Des gilets jaunes aux gilets bleus : à qui profite la répression policière ?

Jérôme Rodrigues, gilet jaune éborgné par un tir de LBD, durant l’acte XI (26 janvier 2019)

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, les dérives répressives des forces de l’ordre sont devenues légion : 1 mort, 17 personnes éborgnées, 4 mains arrachées, d’innombrables blessés, sans oublier les brimades, les provocations sans répit et les tirs intensifs de gaz lacrymogène. L’usage notamment, dans un tel contexte, du lanceur de balles de défense (LBD) fait polémique. La France est le seul pays de l’Union européenne à employer cette arme, et Amnesty International a publié mi-décembre un rapport alarmant sur l’état des violences policières en France. Dans cet affrontement perpétuel entre manifestants et forces de l’ordre on oublie néanmoins bien souvent de questionner la place des fonctionnaires de police. Chair à canon de l’oligarchie, ils sont eux aussi les victimes du durcissement de la politique du gouvernement, qui ne pense qu’à “garder le cap”. Des gilets bleus aux gilets jaunes, il pourrait bien n’y avoir qu’un pas.


Le monopole de la violence illégitime

En démocratie, l’État peut se prévaloir du monopole de la violence légitime afin que nous puissions vivre en société de façon pacifique. Parce que l’État est doté d’une force exceptionnelle, il appartient au gouvernement en place d’user de ce monopole avec mesure. Mais la répression observée depuis le début du mouvement des gilets jaunes semble au contraire totalement débridée, ce qui rend dès lors la légitimité de cette violence tout à fait discutable.

En effet, l’usage de la force par le pouvoir démocratique repose sur le principe de proportionnalité par rapport à la menace. Or le déchaînement de violence observé jusqu’à présent à l’encontre des gilets jaunes pose sérieusement question quant au respect de ce principe. Au 15 janvier, pas moins de 94 blessés graves parmi les gilets jaunes et journalistes avaient ainsi été recensés par le site Checknews.

Une arme en particulier pose question : le LBD 40 (lanceur de balles de défense). Parmi ces 94 blessés, 69 ont été touché par un de ses tirs, occasionnant dans un cas sur cinq la perte d’un oeil. Avec Jérôme Rodrigues, figure du mouvement des gilets jaunes, le nombre de manifestants éborgnés s’élève maintenant à 17. Successeur du fameux Flash-Ball, le LBD 40 dont sont équipées les forces de l’ordre est une arme dite « de force intermédiaire », considérée comme non létale. Étant néanmoins hautement dangereuse, le Défenseur des droits Jacques Toubon demandait déjà son retrait en janvier 2018 de la dotation des forces de sécurité, dans un rapport remis à l’Assemblée nationale. Il estimait en effet que « [ses] caractéristiques techniques et [ses] conditions d’utilisation sont inadaptées à une utilisation dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ».

Malgré sa dangerosité, le LBD 40 est utilisé avec inconséquence par certains policiers, visant régulièrement la tête. Lors de l’acte IX des gilets jaunes, le samedi 12 janvier à Bordeaux, un manifestant est ainsi tombé dans le coma après avoir été touché au dos du crâne par un tir de LBD 40, alors qu’il s’enfuyait et ne présentait aucun danger. Tout comme lui, les 69 blessés graves (au 15 janvier) du fait de cette arme ont été touchés en majorité à la tête.

Au LBD 40 s’ajoute l’usage de la grenade lacrymogène GLI F4 qui, détenant 25 grammes de TNT, peut causer la mort. Elle a jusqu’ici arraché la main d’au moins quatre gilets jaunes. Comme pour le LBD, la France est le seul pays européen à autoriser l’usage de ce genre de grenades dans des opérations de maintien de l’ordre. Bien qu’il soit maintenant interdit à la France de renouveler son stock, les policiers peuvent toujours en faire usage de façon à écouler celles qui restent. D’après Le Figaro, il y en aurait encore plusieurs dizaines de milliers dans les unités de gendarmerie.

« les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements »

Les travaux de David Dufresne, écrivain et documentariste, auteur de Maintien de l’ordre (Fayard, 2013), apportent des précisions à ce sujet par le recensement qu’il fait des violences policières. Il observe que « les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements ».

Le maintien de l’ordre « à la française »

Pays des manifestations par excellence, la doctrine française traditionnelle en terme de maintien de l’ordre « était de montrer sa force pour ne pas s’en servir », explique David Dufresne. Ainsi, à titre d’exemple, il n’y a eu aucune mort directe à déplorer en mai 68 à Paris. Mais les choses ont dérapé dans les années 70, « dont le niveau de violence [était] largement équivalent à aujourd’hui », souligne l’écrivain.

Il semble que la France ait beaucoup à apprendre de sa voisine l’Allemagne, dont les violences dans le cadre du maintien de l’ordre sont devenues extrêmement rares. Comme l’explique Fabien Jobard, chercheur au CNRS et au centre Marc Bloch de Berlin, l’Allemagne se distingue en particulier par sa politique de « désescalade » (Deeskalation), qu’elle applique avec succès depuis une quinzaine d’années. Issue d’un travail social dans le cadre de la confrontation avec des personnes hostiles, cette notion repose sur le fait de considérer la manifestation comme un groupe composé d’individus doués de raison. Ce qui contraste grandement avec ce qui est enseigné dans les écoles françaises de police où « pour les policiers français, la foule est une et indivisible, elle a des pulsions animales et elle n’obéit qu’à son meneur ». La « désescalade » à l’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

La « désescalade » À L’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

Concrètement, il s’agit de communiquer avec les manifestants à tous les stades de l’opération de maintien de l’ordre. Communication qui intervient par exemple après l’arrestation des groupes d’individus susceptibles de faire basculer les manifestations : se forme alors un cordon d’agents de communication, les Anti-Konflikts-Teams, qui viennent expliquer calmement aux protestataires ce qu’il s’est produit. L’arrestation ciblée d’individus considérés comme fauteurs de troubles est aussi une pratique française, mais elle n’est pas secondée par une pratique d’apaisement comme celle-ci.

Des policiers de l’Anti-Konflikt Team durant une manifestation © John-Paul Bader, Flickr

Plus inquiétant encore, ces arrestations lors des manifestations sont souvent effectuées en France par la BAC (Brigade Anti-Criminalité). Les policiers de la BAC, habillés en civils, procèdent généralement à des interpellations, parfois très rudement, dans les cas de flagrant délit. Ces pratiques sont reproduites en manifestations mais ne relèvent pas du maintien de l’ordre. Et pour cause : la BAC n’est aucunement formée au maintien de l’ordre. Elle est de plus réputée hautement violente du fait de son triste palmarès de morts et de blessés graves à son actif. Pour exemple, l’un de ses membres serait à l’origine d’un nouvel éborgnement, celui d’un breton de 27 ans qui ne présentait pourtant aucune menace, à l’aide d’un tir de LBD 40, samedi 19 janvier durant l’Acte X des gilets jaunes, à Rennes. Impliquer une telle unité au sein des manifestations aggrave ainsi considérablement les tensions.

À cette doctrine dépassée en matière de maintien de l’ordre s’ajoutent des décisions gouvernementales peu judicieuses. Bien loin de pratiquer la politique de la désescalade, le gouvernement décide en effet chaque semaine de monter d’un cran dans son dispositif de répression. Le Premier ministre Édouard Philippe annonçait ainsi encore 80 000 policiers mobilisés en France, le samedi 15 janvier, pour l’Acte IX. Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude, et parce que la possession par les forces de l’ordre des armes éminemment dangereuses présentées précédemment ne peut qu’aggraver les conséquences de ces débordements.

Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude.

A tout ceci s’ajoutent les mises en garde de Christophe Castaner, qui a annoncé le 11 janvier 2019 que les gilets jaunes qui participeraient à l’Acte IX se rendraient coupables de complicité avec les violences exercées au cours de la manifestation, inventant au passage un délit qui n’existe pas dans la loi. Loin de calmer les tensions, ces menaces – d’ailleurs pénalement condamnables d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende – viennent en définitive s’ajouter aux autres modalités douteuses de maintien de l’ordre prévues par l’exécutif.

La chair à canon de l’oligarchie

Dans ce climat permanent de tension et d’augmentation de la violence, les fonctionnaires de police sont aussi exposés à une plus grande vulnérabilité psychologique. Déjà neuf suicides seraient à déplorer parmi les forces de l’ordre depuis le début de cette année 2019. A titre de comparaison, 36 policiers se seraient en tout donnés la mort sur toute l’année 2018. Cette vague de suicide suscite encore un peu plus la colère des forces de l’ordre, colère qui ne date pas d’hier.

Déjà en 2016 avaient eu lieu en France des mobilisations de policiers, suite à une attaque aux cocktails Molotov qui avaient blessé quatre d’entre eux à Viry-Châtillon, en Essonne. Un syndiqué à l’Unité-SGP Police FO, contacté par l’Express, résumait alors les choses ainsi : « Les policiers ont l’impression d’être pris entre le marteau et l’enclume, d’un côté la population qui montre de plus en plus une défiance à l’encontre des forces de l’ordre, et de l’autre une justice, une hiérarchie et des politiques qui n’arrangent rien en imposant de plus en plus de choses, en sanctionnant de plus en plus même pour des choses plutôt insignifiantes ».

Dans le contexte d’épuisement engendré par les mobilisations des gilets jaunes, le syndicat de police majoritaire, Alliance Police Nationale, avait appelé le 17 décembre 2018 à fermer les commissariats, au nom de la mobilisation des « gyros bleus ». Réclamant un « Plan Marshall », les gyros bleus avaient demandé aux députés de ne pas voter pour le projet de loi de finances 2019, estimant insuffisant le budget alloué aux forces de l’ordre. Christophe Castaner avait immédiatement répondu le 18 décembre par une prime de 300€ pour les CRS mobilisés face aux gilets jaunes, puis par une hausse de salaire de 40 €. Mais cela n’avait pas été jugé suffisant par les syndicats, qui revendiquent avant tout le paiement des heures supplémentaires (plus de 20 millions d’heures non payées à ce jour) et de meilleures conditions de travail.

« On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale, « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres »

Car, même si la police semble être du bon côté de la matraque pour son intégrité physique, elle a aussi des blessés à déplorer. « On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres ». Face à la violence de certains manifestants, les policiers se sentent vulnérables et parfois délaissés par leur hiérarchie. Lors de l’Acte IV, le 1er décembre 2018, certains seraient ainsi restés près de 20 minutes sans ordres clairs, avec le sentiments d’une « hiérarchie complètement dépassée ».

Gilet jaune, gilet bleu

Loin de mutiler des manifestants, la mission de la police est théoriquement d’assurer le « maintien de l’ordre », pour Eric. Mais de quel ordre s’agit-il ? Celui de l’ordre public ? Car en réprimant les Gilets Jaunes, est-ce vraiment l’ordre public qui est protégé ?

Le président de la République, Emmanuel Macron, mène une politique de complaisance à l’égard des milieux financiers, n’ayant eu de cesse de favoriser les dividendes aux actionnaires ou d’alléger leurs charges (doublement du CICE, suppression de l’ISF, allègement de l’exit tax, etc.). Parallèlement, il s’est attaqué à des personnes souvent déjà précaires telles que les étudiants ou les personnes âgées (baisse des APL, hausse de la CSG, etc.). Tandis qu’en France près de 9 millions de personnes vivent dans un état de pauvreté allant d’une situation très modeste à l’extrême précarité, une poignée de personnes concentrent toutes les richesses. Ainsi, la fortune de Bernard Arnault, patron de LVMH, se montait l’an dernier à 47 milliards d’euros, soit l’équivalent de 2,6 millions d’années de SMIC.

Cette politique en faveur des plus riches se traduit donc par des coupes dans les services publics, principaux remparts contre la pauvreté. Et cette dégradation touche les policiers au même titre que les autres fonctionnaires tels que les professions hospitalières, les juges ou les enseignants. Dans une consultation lancée en novembre 2017, les quelques 17 000 personnes à avoir participé (10 000 agents et 7 000 usagers) pointaient en particulier l’allongement des temps d’attente et la fermeture de certains services, comme par exemple les bureaux de poste. Les mauvaises conditions de travail de la police, dénoncées par les gyros bleus, ne sont finalement qu’un autre exemple de la dégradation des services publics, dont les conséquences logiques sont la baisse des effectifs, une pénurie de matériel adapté et, comme présenté précédemment, un système de maintien de l’ordre désuet et inefficace à de nombreux égards.

Les mauvaises conditions de travail de la police dénoncées par les gyros bleus sont un bon exemple de la dégradation des services publics.

La politique néolibérale dénoncée par les gilets jaunes impacte donc aussi les policiers : « On pense comme les gilets jaunes ; à la fin du mois, on n’est pas riche », confie Eric. Coexistent ainsi deux idées antagonistes chez probablement l’essentiel des policiers. D’une part, la sympathie éprouvée pour les Gilets Jaunes et leurs revendications. D’autre part, la nécessité d’obéir aux ordres – mêmes violents – par illusion de protéger l’ordre public et par crainte d’être révoqués.

Un gilet jaune s’adresse à des gendarmes durant l’Acte IX, à Rennes © Vincent Dain, LVSL

Le paradoxe de la situation est qu’en réprimant les gilets jaunes, la police s’en prend à un mouvement qui lutte aussi dans son intérêt à elle. Ayant pour mission de protéger l’ordre public, les policiers protègent en somme surtout l’ordre de l’oligarchie.

Les forces de l’ordre au service de l’oligarchie ?

« Les policiers ne font qu’obéir aux ordres » est un argument souvent avancé pour déresponsabiliser les forces de l’ordre. Il est vrai qu’ils risquent d’être révoqués en cas d’insubordination et que, comme beaucoup de monde, ils sont soucieux à l’approche des fins de mois. Néanmoins, il ne faut pas pour autant balayer d’un revers de main leur prise de responsabilité dans l’avenir politique de notre pays. Car déresponsabiliser les forces de l’ordre amène à les considérer comme des êtres incapables de faire preuve d’esprit critique et de compassion. Or, ne pas reconnaître aux policiers ces qualités ne jouera aucunement en faveur des manifestants, qui ont davantage intérêt à voir face à eux des êtres humains plutôt que des machines de répression. D’autre part, jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des gilets jaunes peut participer à la réussite du mouvement. Pour cette raison, il faut impérativement cesser de les considérer comme des personnes incapables de raisonner.

Jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des Gilets Jaunes peut participer à la réussite du mouvement.

Il ne s’agit pas ici d’être naïf, mais de mettre les policiers face à leurs responsabilités. Car ils doivent questionner sérieusement le rôle qui est le leur dans ce moment politique fondamental de l’histoire de notre pays. Réprimer des individus dangereux est une chose, battre à mort des manifestants en est une autre. L’usage disproportionné de la violence a des conséquences graves ; pour l’intégrité physique des gilets jaunes d’une part, pour la continuation du mouvement d’autre part. Car à qui profitent les coups de matraque gratuits et les tirs de LBD 40 à bout portant ? Ni aux manifestants, ni à la police ; mais bien à l’oligarchie, qui a tout intérêt à voir les gilets jaunes se démobiliser face à la répression.

L’opposition, si opposition il y a, n’est donc pas à faire entre, d’un côté, des fainéants et des agitateurs professionnels, et les bons citoyens travailleurs de l’autre. Le véritable antagonisme, fondamental, est celui du peuple contre l’oligarchie. La question est donc de savoir dans quel camp la police choisira de s’inscrire – car oui, elle doit choisir. S’il y a eu des prises de conscience, sans doute ont-elles une inertie car, pour le moment, les policiers sont davantage au service de l’oligarchie que de l’ordre républicain.

Houellebecq : autopsie d’un rire « jaune »

Presque quatre années jour pour jour après la sortie de Soumission, l’écrivain français le plus lu à l’étranger signe un nouveau roman, Sérotonine. Ce roman débute à Paris mais rejoint bien vite les lieux géographiques et fictionnels avec lesquels Houellebecq est le plus à l’aise. Ce livre, comme tous les autres, parle du Français moyen et provincial, désespéré dans un monde qu’il ne comprend plus. Celui-ci se concentre sur les agriculteurs, grands « perdants » de la mondialisation. La crise des « gilets jaunes » que traverse la France actuellement trouve un écho retentissant dans ce livre — peut-être, à ce jour, le plus lucide du grand écrivain qu’est Michel Houellebecq.


Il y a deux ans, un débat m’opposait à un autre rédacteur de LVSL [1]. Je soutenais que Houellebecq n’était qu’un parangon à la verve brillante de l’extrême droite. Il défendait une approche moins clivante : Houellebecq est un grand romancier, et lui associer des propos fascistes parce qu’il parle de situations que les Français redoutent est une facilité qu’il convient d’éviter. Je pense aujourd’hui que mon camarade avait raison. Le nouveau livre de Houellebecq, Sérotonine, vient de me le démontrer.

Houellebecq est un écrivain génial, non pas parce qu’il nous parle de la France, mais parce qu’il nous parle de la « sous-France » (souffrance) [2]. Dans Sérotonine, nous avons affaire à François-Claude, un quadragénaire consultant au ministère de l’agriculture. Il n’a pas d’enfants, ne désire plus sa compagne, et se remémore ses souvenirs heureux. Dans un ultime mouvement de résistance, quoique bien faible, il décide de quitter Paris et de partir sur les routes de Normandie.

Afin de pouvoir tenir émotionnellement, il se fait prescrire un nouvel antidépresseur, le Captorix, qui stimule une molécule naturelle apaisante : la fameuse sérotonine. Celle-ci est censée libérer par un neurotransmetteur ce que Houellebecq appelle ironiquement l’« hormone du bonheur ». Mais dans le monde houellebecquien, du bonheur, il n’y en a pas, il n’y en a plus.

Un monde agricole qui s’effondre

Florent-Claude Labrouste décide de disparaître sans donner de nouvelles à personne ; il s’étonne même de la facilité avec laquelle ceci est possible. Il rend son appartement, quitte son travail, change de banque et quitte Paris au volant de sa Mercedes G-350.

En miroir de la chute du protagoniste, c’est la chute de tout le monde agricole qui se dessine. Par un habile va-et-vient narratif, ses réminiscences de jeunesse se mêlent au récit. Alors qu’il souhaite revoir les personnes qu’il a aimées, desquelles il raconte l’histoire, il entreprend de leur rendre visite. Dans cet encastrement entre le passé et le présent, une fissure bien réelle s’observe, commune à beaucoup de Français : celle de la peur de l’avenir.

Parmi ses anciennes connaissances, Aymeric de Harcourt, un agriculteur aristocrate du Calvados, producteur de lait. Ancien camarade d’Agro [3], celui-ci voit sa production mourir à petit feu à cause des lois européennes d’une part, et de sa volonté de produire un lait bio et sans OGM d’autre part.

« et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. »

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, p. 87

Par les yeux de Florent-Claude, Houellebecq critique ici les conditions déplorables d’un élevage de poules, là-bas des élites européennes qui votent des lois qui tuent l’économie agricole sans même essayer de les comprendre. Mais les élites européennes ne sont pas les seules coupables, les fonctionnaires et consultants qui sont les témoins quotidiens de ces atrocités contre les animaux et qui voient bien qu’un monde est en train de périr sont dépeints comme des complices. Florent-Claude lui-même voit son expertise et son jargon technique moqués par l’auteur. Il se réfugie derrière des formules toutes faîtes, des concepts qui sont censés expliquer pourquoi des gens, des animaux, doivent souffrir ; et ce, avec un aplomb criminel.

D’ailleurs, des agriculteurs se suicident, n’en peuvent plus de cette situation. « On a un collègue de Carteret qui s’est tiré une balle, il y a deux jours. — C’est le troisième depuis le début de l’année. » (p. 239). Il y a une trahison de la promesse européenne : « l’Union européenne, elle aussi avait été une grosse salope » (p. 259) car « le vrai pouvoir était à Bruxelles » (p. 177). La PAC (politique agricole commune) mise en place par l’UE n’a été que mensonge et une manière de plus pour déposséder les agriculteurs de leur souveraineté et de leurs biens. Dans le monde houellebecquien comme dans le nôtre, le libéralisme torture et tue.

La critique du libéralisme

La critique aujourd’hui courante, presque facile, du capitalisme est davantage maîtrisée par Houellebecq que par les autres écrivains français. En effet, l’écrivain né à La Réunion s’attaque aux bases idéologiques du capitalisme, c’est-à-dire au libéralisme qui a permis son expansion. En peignant dans ses romans une classe moyenne, qui a pu croire au libéralisme philosophique, sexuel et économique, Houellebecq montre dans quelles solitude et misère celle-ci s’est retrouvée, sans futur ni passé vers lequel se consoler.

En citant des objets de notre quotidien (Carrefour City, Mercedes, Jack Daniel, Pornhub, etc.), Houellebecq ne nous confie pas non plus à un monde rassurant mais plutôt à un espace qui nous désoriente et nous menace. Au-delà de ce qui nous est connu, nous sommes mis face à un monde qui se fracture dans lequel les liens sociaux se délitent, les passions amoureuses se détruisent, les relations sexuelles se virtualisent et où le bonheur n’est qu’un simple concept.

« l’argent n’avait jamais récompensé le travail, ça n’avait strictement rien à voir, aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste future n’était pas censée reposer sur ces bases, […] l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. »

Ibid., p. 135

Ce que l’auteur lauréat du Goncourt en 2010 appelle le « verrou idéologique » du libre-échangisme (p. 251), c’est une capacité théorique et idéologique du néolibéralisme de donner tort à tout propos qui le critique. La clairvoyance de Houellebecq est telle qu’après avoir lu ses mots, on a l’impression de l’évidence et qu’il a pu mettre des mots sur des choses qui demeuraient informulées. De fait, que cela soit par les intellectuels commis de l’État, les chaînes d’info en continu, ou l’argumentaire extrêmement simple d’utilisation et rabâché toute la journée, la pensée critique de l’individu est « verrouillée ».

« qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »

Ibid., p. 251

La misère sexuelle

La critique de la société consumériste et libérale est une constante des livres de Houellebecq — surtout dans Extension du domaine de la lutte (1994) et Les particules élémentaires (1998). Si son œuvre s’intéresse évidemment aux aspects économiques [4], la critique du libéralisme est d’autant plus forte qu’elle a pour conséquence une misère sexuelle. Que cela soit dans Soumission à travers la femme à jamais fantasmée et jamais vraiment possédée qu’est Myriam, ou cette fois dans Sérotonine et la belle Camille, tous les protagonistes houellebecquiens sont prisonniers d’une femme en particulier et d’une sphère sexuelle en général qui, pire que de ne pas tenir ses promesses, n’en fait même plus.

Au début du roman, la concubine de Florent-Claude, la japonaise Yuzu, se rend dans des soirées libertines dans de beaux hôtels particuliers de l’île Saint-Louis. Elle se filme notamment dans des gang-bangs surréalistes, copule avec des chiens, alors que Florent-Claude rencontre des problèmes érectiles. Le Captorix qui provoque l’impuissance et la perte de la libido comme effets secondaires semble être l’avatar de la société libérale qui éloigne ses citoyens de la sexualité tout en les maintenant dans un état abruti de survie passive. Ailleurs, cette belle Espagnole châtain d’Al-Alquian, dans l’incipit, apparaît comme le souvenir d’un désir sexuel réprouvé, refoulé et comme une métaphore de la libido occidentale, mâle et contemporaine. Évidemment, le « retour du refoulé » est récurrent. Et la châtain d’Al-Alquian reparaît dans les rêves, et dans toutes les femmes que Florent-Claude croise ou se remémore. Aymeric non plus ne parvient pas à retenir sa femme et ses deux filles qui partent avec un pianiste londonien. Les personnages sont renvoyés à leur triste condition de perdants, de loosers, de misérables contemporains.

Par ailleurs, la sexualité est vue comme une pulsion violente et animale, tout en se voyant superposer une dimension socialement construite. Les êtres humains sont non seulement contraints par leurs pulsions violentes de baiser tout ce qui bouge mais en plus, ce doit être nécessairement genré : des mâles avec des femelles.

« j’avais besoin d’une chatte, il y avait beaucoup de chattes, des milliards à la surface d’une planète pourtant de taille modérée, c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand on y pense, ça vous donne le tournis, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre côté les chattes avaient besoin de bites »

Ibid.,p. 159

Un autre article paru le 10 janvier dernier [5] évoque bien cette « compétition sexuelle » qui a lieu entre les citoyens qui ne sont in fine que des salariés abêtis : « La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. »

Le « petit livre jaune »

Les agriculteurs sont dépassés par un monde inhospitalier, une société qui les confronte entre eux, des femmes qui les ignorent. Mais une brèche politique va peut-être s’ouvrir. Une révolte s’organise tant bien que mal avec le peu de gens qui croient encore au politique : la Confédération paysanne s’allie avec la Coordination rurale. Une autoroute est bloquée par des tracteurs, les paysans sont armés et attendent les CRS à couvert. Aymeric, « l’une des images éternelles de la révolte » (p. 258), personnifie ces agriculteurs qui sont prêts à tout parce qu’ils sont désespérés. Le parallèle avec la crise actuelle des « gilets jaunes » est évident.

« on peut vivre en étant désespéré, et même la plupart des gens vivent comme ça. »

Ibid., p. 236

La crise actuelle qui se poursuit sur les fins de semaine depuis novembre semble avoir été anticipée par l’écrivain. Pour sortir un livre début janvier, qui plus est un best-seller probable, le « bon à tirer » doit être prêt au moins en novembre. Il est donc probable que Houellebecq ait écrit cette crise fictive des agriculteurs au plus tard l’été dernier. Le ton montait déjà entre les différentes couches populaires et le Président de la République depuis un an et demi. Les étudiants, les retraités, les femmes, les ouvriers, etc. Ce que Houellebecq remarque avec justesse, c’est qu’une révolte des agriculteurs est porteuse d’une image forte : 1789 (voir l’extrait infra).

« je reconnus plusieurs fois le mot “CRS”, prononcé avec colère. Je sentais autour de moi une étrange ambiance dans ce café, presque Ancien Régime, comme si 1789 n’y avait laissé que des traces superficielles, je m’attendais d’un moment à l’autre à ce qu’un paysan évoque Aymeric en l’appelant “notre monsieur”. »

Ibid., pp. 269-270

De même que l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré : « Maintenant il y a des agriculteurs qui rejoignent le mouvement et là ils ont peur à l’Élysée, parce que les agriculteurs ça leur rappelle 1789. Et c’est pas leurs meilleurs souvenirs. » [6] Un large mouvement, qui n’est pas homogène, ce qui est pour ainsi dire la caractéristique la plus certaine d’un peuple, est en train de s’organiser.

Depuis plus d’une dizaine de week-ends, des gens sortent de chez eux pour aller manifester, vêtus de gilets jaunes. Les historiens de la Révolution française sont tous d’accord, une grande cause est toujours l’agrégation de toutes les petites. Et Sérotonine de Houellebecq est comme un grand tableau de collages des petites gens qui se battent contre le quotidien qu’on leur a imposé, qui bravent l’humiliation de tous les jours, la mort de leurs proches aussi. Sérotonine est le livre du ras-le-bol. Le livre des Français qui n’en peuvent plus de ce « racisme de l’intelligence » [7] provenant de gens qui savent tout mieux qu’eux. Le livre des Françaises qui ne supportent plus le sexisme quotidien et institutionnel. Le livre des étudiants qui veulent une université vraiment universelle et ouverte à toutes et à tous, tous pays confondus. Sérotonine est le « petit livre jaune » qui pose des mots sur ce qu’on n’arrive pas à formuler, il met des phrases dans la bouche de ceux qui n’ont pas la voix pour se faire entendre. Sérotonine est un grand livre.


[1] Le débat opposait mon article « Michel Houellebecq : Soumission du génie à la bêtise » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise) à Julien Rock et son article « Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise)

[2] ce jeu de mots est d’Éric Fottorino, voir Le Un, mercredi 9 janvier 2019, p. 2

[3] Agro ou AgroParisTech, anciennement École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires, est une école d’ingénieurs en agroalimentaire située à Paris

[4] on renvoie évidemment au livre de Bernard Maris, Houellebecq économiste(Champs-Flammarion, 2016) dans lequel l’économiste assassiné dans la tuerie de Charlie Hebdo analyse l’arrière-plan économique des livres de Houellebecq

[5] https://lvsl.fr/houellebecq-materialisme-finitude

[6] https://youtu.be/DRpzY6Nht0E

[7] Cette formule est du sociologue Pierre Bourdieu, cf. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, pp. 264-268

Les stylos rouges demandent au gouvernement de reprendre sa copie

© Capture d’écran : YouTube

Des gilets jaunes aux stylos rouges, les couleurs changent mais les colères se ressemblent. Le mouvement de protestation du corps enseignant est né le 12 décembre dernier, suite au discours d’Emmanuel Macron aux gilets jaunes. Les enseignants et l’éducation, considérés comme les grands absents de cette allocution, ont décidé de réagir. Les stylos rouges forment ainsi une mobilisation inédite pour un corps professionnel attaché traditionnellement aux syndicats et au secteur public. Face au manque de reconnaissance de la profession, à la précarité des revenus et aux réformes iniques du gouvernement en termes d’éducation, la colère a pris une nouvelle forme. Ce mouvement réunit désormais près de 67 000 enseignants du primaire comme du secondaire, du privé comme du public. Transversal, le mouvement des stylos rouges rompt avec les codes acquis de la contestation professorale et n’a pas fini de faire parler de lui.


Aux sources de la colère

La première revendication des stylos rouges porte sur les salaires. Gelés, dévalorisés, ils sont aussi bien en-dessous de la moyenne des pays européens et de l’OCDE et ce, malgré un recrutement hautement qualifié à bac+5. Le salaire net moyen de l’ensemble des enseignants (tous niveaux confondus, public et privé sous contrat) rémunérés par le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, s’élèverait à 2 417€ mensuels nets (données de 2018). En rapportant au nombre d’heures travaillées (présence en classe, préparations des cours, corrections et tâches administratives de plus en plus nombreuses), les syndicats estiment que le salaire horaire s’élève à environ 15€ de l’heure.

Rémunération annuelle d’un enseignant collège/lycée en dollars PPA, comparée aux autres pays de l’OCDE.
Source : OCDE

La tendance à la dégradation du niveau de salaire est d’ailleurs plus ancienne. À partir des données de l’INSEE, le SNES (Syndicat national des enseignants de second degré) rappelle qu’ « en 1980, professeurs, CPE et PsyEN débutants gagnaient 2 fois le SMIC, aujourd’hui c’est 1,25 fois le SMIC ». Ainsi, Loïc Vatin constatait en 2014 que « pour avoir le même pouvoir d’achat que son  homologue de 1996, le certifié de l’an 2013 devrait gagner 6000 € (brut) de plus par an ! Cela représente une perte de presque 19 %. Pour les professeurs, le déclassement est une réalité sensible. »

Professeur dans un lycée de Saint-Étienne, Claire Malecot témoigne des difficultés financières auxquelles elle doit faire face. Mère célibataire, un problème auditif génétique nécessiterait la pose d’un appareil auditif d’une valeur de 2000 €. Certifiée hors classe, au maximum de son avancée de carrière possible, elle n’en a pas les moyens si elle veut financer les études de ses enfants. « Depuis les années 1990, on a longtemps senti une honte pour les profs quand il s’agit de parler de leur salaire. On les ramène souvent à leurs vacances – pendant lesquelles nous travaillons bien sûr. Aujourd’hui, je crois que la parole se libère. »

« pour  avoir  le  même  pouvoir  d’achat que  son  homologue  de  1996,  le  certifié  de l’an 2013 devrait gagner 6 000 € (brut) de plus par  an  !  Cela  représente  une  perte  de presque 19 %. Pour les professeurs, le déclassement est une réalité sensible »

Professeur des écoles de 52 ans dans une école primaire de campagne dans la Loire, Hugues Ber est contraint d’exercer une activité supplémentaire pour assurer la survie de sa famille de deux enfants, car sa femme ne peut trouver d’emploi à la campagne. Au 10ème échelon (sur les 11 que compte la grille d’avancement d’un professeur des écoles de classe normale), il perçoit 2 100€ nets par mois. « Par mon activité d’autoentrepreneur, j’organise environ six soirs par mois des soirées karaokés, notamment dans des restaurants. C’est ce qui fait vivre ma famille ». Il ne compte pourtant pas ses heures de travail à préparer de nombreux exercices destinés à prendre en compte la diversité des niveaux de ses élèves. Chaque matin il se lève à 5h40 pour arriver à l’école à 7h30 et en repartir au mieux à 18h. Il rappelle par ailleurs qu’il n’est pas le seul à cumuler les emplois pour boucler les fins de mois : « Certaines de mes collègues sont séparées de leur conjoint et ont à charge le prêt de leur maison et leurs enfants. Elles non plus ne partent pas en vacances : elles travaillent durant les congés scolaires. »

La colère des stylos rouges, par-delà la question du revenu, vient aussi de conditions de travail de plus en plus précaires, qui dévalorisent, voire mettent en péril la profession des enseignants. Ainsi, en octobre 2018, la vidéo d’un élève qui braquait une arme sur sa professeur en classe à Créteil, pour qu’elle le note présent malgré son retard, a suscité l’indignation générale et mis en lumière les conditions de travail des professeurs et des élèves. Le hashtag #PasDeVague avait déclenché une prise de parole révoltée face à ces propos, qui a été assez mal reçue par la hiérarchie.

Pourtant, les enseignants doivent bel et bien faire face, parmi les difficultés quotidiennes, à des faits de violence verbale et physique. Parmi les nombreux facteurs sociaux qui peuvent les expliquer, l’un d’eux est flagrant : le nombre croissant d’élèves par classe. Dans des classes qui peuvent compter jusqu’à 38 élèves, plus le temps de s’occuper individuellement de chacun pour mettre le doigt sur ce qui gêne la progression. Les classes à plus de 35 élèves sont de plus en plus fréquentes, car les générations actuelles sont plus importantes en nombre d’élèves et que le nombre de postes d’enseignants n’a pas évolué de façon proportionnelle. Selon les stylos rouges, il faut donc recruter davantage d’enseignants, tout en proposant des salaires plus attractifs afin d’attirer plus de candidats, et garantir ainsi un bon niveau de recrutement.

Dans cet environnement de pression constante, la santé des professeurs est souvent fragilisée et beaucoup sont conduits au burn-out. Pourtant, en cas d’arrêt maladie, un jour de carence est imposé, c’est-à-dire que le premier jour de l’arrêt maladie est retiré du salaire, et non remboursé par la sécurité sociale ou par l’employeur. Cela ne permet ni de recouvrir la santé, ni de régler le problème de fond qui est en réalité le manque de remplaçants, dont le nombre a été considérablement réduit ces dernières années. Parallèlement, les enseignants n’ont que très difficilement accès à un rendez-vous médical par la médecine du travail, faute de moyens alloués. C’est une obligation pour tout employeur, que le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse ne remplit pas. Il n’est pas rare pour un enseignant de ne jamais bénéficier d’un tel rendez-vous durant toute sa carrière.

“Le sentiment de la non-reconnaissance sociale anime le mouvement des Stylos Rouges.”

Les stylos rouges sont également l’expression d’un sentiment de plus en plus diffus d’un mépris de la hiérarchie. Les raisons de ce sentiment sont multiples. Par exemple, face au #PasDeVague, le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Jean-Michel Blanquer, avait affirmé que les tweets des professeurs qui dénonçaient différentes situations plus ou moins violentes dans leurs établissements n’étaient pas forcément la réalité. Une attitude perçue alors comme une tentative d’atténuer la difficulté des conditions d’enseignement au lieu d’agir pour les rendre acceptables.

https://twitter.com/search?q=%23PasDeVague&src=tyah
Le #PasDeVague, afin de rendre visible les violences physiques et verbales subies par les enseignants © Capture d’écran : Twitter 

Travail le dimanche, repas de famille régulièrement manqués afin de corriger des copies tout le week-end, voici la réalité d’une jeune enseignante en banlieue lyonnaise, présente lors de la réunion des stylos rouges de Lyon le 16 janvier. « Je ne viens pas d’une famille de professeurs. Quand j’ai commencé, ils me raillaient toujours avec les vacances. Maintenant, ils semblent comprendre qu’une grande partie de celles-ci et de mes week-ends est consacrée à mon travail », confesse-t-elle. En effet, à l’année, un professeur certifié en collège ou lycée travaille en moyenne près de 43 heures par semaine, dont 14 à domicile. Les nombreuses heures de réunions après 18h (réunions parents-professeurs, réunions au Conseil d’administration) ou consacrées au travail administratif ne sont pas rémunérées en tant que telles.

“Les Stylos rouges  réclament avant tout de meilleurs salaires, mais aussi de meilleures conditions de travail, pour une éducation de qualité pour tous. Il en va de la réussite des élèves et de la santé des enseignants.”

Stylos rouges : la recherche de nouvelles formes de mobilisation plutôt qu’une opposition nette au syndicalisme

Si les revendications des stylos rouges sont communes à celles des syndicats, le mouvement cherche à se différencier des actions traditionnelles, dont beaucoup sont déçus. Ainsi, le mouvement, né en décembre dernier, partage de nombreux points communs avec les gilets jaunes, notamment sur la volonté d’une action différente de celle des syndicats et sur les revendications en termes de pouvoir d’achat. Mais la comparaison s’arrête là, puisqu’il se circonscrit aux métiers de l’Éducation nationale. Il porte des revendications propres à ce corps de métier, comme l’affirme le communiqué national du 14 janvier, qui ne fait pas état d’un ralliement officiel.

“Il ne s’agit pas d’une volonté de cloisonnement vis-à-vis des Gilets Jaunes, mais du souci d’une visibilité supplémentaire pour les revendications spécifiques à l’enseignement.”

Cela n’empêche pas de nombreux stylos rouges de soutenir les gilets jaunes, voire d’y participer, depuis le début de la contestation pour certains. Il ne s’agit pas d’une volonté de cloisonnement, mais du souci d’une visibilité supplémentaire de leurs revendications spécifiques. Les réunions et pages Facebook des stylos rouges sont dans ce but des lieux d’échange de positions diverses et de débats très ouverts.

Le mouvement « n’a pas vocation à se substituer aux syndicats, […] qui se battent depuis des années pour défendre [les] droits » des concernés, explique le communiqué national des stylos rouges. L’efficacité de certains moyens d’action traditionnels, en particulier les grèves multiples sous forme d’arrêt du travail d’une journée, devenues courantes dans l’action syndicale récente, est questionnée. C’est donc une volonté de plus d’inventivité dans les modes de mobilisation collective qui pousse ces membres de l’Éducation nationale, syndiqués ou non, à rejoindre les stylos rouges, ce qui n’empêche pas non plus le ralliement à des manifestations syndicales. Le message est donc clair : les syndicats devraient plus sérieusement se demander comment convaincre à nouveau tout un corps de métier de l’utilité de la grève. Les positions des syndicats vis-à-vis des stylos rouges sont diverses. Certains, comme Force Ouvrière, la FSU du premier degré ou Sud privé ont affiché leur soutien, par communiqués ou par Twitter. Tous n’affichent pas encore de position officielle, que ce soit par prudence ou, plus implicitement, par désapprobation d’une logique non-syndicale, sans doute vécue comme un affront.

“Les Stylos Rouges recherchent de nouveaux moyens d’action collective, plus médiatiques et plus visibles.”

Ce n’est plus à démontrer, pour être médiatisé et impacter l’agenda politique, il faut proposer des actions vendeuses. Les stylos rouges de l’académie de Créteil sont en ce sens allés corriger des copies au rectorat. Le but : rappeler à la hiérarchie la charge de travail cachée qui constitue leur métier. Entre le jeudi 10 et le vendredi 11 janvier, les stylos rouges de toute la France ont mené l’opération « Un stylo pour le président », afin d’adresser ce symbole à Emmanuel Macron, pour faire connaître leur existence et leur colère.

Ces actions, assez médiatiques et novatrices, semblent porter leurs fruits. Les stylos rouges sont dorénavant évoqués à chaque question posée à Jean-Michel Blanquer lors de ses passages médiatiques. Par exemple, le 14 janvier dans le 8h20 de France Inter, il a répondu ainsi aux revendications des stylos rouges : « Je réponds positivement à leurs attentes. Je n’ai aucun problème avec le diagnostic qui est fait par eux du bien-être matériel et immatériel (…) C’est ce qui m’a permis d’entamer ces mesures sur leur pouvoir d’achat. » Une affirmation loin de satisfaire, car dans les faits, aucune mesure concrète n’est encore venue prouver que le mouvement a bien été entendu.

https://www.youtube.com/watch?v=7KFq5vfYsPU
Correction publique de copies : une manifestation originale des Stylos Rouges au Havre © Capture d’écran : https://www.youtube.com/watch?v=7KFq5vfYsPU

De même, le 20 janvier, place de la République à Lyon, une vingtaine d’enseignants ont investi les bancs publics et déplié des tables pour corriger des copies un dimanche après-midi. Ce moyen de communication, bien reçu par les passants, a suscité de nombreux messages d’encouragement, tandis que des médias tels que France 3 et Le Progrès sont venus couvrir l’événement. Lors du premier week-end de février, des rassemblement avec les parents d’élèves sont prévus devant différents centres d’inspection académique partout en France. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #StopMépris lancé par le SNES est un exemple d’outil récemment proposé par un syndicat, afin d’encourager une diffusion virale des revendicationsCes innovations pourraient pousser certains syndicats à s’interroger : quelles nouvelles méthodes d’action collective pour retrouver une place de choix dans le rapport de force avec l’État ? Les vieilles recettes, tout comme les slogans incompréhensibles pour les personnes extérieures à ces métiers doivent être revus, comme en témoigne l’action des stylos rouges.

Quel avenir pour la fonction publique et les métiers de l’enseignement ?

Les stylos rouges, dans un souci de lisibilité de leurs revendications, défendent les intérêts spécifiques à l’Éducation nationale. Plusieurs de ces revendications sont néanmoins communes à de nombreux autres corps professionnels. En effet, comme pour bien d’autres services publics, que ce soit la santé ou la police, les logiques de réduction des dépenses publiques pèsent de plus en plus sur l’éducation. Plutôt devrions-nous d’ailleurs parler « d’investissements » publics, à l’heure où l’importance du capital humain a été largement développée par les économistes de tous bords. Que deviendrait la sacro-sainte croissance économique sans service d’enseignement ou de santé efficace, mais aussi sans une justice pourvue des moyens et libertés nécessaires à son fonctionnement ? Sans santé, pas de travail efficace. Sans formation de qualité non plus. Les pays dont les résultats scolaires sont les meilleurs sont aussi bien souvent ceux qui rémunèrent le mieux leurs enseignants. De même, que deviendront les perspectives de la transition écologique aujourd’hui bien peu engagée par les gouvernements, sans une formation de qualité des citoyens et futurs travailleurs ? La contestation des stylos rouges porte ainsi en elle nombre de questions de société, qui interroge le modèle politique vers lequel tendent les réformes actuelles. Une grande majorité des Français se sentent d’ailleurs attachés aux services publics, comme l’a démontré Alexis Spire dans l’ouvrage Résistances à l’impôt, attachement à l’État, paru en 2018 aux éditions du Seuil.

“La contestation des Stylos Rouges porte en elle nombre de questions de société, interrogeant le modèle politique  vers lequel tendent les réformes actuelles. Une grande majorité des Français se sentent d’ailleurs attachés aux services publics.”

Le mouvement des stylos rouges témoigne aussi d’une inquiétude générale à l’encontre des réformes proposées par Emmanuel Macron et le gouvernement d’Édouard Philippe en matière d’éducation. Parmi celles-ci, le projet de loi « Pour une école de la confiance », présenté à partir du 11 février à l’Assemblée nationale pose question, car il interroge la future liberté d’expression des enseignants. Les stylos rouges, comme les syndicats, s’inquiètent particulièrement de l’article 1 du projet de loi :

« L’article premier rappelle que la qualité du service public de l’éducation dépend de la cohésion de la communauté éducative autour de la transmission de connaissances et de valeurs partagées. Cela signifie, pour les personnels, une exemplarité dans l’exercice de leur fonction et, pour les familles, le respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement. »

Cette formulation implique-t-elle que les enseignants n’auront plus le droit d’émettre de critique envers l’institution scolaire ? Pour ses détracteurs, la formule, quelle que soit son intention, est ambiguë et peut servir à réduire la liberté d’expression.

https://www.youtube.com/watch?v=CiJoSqM3dlQ
Manifestation des stylos rouges contre la réforme du lycée © Capture d’écran : https://www.youtube.com/watch?v=CiJoSqM3dlQ

La réforme du lycée précipitée, proposée sans concertation avec les professionnels de l’enseignement, inquiète aussi les stylos rouges. S’ils ne s’opposent pas à l’idée même de réformer, ils rejettent le contenu des réformes, imposées dans des délais extrêmement rapides et qui demandent, a minima, un moratoire. Pour le collectif, elles posent aussi des problèmes en termes de justice sociale, et d’accès à l’éducation pour tous. La réforme du lycée général risque en effet selon eux d’entraîner plus d’inégalités entre les territoires. Des élèves pourront voir leurs choix d’orientation post-bac limités dès leur entrée en seconde, en fonction des enseignements de spécialité dispensés ou non dans leur établissement. Il s’agit plus ou moins d’instaurer un système qui se rapprocherait de celui qui a pourtant déjà montré ses limites au Royaume-Uni. Outre la grande difficulté d’organisation pour les établissements et les familles, les opposants à cette réforme y voient donc surtout une source d’injustice éducative, qui peut limiter les études futures d’un élève dès le lycée. Or la sociologie nous montre bien que si les familles les mieux dotées en capital social auront sans doute les moyens de connaître les stratégies à adopter pour assurer l’avenir de leurs enfants, celles pour lesquelles la connaissance du système scolaire ne va pas de soi se retrouveront d’autant plus pénalisées. Ainsi pour l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) : « La réforme du lycée et du bac va se traduire par la disparition de la série ES, la dégradation des conditions d’apprentissage de nos élèves ainsi que de nos conditions de travail, la mise en concurrence des disciplines et l’exacerbation des inégalités entre les élèves issus des familles les mieux informées et les autres ». Ces conclusions sont aussi largement reprises par les stylos rouges.

“Les Stylos Rouges, en plus de leurs revendications salariales propres, révèlent donc de profondes inquiétudes quant AU devenir des valeurs républicaines et d’accès pour tous à l’éducation.”

Ainsi, les stylos rouges, en plus de leurs revendications salariales propres, révèlent donc de profondes inquiétudes quant au devenir des valeurs républicaines. « L’école de la confiance » remplace « l’école de la République » dans le discours d’État. Un glissement sémantique lourd de sens. Ils craignent une réelle dégradation de l’enseignement, parallèlement à tous les autres services publics. Si les services publics fonctionnent de moins en moins bien, il sera de plus en plus facile de faire l’éloge de la privatisation. Qu’il s’agisse ou non d’une stratégie du gouvernement, c’est toute l’égalité d’accès à ces services qui sera remise en cause. Pas surprenant quand la Commission européenne les renomme « services universels ». La capacité de mise en place d’actions marquantes et mobilisatrices sera probablement déterminante pour l’avenir du mouvement.

L’Union européenne, l’autre ennemi des Gilets Jaunes

GJ europe
© Léo Balg

Les commentaires hostiles en provenance de la Commission européenne à l’égard des Gilets Jaunes n’ont pas retenu l’attention des médias français. Ils sont pourtant lourds de signification, tant les aspirations sociales portées par ce mouvement vont à l’encontre de l’orientation libérale de l’Union européenne. Le risque que font peser les Gilets Jaunes sur l’équilibre budgétaire français n’a pas échappé à la vigilance comptable de Bruxelles qui a tôt fait d’adresser des remontrances à Emmanuel Macron, jugé trop conciliant à l’égard du mouvement. C’est ainsi que le Président “jupitérien” se retrouve piégé dans un étau, entre contestation sociale dans son pays et pression budgétaire en Europe. Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des états membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « Gilets Jaunes » selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays. L’Union européenne serait-elle le point aveugle des Gilets Jaunes ?


L’Europe en embuscade

« Macron fait de la France la nouvelle Italie » peut-on lire dans le journal conservateur Die Welt au lendemain des annonces effectuées par Emmanuel Macron d’une série de mesures visant à calmer les protestations. Le quotidien allemand reproche à Emmanuel Macron d’avoir cédé à la « foule en jaune », faisant de son pays un « facteur de risque » et non plus un « partenaire pour sauver l’Europe et la zone euro[1]  ». « Après la Grande-Bretagne, c’est la France qui s’efface comme partenaire européen fiable de l’Allemagne[2] », regrette de son côté la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Voici comment une bonne partie de la presse conservatrice allemande perçoit la situation ; à l’instar de ses pairs français, les journaux allemands ne se sont pas ménagés pour tenter de refréner les ardeurs des Gilets Jaunes et de leurs revendications.

Bruxelles admettrait la possibilité d’une inflexion, « mais uniquement si Paris reste en dessous des 3 % (de déficit budgétaire) »

Chez les dirigeants de l’Union européenne la tentation est grande de remettre le couvercle au-dessus de l’ébullition sociale qui agite le pays. Si la prudence est de mise sur la critique du mouvement en lui-même du côté de la Commission européenne, elle émet une réserve qui en dit long sur l’obstacle qu’elle représente face aux aspirations des Gilets Jaunes : Bruxelles admettrait la possibilité d’une inflexion, « mais uniquement si Paris reste en dessous des 3 % (de déficit budgétaire)[3] », rapporte le site Euractiv. Bruxelles, qui n’a que des chiffres à opposer à la détresse sociale, se raidit dans sa lecture comptable de l’enjeu européen et redoute tout fléchissement du président Macron.

À l’heure de la plus grande crise de son quinquennat, l’homme fort de l’Europe, le président jupitérien, a vu sa marge de manœuvre politique se restreindre dramatiquement à l’échelon national comme européen. La France d’Emmanuel Macron a pu faire figure de bonne élève en Europe, mais cela n’a pas duré. Passé l’instant d’euphorie succédant aux élections, la réalité sociale a repris le devant de la scène et s’est muée en un mouvement de contestation massif, rejetant sa politique et même sa personne.

Dans la bouche du Président, même l’Europe ne fait plus recette – plus grand-chose ne le fait d’ailleurs. Pourtant, d’Europe il est bien question dans cette crise. Emmanuel Macron n’a de cesse de rappeler dans sa “Lettre aux Français” qu’il entend offrir une « clarification » de son projet. Pourtant, comment évoquer les quatre grands thèmes retenus dans le débat (« démocratie et citoyenneté », « transition écologique », « organisation des services publics », « fiscalité et dépenses publiques[4] »), pour peu qu’on les prenne au sérieux, sans aborder l’épineuse question des institutions européennes qui les conditionnent, et des “Grandes Orientations de Politique Economique” (GOPE) émises chaque année par la Commission européenne ? (« GOPE » art 121 TFUE, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[5]).

“Gilets jaunes” : une soif d’ancrage territorial et de justice sociale qui se heurte aux traités européens

Ces « GOPE », au fil des révisions constitutionnelles (PSC 1997[6], six-pack[7]), sont passées de simples recommandations à de véritables instruments de contrôle prévoyant des sanctions financières en cas de non-respect desdites « recommandations », pouvant s’élever jusqu’à 0,2 % du PIB[8] du pays membre concerné. Voici, et l’on comprendra aisément pourquoi ces directives européennes constituent une grave ingérence dans la politique intérieure des pays membres, quelques extraits du rapport concernant la France pour les prévisions de l’année 2018-2019 :

« Recommande que la France s’attache, sur la période 2018-2019 : à veiller à ce que le taux de croissance nominale des dépenses publiques primaires nettes ne dépassent pas 1,4 % en 2019 […] poursuivre les réformes du système d’enseignement et de formations professionnels, à renforcer son adéquation au marché du travail […], en supprimant les impôts inefficaces et en réduisant les impôts sur la production prélevés sur les entreprises, […] réduire la charge réglementaire et administrative afin de renforcer la concurrence dans le secteur des services et de favoriser la croissance des entreprises[9] ».

Comment ne pas voir, à la lecture de ces quelques passages, que la politique qui a précipité la société française dans cet état quasi-insurrectionnel est soutenue à bras-le-corps par les institutions européennes ?

Si dans les récents événements en Europe opposant le Royaume-Uni et le continent, l’Europe du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, il devient de plus en plus difficile de concevoir un “peuple européen”, il règne en revanche un désir de faire peuple chez les Gilets Jaunes, qui se double de la réaffirmation symbolique d’une communauté politique et d’un imaginaire révolutionnaire puisant aux sources de l’histoire française. Ce processus de recentrage sur les spécificités nationales et historiques du pays, qui vise principalement pour les « Gilets Jaunes » des services publics efficaces plutôt que rentables, un système de redistribution réellement solidaire, des institutions réellement démocratiques, ou encore un système fiscal équitable, est de fait un acte de résistance à l’agenda ultra-libéral du projet européen.

Ce conflit d’intérêts recouvre aussi une dimension géographique. Le dessein fédéraliste du projet européen se heurte à l’attachement territorial qui ressort des revendications des « Gilets  Jaunes » et met en évidence les limites du projet européen tel qu’il existe. À l’heure d’une volonté d’uniformisation des normes marchandes voulue par Bruxelles ou Francfort, de la part d’organes européens non élus, une certaine cohérence territoriale anime le mouvement des « Gilets Jaunes », lesquels s’efforcent de régénérer le lien social qui s’était délité au fil des dernières décennies. Ainsi témoigne Gérald, « Gilet Jaune » de la Vallée de la Bruche, dans le Bas-Rhin : « L’objectif est d’aller chez les commerçants locaux et de faire revivre notre vallée, de se battre contre les fermetures de classes ou de lignes de chemin de fer[10] ».

Les préoccupations des « Gilets Jaunes » témoignent d’une exigence d’action des pouvoirs locaux, d’un contact avec des interlocuteurs en prise avec leur territoire et leur mode de vie, de services publics de proximité. Or les maires se sont vus peu à peu dépossédés de leurs compétences depuis les objectifs d’intercommunalité et de décentralisation[11]. Ils se sont également retrouvés pris en étau entre demande constante d’équilibre budgétaire d’un côté, et augmentation des charges de l’autre alors que les hôpitaux, bureaux de postes, gares ferment les uns après les autres dans les territoires ruraux.

En ce sens le RIC (référendum d’initiative citoyenne), mesure phare des « Gilets Jaunes », traduit une volonté de réappropriation d’un territoire en tant qu’il est lié à une communauté qui partage un destin et revendique une culture ayant peu à voir avec celle de la « start-up nation », ou avec l’obsession maastrichtienne des 3 %  de déficit. À cette volonté s’oppose un fonctionnement de l’Union européenne qui favorise l’ingérence dans la politique économique des pays-membres, sans consultation des peuples ni même de passage par une forme de démocratie représentative.

Le gros du levier législatif de l’Union européenne se trouve en effet entre les mains d’organes non élus, comme la Commission européenne, où des ministres peuvent participer (art. 16[12] & 48 §4 TUE[13]) à des procédures de révision des institutions européennes, ainsi qu’assurer le contrôle des propositions qui sont émises par le Parlement. En plus d’institutionnaliser une collusion du législatif et de l’exécutif, cet organigramme des pouvoirs constituants se passe de tout contrôle populaire. La hiérarchie des pouvoirs européens traduit une situation paradoxale et profondément non-démocratique dans laquelle les élus du Parlement européen ont des pouvoirs plus que restreints, tandis que les non-élus de la Commission européenne disposent de l’entière initiative législative (art. 17 TUE[14]).

En prenant à la suite quelques-unes des autres doléances des « gilets jaunes », la symétrie avec les directives des « GOPE » en devient presque enfantine :

« Fin de la politique d’austérité. On cesse de rembourser les intérêts de la dette qui sont déclarés illégitimes et on commence à rembourser la dette sans prendre l’argent des pauvres et des moins pauvres, mais en allant chercher les 80 milliards de fraude fiscale […] Que des emplois soient créés pour les chômeurs. Protéger l’industrie française : interdire les délocalisations. Protéger notre industrie, c’est protéger notre savoir-faire et nos emplois […] Fin immédiate de la fermeture des petites lignes, des bureaux de poste, des écoles et des maternités […] Interdiction de vendre les biens appartenant à la France (barrage, aéroport…)[15] ».

Les articles 63 à 66 du TFUE[16] (« toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites »), renforcés par l’arrêt Sandoz GmbH 1999[17] (« constitue une entrave toute mesure nationale de nature à dissuader les mouvements de capitaux entre les États membres ») empêchent toute politique visant à limiter les délocalisations puisqu’il s’agirait d’une violation de l’une des quatre libertés fondamentales de l’UE : la liberté de circulation des capitaux[18]. L’impossibilité de restreindre ces flux monétaires entraînent de fait une délocalisation des placements financiers ainsi qu’un phénomène de désindustrialisation progressive en privant les États membres de la souveraineté monétaire si essentielle aux politiques économiques et sociales, qui deviennent soumises à des intérêts privés.

D’autre part, la Banque Centrale européenne, dont l’indépendance (Art 119[19], 130 TFUE[20]) rend son action imperméable aux turbulences de l’opinion publique, dispose d’un droit de production de ce qui s’apparenterait à des normes obligatoires à portée générale (Art. 132 TFUE[21]). Une grande partie de l’activité de la BCE, en réalité, est employée à promouvoir des moyens de lutter contre l’inflation et d’en faire la priorité, voire l’obsession des États membres, par les divers leviers de pression dont elle dispose : un agenda peu compatible avec une politique de lutte contre le chômage de masse. Phénomène économique bien connu : la stabilité des prix – point de fixation des politiques économiques des instances européennes – garantit le rendement du capital, tandis que la faible inflation coïncide avec la stagnation des salaires, qu’accompagne un taux de chômage élevé.

Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des États-membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « gilets jaunes », selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays

Le carcan de la dette, prétexte aux politiques d’austérité qui sont un des facteurs de la contestation citoyenne actuelle, a été constitutionnalisé par l’article 123 du TFUE[22] qui interdit aux pays-membres d’emprunter à des Banques Centrales. Ces pays doivent en conséquence emprunter avec intérêts, à des banques privées, générant une dette publique colossale. Des politiques d’investissement public impliquent en somme de payer des intérêts au grand bénéfice d’investisseurs privés et au grand malheur de la majorité. Quant à la lutte contre l’évasion fiscale que souhaitent les Gilets Jaunes, l’Union européenne abrite en son sein même des paradis fiscaux (Luxembourg, Irlande) qu’elle ne reconnaît pas dans sa liste noire officielle, ce qui laisse émerger quelques doutes quant à sa volonté de lutter efficacement contre ladite évasion fiscale.

Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des États membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « Gilets Jaunes » selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays. Au moment où des mouvements « Gilets Jaunes » essaiment un peu partout en Europe, ils n’ont souvent de commun que le revêtement du désormais symbolique jaune fluo, et semblent pour l’instant se décliner en autant de processus, propres à une culture et à une histoire, qu’il existe de peuples en ce continent. Si dénominateur commun il y a entre ces « Gilets Jaunes » européens, c’est plutôt dans la négation de son projet actuel. Même lorsqu’il n’est pas formulé directement ce rejet est présent de facto, puisque les attentes des « Gilets Jaunes » se retrouvent en contradiction avec les politiques conduites et prescrites par l’Union européenne.

Un Président affaibli sur la scène européenne

Sur la scène européenne, le président voyait déjà se former en face de lui un camp eurosceptique grandissant et un Berlin aux abonnés absents, peu pressé de parachever la construction européenne. Les “partenaires” allemands semblaient déjà avoir renoncé à toute réforme d’envergure de l’eurozone, et leurs orientations contrastaient déjà avec l’ambition du Président français ; les voilà maintenant dotés d’un blanc-seing pour justifier leur immobilisme. En effet, le défi que représentent les « Gilets Jaunes » est un signal calamiteux pour la relation tant choyée avec Berlin, un véritable camouflet pour la crédibilité des réformes promises par le Président français qui semble encore moins à même d’obtenir un quelconque infléchissement de la part des Allemands, presque soulagés de ne pas avoir à faire de concession autour d’une réforme de la zone Euro.

Mais Berlin n’est pas le seul acteur européen à se repaître de la situation. Matteo Salvini entend bien profiter de la situation d’une Bruxelles embarrassée par le déficit français. L’homme fort de l’Italie espère pouvoir jouer sur la différence de traitement autour d’un déséquilibre budgétaire que va sans doute provoquer la gestion du président français de cette crise sans précédent, par rapport aux réactions de réprobation qu’a suscité à la Commission européenne le budget déficitaire présenté par le vice-premier ministre Italien. Il affirme également vouloir bénéficier de cette crise pour se poser en rempart contre un risque de contagion européenne du mouvement, désirant ainsi promouvoir un nouvel axe italo-germanique comme moteur européen. Énième passe d’armes cynique montrant encore une fois que c’est indéniablement la paix et la concorde qui règnent grâce à l’Union européenne…

Une chose est probable : après les taxes, la fiscalité, les institutions de la Cinquième République, c’est l’Union européenne qui risque de s’inviter de plus en plus dans les débats.

Outre-manche, le Président ne convainc pas plus dans la situation actuelle. Autrefois champion du camp libéral, il s’est décrédibilisé aux yeux des « pro-remain » qui ne croient plus en sa capacité à mener à bien ses réformes. Côté « pro-Brexit », du soulagement de ne plus être autant isolés face aux railleries du continent, le sauveur-même de l’Europe ne pouvant plus être érigé en modèle d’exemplarité ni de stabilité. Emmanuel Macron, quant à lui, tente de se servir de ce qu’il analyse comme un imbroglio politique autour du « Brexit » et au sein de la classe politique britannique pour mettre en garde contre les inclinations malavisées des « Gilets Jaunes » au RIC (Référendum d’initiative citoyenne) et à la démocratie directe. Voilà le genre de situation grotesque et chaotique qui attend les peuples lorsqu’ils trouvent l’occasion de se prononcer, dit en somme Emmanuel Macron. Cette délibération autour du « Brexit », quoi que l’on pense de certains de ses rebondissements, n’est que le fruit du processus démocratique organisant une réponse politique aux aspirations de la majorité anglaise. S’asseoir purement et simplement sur ce référendum, comme les dirigeants français et grecs l’ont fait à l’occasion de la victoire du “non” dans leurs pays respectifs en 2005 et en 2015, aurait sans doute provoqué moins de remous que le respecter. Le président Macron s’inscrit dans la droite ligne d’un Jean Quatremer, correspondant européen pour Libération, qualifiant le vote du Brexit de « référendum imbécile » – il est vrai que le concept de peuple souverain est peu développé chez cette tranche d’europhiles dogmatiques et béats.

En France, les « Gilets Jaunes » hésitent quant à la stratégie à adopter pour les échéances européennes. Néanmoins une chose est probable : après les taxes, la fiscalité, les institutions de la Cinquième République, c’est l’Union européenne qui risque de s’inviter de plus en plus dans les débats à mesure que les Français qui y participent, vont réaliser à quoi ils se heurtent vraiment.


[1]https://www.capital.fr/economie-politique/la-presse-internationale-juge-macron-lallemagne-tres-acide-1319373

[2]https://www.courrierinternational.com/une/vu-dallemagne-les-gilets-jaunes-un-desastre-pour-les-finances-de-leurope

[3]https://www.euractiv.fr/section/affaires-publiques/news/bruxelles-garde-un-oeil-sur-le-cout-des-annonces-de-macron/

[4]https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais

[5]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012E%2FTXT

[6]https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Glossary:Stability_and_growth_pact_(SGP)/fr

[7]http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-11-898_fr.htm?locale=fr

[8]0,5 % en cas de fraude statistique

[9]https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/file_import/2018-european-semester-country-specific-recommendation-commission-recommendation-france-fr.pdf

[10]https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/01/18/les-gilets-jaunes-de-la-vallee-de-la-bruche-soignent-leur-ancrage-territorial_5411126_823448.html

[11]Loi Notre : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030985460&categorieLien=id

[12]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012M%2FTXT

[13]https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:12008M048:fr:HTML

[14]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012M%2FTXT

[15]https://www.lexpress.fr/actualite/societe/salaire-maximal-smic-retraite-a-60-ans-la-liste-des-revendications-des-gilets-jaunes_2051143.html

[16]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A12008E063

[17]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A61997CJ0439

[18]Ainsi que la liberté d’établissement.

[19]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/387-article-119.html

[20]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/chapter-2-monetary-policy/398-article-130.html

[21]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:12012E/TXT

[22]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/chapter-1-economic-policy/391-article-123.html

Les Gilets Jaunes et le RIC : le spectre de Rousseau

© LHB pour LVSL

“Populiste”, “bolchévik”, “fasciste” : on ne compte plus les épithètes de cette nature accolées au mouvement des Gilets Jaunes par les éditorialistes. En quelques semaines, la jacquerie des origines a fait place à un vaste mouvement citoyen réclamant à cor et à cri une démocratisation radicale des institutions, notamment via la mise en place d’un RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Cette revendication a pris plus d’un observateur à revers, même parmi les soutiens des Gilets Jaunes. C’est que le RIC remet en cause les fondements sur lesquels la République française s’est construite depuis la fin de la Révolution. Il est la manifestation d’une aspiration à la démocratie réelle, frustrée depuis deux siècles, mais qui n’a jamais cessé de hanter la modernité politique.


De quoi la peur des Gilets Jaunes et du RIC est-elle le nom ? Le correspondant européen pour Libération Jean Quatremer lâche le mot sur son compte Twitter – qu’il a l’habitude d’utiliser comme base de pilonnage des mouvements sociaux – : « ochlocratie », le pouvoir de la foule.

Quelques tweets plus tard, il ajoute : « fascisme ».

Si cette confusion des registres n’est d’aucune aide pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, elle en dit beaucoup sur la crainte qu’ils inspirent : l’institution d’une souveraineté populaire illimitée, qui ouvre la voie à toutes les violations de l’Etat de droit. Cette crainte, qui fait sourire lorsqu’elle s’exprime par la voix de Jean Quatremer, s’étend en réalité bien au-delà du petit cénacle des journalistes hostiles au mouvement et des éditorialistes qui hantent les chaînes de télévision. Lorsque Marlène Schiappa affiche son hostilité au RIC car il ouvrirait la voie au rétablissement de la peine de mort, elle se fait la caisse de résonance d’une partie non négligeable de l’opinion, y compris de celle qui est favorable aux revendications sociales des Gilets Jaunes.

On ne peut se contenter d’écarter les objections portées contre le RIC d’un revers de la main, tant il est vrai que le clivage entre partisans et opposants au RIC ne recoupe pas le clivage entre partisans et opposants au pouvoir actuel. C’est que le RIC révèle la fragilité, non seulement du dogme économique dominant et des privilèges, mais aussi des libertés chèrement acquises. Il ouvre la voie à la suppression, en un seul vote, de droits obtenus suite à des décennies de luttes. Ce débat contemporain n’est pas neuf ; il s’inscrit dans une tradition pluriséculaire, sur laquelle il importe de faire un détour pour en saisir tous les enjeux.

Le spectre de Rousseau

La protestation qui s’exprime à travers le mouvement des Gilets Jaunes ne concerne pas simplement les bases constitutionnelles de la Vème République, que d’aucuns jugent “monarchique” ou “bonapartiste”. Elle touche aux fondements sur lesquels s’est construite la République française depuis la fin de la Révolution : la distinction entre élus et citoyens, entre représentants et représentés. On aurait tôt fait d’oublier que cette distinction, aujourd’hui acceptée par la classe politique dans son immense majorité, a été au coeur de tous les débats sous la Révolution Française. Au centre des controverses : le Contrat Social de Rousseau, l’un des textes les plus influents et les plus polémiques de ces derniers siècles. On y trouve théorisé de manière limpide et systématique ce que les Gilets Jaunes réclament aujourd’hui à grand renfort de slogans : la souveraineté populaire.

Les cendres de Rousseau au Panthéon. Elles se situent juste en face de la tombe de Voltaire.

Rousseau est associé, dans les programmes scolaires, aux “philosophes des Lumières” (Montesquieu, Voltaire, Diderot, D’Alembert…), qui font figure de pères fondateurs de la modernité ; dans l’imaginaire collectif, son nom est inséparable de celui de Voltaire, en face de qui ses cendres reposent au Panthéon, et à qui Victor Hugo l’apparie sans cesse.

On en oublierait presque l’odeur de soufre qui accompagnait Rousseau, et la haine féroce qu’il suscitait de son vivant, parfois au sein même du courant des Lumières. C’est que Rousseau figure résolument à part dans le courant des Lumières françaises. Voltaire ou Montesquieu s’attaquaient à l’absolutisme et appelaient de leurs voeux un “despotisme éclairé”, dont le pouvoir serait équilibré, tempéré, contrebalancé par une série de contre-pouvoirs. Les critiques contemporains de la “monarchie républicaine” française, qui souhaitent un régime parlementaire plutôt que présidentiel, avec une plus stricte séparation des pouvoirs, sont les héritiers, conscients et inconscients, des réflexions de Montesquieu. Celles-ci ne sont cependant d’aucune utilité pour éclairer la lame de fond que représente le mouvement des Gilets Jaunes…

L’ambition de Rousseau est autrement plus radicale. À ses yeux, les savantes distinctions effectuées par Montesquieu entre monarchie absolue et despotisme éclairé, “pouvoir exécutif” et “pouvoir législatif”, sont superficielles. C’est entre “riches” et “pauvres” que se situe, pour Rousseau, l’antagonisme fondamental. Son oeuvre peut se lire comme une recherche des causes de la domination des premiers sur les seconds. Cette obsession a hanté Rousseau, et inspiré à Voltaire ce mot fameux sur ses écrits : “c’est là la philosophie d’un gueux, qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres !.” Un stigmate que Rousseau aimait à retourner, moquant la fausse humanité de “ces gens du monde, si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim.”

“Aux grands hommes, la patrie reconnaissance. Le génie de Voltaire et de Rousseau conduisit ces écrivains célèbres au temple de la gloire et de l’immortalité”. Tableau exposé au musée Rousseau de Montmorency.

Rousseau voit dans l’accaparement du pouvoir politique par une minorité l’une des causes de la toute-puissance des riches. “Le riche tient la loi dans sa bourse », écrit-il dans le Contrat Social ; en conséquence, “les lois sont utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». Or, Rousseau constate que “le riche tient la loi dans sa bourse” dans les régimes parlementaires, dans les monarchies constitutionnelles à l’anglaise, aussi bien que dans les monarchies absolues ; raison pour laquelle il en vient à relativiser considérablement les bienfaits du parlementarisme et du libéralisme politique. Alors que Montesquieu ne tarit pas d’éloges sur les mérites de la monarchie parlementaire anglaise, Rousseau écrit dans le Contrat Social : “le peuple anglais pense être libre. Il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection du Parlement. Sitôt qu’il est élu, il est esclave, il n’est plus rien ». Peu importe, pour Rousseau, que le peuple soit représenté par un roi ou par un parlement : tant que le processus législatif et la force exécutive échappent à son contrôle, sa souveraineté est usurpée.

Cette réflexion amène Rousseau à penser une forme de démocratie que l’on qualifierait aujourd’hui de directe, par laquelle le peuple exerce un contrôle constant sur ses représentants, et sur les lois qui sont votées – dont le “RIC” est un avatar lointain.
La mise en place d’une démocratie de cette nature est-elle seulement concevable dans le monde contemporain ? Cette problématique a refait surface avec la revendication du RIC, réclamé par les Gilets Jaunes, qui semble s’inscrire à rebours de l’écosystème politique et social du XXIème siècle, marqué par l’individualisme, la dépolitisation, la sur-consommation et le rétrécissement de l’espace public.

Détail du portrait de Jean-Jacques Rousseau par Quentin de la Tour (1753).

Rousseau ne croyait pas à la possibilité d’instaurer une société démocratique. D’une part en effet, le citoyen rêvé par Rousseau est aux antipodes de l’homo oeconomicus individualiste produit par la modernité libérale. Le citoyen du Contrat Social fait abstraction de ses intérêts particuliers ; il est animé d’un esprit patriotique, en vertu duquel il identifie ses intérêts à ceux du corps social tout entier – condition sine qua non à l’apparition d’une volonté générale qui transcende les volontés individuelles. Avec ses concitoyens, il forme bien autre chose que la “société civile” inorganique et marchande promue avec enthousiasme par une grande partie des Lumières ; il forme un “peuple », c’est-à-dire une communauté d’affections, de destin, de projets, de volonté. Rousseau estime que la formation d’un “peuple” de cette nature est impensable à l’ère du triomphe de l’individualisme, qui – écrira Engels quelques décennies plus tard – “désagrège l’humanité en monades, dont chacune possède un principe de vie particulier et une fin particulière » (dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844).

D’autre part (c’est sans doute un obstacle théorique plus important encore), Rousseau constate que les pauvres ont intériorisé l’idée de leur infériorité. Le texte majeur de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, s’attache à démontrer tout l’arbitraire et la contingence des inégalités qui fracturent la société. Une question lancinante traverse l’oeuvre de Rousseau : pourquoi ces inégalités, qui ne sont fondées sur rien, demeurent-elles pourtant en place ? Ce n’est pas par la force physique que les riches parviennent à asseoir leur domination sur les pauvres : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir », écrit-il dans le Contrat Social. Comment les puissants parviennent-ils à transformer “la force en droit » et “l’obéissance en devoir » ? Par la force de ce que Rousseau nomme, de manière assez vague, le “préjugé » (on emploierait aujourd’hui le terme d’« idéologie dominante ») : “de l’extrême inégalité des conditions et des fortunes sortit une foule de préjugés, également contraires à la raison et au bonheur », écrit-il dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ces “préjugés » ont entériné l’idée que l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés, entre riches et pauvres, était inévitable. Situation paradoxale : les pauvres possèdent la puissance suffisante pour cesser d’être à la discrétion de leurs supérieurs et mettre fin à ces inégalités qui ne sont fondées sur rien ; mais, convaincus de leur infériorité, ils acceptent les “fers » qui pèsent sur eux.

Ces deux obstacles à l’apparition d’une véritable démocratie sont liés. Tant que les individus se sentiront impuissants, ils ne chercheront pas à se constituer en peuple souverain ; et tant qu’ils ne se constitueront pas en peuple souverain, ils ne sentiront pas leur puissance. Rousseau était donc sceptique quant à la possibilité de rompre ces “fers ». Pourtant, il avait l’intuition que son oeuvre allait lui survive, et que ses idées demeureraient une source de menace constante pour les puissants. « Vivant ou mort, il les inquiétera toujours », écrit-il dans Rousseau juge de Jean-Jacques à propos de lui-même – avec la modestie qui le caractérise. C’est ainsi que, comme un spectre, Rousseau a plané sur la Révolution française et sur la modernité politique. Les Gilets Jaunes sont un nouvel avatar de ce spectre

Rompre les “chaînes de l’esclavage”, par la “révolution démocratique”

Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution. Tableau de D. Jeaurat, 1794.

Rompre les “fers” et les “chaînes de l’esclavage” (une expression que Marat emploie comme titre de l’un de ses ouvrages) en dévoilant toute la contingence et l’arbitraire des relations de pouvoir, donner aux pauvres le sentiment de leur puissance et le goût de la démocratie, les inciter à dépasser leur individualité pour se constituer en peuple : telle fut la tâche que se donnèrent les héritiers de Rousseau sous la Révolution française. Rousseau, qui vivait à une époque où le journalisme était encore embryonnaire, ne croyait pas que l’on puisse influer sur les mentalités, qui, pensait-il, resteraient figées ; ce n’est pas un hasard si le journalisme, dont on commence alors tout juste à découvrir le pouvoir d’influence sur les esprits, apparaît comme un moyen d’action privilégié aux partisans de la démocratie sous la Révolution française. “Les infortunés forment les dix-neuf vingtièmes de la nation; ils seront les maîtres dès lors qu’ils connaîtront leurs droits et sentiront leurs forces », écrit Marat en 1789 ; “pour que le peuple veuille jouir de ses droits, il faut qu’il les connaisse », ajoute-t-il : “c’est à ce point où les écrivains doivent s’efforcer d’amener la nation ».

C’est ainsi que la Révolution française devient le théâtre d’une succession de scènes au cours desquelles l’arbitraire et la contingence des inégalités de pouvoir et de richesse semblent apparaître au grand jour aux yeux des contemporains : l’invasion répétée de l’Assemblée nationale par des sans-culottes, l’insurrection victorieuse des esclaves de Saint-Domingue contre les planteurs esclavagistes, l’exécution du roi Louis XVI, que des sans-culottes conduisent à l’échafaud le 21 janvier 1793…

Bataille de la colline aux palmiers, de January Suchodolski (1845), représentant un épisode de la révolte d’esclaves de l’île de Saint-Domingue.

Les hiérarchies les plus évidentes sont renversées, les liens les mieux établis se voient questionnés, les institutions les plus solides menacent de s’ébranler. Un texte du planteur esclavagiste Moreau de Saint-Méry, publié sous couvert d’anonymat, témoigne de la terreur que ce processus a inspiré aux groupes dominants. Esclavagiste métis, Moreau de Saint-Méry s’inquiète pourtant, au commencement de la Révolution, de la remise en cause du “préjugé de couleur » – en vertu duquel les Noirs et les métis étaient considérés comme inférieurs aux Blancs. Il reproche aux députés anti-esclavagistes la virulence avec laquelle ils s’attaquent au “préjugé de couleur” : “tel est l’empire des préjugés lorsqu’ils tiennent à la Constitution d’un pays qu’on ne doit y toucher qu’avec la plus grande circonspection », écrit-il ; les “préjugés”, ajoute-t-il, “sont le ressort caché de toute la machine coloniale ». Les années suivantes, qui ont vu éclater une spectaculaire révolte d’esclaves à Saint-Domingue, ont donné raison aux craintes de Moreau de Saint-Méry. Les “ressorts cachés” des diverses formes de domination sont peu à peu apparus au grand jour sous la Révolution.

C’est la raison pour laquelle la Révolution française a laissé aux groupes sociaux dominants le souvenir d’une épouvantable Saturnale, au cours de laquelle les hiérarchies traditionnellement admises étaient renversées ; il suffit de lire la réaction du Pape à l’exécution de Louis XVI pour s’en convaincre : “comment se fait-il que les Chrétiens soient jugés par des hérétiques, les hommes sains par des malades, les juges par des coupables ? ».

L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Gravure de Georg Heinrich Sieveking réalisée la même année.

Tocqueville est un observateur lucide de ce processus, qu’il nomme “révolution démocratique” dans le premier tome de sa Démocratie en Amérique. Avant 1789, écrit Tocqueville, les individus considéraient leur infériorité comme “un effet de l’ordre idéal de la nature” ; la Révolution fait perdre à l’inégalité son caractère naturel : “la force apparaît à tous comme la seule raison” de l’état social, et “l’idée de droit », conçue comme gardienne immuable des institutions, disparaît. Le simple exercice de la souveraineté populaire dévoile la contingence des rapports de pouvoir, mais aussi, par là-même, des normes dominantes, qu’il est possible de questionner ou renverser à l’infini. De quoi cette “révolution démocratique” est-elle le nom ? On ne compte plus les mouvements politiques et les courants de pensée qui ont vu dans le processus initié en 1789 la matrice de l’émancipation des opprimés, de Karl Marx à Derrida – qui considère la Révolution française comme un moment clef de la “déconstruction” des normes qu’il théorise -, des révolutions socialistes aux mouvements féministes ou anti-racistes…

Cette “révolution démocratique” est cependant plus ambivalente qu’elle ne le semble au premier abord. Si le processus de déconstruction des pouvoirs et des normes enclenché en 1789 est infini, ne risque-t-il pas d’ouvrir la voie, un jour, à la contestation des Droits de l’Homme ou des libertés individuelles ? Une ambivalence que l’on retrouve aujourd’hui avec les débats relatifs au RIC.

Le gouffre sans fond de la souveraineté populaire et du pouvoir constituant

Le spectre de la souveraineté illimitée du peuple a été jusqu’à inquiéter certains fervents démocrates ; la souveraineté populaire peut-elle tout contester et tout détruire, y compris les Droits de l’Homme ? Les massacres perpétrés sous la Terreur – justifiée aux yeux des plus radicaux par la défense et l’exercice de la souveraineté du peuple – ont fini par poser la question.

Où allait donc cette Révolution qui, “comme Saturne », semblait “dévorer ses propres enfants », selon le mot de Vergniaud, en une surenchère nihiliste, dont le seul étalon de valeur était la souveraineté du peuple ? Victor Hugo rend compte dans Quatrevingt-treize de cette sensation de vertige : “Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête ».

Saturne dévorant son enfant. Talbeau de Goya, peint en 1819. La figure de Saturne (l’équivalent romain de Cronos), le Titan romain qui dévorait ses enfants, devenue une allégorie de l’hybris, de la destruction des normes les plus élémentaires, a été convoquée à de nombreuses reprises pour symboliser la Révolution et la Terreur. Les monarchistes faisaient référence aux années 1792-1794 comme à une “Saturnale” ininterrompue – cette fête romaine au cours de laquelle maîtres et serviteurs échangeaient leurs rôles. Les républicains hostiles à la Terreur ont quant à eux repris l’image monstrueuse du père dévorant ses enfants. La référence à Saturne est significative : elle renvoie à une ère qui précède celle des hommes et des Dieux, à un temps, donc, où la justice n’était pas encore de ce monde.

Que faire si le peuple décide de s’attaquer aux Droits de l’Homme ? Débat éminemment contemporain. Le Contrat Social de Rousseau ne souffre d’aucune ambiguïté sur cette question : “il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne peut enfreindre ». Là où Montesquieu pense l’équilibre des pouvoirs et la protection des libertés, Rousseau théorise au contraire l’unicité et l’indivisibilité de la volonté du peuple. Est-ce d’ailleurs un hasard si Rousseau reprend aux théoriciens de l’absolutisme monarchique le concept de “souveraineté » – qui signifie rien de moins qu’un pouvoir sans limites – pour en faire du peuple le détenteur légitime, en lieu et place du monarque ? Émile Boutmy a-t-il vraiment tort lorsqu’il écrit que “Rousseau applique au souverain l’idée que les philosophes se font de Dieu : il peut tout ce qu’il veut ; mais il ne peut vouloir le mal » ? (Etudes politiques).

C’est ainsi que sous la Révolution française se développe un courant de pensée, issu de la tradition jusnaturaliste et libérale, destiné à défendre les Droits de l’Homme et les libertés individuelles contre les abus de la souveraineté du peuple. La rédaction d’une Constitution apparaît vite comme le moyen privilégié de donner un cadre et de fixer des limites à la souveraineté populaire. Siéyès, défenseur ardent de la Révolution libérale de 1789 et critique passionné de la Révolution démocratique de 1792, s’érige comme le principal théoricien de ce courant de pensée ; il propose de figer le “pouvoir constituant” du peuple, c’est-à-dire le pouvoir de défaire et d’instituer des normes – potentiellement illimité – en un “pouvoir constitué », afin de lui donner des cadres et des bornes. “Toute constitution politique », écrit-il, “ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer, les droits de l’homme et du citoyen » ; raison qui justifie sa limitation de la souveraineté populaire.

Le XXème siècle donne du grain à moudre à ces tentatives de cristallisation juridique du pouvoir constituant. C’est certainement le juriste Hans Kelsen qui leur a donné leur forme la plus aboutie. Défenseur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, horrifié par la révolution bolchévique comme par l’expérience fasciste, Kelsen théorise une architecture juridique complexe destinée à protéger une série de normes en les inscrivant dans une Constitution. Elle se matérialise sous la forme d’une “pyramide des normes », qui soumet l’ensemble des lois au respect de la régularité constitutionnelle (la Constitution est nommée, de manière significative, la “norme des normes » par Kelsen) ; une série d’institutions est destinée, aux yeux de Kelsen, à permettre le contrôle du caractère constitutionnel des lois. La “pyramide des normes » apparaît comme une réponse directe aux blochéviks et aux fascistes ; elle constitue un moyen de soustraire un certain nombre de normes à l’arbitraire du souverain.

Formalisation de la “pyramide des normes” telle qu’elle est théorisée par Kelsen.

L’influence de Kelsen sur la pensée contemporaine est considérable ; les manuels de droit des universités françaises actuelles se réfèrent constamment à Kelsen ; les “cours constitutionnelles », apparues après la Seconde Guerre Mondiale, destinées à vérifier la légalité constitutionnelle de telle ou telle loi, sont inspirées par les réflexions de Kelsen. Récemment, un certain nombre de responsables politiques ou de journalistes ont déclaré leur soutien au RIC, mais à condition de l’inscrire dans un cadre constitutionnel qui l’encadrerait sévèrement, et qui l’empêcherait de statuer sur les questions de société, afin que les libertés individuelles ne soient pas menacées ; c’est encore un avatar de la pensée de Kelsen.

Réactualisation contemporaine d’une hantise vieille de deux siècles.

Il n’a pas été très difficile au juriste Carl Schmitt, le grand critique de Kelsen, de contester ce qu’il considère comme un “impérialisme du droit” dans la science politique. Il reproche à Kelsen d’hypostasier le droit, de l’étudier en voilant les dynamiques politiques desquelles il est issu : “on a affaire à la vieille négation libérale de l’Etat face au droit, et à l’ignorance du problème autonome de l’effectuation du droit » (Théologie politique). Le schéma de la “pyramide des normes » kelsenienne n’est valable qu’aussi longtemps que sommeille le pouvoir constituant, qui est la véritable “source sans fond de toutes les formes ». “Écrire une Constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant », écrit-il dans sa Théorie de la Constitution : “le pouvoir constituant continue à exister à côté de la Constitution et au-dessus d’elle ».

Le vertige de la réinvention démocratique

On peut retirer quelques enseignements de cette mise en perspective.

Il semble tout d’abord surprenant que le RIC soit systématiquement envisagé sous l’angle de la menace pour les libertés acquises, plutôt que comme une arme pour celles qui restent à conquérir. Il semble paradoxal de voir certaines personnalités “progressistes” s’en prendre au RIC, sous prétexte qu’il ouvrirait la voie à la déconstruction des normes établies – à l’instar de ce député LREM qui craint que “le RIC ne permette la révocation de n’importe quelle loi progressiste », et n’ouvre la voie à de “graves atteinte aux droits des femmes » – alors que les mouvements identifiés comme “progressistes” se sont précisément bâtis sur l’idée que la déconstruction des normes instituées avait un potentiel libérateur. Le RIC est porteur de l’ambivalence qui était celle de la “révolution démocratique” théorisée par Tocqueville, ce processus où les rapports sociaux, l’ordre institué et les normes dominantes sont radicalement mis en question et apparaissent dans toute leur contingence. Le RIC, comme l’exercice de la souveraineté populaire sous la Révolution française, porte en lui la potentielle déconstruction des droits les plus incontestés… mais aussi le questionnement des formes de violence et de domination les plus dissimulées – et donc la promesse de la conquête de nouveaux droits. La situation des femmes en France, pour reprendre l’exemple ci-dessus, est-elle satisfaisante au point que la menace de la perte de droits soit plus forte que la promesse de la conquête de nouveaux droits ? La question mérite d’être posée.

On peut très bien juger que le statu quo, avec toutes ses imperfections, mérite d’être défendu, car il est préférable à une série d’attaques contre les libertés individuelles qui pourraient être portées si le RIC était mis en place. Mais dans cette configuration, qu’est-ce qui garantit en dernière instance la pérennité des libertés individuelles ? Si l’on craint que les droits acquis soient menacés par l’existence potentielle du RIC, on doit craindre à plus forte raison qu’ils soient menacés par l’existence, bien réelle, d’une Assemblée nationale souveraine – l’Assemblée nationale n’étant pas une institution intrinsèquement garante des droits individuels ! Il est d’ailleurs curieux que les opposants au RIC, inquiets de la menace qu’il ferait peser sur les droits individuels, ne s’inquiètent jamais des dangers que le système de démocratie représentative fait peser sur ces mêmes droits individuels – non pas dans un futur hypothétique, mais bien actuellement. Dans une démocratie semi-directe où le RIC serait institutionnalisé, du moins la possibilité de débattre d’une loi ou d’un sujet de société ne serait-elle jamais écartée – et un vote conservateur pourrait être contredit quelques années plus tard par un vote progressiste portant sur le même sujet. Dans le système actuel de démocratie représentative, où la temporalité politique est exclusivement fixée par les pouvoirs institués, qu’est-ce qui garantira la défense des libertés individuelles, des droits des femmes ou des minorités, le jour où un parti ultra-conservateur prendrait le pouvoir à l’Elysée et à l’Assemblée nationale ?

Il semble que le danger pointé du doigt par les opposants au RIC – la mise en cause de droits fondamentaux par le pouvoir souverain – soit déjà présent dans le système actuel. Ce danger ne concerne pas seulement le RIC, ou la démocratie participative : il concerne tout simplement la souveraineté. Il a partie liée à ce que Carl Schmitt nomme à la suite de Siéyès le “pouvoir constituant », c’est-à-dire le pouvoir infini de déconstruire et d’édicter des normes et des lois. Le problème semble donc mal posé. Le débat n’oppose pas défenseurs des droits et défenseurs de la souveraineté populaire. Il oppose plutôt une posture que l’on pourrait qualifier d’essentialiste et une autre, que l’on pourrait qualifier de constructiviste.

La posture essentialiste est celle qui consiste à se référer à un certain nombre de droits acquis, et à vouloir les garantir par une série d’institutions, de normes constitutionnelles ou juridiques – une démarche dont Kelsen a fourni la formalisation la plus aboutie.

La posture constructiviste implique d’admettre le caractère contingent, aléatoire et réversible des normes dominantes, de la législation existante et des droits acquis ; et de considérer cette contingence et cette réversibilité non comme une menace, mais comme une arme pour la conquête de nouveaux droits. Cette démarche implique donc de penser l’institutionnalisation des cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire, plutôt que de chercher à sanctuariser les droits acquis en une forteresse juridique – qui peut de toute manière s’effondrer.

Ces deux attitudes ne sont pas nécessairement antinomiques (on peut très bien considérer certains droits comme essentiels, se réjouir de leur constitutionnalisation, tout en admettant leur caractère contingent) ; mais il semblerait que l’on ait tendance à surestimer les bienfaits de la première, et à sous-estimer la pertinence de la seconde. Est-il vraiment besoin de s’étendre longuement sur le bien-fondé des objections que Schmitt adresse aux disciples de Kelsen ? Il est tout à fait possible de souhaiter – au nom de la défense des Droits de l’Homme – la restriction de la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire, le rétrécissement de la souveraineté parlementaire par le cadre constitutionnel, l’encadrement du cadre constitutionnel lui-même par une série de traités internationaux contraignants, destinés à sanctuariser un certain nombre de droits essentiels. Cette logique de poupées russes prend fin lorsque le pouvoir souverain décide tout simplement de récuser le cadre constitutionnel ou les engagements internationaux – la vague conservatrice qui frappe l’Europe de l’Est depuis une décennie montre qu’aucun droit n’est acquis de manière irréversible, et que le pouvoir normatif des traités internationaux pèse bien peu, par rapport au pouvoir bien réel du souverain. Une défense conséquente des droits individuels ne peut donc se limiter à une tentative d’encadrement ou de limitation du pouvoir souverain ; elle doit également en penser les modalités d’exercice.

L’acceptation du caractère contingent de toutes les institutions, normes et lois, procure au premier abord une sensation de vertige. Rousseau écrit, dans ses Fragments politiques : “chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de la durée du corps politique est absolu, indépendant de ce qui précède, et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut ». La souveraineté populaire de Rousseau apparaît donc douée de la même indétermination que la liberté de Sartre : sans attaches avec le passé, elle se conçoit comme réinvention perpétuelle et démiurgique.

Il importe de relativiser cette sensation de vertige ; car si le pouvoir souverain de déconstruction des normes est théoriquement infini, il ne l’est pas en pratique. Si le pouvoir souverain est – par la nature des choses – illimité, il n’en devient pas nécessairement arbitraire pour autant. Dans sa Théorie de la Constitution, Carl Schmitt note ce paradoxe étonnant : les périodes de révolution, lors desquelles les normes les plus élémentaires sont questionnées et dissoutes, n’ouvrent jamais sur des périodes d’anarchie ou de chaos ; un ordre alternatif se remet en place, à la même vitesse que l’ancien a été aboli. Le pari de Rousseau était précisément la mise en place d’un nouvel ordre – politique, juridique, moral -, qui profiterait à tous, et non à une minorité. C’est que le “peuple” de Rousseau n’est pas une entité abstraite, ou un amas d’individus isolés. C’est, pour reprendre l’expression de Saint-Just, une “communauté d’affections », dans laquelle tous les individus sont liés entre eux par un sentiment d’appartenance commune et un devoir de solidarité mutuel. Sans une telle “communauté d’affections” – produite par une éducation commune, une série d’institutions qui favorisent le développement de ce sentiment de responsabilité mutuelle -, sans ce sentiment d’appartenance à un même corps, le “peuple », tel que l’entend Rousseau, ne peut exister, et la souveraineté populaire ne peut qu’être une chimère. C’est pourquoi Rousseau estimait que la logique en vertu de laquelle un peuple prend conscience de lui-même comme peuple, pousserait le citoyen à protéger son semblable comme s’il s’agissait de lui-même : la souveraineté populaire est indissociable pour lui de la responsabilité des individus les uns envers les autres.

La Constitution de juin 1793

C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de la Constitution de juin 1793 ne distinguaient jamais l’institutionnalisation de la souveraineté populaire et la défense des Droits de l’Homme. La souveraineté du peuple était, pour eux, le moyen de favoriser l’émergence d’une éthique de la responsabilité collective. Ils estimaient que si les cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire étaient instaurés (éducation, institutionnalisation d’Assemblées populaires, construction d’un véritable espace public de libre débat, mécanismes de participation démocratique, etc.), les citoyens ne pourraient que tendre vers un ordre des choses où les droits de chacun seraient protégés par tous les autres. La reconnaissance de l’égalité radicale entre les hommes, que présuppose la mise en place d’institutions démocratiques, ne pourrait qu’encourager la prise en compte de l’égalité de leurs droits. Cet idéal de solidarité organique a été synthétisé dans l’article 34 de cette Constitution : “il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ».

Optimisme démesuré ? Assurément. Il n’empêche : penser les conditions d’apparition d’un devoir d’assistance mutuelle dans le cadre de la souveraineté populaire semble être un moyen plus pertinent de conserver les droits acquis, que de les sanctuariser dans une Constitution et une série de traités internationaux – dont on espère religieusement que jamais le souverain ne décidera de les récuser.

C’est d’ailleurs dans cette mesure que l’on pourrait critiquer le RIC qui, en tant que tel, apparaît comme une modalité atrophiée de réforme démocratique. Certains de ses partisans tendent à le considérer comme une simple mesure technique, sur le mode d’une baguette magique qui réaliserait miraculeusement la souveraineté du peuple. Si la mise en place d’un RIC n’est pas accompagnée d’une série de réformes visant à faire émerger un véritable espace démocratique qui permette la délibération, la participation populaire et qui favorise l’apparition d’un esprit civique, la souveraineté populaire ne deviendra pas autre chose que ce qu’elle est actuellement : une simple formule.

RIC : risques et vertus de l’expression citoyenne

© Capture d’écran : YouTube

Qui aurait bien pu parier qu’une insurrection contre la hausse des prix de l’essence mènerait à la remise en cause des institutions de la Vème République ? Le mouvement des gilets jaunes renouvelle le champ de la contestation sociale, prenant de court bon nombre d’éditorialistes et de politiciens. L’appel à un Référendum d’initiative citoyenne est ainsi devenu l’un des leitmotivs du mouvement et un sujet très apprécié du débat public. Tantôt présenté comme dangereux, tantôt vu comme la mesure salvatrice d’une sortie de crise, il déchaîne les déclarations et les imaginations. Pourtant, l’essentiel du débat sur le RIC pourrait se jouer non pas sur son principe mais sur ses modalités.


Pour quiconque arpente les rues et les ronds points à l’écoute des slogans et des discussions des gilets jaunes, il est presque impossible d’échapper à l’enthousiasme que soulève le Référendum d’initiative citoyenne. La capacité d’une telle idée à pénétrer les couches les plus hétéroclites de la société impressionne [1]. L’ampleur de sa diffusion ne saurait toutefois la laisser longtemps sans contradicteurs. Car comme toutes les procédures institutionnelles, le RIC présente des risques qui sont pour l’instant difficiles à évaluer du fait du caractère inédit du dispositif. On s’inquiète ici ou là du retour de la peine de mort, d’une révision du mariage pour tous, d’une multiplication des niches fiscales etc. Sans tomber dans un scepticisme qui céderait à la paranoïa, et en gardant en tête que la plupart de ces risques existent de la même façon lors des élections que nous pratiquons de longue date, il n’est pas inutile de les détailler, ne serait-ce que pour réfléchir à leurs éventuelles solutions.

Bien sûr, rien ne permet de présumer l’irresponsabilité ou l’égarement idéologique du peuple français. Mais un pouvoir constituant qui souhaiterait inscrire le RIC dans les textes constitutionnels, ne pouvant connaître de l’avenir, doit tout envisager, le pire comme le meilleurs, et serait de toute façon bien obligé d’y fixer des conditions. Car il n’existe pas à ce jour de démocratie « à l’état pur »[2]. Même le référendum en est une approximation. D’un point de vue démocratique, le RIC, au même titre que n’importe quelle institution, n’en serait qu’une voie de médiation, un outil de réalisation nécessairement imparfait mais également perfectible.

Le RIC en quelques mots

Qu’est-ce que le RIC ? C’est une procédure institutionnelle qui permettrait à une fraction du corps électoral de déclencher la tenue d’un référendum sur une question donnée. Dans sa version la plus extensive soutenue par certains gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession qui se résume en quatre prérogatives fondamentales : un pouvoir constituant, à savoir le droit de réviser ou réécrire la constitution ; un pouvoir abrogatoire, permettant d’abroger une loi ; un pouvoir législatif, pour créer une loi ; et enfin un pouvoir révocatoire, afin de révoquer un élu.

Dans sa version la plus extensive, soutenue par de nombreux gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession.

La possibilité d’organiser un référendum sur initiative citoyenne existe déjà dans plusieurs pays, notamment la Suisse, que l’on cite abondamment. Toutefois, aucun pays ne combine la possibilité de ces quatre pouvoirs[3].  Souvent assimilé à l’idée d’une démocratie directe et à une conception populaire de la souveraineté démocratique, le RIC a quelques antécédents dans la tradition politique française, notamment la révocation des élus sous la Révolution.

En l’état, la constitution française prévoit la possibilité d’organiser un référendum à l’initiative du Parlement, soutenu par un corps de citoyens. Cependant, les conditions relativement inaccessibles du Référendum d’initiative partagée (RIP) et son périmètre encore équivoque l’ont pour l’instant maintenu hors de portée de la vie politique française[4]. La voie la plus logique d’adoption du RIC serait donc une révision constitutionnelle de l’article 11 qui transformerait le RIP en RIC.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:RIC_CARL.jpg
Pouvoirs extensifs du RIC @Mielchor

Le RIC en question

Tant au sein de ses détracteurs que de ses défenseurs[5], l’éventualité du RIC génère une myriade de défis procéduriers plus ou moins complexes mais pose également des questions sur la survie même de notre ordre institutionnel et juridique. Ainsi, la mise en place du RIC dans sa version la plus extensive comprenant les quatre pouvoirs s’avère délicate sur trois points : les libertés fondamentales, la gestion du budget de l’état et la stabilité du pouvoir.

En matière de libertés fondamentales

La démocratie française s’est constituée autour de l’avènement historique de l’individualisme. Il existe ainsi une association tacite entre le droit du citoyen à décider de la vie de la cité et sa protection contre l’arbitraire d’un pouvoir ou d’une foule, au point qu’on amalgame fréquemment libéralisme politique – droits de l’Homme, État de droit – et démocratie. En pratique, le régime des libertés fondamentales contribue à atténuer les faiblesses du principe majoritaire qui fonde la démocratie moderne : comment éviter l’oppression d’une minorité par la majorité ? La protection des droits et libertés de chaque individu rend le jeu démocratique d’autant plus acceptable qu’il nuance la tendance contemporaine à confondre la majorité avec la totalité du peuple. Il apparaît évidemment impensable que les garanties de nos libertés fondamentales restent éternellement hors de portée du suffrage universel, ne serait-ce que pour créer de nouveaux droits, par exemple. Celles-ci ont d’ailleurs déjà été soumises au vote des Français par le passé, quoi que de manière incomplète. On peut craindre cependant que le simple principe de majorité absolue, qui réunit 50% des suffrages, ne puisse suffire à légitimer une révision de nos libertés. Et c’est assez logiquement qu’on refusera à une majorité la décision des limites de la puissance majoritaire. La capacité d’intervention du RIC dans le domaine des droits fondamentaux suppose dès lors de réunir une masse de suffrage qui puisse représenter une volonté qualifiée de « supra majoritaire ». Une majorité « qualifiée » donc, dont la représentativité minimum requise s’appréciera en fonction des suffrages exprimés mais aussi de la participation électorale. Le juste agencement entre ces deux exigences, d’un côté un quorum en nombre de votes (c’est-à-dire la proportion des suffrages exprimés) et d’un quorum en nombre de votant (partition électorale), reste largement sujet à débat. L’enjeu pour cette majorité spéciale est de se distinguer clairement des majorités ordinairement requises pour un référendum de l’article 11 (plus de 50% de suffrages, aucun seuil minimum de participation). Dans la mesure où les actuels droit fondamentaux régissent en théorie notre ordre juridique (en particulier la procédure pénale), un tel dispositif garantirait également l’impossibilité de voter une loi qui leur soit contraire par un référendum à majorité simple.

En matière fiscale et budgétaire

La thématique fiscale est un point particulièrement sensible, qui pose des questions complexes et paradoxales. L’existence même d’un système fiscal suppose en effet un consentement obtenu généralement de manière plus ou moins coercitive et l’on imagine assez mal le corps électoral, même le plus attaché à la chose publique, se contraindre spontanément aux charges et aux impôts qui financent pourtant jusqu’à la possibilité même de l’action politique. Que se passerait-il si chacun avait la possibilité de demander la réduction de ses impôts ? En même temps, la place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public qui prendrait a minima la forme d’un droit de regard, et de façon plus extensive la possibilité d’intervenir dans le processus budgétaire. Cette contradiction peut toutefois être nuancée par la dimension majoritaire du référendum. Les contribuables qui souhaiteraient par exemple modifier le taux d’imposition de leur tranche ou le commerçant qui voudrait réduire la TVA à laquelle est soumise ses produits, auraient beaucoup de mal à être suivis par une majorité de Français aux intérêt économiques divergents et aux situations fiscales différentes. Le risque se concentrerait donc plutôt sur le scénario d’une décision collective de baisser simultanément les impôts de tout le monde, ce qui ne manquerait pas de poser quelques problèmes de finances publiques.

La place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public.

Requérir une majorité absolue ou qualifiée pour valider une mesure de ce type n’y changerait pas grand chose. La solution réside peut-être dans un encadrement du RIC dans le domaine fiscal par des principes qui permettraient de le rendre constructif. On pourrait imaginer par exemple un principe d’équilibre ou de réciprocité qui oblige toute intervention dans le budget national à proposer une symétrie entre les recettes et les dépenses amendées. Par exemple, un impôt ne pourrait être supprimé qu’à condition d’en détailler le financement, puis en envisageant son remplacement ou en lui substituant un autre impôt équivalent, soit par l’emprunt public, soit en indiquant explicitement quelle dépense publique sera amputée du manque à gagner. Parallèlement, on pourrait limiter le RIC à une capacité d’intervention fiscale ponctuelle ce qui favoriserait sans doute la hiérarchisation des revendications et donnerait la priorité au traitement des dispositifs fiscaux les plus unanimement perçus comme injustes. Le budget étant discuté tous les ans au Parlement, les Français auraient ainsi la possibilité d’intervenir chaque année sur une ou deux mesures fiscales emblématiques, complétant et contrôlant ainsi le travail parlementaire qui garderait toute son importance.

© Olivier Ortelpa

En matière de stabilité et de continuité du pouvoir

Il s’agit du reproche le plus répandu à l’encontre du RIC : si l’on pouvait révoquer un élu tous les deux jours, il deviendrait impossible de gouverner le pays et l’on retomberait dans ce climat d’agitation et de paralysie qui caractérisait notamment la IVème République. Néanmoins, il s’agit d’une mesure qui peut facilement être encadrée, en empêchant le renouvellement trop hâtif des élus, grâce à l’accord d’une période probatoire par exemple. Durant la première partie de son mandat, l’élu disposerait ainsi d’un temps pour déployer les grandes orientations de sa politique, que le citoyen pourrait ensuite juger en connaissance de cause. Toutefois, au terme de cette période d’essai, comment faire face à l’éventualité d’un désaveu ? La révocation d’un élu implique en effet l’organisation d’une nouvelle élection et avec celle-ci, une nécessaire période de campagne. Faut-il alors considérer que la campagne du référendum de révocation constitue en fait le début d’une campagne de potentielle élection ? Ou faut-il prévoir au contraire un délai important entre une révocation et une nouvelle élection ? D’autre part, il faut déterminer les conséquences qu’aurait le scrutin pour l’élu concerné : après une révocation, peut-il se présenter tout de même à la nouvelle élection ? S’il est maintenu au pouvoir par les urnes, bénéficie-t-il d’une nouvelle période probatoire ? On pourrait craindre que la multiplication des campagnes offre d’autant plus d’occasions aux candidats d’exercer une démagogie de circonstance. C’est oublier un peu vite que les postures et les contorsions de la communication politique sont loin de se limiter aux périodes d’élections. L’exercice du pouvoir est devenu aujourd’hui une sorte de campagne permanente de conquête de l’opinion. Dans ces conditions, qu’une telle situation débouche sur des scrutins plutôt que sur une compilation de sondages politiquement stériles pour le plus grand nombre paraît finalement assez positif. Mais la question de la stabilité du pouvoir ne se pose pas seulement pour la révocation d’élus. Elle interroge également les sujets diplomatiques. La possibilité de ratifier ou de dénoncer un traité international engage la capacité d’action diplomatique de l’État, puisqu’il peut rendre incertain la pérennité de ses engagements internationaux. Même en considérant que tous les traités internationaux qui ont un impact significatif sur l’État et le fonctionnement de la société française (accords de libres échanges, traités fondateurs de l’UE, alliances militaires, conventions pénales internationales etc.) devraient être ratifiés préalablement par référendum, reste la question de la durée de la validité des accords signés. La nécessité d’un débat sur l’équilibre à trouver entre stabilité diplomatique et contrôle démocratique des traités s’impose.

Les conditions d’application du RIC

De manière plus générale, il apparaît de ces différents cas pratiques qu’un certains
nombre de paramètres se dégagent avec lesquels le futur constituant devra sans doute
composer pour l’intégration du RIC à notre ordre constitutionnel.

D’abord, la qualité du débat public. Comme l’affirment certains constitutionnalistes le
premier facteur de qualité des décisions, c’est la qualité des campagnes et du
débat public qui les animent [8]. Ce qui dépend de la durée des campagnes (pour lesquelles l’article 11 ne pose aucune condition) mais aussi de leur organisation médiatique (temps de parole, débats entre représentants) et institutionnelle (création  d’assemblées citoyennes locales, organisation de débats au niveau communal …) A ce titre, sans doute peut tirer quelques enseignements de la campagne du référendum de 2005 qui avait généré une participation électorale assez élevée (69% du corps électoral).

Ensuite, la fréquence des scrutins. Qu’il faudra déterminer pour chaque disposition : durée des périodes probatoires pour les élus, pour les lois, annualité du travail budgétaire, la période de validité des traités, la fréquence des révisions constitutionnelles …

La question de la masse citoyenne doit déterminer combien de citoyens participeront à chaque étape du processus. Quel est le seuil de déclenchement du RIC, combien faut-il de pétitionnaires ? On parle parfois de 1% du corps électoral (soit environ 450 000 citoyen), ou de 700 000, voire d’un million ou deux millions de personnes… Doit-on d’autre part exiger un taux de participation minimum pour attester de la validité du référendum ? C’est par exemple le cas en Italie pour la dimension abrogatoire, où 50% de participation est requise.

À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale […]. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs.

De plus, la réflexion sur les modes de scrutins alternatifs se développe de manière significative ces dernières années. En plus du scrutin binaire existent ainsi plusieurs configurations alternatives : scrutin préférentiel (classement par ordre de priorité des propositions), scrutin par notation (chaque proposition est notée pour elle même), etc. À noter toutefois que la familiarisation des citoyens avec ces nouveaux types de votation nécessiterait sans doute plusieurs occasions de pratique, d’où peut-être l’intérêt de les expérimenter d’abord localement. La proposition référendaire pourrait aussi être soumise à certains principes régulateurs, comme l’intelligibilité de la question et du projet de loi, le principe de financement en matière budgétaire ou l’obligation d’un plan détaillé de mise en œuvre de la mesure proposée.

L’articulation avec les autres pouvoirs est aussi un point central du débat. À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale, que ce soit celle du président ou des parlementaires, qui seront contraints de partager ces prérogatives avec l’expression populaire. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs. Sauf à se passer complètement de la représentation politique, ce qui dans un pays de 67 millions d’habitants ne semble pas à l’ordre du jour, il apparaît inévitable de préciser le rôle et le périmètre de ces deux types de pouvoir et, dans la mesure du possible, de les optimiser. L’idée d’une implication du Parlement, qui aurait la possibilité, voire l’obligation, d’examiner le futur sujet du RIC en séance, semble à ce titre une piste intéressante [9]. Que faire toutefois, lorsque le texte amendé est jugé dénaturé et est rejeté par le suffrage universel, faut-il recommencer tout le processus ? Par ailleurs, si la démocratie locale ou participative ne peut à elle seule résoudre la crise de nos institutions (la plupart des revendications des Gilets Jaunes – hausse SMIC, baisse des taxes, ISF, CICE, retraites, indemnités des élus – relèvent du pouvoir national, et plus précisément de Bercy), elle peut indéniablement jouer un rôle fondamental dans l’organisation du débat public et l’élaboration des textes proposés au RIC.

Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est décisif.

D’autre part, il parait indispensable de vérifier la compatibilité de la mesure proposée avec l’ensemble des dispositions constitutionnelles, avant d’enclencher le processus d’une campagne nationale sur le sujet. Ce qui suscite un problème particulier d’articulation avec l’organisme chargé de garantir la validité de la procédure. On imagine que l’on n’échappera pas à une réforme profonde du Conseil Constitutionnel, dont la partialité politique est de plus en plus problématique [10] si l’on fait le choix logique de lui confier cette tâche. Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est en effet décisif.

Enfin, bien que le dispositif institutionnel comporte une part irréductible de technicité, son utilisation devra être la plus simple possible pour les pétitionnaires comme pour les votants. Cela suppose un nombre raisonnable de formalités, mais également une certaine continuité institutionnelle et un symbolisme dans les chiffres, comme un seuil de déclenchement à 1% du corps électoral ou 1 millions de citoyens par exemple, une participation électorale de 50%, une majorité qualifiée aux 3/5, comme c’est le cas pour le Parlement au sujet de la révision constitutionnelle actuelle [11].

Le RIC sauvera-t-il la Vème République ?

Ironie de l’histoire politique, ce référendum qui fait aujourd’hui trembler tant de partisans du régime présidentiel a justement été popularisé par la Vème République ! Avant 1958, le référendum était vu comme une institution césariste par les républicains, relativement méfiants à son égard. La tendance à personnaliser fortement les enjeux du scrutin autour de la figure présidentielle s’explique d’ailleurs par ce passif plébiscitaire de l’outil référendaire. Rien ne permet toutefois d’affirmer qu’il en sera de même avec le RIC : la personnalisation du scrutin est fortement liée au monopole de l’initiative du référendum. On peut ainsi supposer que plus l’initiative est répandue, plus le risque de personnalisation est dilué. En revanche, la pratique du référendum, instituée par la Vème République, gardera sans doute certaines de ses caractéristiques, celle d’une dimension solennelle et relativement ponctuelle, associée à une très forte autorité politique.

Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée Nationale de la IVe République.

Plus intéressant encore : le RIC offre la possibilité inédite de franchir un degré de plus dans le processus de rationalisation de notre régime républicain, et d’encadrer un exécutif qui s’émancipe toujours plus du principe d’équilibre des pouvoirs. Car l’intérêt du RIC ne réside pas seulement dans sa part de démocratie directe, mais également dans sa faculté de contrôle de la représentation. De la même manière que la prérogative présidentielle de dissolution de l’Assemblée Nationale fait planer sur celle-ci la menace d’un retour aux urnes anticipé, le RIC aurait le même effet sur tous les élus et en particulier sur le président de la République. Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable [12] au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée nationale de la IVème République, c’est à dire encadrée par des outils visant à discipliner l’exercice de sa fonction.

Le RIC se révèle donc être une option institutionnelle prometteuse dans la mesure où ses modalités le rendraient à la fois relativement exceptionnel tout en restant raisonnablement praticable. L’enjeu est ici – comme bien souvent dans notre histoire constitutionnelle – de trouver un compromis satisfaisant entre une stabilité minimum du pouvoir, pour que les décisions aient le temps et l’espace de déployer leurs effets, et un usage maximum du principe démocratique, afin que la souveraineté du peuple se matérialise le plus souvent possible. Pour cela il s’agit de trouver le point d’équilibre entre l’accessibilité du dispositif, qui lui donnera sa légitimité, et ses formalités, qui garantiront la pérennité des mesures prises. Cette ligne de crête se trouve quelque part dans l’agencement subtil de ces différents paramètres, que nous avons ici tenté de lister et dont la combinaison définitive nous apparaîtra vraisemblablement qu’après quelques années de pratiques.

L’hypothèse du RIC exige donc un débat riche et vigoureux sur ses modalités qui durera vraisemblablement encore un certain temps. Mais la force et la consistance que prend l’idée dans le corps social nous laisse tout de même quelques chances de voir un jour les Français retrouver le chemin des urnes pour un référendum… sur le RIC.

 


[1] Entre 60% et 80% des Français, selon un sondage Harris Interactive : https://www.huffingtonpost.fr/2019/01/02/le-ric-seduit-la-grande-majorite-des-francais_a_23631681/

[2] La démocratie chimiquement pure n’existe pas dans l’Histoire. Elle est toujours médiatisée par des institutions partiellement confiscatoires. Tout se joue dans leur légitimité. Un texte intéressant sur la question : https://usbeketrica.com/article/la-democratie-en-tant-que-systeme-n-existe-pas-c-est-un-principe-vers-lequel-on-tend

[3] Ainsi le système suisse ne permet pas la révocation, les systèmes italien ou californien excluent les traités internationaux et les mesures budgétaires. https://www.franceculture.fr/politique/referendum-dinitiative-citoyenne-quels-modeles-etrangers-inspirent-les-gilets-jaunes

[4] Pour le déclenchement du Référendum d’initiative partagée, il faut selon l’article 11 alinéa 3 de notre constitution, réunir un cinquième des membres du Parlement soutenu par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Soit environ 92 députés et sénateurs et 4 millions et demi d’électeurs. Le dispositif concerne par ailleurs les projets de lois sur des « réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent » mais mentionne également l’organisation des pouvoirs publics qui relèverait a priori plutôt de la révision constitutionnelle (article 89). D’autre part s’il n’est pas possible d’intervenir sur les traités internationaux eux-mêmes, il est possible de mettre en cause une disposition légale qui tendrait « à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».

[5] Comme par exemple sur la plate forme en ligne Parlement et Citoyens : https://parlement-et-citoyens.fr/project/referendum-dinitiative-citoyenne/consultation/consultation-48

[8] Entre autres Julien Talpin : https://www.liberation.fr/debats/2018/12/20/un-ric-sous-conditions_1698963, ou encore Laurence Maurel : https://theconversation.com/referendums-assemblees-citoyennes-des-propositions-a-ne-pas-sous-estimer-108927

[9] Une idée relativement répandue https://www.lemonde.fr/politique/video/2018/12/20/le-referendum-d-initiative-citoyenne-est-il-une-bonne-idee_5400515_823448.html

[10] L’intégralité de ses membres est nommée par des élus (président de la République, président de l’Assemblée, président du Sénat), ce qui ne manque pas de poser des questions sur son indépendance politique : http://cred.u-paris2.fr/sites/default/files/cours_et_publications/Cahiers%20Justice%20-%20CC%20.pdf

[11] Mentionné à l’article 89-3 de la constitution.

[12] Techniquement, on parle « d’irresponsabilité politique » du président : http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/fonctionnement/president-republique/role/pourquoi-parle-t-on-irresponsabilite-politique-du-president-republique.html

Acte IX : le grand débat national n’apaise ni la colère ni la répression policière

En colère, toujours mobilisés et déterminés, 8000 gilets jaunes ont marché dans Paris samedi 12 janvier à l’occasion de l’acte IX, témoignant de la force inépuisable du mouvement. Alors que va s’ouvrir cette semaine le grand débat national voulu par Emmanuel Macron, de nombreux manifestants ne souhaitent maintenant plus qu’une chose, la démission du président et la dissolution de l’Assemblée nationale. Calme, festive, la manifestation n’a donné lieu à aucun incident majeur, ni pillage, ni policier battu. Du côté des manifestants en revanche, plusieurs blessés ont été signalés, la plupart touchés par des tirs de flashballs, dont un au visage. Récit de l’acte IX, de la Bastille à l’Arc de Triomphe.


Midi, la Place de la Bastille est jaune de monde. Florence, conditionneuse dans une usine de parfums exulte. « C’est la première fois que je vois ça, autant de monde qui se réunit pour les mêmes causes », lance-t-elle à propos du mouvement. Déléguée syndicale, Florence est une habituée des mobilisations. Mais cette fois, sans leader, sans ligne politique ni parti, un mouvement comme celui-ci se distingue profondément, se dont elle se réjouit.

Déterminée, Florence n’attend plus qu’une chose : la démission d’Emmanuel Macron. « C’est nous qui décidons, c’est nous qui devrions gérer la France, pas Macron », assène-t-elle. Elle évoque un ras-le-bol général ressenti par les Français : « trop de taxes, trop d’impôts. Il en faut, des impôts, rectifie Florence, c’est ça qui nous apporte le social, mais en même temps t’en a plein au-dessus de nous qui en profitent trop, on devient des esclaves, c’est plus possible ». La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Rejoints par l’imposant cortège parti de Bercy, 8000 gilets jaunes débutent la marche, en direction de la place de l’Étoile. Sur le chemin, les slogans fusent en direction d’Emmanuel Macron et de Christophe Castaner. Le slogan Macron démission sera répété en boucle toute la journée.

À Paris, l’acte IX a rassemblé bien plus de monde que l’acte XVIII du samedi précédent, où 3500 personnes avaient manifesté. © Simon Mauvieux

La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Dans la foule, un slogan écrit sur un gilet jaune détonne. « Écologie oui, vivre aussi ! », peut-on lire sur le dos d’une manifestante. Cette infirmière de Corbeil-Essonnes, la trentaine, revendique fièrement son engagement écologiste. Dans un mouvement accusé un temps d’être insensible à l’environnement à cause de son mécontentement face à la hausse des prix de l’essence, cette plaidoirie est significative.

« Ça fait partie des revendications générales, un mode de vie qui respecte le monde dans sa globalité. Si on veut arrêter d’appartenir à ce système hyper capitaliste, il faut changer notre système de consommation et l’écologie va dans ce sens », explique-t-elle. « Beaucoup de gens sont pour l’écologie, ils seraient ravis de changer de voiture et d’avoir accès aux transports en commun. Mais quand on est smicard ou qu’on ne gagne qu’un peu plus que le SMIC, on ne peut pas avoir de véhicule propre. On habite à la campagne parce qu’on ne peut pas se payer un logement en ville. C’est un déclencheur, mais ça fait longtemps que ceux qui travaillent en ont marre de plus pouvoir payer leurs courses à la fin du mois ».

Nicolas, enseignant à Paris, nous livre son analyse des gilets jaunes : « C’est un mouvement très déterminé, mais quand on regarde la télé, on met en avant les violences pendant les manifs, elles existent oui, mais c’est une réponse à la violence institutionnelle. Il y a des centaines de blessés, des milliers d’arrestations et de gardes à vue, la répression est très violente. L’appel de Luc Ferry au meurtre cette semaine, les gens sont énervés », s’indigne-t-il. « Les gens qui sont là, c’est des gens ordinaires, ce ne se sont pas des gens qui veulent tout casser », poursuit Nicolas.

Cette infirmière de Corbeil-Essonnes pointe du doigt le manque de moyen de nombreux français à qui on demande de réduire leur empreinte écologique. © Simon Mauvieux.

Un peu plus loin, Béatrice, assistante maternelle à Montreuil, abonde. « J’aimerais bien que ce soit calme, que plus de gens puissent manifester. C’est difficile pour les familles de venir, je connais plein de gens qui n’osent pas venir parce qu’ils ont peur. À force de montrer des images de poubelles qui brûlent, ça fait peur aux gens », détaille-t-elle.

8000 gilets jaunes nassés place de l’Étoile

Quelques heures après le début de la marche, le cortège arrive place de l’Étoile. Il est 14 heures quand les premières grenades lacrymogènes sont tirées, alors que la police tente de couper la manifestation en deux, sans grand succès. Les lignes de CRS finissent par reculer pour laisser entrer tout le monde sur le gigantesque rond-point qui encercle l’Arc de Triomphe. Au centre, le monument est protégé par des barrières, une ligne de CRS et quelques blindés de la police. La place se remplit et l’ambiance est festive pendant près d’une demi-heure. La tension finit par monter sans que personne ne sache qui a lancé la première pierre ou la première grenade lacrymogène.

Des dizaines de grenades lacrymogènes ont été lâchées sur la Place de l’Étoile. © Simon Mauvieux

Il est 15 heures place de l’Étoile et l’air est irrespirable. Pendant que des manifestants affrontent la police d’un côté de la place, de l’autre, certains s’occupent. Un petit groupe chante en chœur le Chant des partisans, un autre a créé un semblant de piste de danse, aidé par une énorme sono qui crache de la techno. Ces scènes de liesse sont régulièrement ponctuées par des explosions ou des nuages de gaz. Les chanteurs reculent, et reprennent en chœur.

Pascal, chômeur depuis peu, observe l’agitation de la place avec un ami. Sa mobilisation a commencé sur un rond point, à Chartres, avant de venir tous les samedis à Paris. Et il reviendra. Comme tout le monde ici, Pascal est déterminé. « Au point où on en est, dit-il, il faut une dissolution de l’Assemblée Nationale et du gouvernement, à moins que notre cher président ne voie la lumière en se levant un matin et qu’il change sa politique de A à Z, avec plus de distribution des richesses, mais je n’y crois pas du tout », concède-t-il.

« Il y a de tout dans le mouvement, c’est représentatif de la population française », lance l’homme qui l’accompagne. Militaire, « le devoir de réserve » l’empêche de s’exprimer. Les militaires, lâche-t-il, sont nombreux parmi les gilets jaunes. « On a de la chance d’être du bon côté de la barrière », ironise l’homme, en pointant les CRS qui gardent l’Arc de Triomphe derrière des barrières en métal.

Le bruit des tirs de lanceurs de balles de défense se fait soudainement entendre, sonnant comme une bouteille qu’on débouche. Un homme tombe, laissant sur le trottoir une flaque de sang. Un autre est touché à la jambe.

Un manifestant a été blessé à la tête par un tir de flashball, laissant sur le pavé une flaque de sang. © Simon Mauvieux

« Médics ! » crient des manifestants avant qu’une équipe de médecins n’arrive pour prendre en charge le blessé. La tension retombe, le temps que le blessé soit évacué, puis les manifestants, excédés par l’usage des LBD, se rapprochent des CRS pour les insulter. Un petit groupe s’assoit devant eux, les mains sur la tête, criant aux policiers de baisser leurs armes. De marbre, deux CRS, à quelques mètres d’eux, LBD en joug, ne bronchent pas, et continuent de les viser.

Les gaz lacrymogènes continueront de brûler les yeux et les poumons des gilets jaunes jusqu’à la tombée de la nuit.

Excédés par l’usage des LBD, de nombreux gilets jaunes exhortent les CRS à baisser leurs armes, sans succès. © Simon Mauvieux

Chaque manifestant touché par des flashballs, chaque blessé, chaque coup de matraque participe à faire monter la tension parmi les gilets jaunes. « Ils font exprès de nous gazer », laisse tomber un manifestant qui s’interroge sur l’usage excessif des gaz lacrymogènes.

La banalité de la répression

Un camion à eau s’avance avenue de Wagram. Il est là pour repousser ceux qui tentent de s’approcher du cordon de CRS. Un homme se fait asperger et tombe violemment à terre. Le canon s’arrête. Un groupe de gilets jaunes lui vient en aide pour le faire sortir de là. Ils l’attrapent et sont immédiatement pris pour cible, puis aspergés à leur tour. Les gilets jaunes qui observent la scène réagissent, insultent la police, les traitent de lâches.

À plusieurs reprises, les CRS et la BAC ont chargé sur les manifestants Place de l’Étoile, frappant et arrêtant des manifestants. © Simon Mauvieux

Sarah, assise contre un muret, fume une cigarette, à l‘abri des lacrymogènes et des canons à eau. « On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ». Animatrice à la ville de Paris, cette libanaise d’origine touche 900 euros par mois. Elle manifeste pour plus d’égalité entre les salaires et pour une baisse des taxes. De là où elle est assise, elle assiste, presque blasée, aux ballets incessants des CRS et des manifestants, qui avancent, reçoivent des gaz, reculent, puis reviennent. « Les gaz, la violence, ça ne me décourage pas, au contraire, ça me donne encore plus envie de revenir manifester », assure-t-elle.

« On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ».

Un petit groupe de CRS accompagné de policiers en civil, matraque et, LBD à la main, s’avance sur la place, sans que personne ne comprenne le but de la manœuvre. Ils chargent en hurlant et en frappant sur leur bouclier, puis reculent, et finissent par se réfugier avec les policiers restés sous l’Arc de Triomphe.

5000 membres des forces de l’ordre ont été déployés à Paris pour l’acte 9. Des blindés et des camions à eau étaient aussi présents dans la capitale. © Simon Mauvieux

Médias témoins, « médias complices »

« La couverture médiatique, reprend Sarah, ça dépend quelle chaîne, mais en général bof bof. Ils ne disent pas toujours la vérité, ils ne filment pas toujours la réalité. Là, ce qu’il se passe, on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça », lance-t-elle. Au même moment pourtant, de nombreux photographes et vidéastes se font gazer avec les manifestants.

La nuit tombe, une poubelle commence à brûler. Immédiatement, plusieurs journalistes, caméra sur l’épaule, s’approchent et capturent l’image, l’Arc de Triomphe en arrière-plan. Plusieurs gilets jaunes observent la scène, certains insultent les journalistes, d’autres viennent carrément se placer entre les caméras et le feu. À elles seules, ces images illustrent le fossé qui sépare les médias des gilets jaunes, les premiers accusés par les seconds de n’être là que pour montrer la violence. À Rouen, une équipe de LCI a été agressée par plusieurs gilets jaunes, les images ont fait le tour des journaux le lendemain.

« on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça »

Devant l’Arc de Triomphe, des gilets jaunes tentent de fraterniser avec les CRS, barricadés derrière des barrières en métal. L’un d’entre eux essaye d’engager la discussion, un autre prend un selfie. « Toi je t’aime bien », lance un manifestant à un CRS, réussissant à lui décrocher un sourire. «  Tu vois, c’est ça que la presse devrait montrer », lâche un gilet jaune témoin de la scène.

La place se vide petit à petit, ponctuée par quelques tirs de flashballs et plusieurs grenades lacrymogènes. Les gilets jaunes s’en vont en traversant un couloir de CRS. En passant, manifestants et policiers s’observent, se jaugent, presque tentés de se dire « à la semaine prochaine ». L’acte X est déjà dans tous les esprits.

À la nuit tombée, les quelques gilets jaunes restants ont tourné autour de l’Arc de Triomphe, avant de quitter la place. © Simon Mauvieux

Le « grand débat national », une porte de sortie ?

Deux jours après l’Acte IX, le président a joué ses cartes en dévoilant sa Lettre aux Français afin d’amorcer le grand débat national, vu par l’Élysée comme une sortie de crise. Les modalités d’organisation et de participation du débat restent floues. « Ni élection, ni référendum », comme l’a écrit Emmanuel Macron, ni cahier de doléance non plus, personne ne connait la forme qu’il prendra.

Samedi pourtant, une chose était claire, rien ne fera retomber la colère des manifestants, si ce n’est un changement drastique de politique, en faveur des plus pauvres, une baisse des taxes et l’abrogation des privilèges, pour les élus et les grandes entreprises notamment. Ce sont bien les questions d’impôts et d’inégalités qui mobilisent les gilets jaunes.

Emmanuel Macron l’a annoncé d’emblée, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ne sera pas discuté. Pourtant pierre angulaire de la colère des gilets jaunes, la suppression de cet impôt a été perçu comme un signe d’acharnement contre les classes populaires, comme le signe du deux poids deux mesures, le symbole des privilèges accordés aux riches. Débattre, proposer des idées, les gilets jaunes le font dans la rue depuis près de deux mois. Et dans la rue, Emmanuel Macron n’est plus écouté, il a perdu tout son crédit. Difficile dans ce contexte d’imaginer que ce grand débat national pourrait faire consensus et devenir une plateforme pour les revendications des gilets jaunes.

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) est l’une des principales revendications des gilets jaunes. © Simon Mauvieux

Nicolas, enseignant et gilet jaune, croisé samedi place de la Bastille, résumait en ces mots l’état d’esprit des manifestants : « Il y a plein de gens qui pensent que la société ne peut plus continuer comme avant, qu’on a besoin de changement. Si ce mouvement a cette force aujourd’hui, cette détermination, c’est parce que les gens ne vont pas se satisfaire de quelques revendications. Il y a le pouvoir d’achat, le SMIC, l’évasion fiscale, reprendre l’argent donné au travers du CICE, de l’ISF aux plus riches et rétablir l’argent pour les services publics. Ces revendications sont fortes et vont très loin et tout le monde comprend que dans le système politique actuel, ce n’est plus possible. C’est pour ça qu’il y a les revendications sur le RIC et d’autres revendications sur l’organisation démocratique à la base de la société. »

Les institutions et la démocratie sont largement critiquées dans les manifestations. Or en sortant de son chapeau ce grand débat, sorte de consultation à l’échelle de la France, Emmanuel Macron ne vient pas répondre à l’aspiration citoyenne des gilets jaunes. Mesure d’exception, ce débat n’apportera pas ce changement profond exigé par la rue depuis le 17 novembre.

Sur France Inter lundi matin, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer y est allé de sa petite phrase provocatrice. « Aujourd’hui, a-t-il dit, on n’a plus besoin de ces manifestants, mais de débattre de manière démocratique et républicaine ». Le ton est donné, et annonce d’ores et déjà que le grand débat national ne fera que creuser les antagonismes sociaux réveillés par ces mois de mobilisation intense.

Crédits photo : ©Simon Mauvieux

Les gilets jaunes en Outre-mer : l’insurrection citoyenne à la Réunion, la résignation ailleurs

Il n’a pas fallu attendre l’exportation des gilets jaunes en Belgique ou en Israël pour que le mouvement dépasse les frontières continentales de l’Hexagone. À la Réunion, les ronds-points ont été significativement investis par les gilets jaunes dès le 17 novembre, prélude à des soulèvements massif sur l’île. Cependant, les mobilisations sont faibles en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, tandis que Mayotte semble littéralement rester en retrait du soulèvement national – alors même que les particularités socio-économiques des DROM tendraient à les propulser en première ligne. Le PIB par habitant y est inférieur à celui de l’Hexagone dans une proportion allant de 31 % à 79 %, tandis que le chômage oscille entre 21 % à 29 % ! Pour expliquer ce paradoxe ultramarin, il faut prendre en compte l’exaspération d’une France demeurée longtemps invisible, oscillant entre confiance et désespérance en l’efficacité de l’action collective.


Le 17 novembre, les Réunionnais n’ont pas manqué de faire entendre leur indignation : dès le matin, ils sont dans les rues et sur les ronds-points, ce qui fait d’eux les premiers Français ce jour-là à protester contre l’augmentation de la taxe sur les carburants. Comme dans l’Hexagone, la jacquerie anti-fiscale a débouché sur un vaste mouvement citoyen réclamant la démocratisation des institutions.

Du 17 novembre à la création du Conseil consultatif citoyen : l’exception réunionnaise

Ils ont répondu à l’appel du Collectif 974 qui dénonce « la hausse des prix sur les carburants, le matraquage fiscal, la vie chère et les monopoles ». L’insularité et la petite superficie du territoire décuplent la capacité paralysante de l’action collective : les blocages des grands axes routiers et, en marge du mouvement des gilets jaunes, les pillages et les incendies se sont multipliés au point de provoquer en seulement quelques jours la fermeture de tous les établissements scolaires et des administrations locales. Les manifestations vont jusqu’à conduire à l’instauration d’un couvre-feu temporaire dans la moitié des communes de l’île lors de la semaine du 19 novembre et la perturbation des approvisionnements en provenance du grand port maritime de l’île a fait émerger le risque d’une pénurie générale des produits de première nécessité, pressant alors la venue de la ministre des Outre-mer Annick Girardin. Entre temps, les revendications ont dépassé de loin la simple question du pouvoir d’achat et la seule critique des institutions locales. Samuel Mouen, personnalité politique de l’île, martèle sur les réseaux sociaux : « Le prix des carburants est une goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ici, on a une armée de gens dans le besoin, abandonnés, qui ne travaillent pas, qui sont miséreux et qu’on ne regarde pas. C’est un ras-le-bol généralisé. »

À son arrivée le 28 novembre, la ministre rencontre des gilets jaunes, mais le dialogue social s’est davantage organisé avec les syndicats – la défiance à l’égard des syndicats est bien moins présente dans les Outre-mer que dans l’Hexagone, où ils jouent encore un rôle clé dans les mobilisations sociales – et les maires, car la légitimité des gilets jaunes a été mise à mal par l’inédite dégénérescence de la situation économique et sécuritaire de l’île. Cela n’empêchera pas les Réunionnais de déclarer par la suite, dans un sondage réalisé le seconde semaine de décembre, être 76 % à soutenir le mouvement national des gilets jaunes. Pourtant, la ministre des Outre-mer n’y trouve pas prétexte à discréditer le mouvement. D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France. Il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique (le coefficient de Gini est un indice de mesure des inégalités de revenu entre les 10 % des habitants les plus riches et les 10 % des plus pauvres sur un territoire donné ; une valeur de 0 équivaut à une égalité de revenu parfaite, une valeur de 1 à l’inégalité la plus absolue). C’est pourquoi même la ministre des Outre-mer a pu voir dans la colère des gilets jaunes la juste expression d’une volonté de renversement de plusieurs décennies de fortes inégalités sociales – d’une part vis-à-vis des 10% plus riches de l’île, dont la frontière se situe à 2900€ mensuels, et d’autre part vis-à-vis du reste de la France, dont le niveau de vie est partout ailleurs plus élevé – et de grande pauvreté.

« D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles, et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France ; il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique. »

Parmi les solutions proposées à la population, en premier lieu, la ministre réaffirme la mise en place prochaine de réformes nationales, comme la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages ou encore la revalorisation de la prime d’activité et du minimum vieillesse. Elle annonce ensuite la création de mesures locales, comme l’ouverture de quinze centres sociaux. À ces vagues promesses de réformes structurelles s’ajoute l’annonce plus concrète du président du Conseil régional, Didier Robert, avec l’aval de l’État, du gel pour trois ans de la taxe spéciale sur les carburants. Si ces déclarations ont permis aux tensions sociales de s’apaiser et à l’activité de l’île de reprendre son cours, elles n’ont pas pour autant mis fin aux manifestations, bien qu’elles soient à présent moins rassembleuses. Dans la commune de Saint-Joseph, des gilets jaunes poursuivaient l’occupation des ronds-points ; en particulier, ils réclamaient au moyen d’une pétition, recueillant pour l’heure plus de 3000 signatures, l’instauration du fameux RIC, devenu au cours du mois de décembre le point névralgique de l’expression de la souveraineté populaire. Plus encore, le cas réunionnais offre le premier exemple d’initiative de renforcement démocratique des institutions : la création d’un Conseil consultatif citoyen (CCC) est décidée le 19 décembre par l’assemblée régionale. Il s’agit d’une « instance de représentation de la société civile qui sera concertée par le Conseil Régional en toute transparence sur des sujets d’intérêt général ». Si l’instauration d’un tel Conseil est encore à l’état embryonnaire et que celui-ci ne se limite qu’à une consultation des citoyens, elle est un premier pas vers le décloisonnement de la prise de décision politique par une minorité dirigeante réclamée par les gilets jaunes.

Antilles-Guyane : le soulèvement avorté

Au cours du mois de novembre, l’état quasi-éruptif du territoire réunionnais contrastait fortement avec l’apparente atonie des autres territoires ultramarins, où les gilets jaunes ont été absents ou se sont faits rares, malgré des tentatives de mobilisations en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.

En Martinique, le 4 décembre, quelques gilets jaunes se réunissent à Fort-de-France autour d’une forme de cahier de doléances, dont le préambule appelle à l’insurrection citoyenne : « Depuis des décennies, les politiques et gouvernements successifs ont mis toute la population à genoux. Nous privant toujours plus de services publics, nous privant toujours plus des fruits de notre travail et de nos sacrifices. Aujourd’hui, souverain, le peuple français et ici les Martiniquais, ont décidé de se réveiller et de réclamer cette société plus juste que tous nous ont promis et que tous nous ont volé ! ». Justice sociale, salaire digne, défense du service public, crise de confiance en les représentants politiques : a priori, les revendications martiniquaises et hexagonales convergent. Toutefois, le RIC, dont on voyait les premières occurrences lors des manifestations dans l’Hexagone, est le grand absent des discours insurgés.

Les gilets jaunes guadeloupéens choisissent de s’en remettre à un autre moyen d’expression citoyen – dont l’usage est, certes, strictement conjoncturel, mais dont l’ambition ne se limite pas, tout comme le RIC, à une visée consultative : une pétition lancée la première semaine de décembre interpelle le président Macron sur « l’augmentation du coût de la vie » et sur les « problématiques territoriales » propres à l’île. Le document commence par dresser une liste des motifs précis de sa rédaction, avant de formuler des demandes explicites – car l’exécutif aime à justifier sa surdité par l’inintelligibilité des revendications populaires. Motifs : baisse du pouvoir d’achat à cause de la hausse de la pression fiscale sur les ménages, par exemple via la hausse de la taxe sur les carburants, la hausse de la CSG, ou spécifiquement aux Outre-mer, l’annonce de la réduction des abattements fiscaux (initialement fixés à 30%, afin de compenser la cherté de la vie qui touche particulièrement le territoire). Demandes : augmentation du SMIC et « arrêt de toute suppression fiscale et sociale représentant des avantages dans les DROM ». En réalité, les particularismes fiscaux y sont moins un avantage qu’une nécessité : en 2015, selon l’Insee, les seuls prix des produits alimentaires sont en moyenne 42 % plus élevés en Guadeloupe que ceux des mêmes produits dans l’Hexagone.

Ces documents rédigés par quelques uns échouent à recevoir l’appui d’une action collective et massive. En Guadeloupe et en Martinique, les opérations escargots au cours des mois de novembre et de décembre sont trop minoritaires pour être en capacité de ralentir l’économie de ces territoires. En Guyane, la réussite de la perturbation des flux à Saint-Laurent le 17 novembre n’a pas été le point de départ d’une mobilisation régulière, comme le montre l’échec des tentatives d’occupation des ronds-points les deux semaines suivantes. Il faut dire que ces départements n’ont pas été sujets, contrairement à la Réunion et à l’Hexagone, à l’annonce d’une augmentation des taxes. En effet, la taxe en vigueur dans la France ultramarine n’est pas la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), que le gouvernement prévoyait d’augmenter de 6,5 centimes sur le gasoil et de 2,9 centimes sur l’essence dans l’Hexagone. Dans les Outre-mer, c’est une taxe spéciale sur la consommation des carburants (TSCC) qui est en vigueur, dont la fixation est une prérogative du Conseil régional. La France ultramarine n’a donc pas été sujette à la même hausse des taxes qu’a connue l’Hexagone, à l’exception de la Réunion, où le Conseil régional a régulièrement voté la hausse de la taxe au cours de l’année 2018. On pourrait penser que l’absence d’un élément déclencheur, synchronisant l’éveil des citoyens, expliquerait les difficultés de formation d’un mouvement social d’ampleur dans les Antilles et en Guyane. Il est tout de même difficilement compréhensible au premier abord que ces territoires lointains de la France d’Outre-mer, vers lesquels le gouvernement tend rarement l’oreille lorsqu’ils expriment leur profonde colère, n’aient pas répondu présent à l’appel des gilets jaunes.

Les retards de développement dans la France des Outre-mer

L’article 73 de la Constitution rédigé lors de la révision constitutionnelle de mars 2003 régissait ainsi le statut des départements et régions des Outre-mer : dans les 5 DROM – Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, Réunion « les lois et les règlements y sont applicables de plein droit » mais des adaptations sont possibles en raison des « caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires ». Pour cause, la situation géographique (espace caribéen pour la Guadeloupe et la Martinique, côte sud-américaine pour la Guyane, canal du Mozambique pour Mayotte, océan indien pour la Réunion), l’insularité, la créolité, les atouts et contraintes environnementales et l’histoire coloniale et post-coloniale sont autant de faisceaux de déterminisme à l’intersection desquels se situent les territoires ultramarins, développant alors un système économique et une organisation sociale qui leur sont propres. Par conséquent, dans la France des Outre-mer, l’idéal de l’assimilation législative républicaine se heurte au nécessaire particularisme des politiques à mener dans ces territoires, de façon à répondre à leur problématiques, qui sont en réalité, de taille.

En effet, si les DROM sont relativement épargnés sur la question épineuse de l’accès à la mobilité, il n’en reste pas moins que le constat général de la cherté de la vie est certainement une des principales sources d’un conflit latent entre ces territoires et le pouvoir central. En 2015, l’Insee estimait que le niveau général des prix à la consommation est supérieur dans les Outre-mer de 6,9 % à Mayotte (ce dernier sur un champ d’étude plus restreint de la consommation des ménages) à 12,5 % en Guadeloupe. Ces écarts de prix entre les DROM et l’Hexagone sont en grande partie imputables aux produits alimentaires, premier poste de consommation des ménages. En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. D’autres secteurs de la vie courante, comme ceux de la santé et des télécommunications, sont également fortement coûteux : 16 % en moyenne dans l’ensemble des DROM pour le premier, hors remboursement par la sécurité sociale et les complémentaires santé, et 50 % en moyenne pour le second.

« En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. »

Certes, la responsabilité de la fixation des prix ne saurait revenir à l’État. Selon le directeur de l’unité des prix à la consommation et des enquêtes ménages de l’Insee, Pascal Chevalier, leur excessive supériorité est le résultat conjoint de l’éloignement géographique, caractérisé par un coût d’acheminement important, et de l’insularité, dont l’étroitesse des marchés locaux gonfle les prix et les rend moins concurrentiels par rapport à ceux de l’Hexagone. Mais qu’en est-il des revenus des ménages, sur lesquels à l’inverse, l’État a la main via les prestations sociales et la fiscalité ? Malgré une insuffisance des enquêtes réalisées par les instituts statistiques nationaux et locaux sur les revenus des ménages ultramarins, pointée du doigt par le rapport sénatorial de 2014 « Les niveaux de vie dans les Outre-mer : un rattrapage en panne ? », tant dans leur fréquence que dans leur rigueur, il est possible de se référer à un rapport de l’Insee publié en 2006 sur les niveaux de vie de ces populations, du fait de la relative stagnation de la situation socio-économique des DROM depuis les années 2000. Cependant, ce rapport de l’Insee précède la départementalisation effective de Mayotte en 2011 et la dynamique de rattrapage spécifique dans laquelle le territoire s’est inscrit, et ne peut être complété par aucune enquête récente qui comparerait la situation mahoraise à celle hexagonale.

Les enquêtes de l’Insee témoignent de l’ampleur des inégalités entre la France hexagonale et la France ultramarine quant à leur niveau de vie au sens de l’accessibilité aux biens et services. En 2006, le revenu disponible médian par unité de consommation des ménages ultramarins était inférieur de 38 % à celui des ménages hexagonaux, malgré les dispositifs spécifiques de sur-rémunération des fonctionnaires et les importantes prestations sociales. La sur-rémunération (sous la forme de prime de vie chère, d’indemnité logement, de congés bonifiés, etc.), en vigueur depuis les années 1950 pour à l’origine attirer les hexagonaux vers la fonction publique ultramarine, rend le salaire net annuel des fonctionnaires ultramarins supérieur à celui des fonctionnaires hexagonaux dans une proportion moyenne de 19 %. Souvent critiquée car étant perçue comme trop coûteuse à l’État et peu profitable à l’économie de ces territoires, sa remise en cause régulière est source de conflit social, car ce dispositif compense quelque peu la cherté de la vie pour cette part prédominante de la population. Cette sur-rémunération dépasse parfois le secteur public pour s’étendre à l’ensemble des contribuables, sous la forme d’abattements fiscaux sur le revenu, qui peuvent atteindre 30 à 40 % selon le territoire. Concernant les prestations sociales comme les allocations familiales, indemnités chômage, aides au logement, minimas sociaux, elles représentent en moyenne 20,8 % des ressources des ménages ultramarins contre 10,4 % des ressources des ménages hexagonaux, soit un rapport du simple au double. Seule la part des ressources issues des pensions de retraite est inférieure dans les Outre-mer, s’élevant à 14,6 % dans les DROM contre 24,4 % dans l’Hexagone.

Ces taux globalement élevés ne sont que le reflet d’une pauvreté endémique. Hors prestations sociales, 38 % des ménages sont en-dessous du seuil de pauvreté national en Guadeloupe, 50 % le sont en Guyane. Ces chiffres s’accompagnent de taux de chômage record, caractérisant une forte précarité. D’après cette fois une enquête de l’Insee datant de 2013, le taux de chômage, alors qu’il plafonne à 9,7 % dans l’Hexagone, est minoré dans les Outre-mer par la Guyane à 21,3 % et majoré par la Réunion à 29 %. Ce chômage touche particulièrement les jeunes de 15 à 24 ans, catégorie pour laquelle le taux atteint 50 % en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion. Grande pauvreté et précarité, dont le constat est d’autant plus source de conflit que la question des inégalités de revenus est particulièrement prégnante dans les Outre-mer, où en moyenne, les ménages appartenant aux 20 % les plus riches disposent d’un revenu plancher par unité de consommation 3,2 fois supérieur au revenu plafond des ménages appartenant aux 20 % les plus modestes, tandis que dans l’Hexagone ce rapport s’élève à 2,2.

Les inégalités criantes, relatives à l’Hexagone ou internes aux DROM, s’insèrent dans un contexte global de retard de développement des territoires ultramarins. Les chiffres du rapport sénatorial de 2014 consacré à la question sont alarmants : le PIB par habitant de ces régions est inférieur à n’importe quel PIB des régions de l’Hexagone et l’est aussi nettement à celui moyen de l’ensemble des régions de l’Hexagone, dans une proportion allant de 31 % pour la Martinique, à 79 % pour Mayotte. Sous l’angle de l’IDH, l’indice est cette fois inférieur à celui de l’Hexagone dans des proportions comprises entre 7 % pour la Guadeloupe et 28 % pour Mayotte. Dans ces écarts, la Réunion et la Guyane sont légèrement plus proche de la borne supérieure martiniquaise que de la borne inférieure mahoraise, autant concernant le PIB (39 % pour la Réunion, 51 % pour la Guyane) que l’IDH (12 % pour la Réunion, 16 % pour la Guyane). Ces retards de développement transparaissent dans le manque de performances dans les domaines de la santé, de l’éducation, ainsi que dans les déficits à la fois quantitatifs et qualitatifs en matière d’infrastructures et de logements. Si les écarts entre les DROM et l’Hexagone tendent à se réduire, ce rattrapage subit depuis les années 2000 un ralentissement, et plus encore depuis la crise économique et financière de 2008-2009.

Par conséquent, bien qu’au vu des indicateurs, la Guadeloupe et la Martinique sont considérés comme des territoires à développement élevé, les Outre-mer forment globalement un espace socialement et économiquement fragile, dont le sentiment d’invisibilité et d’abandon est au moins similaire à celui de la France d’en bas hexagonale, sans compter l’hétérogénéité des problématiques régionales ampliatives à propos desquelles le pouvoir central balbutie : la forte insécurité en Guyane, le scandale sanitaire du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, les sinistres records de pauvreté à la Réunion, le sous-développement généralisé à Mayotte etc. La faible mobilisation des gilets jaunes a donc de quoi surprendre.

Les mouvements sociaux ressentis comme contre-productifs aux Antilles

Alors compte tenu, au vu de l’expérience réunionnaise, d’une notable efficacité de l’action collective dans les DROM, intrinsèque à leur caractère insulaire, pourquoi les territoires autres que la Réunion n’ont-ils pas emprunté le train en marche de la révolte citoyenne nationale ? On prête à la Réunion une plus grande proximité avec l’Hexagone du fait notamment d’une importante densité des flux de personnes, qui opérerait alors un certain syncrétisme culturel propre à l’île. Un média ultramarin a donc émis l’hypothèse que le développement du mouvement des gilets jaunes à la Réunion est due à un plus fort sentiment d’appartenance au territoire national que les autres DROM. Or, supposer cela, c’est se risquer à suggérer une forme de mimétisme de l’action collective par les territoires ultramarins, qui manifesteraient davantage par solidarité que par indignation. Et c’est par extension réserver à l’Hexagone une culture insurrectionnelle, dont ces mêmes territoires recevraient de façon différenciée le rayonnement selon leur degré d’assimilation au territoire national, déterminant alors inégalement leur conscience politique.

Pourtant, le mouvement des gilets jaunes de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. Pendant 44 jours, tous les secteurs, privés et publics, ont été mis à l’arrêt. Initiée en Guadeloupe le 19 janvier 2009 par le Collectif contre l’exploitation mené par la figure controversée d’Elie Domota et recevant le soutien de l’ensemble des syndicats de l’île, avant de s’étendre à la Martinique le 5 février, la grève rassemble jusqu’à des dizaines de milliers de manifestants les jours où la mobilisation a été portée à son paroxysme. Ils réclament principalement la baisse des prix sur les carburants (en réaction à l’annonce d’une hausse de la TSCC en fin de l’année 2008) et sur les produits alimentaires, ainsi qu’une augmentation des bas salaires. Les revendications portées par une part des manifestants, excédés par l’indifférence de l’État, se mêlent à des propos indépendantistes. S’y adjoint enfin une dénonciation virulente de la puissance économique des békés, blancs créoles descendants des colons aristocrates, dont la situation constitue dans les deux îles, mais surtout à la Martinique, une exception historique. Bien qu’extrêmement minoritaires, ils exercent un monopole dans les principaux secteurs économiques, en particulier dans le secteur agricole, où 52 % des terres leur appartiennent, alors même que les propriétaires fonciers békés ne représentent que 1 % de la population.

« Le mouvement des “gilets jaunes” de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. »

Malgré la tenue de plusieurs réunions de crise entre le secrétaire d’État aux Outre-mer de l’époque, Yves Jégo, et les représentants du mouvement, aboutissant à la levée de la grève générale et à la signature d’un protocole de sortie de crise promettant des mesures contre la vie chère notamment grâce à une revalorisation immédiate des bas salaires, l’avant et l’après grève de 2009 ne se sont pratiquement ressentis que dans les préjudices causés par la grève elle-même, dans les secteurs du tourisme ou encore de la construction. Elie Domota confie même en 2017, dans une interview accordée au Huffington post, au moment d’établir un bilan : « Les textes adoptés pour lutter soit-disant contre la vie chère ont justement fait la part belle aux multinationales et aux importateurs distributeurs, pas aux Guadeloupéens. » Ainsi, comme l’avance avec justesse le journal américain, cet engagement en 2009 dans l’action collective a été vécu comme profondément contre-productif, laissant dans ces îles un souvenir amer et donnant surtout l’impression que toute action, de quelque envergure qu’elle puisse être, ne saurait donner une portée suffisante aux revendications ultramarines.

La Guyane et Mayotte, récemment considérées, déjà oubliées ?

Le contexte est autre en Guyane et à Mayotte, où des manifestations d’ampleur ont éclaté bien plus récemment, respectivement en mars-avril 2017 et en février-avril 2018. En Guyane, les manifestations débutent le 20 mars, initiées à la fois par le collectif des 500 frères, créé suite au meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, et par d’autres collectifs et des syndicats, qui conjuguent bientôt leurs forces sous la bannière du Collectif pour que la Guyane décolle. Celui-ci entend dénoncer avant tout les fortes criminalité et délinquance qui règnent sur le territoire et en font le plus insécuritaire de France, ainsi que les significatifs retards de développement qu’il existe entre la Guyane et l’Hexagone. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur datant de 2015, le nombre de vols avec armes est 13,5 fois plus élevé en Guyane que celui en France métropolitaine et le nombre de vols sans armes est 4,2 fois plus élevé. De même, on compte 38 homicides pour seulement 260 000 habitants en 2015, ce qui fait de la Guyane un lieu près de 2 fois plus meurtrier que Marseille, ville tristement réputée pour ses records de violence sur le territoire hexagonal.

Dans les revendications formulées, on peut soit discerner la demande d’un plus fort interventionnisme de l’État français dans ce territoire via la création d’un plan de développement économique à la hauteur du rattrapage structurel à conduire, soit au contraire entendre celle d’une plus large autonomie – et donc de la création d’un statut législatif proche ou similaire à celui des COM (anciennement TOM) témoignant également, sous un autre angle, d’une oscillation de la part de la population entre confiance et désespérance en la capacité de traitement des problématiques de l’île par le pouvoir central. La crise aboutit à la signature de l’Accord de Guyane le 21 avril 2017, prévoyant de renforcer la présence des forces de l’ordre au quotidien dans la région, mais aussi proposant de nombreuses réformes et d’importants financements dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’énergie, du foncier… d’un montant cumulé de 3 milliards d’euros, plan ambitieux à propos duquel il est probablement trop tôt pour en observer les éventuels bénéfices. Néanmoins, en Guyane, c’est le sentiment d’urgence qui prédomine ; l’absence de changement visible de la situation de la région entretient pour l’ancien meneur du collectif des 500 frères, Mickael Mancée, l’ « impression de ne pas être considérés comme les citoyens de l’Hexagone ».

À Mayotte, le mouvement social qui a eu cours au début de l’année 2018 prend la forme d’opérations île morte, se traduisant par des barrages qui paralyseront le plus grand territoire de Mayotte, Grande-Terre. Ses causes sont peu ou prou les mêmes qu’en Guyane, à un degré supérieur tant les chiffres de retards de développement sont alarmants, et la question de la pression migratoire comorienne s’ajoutant. Étant le plus récent des départements français, il est aussi celui où les principaux indicateurs de développement économique et humain sont les plus bas, et de loin, derrière la Guyane : le PIB par habitant s’élève à 6 725 € à Mayotte, contre 15 416 € en Guyane, et 31 420 € dans l’Hexagone. L’IDH est à 0,637 à Mayotte, contre 0,740 en Guyane et 0,883 dans l’Hexagone. Hormis les retards globaux de développement, c’est en particulier la dénonciation des situations sécuritaire et migratoire qui est à Mayotte le plus petit dénominateur commun des revendications des habitants.

Sur la question de l’insécurité, le rapport du ministère de l’Intérieur de 2015 révèle une forte présence des infractions violentes et un record du nombre de cambriolages, chiffré à 23,5 pour 1000 logements, tandis que sur le territoire hexagonal, les cambriolages touchent 7 logements sur 1000. Les habitants vont jusqu’à s’organiser en patrouilles pour faire eux-même la loi, tant les effectifs des forces de l’ordre sont insuffisants, et ce, vêtus… d’un gilet jaune, dont l’observation du port au mois de novembre serait à tort amalgamé avec celui du mouvement des gilets jaunes proprement dit, ces derniers entendant exercer un pouvoir citoyen et non régalien. Concernant l’immigration, Mayotte apparaît comme l’ensemble territorial le plus attractif de l’aire géographique à laquelle il appartient, l’archipel des Comores : son PIB par habitant est près de 12 fois supérieur à celui moyen des autres îles qui forment cet archipel du canal du Mozambique. En résulte une forte immigration, majoritairement depuis ces îles et secondairement depuis le centre et la côte est de l’Afrique. L’Insee estime en 2015 que plus d’un adulte sur deux vivant à Mayotte n’y est pas né et que la moitié des résidents de nationalité étrangère sont en situation administrative irrégulière. Ce phénomène migratoire participe d’une croissance démographique exponentielle, malgré un notable mouvement d’émigration de la population d’origine mahoraise (26 % des natifs de Mayotte résident dans d’autres départements français), nuisant au développement économique et social de l’île. Le taux de natalité en 2013 y est de 30,5 pour mille, contre 12,3 pour mille la même année dans l’Hexagone, faisant de Mayotte le plus jeune département de France, et où la moitié des habitants a moins de 18 ans ; un défi de taille pour l’école républicaine : selon une enquête réalisée par le ministère de l’Éducation nationale en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. La dénonciation récurrente de la pression migratoire, parfois ambigument conjointe avec celle de l’insécurité, soit témoigne d’une vive hostilité envers les immigrés clandestins, comme le montre la crise des décasés de juin 2016, soit fait part d’une solidarité envers leurs difficultés de régularisation qui les plongent fatalement dans une situation de vulnérabilité et de grande pauvreté, qu’il est de plus difficile à quantifier, tout comme la pauvreté globale dont souffre la population.

« Selon une enquête réalisée par le ministère de l’éducation en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. »

Du fait de la certaine constance de l’expression des doléances de la population, il est en réalité arbitraire d’attribuer des dates de début et de fin au mouvement social de Mayotte. Celui-ci a émergé progressivement, s’est traduit par des grandes manifestations en 2011 et en 2016, prend résolument sa forme la plus aboutie en février 2018 sans raison conjoncturelle apparente, puis se poursuit sporadiquement jusqu’en fin d’année 2018, voire jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne la grève des postiers qui donne lieu à des négociations en ce début du mois janvier de 2019. Se réduisant parfois à la réclamation de salaires dignes à l’attention du patronat local, le mouvement se mue régulièrement en critique générale de l’apathie du gouvernement, semblant se satisfaire des progrès structurels déjà réalisés. Critique, mais pas rejet ; car toutefois, les habitants de Mayotte, qui avaient voté Oui à 95 % au référendum sur la départementalisation en 2009, ont tiré grand espoir des progrès accomplis depuis que le territoire obtint en 2001 le statut transitoire de collectivité départementale. Ils voyaient le taux de croissance frôler jusqu’en 2008 les 10 % par an et des importants transferts financiers permettre notamment de bâtir de nombreuses infrastructures dans les domaines sanitaires et éducatifs, mais que le facteur démographique a vite rendu insuffisantes. Ce ne sont donc pas des slogans indépendantistes que l’on entend les manifestants scander. Réunis sur la place principale du territoire renommée en 2011 « Place de la République » et brandissant parfois des drapeaux tricolores, ce sont au contraire, on l’aura compris, des propos assimilationnistes qu’ils tiennent : « Mayotte, la France qui souffre », demandant aux Français de cesser de percevoir Mayotte comme un territoire ultra-périphérique, et appelant le gouvernement à être ambitieux autrement que dans son discours.

L’équation mahoraise est complexe à résoudre, car combattre la misère relève d’une impérieuse nécessité et requiert des solutions de très court terme, alors que les structures mahoraises ne peuvent évoluer qu’à moyen et long terme. Déjà, lors de manifestations en 2016, la ministre des Outre-mer de l’époque, George Pau-Langevin, soulignait le besoin d’ « inventer des règles » différant des raisonnements économiques habituels, afin que des retraites satisfaisantes soient perçues alors que de nombreuses personnes n’ont pas cotisé, et que les salaires puissent être augmentés dans l’administration et les collectivités territoriales alors que les collectivités sont qualifiées d’« exsangues ». Propositions qui provoquent des réticences au sein du gouvernement. En réponse au mouvement social de 2018, l’actuelle ministre des Outre-mer Annick Girardin puis la ministre du Travail Muriel Pénicaud se sont rendues à Mayotte. Leur venue a abouti à la présentation de la mise en place de mesures immédiates, comme celles de l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre et du durcissement de la surveillance de l’immigration clandestine – mais qui pour l’heure ne se chiffre pas à plus de quelques dizaines de policiers et gendarmes supplémentaires, et de plans de développement, d’un coût total estimé à 1,3 milliard, étonnamment moindre par rapport celui de l’ Accord de Guyane l’année précédente. Les secteurs de la santé et de l’éducation y sont mis en priorité, ainsi que la convergence des prestations sociales et des minimas sociaux – dont nombre d’entre elles étaient encore en 2014 inexistantes ou minorées – vers ceux de l’Hexagone. Sur la question spécifique du marché du travail dont est en charge la ministre Muriel Pénicaud, c’est selon elle dans la formation des jeunes et dans la lutte contre le travail illégal et le dumping social qu’il génère, liée à l’impératif de la mise en place d’un droit commun, qu’il faudra concentrer les efforts.

Mais, à l’issue de l’ensemble de ces promesses, tout comme en Guyane, aucune amélioration concrète de la situation du territoire n’est encore ressentie par la population, dont une partie a continué à manifester et à punir elle-même la criminalité et la délinquance. Cela fait donc 11 mois, 2 ans, 7 ans, que des Mahorais sont dans la rue ; et ils sont las, déplore le député mahorais Massour Kamardine, tentant d’expliquer l’absence de mobilisation au moment de la crise politique des gilets jaunes.

La représentation de l’État dans les Outre-mer : une légitimité à construire

D’une certaine façon, parce que le mouvement des gilets jaunes peut être considéré comme une ultime opportunité pour l’État de se renouveler, de repenser son modèle économique et social, mais également ses structures démocratiques, il présuppose alors, malgré une crise de confiance en celui-ci, la persistance d’une légitimité qui lui serait accordé. Ainsi, bien qu’il ne faille pas amplifier les velléités indépendantistes de territoires d’Outre-mer comme la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique, qui ne s’exacerbent que conjoncturellement, il n’est pas improbable que le faible degré de sentiment d’assimilation au territoire national, et donc de légitimité donnée au pouvoir public central, puisse être un facteur explicatif de la moindre mobilisation dans ces territoires. Elle ne lui est pas pour autant réductible. Outre l’absence d’élément déclencheur des mobilisations dans la plupart des DROM, chaque fois dans ces territoires, la paralysie de leur activité est un sacrifice démesuré pour l’économie locale, mais est un moindre mal pour celle nationale. Elle est ainsi matériellement sur-efficace, mais souvent, politiquement stérile. Les Outre-mer seront intégrés dans le Grand débat national prévu par le Président Macron en réponse à la crise politique des gilets jaunes. Prendra-t-il la mesure de la colère ultramarine ? Au vu de son incapacité à comprendre le mouvement hexagonal, on ne peut qu’en douter.

Crédits :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2018-11-17_11-41-27_manif-gilets-jaunes-CarrefourEsperance-belfort.jpg

Le procès en radicalisation pour discréditer les mouvements sociaux

Ces deux dernières années, le terme de « radicalisation » s’est imposé pour décrire toute frange violente d’un quelconque mouvement. Certains parlent alors d’une radicalisation des Gilets Jaunes, des écolos, des vegans, etc. Pourtant, l’expression tire principalement son origine du terrorisme. Pourquoi alors employer ce terme de « radicalisation » à propos de mouvements civiques et écologiques ? Toute violence devient-elle terroriste ? Peut-on mettre sur le même plan un Bataclan et une vitrine de boucher ? Qu’entend-on, finalement, par « radicalisation » ?


Définition : du terrorisme à la contestation civique

Avant d’aller plus loin, intéressons-nous à la définition de “radicalisation” donnée sur le site gouvernemental « Stop Djihadisme ». Elle « désigne les personnes souhaitant changer radicalement la société en faisant – ou pas – usage de la violence. »

La définition étant presque tautologique (définir “radicalisation” par l’adverbe “radicalement”), précisons que « changer radicalement » doit vouloir dire ici changer à l’inverse de ce que la société est aujourd’hui. Le djihadisme propose indéniablement un renversement au profit d’un ordre uniquement inégalitaire et violent. L’écologie met quant à elle en avant un renversement au profit d’une économie respectueuse et sociale. Deux renversements incomparables. La fin de la définition précise que la radicalisation n’est pas nécessairement violente. Dès lors, la Désobéissance Civile telle qu’elle a été pensée par Thoreau – prônant un renversement systémique – constitue-elle en soi une radicalisation ? Édifiant.

 

Fascisme, terrorisme et civisme

La suite du site précise que « se radicaliser, ce n’est pas seulement contester ou refuser un ordre établi. La radicalisation djihadiste est portée par la volonté de remplacer la démocratie par une théocratie basée sur la loi islamique (la charia) en utilisant la violence et les armes. »

Pour illustrer la radicalisation, le djihadisme est le premier et seul exemple – après tout, le site s’appelle Stop-Djihadisme, ne faisons pas de faux-procès. Le terme est donc intimement lié, dans sa racine, au terrorisme. Son application à d’autres réalités porte nécessairement la marque de ce terrorisme. C’est d’ailleurs, selon nous, pour cette connotation qu’il accompagne le qualificatif « extrême » lorsque les Gilets Jaunes sont analysés. Là où “extrême” renvoie au fascisme des années 30, “radicalisation” nous rapproche du djihadisme.

Les groupes désignés sont renvoyés à une lutte idéologique entre des systèmes de valeurs jugés irréconciliables. Ils sont ainsi discrédités et considérés comme les agents d’une guerre civile. Ce n’est alors pas un hasard si plusieurs médias et politiques évoquaient, à propos des Gilets Jaunes, des « scènes de guerre », élément de langage qui renvoie évidemment aux guerres mondiales mais qui a également été employé lors du 13 Novembre 2015.

 

En outre, comment repérer un citoyen qui se radicalise ? Une autre page du site nous fait comprendre qu’est radicale toute personne qui 1) remet en question les informations général(ist)es, notamment au profit de thèses complotistes 2) se satisfait de la dichotomie « bien/mal, eux/nous » 3) prône la violence pour des raisons purement « émotionnelles » avec des « motivations triviales : désirs matériels, déceptions, besoin de reconnaissance ou d’aventure ». En d’autres termes, la radicalisation désigne ce qui remet en question un ordre établi et interroge un discours politique et médiatique dominant. Enfin, elle emploie la violence en obéissant à des binarités simplistes.

Si vous souhaitez la fin d’une logique productiviste et consumériste et dénoncez une démocratie en berne ainsi qu’une homogénéité du langage médiatique, vous êtes un radicalisé. Si vous prétendez lutter contre l’injustice fiscale et environnementale, en réalité, vous faites sédition et défendez un “système de valeurs” inadéquat. Vous obéissez aux mêmes instincts qu’un terroriste. Or, nous sommes en état d’urgence : vous êtes un ennemi de nos valeurs. Ainsi, bien que le site s’intéresse principalement au djihadisme, nous pouvons voir que sa rhétorique parcourt celle employée à propos des Gilets Jaunes, écolos, vegans, etc.

Rhétorique : les ressorts passionnels

Enfin, revenons à l’aspect « émotionnel » évoqué sur le site. Ce dernier répertorie dans les « motivations triviales » le « besoin de reconnaissance » – qui est mis sur le même plan que le besoin d’aventure. Or, les Gilets Jaunes luttent pour une reconnaissance politique et sociale ; l’écologie se fonde sur la reconnaissance des intérêts naturels et humains ; le veganisme défend la reconnaissance de la vie animale. Donc, au cœur de la crise démocratique et économique actuelle : la reconnaissance. Une trivialité – selon un site gouvernemental.

 

Avec cette motivation émotionnelle triviale, nombre de commentateurs comme Boris Cyrulnik ou Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) parlent de « contagion émotionnelle » ou de « blues » des Gilets Jaunes. Par ces termes qui ramènent les revendications à des émotions, nous serions uniquement dans le régime du pathos et du non-rationnel, et donc dans l’infantilisation des manifestants.

Certes, il ne faut jamais se précipiter et acclamer les mouvements de masse et les violences qui en résultent. Cependant, les réduire simplement à du passionnel d’une part et les ancrer dans un discours anti-terroriste d’autre part, revient à un aveuglement volontaire. Au contraire, les quarante propositions diffusées il y a un mois ne font que témoigner d’une conscience politique forte et d’une rationalité dans l’organisation et la nature des revendications. Elles témoignent non pas d’une radicalisation mais d’une re-politisation.

 

Radicalisation ou re-politisation ?

Revenons alors au début de la définition de « Stop-Djihadisme ». Elle précise : « Le mot “radicalisation” vient du latin radix, qui signifie “aller à la racine” ». La radicalisation n’est donc pas nécessairement à entendre comme un renversement violent des valeurs. Elle peut désigner un retour au cœur des institutions et des valeurs. Ni plus, ni moins.

Or, précisément, ce mouvement consiste principalement en un retour aux valeurs démocratiques et humanistes. Il témoigne d’un besoin de reconnaissance exprimé par le citoyen se sentant dépossédé, ignoré. Un tel besoin ne peut passer que par une repolitisation des citoyens après des décennies de dépolitisation et de violence symbolique. Toujours est-il que ce retour aux institutions démocratiques et aux valeurs humaines semble manifestement s’inscrire dans la catégorie « radicalisation djihadiste ».

 

« 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches » – Entretien avec Cécile Duflot

Cécile Duflot, crédit photo : Matis Brasca pour Le Vent se Lève

Cécile Duflot a été députée pour Europe Écologie les Verts (EELV), Ministre du Logement et de l’égalité des territoires de 2012 à 2014 et dirige désormais la branche française de l’ONG Oxfam, spécialisée notamment dans la lutte contre les inégalités sociales. Elle est également à l’origine de la pétition aux presque deux millions de signatures L’affaire du siècle, qui promet d’attaquer l’État français en justice pour « inaction climatique ».  Au vu de son expérience transversale, nous avons souhaité l’interroger sur les derniers faits d’actualité en lien avec l’écologie, entre la démission de Nicolas Hulot et les revendications du mouvement des gilets jaunes. La question de l’exercice du pouvoir est le fil directeur de cet entretien, réalisé dans les locaux d’Oxfam France, à Paris. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Dans le domaine de l’écologie, s’il est facile quand on est une ONG comme OXFAM de proposer, c’est sans doute un peu plus compliqué quand on est au sein d’un gouvernement, d’autres données entrant en jeu. Vous avez une longue expérience politique. Vous avez été députée puis ministre au Logement et à l’égalité des territoires entre 2012 et 2014. Cette expérience de la realpolitik a-t-elle modifié votre rapport à l’action publique ? Quel bilan tirez-vous de l’action du gouvernement Macron dans le domaine de l’écologie ? Que pensez-vous de la démission de Nicolas Hulot ?

Cécile Duflot – Mon expérience de ministre m’a plutôt donné confiance dans la possibilité de l’action publique. On peut prétexter ne rien pouvoir changer, que c’est trop compliqué et trop laborieux. Mais, en définitive, il ne s’agit que d’une volonté politique. Ce fut le cas par exemple dans cette bagarre homérique au sujet de l’encadrement des loyers.  Alors que tout le monde disait qu’il était impossible de le faire, nous l’avons fait.

En matière d’écologie, la situation d’aujourd’hui est différente de celle d’il y a dix ans. On sait désormais que c’est techniquement possible et financièrement moins coûteux d’engager la transition. Ce n’est donc pas un manque de possibilités, mais un manque de décisions, de volonté politique. J’en tire un bilan, partagé par toutes les ONG environnementales : on est loin de ce qu’il faudrait faire. Emmanuel Macron a pris un certain nombre d’engagements, de postures ou de positionnements médiatiques autour des questions d’écologie, mais sur la réalité des politiques menées – Nicolas Hulot l’a dit et c’est le sens de sa démission – on est très loin du compte. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, les petits pas ne sont pas suffisants. Je raconte souvent cette histoire : c’est comme si vous vouliez faire décoller une fusée sur la lune avec un moteur de 2CV. L’ingénieur vous dit que ça ne va pas marcher et vous répondez « ça va on t’a déjà filé un moteur arrête d’être mécontent ! ».

Aujourd’hui l’ampleur du risque climatique est telle qu’il faut un changement de modèle. Ce changement de modèle est à portée de main, sur la base d’économies d’énergie, d’énergies renouvelables, de limitation et de rapprochement des lieux de production et des lieux de  consommation. C’est un modèle qu’on peut imaginer de façon cognitive, qu’on peut réaliser techniquement et qu’on a les moyens de financer.

LVSL – Maintenant que vous êtes à Oxfam, vous faites le choix de privilégier, au niveau de la société civile, les actions plutôt citoyennes, individuelles ou collectives – par rapport à l’action étatique ? Pour vous quel devrait être le rôle de l’État ? Quelle est l’échelle la plus pertinente pour la transition écologique ?

Cécile Duflot – Toutes les actions concourent au même but. Il n’y a pas d’opposition entre l’action des ONG et l’action politique. Mon engagement signe une dimension personnelle. Il faut avoir, je crois, une certaine fraîcheur et pas de cynisme quand on est responsable politique. J’avais pratiqué ces responsabilités politiques longtemps et j’avais envie d’un autre mode d’action.

Je pense qu’il faut contribuer à faire mûrir la société face à la réalité de l’urgence climatique et de la question des inégalités. C’est la grande force d’Oxfam : lier ces deux questions, travailler à la fois sur la question climatique et sur la question des inégalités. On voit bien aujourd’hui en France à quel point ces sujets sont d’actualité avec les gilets jaunes. On aurait pu prévoir cette situation.

D’autre part, et vous avez raison de parler d’échelle, cette question de la dimension internationale est essentielle. C’est notre premier défi dans l’histoire de l’humanité, un défi terrien, un défi des habitants de cette planète qu’est la Terre. Ces sujets doivent être portés à l’échelle internationale, ce qui veut dire que les solutions doivent être mises en œuvre pour certaines à l’échelle internationale, pour d’autres à l’échelle européenne et d’autres au niveau national.

Pour moi il y a trois modes d’action dans l’action publique. Le premier est la fiscalité. Le débat est très actuel, mais la fiscalité est ce qui vous permet de choisir de faire telle ou telle chose : typiquement, quand vous donnez de l’argent à des ONG, une partie de cette somme est déduite de vos impôts. C’est un des moteurs et un intérêt général que des ONG ou des associations, en particulier les plus vulnérables, disposent de moyens pour agir. Deuxième outil : la réglementation soit ce qui est permis et ce qui est autorisé. Il faut faire telle ou telle chose, il faut arrêter la pollution, il faut fermer les centrales à charbon etc. Troisième outil : la commande publique ou les investissements publics : quand on décide d’investir dans des lignes de chemin de fer secondaires plutôt que dans des autoroutes, on mène une politique en faveur – ou en défaveur si on choisit le contraire – de la transition écologique. Vous pouvez aussi décider de renationaliser et faire évoluer EDF vers un rang de société majoritairement dédiée aux énergies renouvelables par exemple.

LVSL – Qu’est-ce qui, selon vous, freine aujourd’hui l’action publique?

Cécile Duflot  Les choix et les arbitrages qui sont faits aujourd’hui par les dirigeants relèvent plus de l’obsession idéologique. Quand on voit ce qui risque de se passer d’ici quinze ans, beaucoup de sujets qui apparaissent comme des sujets centraux deviendront  complètement secondaires alors que c’est la vie même de l’humanité qui est en jeu.

LVSL – Donc c’est une question d’idéologie, une question de dogmatisme ?

Cécile Duflot – C’est une question de choix à court terme plutôt qu’à long terme. C’est une question de choix des intérêts privés mais peut-être également une absence de prise de conscience chez certains dirigeants.

LVSL – Vous pensez qu’en l’occurrence c’est une affaire de conscience chez nos dirigeants ? Vous pensez que ces gens-là n’ont pas de conseillers qui leur expliquent les tenants et les aboutissants du changement climatique ?

Cécile Duflot – Je pense que certains admettent que, comme l’a dit Emmanuel Macron, après avoir reçu pourtant un prix, quand on fait de l’écologie on est impopulaire. Ceci n’est pas vrai. Je vais vous donner un exemple : quand j’étais conseillère régionale, on a décidé qu’il n’y aurait plus de zones sur le Pass Navigo. C’est une mesure qui va dans le sens de la transition écologique puisque les gens sont incités à prendre les transports en commun. Quelques années après on voit que cela a réussi. Quand vous faites une loi sur l’alimentation qui ne fait aucun pas vers l’alimentation de proximité et le bio, que vous ne changez pas le système agricole actuel qui, par ailleurs ruine les paysans, vous faites des choix politiques.

LVSL – Quand vous parlez des limites de l’action publique, quel rôle tient pour vous l’Europe ? Quelle conclusion en tirez-vous ?

Cécile Duflot – Dans les années 1980, et au début des années 1990, l’Europe a été à l’avant-garde sur les réglementations environnementales. Elle a beaucoup contribué à faire bouger les États sur ces questions, mais depuis quelques années, on constate qu’elle est devenue un outil de régulation financière, notamment après la crise des banques. Elle est obsédée par cette question des comptes publics, des déficits publics, bien plus que par l’enjeu de la transition, même si, sur certains sujets, c’est la France qui freine les décisions européennes. Je suis convaincue que certaines questions, notamment la question de la transition énergétique au sens des moyens de production d’énergie, ne se règlent pas à l’échelle d’un pays mais à l’échelle européenne. On a fait Airbus par exemple : il faudrait l’équivalent de grandes structures capables de porter au niveau européen la transition écologique.

LVSL – Les contraintes budgétaires imposées par Bruxelles sont-elles une limite, comme le disent certains économistes, dans le domaine de l’écologie ?

Cécile Duflot – Les investissements en matière de transition écologique pourraient être sortis du calcul du déficit, de ce cadre des 3 %. Par exemple : les conséquences de catastrophes climatiques impactent de façon importante les comptes publics, alors qu’elles pourraient être évitées par des investissements – je  pense au risque inondation. Il serait donc logique de défalquer ces investissements du calcul du déficit public puisqu’à terme ils ont vocation à produire des économies significatives et sans doute supérieures à leur coût.

LVSL – Suivant cette logique on pourrait défalquer les investissements en matière de santé d’hôpitaux,  de social etc. ?

Cécile Duflot – Oui bien sûr ! Les maladies du mode de vie, les maladies chroniques, aujourd’hui, représentent 80 % des dépenses de santé. Ce sont aussi des maladies liées à la pollution aérienne, à la pollution de notre alimentation, à la pollution des matériaux qui sont autour de nous. De façon rationnelle, on peut évaluer, par exemple, le coût sur la santé de la précarité énergétique, en particulier chez les personnes âgées. Les gens qui se chauffent mal sont plus vulnérables, plus malades, plus désocialisés parce qu’ils n’osent pas inviter de gens chez eux. Des études montrent que 1€ investi dans la lutte contre la précarité énergétique économise 80 centimes de dépenses de santé. C’est cette réflexion-là qu’il faudrait avoir. Mais aujourd’hui ce n’est pas ce logiciel-là qui est aux commandes malheureusement.

LVSL – On voit s’enchaîner tous les rapports un peu catastrophiques assez alarmistes sur l’évolution du climat. Pensez-vous qu’il y a une solution au changement climatique ? Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ?

Cécile Duflot – Je suis bizarrement optimiste dans la mesure où les solutions existent. Les moyens financiers existent et ils sont inférieurs aux coûts financiers des catastrophes. Un moment viendra où l’espèce humaine dans son ensemble réagira face à sa propre mise en péril. C’est cela qui me rend optimiste. C’est une forme de rationalité de la catastrophe annoncée, mais aussi la connaissance très précise que les solutions technologiques, techniques et financières sont à notre disposition. Aujourd’hui les catastrophes climatiques que l’on vit sont des périodes d’adaptation. Elles sont très violentes parce que le changement climatique est beaucoup plus violent que ce que la planète a connu au cours de son histoire. Pour la planète ce n’est pas très grave. C’est grave pour les humains par contre. Je pense qu’il peut y avoir cette conscience collective de l’humanité de la nécessité de l’arrêt de ce système destructeur.

LVSL – Vous dirigez la branche française de l’ONG Oxfam depuis avril 2018, ONG spécialisée dans la lutte contre les inégalités sociales y compris les inégalités liées aux changements climatiques. Vos rapports sur les inégalités sont assez flagrants. Comment liez-vous environnemental et social ? Que pensez-vous du mouvement des Gilets jaunes ?

Cécile Duflot – Un chiffre donné par Oxfam est extrêmement parlant : 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches. Les 50% les plus pauvres en émettent 10 %. Ce sont pourtant eux, aujourd’hui, qui sont les plus vulnérables et qui en subissent les conséquences. Les inégalités et la crise écologique sont bien consubstantielles.

Quel est l’élément déclencheur du mouvement des gilets jaunes ? C’est la taxe supplémentaire sur le gazole, ce qui est logique : pendant des années, pour vendre des voitures françaises, on a sous-taxé le diesel incitant par là les gens à acheter ces véhicules qui sont polluants. Maintenant, on connaît les conséquences des émissions des gaz à effet de serre et des particules fines sur le dérèglement climatique et sur la santé. On n’a pas anticipé la réalité de ces répercussions sur les populations et notamment sur ceux qui sont aujourd’hui dépendants de leur voiture. Cet état de fait arrive sur le terreau d’une aggravation des inégalités en France. Depuis vingt ans on compte 1 200 000 pauvres supplémentaires, mais surtout un envol du nombre des ultra-riches. En matière d’action publique, ce terreau d’une fiscalité injuste génère ce qui se passe actuellement – en anglais on ne dit pas la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais la paille qui casse le dos du chameau.

Les gens ne supportent plus qu’on leur demande de payer alors qu’ils n’ont pas de solution et que, parallèlement, on trouve de l’argent pour les plus riches. C’est là le terreau des gilets jaunes. L’an dernier, Oxfam a publié un rapport intitulé « Réforme fiscale : les pauvres en payent l’impôt cassé » expliquant que la réforme fiscale qui va être mise en œuvre va prendre aux plus pauvres et bénéficier aux ultra-riches. Un an après, une étude publiée dans le journal Les Échos révèle que ce sont bien les 1 %, et même les 1 ‰ qui gagnent beaucoup d’argent. Dans cette situation-là, le terreau est mûr pour que les gens trouvent cela insupportable.

LVSL – Les revendications des gilets jaunes sont sociales, mais aussi écologiques. Dans leur liste de doléances, ils revendiquent de développer les transports en commun, favoriser le transport de marchandises par voie ferrée, instaurer une taxe sur le fioul maritime et le kérosène, soutenir les petits commerces de villages et de centres-villes ou encore cesser la construction des zones commerciales autour des grandes villes qui tuent les petits commerces.

Cécile Duflot – Dans un premier temps on a voulu présenter ce mouvement des gilets jaunes comme anti-écologique, ce qui n’est pas du tout le cas. Même si ce collectif n’est pas très identifié, son message général n’est pas un message contre l’écologie ou un message qui nie l’existence du dérèglement climatique. C’est un message qui dénonce l’injustice fiscale.

Le président de la République n’a rien fait pour l’écologie. Beaucoup de gens expliquent qu’ils se sont remis à prendre la voiture parce que la ligne de train qu’ils utilisaient a fermé, soit complètement, soit du fait de la dégradation importante de la desserte qui ne leur donne plus l’assurance d’arriver à l’heure sur leur lieu de travail. D’autres pays ont su recréer de la desserte par transport en commun y compris en zone rurale. C’est encore une fois une question de choix politique.

LVSL – Quand on écoute les porte-paroles des gilets jaunes il y a aussi la revendication contre une  écologie dite « punitive » –  le terme a été  souvent employé. Qu’en pensez-vous ?

Cécile Duflot – Le nombre de gens atteints de cancers et le nombre de ceux qui meurent de maladies respiratoires chaque année est une situation très punitive. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive et tout le monde va être puni. Par exemple, parmi les vingt plus gros incendies que la Californie a connu de toute son histoire, sept se sont produits ces trois dernières années. Là, le feu ne fait pas le détail entre les maisons des ultra-riches et celles des pauvres. C’est une erreur de croire qu’il y a une écologie punitive et ce mot-là fait énormément de mal parce que ceux qui souffrent le plus de l’alimentation de mauvaise qualité et de ses conséquences sur la santé ce ne sont pas les plus riches. Ceux qui vivent à proximité des zones les plus polluées, ceux qui sont exposés à des polluants lors de leur travail ne sont pas les cadres supérieurs.

 

Crédits photo ©Matis Brasca pour LVSL