passe. Au départ, en novembre, il n’y avait quasiment aucun journaliste qui suivait les groupes Facebook de gilets jaunes, un lieu central du mouvement, que je considérerais comme une sorte d’assemblée générale permanente et à ciel ouvert du mouvement. Depuis, ça a changé, les journalistes ont compris que c’était un nouveau terrain d’investigation et une source comme une autre.

LVSL- Sur votre parcours, vous avez travaillé une saison pour le Grand Journal avant de quitter l’émission. Comment vous en êtes venu à travailler au Grand Journal et pourquoi vous avez fait le choix de quitter l’émission ?

VG – Comment suis-je arrivé là ? À l’époque, j’avais décidé d’arrêter le journalisme et de faire de la sociologie. Je m’étais inscrit à l’EHESS. Je n’ai pas pu finir mon mémoire. On m’a proposé juste avant l’élection présidentielle, six mois avant 2012, de rejoindre le Grand Journal pour suivre la campagne sur le web. C’était une proposition qui était compliquée à refuser, on était en pleine campagne présidentielle, des moments majeurs pour le journalisme.

Ce fut une expérience intéressante mais, disons, compliquée, parce que la télé avec une telle audience est quelque chose d’extrêmement stressant. Il est difficile d’être aussi bon dans un format télé que sur Internet. Sur Twitter, ou quand j’écris un article sur le web, j’ai 100% de liberté, je n’ai quasiment pas d’editing derrière. Je maîtrise tout de A à Z. À la télévision, quand on est chroniqueur, on maîtrise 20%. Tout le reste, c’est le dispositif, et cela m’échappait.

J’en ai conclu que la télé de forte audience n’était pas forcément mon truc. Si on va en télé, il faut vraiment avoir des conditions béton pour le faire. Sur ce type d’émission, j’avais une minute trente pour parler. C’était très compliqué. J’ai arrêté au bout d’un an et demi et je suis retourné à mes activités écrites, plus artisanales. Après, ça a été une expérience intéressante, j’ai été au cœur du dispositif médiatique et je comprends mieux la télévision, qui est un monde sur lequel on a des milliers de fantasmes.

LVSL- Qu’est-ce que vous pensez de la gestion des chaînes privées ? Est-ce que vous avez l’impression que les journalistes sont beaucoup contraints ? Est-ce qu’il y a des objectifs spécifiques qui sont posés quand on travaille pour une chaîne privée ?

VG – C’est une question difficile parce qu’on n’a jamais de rapports avec l’actionnaire. Quand j’étais à Canal Plus, ce n’était pas encore Vincent Bolloré, c’était Vivendi. Je ne savais même pas vraiment toutes les entreprises qu’ils possédaient. Je me souviens être devenu la cible des fans de Free parce que j’avais dit du mal de la nouvelle box de la marque. Sur les forums, je prenais très cher : « Vincent Glad est vendu à SFR, c’est une honte, il a lu une chronique écrite par son actionnaire ». Je venais d’arriver à Canal + et j’ai appris à cette occasion que Vivendi possédait SFR…

Le rapport avec l’actionnaire, quand on est un petit journaliste de base, est toujours extrêmement lointain. Aujourd’hui, à Libération, je bosse pour Patrick Drahi, qui d’ailleurs a racheté SFR, ça me poursuit. Quel est mon rapport avec l’actionnaire ? Je n’en ai aucun. Après on ne peut pas nier qu’il y a une forme d’auto-censure. Pour éviter les emmerdes, je vais plutôt éviter de me lancer dans une grosse enquête sur SFR, ma position serait trop compliquée. Même si je note que Libé avait dit beaucoup de mal de la stratégie dans les télécoms du groupe Altice ces derniers mois. C’est évident que je préférerais que la presse française aille mieux financièrement et qu’elle ne soit pas dans les mains d’une poignée de milliardaires. On ne serait pas sans cesse obligé de se justifier là-dessus, ce que beaucoup de journalistes vivent mal.

Au-delà des actionnaires, je trouve que le problème actuel du journalisme est que nous vivons dans une véritable bulle, loin de la vraie France. Je ne parle ici que du journalisme national, la presse régionale a moins ce problème et est nettement plus au contact de ses lecteurs. En Allemagne, les journaux nationaux sont basés à Berlin, Francfort, Hambourg ou Munich. En France, tout est centralisé à Paris. Être journaliste à Paris, c’est souvent n’avoir que des amis journalistes parisiens, ce qui crée ce qu’on appellerait sur internet « une bulle de filtres ». Quand j’ai fait mon école de journalisme, j’étais un petit mec de 19 ans venu de Lorraine. J’ai l’impression qu’on m’a appris à devenir un journaliste parisien. Pendant deux ans, je n’ai rencontré que des journalistes ou des futurs journalistes et quand je suis arrivé à Paris, j’étais parfaitement prêt pour intégrer cette bulle.

Sur les gilets jaunes, c’est évident qu’on n’a rien vu venir. C’est une classe sociale qui n’est pas du tout celle des journalistes, avec un mode d’expression, un niveau de langage radicalement éloigné du nôtre. On a profondément manqué d’empathie au début, avec une forme de mépris social vis-à-vis de cette révolte qui ne ressemblait à aucune autre. On n’a pas voulu prendre au sérieux leurs revendications. Le « Macron démission ! » n’a pas été analysé, il a juste été vu au départ comme de l’ignorance, comme le témoignage de manifestants qui ne comprennent rien à la politique, alors que c’était littéralement leur programme politique.

Les médias ont eu un gros temps de retard sur le thème des violences policières. Moi qui suis plongé dans deux bulles de filtre différentes, celle des gilets jaunes sur Facebook et celle des journalistes sur Twitter, je voyais le fossé se creuser chaque jour un peu plus entre les deux arènes. D’un côté, Facebook pleurait avec ces mosaïques de gueules cassées au flashball. De l’autre, rien ou presque, à part le travail exceptionnel du journaliste indépendant David Dufresne, qui recense un par un tous les cas de violences policières sur son compte Twitter.

Au début, je ne voulais pas y croire, je me disais que ce n’était pas possible. Le gouvernement ne pouvait pas sciemment demander à sa police de tirer à coup de lanceurs de balles de défense sur la tête des manifestants. J’ai l’impression que j’ai été victime de l’habitus journalistique qui fait qu’on se méfie toujours de toute théorie du complot, qu’on est toujours trop mesuré, trop lent avant de s’indigner. Je me disais « ce n’est pas possible, l’État ne peut pas faire ça, ça ne peut être que des bavures isolées ».

« Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner.»

De toute façon, si la presse n’en parle que peu, c’est bien que ce n’est pas un sujet… Et puis les vidéos de violences policières s’accumulaient, s’accumulaient sur mon Facebook. Twitter était toujours aussi silencieux sur la question. Finalement, ce n’est qu’après l’épisode du commandant Andrieux à Toulon début janvier que la presse a commencé à vraiment traiter le sujet. On s’est rendu compte que le nombre de blessés suite à des tirs de lanceurs de balles de défense était délirant. Quand Check News de Libération a sorti le 14 janvier le décompte des blessés graves chez les gilets jaunes et les journalistes (94 à ce jour), j’ai réalisé qu’on avait vraiment merdé. Ce décompte fondé sur les documents amateurs qui circulaient sur Facebook, on aurait dû le faire bien avant, dès début décembre. On n’aurait pas dû considérer que cette masse de photos et de vidéos policières qui circulait sur les réseaux n’était au fond qu’une forme d’infox.

Je ne dis pas que la presse n’en a pas parlé. De manière éparse, la presse a évoqué ces violences policières. Mais elle ne s’en est jamais indignée. La police tirait sur la tête de manifestants et on faisait comme si c’était normal. Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner. Et je trouve que dans notre grande majorité, on a perdu cela. Le journalisme n’est plus militant ou si peu.

Nous sommes devenus des petits fonctionnaires de la vérité, obsédés par le fait de ne pas relayer des infox. Les vidéos de violences policières pleuvent sur Facebook mais nous sommes au-dessus de cela, on ne va quand même pas prendre au sérieux des documents amateurs qui ne prouvent rien. Or, c’était précisément notre métier de sortir ces vidéos de Facebook, d’enquêter sur le contexte et d’attester qu’elles étaient authentiques pour les porter dans le débat public. Qui a été montrer à Christophe Castaner ces vidéos ? C’était pourtant notre rôle. Si le journalisme a perdu ce côté militant, ce n’est pas de la faute de Drahi, Bolloré ou autres. C’est de notre propre faute.

LVSL- Cela encourage à questionner la formation en école de journalisme. Vous avez peut-être lu le livre de François Ruffin Les petits soldats du journalisme. Pensez-vous que vous dressez le même constat que lui ?

VG – J’avais au départ une assez mauvaise image de Ruffin, justement parce que j’avais lu son livre avant d’entrer en école de journalisme, environ deux jours avant et je n’ai pas retrouvé ce qu’il décrivait. Je pense qu’il a fait un livre très unidirectionnel avec un peu de mauvaise foi. Après, je crois qu’il y a un vrai problème avec les écoles de journalisme.

Par l’apprentissage des formats du journalisme, qui sont extrêmement réducteurs (des reportages d’une minute trente), d’une certaine manière, on nous formate l’esprit. On nous forme à devenir un journaliste bien poli avec cette sorte de modération, de pondération, de sérieux. Ce qui m’avait désagréablement surpris, c’est qu’on m’apprenait des formats ultra courts. Dans un reportage d’une minute 30 en radio, si on considère qu’il faut placer deux interviews de 20 secondes et mettre des commentaires qui présentent les interviews, on ne dit absolument rien. Ça m’avait sidéré. Après, les écoles sont conscientes de ce problème et on fait aussi des formats longs bien plus intéressants. Mais impossible d’échapper à ces cours de télé et de radio que je détestais où il n’était question que de forme, jamais de fond.

Par ailleurs, ça manque beaucoup de réflexion. Je pensais que j’allais dans une école où on allait réfléchir, réfléchir, réfléchir. Il n’en fut rien, on apprenait surtout des techniques pour faire rentrer ce qu’on a vu sur le terrain dans un format bien défini et souvent réducteur. Je précise que j’ai aussi donné des cours de journalisme pendant plusieurs années et qu’on m’a toujours laissé faire ce que je voulais, dans la plus totale liberté.

Si formatage il y a, c’est aussi parce que les journalistes qui viennent donner ces formations reproduisent logiquement auprès de leurs élèves certains de leurs mauvais réflexes. Les écoles de journalisme ne sont structurellement pas l’endroit où on peut renouveler nos pratiques car ce sont les journalistes d’aujourd’hui qui forment les journalistes de demain, avec souvent un peu trop de déférence. Il faut être un jeune con en école de journalisme et ne pas suivre aveuglément ce que t’apprennent tes profs, mais c’est forcément difficile.

LVSL- Nous avions un peu abordé ces questions en ce qui nous concerne. Il y avait notamment le fait, assez flagrant, qu’Emmanuel Macron était devenu une forme de candidat des médias. Depuis, un certain nombre de mesures ont été prises par le président de la République. Qu’est-ce que vous pensez du rapport qu’entretiennent Emmanuel Macron et le gouvernement avec la presse ?

VG – C’est compliqué. Je sais qu’il y a cette accusation, dans le livre auto-édité Crépuscule de Juan Branco, qui connaît un grand succès sur internet ces dernières semaines. Ce dernier explique que Macron a été porté au pouvoir par l’oligarchie, par des milliardaires qui le soutenaient. Je n’ai pas d’avis sur la question, je n’ai pas enquêté là-dessus.

Après, c’est évident qu’il a été porté par la vague médiatique, par le buzz favorable que lui ont réservé les éditorialistes. Cela étant, je considère aujourd’hui que les médias ne font pas tout, qu’il existe ce formidable contre-pouvoir qu’est internet et que l’unanimisme médiatique peut aussi avoir des effets indésirables si internet se constitue en opposition. Regardez ce qu’il s’était passé en 2005 avec le référendum sur le Traité européen. Les médias défendaient assez largement le « Oui », et c’est le « Non » qui l’a emporté, porté en partie par la contre-scène d’internet.

Que les médias aient été plutôt macronistes pendant la campagne, c’est un fait. Mais regardez ce qu’il s’est passé avec l’affaire Benalla. Pendant 2 semaines — et alors même qu’on venait d’être champions du monde et qu’on pensait à autre chose — les médias ont matraqué cette affaire. Donc il est difficile de dire que les médias sont foncièrement macronistes. Les médias sont avant tout moutonniers, et quand un cycle médiatique se lance, tout le monde va dans le même sens. Que ce soit pendant la campagne pour saluer la fraîcheur du candidat Macron, que ce soit pour le détruire ensuite pendant l’affaire Benalla ou même tout récemment pour découvrir qu’il y avait finalement des violences policières.

Les journalistes détestent qu’on dise « les médias » car les choses sont effectivement plus compliquées que cela. Force est de constater toutefois que souvent, lesdits médias tirent tous dans le même sens et dessinent des « séquences médiatiques » où on sature l’antenne d’un même sujet. Qu’ont à faire dans cette histoire Arnault, Drahi, Bolloré, Bouygues et Lagardère pour ne citer qu’eux ? Je pense qu’ils ne comprennent pas eux-même comment ça marche et qu’est-ce qui fait qu’un sujet fait subitement la Une. Entre l’actionnaire, tout en haut, et le petit journaliste de base comme moi, il se passe des millions d’interactions. Ce n’est pas une flèche d’influence directe. C’est quelque chose de très difficile à expliquer et je comprends le soupçon qu’a le public par rapport à cela.