Quand la Corée du Sud éradiquait l’opposition communiste : retour sur les années Rhee Syngman

Portrait de Rhee Syngman à la Une du Times, 16 octobre 1950

L’inquiétude règne parmi les journalistes sud-coréens, alors que l’exécutif accroît son ingérence. En novembre 2023, une émission critique du pouvoir était définitivement annulée par la chaîne KBS, tandis que son directeur, M. Park Min, licenciait un journaliste et renouvelait de fond en comble son personnel. Le cadre restrictif imposé aux médias n’est pas sans rappeler aux Sud-coréens le long moment autoritaire qui a précédé la transition démocratique de 1987. Et l’épisode sanglant qu’a constitué la dictature de Rhee Syngman, fondateur oublié du régime sud-coréen d’après-guerre. Retour sur cet épisode de terreur anti-communiste, l’un des plus brutaux des premières années de Guerre froide.

Demeuré au pouvoir pendant dix-sept ans (de 1962 à 1979), Park Chung-Hee est probablement le visage le plus connu de la dictature militaire installée en Corée du Sud. Rendu célèbre par sa responsabilité dans le massacre de Gwangju (mai-juin 1980), son successeur, Chun Doo-Hwan, n’est pas non plus totalement inconnu des opinions publiques occidentales.

Un personnage reste pourtant assez méconnu du grand public malgré son rôle déterminant pour la trajectoire politique du pays ; Rhee Syngman, premier président et fondateur de l’actuelle République de Corée, renversé par la foule d’étudiants en colère en avril 1960. Si son parcours est peu familier de l’opinion publique française, son gouvernement n’a rien à envier aux agissements politiques de ses successeurs. État d’exception justifié par le danger communiste, arrestations massives des opposants politiques, répression meurtrière des grèves et des mouvements sociaux, censure ; tous les ingrédients de l’autoritarisme sont réunis.

Militant indépendantiste en exil jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Rhee Syngman est un homme déjà bien connu des dirigeants américains lorsqu’il revient sur le territoire coréen en octobre 1945. En 1934, il devient représentant du gouvernement coréen en exil aux États-Unis, où il pousse sans relâche les intérêts de la péninsule auprès de Washington. À partir de 1947, Rhee Syngman apparaît à l’administration Truman comme le candidat idéal pour gouverner la zone sud, à un moment où la partition du pays semble devoir se prolonger.

Alors même qu’ils constituent le mode d’expression démocratique privilégié des Sud-Coréens, les comités populaires sont pris pour cible et méthodiquement démantelés.

Charismatique, familier des ambitions américaines dans la région, apprécié par les élites foncières sud-coréennes, il est également un des rares hommes politiques du pays dont la réputation n’est pas entachée par la collaboration avec le Japon. Ainsi, en mai 1948, Rhee Syngman est élu président de la République de Corée contre son principal rival, Kim Ku, lui aussi résistant pendant la période coloniale.

Bien que son nom ne dise rien à personne entre les frontières de l’Hexagone, Rhee Syngman a pourtant mis en place une des dictatures atlantistes les plus répressives de la région indopacifique dans l’immédiat après-guerre.

Le devenir autoritaire de la Corée du Sud

Avant même l’établissement officiel du régime sud-coréen, le gouvernement provisoire de la zone sud est aux mains des conservateurs, ouvertement appuyés et soutenus par le Gouvernement militaire des États-Unis en Corée (USAMGIK). Celui-ci trouve en eux une force capable de maintenir l’ordre public et de mater la subversion communiste. L’inflation, les pénuries alimentaires, la vigueur des comités populaires issus de la résistance et la réorganisation économique rapide du Nord offrent en effet au projet socialiste des conditions favorables à son développement dans le sud de la péninsule.

Dès 1946, la contestation populaire est canalisée par le Parti des travailleurs de Corée du Sud (affilié au parti communiste de la zone nord) qui parvient à mobiliser les campagnes contre le nouvel « occupant » américain et ses mandataires locaux. Manifestations et grèves se succèdent à la suite du soulèvement spontané de Daegu (octobre 1946), âprement réprimé par les troupes de l’USAMGIK1. Rapidement, un climat de guérilla s’installe dans l’ensemble du pays. Sous l’impulsion des dirigeants du PTCS, comme Park Hon-Yong, les membres et sympathisants du parti s’arment clandestinement dans la perspective d’une confrontation avec les autorités.

Face à la montée du mécontentement et au potentiel déstabilisateur du PTCS, les États-Unis poussent la candidature de Rhee Syngman aux élections de mai 1948. Parvenu au pouvoir, le président nouvellement élu fait de la remise en ordre du pays sa priorité. Alors même qu’ils constituent le mode d’expression démocratique privilégié des Sud-Coréens, les comités populaires sont pris pour cible et méthodiquement démantelés. Il s’agit, pour la jeune République de Corée, de tordre le cou à la contestation en brisant les réseaux militants, en entravant leurs communications et, par conséquent, leur coordination.

Dans les premiers mois de sa présidence, Rhee Syngman interdit les grèves et les manifestations, asphyxie la presse de gauche par la censure et dote la police de moyens humains, matériels et juridiques considérablement accrus. En effet, alors que les affrontements s’intensifient, l’exécutif fait adopter en novembre 1948 une loi de sécurité nationale qui, bien qu’assouplie en 1998, est toujours en vigueur aujourd’hui. Pensée comme une loi d’exception, ce texte offre aux forces de police et aux tribunaux une plus grande latitude dans l’arrestation, le jugement et l’emprisonnement des individus menaçant la sécurité de l’État.

Délibérément imprécises, ses dispositions simplifient drastiquement les démarches et autorisations nécessaires à la lutte contre les « activités anti-État » – qui ne sont, par ailleurs, jamais clairement définies. Ainsi, « les députés coréens ont créé un outil de répression qui peut s’étendre virtuellement à toute forme d’opposition »2.Selon un rapport des Nations Unies de 1949, 89 710 personnes ont été arrêtées par le gouvernement de Rhee Syngman entre septembre 1948 et avril 1949 (dont 6 députés)3 tandis que 80% des 60 000 détenus coréens en 1950 ont été incarcérés au moyen de cette loi4.

Néanmoins, l’intransigeance de Rhee Syngman n’aurait pu trouver sa réalisation politique concrète sans le soutien à peine voilé des États-Unis. Si leur implication directe dans la répression est avérée – mobilisation de briseurs de grèves, envoi de troupes en renfort de la police nationale –, l’aide apportée par les Américains est surtout d’ordre matériel, technique et financier. Un rapport du Conseil national de sécurité des États-Unis, rendu public le 22 mars 1949, conclut au maintien des troupes américaines en Corée du Sud pour l’année en cours et prévoit « la mise en œuvre de programmes, présents ou en projet, d’entraînement, d’équipement et d’approvisionnement des forces de l’ordre de la République de Corée […] pour assurer leur capacité à servir effectivement de dissuasion à toute agression extérieure et de garantie du maintien de l’ordre interne en Corée du Sud »5.

Pendant l’été 1950, l’exécution sommaire de plus de 100 000 prisonniers politiques et sympathisants communistes par l’armée sud-coréenne se fait sous le regard attentiste des officiers américains

Mais la participation des Américains à la violence d’État sud-coréenne ne se réduit pas à la formation et à l’équipement de la police locale. En de nombreuses occasions, les troupes stationnées en Corée du Sud cautionnent la contre-insurrection – voire y prennent part -, dépassant parfois le cadre de leurs prérogatives. Pendant l’été 1950, l’exécution sommaire de plus de 100 000 prisonniers politiques et sympathisants communistes par l’armée sud-coréenne se fait sous le regard attentiste des officiers américains6. Plus encore, en juillet 1950, alors que la guerre n’est entamée que depuis un mois, le 7e régiment de cavalerie américain se rend coupable d’un véritable crime de guerre en massacrant environ 300 civils sud-coréens, réfugiés près du village de No-Geun Ri – sous le prétexte que pouvaient se trouver parmi eux des infiltrés nord-coréens7.

Les opérations contre-insurrectionnelles à Cheju-Do : la mort du mouvement social sud-coréen

À l’exception de ces massacres de masses, dont les victimes sont en général comptabilisées avec celles de la guerre de Corée, le soulèvement de Cheju-Do reste dans les mémoires comme l’épisode répressif le plus meurtrier de la présidence Rhee. Faiblement soumise au contrôle du pouvoir central, héritière d’une longue tradition contestataire, l’île de Cheju (ou Cheju-Do en coréen) offre un terrain propice à l’implantation du PTCS. Idéalement située au sud de la péninsule, elle constitue également un lieu de passage très prisé des contrebandiers japonais, grâce auxquels il est aisé de se procurer des armes

La situation stratégique de l’île, ainsi que les réflexes insurrectionnels de ses habitants, sont donc exploités par les combattants du PTCS dès 1947, lorsque, à l’occasion de la commémoration du 1er mars, la colère des insulaires est canalisée par le parti dans une manifestation de plus d’un millier de personnes. Cependant, les premiers soulèvements d’ampleur ne prennent forme qu’au début du mois d’avril 1948. Motivés par le refus des élections séparées en zone sud, les militants du PTCS (soutenus par une grande partie de la population de Cheju-Do) entrent de nouveau en confrontation directe avec les forces de l’ordre. Les stations de police des villes côtières sont prises d’assaut et, très vite, la capitale de l’île est assiégée par les insurgés. Les heurts atteignent rapidement un degré de violence encore inédit depuis la fin de la guerre et la police locale est submergée.

Déboussolé dans les premières semaines, le gouvernement coréen entame sa première campagne de « pacification » à la fin du mois de mai. Menée conjointement par la gendarmerie et la police, les opérations s’effectuent depuis les côtes vers l’intérieur des terres, où sont basés les combattants du PTCS. La reprise en main de l’île est pensée sur le mode de la contre-insurrection ; les espaces montagneux du centre sont quadrillées par l’armée et la police, les villages situés en altitude sont vidés de leurs habitants qui, après avoir été interrogés, sont relogés dans des camps littoraux. À la fin de l’été, environ 600 suspects sont arrêtés par les troupes coréennes8.

Après un affaiblissement des combats en juillet-août 1948, un nouveau cycle de violences est entamé en septembre, lorsque le 14e régiment de gendarmerie, stationné à Yeosu, refuse de se rendre à sur Cheju-Do pour lutter contre les rebelles. Sous l’effet d’une telle manifestation de solidarité, les combattants reprennent leurs activités de guérilla et, paniqué par la pénétration des communistes au sein de la gendarmerie, le gouvernement intensifie la répression. S’ouvre alors la phase la plus meurtrière de la contre-offensive. Entre le 6 octobre et le 20 novembre, le régiment de gendarmerie présent sur l’île annonce le chiffre de 1625 morts et 1383 prisonniers9. La violence des forces de l’ordre se déchaîne indistinctement sur les insulaires, qu’ils soient combattants ou non.

Le 25 janvier 1949, des soldats américains découvrent 97 cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants dans le village d’Ora-ri, tués par des fusils M-1, c’est-à-dire par les armes de la police locale. Moins d’un mois plus tard, le 20 février, quatre conseillers militaires américains sont témoins de l’exécution, par des miliciens d’extrême-droite pro-gouvernementaux, de 76 habitants de Todu-Ri10. La répression se poursuit jusqu’à l’arrestation, au printemps, de plusieurs leaders locaux du PTCS. L’un d’entre eux, Kim Min-Seong, est décapité par les forces de l’ordre. Symbole de leur triomphe macabre et avertissement à la population insulaire, sa tête est exposée au public dans le centre-ville de Seogwipo.

Écraser l’opposition parlementaire

Autoritaire, Rhee Syngman l’est aussi par sa pratique quotidienne du pouvoir. À l’automne 1951, alors que la guerre fait rage, l’exécutif propose au parlement un projet de révision constitutionnelle transformant la République de Corée en régime présidentiel. En janvier 1952, le texte est rejeté en masse par les députés. Ce refus n’est que la première étape d’un long bras de fer entre le gouvernement et les parlementaires. Les mois suivants, Rhee Syngman s’acharne à faire plier l’Assemblée en organisant de gigantesques manifestations au pied du parlement. Les soutiens du président y sont acheminés aux frais de l’État pour protester contre l’entêtement du pouvoir législatif et demander une dissolution11.

Le 25 mai 1952, Rhee Syngman fait adopter la loi martiale, ce qui permet au régime de procéder à l’arrestation de 44 députés. Acculés, inquiets du sort qui leur serait réservé en cas d’intervention de l’armée, les parlementaires finissent par céder. Le 7 juillet 1952, la constitution est remaniée selon les désirs du président, de sorte que les articles 53 et 54 qui réglementaient jusque-là le renouvellement des mandats présidentiels sont amplement modifiés.

Pour se maintenir au pouvoir, Rhee Syngman n’hésite pas à se débarrasser de ses principaux opposants politiques. Lors des élections présidentielles de 1956, Cho Bong-Am, ancien chef du parti communiste coréen sous l’occupation, fondateur du parti social-démocrate après l’armistice de Panmunjom, est le seul membre de l’opposition à se présenter face à Rhee Syngman. Malgré la propagande et la répression, il parvient à obtenir environ 30% des suffrages exprimés12, révélant le progressif retournement de la opinion sud-coréenne contre le président en fonction. Sous le prétexte fallacieux d’intelligence avec l’ennemi, Cho Bong-Am est arrêté en janvier 1958, jugé par deux fois et finalement condamné à la peine capitale pour haute trahison.

Loin d’être le seul facteur du mécontentement populaire grandissant, la pendaison de Cho Bong-Am a certainement joué un rôle dans l’éclatement de cette colère en mars-avril 1960, lorsque la fraude du président aux élections est révélée. Manifestement inapte à juguler la contestation populaire, Rhee Syngman est contraint de de se retirer du pouvoir le 26 avril 1960. Son départ marque la fin d’un régime gérontocratique qui, depuis la fin de la guerre de Corée, ne tenait plus que par la peur et la violence. Un héritage autoritaire qui fournit un élément d’explication à la tentation illibérale que l’on observe actuellement en Corée du Sud ?

Notes :

1 Le rapport de la Commission de vérité publié en 2010 dénombre une soixantaine de victimes de la répression militaire américaine, voir « We must properly understand and define the 1946 Daegu uprising », Hankyoreh, 22 janvier 2013

2 Laurent Quisefit, « Autoritarismes civils et militaires en Corée du Sud : 1948-1979 », dans Jacopo Bassi, Carlos Hudson, Matteo Tomasoni, La dittature militari : fisionomia ed eredita politica, 2015

3 Rapport de la Commission des Nations Unies pour la Corée, Assemblée Générale, août 1949

4 Gregg Brazinsky, Nation Building in South Korea: Koreans, Americans and the making of democracy, Columbia, University of South Carolina Press, 2009

5 NSC 8/2, Report by the National Security Council to the President, « Position of the United States with respect to Korea », Washington, 22 mars 1949.

6 Cet évènement est aujourd’hui connu sous le nom de « massacre de la ligue Bodo »

7 A ce sujet, voir Charles J. Hanley, Sang-Hun Choi, Martha Mendoza, The Bridge at No Gun Ri: A Hidden Nightmare from the Korean War, Henry Holt & Company, 2001

8 John Merrill, « The Jeju-Do Rebellion », Journal of Korean Studies, Volume 2, 1980, pp. 139-197

9 Ibid., p. 185

10 Ibid., p. 188

11 Laurent Quisefit, art. cit.

12 Andrei Lankov, « Tragic end of communist-turned-politician Cho Bong-Am », The Korea Times, 9 janvier 2011

« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.

La Guerre Froide, un obstacle aux victoires sociales ?

Manifestation étudiante à Amsterdam dans les années 1970. Domaine public

Dans tous les bords politiques, nombreux sont ceux qui pensent que la menace d’une révolution communiste a rendu possibles les réformes sociales-démocrates du 20e siècle. En réalité, l’environnement hostile de la Guerre Froide a divisé la gauche et exclut les partis communistes du gouvernement. En comparant la Suède, dominée par les sociaux-démocrates, avec la France et l’Italie, où les partis communistes étaient hégémoniques à gauche, l’historien Jonah Birch propose une autre lecture de l’histoire sociale de l’après-guerre. Article publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Pendant une grande partie du vingtième siècle, les combats en faveur de réformes sociales-démocrates, telles que celles établissant des États-providence généreux et des systèmes de négociation collective centralisés, ont eu pour toile de fond le conflit des grandes puissances de la Guerre Froide. Cela a souvent influé sur les interprétations des acquis sociaux obtenus au cours de ces années. Quand on repense à la vague de réformes introduites à cette époque, au cours de laquelle les gouvernements ont érigé des États-providence fondés sur la redistribution dans la plupart des pays du Nord, un argument revient souvent : ce qui distingue cette période de la nôtre, c’est l’absence actuelle de toute menace existentielle d’une révolution, menée alors par une Union soviétique puissante et des partis communistes gouvernant un tiers de la population mondiale. 

Que la menace du communisme ait rendu possibles les réformes sociales-démocrates est un point de vue largement partagé par l’ensemble du spectre politique. Dans son récent ouvrage sur l’après-guerre, The Rise and Fall of the Neoliberal Order : America and the World in the Free Market Era, l’historien américain Gary Gerstle soutient que la peur du communisme a été à la base de l’État-providence d’après-guerre. Ces angoisses, affirme Gerstle, “ont rendu possible le compromis de classe entre le capital et le travail qui a sous-tendu l’ordre issu du New Deal.”

Selon Gerstle, ce fut le cas non seulement aux États-Unis, mais aussi dans toute l’Europe au cours des décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. En Europe, la reconstruction économique financée par les Américains, notamment grâce au plan Marshall, a ravivé les économies ravagées par la guerre. Ce qui a motivé ces mesures n’était pas de la bienveillance mais la crainte d’une prise de pouvoir communiste imminente, justifiée par des événements tels que la guerre civile grecque (qui opposa la monarchie aux communistes, entre 1946 et 1949, ndlr), la poussée du communisme italien et les élections parlementaires françaises de novembre 1946, au cours desquelles l’énorme Parti communiste français (PCF) a terminé avec le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale, remportant plus de 28 % des voix et rejoignant le gouvernement de coalition qui en a résulté. 

Bien que ce récit soit convaincant, il ignore le rôle de la lutte des classes au niveau national dans la création des États-providence et la manière dont le climat anticommuniste de la Guerre Froide a handicapé les politiques de gauche.

La gauche à l’écart du pouvoir

Pour la gauche, les gouvernements d’après-guerre ont introduit ou continué à soutenir toute une gamme de réformes égalitaires, allant de généreuses prestations d’assurance sociale contre le chômage aux soins de santé universels, juste pour répondre à la menace communiste. Cette idée est séduisante pour trois raisons principales. 

Premièrement, cette thèse prolonge à l’échelle internationale le récit américain traditionnel affirmant que la Guerre Froide aurait eu des conséquences positives, notamment en matière de droits civiques. Selon les défenseurs de cette position, ces progrès ont été encouragés par la crainte de paraître moins démocratique ou progressiste que les pays du bloc communiste. 

Deuxièmement, elle sape l’affirmation selon laquelle les sociétés capitalistes étaient principalement responsables des droits sociaux et des niveaux de vie qu’elles offraient à leurs citoyens en insistant sur le fait que les pressions géopolitiques leur ont forcé la main.

Enfin, elle renforce la réputation de la gauche, même dans les pays où elle ne détenait pas le pouvoir, en suggérant que la simple présence d’une alternative communiste – que ce soit sous la forme de partis communistes nationaux ou de l’Union soviétique au niveau international – était suffisante pour façonner la politique dans les années d’après-guerre. D’après cet argument, même sans s’emparer des leviers du pouvoir d’État, la gauche était toujours capable d’orienter la politique dans la direction qu’elle souhaitait.

A y regarder de plus près, ces arguments souffrent de défauts majeurs. Ils reflètent une compréhension étroite et superficielle de la lutte des classes et de son influence sur la politique des démocraties capitalistes. Il surestiment également le rôle progressiste de l’URSS et du bloc de l’Est dans la politique occidentale, et ne fournissent aucune explication plausible quant au moment précis et à la dynamique de l’augmentation des dépenses sociales ou de la diminution des inégalités en Occident. Vu d’un œil objectif, les arguments en faveur de la Guerre Froide comme moteur essentiel du réformisme d’après-guerre sont faibles.

C’est en effet dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts. À l’inverse, là où les pressions de la Guerre Froide ont été le plus durement ressenties – non seulement dans les pays qui ont subi des dictatures de droite après la Seconde Guerre mondiale comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, mais aussi dans les démocraties capitalistes comme l’Italie et la France – les élites ont exclu les travailleurs et la gauche du pouvoir, les réformes en faveur des travailleurs ont été plus lentes à venir et la croissance de l’État-providence a nécessité un conflit beaucoup plus soutenu avec les entreprises. Dans ces pays, les gouvernements ont tissé des liens étroits avec les puissants capitalistes, tandis que les relations avec les syndicats et la gauche étaient souvent hostiles et contrariées.

C’est dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts.

La peur de la révolution communiste, loin de rendre les élites occidentales plus disposées au compromis, les a endurcies. En Allemagne de l’Ouest, sous protectorat américain, les tensions avec l’Est ont conduit à l’interdiction du parti communiste (KPD) en 1953 et à miner les efforts de dénazification en employant d’anciens fascistes au sein de son système judiciaire et de sa fonction publique.

En règle générale, là où le communisme représentait la menace la plus directe pour les intérêts géopolitiques des démocraties capitalistes, l’hostilité à la coopération avec la gauche est devenue la norme. Les progrès réalisés dans ce contexte se sont produits en dépit, et non à cause, des conflits entre grandes puissances. La clé pour comprendre comment et pourquoi les acquis sociaux-démocrates ont pu être réalisés se situe au niveau de la lutte des classes au sein même des nations, sur les lieux de travail et dans les urnes.

C’est à ces échelles que, dans leurs pays respectifs, les militants de gauche ont utilisé les niveaux incroyablement élevés de croissance économique et de productivité de l’après-guerre pour créer un compromis de classe qui s’est avéré relativement résistant, précisément parce qu’il acceptait les relations de propriété capitalistes. Ces partis ont réussi à construire des institutions qui ont érodé le pouvoir des capitalistes et renforcé la capacité des travailleurs à mener la lutte des classes.

La gauche et l’État-providence

L’histoire de l’apogée d’après-guerre de la social-démocratie ne correspond pas à celle de ses premières années ou de sa pré-histoire. En ces temps, les mouvements socialistes existant au sein de régimes fragiles et souvent non démocratiques représentaient une menace existentielle pour les institutions prémodernes. La poussée du mouvement socialiste allemand à partir des années 1870 – qui s’est manifestée par la croissance du puissant parti social-démocrate allemand (SPD) – a ainsi conduit le chancelier impérial ultraconservateur Otto von Bismarck à introduire une série de programmes de protection sociale, tels que les pensions de vieillesse, afin d’écarter la menace d’une révolution. 

Dans un registre similaire, en Grande-Bretagne, la force croissante du mouvement ouvrier et la montée en puissance du Parti travailliste ont poussé les Libéraux à introduire le People’s Budget en 1909 qui comprenait de nouvelles taxes pour financer les programmes de protection sociale. En France, le pouvoir de la gauche socialiste, fracturée mais toujours puissante, a forcé les gouvernements de coalition de centre-gauche à adopter d’importantes réformes du travail, telles que de nouvelles limites sur la durée du temps de travail des employés en 1900 et 1919. 

Partout en Europe, la montée en puissance de gouvernements socialistes élus, ou de coalitions dirigées par la gauche dans l’entre-deux-guerres, ont donné lieu à des mesures de plus grande envergure. Bien que la Grande Dépression ait principalement entraîné la montée de courants réactionnaires et du fascisme, le gouvernement français du Front populaire dirigé par Léon Blum et les sociaux-démocrates suédois, qui ont pris le pouvoir pour la première fois en 1932 et y sont ensuite restés sans interruption pendant quarante-quatre ans, ont établi des réformes majeures. L’accord de Saltsjöbaden, conclu en 1938 par les sociaux-démocrates, a par exemple obligé les employeurs du pays scandinave à reconnaître les syndicats et à s’engager dans des négociations collectives régulières. Cet accord allait devenir un modèle pour le « compromis » d’après-guerre entre capitalistes et travailleurs en Europe du Nord.

Pour beaucoup, la concurrence entre l’URSS et les Etats-Unis explique la poursuite de ces avancées social-démocrates après la guerre. Selon eux, au cours de cette période, l’impact de la gauche a été renforcé par les pressions de la Guerre Froide. Ceci, cependant, repose sur une mauvaise analogie.

Si les dépenses sociales (mesurées en pourcentage du PIB ou de la production économique totale) ont certes fortement augmenté dans la plupart des pays développés pendant l’après-guerre, des différences nettes apparaissent. Dans les pays d’Europe occidentale où les partis communistes étaient les plus forts après la Seconde Guerre mondiale, comme la France et l’Italie, les inégalités sont restées relativement élevées. Les États-providence y étaient moins égalitaires et les travailleurs bénéficiaient de bien moins de protections que leurs homologues d’Europe du Nord.

Lorsque des progrès ont été réalisés dans ces pays, ils ont généralement été le résultat d’intenses luttes de classe pour obtenir des améliorations de salaires et de protections sociales. Ainsi, les inégalités des revenus ont augmenté en France et en Italie au cours des années 1950, et sont restées à des niveaux comparables à ceux des États-Unis (ou, dans le cas de l’Italie, encore plus élevés) jusqu’à la fin des années 1960.

L’âge d’or de la social-démocratie

Si les racines des États-providence européens remontent au XIXe siècle, l’ère majeure d’expansion de la protection sociale après la Seconde Guerre mondiale ne peut être comprise qu’à la lumière d’une combinaison de croissance économique rapide et de démocratisation qui ont marqué la période d’après-guerre. Dans le contexte de ce boom économique de plusieurs décennies qui a débuté dans les années 1950, la puissance des syndicats et la hausse générale de la productivité du travail ont facilité une expansion massive de la protection sociale. Lorsque le ralentissement de la prospérité d’après-guerre au début des années 1970 a entraîné une hausse du chômage, les gouvernements sociaux-démocrates ont réagi en augmentant les dépenses sociales. En conséquence, les pays capitalistes développés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont vu leurs dépenses publiques moyennes de protection sociale, mesurées en pourcentage du PIB, passer d’environ 8 % en 1960 à 15,6 % en 1980, puis à 19,2 % en 2007, à la veille de la crise financière de 2008.

La toile de fond de ces avancées était la situation historiquement sans précédent créée par la fin de la guerre. Après une brève période de quasi-effondrement, la plupart des économies d’Europe occidentale ont connu une croissance d’une incroyable rapidité dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Au niveau régional, la croissance du PIB de l’Europe de l’Ouest a atteint en moyenne 4,6 % par an entre 1950 et 1973. L’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et la France ont bénéficié des taux de croissance parmi les plus élevés du continent. En Italie et en Allemagne, cette période est qualifiée de « miracle économique ». 

Dans ces nations, les taux de croissance élevés reposaient sur des taux d’investissement constants et des niveaux élevés de compétitivité économique. Les augmentations annuelles de tous les indicateurs économiques clés ont été substantielles au cours des années 50 et 60 : en Allemagne de l’Ouest, par exemple, la production a augmenté de 4,5 % par an en moyenne, la productivité du travail de 4,6 % et les salaires réels de 5,7 %.

Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre.

Sur le plan politique, la défaite du fascisme et le retour de gouvernements démocratiques en Europe occidentale ont permis aux militants de gauche de sortir des années passées dans la clandestinité ou en exil pour réformer leurs partis et briguer le pouvoir. Le discrédit des élites traditionnelles, compromises par leur association avec le nazisme ou ses alliés locaux, ainsi que les incroyables destructions provoquées par la guerre, ont créé un énorme élan en faveur de réformes diverses. Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre. Après une période de dislocation et de troubles économiques, ils ont pu profiter du début d’un boom économique mondial de plusieurs décennies pour établir l’État providence fondé sur le plein emploi. 

Qu’ils aient fondé des syndicats ou qu’ils aient été fondés par eux, les partis sociaux-démocrates et ouvriers d’Europe occidentale étaient généralement étroitement liés aux organisations syndicales centralisées. Dans certains cas, les partis sociaux-démocrates ont accordé aux syndicats un statut privilégié au sein de leurs structures, par exemple en permettant aux syndicats de voter en bloc unifié au nom de tous leurs membres lors des élections du parti. 

En exerçant leurs fonctions, les sociaux-démocrates ont cherché à plusieurs reprises à construire ou à étendre un soutien institutionnel aux organisations syndicales. Même dans des pays comme l’Allemagne de l’Ouest, où les partis chrétiens-démocrates conservateurs (l’Union chrétienne-démocrate [CDU] ou, en Bavière, l’Union chrétienne-sociale [CSU]) ont dominé le gouvernement national pendant la majeure partie de la Guerre Froide, les organisations syndicales ont pu tirer parti de leur position de force pour se forger des rôles institutionnels importants et des mécanismes de protection solides.

Ceux-ci pouvaient prendre la forme de droits légalement garantis pour les syndicats et leurs membres des organisations fortes destinées aux salariés sur leur lieu de travail, comme les comités d’entreprise et les règles de cogestion ; des systèmes de négociation collective vastes et centralisés ; des États-providence qui protégeaient les travailleurs syndiqués des dangers du marché ; et la reconnaissance des syndicats en tant que partenaires sociaux essentiels partageant la responsabilité du fonctionnement efficace des institutions socio-économiques nationales.

Les gouvernements sociaux-démocrates ont institué une variété de réformes favorables aux travailleurs. Là où ils ont été au pouvoir pendant de longues périodes, ils ont créé des États-providence et d’autres institutions économiques qui ont non seulement amélioré la vie professionnelle des salariés, mais aussi renforcé la force organisationnelle du travail.

Le modèle suédois

C’est dans les bastions nord-européens de la social-démocratie que les travailleurs ont réalisé les gains les plus importants au cours de ces années. La stratégie du camp social-démocrate après la Seconde Guerre mondiale y a notamment consisté à institutionnaliser le pouvoir des travailleurs par le biais de systèmes de négociation collective centralisés et de programmes sociaux publics universels. Au début des années 1960, le modèle suédois était considéré comme l’exemple ultime de réussite sociale-démocrate. L’État-providence suédois allait devenir célèbre non seulement pour ses généreux programmes de protection sociale – pensions de vieillesse, assurance chômage, indemnités en cas d’accident du travail et de maladie – mais aussi pour son caractère « universel », axé sur les services sociaux.

La Suède est un cas particulièrement intéressant, car elle a constamment assuré la répartition des revenus la plus égalitaire d’Europe occidentale – non seulement grâce à son vaste et généreux État-providence, mais aussi grâce aux stratégies macroéconomiques employées par le parti social-démocrate suédois (SAP) pour façonner les modèles d’investissement dans l’économie suédoise pendant l’ « âge d’or » d’après-guerre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le SAP ne s’est guère appuyé sur la propriété publique de l’appareil de production. La France gaulliste a ainsi nationalisé une part bien plus importante de son économie que ne l’ont fait les Suédois, du moins jusqu’à l’apparition de difficultés économiques dans les années 1970. Entre 1976 et 1979, confrontés à une situation économique difficile, les conservateurs suédois, revenus au pouvoir, ont alors entrepris plus de nationalisations au cours en trois ans que les sociaux-démocrates durant les 44 années précédentes.

Plutôt que de recourir à la régie d’État, le « modèle Rehn-Meidner », du nom des deux économistes (Gösta Rehn et Rudolf Meidner) qui l’ont conçu, adopté par les sociaux-démocrates au pouvoir en Suède dans les années 1950, utilisait les institutions de négociation collective pour obtenir les résultats souhaités par le biais de négociations entre syndicats et patronat. Plus important encore, les sociaux-démocrates suédois ont poursuivi une stratégie de négociation salariale « solidariste » menée par le biais d’un système de négociations centralisées « au sommet » dans lequel la principale fédération syndicale, la LO, et la principale fédération patronale, la SAF, se sont réunies pour uniformiser les salaires des travailleurs dans la majeure partie de l’économie suédoise.

Affiche du syndicat suédois LO faisant un lien entre la démocratie institutionnelle, la social-démocratie et la démocratie sur les lieux de travail. © Marleen Zachte

Ces accords ont été très efficaces pour faire converger les salaires des travailleurs les mieux et les moins bien payés en réduisant ceux des premiers pour augmenter ceux des seconds. Cela a eu pour effet de faciliter l’organisation et la solidarité de la classe ouvrière dans l’après-guerre, mais aussi, de favoriser les entreprises hautement productives et à forte capitalisation. Celles-ci, alors qu’elles pouvaient payer les très hauts salaires des cadres, ont bénéficié de la baisse des rémunérations chez ces professions. A l’inverse, les entreprises moins efficaces et à forte intensité de main-d’œuvre ont souffert de coûts salariaux élevés.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché. Pendant ce temps, des « politiques actives de gestion du marché du travail », telles que des programmes de formation et de réinsertion, étaient utilisées pour aider les travailleurs victimes de la faillite de leur entreprise à trouver un nouvel emploi.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché.

En échange d’une limitation des salaires au sommet de la distribution des revenus et de garanties au patronat que la propriété privée ne serait pas remise en cause, la classe ouvrière suédoise a obtenu le plein emploi. En juillet 1989, le taux de chômage était encore de 1,3 %, mais il a rapidement augmenté l’année suivante dans le contexte de la crise financière massive qui a frappé la Suède au début des années 1990. Les travailleurs suédois bénéficiaient également de l’État-providence universel le plus généreux d’Europe. Cela a contribué à renforcer le pouvoir organisationnel des travailleurs en compensant le désavantage inhérent des travailleurs par rapport aux entreprises sur le marché du travail. En fournissant des biens et des services essentiels à tous en tant que droit social, indépendamment des moyens de chacun, l’État- providence suédois a réduit la menace du chômage et a ainsi facilité la mobilisation des salariés sur leur lieu de travail.

Les communistes, les syndicats et l’État

La présence de partis de masse à gauche était donc clairement une condition préalable à la croissance de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale. Mais dans les pays où les plus éminentes de ces organisations étaient des partis communistes, les inégalités ont été plus importantes, le développement de l’État-providence plus tardif et les disputes idéologiques entre les représentants de la classe ouvrière ont entraîné une division du mouvement ouvrier. L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique. C’était bien sûr le résultat du climat de la Guerre Froide : les nombreuses convictions des partis communistes – comme l’opposition à l’OTAN – étaient un critère de radiation de la bonne société.

En France et en Italie, qui comptaient de loin les partis communistes les plus forts de toutes les démocraties occidentales durant l’après-guerre, les victoires politiques de la gauche ont été moins importantes que dans les pays où les partis communistes étaient moins puissants. En Italie, où les communistes et les socialistes étaient alliés après la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste italien (PCI) était la force dominante. Le PCI a atteint sa force maximale en 1953, lorsqu’il a revendiqué plus de deux millions de membres et remporté 22,3 % des voix aux élections parlementaires.

L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique.

De son côté, le Parti communiste français remportait régulièrement entre 20 et 25 % des voix aux élections nationales et dominait le mouvement ouvrier grâce à ses liens avec la Confédération générale du travail (CGT). Bien qu’exclu du pouvoir au niveau national après 1947, le parti dirigeait, au niveau local, une bonne part des plus grandes villes de France. Même à la fin des années 1970, il contrôlait encore un tiers de toutes les municipalités de plus de trente mille habitants.

Certes, l’énorme influence de la gauche française dominée par le PCF a effectivement contraint les gouvernements de droite du pays à mettre en œuvre des réformes pendant l’après-guerre. Mais, durant cette période, les inégalités étaient élevées par rapport au reste de l’Europe et les droits des travailleurs étaient fortement restreints.

Dans les syndicats marqués par une forte présence communiste, la division syndicale a souvent empêché les travailleurs de réaliser des avancées significatives. Les forces politiques concurrentes, peu disposées à accepter la direction communiste, se sont en effet rapidement séparées pour former leurs propres syndicats. Encouragés par les États-Unis et les élites locales hostiles à l’URSS et au communisme, les dirigeants syndicaux non communistes ont construit des fédérations syndicales concurrentes sur une base explicitement idéologique.

En conséquence, les mouvements ouvriers français et italiens se sont fracturés le long de lignes politiques pour devenir des groupes mutuellement antagonistes, chacun étant étroitement lié à un parti politique ou à un courant politique distinct, comme celui avec l’Église catholique par exemple. Il en résulte des décennies de compétition sans fin entre les organisations syndicales, prenant principalement la forme de conflits opposant les fédérations syndicales communistes, socialistes et catholiques. Ainsi, le mouvement ouvrier français d’après-guerre s’est fracturé en trois grands courants. L’organisation la plus importante était la CGT dirigée par les communistes, suivie par la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, qui s’est séparée en 1964, entraînant la création de la Confédération Française Démocratique du Travail, ou CFDT, réformiste et socialiste), et Force Ouvrière (FO), traditionnellement « apolitique » (mais issue d’une scission de la CGT pilotée par la CIA, ndlr). En Italie, en 1950, les syndicats étaient déjà divisés, de manière parallèle, entre une fédération dirigée par le PCI, la Confédération générale italienne du travail (CGIL), et l’Union italienne du travail (UIL), plus orientée vers la social-démocratie, ainsi que la Confédération italienne catholique des syndicats (CISL).

Cette dynamique concurrentielle était renforcée par des systèmes de relations industrielles dans lesquels la représentation des travailleurs était divisée non seulement entre, mais aussi au sein des secteurs, des industries et des lieux de travail individuels. Les employés des entreprises italiennes et françaises pouvaient être couverts par un contrat négocié par un syndicat sans adhérer à celui-ci, et il n’existait aucun mécanisme institutionnel permettant à un syndicat unique d’obtenir une autorité légale exclusive sur un groupe de travailleurs. En d’autres termes, aucun des deux pays ne connaissait le système de « monopole d’embauche ». 

Au lieu de cela, de multiples syndicats divisés sur la base de leurs engagements politiques et idéologiques étaient actifs sur chaque lieu de travail – ils se battaient pour obtenir une influence dans l’atelier et un pouvoir organisationnel qui se manifestait par exemple lors des élections aux comités d’entreprise et aux comités d’usine.

La France est un bon exemple de ce à quoi ressemblait cette situation dans la pratique. L’État d’après-guerre construit par le général de Gaulle et ses alliés a été confronté à un mouvement ouvrier militant, mais fracturé, dominé par la CGT d’obédience communiste. Les taux de grève étaient élevés, surtout dans les industries manufacturières où la CGT était la plus forte.

La peur du communisme a motivé de Gaulle à développer un État-providence qui lie étroitement la plupart des avantages à l’emploi. Mais elle a également conduit le gouvernement français à s’engager dans une répression violente de la gauche, notamment le massacre de la station de métro Charonne en février 1962, où neuf participant présents à une manifestation dirigée par les communistes contre la guerre d’Algérie et l’extrême droite ont été assassinés par la police française.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats. L’historien John Keeler note que les « responsables gaullistes hésitaient à renforcer un mouvement syndical dominé par un syndicat communiste », la CGT. Cela a eu des implications importantes pour la négociation collective, puisque « l’absence de consensus politique entre les syndicats et l’État était le facteur le plus fondamental limitant le pouvoir des syndicats ». 

Plutôt que d’offrir des concessions aux travailleurs, l’État gaulliste a cherché à réduire l’influence et l’autonomie des syndicats. En 1959, le gouvernement français a créé la « promotion collective », un système de subventions aux syndicats en échange de leur coopération dans les efforts d’éducation et de planification. En l’absence de toute autre source de financement, les syndicats sont rapidement devenus dépendants du financement gouvernemental pour leur survie. Sans surprise, l’État a fini par discriminer systématiquement la CGT lors de la distribution de ces fonds, alors qu’il était le plus grand syndicat de France. Ainsi, la Confédération s’est vu accorder entre un quart et un huitième des fonds que ses rivaux recevaient dans les années précédant 1968. L’une des conséquences de cette exclusion du pouvoir est que les syndicats français n’ont pas pu développer l’expérience de gestion du capitalisme acquise par d’autres syndicats sociaux-démocrates opérant dans des climats moins hostiles.

Plus tard, les bouleversements de mai 1968 en France et l’« automne chaud » de 1969 en Italie ont entraîné une nouvelle vague de réformes qui ont contribué à une nouvelle baisse des inégalités. En Italie, ces réformes comprenaient notamment un nouvel accord sur l’indexation des salaires sur l’inflation. En France, elles se traduirent par d’importantes augmentations des salaires et des prestations sociales. Dans les deux pays, les militants ouvriers des partis communistes et des syndicats dirigés par des communistes ont joué un rôle de premier plan dans ces luttes. Mais les syndicats n’ont jamais pu forger le type d’institutions qui ont caractérisé la social-démocratie de l’« âge d’or » en Europe du Nord.

La leçon est claire : les succès des gouvernements sociaux-démocrates reposaient sur leur capacité à institutionnaliser leurs revendications en s’incorporant aux États capitalistes. Là où les communistes dominaient la gauche et le mouvement ouvrier, les entreprises et les gouvernements étaient moins disposés à faire des compromis. Dans un climat politique où les taux élevés de croissance économique offraient des possibilités de réduction des inégalités aux partis disposés à travailler dans les limites des démocraties capitalistes, la gauche communiste a donc eu moins de succès que ses homologues sociaux-démocrates.

Désormais, le vent a clairement tourné et l’ensemble unique de circonstances qui a défini l’après-guerre ne reviendra pas. Quarante ans de désorganisation de la classe ouvrière, d’arrangements politiques et de déclin économique ont sapé les fondements sociaux de l’accord d’après-guerre. En fin de compte, la gauche devra trouver d’autres voies pour construire le type de société auquel nous aspirons. Néanmoins, alors qu’elle tente de tracer cette nouvelle voie, la gauche doit être claire sur son histoire et analyser finement ce qui lui a permis, et ce qui l’a entravé, à concevoir une société plus juste.

L’autre nuit du 4 août

© Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève

La nuit du 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, le capitaine Thomas Sankara s’emparait du pouvoir au Burkina Faso. Un processus politique unique allait s’enclencher, destiné à marquer durablement l’histoire du pays et de la région. Le 9 Thermidor de cette révolution survient quatre ans plus tard, lorsque Thomas Sankara est assassiné par son plus proche ami et compagnon de luttes, Blaise Compaoré. Si celui-ci a été condamné à une peine de prison à perpétuité, la justice burkinabè est demeurée silencieuse quant aux complicités internationales de cet assassinat. Les archives françaises concernant cette affaire sont pour l’essentiel demeurées scellées – malgré la promesse faite par Emmanuel Macron de les ouvrir. Près de quatre décennies après les faits, l’héritage de Thomas Sankara dérange-t-il toujours au point que lumière ne puisse pas être faite sur son assassinat ?  

Lorsque Thomas Sankara s’empare du pouvoir, l’indépendance reste une chimère pour les pays d’Afrique francophone. Des liens étroits subsistent entre le gouvernement français et ses ex-colonies. Les réseaux franco-africains, gérés par le gaulliste Jacques Foccart, favorisent les chefs d’Etat les plus à même de garantir les intérêts du gouvernement français. Le franc CFA, issu de l’époque coloniale, maintient les pays qui l’utilisent dans une véritable servitude monétaire – 50 % de leurs réserves de change demeurant prisonnières de la Banque de France. Aussi les chefs d’État de la région sont-ils pour la plupart les dociles garants des intérêts français.

Félix Houphouët-Boigny est emblématique de cette génération de leaders africains qui sont demeurés au pouvoir. Président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, il plaide pour le renforcement de la « France-Afrique ». Ce concept mélioratif a été repris par l’économiste François-Xavier Verschave qui a forgé le néologisme Françafrique afin de dénoncer les liens néo-coloniaux entre l’ex-métropole et les ex-colonies.

C’est dans ce contexte que Thomas Sankara conquiert le pouvoir en Haute-Volta – futur Burkina Faso. Il s’agit alors de l’un des pays les plus misérables de l’Afrique francophone : la mortalité infantile y est de 180 pour 1000 et l’espérance de vie à 40 ans. L’analphabétisme touche 98 % des Voltaïques. Une situation qui ne laissait pas indifférent Thomas Sankara, lequel devait déclarer plus tard, à la tribune de l’ONU : « d’autres avant moi ont dit, d’autres après moi diront à quel point s’est élargi le fossé entre les peuples nantis et ceux qui n’aspirent qu’à manger à leur faim, boire à leur soif, survivre et conserver leur dignité. Mais nul n’imaginera à quel point le grain du pauvre a nourri chez nous la vache du riche ».

Secouer le joug de l’impérialisme, depuis l’un des pays les plus pauvres du monde

Âgé de 33 ans en 1983, Thomas Sankara est alors le plus jeune chef d’Etat au monde. Influencé par Karl Marx mais aussi par la Révolution française, proche des courants communistes, il incarne l’aile la plus radicale du spectre politique. Il n’était aucunement un inconnu. Premier ministre du gouvernement de son prédécesseur Jean-Baptiste Ouedraogo, il avait été démis et emprisonné – sur ordre de la France, qui par la voix de Guy Penne, conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines, avait intimé Ouedraogo d’en finir avec Sankara [1]. Après moults péripéties, il arrive finalement au pouvoir le 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, soutenu par de nombreux mouvements civils, démocrates ou marxisants.

Il engage son pays sur la voie d’une expérience révolutionnaire à marche forcée. Inspiré par Cuba, il entreprend la construction de grands chantiers (écoles, hôpitaux, logements, routes). Son but est de doter le Burkina Faso d’infrastructures modernes, mais aussi de concrétiser des droits qu’il considère comme élémentaires : logement, santé, éducation, alimentation, etc. Il mène une grande campagne d’alphabétisation, destinée à éradiquer illettrisme ; en quatre ans, le taux de scolarisation passe de 6% à 24 %. Le gouvernement parvient, en quelques années, à vacciner des millions de familles, ce qui lui a valu les compliments de l’OMS.

Cette ambitieuse politique sociale, qui s’accompagnait d’une volonté de détruire le cadre néo-colonial et féodal qui prévalait alors, multiplie les ennemis de la jeune révolution. Pour faire face aux tentatives de déstabilisation – réelles ou supposées – mais aussi pour promouvoir la participation populaire, des « Comités de défense de la révolution » (CDR) sont mis en place. Leur bilan est, aujourd’hui encore, l’objet de controverses. S’ils ont permis à de nombreux Burkinabè de participer à la vie politique du pays, ils ont également exercé une fonction de contrôle et de répression des opinions divergentes. Aussi la révolution burkinabè se brouille-t-elle rapidement avec certains mouvements syndicaux ou progressistes qui l’avaient soutenue. Ici encore, Sankara s’inspirait de Fidel Castro – et de Saint-Just, qu’il aimait à citer : « celui qui fait la Révolution à moitié creuse sa propre tombe ».

La pays est rapidement isolé sur le plan international. En France, le pouvoir mitterrandien compte peu de sympathisants à l’égard de Thomas Sankara. Il en comptera encore moins lorsque Jacques Foccart, l’homme de la Françafrique gaullienne, reprendra du service suite à la victoire de la droite aux élections législatives de 1986. Les États-Unis de Ronald Reagan, qui multiplient les guerres par procuration en Afrique sub-saharienne et cherchent à y importer leur révolution néolibérale, ne considère pas non plus la révolution sankariste du meilleur oeil. En d’autres temps, l’Union soviétique aurait été l’alliée naturelle du Burkina Faso. Mais l’arrivée au pouvoir de Sankara coïncide avec une phase de contraction de l’économie soviétique, et de retrait du reste du monde de la part de l’URSS – que la venue au pouvoir de Gorbatchev allait radicaliser.

Aussi les alliés sur lesquels Thomas Sankara peut compter s’avèrent-ils peu nombreux, et souvent peu significatifs – hormis le gouvernement voisin du Ghana, dirigé par le populiste Jerry Rawlings [2]. La grande sympathie de Fidel Castro à l’égard de la révolution burkinabè n’a pu se matérialiser en des accords de coopération substantiels, du fait du grand éloignement entre Cuba et le Burkina Faso. Quant au « guide suprême » libyen Mouammar Kadhafi, au départ allié de Sankara, il finira par se retourner contre lui.

Thomas Sankara n’entretenait pas des relations amicales avec les Etats-clients de la France dont la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny était l’archétype. Elles se sont encore détériorées après le discours de Thomas Sankara à la conférence d’Addis-Abeba sur la dette. Sankara y dénonce le mécanisme d’exploitation que constitue l’endettement des pays du sud : « Le système de la dette fait en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave, tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l’obligation de rembourser ». Il exhortait (sans espoir) les autres gouvernements africains à refuser de payer leur dette d’un même jet ; « ceci », ajoutait-il, « pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner ». « Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence », avait-il ajouté. Paroles prophétiques.

Le 9 Thermidor burkinabè, ses complices et ses secrets de Polichinelle

C’est Blaise Compaoré qui est le responsable le plus évident de l’assassinat du 15 octobre 1987, à l’issue duquel il s’empare du pouvoir au Burkina Faso pour vingt-sept ans. Reconnue par la justice burkinabè, sa culpabilité a été confessée à demi-mots par l’intéressé lui-même il y a peu.

Les motivations personnelles qui ont pu conduire Blaise Compaoré à assassiner son ami le plus proche ont intrigué et fasciné nombre de biographies. Si elles intéressent la dramaturgie, elles ne présentent en revanche qu’un faible intérêt politique [3].

De nombreuses zones d’ombre restent à élucider, et elles concernent les soutiens internationaux du coup d’État mené par Blaise Compaoré. Celui-ci avait à charge une partie importante des relations internationales du Burkina Faso, à mesure que celui-ci était devenu un État-paria et Thomas Sankara persona non grata. Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, Blaise Compaoré dirigeait une diplomatie parallèle – et était par conséquent en contact régulier avec les adversaires les plus déterminés de Sankara.

Une relation particulièrement forte l’unissait à Félix Houphouët-Boigny. Il avait en effet épousé sa nièce d’adoption, après qu’elle lui eût été présentée par le chef d’État ivoirien. Un choix qui avait déjà occasionné une brouille entre Compaoré et Sankara, bien avant le coup d’État du 15 octobre [4].

Outre les États-vassaux de la France, pour lesquels l’existence même de la révolution burkinabè était un affront permanent, Thomas Sankara s’était attiré d’autres inimitiés régionales. En particulier celle du chef d’État libyen Mouammar Kadhafi et du chef de guerre (et futur chef d’État) libérien Charles Taylor. Tous deux avaient sollicité Sankara pour utiliser le Burkina Faso comme base militaire ; Kadhafi, dans ses lubies expansionnistes, souhaitait mener ses troupes vers le Tchad, et Charles Taylor effectuer un coup d’Etat au Libéria. Ils ont tous deux essuyé un refus de la part du gouvernement de Sankara.

Le coup d’État de 1987 a immédiatement permis une normalisation des relations entre le Burkina Faso et l’ensemble de ces pays. Le gouvernement a mis fin à ses nombreuses contestations de l’ordre institutionnel qui dominait l’Afrique de l’Ouest, et est redevenu un actif coopérant des organisations régionales. Il a cessé de repousser les recommandations de la Banque mondiale et du Fonds monétaire internationale. Il a cessé de pointer du doigt le joug de la France lors des sommets internationaux. Il a cessé de s’opposer à ce que le Burkina Faso devienne une base temporaire pour les manoeuvres de déstabilisation des uns et des autres – Blaise Compaoré, sur ordre des Américains, a notamment permis à Charles Taylor de s’y fournir en armes et en logistique.

En automne 2014, lorsque la population burkinabè contraint Blaise Compaoré à la démission à l’issue de protestations massives, l’État français lui témoigne sa reconnaissance en lui affrétant un hélicoptère pour qu’il puisse échapper à la foule. Il trouve alors refuge dans la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, ex-premier ministre de… Félix Houphouët-Boigny.

Bien sûr, ces convergences de vues entre Blaise Compaoré et ces puissances géopolitiques n’impliquent pas, à elle seules, que celles-ci aient appuyé son coup d’État le 15 octobre 1987. Or, de nombreux éléments empiriques font état de tels soutiens. Les témoignages sont même si nombreux, et proviennent de sources si diverses depuis 1987, qu’ils en viennent à se contredire, et que plusieurs scénarios coexistent dans lesquels Compaoré a bénéficié de soutiens internationaux pour l’assassinat de Sankara.

Le journaliste d’investigation italien Silvestro Montanaro a par exemple interviewé des ex-hauts gradés libériens dans un documentaire, en caméra cachée. L’un d’entre eux, proche de Charles Taylor, y évoque notamment une décision coordonnée et multilatérale. Il affirme que des représentants du gouvernement français et américain se seraient retrouvés en Libye, en compagnie de Blaise Compaoré, pour y planifier le renversement du pouvoir burkinabè. Il précise : « le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la CIA à l’ambassade des États-Unis au Burkina qui travailla en étroit contact avec le chef des services secrets de l’ambassade française. Ce sont eux qui ont pris les décisions les plus importantes » [5].

La validité de ce témoignage a été contestée, plusieurs éléments fournis par ce témoin questionnant sa crédibilité [6]. Il n’empêche : seule une ouverture complète des archives françaises relatives au Burkina Faso permettra d’établir la responsabilité – et l’absence de responsabilité – des uns et des autres, de discriminer entre les théories du complot et les conspirations réelles. Or, une telle démarche a été constamment rejetée par le gouvernement français, malgré les promesses formulées par Emmanuel Macron en 2017 [7]. Les propositions, émanant du Parti communiste français et de la France insoumise, visant à nommer une commission d’enquête parlementaire à ce sujet, ont elles aussi été repoussées par la majorité LREM. De la même manière, le procès, au Burkina Faso, censé statuer sur les responsables internationaux de l’assassinat de Sankara n’a jamais connu un commencement de réalisation [8].

Le second assassinat de Thomas Sankara ?

À l’instar de Che Guevara qui, imprimé en format standardisé sur des T-Shirt, a fini par alimenter la société de consommation qu’il exécrait, Thomas Sankara est devenu une icône pour la jeunesse africaine, souvent à son corps défendant. Il suffit d’écouter l’influence et diplomate Aya Chebbi revendiquer l’héritage de Thomas Sankara tout en vantant les mérites de la ZLEC (Zone de libre-échange africaine) pour s’en convaincre. Personnage complexe, à bien des égards tragique et contradictoires, il ne se laisse enfermer dans aucune des représentations idyllisées ou euphémisées qui en ont souvent été faites.

Pour autant, son héritage n’est aucunement usurpé lorsque les mouvements anti-impérialistes érigent Thomas Sankara au rang de figure tutélaire, aux côtés de celle de Patrice Lumumba. Pas davantage que lorsque les mouvements féministes rendent hommage à un précurseur de la lutte pour l’émancipation des femmes. Pas davantage que lorsque les mouvements sociaux en font une icône de la résistance au néolibéralisme. Pas davantage que lorsque les biographes dressent le portait d’un l’homme intègre qui voulait s’opposer au cours de l’histoire, sachant qu’il y laisserait sa vie ; ou d’un révolutionnaire enflammé capable de prendre les décisions défiant toute Realpolitik, par souci de ne pas trahir ses convictions [9].

En refusant de faire la lumière sur les circonstances de la mort d’un personnage devenu emblématique pour la jeunesse africaine, le gouvernement français met à mal la réconciliation qu’il affirme vouloir impulser. Charge à la société civile française de mettre son gouvernement face à ses responsabilités.

Notes :

[1] L’excellent biographie de Brian J. Peterson : Thomas Sankara, a revolutionary in cold war Africa (2022, Indiana University Press), cite à cet égard plusieurs câbles diplomatiques ne laissant pas de place au doute. On y découvre que dès 1982, Thomas Sankara avait été repéré par la CIA (dont le principal bureau se trouvait à Niamey, capitale du Niger voisin) comme un danger potentiel en raison de son orientation marxiste et de sa sympathie supposée à l’égard de Mouammar Kadhafi.

[2] Peu avant son assassinat, Sankara avait proposé à Rawlings de développer une union économique et politique poussée entre son pays et le Ghana, notamment par l’introduction d’une monnaie commune. Une perspective sans doute fantaisiste, en raison des faibles infrastructures de transport existant entre les deux pays, et des fortes barrières linguistiques. La proximité entre Thomas Sankara et Jerry Rawlings n’avait pas échappé aux agents de la CIA basés en Afrique, qui avaient pour habitude de surnommer les deux leaders « Tom et Jerry » dans leurs messages (ibid).

[3] Le portrait de Blaise Compaoré dressé par Thomas Sankara quelques semaines avant son assassinat, cependant, intéressera autant la dramaturgie que la science politique : « Un jour, des gens sont venus me voir, complètement affolés : “il paraît que Blaise prépare un coup d’Etat contre toi”. Ils étaient le plus sérieusement du monde paniqués. Je leur ai répondu ceci : “le jour où vous apprendrez que Blaise prépare un coup d’État contre moi, ce ne sera pas la peine de chercher à vous y opposer ou même me prévenir. Cela voudra dire qu’il est trop tard et que ce sera imparable. Il connait tant de choses sur moi que personne ne pourrait me protéger contre lui s’il voulait m’attaquer. Il a contre moi des armes que vous ignorez…”. [Mais au fond, je n’y crois pas] C’est bon d’avoir un homme à qui l’on puisse tout confier, ou presque, en lui laissant le soin de deviner ce que vous n’aurez pas eu le courage de lui dire » (Dans archives Le Monde : « Quand Thomas Sankara parlait de Blaise Compaoré : “c’est un homme très délicat…” », 18 octobre 1987).

[4] Peterson (ibid) rapporte que le mariage entre Blaise et Chantal Compaoré, arrosé de torrents de champagne, lui a valu des reproches acerbes de la part de Sankara – l’un des slogans de la révolution burkinabè était il faut choisir entre de l’eau pour tous et du champagne pour quelques-uns.

[5] Silvestro Montanaro, Thomas Sankara : et ce jour-là ils ont tué la félicité, diffusé sur Rai3 le 18 janvier 2013.

[6] Voir par exemple Petersen (ibid).

[7] Dans un entretien au Vent Se Lève réalisé par Tangi Bihan, Bruno Jaffré rappelle à quel point Emmanuel Macron a piétiné sa promesse de rendre accessibles les archives françaises.

[8] Ibid.

[9] On citera l’abolition pour un an des loyers que devaient payer les Burkinabè les plus pauvres, prise en secret et imposée sans concertation par Sankara lors d’un conseil des ministres, provoquant une stupéfaction générale. La reconnaissance de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie par le gouvernement burkinabè, après que les relations avec la France aient déjà été abîmées. Ou le refus d’obtempérer face aux menées guerrières de Kadhafi, l’un de ses rares alliés régionaux, qui souhaitait utiliser le Burkina Faso comme base militaire temporaire.

© Les photographies sont issues du site thomassankara.net, excellent base archivistique et iconographique sur le Burkina Faso de Thomas Sankara. Le visuel de couverture de l’article a été réalisé par Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève.

Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ?

La menace d’un conflit majeur devient chaque jour plus tangible. Qu’il s’agisse de l’océan pacifique, de l’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient, les points chauds se multiplient, tout comme les déclarations martiales des principales puissances. Bien des guerres ont été menées au nom de causes généreuses – défense de minorités nationales, sauvegarde de la démocratie, ou nécessité de stopper un tyran brutal. Mais au cours du siècle passé des figures intellectuelles et des forces politiques venaient questionner ces motifs, critiquant la marche vers la guerre et ses conséquences funestes. Notre époque est au contraire marquée par un surprenant désintérêt pour la question. Au-delà de quelques spécialistes et des décideurs politico-économiques, les conflits proches ou lointains sont presque totalement absents du débat public. L’anomie qui prévaut pourrait pourtant avoir des effets catastrophiques sur nos sociétés en les entraînant dans une spirale incontrôlable. Quelles en sont les causes ?

Mobiliser pour la guerre

Disons-le d’emblée : dans les démocraties libérales, et singulièrement dans le cas français, les positions de l’intelligentsia médiatique reflètent peu ou prou la ligne générale de la diplomatie nationale. Dans une séquence marquée par l’escalade des tensions entre la Chine et les pays occidentaux rangés derrière les États-Unis, pas un jour ne se passe sans que les principaux quotidiens dénoncent les crimes du régime chinois. De la persécution des minorités à l’influence pernicieuse dans l’université française en passant par les nouvelles technologies, chaque sujet est traité de manière à conduire à une évidence martelée à longueur d’éditorial : il faut briser la Chine. Il en va de même pour la Russie, dont les menées guerrières et les pratiques illibérales occupent une place croissante dans le traitement de l’actualité internationale. Les interventions désastreuses en Afghanistan puis en Libye une décennie plus tard ont été faites avec le soutien de l’immense majorité de l’opinion publique des pays participants, opinion mobilisée et électrisée par un traitement médiatique intense et unilatéral portant sur l’urgence d’une action militaire.

Il est hors de question de nier la réalité et l’ampleur de la plupart des crimes dénoncés. Mais la différence de traitement flagrante dont pâtissent les sujets internationaux devrait interpeler toute personne soucieuse de la liberté de la presse. Pensons à l’Égypte, partenaire économique important, dont le président-maréchal Abdel Fattah al-Sissi est pourtant responsable du massacre de milliers d’opposants et de la généralisation de la torture. Ou au cas de l’Arabie Saoudite. Ni l’assassinat sordide du journaliste Jamal Khashoggi, ni l’implication directe dans l’interminable guerre yéménite, ni le cadre légal proche de celui de l’État islamique n’empêchent Emmanuel Macron de visiter ce pays client de l’industrie militaire tricolore. Le général émirati Ahmed Naser Al-Raisi était par ailleurs nommé fin novembre à la tête d’Interpol, institution dont le siège est situé à Lyon. L’homme est pourtant accusé d’employer la torture, y compris contre des critiques du régime. Plus proche de nous, un membre de l’Otan comme la Turquie d’Erdogan peut enfermer des milliers d’opposants politiques et raser des quartiers de villes entiers dans les régions kurdes sans être mis au ban des nations. Aucun édito n’appelle à intervenir militairement pour restaurer la démocratie dans ces pays. Les intérêts économiques et géostratégiques prévalent sur les droits humains.

Démobiliser pour la paix

Dans l’histoire contemporaine, l’échec de l’immense mobilisation contre la guerre d’Irak en 2003 a constitué un tournant dans les mobilisations anti-guerre. Les intérêts économiques américains derrière l’intervention de la coalition étaient connus du grand public et le refus français d’y participer avait permis de débattre du bien-fondé des actions envisagées. Aujourd’hui, l’Irak vient s’ajouter à la trop longue liste de pays dévastés par la guerre, terrains de jeu de factions rivales liées aux intérêts étrangers proches ou lointains. La fiole agitée par Colin Powell pour justifier de l’existence d’armes de destruction massives aux mains de Saddam Hussein est devenue le symbole des prétextes mensongers aux guerres d’agression impérialistes. Ces « fake news » d’État, aux conséquences bien plus tragiques que celles propagées par des particuliers et « débunkées » dans les médias, sont une constante historique. Souvenons-nous de l’affaire des « couveuses » au Koweït ayant permis de faire admettre au grand public le bien-fondé de la Guerre du Golfe de 1991. En 1964 déjà, les incidents du golfe du Tonkin servaient de prétexte au président des États-Unis pour intervenir au Vietnam. Des millions de morts plus tard, ces « fake news » sont reconnues comme telles, mais le mal est fait. Il serait illusoire de croire que de telles pratiques n’ont plus court : les accusations d’ingérence russe dans la victoire de Donald Trump ou dans le mouvement des Gilets Jaunes en constituent autant d’exemples plus récents.

La passivité complice croissante de la société civile de démocraties libérales responsables de tant d’interventions militaires s’explique en partie par l’incompréhension des enjeux, notamment dans le cadre de conflits considérés comme lointains. Mais le poids des relais médiatiques de la parole officielle est également considérable. Il n’y a pas besoin d’imaginer d’obscures conspirations tirant les fils en coulisses : le manque de culture politique de la majeure partie du personnel des principaux médias, la précarité du métier et l’existence d’impératifs d’immédiateté produisent une information médiocre, relayant sans nuances les positions de la classe dominante. Ainsi, des intellectuels de plateaux télé au pedigree discutable peuvent jouer les va-t’en guerre au nom de grands principes sans rencontrer de contradiction sérieuse. Le message est passé : approuvez les opérations ou désintéressez-vous en. Dans un régime aussi présidentialisé que la France, l’espace démocratique pour discuter de la politique internationale du pays est de toute façon réduit à sa plus simple expression. On ne transige pas avec le pouvoir discrétionnaire du prince en ses domaines régaliens.

Mourir pour Donetsk ou pour Taipei

Dans une diplomatie qui n’en est plus à une contradiction près, notons le poids de conceptions anachroniques héritées de la Guerre froide. La logique de blocs, de superpuissances, correspond peu à un monde de plus en plus multipolaire. Elle est pourtant employée et appliquée au forceps pour faire entrer chaque pays dans un camp supposé. Le dernier Sommet pour la démocratie à l’initiative du président des États-Unis est dans la droite ligne des dernières rencontres de l’Otan ou du G7. Joe Biden y avait convié la RDC ou le Brésil mais non la Tunisie ou la Hongrie, déclenchant une polémique sur la sélection des invités. Rappelons que l’Indice de liberté économique créé par l’Heritage Foundation et le Wall Street Journal propose un classement conforme à la doxa libérale selon laquelle la dérégulation du marché correspond au niveau de démocratie. La Bolivie ou l’Algérie y figurent en rouge, tandis que les bons élèves incluent le Qatar, Taïwan et le Kazakhstan… In fine, les pays sont triés selon qu’ils fassent partie du camp des démocraties ou de l’axe « illibéral », plus en fonction de leurs affiliations économiques et diplomatiques que selon leur régime réel.

L’objectif affiché des derniers sommets internationaux est d’isoler la Russie (et, à moyen terme, la Chine) dans la perspective d’opérations à la frontière ukrainienne. Les déclarations martiales qui se succèdent sont au diapason de l’accumulation de matériels militaires dans cette zone contestée. Moscou entend annexer de nouveaux territoires et bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan pour reconstituer un glacis à ses portes. Ses adversaires se déclarent prêts à aller au conflit pour sauvegarder l’intégrité d’un territoire ukrainien de plus en plus militarisé. Les populations civiles n’ont plus leur mot à dire : on les somme de se tenir prêtes à mourir pour Donetsk, et demain pour Taipei. Mais certainement pas pour des villes-martyres oubliées telles que Sanaa ou Stepanakert, les principes libéraux restant sujets à la logique de blocs.

L’expansionnisme russe comme la montée en puissance de l’impérialisme chinois sont des phénomènes majeurs de ce début de siècle comme le nationalisme allemand de 1914. Est-ce à dire que leurs cibles sont pour autant des parangons de la démocratie, forteresses de la liberté assiégées ? Voire. Les régimes inquiets des menées russes en Europe de l’Est ont aussi leurs propres penchants chauvins et autoritaires. Dans le Pacifique, rappelons que Taïwan a longtemps été une dictature opprimant sa propre population – tout comme la Corée du Sud d’ailleurs, certes alliée indéfectible du bloc occidental, mais ayant éliminé toute opposition, du massacre de la ligue Bodo aux répressions récentes des mouvements sociaux. Les pays européens eux-mêmes ont connu des restrictions des libertés massives et brutales au cours des dernières décennies, au nom de la lutte contre le terrorisme puis contre la pandémie. Quand des dirigeants de pays autoritaires pointent du doigt la répression dans des nations dites libérales, il faut prendre leur message pour ce qu’il est : un retournement accusatoire calquant les critiques les visant habituellement. L’historiographie occidentale marquée par la Guerre froide tend pourtant à concevoir le monde selon une vision binaire et datée, faisant l’impasse sur l’impact des politiques guerrières occidentales selon la règle du moindre mal. Cette vision continue d’influencer profondément les conceptions des principaux acteurs politiques en mal de récits mobilisateurs.

Dans un monde de plus en plus volatile, une information objective et critique se situe donc sur une ligne de crête. Le traitement de chaque sujet choisi – ou le refus d’évoquer un fait – seront considérés comme un signe d’allégeance à un camp ou à un autre. Il semble pourtant vital de s’extraire de ces schémas binaires conduisant mécaniquement à des simplifications abusives et à des postures caricaturales. Au regard des tensions géopolitiques de notre temps, les médias ont un rôle important à jouer. À eux de décider s’ils accompagneront docilement la marche vers la guerre ou s’ils tenteront au contraire de prendre de la hauteur.

Afrique : aux origines de la régression démocratique – Entretien avec Vincent Hugeux

Robert Mugabe, alors opposant zimbabwéen, avec Ceausescu lors d’une visite officielle en Roumanie en 1976. (c) Wikimedia Commons

De nombreux pays d’Afrique francophone ont eu des élections présidentielles depuis un an. Si la démocratie se stabilise dans deux d’entre eux – le Burkina Faso et le Niger –, la situation se dégrade globalement. Certains ont conforté leur statut de démocratie de papier – le Tchad, le Togo et le Congo-Brazzaville – tandis que des manipulations constitutionnelles en Guinée et en Côte d’Ivoire ont permis aux présidents sortants d’être élus pour un troisième mandat. Même le Bénin, encensé pour son ouverture démocratique depuis les années 1990, a connu des élections troublées durant lesquelles des opposants ont été incarcérés ou contraints à l’exil. Vincent Hugeux, journaliste indépendant, ancien grand reporter à L’Express, est l’auteur de Tyrans d’Afrique. Les mystères du despotisme postcolonial (Perrin, 2021). Il dresse dans ce livre dix portraits d’autocrates ayant sévi des indépendances à aujourd’hui sur le continent. Il avait également publié en 2012 Afrique : le mirage démocratique (CNRS éditions). Nous l’avons questionné sur les ressorts de l’autoritarisme en Afrique. Entretien réalisé par Tangi Bihan, retranscrit par Dany Meyniel.

Ndlr : cet entretien a été réalisé quelques jours avant la mort d’Idriss Déby, président du Tchad, dont il est longuement question ici.

LVSL – Votre livre Tyrans d’Afrique dépeint dix autocrates aux histoires romanesques [1]. Mais l’Afrique regorge déjà de personnages charismatiques très connus, qu’ils soient des révolutionnaires admirés comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba, ou alors des dictateurs sanguinaires comme Joseph Mobutu, Mouammar Kadhafi ou Jean-Bedel Bokassa. Pourquoi avoir privilégié cette personnalisation de la politique en Afrique plutôt que l’exposition des problèmes démocratiques et sociaux que connaît le continent ?

Vincent Hugeux – Mon parti pris depuis que je publie des ouvrages sur l’Afrique, c’est de ne pas m’en tenir au cercle étroit d’une sorte de lectorat captif des africanistes amateurs ou professionnels. Mon propos est toujours d’essayer de toucher un deuxième cercle de lecteurs qui, sans être des experts des enjeux géopolitiques, sont intéressés par les réalités du continent africain. Pour cela, il me paraît indispensable de passer par une forme d’incarnation, d’autant que les personnages que j’ai retenus ont tous d’une manière ou d’une autre une dimension romanesque, fût-ce dans les outrances ou l’abjection.

J’avais un professeur de journalisme vieille école qui disait « au fond, l’enjeu, pour vous, futurs journalistes, c’est d’expliquer les idées par les faits et les faits par les hommes. » Le pari, s’il est réussi, consiste à en dire beaucoup à travers les aventures humaines. Cela a toujours été mon approche en tant que journaliste : l’incarnation d’une crise, si complexe soit-elle, peut la rendre accessible à un public qui serait hermétique à une théorisation d’un conflit, d’un pouvoir, d’un élan, d’une épopée, d’un fiasco.

C’est la raison pour laquelle j’ai cherché à élargir le spectre géographique et le spectre temporel. Cela signifie sortir du pré-carré francophone, essayer d’attirer l’attention d’un lectorat français sur les autres Afriques, celles qui ne relèvent pas de notre histoire coloniale ou de notre communauté linguistique. C’est pour cela qu’on trouve un personnage très méconnu comme le Gambien et anglophone Yahya Jammeh, le Zimbabwéen Robert Mugabe pour incarner l’Afrique australe, l’Erythréen Issayas Afeworki pour l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique, enfin Teodoro Obiang de la Guinée équatoriale, seul pays hispanophone du continent, qui connaît les effets pervers du miracle pétrolier.

Il y a toujours ce souci de diversité à côté des incontournables, comme Bokassa et Mobutu, et de mettre sous la lumière des personnages qui sont relativement étrangers à un public même informé. Et puis, il y avait une volonté de variété temporelle. Nous avons deux chefs d’État qui sont au pouvoir à l’instant où on parle, à savoir Obiang en Guinée équatoriale et Aferworki en Érythrée. Ce dernier a été ramené, à son corps défendant, dans la lumière par la crise aigüe de la rébellion tigréenne. On a retrouvé une alliance de revers assez singulière entre lui et son ex-ennemi préféré, à savoir le prix Nobel de la paix par anticipation – c’est de l’ironie bien sûr – l’Ethiopien Abiy Ahmed. Et puis on remonte jusqu’à Sékou Touré, l’homme qui accède instantanément au statut de héros de l’anti-impérialisme par le camouflet qu’il inflige à Charles de Gaulle en 1958 lors de la fameuse tournée qui était supposée vendre aux futures ex-colonies un projet d’association qui d’ailleurs sera très vite mort-né.

Le seul embarras que j’ai eu, c’est l’embarras du choix. Hélas, il y a au rayon des despotes, des satrapes et des potentats beaucoup d’appelés et peu d’élus, certains d’ailleurs n’ayant jamais été élus. Il y a la matière, pour le seul continent africain, pour un tome 2 voire un tome 3…

LVSL – Vous avez parlé d’anti-impérialisme. Vous montrez bien la complexité de certains personnages qui ont pu être tour à tour des leaders révolutionnaires puis des dictateurs. Vous prenez les exemples de Mugabe et de Sékou Touré, on pourrait ajouter Kwame Nkrumah ou Kadhafi. Vous êtes très critique de certains militants politiques et de certains discours politiques de gauche, qui se disent anti-impérialistes, et qui ont pu soutenir ces dirigeants à une certaine époque.

V.H. – Il y a des figures emblématiques qui suscitent une forme de vénération chez les jeunes Africains ; vénération amplement justifiée pour certains d’entre eux mais qui, en général, échappe à toute distanciation critique. Lumumba, par la posture qui était la sienne et évidemment par l’épilogue tragique et cruel de sa courte aventure sur cette terre, mérite évidemment de figurer dans ce panthéon.

Mais prenons Kwame Nkrumah, généralement dépeint comme le père du panafricanisme moderne. Quand on regarde sa trajectoire jusqu’au bout, nous sommes conduits à évoquer aussi une certaine forme de dérive autoritaire. On pourrait appliquer le même raisonnement à Sékou Touré, dont la trajectoire idéologique est assez déroutante puisqu’au soir de sa vie il sera converti, lui l’afro-marxiste de stricte obédience, à une sorte de prurit néolibéral assez insolite. Ce qui me frappe c’est qu’il y a eu tellement peu d’icônes depuis Nelson Mandela qu’on en vient parfois à héroïser jusqu’à l’excès des personnages dont on veut ignorer, ou dont on ignore, les zones d’ombre. Il s’agit de revisiter ces figures avec une exigence de rigueur historique et de les regarder en face.

Vincent Hugeux

J’ajoute que ça s’inscrit dans un contexte d’asséchement problématique du débat. Dès que je parle de l’Afrique, que ce soit en tant que journaliste de presse écrite, à la radio, à la télévision, sur un média digital, dans mes bouquins ou dans mes cours, on me dit : « mais au fond d’où parles-tu, toi le Blanc ? » Ce réflexe s’explique évidemment historiquement et culturellement. Mais voilà une quinzaine d’années, le type de critiques auquel je m’exposais était le suivant : « tu es trop sévère, tu es injuste, tu es inéquitable, tu es asymétrique dans ta description des réalités sociales, avec mon président, notre gouvernement, etc. » Aujourd’hui, ce qui affleure de manière explicite ou implicite, c’est une récusation de nature essentialiste : « toi le Blanc, je ne te reconnais pas le droit de porter un jugement sur mon président. Et non seulement tu es blanc – c’est le travers pigmentaire et chromatique – mais en plus tu es français, donc nécessairement un néocolonialiste plus ou moins honteux. » Je trouve ça désolant parce que je suis réfractaire par nature à tous les raccourcis essentialistes, dont le plus magistral est la fameuse formule chiraquienne « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie. » Que Jacques Chirac l’ait dit, ça peut me désoler, mais que, hélas, des potentats africains adhérent à ce postulat, c’est beaucoup plus préoccupant pour le devenir politique du continent. Étant réfractaire à toutes ces assignations identitaires, je revendique le droit de porter des jugements. Mais je ne suis pas plus féroce, plus ironique, plus sarcastique avec tel chef d’État africain que je ne l’étais hier avec l’ayatollah Ali Khamenei en Iran ou avec Nicolas Sarkozy sur les bords de Seine. J’applique exactement la même grille critique d’analyse sans qu’il y ait pour moi de tropisme post-colonial honteux ou pas.

LVSL – Revenons-en aux personnages. La plupart de ces dictateurs ont prospéré pendant la guerre froide. Beaucoup ont été portés au pouvoir et protégés par un camp ou par un autre, le plus souvent par le camp occidental pour contrer l’influence soviétique ou chinoise. Comment ces potentats ont-ils été soutenus par les puissances étrangères et en quoi cela leur a permis de rester au pouvoir ?

V.H. – Dans le prologue, j’avance l’hypothèse qu’au fond, la plupart de ces dictateurs ne sont que les monstrueux rejetons de l’aberration coloniale. On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté – que je serais bien entendu le dernier à nier – tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire. On peut avoir été le très loyal troufion de l’armée coloniale française, comme Bokassa et Eyadema père, et ensuite devenir l’incarnation de l’épopée de l’indépendance. Ceci avec une persistance de pratiques que l’on peut juger archaïques. Pour danser le tango, si funeste soit-il, il faut être deux. Le même tyran africain peut, à la faveur de la fête nationale ou d’une campagne électorale théâtralisée, accabler l’injustice coloniale et, quasiment dans un même souffle, décrocher son téléphone pour solliciter de Paris une rallonge budgétaire qui permettra de payer ses fonctionnaires. On est dans cette équivoque permanente.

Revenons à cette question centrale de la guerre froide et de son héritage. On parle beaucoup aujourd’hui, c’est un concept qui s’est popularisé, des proxy wars, les guerres par procuration, dont la Libye nous fournit un exemple post-moderne assez stimulant. C’est vrai que l’Afrique a été le théâtre de cette guerre d’influence entre l’Est et l’Ouest. On se souvient de la France, membre du Conseil de sécurité, qui voyait dans ses ex-colonies une sorte de masse de manœuvres mobilisable à l’envi lors d’un vote, fût-ce sur les Balkans, la Bosnie-Herzégovine ou que sais-je encore…

On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire

Ces réflexes-là existent et perdurent. Mais n’oublions pas que des lignes de faille passent à l’intérieur des deux blocs, nous ne sommes pas dans un manichéisme d’un bloc homogène communiste face à un bloc homogène capitaliste. Exemple : on évoque aujourd’hui l’irruption de la Chine en Afrique. C’est un non-sens historique. La Chine ne surgit pas en Afrique, la Chine était présente y compris à l’heure des luttes d’indépendance. On a vu des rivalités soviéto-chinoises dans un certain nombre de pays d’Afrique, on pourrait citer le Mali, la Guinée et le Congo-Brazzaville, évoquons aussi l’intrusion de volontaires castristes, Cubains ou pas, en Angola et au Mozambique. Donc ne soyons pas trop simplistes dans la description de ce phénomène. D’ailleurs des lignes de faille se retrouvent aujourd’hui avec le retour assez spectaculaire de l’ambition russe qu’incarne Vladimir Poutine et que l’on voit opérer par exemple en République Centrafricaine et en Libye, avec l’irruption des milices du groupe Wagner qui sont étroitement liées au Kremlin.

C’est vrai aussi de l’autre côté. Bien sûr qu’il y avait des communautés d’intérêts entre les États-Unis, le Royaume Uni, la Belgique et la France lorsqu’on a craint par exemple la montée en puissance d’un modèle afro-marxiste congolais incarné par Lumumba. Mais là aussi il y a des lignes de faille et de fracture. Il se trouve que j’ai couvert de manière intense le génocide au Rwanda pour L’Express. J’ai toujours plaidé en faveur de la thèse qui voudrait que l’égarement, l’aveuglement, la cécité française, soit un phénomène autant historique et culturel qu’un phénomène économique ou strictement géopolitique. C’est ce qu’on appelait le syndrome de Fachoda : l’idée qu’il y a des zones de tensions géopolitiques en Afrique entre une influence française et des influences anglo-saxonnes. Le rapport Duclert met cela parfaitement en lumière : il y a une sorte d’univers mental qui renvoie à ces rivalités. On a donc deux blocs qui sont l’un et l’autre fissurés.

Il y a aujourd’hui une sorte de nouvelle guerre froide, illustrée récemment par des échanges peu amènes entre Joe Biden et Vladimir Poutine et par les ambitions chinoises. On retrouve une Afrique qui, en d’autres circonstances et dans un contexte évidemment évolutif et différent, demeure ou redevient un théâtre de guérillas d’influence de puissances qui tiennent à s’y projeter soit pour des raisons économiques – captation de ressources et surtout conquête de marchés et de clientèles – soit pour des raisons plus politiques, idéologiques et sécuritaires, je fais allusion aux combats engagés contre le péril djihadiste.

LVSL – La période de la guerre froide a mis sous cloche les forces démocratiques dans beaucoup de pays d’Afrique. Après l’effondrement de l’URSS, le continent a connu une vague de démocratisation – certes pas dans tous les pays. Quelles leçons tirez-vous de cette période ?

V.H. – Je vais commencer par une anecdote. Il se trouve qu’à l’époque j’ai aussi couvert pour L’Express la révolution roumaine. J’étais à Bucarest le jour de la fuite, d’ailleurs vaine, de Nicolae Ceaușescu et de son épouse Elena. L’année précédente, lors de mon premier séjour en Roumanie, j’ai vu, debout côte à côte à bord d’une Volga noire, Ceausescu et Mobutu – une sorte de clin d’œil de l’histoire. J’ai appris ensuite que le procès pour le moins expéditif et la liquidation des époux Ceausescu, avec ses images que le monde entier a contemplé, avaient plongé dans le désarroi plus d’un despote africain, à commencer par Mobutu. Sur le thème : « Si ça lui arrive à lui pourquoi ça ne pourrait pas survenir ici, chez moi ? » Et Mobutu n’est pas le seul, des entourages de plusieurs chefs d’État m’ont dit que cela avait été un vrai traumatisme pour eux. Ils ont été projetés dans un après guerre froide assez inconfortable. La chute du mur de Berlin bouscule tous ces potentats.

La période pagailleuse des conférences nationales souveraines, une sorte de jamboree démocratique, a permis à la société civile de déverser rancœur, frustration, dépit et dégoût devant des officiels interloqués qui s’efforçaient de canaliser cette colère – y arrivaient parfois, échouaient d’autres fois. Là, le barrage se fissure et il y a une sorte de déversoir désordonné.

La première phase était l’épopée des indépendances, si formelles fussent-elles. Ensuite il y a eu une logique de parti unique, sapée par ces conférences nationales. N’oublions pas que la première conférence nationale se passe au Bénin. Quand on voit ce qu’est la configuration de la très récente élection présidentielle dans l’ex-Dahomey, il y a lieu de réfléchir à la fragilité de toute chose. On assiste ensuite à un phénomène exploré par l’africaniste Jean-François Bayart : les restaurations autoritaires. Mon impression est qu’aujourd’hui on vit un deuxième acte de ces restaurations autoritaires. Il reste un pluralisme en peau de lapin : les partis n’ont pas d’existence véritable et ne sont que des faire-valoir de l’ex-parti unique.

Le phénomène de régression démocratique est patent dans plusieurs pays

Il y a aujourd’hui, quoiqu’on en dise au fil de colloques dorés sur tranches, plus qu’un danger régression démocrate : le phénomène est déjà patent dans plusieurs pays. Le plus inquiétant pour moi c’est que le dévoiement des instruments de la démocratie vivante – bricolages constitutionnels pour faire sauter le verrou du troisième mandat, fraudes plus ou moins éhontées, achats de consciences – en vient à discréditer l’aventure démocratique, y compris au sein des jeunesses africaines. À quoi bon voter si mon vote est foulé aux pieds ? Lors de leur soulèvement en 2009, les jeunes iraniens portaient un tee-shirt « Where is my vote ? » : c’est quelque chose qu’on peut entendre en Afrique. La culture de ce qu’on appelle le « un coup K.O. » en Afrique francophone – ce qui signifie victoire claire et nette, indiscutable, dès le premier tour, quitte à bourrer les urnes – est une culture problématique. Elle veut dire qu’on ne souhaite pas courir le risque d’un ballotage où il pourrait y avoir un phénomène de « tout sauf le sortant ». Il y a un discrédit des instruments de la démocratie et à terme de la démocratie elle-même. L’autre phénomène c’est la montée en puissance d’un discours démagogue, populiste qui va emprunter les oripeaux de l’anti-impérialisme pour mieux assoir des régimes despotiques. L’asséchement du débat que j’ai pointé précédemment s’inscrit dans cette logique-là.

Logique qui n’est évidemment pas fatale. Je l’explique dans le prologue de mon ouvrage : je suis totalement hermétique au concept de malédiction historique. Le fossé entre ces pratiques autoritaires autocratiques totalement archaïsantes et les aspirations de jeunesses connectées, ouvertes sur le monde, animées par des aspirations de liberté, d’échange et d’ouverture, devient de plus en plus abyssal.

On peut encore, si on y met le prix, y compris le prix humain hélas, réussir un coup d’État vintage comme au Mali en août 2020. On peut encore perpétuer, au prix d’un quatrième, cinquième, sixième mandat, un président à bout de souffle. Mais le coût politique, le coût social, le coût en termes d’image, devient de plus en plus prohibitif. Le « un coup K.O. », j’ai l’habitude de l’écrire ironiquement « un coup chaos », parce que c’est le plus court chemin vers l’instabilité. J’ai aussi pour habitude de dire que le fameux mandat de plus qu’on s’octroie au prix d’un bricolage institutionnel, c’est très souvent le mandat de trop.

Le nouveau mandat d’Idriss Déby au Tchad ne sera évidemment pas le quinquennat du décollage, de la sortie de l’ornière de l’insécurité, de la pauvreté, etc. N’oublions pas que le Tchad est un pays qui est classé 187e sur 189 à l’indice de développement humain du PNUD. Je me souviens du Tchad à l’époque du miracle pétrolier, miracle ambigu. En 2003 on annonce, au son du clairon, la création d’un fonds pour les générations futures avec un pourcentage significatif des recettes de l’or noir qui, mécaniquement, doit être consacré à des investissements pour la jeunesse, les universités, la santé, etc. Très vite, ce fonds est renié puis disparaît et les sommes amassées servent à acheter de l’armement. Les estimations récentes tendent à montrer que de 30 à 40 % du budget total d’un pays comme le Tchad est dévolu à des achats de nature militaire. On peut invoquer le péril Boko Haram d’un côté, l’engagement du Tchad dans la lutte contre le djihadisme de l’autre – il faudrait avoir une âme de faussaire pour nier la réalité de ces phénomènes –, mais quand même ! C’est pour moi un facteur d’inquiétudes réel, cette distorsion entre les élans des jeunes sociétés africaines et la rétraction de pouvoirs à bout de souffle. On pourrait citer bien sûr le Cameroun comme exemple emblématique de pratiques de plus en plus anachroniques.

LVSL – Si ces potentats ont pu rester aussi longtemps au pouvoir, ou s’ils y sont encore, ce n’est pas simplement parce qu’ils sont des « marionnettes » d’autres puissances. Les facteurs liés à la politique intérieure sont d’une importance extrême et sont parfois négligés par les observateurs étrangers. On peut notamment dire que ces dictateurs savent jouer de l’armée, du clientélisme et de la manipulation des questions ethniques. Pouvez-vous revenir sur ces facteurs ?

V.H. – L’un des phénomènes les plus patents quand un journaliste ou un essayiste français et blanc se penche sur ces phénomènes, c’est que, très souvent, il est entravé par une forme d’inhibition post-coloniale. Par crainte d’encourir un procès en paternalisme néo-colonial, il va s’interdire de penser l’adversité politique. Ce n’est pas mon cas, je suis parfaitement réfractaire à cela.

Prenons le fait ethnique. Prétendre expliquer l’intégralité des phénomènes politiques par l’ethnie est une absurdité de collection. Nier la permanence du fait ethnique et sa manipulation par les élites politiques est tout aussi inepte. Là-encore il faut regarder l’Afrique en face, mais encore faut-il pour cela connaître cette dimension.

La précarisation de l’univers des médias fait que bien peu aujourd’hui ont les moyens d’avoir un véritable spécialiste des questions africaines. Cela appauvrit les analyses. J’entends par spécialiste quelqu’un qui fait du terrain et qui ne se contente pas de participer à des colloques sur les bords de Seine ou à lire les bons auteurs. Il y a une ignorance des formes d’organisation politique de l’Afrique des XIVe, XVIe ou XIXe siècles : la pauvreté de la connaissance en la matière est un obstacle, un écueil, à la compréhension des phénomènes d’aujourd’hui. On a donc un mélange d’ignorance et d’inhibition.

Au commencement quand même était la complaisance de beaucoup de puissances notamment occidentales envers des régimes autoritaires. Il y a toujours cette idée, qui traîne dans pas mal de chancelleries, selon laquelle même si le président connu n’est pas un parangon de vertu démocratique, ni de progrès social, on a les codes… Ses opposants, ses successeurs potentiels peuvent être des aventuriers, ne risque-t-ils pas d’ouvrir une période d’instabilité ? La prime à la stabilité est un non-sens. En réalité c’est le meilleur moyen d’aggraver les tensions internes et donc d’aller vers une forme de chaos.

La plupart de ces despotes sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France

Il y a un autre phénomène qui tient à l’enjeu sécuritaire, notamment dans la sphère sahélienne. La plupart de ces despotes, plus ou moins bien élus ou pas élus du tout, d’Idriss Déby le tchadien à Paul Biya le camerounais, en passant par le Gabon et le Congo-Brazzaville, sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France. Je ne porte pas de jugement de fond là-dessus. Il serait idiot de nier la force et la persistance dans la durée du péril djihadiste. Il se trouve que, quoi qu’on en dise en haut lieu, Paris a baissé sa mire démocratique vis-à-vis de ces pays. On peut me dire le contraire à l’Élysée ou au Quai d’Orsay, je regarde les faits, et les faits sont là. Le nombre de fois où j’ai eu face à moi un interlocuteur qui soupirait, levait les yeux au ciel quand j’évoquais les exactions commises par les soudards de tel ou tel de ces despotes… Mais il y a des priorités et ces despotes exploitent à fond cette priorité de l’impératif sécuritaire.

Il y a effectivement des phénomènes comme le clientélisme ou la rétraction sur l’ethnie et parfois sur le clan. Je reprends l’exemple tchadien parce qu’il est extrêmement éloquent. L’idée selon laquelle Déby serait le garant d’une stabilité à long terme est assez déroutante. Au sein même de son ethnie zaghawa, voire de son clan, il y a des règlements de compte, des rancœurs, des dépits qui marinent depuis des années. Tous mes interlocuteurs tchadiens ou occidentaux me disent que le jour où Déby disparaît de la scène, pour une raison ou pour une autre, le pays risque de plonger dans le chaos. Il y a un surinvestissement de la thématique de la stabilité, conduisant à nier la fragilité intrinsèque de ces régimes. Que sera le Cameroun après Paul Biya ? Que deviendra le Congo-Brazzaville après Denis Sassou-Nguesso ? Pour moi ce sont des questions vertigineuses.

LVSL – Comment doit se positionner la France face à des dirigeants comme Alpha Condé, Paul Biya, Faure Gnassingbé, Alassane Ouattara, Denis Sassou-Nguesso, Idriss Déby ou Ali Bongo (la liste est longue !) ?

V.H. – Voyez ce qu’incarnait Alpha Condé à l’époque où c’était un des leaders des étudiants africains en France. C’est quelqu’un qui a été condamné à mort par contumace, qui a noué de solides amitiés dans tous les milieux progressistes occidentaux et également de la sphère soviétique. Il incarne, à mon sens, un phénomène que j’avais rapidement exploré dans l’ouvrage Afrique : le mirage démocratique : la malédiction de l’opposant historique. Ayant été condamné à un exil douloureux et ayant été poursuivi par les sbires d’un régime despotique, il aurait, par essence, le droit d’incarner le peuple et la nation. Cette légitimité est en partie fondée mais ne doit pas aller jusqu’à la volonté de rattraper le temps perdu. Il y a aussi la méfiance envers les élites locales. Celle-ci n’est jamais assumée, elle n’est évidemment jamais revendiquée mais elle est présente. Il suffit de parler avec ceux qui sont dans l’entourage. Cette méfiance conduit à s’adosser à un milieu de courtisans assez étriqué. Et voilà qu’Alpha Condé, qui était une incarnation de la lutte pour la liberté – liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse, pluralisme etc. –, l’âge n’aidant pas, est en train de se fossiliser dans un schéma despotique très vintage…

J’en viens à la France. Lorsque j’échange avec des acteurs de la politique africaine de la France, pourvu qu’il y en ait une, je m’échine à leur dire qu’à force de soutenir à bout de bras, par défaut et par crainte de l’aventure, des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leurs propres peuples, ils creusent la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié, historique, culturel et linguistique que la France partage avec ces pays.

À force de soutenir à bout de bras des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leur propre peuple, la France creuse la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié qu’elle partage avec ces pays

Le sentiment anti-français est patent. Il est souvent instrumentalisé car c’est une très bonne thématique électorale, quelles que soient les ambiguïtés de la relation des pays du défunt pré carré avec l’ancienne puissance coloniale. Cette politique française est à courte vue parce qu’on s’aliène les élites de demain. Comment s’étonner qu’une jeune Africaine ou un jeune Africain de 22 ans, qui a entrepris un brillant parcours dans les universités de Dakar, Abidjan ou Conakry soit plus tenté d’aller poursuivre ses études à Londres, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou en Chine, où on les invite par centaines, ou en Russie, où il y a des départements dédiés ? En France, quand un étudiant souhaite obtenir un visa longue durée pour poursuivre ses études, il passe trois heures sous le soleil devant un Consulat et on finit par lui expliquer qu’il doit revenir le lendemain parce qu’il manque un formulaire… Le même étudiant vous explique qu’il a été invité à un rendez-vous à un jour fixe et à une heure fixe à l’intérieur d’un bureau climatisé d’un Consulat ou d’une Ambassade du Canada, d’Australie ou des Etats-Unis, qu’on lui a offert un café ou un soda et qu’on a pris le temps de discuter de son avenir… On a ce qu’on mérite. Je caricature un peu, les choses s’améliorent et je n’ai pas besoin de convaincre les acteurs diplomatiques ou consulaires qui savent bien qu’il faut rompre avec ces pratiques. Mais ça laisse des traces dans la durée.

Vous me posez la question de la posture de la France. La réponse est de parler clair sur les libertés, la transparence, la bonne gouvernance. Tous ces potentats manient à merveille le lexique que l’on adore entendre en Occident, pour mieux en conjurer les effets. Il faut parler clair, parler franc, sans démagogie, y compris aux jeunesses africaines quand elles-mêmes s’égarent dans une sorte de simplisme idéologique, dans des raccourcis eux aussi essentialistes. Il n’y a pas d’autre voie. Parce que sur le poids économique de la France, même si ça alimente pas mal de fantasmes dogmatiques dans une forme d’ultra-gauche française, est engagé dans un irréversible déclin. Je ne nie pas qu’il y a encore des positions fortes dans l’énergie, dans la manutention portuaire, dans le ferroviaire, dans la téléphonie mobile, dans la banque. Mais par rapport à la puissance de feu en termes d’investissements d’un pays comme la Chine, pas la Russie qui est beaucoup moins outillée, ou par l’énergie que déploient des pays comme la Turquie ou la Malaisie, ce n’est pas sur cet échiquier-là que la France pourra restaurer son image et éventuellement son influence. Parler clair est la seule voie, je n’en vois pas d’autre.

Notes :
[1] Jean-Bedel Bokassa, Amin Dada, Gnassingbé Eyadéma, Joseph Mobutu, Robert Mugabe, Sékou Touré, Issayas Afeworki, Teodoro Obiang, Yahya Jammeh et Hissène Habré.

Généalogie de la violence en Amérique centrale : l’inégalité foncière comme moteur de l’instabilité politique

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992. Armée salvadorienne (photo) en guerre contre le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza

Eldorado révolutionnaire dans les années 1980, l’Amérique centrale a aujourd’hui perdu de sa superbe. Elle fait rarement l’actualité française, et lorsqu’elle existe, la couverture médiatique s’adonne à dresser le bilan humain de catastrophes naturelles répétées, à pointer des records de violence, ou à déplorer la crise migratoire qui s’y déroule. Moins connue que sa voisine, l’Amérique du Sud, les deux partagent pourtant une histoire marquée par les inégalités foncières, histoire qui résonne encore davantage dans l’isthme centraméricain en raison du poids de sa population rurale. La crise environnementale actuelle et les risques qu’elle fait peser sur la ressource foncière sont venus remuer les cendres de plus d’un siècle de conflits pour la terre. Accaparement des oligarchies, projets redistributifs révolutionnaires, et ingérence des Etats-Unis : retour sur les antagonismes d’hier pour comprendre les défis d’aujourd’hui.  

Les héritages coloniaux : concentration foncière et monocultures d’exportations

La colonisation espagnole va profondément façonner l’histoire contemporaine de l’Amérique centrale. La Couronne d’Espagne conquiert le continent avec un but principal : l’exploitation des réserves d’or et d’argent. Mais les maigres gisements de l’Amérique centrale, vite épuisés, vont rapidement sceller son destin agricole.

Dès la fin du XVIe siècle, la Couronne espagnole, étouffée par une dette colossale, décide de vendre ses parcelles agricoles les plus fertiles aux descendants des conquérants. Ces derniers choisissent l’élevage extensif ou la monoculture de l’indigo, de la canne à sucre, et du cacao. Ces exploitations répondent à la demande du marché européen, soit indirectement par l’approvisionnement en denrée alimentaires de l’économie minière, soit directement par l’exportation de produits convoités sur le marché intérieur européen.

À l’exception de quelques noyaux de population groupés au nord-ouest de l’actuel Guatemala ou en bordure de rivière, l’Amérique centrale ne présente pas de peuplements indigènes aussi denses qu’au sud du continent. Le besoin en main d’œuvre conduit au déplacement forcé de nombreuses communautés autochtones, depuis les régions montagneuses vers les plaines littorales. Un système d’asservissement économique basé sur l’endettement des paysans travailleurs se met en place : l’hacienda (1).

Les grands propriétaires – latifundios – accordent aux paysans des prêts en monnaie ou en nature moyennant un remboursement par le travail sur la plantation. La main d’œuvre est ainsi forcée de demeurer sur la plantation et de vendre sa force de travail pour payer son dû. Par ailleurs, les lopins de terres concédés à la paysannerie autochtone sont insuffisants pour assurer la subsistance du foyer. À long terme, les paysans indigènes demeureront contraints de travailler pour l’hacienda en quête d’un nécessaire complément de revenu.

La structure foncière inégalitaire et le système économique fondé sur l’extraversion agricole dont hérite l’Amérique centrale à la veille des indépendances de 1821 vont dessiner sa trajectoire. Le poids des monocultures entrainera la plupart des pays de la région dans un phénomène de dépendance au sentier : la dépendance vis-à-vis des exportations agricoles empêchera la diversification de l’économie, jugée trop coûteuse à court terme. Seul le Costa Rica, qui hérite d’une structure foncière plus équilibrée, jouira d’une relative stabilité politique.

https://geology.com/world/central-america-satellite-image.shtml

Le maintien d’un ordre inégalitaire après les indépendances

Les indépendances ne remettent pas en cause la concentration des ressources foncières et agricoles entre les mains de quelques-uns. Au contraire, l’oligarchie voit sa puissance renforcée. Elle peut désormais exporter vers les marchés européens, libérée des contraintes économiques et réglementaires autrefois imposées par la Couronne espagnole. L’économie de la région sera dès lors rythmée par les succès consécutifs des différentes monocultures.

Le XIXe siècle est marqué par l’expansion rapide de la culture du café, qui dans certaines régions – notamment le Salvador – se fait par la spoliation de terres indigènes. En 1880 le café est le premier produit d’exportation du Costa Rica, du Guatemala et du Salvador. Pour développer leurs exploitations caféières, les latifundios font appel aux bailleurs de fonds des pays consommateurs. Ces derniers récupèrent les plantations des mauvais payeurs, entraînant le passage rapide de très grandes plantations caféières aux mains d’investisseurs étrangers.

Les progrès réalisés en matière de transport terrestre, maritime et de réfrigération pour la conservation des fruits et des viandes confortent la spécialisation agro-exportatrice de l’Amérique centrale. Dans la première moitié du XXe siècle, la banane connaît un essor fulgurant, et cela sous la tutelle d’investissements extérieurs, en particulier des États-Unis dont la victoire contre la Couronne espagnole en 1898 a assis l’influence.
Les compagnies bananières nord-américaines s’implantent en suivant un même schéma : elles se voient concéder de grandes étendues de terres en échange de la construction d’infrastructures portuaires et de transport, dont elles conservent ensuite la gestion pendant plusieurs décennies (2). Parmi elles, l’emblématique United Fruit Company.

La mainmise des États-Unis sur la région, et leur tutelle sur le canal de Panama jusqu’en 1999 leur assure le contrôle du transit des marchandises à travers l’isthme centraméricain. Dans la première moitié du XXe siècle, le Nicaragua subit les occupations successives de l’armée américaine, motivées par l’ambition de construire un deuxième canal interocéanique. En 1927, la guérilla d’Augusto Sandino se soulève contre la présence étrangère. Les ouvriers et les paysans, dont la précarité est entretenue par l’économie d’agriculture rentière et de plantations, constituent sa principale base sociale.

Guerre de voisinage, aux origines de la “guerre du foot” Honduras-Salvador…

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Soldados_Salvadore%C3%B1os_patrullando_el_%C3%A1rea_fronteriza_con_Honduras_durante_la_guerra_de_las_100_horas,_1969.jpg
Soldat Salvadoriens patrouillant dans la zone frontalière avec le Honduras, 1969

La crise économique de 1929 et la chute du prix des matières premières viennent aggraver la situation de la petite paysannerie dans la région. Pour abaisser les coûts de productions, les exploitants diminuent les salaires des ouvriers agricoles. Le mécontentement et la misère alimentent la contestation paysanne.

En janvier 1932, des milliers de paysans de l’ouest du Salvador s’insurgent. Armés pour la plupart de machettes et de quelques fusils, ils attaquent des garnisons militaires, occupent des villes, et pillent ou détruisent entreprises, bâtiments gouvernementaux et maisons privées. La révolte sera violemment réprimée par l’armée et les bandes paramilitaires locales. En l’espace de quelques jours, on décomptera selon les sources entre 10 000 et 40 000 morts. Cet épisode sanglant, nommé « La Matanza » (massacre en espagnol), est considéré comme l’un des cas les plus extrêmes de répression étatique dans l’histoire moderne de l’Amérique latine.

En parallèle, naissent les germes d’un autre conflit… Pour pallier le manque de terres, l’oligarchie foncière salvadorienne organise le déplacement de nombreux travailleurs agricoles au Honduras voisin, pays cinq fois plus grand mais guère plus habité. 30 ans plus tard, ce sont 300 000 Salvadoriens qui ont migré au Honduras.

En 1962, le gouvernement hondurien tente de lancer une réforme agraire qui vient s’opposer aux intérêts des grands propriétaires et des compagnies étrangères, dont la United Fruit Company. Avec l’appui de ces derniers, le général Arellano fomente un coup d’État qui renverse le président Ramon Villeda. La réforme en projet est rapidement abandonnée, mais sous la pression de l’activisme agraire, le général Arellano sera finalement contraint de la relancer à la fin des années 1960. La question foncière se trouve alors au cœur du débat public, les Salvadoriens apparaissent comme des concurrents pour la terre et sont dépeints dans la presse comme des accapareurs. En juin 1969, la flambée des tensions conduit à l’expulsion de 500 familles salvadoriennes. Un pic de violence est atteint le 14 juillet 1969, prolongeant des semaines d’affrontements déclenchés par des matchs de football qui ont opposé les deux équipes nationales. La « guerre du foot » durera 4 jours, le bilan comptera plusieurs milliers de morts.

D’une pierre deux coups : sauvegarde de ses intérêts commerciaux et lutte contre le communisme ; le soutien des États-Unis à l’oligarchie foncière

Alors qu’en Amérique du Sud, à partir des années 1960, les États-Unis encouragent et font pression sur les gouvernements pour enclencher un relatif partage des terres et favoriser le développement d’un marché intérieur, les intérêts nord-américains en Amérique centrale sont différents. Les États-Unis y sont beaucoup plus présents du fait de multinationales agricoles (Standard Fruit Company, United Fruit Company…) et parce que les monocultures d’exportation leur sont quasi-exclusivement destinées(3). Ils n’ont donc intérêt ni à la redistribution, ni au développement d’une agriculture diversifiée pour alimenter le marché national. Ceci motive un soutien indéfectible aux grands propriétaires fonciers, soutien sans lequel ces derniers ne pourraient se maintenir.

En 1954, les intérêts particuliers du groupe United Fruit Company, soutenu par les États-Unis, vont anéantir une expérience politique et économique sans précédent en Amérique latine. Les raisons de la colère : encore et toujours, la terre.

Au Guatemala, la fin de la dictature en 1944 a marqué le début du « Printemps guatémaltèque », une période caractérisée par des avancées sociales et politiques considérables : semaine de travail de quarante-quatre heures, droit de s’organiser en syndicats, égalité des salaires entre hommes et femmes, plan d’éducation, abolition de la discrimination raciale… Jacobo Arbenz accède démocratiquement au pouvoir en 1952 et entend poursuivre la politique réformiste amorcée 8 ans auparavant. Le décret n°900, ou « Loi de réforme agraire », est voté à l’unanimité. Il exproprie plus de 600.000 hectares de terres en friche ou en jachère appartenant à l’oligarchie foncière nationale et aux investisseurs étrangers, en vue de les redistribuer aux petits paysans et paysans sans terres. En deux ans, 500.000 Guatémaltèques, sur une population totale de trois millions d’habitants, vont bénéficier de ces dotations (4). La compagnie bananière nord-américaine United Fruit Company n’entend pas se laisser amputer de ses terres et s’affaire en coulisse à l’organisation d’un coup d’État. Elle dispose de connexions privilégiées au plus près du pouvoir : la secrétaire particulière du président des États-Unis Eisenhower n’est autre que l’épouse d’Edmund Whitman, le chargé des relations publiques de la firme.
Pour obtenir le soutien du gouvernement, l’entreprise agite le spectre du péril rouge et présente la réforme guatémaltèque comme un projet piloté par Moscou. Le décret n°900 exposait pourtant noir sur blanc qu’il visait à développer des formes capitalistes de production d’agriculture et à intégrer l’agriculture guatémaltèque à l’économie de marché. Mais la compagnie bananière réussit son opération de communication. En juin 1954, une centaine d’opposants armés par la CIA pénètrent dans le pays, appuyés par les bombardements aériens de pilotes nord-américains. Le président Arbenz capitule. Cet évènement forme le point de départ de plus de quarante années de guerre civile, et d’un massacre sans précédent dans l’histoire du pays. Le clivage ethno-agraire entre grands propriétaires ladinos (5) et paysans indiens sera l’un des éléments matriciels du conflit.

Quoique la main soviétique ait en l’occurence été fantasmée pour servir les intérêts de la United Fruit Company, l’Amérique centrale a cependant incarné un véritable front de la guerre froide.

En juillet 1979 au Nicaragua, fort du soutien populaire, le Front sandiniste de libération nationale d’inspiration marxiste arrive au pouvoir par les armes, mettant ainsi un terme à plus de quarante ans de dictature de la famille Somoza. Celle-ci disposant à elle seule de près de 20% de la superficie cultivable du pays [6], les sandinistes héritent d’une économie très dépendante des marchés internationaux et particulièrement des États-Unis, principal acheteur et premier fournisseur. Jusque-là, la politique agricole consistait à investir quasi-exclusivement dans les grandes exploitations exportatrices (coton, tabac, canne à sucre, bananes…). Les petits paysans, refoulés sur les terres les moins fertiles et les plus difficiles d’accès, ne pouvaient être compétitifs et étaient réduits à une agriculture de subsistance.

La réforme agraire lancée par le nouveau gouvernement consiste en une expropriation et nationalisation du domaine de la famille Somoza. Comme il doit composer avec la bourgeoisie agraire engagée dans la lutte anti-somoziste, le gouvernement épargne le reste des grands domaines. Cette nationalisation n’aboutit toutefois pas à une vaste redistribution. L’État compte encore sur les cultures d’exportation, principales pourvoyeuses de devises, et craint que la distribution des terres aux paysans ne convertisse ces exploitations en cultures vivrières. La première réforme ne parvient ainsi pas à répondre à la demande foncière, et les occupations de terres sous-exploitées se multiplient dans les régions nord du pays. Une deuxième phase de réforme est donc lancée en août 1981. Les expropriations s’étendent désormais aux terres insuffisamment exploitées de l’ensemble des latifundios. Ces démembrements radicalisent l’opposition au pouvoir. Certains grands propriétaires expropriés se rallient au mouvement contre-révolutionnaire des contras, une contre-insurrection pilotée par les États-Unis, opposés au régime sandiniste proche de Cuba.

En effet, dès son arrivée au pouvoir, Reagan rompt avec la politique d’aide de son prédécesseur et entend écraser l’influence marxiste qui se propage dans son pré-carré. L’intervention américaine, à travers le soutien militaire et financier apporté au contras, entraînera le Nicaragua dans dix années de guerre intestine et bloquera toute réforme efficace en obligeant le pouvoir à se concentrer sur la politique sécuritaire.

L’Histoire de l’Amérique centrale est étonnamment répétitive : le Salvador connaîtra un sort semblable à celui du Nicaragua. En 1981, les profondes inégalités déclencheront douze ans de guerre civile révolutionnaire entre le Front Farabundo Martí (FMLN, d’obédience marxiste-léniniste) et les gouvernements successifs. Ici aussi, l’ingérence des États-Unis sera encore de mise.

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992 : Les affrontements oppose l’armée salvadorienne (photo) au le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza
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Manifestation contre l’ingérence des Etats-Unis dans la guerre civile qui touche le Salvador, Chicago, 1989

Quel bilan aujourd’hui ? Les enjeux de la crise climatique, un facteur de tension supplémentaire

Après plus d’un siècle et demi de dissensions et de conflits entre pays voisins, la fin de la guerre froide confine davantage l’Amérique centrale dans l’arrière-cour des États-Unis. Les réformes agraires, lorsqu’elles ont eu lieu, ont été un échec car peu ambitieuses ou rapidement remises en cause par des politiques néolibérales.

Au Honduras en 1992, la loi de modernisation agricole ouvre les terres distribuées lors de la réforme agraire à la vente et l’exploitation pour une agriculture de rente. L’objectif recherché est clair : attirer les capitaux de l’agro-business. Des chefs de coopératives agricoles vendent les terres, souvent à l’insu des paysans qui la cultivent et qui ont peu de ressources pour faire respecter leurs droits face aux grandes entreprises.
Les réformes agraires adoptées dans les années 1980 et 1990 au Nicaragua et au Salvador dans le cadre des processus de paix sont contemporaines des programmes d’ajustements structurels imposées par le Fonds monétaire international. Les paysans se voient accorder des terres en même temps qu’on les prive des moyens financiers et matériels de les mettre en valeur. Ils les revendent aux exploitants qui possèdent déjà un capital économique conséquent, et la propriété des terres retombe aux mains des multinationales.

Malgré ces échecs, la perspective de nouvelles réformes agraires semble aujourd’hui enterrée. Des décennies de guerre ont eu raison des velléités révolutionnaires et les partis issus des guérillas marxistes se sont satisfaits de réformes inachevées mais pacificatrices. Pour ceux-là qui ont accepté le statu quo, la politique de réforme agraire appartient au siècle passé.

Aujourd’hui, les effets de la crise climatique renforcent la pression qui régnait déjà sur les terres. Les terres exploitables se raréfient. Les multinationales sortent gagnantes de cette concurrence pour la terre, compromettant davantage les possibilités de diversification économique. Longues périodes de sécheresses, inondations brutales et élévation des températures fragilisent les capacités paysannes de subsistance.

https://wrm.org.uy/es/articulos-del-boletin-wrm/expansion-de-las-plantaciones-de-palma-aceitera-como-politica-de-estado-en-centroamerica/
Paysage de monoculture de palme en Amérique centrale

Les communautés rurales se disputent l’eau avec les grands groupes agricoles ou extractifs, et des projets d’infrastructure tels que les grands barrages sont souvent venus réduire leur accès à la ressource. Dans les zones côtières du Salvador par exemple, la culture de la canne a étendu sa surface de quasi 50% durant la dernière décennie. Ce changement d’usage des sols qui est allé de pair avec la surexploitation des ressources en eau et leur pollution au glyphosate et autres engrais chimiques, a contraint un déplacement de l’agriculture paysanne (7). Au Guatemala, la déviation des cours d’eau par les entreprises bananières est dénoncée depuis de nombreuses années par les riverains, qui l’accusent de mettre à sec les fleuves pendant la saison sèche (8).

Les flux croissants de migrations enregistrés ces dernières années vers les États-Unis en provenance de l’Amérique centrale (9), s’expliquent en partie par la crise à laquelle sont confrontés les espaces ruraux (10). Le changement climatique vient ainsi raviver les inégalités profondes de la société centraméricaine, et soulève l’urgence d’une remise en cause des systèmes productifs de la région, afin de pouvoir assurer à son peuple, une vie sur sa terre d’origine.

Notes :

(1) « Hacienda » est communément employée pour désigner une exploitation agricole de grande dimension. Les économistes font néanmoins la distinction entre l’hacienda et la plantation en tant que système productifs et économiques différents avec des critères tenant au contrôle du travail, à l’utilisation des terres et du capital. L’hacienda est caractérisée par la monopolisation des terres destinées à nier des alternatives aux  travailleurs, tandis que la plantation s’appuierait davantage sur la rémunération par le salaire et non par l’allocation de moyens de subsistance (Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology)

(2) Ellis, 1983 ; cité par Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

(3) Dufumier, M. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations 35 (2)

(4) Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques, nᵒ 210

(5) « Ladino » est, en Amérique centrale, le nom donné aux personnes d’ascendance indigène, le plus souvent métisses, et de culture “hispanisée”, c’est-à-dire dont la langue maternelle est l’espagnol et qui ont un mode de vie fortement occidentalisé.

(6) Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde 24 (95)

(7) Instituto de Investigaciones ITZTANI (2012): Análisis de la producción azucarera en el salvador y sus vínculos con procesos de cambio del uso del suelo, la deforestación y degradación de ecosistemas forestales. MARN y GIZ.

(8) Tribunal Latinoamericano del Agua, VI Audiencia Pública TLA – Audiencias de Instrucción sobre Controversias Hídricas en Argentina, El Salvador, Nicaragua y Guatemala, Ciudad Guatemala – 05 a 09 de Octubre 2015

(9) Faret Laurent, 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote, n°171, pp.89‐10.

(10) Film documentaire, 25 mn, Honduras, les migrants de la soif.
https://www.france24.com/fr/20190215‐reporters‐doc‐honduras‐exil‐caravane‐migrants‐etats‐unisviolence‐pauvrete‐secheress

Cet article s’est appuyé sur les lectures suivantes :

Acqueros, Jean-Gabriel, et Demoustier, Alain. 1981. « Amérique centrale : les raisons d’une crise » Politique étrangère 46 (3): 691‑98.

Bataillon, Gilles. 2005. « De Sandino aux contras ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 60e année (3): 653‑88.

Blanc, Pierre. 2018. Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde. Presses de Sciences Po.

Ching, Erik, et Virginia Tilley. 1998. « Indians, the Military and the Rebellion of 1932 in El Salvador ». Journal of Latin American Studies.

Collombon, Maya, et Dennis Rodgers. 2018. « Introduction. Sandinismo 2.0 : reconfigurations autoritaires du politique, nouvel ordre économique et conflit social ». Cahiers des Amériques latines.

Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques.

Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

Dufumier, Marc. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations.

Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde.

Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology.

Faret, Laurent. 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote.

Ramonet, Ignacio. 1987. « La longue guerre occulte contre le Nicaragua ». Le Monde diplomatique.

Iran contre Arabie saoudite : l’illusion d’un conflit religieux

http://www.alquds.com/articles/1571305856477612400/
© القدس

Le 3 janvier 2016, l’Arabie saoudite et l’Iran annonçaient une rupture diplomatique. Bien que soudaine, cette dégradation des relations entre les deux grandes puissances de la région n’a pas pour autant été perçue comme un coup de tonnerre ; les rapports qu’entretenaient Ryad et Téhéran étaient en effet loin d’être au beau fixe, les deux États s’opposant sur le plan politique et religieux, dans une région minée par les conflits confessionnels. Doit-on, dès lors, présenter la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran comme une rivalité d’ordre religieux ? Si la variable confessionnelle ne doit pas être négligée, elle est loin d’être le principal paramètre expliquant l’antagonisme entre les deux puissances régionales. Sous couvert d’une apparente lutte opposant le sunnisme au chiisme, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est avant tout géopolitique, les deux États se livrant une véritable guerre d’influence dans la région.


Aux origines du schisme de l’islam

À la mort du Prophète Mahomet en 632, la question de sa succession se pose. À la suite de quelques dissensions d’ordre politique, une véritable guerre civile éclate en 655. Pour les sunnites, défenseur de la sunna — la tradition —, le premier successeur du Prophète n’est autre qu’Abou Bakr, fidèle compagnon de Mahomet, nommé calife à la disparition de ce dernier. Pour les chiites, il s’agit d’Ali, gendre et cousin du Prophète, proclamé calife en 656. De ce schisme naissent alors deux conceptions doctrinales divergentes de l’islam. Pourvus d’un clergé très hiérarchisé, les chiites laissent place à une certaine interprétation de l’islam et du Coran ainsi qu’au culte des martyrs, tandis que les pouvoirs politique et religieux sont séparés. Les sunnites, quant à eux, prônent une application plus stricte du Coran, considéré comme une œuvre divine, et refusent son interprétation, tandis qu’ils consentent à ce que les pouvoirs politique et religieux soient exercés par la même autorité.

Majoritaires, les sunnites représentent aujourd’hui près de 85% des 1,8 milliards de musulmans. Les chiites, qui en représentent moins de 15%, se concentrent presque exclusivement dans la zone du Moyen-Orient. Majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et à Bahreïn, ils constituent également d’importantes minorités religieuses en Syrie, au Liban, en Turquie, en Afghanistan, au Yémen et en Arabie saoudite. En revanche, leur présence au Maghreb, en Europe, en Afrique et en Asie reste très ténue.

Près de la moitié des chiites vit en Iran, seul État au monde ayant adopté le chiisme comme religion d’État — et ce dès le 16ème siècle, lorsque la dynastie safavide qui régnait sur la Perse en a fait la religion officielle. Suite à la Révolution de 1979 ayant déposé le Shah, l’ayatollah Khomeyni, figure de proue du chiisme iranien, proclame la République islamique d’Iran dont il devient le guide spirituel suprême. Au sein de cette théocratie « reposant à la fois sur les principes islamiques et sur des institutions républicaines et le suffrage universel »[1], le chiisme imprègne tant la sphère religieuse que la sphère politique.

Bien que l’on trouve également des chiites en Arabie saoudite, plus de 90% des saoudiens se réclament de la branche sunnite de l’islam. Il faut remonter au 18ème siècle pour que soient posés les premiers jalons d’un État saoudien, lorsque le chef tribal Mohammed ibn Saoud s’allie au prédicateur sunnite Mohammed ben Abdelwahhab, instigateur du wahhabisme, dans l’optique de se partager le pouvoir. En 1932, après avoir pris le contrôle de Médine et de La Mecque, Abdelaziz ibn Saoud fonde le royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme, branche dérivée du sunnisme qui prône une application stricte de la charia, devient alors religion d’État de cette monarchie absolue. Très rigoriste, la doctrine wahhabite condamne l’interprétation du Coran propre au chiisme et tient les musulmans chiites pour mécréants.

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La distribution de l’islam dans le monde. En jaune, les régions à majorité chiite. En vert, les régions à majorité sunnite. En violet, les régions à majorité ibadiste, un troisième courant de l’islam majoritaire à Oman. © Ghibar

Une simple rivalité réligieuse ?

Les divergences, dans un premier temps d’ordre religieux, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, s’ajoutent alors à l’ancestrale opposition entre le monde arabe et le monde persan. Cependant, comme le dit Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran : « ces explications ethniques et religieuses ont évidemment leur part, mais il serait absurde de vouloir donner ces deux facteurs comme explication fondamentale alors que l’opposition est politique et économique »[2].

En réalité, les rapports économicopolitiques qu’entretiennent Ryad et Téhéran sont relativement récents. En 1929, Saoudiens et Iraniens scellent en effet leurs relations diplomatiques par un traité d’amitié. Mais si l’Iran et l’Arabie saoudite cohabitent dans la région, les liens entre les deux États connaissent des périodes de fortes tensions religieuses (Ryad fait décapiter un pèlerin iranien en 1943) et géopolitiques (l’État iranien, sous le règne des Pahlavi, revendique le territoire de Bahreïn jusqu’en 1970, suscitant l’ire de Ryad).

Ainsi, l’avènement de la République islamique vient en effet considérablement bouleverser le contexte géopolitique au Moyen-Orient ; elle signe dans un premier lieu la fin de la bonne entente de l’Iran avec les États-Unis et Israël, désormais respectivement considérés comme le « Grand Satan » et le « Petit Satan ». En outre, « les Iraniens remettent en cause la prétention saoudienne à être les leaders hégémoniques de l’Islam »[3] d’une part, et rejettent de plus le modèle organisationnel saoudien et son idéologie wahhabite.

Ivre de son succès, la République islamique d’Iran entend exporter sa révolution — pourtant plus islamique que simplement chiite — à travers le monde musulman au nom d’un certain panchiisme. Dès lors, pour Téhéran, il convient de lutter contre la marginalisation des musulmans chiites et de soutenir l’émancipation globale du chiisme.

Ce « réveil chiite » et cet islam révolutionnaire ne sont pas sans inquiéter Ryad qui s’emploie alors à diaboliser la Révolution iranienne et l’idéologie que celle-ci entend véhiculer. À grand renfort de prosélytisme religieux, l’Arabie saoudite s’efforce d’exporter sa doctrine wahhabite dans la région. Elle utilise notamment le pèlerinage du hadj, et sa souveraineté sur Médine et La Mecque, lieux saints de l’islam, pour conforter sa qualité de représentant des musulmans. Après la Révolution iranienne, elle soutient également des mouvements islamistes et salafistes, allant même jusqu’à financer des groupes sunnites radicaux — à l’instar de nombreux groupes armés islamistes afghans dans les années 1980.

Les deux États s’affrontent alors sur le terrain religieux en opposant deux visions radicalement opposées de la même religion, se disputant ainsi la domination du monde musulman. Mais l’Arabie saoudite et l’Iran se disputent également une hégémonie régionale où « cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse »[4]. En effet, « la Révolution islamique engendre une volonté de l’Arabie saoudite comme de l’Iran d’étendre leurs systèmes et donc leurs sphères d’influence »[5] dans la région, instrumentalisant pour ce faire le volet religieux de leur opposition. Commence alors une véritable guerre par procuration dans laquelle le volet confessionnel ne sert qu’à légitimer des intérêts purement stratégiques.

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Le président iranien Hassan Rohani à l’occasion d’une parade militaire.
© Mahmood Hosseini

Une instrumentalisation de la religion dans un conflit par procuration pour une hégémonie régionale

Si la révolution iranienne ne s’étend pas à l’ensemble du monde musulman, au grand dam de Téhéran, la création du Hezbollah au Liban en 1982 à la faveur de la guerre civile (1975-1990) confortera l’influence iranienne hors de ses frontières. Cet influent parti chiite, qui est également un mouvement politique et paramilitaire, sert de relai à la politique et à l’idéologie iraniennes dans la région. L’Iran soutient militairement et financièrement le Hezbollah, aussi les liens de l’organisation avec le régime iranien sont-ils très forts. L’Arabie saoudite, quant à elle, assiste largement la communauté sunnite libanaise, tout en exerçant une très forte influence sur la vie politique du pays : en mai 2008, elle contraint le Courant du futur, parti sunnite dirigé par Saad Hariri, à refuser un accord d’entente entre les groupes sunnites et le Hezbollah qu’elle considère comme le bras armé de son ennemi iranien. Elle ira même jusqu’à classer le Hezbollah comme organisation terroriste en 2016. En 2017, alors qu’il se trouve à Ryad, le premier ministre libanais Saad Hariri annonce sa démission en la justifiant par la trop forte emprise du Hezbollah et de l’Iran sur le Liban. Derrière cette annonce surprise se cache en réalité la main de la monarchie saoudienne qui, jugeant Hariri trop doux avec le Hezbollah, veut le contraindre à quitter le pouvoir. Découverte, la manœuvre saoudienne provoque un tollé, mais les négociations portées par la France permettent cependant à Hariri de regagner le Liban et de se maintenir au pouvoir. Parallèlement, Téhéran accroît son emprise sur son proxy libanais, réduisant l’indépendance de ce dernier. Acteur incontournable sur la scène libanaise, le Hezbollah, s’il s’oppose avant tout à Israël, se veut également très offensif à l’égard du régime saoudien. En septembre 2019, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, met ainsi en garde les Saoudiens en les intimant de ne pas parier « sur une attaque contre l’Iran, parce qu’ils vous détruiront ». Véritable otage du conflit irano-saoudien, le pays du Cèdre est alors aux premières loges de cette lutte d’influence.

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Des militants du Hezbollah.
© khamenei.ir

Monarchie à majorité chiite, Bahreïn est gouverné par une dynastie d’obédience sunnite, la famille al-Khalifa, très proche de l’Arabie saoudite ; d’aucuns considèrent ainsi Bahreïn comme un véritable vassal de Ryad. Ce faisant, la minorité sunnite détient l’essentiel du pouvoir, tandis que la majorité chiite est marginalisée. En 2011, lorsqu’éclate le Printemps arabe, Bahreïn n’est pas épargné par les contestations. Revendiquant la démocratisation du pays, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et davantage de droits pour les populations chiites, les protestataires occupent pendant un mois la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama. L’Iran observe la situation avec attention et apporte un soutien timide aux manifestants. S’inquiétant d’un possible renversement de la monarchie bahreïnite et des conséquences que ce mouvement populaire pourrait avoir sur sa propre minorité chiite, l’Arabie saoudite intervient militairement à Manama pour écraser les protestations. La répression est brutale et Ryad met l’accent sur la confession chiite des manifestants, qui se retrouvent alors accusés de complicité avec l’Iran. Ainsi, le mouvement populaire est fustigé et le coupable tout trouvé : l’Iran, pointé du doigt par Bahreïn et l’Arabie saoudite, se voit accusé d’être à l’origine des troubles. Cette confessionnalisation forcée de la contestation permet alors à l’Arabie saoudite de placer l’épisode bahreïnite dans le prisme du conflit chiisme/sunnisme, l’inscrivant ainsi dans sa guerre par procuration contre l’Iran.

L’année 1979 ne voit pas seulement triompher Khomeiny et la Révolution islamique ; musulman sunnite apôtre du baasisme et du nationalisme arabe, Saddam Hussein accède également au pouvoir en Irak, cette année-là. En 1980, l’Irak attaque l’Iran, et au cours des huit années de guerre qui suivront, de nombreux militants chiites opprimés par les autorités irakiennes trouveront refuge en Iran, tandis que l’Arabie saoudite financera largement le régime de Saddam Hussein. Si d’aucuns considèrent cette guerre comme empreinte d’une dimension religieuse, les véritables motivations en sont d’ordre géopolitique. Au prix d’un million de morts, le conflit prend fin en 1988 sans que l’on puisse réellement distinguer de vainqueur. Suite à cette guerre, « l’Irak joue le rôle de tampon entre les deux puissances, jusqu’à ce que l’intervention militaire menée par les États-Unis en 2003 bouleverse les équilibres régionaux »[6]. Aussi, à la chute du régime de Saddam Hussein, « les deux puissances essaient immédiatement d’occuper le terrain »[7]. Téhéran y voit une aubaine d’étendre son influence et de soutenir la mise en place d’un nouveau gouvernement pro-chiite — et ce avec, paradoxalement, l’approbation des États-Unis qui souhaitent avant tout tourner la page des années Saddam. À grand renfort de puissance douce, l’Iran étend donc son influence en Irak : il multiplie les gestes à l’égard de la population chiite irakienne et renforce ses relations diplomatiques avec son voisin — le tout accompagné d’un fort prosélytisme religieux. À partir de 2014, quand l’État islamique prend de l’essor, l’Iran apporte son aide militaire au gouvernement de Bagdad et pilote la création de puissantes milices chiites irakiennes qui lui assurent un relai politique efficace.

En Syrie, l’Iran est depuis longtemps en terrain conquis. Dès 1980, le régime syrien d’Hafez al-Assad signe une alliance avec Téhéran. Alors que la majorité des syriens sont sunnites, le clan al-Assad est de confession alaouite (une branche du chiisme). Ce faisant, le gouvernement d’Hafez al-Assad, puis celui de son fils Bachar, partagent bon nombre d’intérêts en commun avec le régime iranien. Leur proximité religieuse, leur opposition commune au sionisme et leur coopération politico-économique en font des partenaires privilégiés et permet à Téhéran d’avoir un soutien solide parmi les États arabes de la région. À partir de 2011 et du déclenchement de la guerre civile syrienne, dans le contexte du Printemps arabe, l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de prendre l’avantage. Puissant soutien politique et militaire du régime de Bachar al-Assad, Téhéran déploie ses Gardiens de la révolution et des miliciens chiites pour combattre rebelles et djihadistes et épauler son allié. Géopolitiquement parlant, Téhéran ne peut pas se permettre de voir son allié alaouite être renversé au profit d’un gouvernement rebelle ; ou pire encore, de voir des groupes sunnites radicaux comme Al-Qaïda ou l’État islamique entrer dans Damas. L’Arabie saoudite, quant à elle, soutient les groupes rebelles — y compris les factions djihadistes les plus radicales – en leur conférant armes et financement. Pour Ryad, l’avantage tiré de la chute du régime al-Assad serait double : il permettrait de voir un gouvernement sunnite prendre pied à Damas tout en refoulant les iraniens hors de Syrie. Cependant, grâce au soutien russe et iranien, le régime syrien reprend l’avantage et enchaîne les victoires. Aujourd’hui, bien que quelques régions échappent toujours à son contrôle, Bachar al-Assad semble avoir remporté la partie. La défaite est cuisante pour l’Arabie saoudite, qui a fini par reconnaître en 2018 que « Bachar al-Assad restera au pouvoir ». Pour l’Iran, le succès est total. Téhéran s’impose désormais comme un acteur majeur dans le dossier syrien et a considérablement renforcé son influence sur le régime al-Assad, lequel lui est plus acquis et subordonné que jamais.

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Le président syrien Bachar al-Assad et l’ayatollah iranien Ali Khamenei. © khamenei.ir

Depuis 2014, le Yémen est secoué par un violent conflit qualifié par les Nations Unies de pire crise humanitaire au monde. Dans le sillage du Printemps arabe, les rebelles houthistes, qui se revendiquent du chiisme zaydite (groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite), renversent en 2014 le président Hadi et prennent le contrôle de larges pans du territoire. En 2015, arguant de la menace sécuritaire qu’ils représenteraient, une vaste coalition sunnite emmenée par l’Arabie saoudite lance une offensive contre les Houthistes, qu’elle accuse de collusion avec l’Iran et le Hezbollah. L’Arabie saoudite craint l’implantation d’un régime chiite à sa frontière et de perdre l’accès aux infrastructures portuaires stratégiques du détroit de Bab al-Mandab et du Golfe d’Aden. Condamnant l’intervention saoudienne, l’Iran apporte son soutien aux Houthistes. Pour autant, Téhéran n’intervient pas militairement au Yémen ; le régime iranien finance et arme cependant les rebelles. Les houthistes disposent ainsi d’équipements militaires leur permettant de résister aux offensives de la coalition et de frapper le territoire saoudien ; en témoigne l’attaque ayant détruit deux sites pétroliers saoudiens d’envergure le 14 septembre 2019. La guerre au Yémen s’est progressivement transformée en un conflit géostratégique qui n’a malgré les apparences rien de confessionnel, l’Iran comme l’Arabie saoudite espérant en tirer profit pour renforcer leur influence dans cette région au détriment de l’autre.

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La situation militaire au Yémen au 1er juin 2020. En rose, les territoires contrôlés par les loyalistes fidèles au gouvernement d’Hadi. En vert, les territoires contrôlés par les houthistes. En jaune, les territoires contrôlés par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
© TheMapLurker

S’ils ne se combattent donc pas directement, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par acteurs interposés. Dans cette guerre par intermédiaires, les motivations ne sont pas confessionnelles ; elles sont géostratégiques.

Le croissant chiite, réelle menace ou chimère saoudienne ?

La stratégie iranienne visant à soutenir gouvernements et entités chiites à l’extérieur de ses frontières lui permet, si ce n’est d’exporter sa révolution, d’étendre considérablement son influence dans la région. Les gouvernements sunnites s’inquiètent alors de l’émergence de ce « croissant chiite ». L’expression est utilisée pour la première fois en 2004 par le Roi Abdallah II de Jordanie qui craint l’apparition d’une zone d’influence chiite s’étendant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Seize ans plus tard, force est de reconnaître la justesse de ses propos. De Beyrouth à la frontière irano-afghane, les chiites sont en position de force et disposent d’une certaine continuité territoriale. Le croissant chiite est devenu une réalité géopolitique concrète. Face à cette menace, l’Arabie saoudite sonne l’alarme et se pose en rassembleur du bloc sunnite. Mais dénoncer ce péril sert aussi les intérêts de Ryad : « l’Arabie saoudite se positionne ainsi comme le leader du monde arabo-musulman » afin de « devenir le fer de lance de la majorité sunnite »[8]. En outre, bien qu’authentique, le croissant chiite se doit d’être relativisé ; il ne s’agit nullement d’un bloc homogène. Les courants confessionnels divergent (houthistes zaïdites au Yémen, chiites duodécimains en Iran, alaouites en Syrie), tandis que tous les chiites ne sont pas unis derrière la bannière iranienne. Et les alliances nouées entre partenaires chiites reposent avant tout sur des intérêts stratégiques réciproques : rappelons-le, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Le croissant chiite. Une carte établie par Manon Fribourg et diffusée avec son aimable autorisation.

Une rivalité économique placée sous le signe de l’or noir

Le volet économique du bras de fer que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être négligé. Dans ce conflit, l’arme privilégiée porte un nom : le pétrole. Ryad et Téhéran comptent parmi les principaux producteurs d’or noir de la région et ont participé à la création de l’OPEP en 1960. Néanmoins, à la suite du sommet de Caracas en 1977, l’OPEP s’aligne sur l’Arabie saoudite, dont la doctrine productiviste s’oppose à celle de l’Iran[9]. Dans les années 1980, l’Arabie saoudite a ainsi augmenté sa production de pétrole et manipulé le cours des barils à la baisse afin de faire pression sur l’Iran[10]. Par ailleurs, à partir des années 1990, les sanctions économiques américaines rajoutent une pression supplémentaire sur les exportations de pétrole de Téhéran. La levée de ces sanctions suite à l’accord de Vienne de 2015 suscite alors l’ire de Ryad qui s’inquiète de voir l’économie iranienne supplanter la sienne ; en effet, l’économie saoudienne est intimement liée à ses exportations de pétrole, là où l’Iran dispose de revenus économiques plus hétéroclites. Une augmentation de la production iranienne de pétrole affaiblirait considérablement le royaume wahhabite, qui soutient donc corps et âme la reprise des sanctions par l’administration Trump. Signe de l’importance du pétrole pour l’économie saoudienne, l’attaque précédemment mentionnée menée en septembre 2019 sur deux de ses installations pétrolières avait contraint le royaume à diviser sa production de pétrole par deux. Bien que l’action fût revendiquée par les rebelles houthistes, l’Arabie saoudite et les États-Unis n’ont pas hésité à accuser l’Iran d’en être à l’origine — ce que Téhéran a toujours démenti — en brandissant la menace de nouvelles sanctions.

La géopolitique avant la religion

Si l’Iran et l’Arabie saoudite instrumentalisent la religion dans le cadre de cette guerre froide, force est de constater que leur positionnement géopolitique ne tient pas toujours compte de leurs sensibilités confessionnelles.

En premier lieu, notons le soutien indéfectible de l’Iran à la Palestine. L’ayatollah Khamenei rappelait encore, en mai dernier, que la lutte pour la libération de la Palestine constituait un devoir islamique. Si Téhéran n’entretient pas de relations avec l’Autorité palestinienne, il compte parmi les plus précieux alliés du Hamas ; les autorités iraniennes apportent ainsi une aide financière et militaire à l’organisation dans sa lutte contre Israël — qui, rappelons-le, est la bête noire de Téhéran dans la région. Pourtant, le Hamas est un mouvement sunnite, de même que la grande majorité des palestiniens. Le positionnement iranien transcende ainsi le clivage sunnisme/chiisme dans une optique de rassemblement des musulmans afin de libérer la Palestine. Faisant fi des divergences religieuses, la relation qu’entretiennent l’Iran et le Hamas se fonde sur des motivations politiques et stratégiques.

À l’inverse, l’Arabie saoudite, bien que sunnite, se détourne progressivement de la question palestinienne. Bien qu’elles ne soient toujours pas normalisées, les relations qu’entretient Ryad avec Israël sont désormais beaucoup plus chaleureuses qu’auparavant. Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, deux pétromonarchies sunnites, ont quant à eux normalisé leurs relations avec l’État hébreu en septembre 2020. S’il apparaît politiquement compliqué pour l’Arabie saoudite de sauter le pas, nul doute ne fait que derrière les décisions de Manama et Abu Dhabi se trouve la main de Ryad. Alors, pourquoi ces États aux gouvernements sunnites se rapprochent-ils d’Israël ? Pourquoi délaissent-ils la cause palestinienne ? Une fois encore, les motivations sont géostratégiques. Pour les monarchies sunnites du Golfe, la principale menace régionale n’est plus Israël, mais l’Iran chiite. Du fait de l’inimitié qu’entretient Israël à l’égard de Téhéran et de son incontestable puissance militaire, elles ont alors tout intérêt à se rapprocher de l’État hébreu. Et ce, au détriment des palestiniens.

Au Haut-Karabakh, face à la guerre ayant opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, l’Iran a appelé les deux parties à cesser les hostilités, tout en proposant sa médiation. Pourtant, Téhéran se veut plus proche de l’Arménie. L’Iran entretient en effet des liens étroits avec l’Arménie chrétienne, tout en se méfiant de l’Azerbaïdjan chiite. Bien qu’alignés sur le plan religieux, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont pu connaître des relations politiques compliquées. Téhéran voit d’un mauvais œil la relation fraternelle que Bakou entretient avec la Turquie, tandis que le gouvernement iranien s’est offusqué des accords de ventes d’armes (l’armée azérie utilisait notamment des drones israéliens au Haut-Karabakh) passés entre l’Azerbaïdjan et Israël. Enfin, face au nationalisme de l’Azerbaïdjan, Téhéran craint des déstabilisations dans le Nord du pays, où réside une importante minorité azérie. À l’inverse, l’Iran dispose de nombreux accords politiques et commerciaux avec l’Arménie, notamment en termes d’exportation de gaz et de pétrole. Les affinités confessionnelles ne résistent pas aux intérêts politiques et géostratégiques.

Une guerre qui restera froide ?

Délétères depuis 1979, en constante dégradation depuis le début du Printemps arabe, à leur paroxysme depuis 2016, les tensions irano-saoudiennes ponctuent la géopolitique du Moyen-Orient. Jusqu’où peut conduire cette rivalité ? Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? Début 2020, l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, figure dirigeante de l’emblématique force Al-Qods des gardiens de la Révolution, avait fait craindre un embrasement de la région. Alors que l’Iran menait des représailles sur des bases américaines en Irak, le monde retenait son souffle. Mais la désescalade fut immédiate. L’Iran s’est déclaré vengé et les États-Unis n’ont pas souhaité riposter, tandis que l’Arabie saoudite s’est empressée d’appeler à la retenue. Un conflit entre l’Iran et les États-Unis aurait inexorablement emmené Ryad, solide allié de Washington, dans la bataille. La Russie, proche de l’Iran, entretient quant à elle de bonnes relations avec Téhéran et verrait d’un mauvais œil le déclenchement d’un conflit d’envergure dans la région.

“La lutte d’influence entre l’Arabie saoudite et l’Iran”, par Christophe Chabert.
© Christophe Chabert

En dépit de leurs différends et de la guerre par procuration qu’ils se livrent dans les États limitrophes, Ryad comme Téhéran souhaitent limiter tout affrontement ouvert. Dès 2019, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane mettait ainsi en garde contre « un effondrement total de l’économie mondiale » si l’Iran et l’Arabie saoudite venaient à entrer en guerre ; d’autant plus que l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine. Longtemps en position de force dans la région, l’Arabie saoudite est aujourd’hui en perte de vitesse face à l’Iran. La trop grande dépendance de son économie au pétrole et son incapacité à venir à bout des rebelles houthistes l’ont considérablement fragilisée et ont mis à mal ses prétentions hégémoniques. Ryad compte alors sur les sanctions américaines pour maintenir une pression maximale sur son ennemi iranien qui, bien qu’étranglé, est loin d’être asphyxié.

Cependant, la récente victoire de Joe Biden aux élections américaines pourrait changer la donne, le candidat démocrate ayant annoncé qu’il réintégrerait les États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien. Tout en accueillant cette victoire avec prudence, l’Iran appelle ainsi Joe Biden à ouvrir une nouvelle page dans les relations irano-américaines. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne peuvent plus se permettre de maintenir des relations conflictuelles avec l’Iran ad vitam aeternam. Ils ont au contraire tout intérêt à se rapprocher du géant perse avant que celui-ci ne tombe dans le giron chinois, quitte à froisser Ryad. L’antagonisme avec l’Iran ne sera pas éternel, à l’heure où se profile un combat sino-américain.

La levée des sanctions et la mise en œuvre durable de l’accord sur le nucléaire pourraient ainsi permettre à l’Iran de tirer son épingle du jeu et de revenir sur le devant de la scène avec un solide atout géopolitique. Reste à savoir comment réagira l’Arabie saoudite, qui misait sur la réélection du président républicain et qui n’acceptera pas aussi facilement un hypothétique rapprochement irano-américain sous l’administration Biden. Sur ce terrain, Ryad peut compter sur un allié de circonstance : Israël.

L’État hébreu, hostile à l’accord sur le nucléaire iranien, partage les mêmes préoccupations et tente de faire pression sur la future administration Biden, allant même jusqu’à affirmer que la position du candidat démocrate pourrait conduire à une confrontation ouverte entre Israël et l’Iran. Une réintégration américaine dans l’accord sur le nucléaire iranien pourrait ainsi remodeler la géopolitique régionale et sceller le rapprochement israélo-saoudien ; en témoigne la rencontre secrète entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane qui s’est tenue le 22 novembre dernier. Y participait également le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, connu pour son hostilité à l’égard de Téhéran. En effet, Joe Biden n’est pas encore président et Donald Trump peut toujours accentuer la pression sur Téhéran. Les États-Unis viennent ainsi d’imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.

L’Arabie saoudite comme l’Iran suivront alors avec attention la tumultueuse période de transition américaine jusqu’à l’investiture de Joe Biden en janvier prochain, chacun espérant pouvoir en tirer avantage. Dans ce conflit qui ne dit pas son nom, les jeux ne sont pas encore faits. Cependant, si nul ne peut dire avec certitude qui de l’Arabie saoudite ou de l’Iran remportera cette guerre froide, il ne fait aucun doute que son grand perdant ne sera autre que l’harmonie confessionnelle de la région.

Notes :

[1] BURDY Jean-Paul, « Arabie saoudite Iran : rivalité stratégique, concurrence religieuse », in Vie-publique.fr, 13 octobre 2019. Disponible au lien suivant : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271102-arabie-saoudite-iran-rivalite-strategique-concurrence-religieuse

[2] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », in Classe Internationale, 26 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://classe-internationale.com/2020/03/26/iran-arabie-saoudite-cette-guerre-froide-qui-ne-dit-pas-son-nom/

[3] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, Mémoire de recherche, Sciences Po Lille, 2020, p.21.

[4] TEILLARD D’EYRY Julie, « Les fondements religieux de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans la région Moyen-Orient », in MyPrepa, 5 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://www.myprepa.fr/news/les-fondements-religieux-de-la-rivalite-entre-liran-et-larabie-saoudite-dans-la-region-moyen-orient/

[5] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.27.

[6] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », op. cit.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.35.

Afghanistan : comment le cauchemar islamiste a germé sur les ruines de la révolution

La symbolique socialiste arborée par les révolutionnaires afghans © Asian Marxist Review

Abondamment commentés, les quarante ans de la Révolution islamique iranienne, ont occulté un autre événement survenu lui aussi entre les années 1978 et 1979 : la révolution afghane marxisante du Parti populaire démocratique d’Afghanistan. La comparaison entre ces deux révolutions est éloquente : l’une, en mêlant le vocabulaire et les méthodes des mouvements tiers-mondistes à un rejet de la modernité occidentale, a conduit à un retour de l’élément religieux dans la géopolitique de la région. L’autre, menée par des militants formés à l’école du marxisme-léninisme orthodoxe, désireux d’imposer la sécularisation d’une société encore largement traditionnelle, apparaît comme la dernière du genre, entraînant dans son échec une URSS mourante qui n’a pas pu supporter une guerre asymétrique qui s’est imposée à elle par la force des événements ainsi que la volonté des États-Unis et du Pakistan.


De la révolution afghane, les pays occidentaux auront surtout retenu le dénouement, avec l’entrée des forces soviétiques sur le territoire de leur voisin du sud, occasion pour les anti-communistes de pointer du doigt, cinq ans après la chute de Saïgon, l’agressivité d’une puissance communiste conquérante qui n’a pas les scrupules du monde occidental, tandis que journalistes et artistes affichaient un soutien sans nuances à la rébellion [1]. Les communistes européens se faisaient remarquer, dans le même temps, par leur défense contre-productive du grand-frère soviétique (on se souvient du « droit de cuissage » évoqué par Georges Marchais, qui n’avait pas plus de réalité dans l’Afghanistan des années 1970 que dans l’Europe médiévale). L’armée soviétique renversait en réalité un gouvernement nourri d’idéologie marxiste-léniniste pour le remplacer par un autre qui ferait preuve, au fil des ans, de plus en plus de modération ; elle n’intervenait en fait qu’après de longues hésitations et plusieurs refus adressés aux gouvernements afghans précédents.

L’Afghanistan : un État-tampon dans le Grand jeu centrasiatique

L’État afghan tel qu’on le connaît apparaît au XVIIIe siècle. Il a longtemps été confronté aux velléités conquérantes de l’Empire russe au nord et de la Compagnie des Indes orientales britannique au sud. Il s’est trouvé au centre d’un affrontement géostratégique que l’on a communément appelé le Grand jeu.

Malgré plusieurs effondrements du pouvoir central et des divisions du pays entre dynasties rivales et de surcroît, trois interventions militaires britanniques, le pays conserve son indépendance. Cela permet à ses souverains d’apparaître comme les défenseurs de l’Islam face aux puissances chrétiennes tout en jouant sur la rivalité anglo-russe, les deux puissances ayant rapidement compris que l’intervention indirecte était un meilleur moyen de contrôler le pays que l’intervention militaire. Cette qualité d’État invaincu et refuge de l’Islam sert de fondement à un début de sentiment national au sein d’un pays composé d’une mosaïque d’ethnies, elles-mêmes traversées de divisions claniques internes.

https://en.wikipedia.org/wiki/Remnants_of_an_Army#/media/File:Remnants_of_an_army2.jpg
Remnants on an army d’Elizabeth Thompson représente le retour du chirurgien William Brydon, seul survivant de l’expédition envoyée contre Kaboul en 1841, en Inde britannique. Ce tableau illustre, dans l’imaginaire occidental, l’idée de l’Afghanistan comme un pays éternellement insoumis aux grands empires.

Si le Grand jeu prend fin avec l’alliance anglo-russe de 1907, il est réactivé par la guerre froide, qui voit s’opposer cette fois la puissance américaine et ses alliés iraniens et pakistanais à l’URSS restée maîtresse de l’Asie centrale. Le pays, toujours monarchique, conserve son rôle d’État-tampon avec sa neutralité et profite ainsi des offres d’aide de l’un et de l’autre des joueurs, en orientant selon les circonstances sa diplomatie vers l’un ou vers l’autre des camps. Un équilibre séculaire brutalement rompu en 1978 par la prise de pouvoir du Parti populaire démocratique d’Afghanistan, allié de Moscou.

Un parti marxiste-léniniste au pouvoir

Il peut paraître à première vue étrange qu’un parti d’inspiration communiste ait pu prendre le pouvoir dans un pays comme l’Afghanistan des années 1970 : malgré une certaine ouverture sur le monde de la jeunesse urbaine, un timide développement du tourisme et des travaux de modernisation des infrastructures réalisés avec le soutien de l’un ou l’autre compétiteur de la Guerre froide, le pays apparaît comme encore très largement rural et peu modernisé. Avec une population agricole intégrée à des mécanismes clientélaires qui régissent une grande partie de la vie sociale, un poids écrasant de l’Islam traditionnel et une classe ouvrière quasi-inexistante, on était aux antipodes du modèle révolutionnaire marxiste. Pourtant, des intellectuels nourris de marxisme-léninisme et trouvant dans cette doctrine un moyen de moderniser radicalement le pays plus qu’une utopie collectiviste, fondent en 1965 le Parti populaire démocratique d’Afghanistan, appelé à prendre le pouvoir au cours de la décennie suivant. Le parti ne se présente pas comme communiste ; mais si, à l’instar de son homologue iranien le Tudeh (parti des masses populaires), comme nationaliste et réformateur, le parcours intellectuel de ses dirigeants et ses liens avec Moscou ne laissent pas de doutes quant à son positionnement. D’autres partis d’inspiration marxiste, notamment maoïstes, voient le jour parmi les groupes ethniques minoritaires du nord du pays, tandis que le Parti populaire démocratique d’Afghanistan (PPDA) reste implanté dans l’ethnie majoritaire pashtoune.

L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire

C’est en avril 1978 que le PPDA passe à l’action et proclame la République démocratique d’Afghanistan, dirigée par l’écrivain Nur Mohammad Taraki et son adjoint, Hafizollah Amin, qui occupe le ministère des affaires étrangères. Sans que Moscou ne lui ait donné de directives, un parti communiste s’est donc emparé de tous les leviers du pouvoir en Afghanistan, de sa propre initiative. Mais Moscou ne peut que suivre, et signe dans la foulée un traité d’amitié avec l’Afghanistan, fournissant des conseillers, des subsides et du blé en échange de l’installation de bases militaires. L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire.

De la « République Démocratique » à l’intervention soviétique

Arrivé au pouvoir, le PPDA met en place une politique de vastes transformations de la société afghane, dont la radicalité tranche avec le réformisme modéré du gouvernement nationaliste précédent : abolition des dettes paysannes, réforme agraire sans compensations, égalité homme-femme. Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes, avec une pratique de la torture dont l’usage à grande échelle inquiète Moscou, rend rapidement le régime impopulaire. Le choix de l’abandon du tricolore afghan pour un drapeau entièrement rouge, faisant disparaître le vert islamique, et les déclarations de responsables locaux contre la religion contribuent encore à attiser l’hostilité qui se mue rapidement en révoltes armées. Si des mouvements hostiles au pouvoir central au nom de la défense de l’Islam traditionnel existaient avant la révolution, ils prennent une autre dimension face au pouvoir communiste. Le 9 mars 1979, une insurrection éclate à Hérât, grande ville de l’ouest afghan, où des militaires se rallient à la population et aux religieux. La situation ne peut être résolue que grâce à l’appui des soviétiques.

Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes

Conscients de la détérioration de la situation et sceptiques quant à l’action du gouvernement ainsi qu’au bien-fondé de politiques socialistes dans le pays, les dirigeants soviétiques reçoivent Nur Mohammad Taraki le 20 mars, et restent sourds face à ses demandes d’intervention militaire [2]. Mais la situation échappe de plus en plus à leur contrôle, alors que le 14 septembre, Hafizollah Amin renverse Taraki et élargit encore la répression ; les soviétiques le soupçonnent par ailleurs d’être un agent américain, multipliant les actions contre-productives pour décrédibiliser l’agenda socialiste de la révolution. Du 8 au 12 décembre, le politburo prend définitivement la décision de destituer Amin et de déployer des troupes en Afghanistan pour assurer la solidité du nouveau régime, qui sera dirigé par Babrak Karmal, l’ancien chef de fil du Partcham. Après avoir échappé à deux tentatives d’empoisonnement, Amin est éliminé par un assaut des forces spéciales soviétiques le 27 décembre [3]. Le lendemain, des blindés soviétiques traversent la frontière, l’occupation commence.

La guerre des États-Unis et du Pakistan

Avec l’invasion soviétique, un conflit interne à un pays alors largement méconnu allait devenir un enjeu mondial. Les Occidentaux n’avaient pourtant pas attendu l’intervention directe pour intervenir en Afghanistan aux côtés des opposants au régime du PPDA, participant à la déstabilisation du pays dans le but clairement défini d’attirer les troupes de l’Union soviétique en Afghanistan et d’en faire un « Vietnam de l’armée soviétique », comme l’avait reconnu Zbigniew Brzezinski [4]. L’invasion soviétique puis l’élection de Ronald Reagan amplifient l’aide américaine aux rebelles, qui reçoivent plusieurs milliards de dollars de subsides et d’armements. Le missile américain Stinger, apparu sur le terrain en 1987, marque un tournant : permettant d’abattre les hélicoptères, il prive l’armée rouge de sa maîtrise totale du ciel et ruine une stratégie de contre-guérilla jusqu’alors plutôt efficace.

C’est l’aide étrangère qui transforme progressivement la nature de la guérilla, qui passe d’une insurrection visant à défendre la société traditionnelle à un ensemble de mouvements prônant un Islam radical importé d’Arabie Saoudite et des écoles Déobandi indo-pakistanaises, bientôt insérés dans des réseaux djihadistes mondiaux. On évoque souvent l’importance des réseaux de volontaires internationaux, comme ceux du saoudien Oussama Ben Laden, et leurs liens avec les services américains et les dirigeants de l’Arabie Saoudite. Mais c’est le Pakistan qui joue le rôle plus important : pays d’accueil de l’opposition politique afghane, la République islamique alors dirigée par le général Zia est bientôt chargée de la répartition de l’aide internationale. Le général va en faire une arme pour servir ses propres intérêts stratégiques. Avec leur expérience du clientélisme tribal, les services pakistanais privilégient les groupes appartenant à l’ethnie dominante pashtoune et prônant le plus ouvertement l’Islam le plus fondamentaliste. Il ne s’agit pas, pour le régime de Zia, de reconstituer un Afghanistan unifié et souverain mais d’exercer un contrôle indirect sur les zones pashtounes, stratégiquement utiles en cas de conflit futur avec l’Inde, tout en mettant fin aux vieilles revendications irrédentistes afghanes sur les régions pashtounophones pakistanaises. Les groupes plus modérés comme les Tadjiks d’Ahmad Shah Mas’ud, dont le charisme et la francophilie lui vaudront pourtant le soutien de l’intelligentsia française, bénéficient d’une aide bien moindre.

De la fin du gouvernement révolutionnaire au cauchemar islamiste

Alors que l’Armée rouge et les troupes régulières afghanes s’embourbent dans une lutte qu’il est de plus en plus improbable de remporter, le gouvernement, désormais dominé par la faction Pârtchâm, cherche à poursuivre ses réformes tout en jouant la carte de la modération. Le drapeau rouge est abandonné au profit d’une nouvelle version du tricolore afghan, lequel est orné en médaillon d’une étoile rouge…surmontant un Coran ouvert. Le remplacement de Karmal par Muhammad Nadjibollah en 1987, accentue encore cette tendance. Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, il présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires. Malgré son implication indéniable dans la répression et la torture des opposants politiques, il parvient à gagner une véritable popularité en apparaissant comme le garant de l’unité nationale face aux ingérences du Pakistan, nouvel ennemi extérieur après le retrait des troupes soviétiques achevé en 1989. Cette stratégie explique le maintien du régime jusqu’en 1992, d’autant plus que certaines exactions commises par les groupes rebelles convainquent les populations urbaines de se ranger derrière Nadjibollah, ou tout au moins de ne pas ouvrir leurs portes à la rébellion.

Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, nadjibollah présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires

La disparition de l’Union soviétique et de son aide financière condamne cependant le régime à la chute. Le 29 avril 1992, Mas’ud entre dans Kaboul sans combattre après avoir rallié une partie des fonctionnaires issus comme lui des minorités du Nord. Un nouveau gouvernement est mis en place. Le retour à la paix reste possible : Mas’ud et Rabbani, chef politique de son mouvement, sont conscients qu’il leur faut s’appuyer sur l’ancienne administration pour permettre le retour à l’unité et l’indépendance. Mais l’absence de soutien des occidentaux et la pression du Pakistan ne permettent pas de parvenir à rétablir une situation stable ; les factions rebelles s’affrontent dès lors dans une guerre civile aux alliances mouvantes. Avec le soutien de l’ancien communiste Rashid Dostom, principal dirigeant de la minorité ouzbèke, rallié un temps à Mas’ud, les troupes islamistes de Hekmatyar bombardent une première fois Kaboul, mais les troupes de Mas’ud tiennent bon.

Au Pakistan, le retour progressif à la démocratie ne change pas fondamentalement la politique afghane. Face aux alliés islamistes pashtounes des services de renseignement de l’armée de l’ancienne dictature, restés très puissants, le gouvernement de la première ministre Benazir Bhutto créé sa propre force islamiste afghane ; ce seront les Talibans. Ceux-ci bousculent les troupes de Hekmatyar puis chassent Mas’ud de Kaboul. Le cauchemar fondamentaliste s’abat sur le pays, qui n’en est jamais tout à fait ressorti.

Menée par des factions aussi pressées d’imposer leur vision au pays que de s’entre-déchirer, se perdant dans un cycle de répressions et de violences en ne voulant pas prendre en compte les réalités de l’Afghanistan traditionnel, la révolution afghane clôt sur un échec total la vague des révolutions progressistes et modernisatrices au Moyen-Orient. En enfonçant l’URSS dans une guerre qui use ce qui lui restait de ressources financières et de crédibilité internationale, elle contribue également à mettre fin à l’aventure révolutionnaire du XXe siècle. Alors que le chiisme politique s’installe dans l’Iran voisin, l’Afghanistan devient le point de ralliement des réseaux fondamentalistes sunnites qui, l’ennemi communiste athée abattu, ne tardent pas à se retourner contre l’Occident, tout autant haï. Pour les décennies suivantes, l’opposition à la mondialisation libérale et à l’impérialisme va sembler passer, dans le discours du moins, de la revendication de l’indépendance et du développement à une question de spiritualité et de civilisation, et sera ressentie comme telle dans tous les camps.

[1]Henri Souchon, « Quand les djihadistes étaient nos amis », in Le Monde Diplomatique, février 2016 (https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/SOUCHON/54701 )

[2] Gilles Rossignol, « L’intervention militaire soviétique vue de Moscou », in « Les nouvelles d’Afghanistan », n°157, juin 2017.

[3] Gilles Rossignol, « L’élimination d’Hafizollah Amin », in « Les Nouvelles d’Afghanistan », n°158, septembre 2017.

[4] Interview de Zbigniew Brzezinski par le Nouvel Observateur, 15/01/1998 : https://www.les-crises.fr/oui-la-cia-est-entree-en-afghanistan-avant-les-russes-par-zbigniew-brzezinski/

Principales sources pour la contextualisation historique et géopolitique:

Michael Barry, Le Royaume de l’Insolence. L’Afghanistan 1504-2011, Flammarion, 2011.

Anthony Arnold, Afghanistan’s two party communism, Hoover Press, 1983.

Christian Parenti, « Retour sur l’expérience communiste en Afghanistan », in Le Monde Diplomatique, août 2012