Les usages modernes de la figure de l’exclusion, le conflit apaisé

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Homme assis dans la rue, en 2018. Domaine public

Le 25 février dernier, déposées par la rosée macronienne matinale, la twittosphère découvrait des photos du président de la République, en habits de ville, accroupi aux côtés du Samu Social, bien décidé à partager bienveillance et humanité avec les victimes de l’exclusion. Au-delà de la simple opération de communication, sur le modèle de celles que l’espace politico-médiatique nous délivre quotidiennement, ces clichés révèlent la logique profonde qui porte, aujourd’hui, la figure de l’exclu, victime d’un conflit apaisé, avec beaucoup de sang mais sans armes, avec un lit d’abattus sans aucun responsable.


Le champ politique est un espace où le langage règne en maître. Il est la voix qui porte les idées, organise les pensées, les traduit autant qu’il les modèle. Plus que ce qu’il dit, il nous intéresse pour ce qu’il nous dit de la politique et de l’état actuel du champ des idées. On sait avec Gérard Noiriel et Lucien Febvre que « faire l’histoire des mots, c’est déjà introduire le doute sur les évidences de tous les jours »[1]. Le social est ce qu’il nous semble être. Il est ce que nous en percevons. Et en ce sens, les discours sont parmi les premiers actes de mise en forme du social. La politique est elle aussi un monde comme volonté et représentation. Toutes les communautés qui nous classent et où l’on se classe en retour sont des constructions historiques auxquelles les actes de langage ont largement participé[2]. La sociologie américaine, et Goffman en tête, nous en a beaucoup dit sur les procédés qui s’opèrent lors de la construction des catégories et des frontières qui les bordent. L’usure de l’usage arrose l’idée facile d’une réalité donnée, immuable, et d’un discours qui ne fait que la dire, oubliant que ce qui dit, fait.

En France, les années 1980 ont bouleversé les lignes idéelles qui s’étaient fixées autour d’une gauche dont les stratégies électorales avaient poussé à la réaffirmation révolutionnaire[3] et d’une droite au pouvoir depuis de nombreuses années, et donc enfermée dans son incarnation du système. La gauche – et pas seulement socialiste – voyait dans la stratégie d’opposition, la clé de la victoire. Pour gravir les marches du pouvoir, il fallait s’opposer fermement. Pour cela, il fallait affirmer ostensiblement un camp, marquer d’un trait épais la frontière avec l’autre camp, garder dans le sien tout ce que l’on voulait pour jeter dans l’autre tout ce que l’on haïssait. En s’asseyant du côté des perdants, des possédés et des exploités, pour se définir comme pour s’imaginer triomphant, il fallait dessiner un autre, c’est-à-dire des gagnants, des possédants, des exploitants. La partition sociale s’opérait alors selon une logique haut-bas. Un tel schéma faisait donc des victimes des victimes du système – et dans le verbe de gauche, des victimes du capitalisme – et des exploitants des coupables. Ce type de lecture est indissociable d’une dimension collective constituée par – Arendt l’a fort justement souligné – la conscience et la défense d’un intérêt commun, lesquelles encouragent l’instinct de conservation.

Nombreux sont les travaux à avoir souligné le rôle du discours de classe sur l’existence de la classe. Il est acquis que « les partis font les groupes qui font les partis »[4]. On sait avec l’étude profonde de Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur La Condition ouvrière que les raisons économiques et industrielles – certes décisives – n’épuisent pas à elles seules l’explication de la dissolution de ce qui était le mouvement collectif le plus important du siècle passé. La conscience de classe s’étant progressivement évaporée, la conscience, et donc la défense, des intérêts communs disparaissaient dans le feu du même incendie. Nombreux sont ceux à avoir analysé l’émergence de la figure individuelle et à avoir souligné les raisons socio-économiques, industrielles et culturelles la gouvernant. Les recompositions à l’œuvre engagent un processus de repositionnement idéelles. L’analyse des termes qui les composent – en l’occurrence, l’exclusion – nous permettra d’en esquisser quelques traits importants.

« Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie »

Tout ce que l’on a dit sur les processus de catégorisation et d’identification et tous les développements dont cela découle se retrouvent résumés dans ce vers d’Éluard : « Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie ». L’ouvrier d’hier, cœur de la classe ouvrière, tout en pouvant s’incarner individuellement, ne cessait d’être réinscris dans son ensemble et donc dans le mouvement collectif. L’immigré était un travailleur immigré, pris dans le conflit de classe et intégré à ce titre dans les rapports sociaux. Les grands conflits sociaux – en France comme ailleurs – étaient des vecteurs privilégiés d’intégration des immigrés qui se retrouvaient embarqués dans des problématiques françaises au même titre que les français. Dans le conflit de classe, la double identité de travailleur immigré penchait en faveur de la première. Les entreprises étaient, dans le vocabulaire de la gauche, des matrices des rapports d’exploitations et produisaient des exploités. Et par le pouvoir des mots, les ouvriers ont cessé d’appartenir à la classe ouvrière, les travailleurs immigrés sont devenus de simples immigrés, l’entreprise est devenue le lieu de tous nos espoirs de croissance, une terre de dialogue et un ensemble apaisé, et les exploités sont devenus des exclus. La réalité change – ainsi que l’a perçu Bourdieu – non pas parce que l’on agit sur elle, mais parce que l’on agit sur les perceptions qu’en ont les acteurs.

Les socialistes sont entrés dans la décennie quatre-vingt par les portes du pouvoir. On ne refera pas l’histoire de l’expérience socialiste[5], mais on se servira de ses conclusions pour comprendre la place centrale qu’a acquis le consensus. On l’a dit, les socialistes misaient, avant 1981, sur le conflit partisan pour s’imposer – il s’agissait de délégitimer la droite et se montrer comme sa meilleure alternative –, une fois au pouvoir, pour espérer y rester, il fallait désormais investir l’union. Ce n’est pas un hasard si l’idée de dialogue se déploie dans ces années, et que les signes d’ouverture politique se multiplient. Le conflit pour gagner, son apaisement pour rester.

La décennie quatre-vingt-dix donne à voir des rapprochements symptomatiques entre droite et gauche, jusqu’à établir des consensus non sur les réponses, mais sur les termes de la question. Par exemple, on s’accorde pour faire de la sécurité une priorité ou de l’immigration une grille de lecture. Il suffit de voir avec quelle facilité les termes à la mode circulent d’un bout à l’autre de l’échiquier politique pour s’en convaincre. Ainsi en va-t-il de la diversité, historiquement défendue par la gauche, captée par la droite, appropriée par l’entreprise, puis finalement admise et revendiquée par tous. Ainsi en va-t-il également de la figure de l’exclu qui est, en ce sens, révélatrice des mouvements idéels. Ces deux exemples – et tous ceux qui fonctionnent sur leur modèle – se distinguent par la forme de dépolitisation qui les animent (ou feint de les animer).

En marge !

Plonger – ne serait-ce que très brièvement – aux origines contemporaines du terme d’exclu dans le champ politique nous donne les premières clés de compréhension, comme toujours avec la démarche généalogique. On perçoit avec Chantal Guérin[6] que lorsqu’au milieu des années quatre-vingt, le terme s’est imposé, il triomphait d’un ensemble d’autres modes de lecture du social («  pauvreté, marginalité, précarité… »), et était utilisé pour qualifier tous ceux qui étaient devenus pauvres dans un contexte où rien n’aurait pu les en empêcher. Malgré les politiques de lutte contre le chômage, malgré l’hyperactivité législative, malgré toute la bonne volonté sociale – pensait-on – on n’avait pu empêcher ces pauvres de le devenir. Dès lors que le fatalisme règne en maître, les tenants de l’action détournent le regard. Très rapidement, on comprend que le terme est dépassionné, déconflictualisé et dépolitisé.

« La notion d’exclusion laisse de côté l’idée d’un choix ou d’une volonté plus ou moins délibérée de la part de ceux qui excluent. »

En passant du domaine savant au domaine commun, les usages de l’exclusion se sont déplacés. Tentons d’y voir plus clair pour comprendre ce qu’elle nous dit de l’état actuel de la compétition idéelle.

Mille victimes, aucune tête

Le premier constat qui s’impose tient dans cette idée : l’exclusion est traitée comme un absolu. S’ajoute à cela, une série d’autres remarques. Sa dépolitisation se fait par l’instauration du régime de l’évidence. Dès lors, l’analyse – si tant est qu’un tel qualificatif ne surestime pas de trop ce dont il est question – se borne aux conséquences, s’évitant de penser aux causes. On déplore l’exclusion, c’est-à-dire l’état de fait, et non pas ce qui l’engendre, c’est-à-dire le processus. Remonter aux causes, c’est réinscrire l’exclusion dans son mouvement, c’est restituer le cadre systémique qui est le sien et c’est, enfin, rappeler qu’il existe des acteurs dans ces conflits sociaux.

Ainsi, la première conséquence de ce traitement de l’exclusion s’avère être la disparition des acteurs. Il s’agit d’un conflit sans acteur identifié, désincarné. Se contenter des conséquences, c’est laisser à l’ombre ceux qui – sinon produisent – autorisent les causes. Michel Wieviorka le disait ainsi, « La notion d’exclusion laisse de côté l’idée d’un choix ou d’une volonté plus ou moins délibérée de la part de ceux qui excluent. » Autrement dit, on « exclut la question de l’origine de l’exclusion », écrit Jeannine Verdès-Leroux, pour n’en faire qu’une « calamité abstraite » (Guérin). L’importante mise à distance de toute responsabilité encourage largement son invisibilisation.

On se contente d’être exclus, ni par, ni de, mais simplement exclu.

Le consensus l’emporte sur le conflit, permettant à tous de s’émouvoir occasionnellement de la misérable situation des exclus, et de s’en arrêter à ce bref partage sentimental. Il ne s’agit pas de dire qu’il est aisé – et même possible – d’en finir avec l’exclusion, mais bien de noter que l’on a cessé – et, en réalité, jamais tenté, c’est au cœur du terme – de remonter la chaîne causale. S’évanouissent ainsi les points de vue propices à une pensée en système. On se contente d’être exclus, ni par, ni de, mais simplement exclu.

Précisément, c’est cette dimension consensuelle qui a donné à l’exclusion une carrière, et Henri Rey d’écrire ainsi, « Le succès de la notion d’exclusion tient à cette élision du conflit. »

On pourrait également ajouter à cela que le discours sur l’exclusion encourage l’exclusion ou, pour le dire avec Élias, l’exclusion façonne chez ceux qu’elle atteint ce qu’elle leur reproche.

Voilà donc établi que l’exclusion est un thème déconflictualisé, sans acteur identifié et dont le succès tient précisément à ces deux dimensions. Tentons, pour franchir un pas supplémentaire, de comprendre ce que cela nous dit des modes de lecture des rapports sociaux et de déceler les usages qu’ils autorisent.

Tournent les idées entre les frontières qui s’affaissent

Avec le mot, on saisit l’orientation du discours et le mode de lecture des réalités sociales. Il s’agit toujours ici de considérer, d’après un point de vue bourdieusien, que ce qui est, est ce que l’on décrit. L’exclusion illustre, ce qui ne veut pas dire explique, le passage d’une logique haut-bas, jadis hégémonique et aujourd’hui inaudible, à une logique dedansdehors. Du premier schéma, on était gagnant ou perdant, voire victime ou coupable, du second on est inclus ou exclus. Le monde marche à grand pas, ce qui ne peuvent suivre sont exclus et nous ne pouvons rien pour eux. Le marche ou crève inspiré d’un Darwinisme (social) mal lu puis mal compris n’a pas la patience que réclament les analyses causales.

Le schéma vertical a donc cédé le pas à un schéma circulaire, non pas dans la réalité sociale, mais dans sa description. Il ne s’agit nullement de dire que l’on ne pourrait plus lire la société à partir d’une ligne de fracture verticale, mais d’établir que cela a cessé d’être fait. Ainsi, l’exclusion fonctionne comme l’un des exemples – et ils sont nombreux – de la fabrique du consensus qui a largement occupé le champ politique ces dernières décennies, et qui s’est traduit par une tendance forte à la circularité idéologique et au brouillage des distinctions. On peut ainsi mesurer l’évolution idéologique à partir de l’une de ces manifestations.

Se pose maintenant une question : que faisons-nous de l’exclusion ? Dès lors que « tout se passe comme si dans l’exclusion aucune volonté humaine n’était en jeu », on comprend que celle-ci prenne alors « une sorte de statut d’intempérie ou de catastrophe naturelle face auxquelles il n’est que mobilisation humanitaire. »[7]

La compensation morale du renoncement

Ses nuances occultées, ses causes délaissées et ses acteurs invisibilisés, l’exclusion est pourtant largement investie. Elle est un outil taillé aux dimensions des exigences politiques. Elle permet à la fois l’exposition des considérations sociales, les déversements empathiques emplies d’humanisme circonstancié, tout en dispensant d’une analyse sérieuse qui conduirait inévitablement à la mise en cause systémique, c’est-à-dire à la responsabilisation des présents.

Comment se comporter face à la manifestation évidente d’un des travers du système que l’on incarne ? La réponse choisie tient dans cette mobilisation humanitaire qui fonctionne comme une compensation morale au renoncement à changer les structures qui produisent l’exclusion. Beaucoup plus que les notions de précarité, de pauvreté, de misère – et à plus forte raison d’exploitation ou de quelqu’une des notions inscrit dans ce champ lexical du conflit – l’exclusion permet de tirer de la situation sociale une image de marque tout en autorisant l’économie d’une pensée qui conduirait à la remise en cause de celui qui l’énonce.

Il y aurait long à dire sur ce qui distingue l’exclusion des exclus. Alors que la première est coupée de toutes ses origines, les seconds tendent toujours à être plus que de simples exclus. Malade, drogué, inactif, punk, asocial, etc., l’exclu ne tient pas tout entier dans l’exclusion, il la déborde. Si bien que chacune de ces caractéristiques, qu’on lui ajoute toujours, peut être retenue comme cause plutôt que comme conséquence de l’exclusion. Un tel schéma trace une frontière entre l’exclusion – combat sans ennemi et lutte sans victime visible – qui permet, lorsque l’on s’oppose frontalement à elle, d’exprimer ses considérations sociales, et les exclus – responsables autant, si ce n’est plus, que victimes – que l’on renvoie à leur propre faute. Cette distinction permet d’isoler encore davantage la lutte contre l’exclusion de toute pensée causale, de toute identification d’acteurs.

Et c’est ainsi que l’une des incarnations du système qui produit l’exclusion peut venir s’agenouiller, une nuit d’hiver, aux côtés du Samu Social pour plaindre les victimes.

[1] Noiriel, G., Le Creuset français, Le creuset français (édition revue et augmentée). Paris, Seuil, 2006, p.9.

[2] Wallerstein, I., Balibar, E., Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1997, 344 pages.

[3] Dans le cas socialiste, sans retisser une histoire largement racontée, on notera simplement que le congrès de Metz (1979) fut l’occasion de réaffirmer la ligne qui l’avait emporté à Épinay (1971), largement encouragée par le CERES, bâtie sur une volonté de rompre avec le capitalisme, en opposition avec la ligne du réalisme notamment conduite par Michel Rocard.

[4] Lefebvre, R., Le socialisme français et la « classe ouvrière », Nouvelles Fondations, 2006, p.64.

[5] Hoffman, S., Ross, G., L’expérience Mitterrand. Continuité et changement dans la France contemporaine, Paris, PUF, 1988.

[6] Guérin, C., « L’exclusion et son contraire », in Gauthier, A. (dir.), Aux frontières du social : L’Exclu, L’Harmattan, Paris, 1997, pp.41-68.

[7] Ibid.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Le totalitarisme : de catégorie scientifique à outil de disqualification politique

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Staline / Wikimedia commons

On ne compte plus les fois où, lors d’un quelconque débat, un participant accuse son contradicteur d’adhérer à une idéologie totalitaire, afin de le disqualifier et ainsi empêcher ledit débat d’avoir lieu. Cependant, si l’usage politique de la notion est bien assuré, une étude un peu moins superficielle permet de soulever de nombreuses questions sur sa pertinence et sa capacité à rendre compte des phénomènes qu’elle prétend décrire.


Le concept a tellement pénétré le langage politique et médiatique qu’il est régulièrement asséné comme argument massue sur les plateaux des chaînes d’info en continu, ou dans les colonnes de la presse mainstream. Cet usage des plus assurés en matière politique n’est cependant pas sans soulever de nombreuses difficultés d’un point de vue scientifique. Ces difficultés ne sont pas nouvelles et le débat sur la consistance de la notion était déjà vieux de plusieurs décennies quand Hannah Arendt publia Les Origines du totalitarisme en 1951 1. Qui dit débats, dit définitions différentes de la notion 2, ainsi, on distingue des définitions du “totalitarisme de gauche” ou “de droite”. Ces définitions sont à rapprocher de l’orientation politique de leur auteur, ainsi, le terme a été employé par des auteurs d’obédience libérale 3 autant que marxiste 4 et même par des nazis 5. Dans une définition a minima, un “régime totalitaire” se caractérise par sa volonté de contrôler non seulement les activités, mais aussi les pensées des individus, en imposant l’adhésion à l’idéologie qu’il promeut.

Il serait en effet vain de chercher, pour le moment, à proposer une définition plus poussée, tant celles-ci sont nombreuses, quand bien même on retrouve un noyau dur de propositions. Cette indétermination, si elle pose problème au niveau scientifique, est précisément ce qui en fait un fabuleux outil politique en tant que signifiant vide 6. Pis, en créant de fausses oppositions, le concept permet d’un point de vue politique d’empêcher une réflexion sur la nature de celui qui l’emploie, de le soustraire au champ de la critique. Enfin, le contexte historique de développement du concept (la guerre froide) a mené un certain nombre de scientifiques et intellectuels libéraux, d’Hannah Arendt à Edgar Morin, en passant par Raymond Aron, à tenter de mettre en conformité la définition scientifique de la catégorie avec les intérêts politiques du bloc de l’Ouest 7.

Une notion politique évolutive, forgée au cœur de la guerre froide

Le concept de totalitarisme peut être abordé de deux façons : soit par une approche matérialiste, visant à mettre au jour les conditions objectives menant à la mise en place d’un “régime totalitaire” et une approche déductiviste, consistant à définir un certain nombre de critères comme révélateurs de l’existence d’un totalitarisme. La seconde approche, principalement mobilisée par les auteurs d’obédience libérale, s’est largement imposée dans le champ politique, malgré d’incessantes modifications des critères élaborés, au gré des nécessités de la guerre froide.

Ainsi, l’application du qualificatif totalitaire a suivi les évolutions du jeu des blocs : l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou l’Italie post-mussolinienne ne relèvent pas de la catégorie selon Arendt 8, pas plus que la Yougoslavie titiste où les fidèles de l’URSS sont exterminés dans des camps de concentration. A l’inverse, la Chine et l’Inde présenteraient, a minima, un terrain favorable pour le développement d’un tel régime 9. Le fait que Tito ait alors rompu avec Staline, que le Portugal, l’Espagne et l’Italie fassent partie de l’OTAN et que l’Inde soit alliée à l’URSS ne sont bien évidemment que des coïncidences. On ne saurait soupçonner les “démocraties libérales” de transiger avec les droits humains pour accroître leur puissance ou conclure de juteux contrats (d’armement par exemple)… On le voit : l’emploi de la catégorie ne répond pas uniquement à des impératifs scientifiques et possède un véritable potentiel performatif politiquement. A partir de ce moment, le terme, s’il ne soulève guère de débats quant au régime nazi, va servir à y assimiler l’URSS puis, avec la disparition de cette dernière, tout ce qui se rapproche d’un mouvement de gauche. Il s’agit alors de lier ontologiquement marxisme et totalitarisme, afin de faire du premier le repoussoir idéal pour les régimes capitalistes, ou, pour reprendre les mots de Zizek : “dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale en la représentant comme le pendant, le double de la dictature fasciste de droite 10“.

C’est ce qu’entreprend Arendt dans la deuxième édition de son ouvrage, tout en considérant que le qualificatif “totalitaire” ne peut s’appliquer qu’à l’URSS de Staline 11, après que ce dernier avait fait liquider toutes les structures d’organisation collective mises en place par Lénine. Mais alors, si la mise en place d’un “régime totalitaire” en URSS répond à des circonstances précises (analyse matérialiste), comment l’idéologie marxiste pourrait-elle en être la cause directe et unique (approche déductiviste) ? Arendt avance piteusement que ceci s’expliquerait par le fait que “Lénine aurait été davantage guidé par son instinct de grand homme d’Etat que par le programme marxiste proprement dit 12“… Outre que cette explication méconnaît (volontairement) toute l’histoire des jeunes années de l’URSS, elle procède par une personnalisation et une naturalisation bien peu scientifique, qui est la marque de l’approche libérale du phénomène.

En effet, la conception déductiviste pose tous les problèmes inhérents à une approche typologique, recourant à des idéal-types et des critères plus ou moins arbitrairement choisis. D’une part, appliquer des critères identiques à des situations différentes (l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne) a peu de chances de permettre une analyse fine de chacun de ces cas. D’autre part, nombre des critères mobilisés par les tenants de cette approche peuvent s’appliquer indistinctement à des régimes qualifiés de “démocratiques” et de “totalitaires”. Ainsi quand Hannah Arendt considère que le totalitarisme “présuppose un rapport direct et immédiat entre chef charismatique d’un côté, et masse amorphe et atomisée de l’autre 13“, le lecteur de 2019 ne peut s’empêcher de sourire (jaune) en pensant à la méthode et au storytelling élyséen déployé par Macron. Le président qui dort peu parce qu’il se donne corps et âme à sa mission ? Staline l’avait déjà fait. Réduire la liberté de manifestation et procéder à des arrestations “préventives” ? Idem. Et ne parlons surtout pas de cette ultra-personnalisation du pouvoir et des rodomontades de cours de récré (“qu’ils viennent me chercher”… derrière mon parlement godillot et mes CRS…). Probablement que le stalinisme, comme l’enfer et le totalitarisme, “c’est les autres”…

Une qualification à géométrie variable pour mettre à bas le “péril idéologique”

Si la notion est historiquement variable, alors sur quoi se fonde cette approche déductiviste et quels sont les critères généralement mobilisés pour définir un “régime totalitaire” ? Ces indices sont : l’existence “[d’]une idéologie [d’État], […] un parti unique, généralement dirigé par un seul individu, […] une conduite terroriste, […] le monopole des moyens de communication, […] le monopole de la violence et […] une économie directement gouvernée par un pouvoir central 14“. Tous ces critères, sans exception, sont ou ont été remplis par des États régulièrement qualifiés de démocratiques. Des bombes atomiques larguées sur le Japon aux lois raciales aux États-Unis, de la prise de pouvoir du général de Gaulle en 1958, à la présence de l’État français au capital de nombreuses entreprises, en passant par les noyades de manifestants algériens sur ordre du préfet Papon en 1961…

C’est le caractère arbitraire de ces critères qui permet justement de faire entrer dans la catégorie “totalitarisme(s)” à peu près tout régime politique et l’État qui le matérialise. En réalité, un critère reste cependant fondamental, c’est celui de l’idéologie. Il est fondamental parce que c’est sur ce point précis qu’a porté, depuis Arendt et la guerre froide, le fond de l’accusation en totalitarisme. Il s’agit de faire de la revendication d’une idéologie le germe du totalitarisme, pour disqualifier immédiatement toute contestation de l’ordre dominant qui, par un effet de miroir, ne peut qu’être “désidéologisé 15“, pragmatique…

L’avantage est double : toute contestation de l’ordre dominant se fondant sur un conflit idéologique (par exemple l’exigence d’une redistribution équitable des richesses contre l’accaparement de ces dernières par une minorité) est totalitaire, car il est animé par une motivation… idéologique. Si tout mouvement contestant l’ordre dominant est idéologique, alors tout mouvement de ce type est totalitaire et l’ordre dominant ne peut être que démocratique. Pour peu que l’on pousse un peu plus le raisonnement, on en conclura que si l’ordre dominant est attaqué par un adversaire idéologique/totalitaire, il peut alors, afin de défendre la démocratie qu’il représente et incarne, employer “tous les moyens nécessaires”.

L’idéologie est le seul critère véritablement opérant dans la conception libérale du totalitarisme. Car il permet de désigner comme tel tout ce qui ne relève pas de lui ou, a minima, n’est pas compatible (ou inoffensif) avec lui et donc de ne pas remettre en cause ses propres fondements et pratiques. Cette conception n’est rendue possible qu’à la condition d’une cécité volontaire sur soi-même et sur la nature de l’État, envisagé comme une entité neutre, contrôlée par les citoyens. Mais l’État ne saurait être neutre. L’État est, par définition, politique, il est la cristallisation du rapport de force entre les différentes classes sociales et représente donc les intérêts, les modes de pensée et d’explication du monde de la classe dominante, bref, de son idéologie. Selon François Furet, (qu’on soupçonnera de tout sauf de gauchisme), les idéologies sont “des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité 16“. Il faut se donner la peine de le lire plusieurs fois et lentement pour bien se figurer l’aveuglement volontaire des auteurs et politiques libéraux, qui jurent leurs grands dieux à longueur de plateaux télés qu’ils ne sont que pur pragmatisme dénué de toute vilaine idéologie.

Le fait est que tout régime politique, tout Etat qui l’incarne, ne peut être fondé que sur une idéologie, c’est à dire un cadre rationnel (vis-à-vis de lui-même) fournissant des explications à des phénomènes observés, sur la base duquel sont construites les réponses apportées à ces phénomènes par le pouvoir politique. En témoigne l’utilisation d’éléments de langage et de logiques (circulaires) identiques par les classes dominantes mondiales, qui manient une novlangue 17 masquant ses présupposés idéologiques sous le masque (bien peu convaincant) du pragmatisme. Ainsi, si la mondialisation est un fait irréfutable, peut-on dire qu’il n’est pas possible de la contrôler, de l’orienter, qu’aucune autre forme de mondialisation n’est possible ? C’est bien là, d’ailleurs, qu’apparaît de la manière la plus flagrante la contradiction des “ennemis de l’idéologie” : si le politique ne peut qu’accompagner les marchés, sans contrôle sur eux, alors à quoi pourrait bien servir le politique ? C’est donc que, malgré les apparences qu’il tente de donner, le politique agit sur la base d’un choix : celui de tout mettre en œuvre pour satisfaire et faire croître les marchés – et donc les bénéfices de la classe dominante – au nom de la théorie, qu’il sait fausse, du ruissellement. “Des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité”… A moins de considérer le marché comme un Dieu, on voit mal comment un tel raisonnement ne serait pas idéologique.

Distinguer entre “régimes totalitaires” et “non totalitaires” ne permet pas de saisir la nature propre d’un quelconque régime politique, car la notion ne recoupe aucune réalité propre à un système particulier. Si aucun régime particulier ne possède les caractéristiques distinctives du régime totalitaire, c’est donc que tous les partagent, à des degrés plus ou moins prononcés.

État total, poudre de perlimpinpin et tendance totalitaire

Un “État totalitaire” est, par définition, total. C’est à dire qu’il “englobe toutes les activités d’un individu du berceau à la tombe 19“, en imposant une Weltanschauung 20, découlant de son idéologie. Serait-ce à dire qu’il existe, a contrario, des régimes partiels, des régimes politiques ne s’étendant pas à l’ensemble de la société dans laquelle ils sont dominants ? La réponse est bien évidemment négative pour deux raisons évidentes : tout d’abord un tel système ne pourrait fonctionner une fois ses limites atteintes. Un peu à la manière d’un “super droit d’asile médiéval” (lointain ancêtre du jeu du chat perché, consistant à déclarer insaisissable par la Justice un individu s’étant réfugié dans une enceinte religieuse). En effet, comment un système politique, qui a donc vocation à gérer la vie sociale dans sa globalité, pourrait-il se perpétuer si ses sujets peuvent s’en extraire sans contraintes ni difficultés ? Ensuite – et ce point répond directement au premier – un régime politique a, par définition, vocation à emplir l’espace disponible, afin de réguler la vie de la société. Il le fait par la voie de la contrainte, qu’elle soit normative (les lois et règlements) ou purement répressive (l’emploi de la force publique).

Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et nous empêche même activement de le faire

Dans cette conception, nul besoin de mobiliser la catégorie du totalitarisme pour expliquer le phénomène : l’État impose sa volonté (ou plus précisément celle de ses acteurs), qui s’étend à la mesure du territoire sur lequel il exerce son autorité. Le fait qu’il emploie ou non la violence ne change rien au fait que l’État exerce son contrôle et étend perpétuellement sa capacité de contrôle. Autrement dit : “si le totalitarisme est un contrôle total, alors il s’accomplit véritablement lorsque le contrôle de la volonté des individus rend la terreur superflue. Le “vrai” totalitarisme, c’est la servitude volontaire 21“.

On arguera que le contrôle de l’État – disons français – et de ses émanations, n’est pas total, n’englobe pas toute la vie privée des individus relevant de sa compétence. Pourtant, qu’on veuille bien se rappeler qu’en France, il existe un état-civil, c’est à dire un registre créé et entretenu par l’État, par lequel il impose un recensement de tous les citoyens et qu’il est pénalement répréhensible de ne pas déclarer une naissance 22. On notera pourtant qu’il se garde bien d’intervenir dans certains secteurs, comme la finance, mais c’est là considérer que l’État est un outil neutre, qu’il représente “l’intérêt général”. C’est là oublier que l’État est le moyen de mise en œuvre d’un système politique, c’est à dire la cristallisation d’un rapport de forces entre les différentes classes sociales et qu’il est, avant tout, un outil de domination, pour assurer le maintien de l’ordre établi. Dit plus simplement, l’État n’a pas besoin d’une action positive pour s’étendre, si la classe dont il est l’outil de domination agit pour lui. L’État ne recule pas, mais se repositionne, en créant les conditions permettant à ses créanciers d’investir directement l’espace public. C’est là tout le sens du New Public Management et des thèses sur “l’État stratège 23“, qui ont trouvé un aboutissement dans la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) engagée par Nicolas Sarkozy : étendre le contrôle de l’État en s’appuyant sur des “partenariats” avec la classe dominante.

L’opposition entre États ou régimes politiques “totalitaires” et “non totalitaires” a pour unique but de masquer que tout État vise à la totalité et que la seule distinction valable en la matière réside dans son caractère dictatorial ou démocratique. Preuve de l’incohérence de la notion, on peut considérer que le totalitarisme “pourrait être formellement indiscernable de la démocratie, dans la mesure où le pluralisme apparent est la condition d’une adhésion sans faille à une forme totale de contrôle social“. Autrement dit, la seule justification que peuvent avancer les tenants de la conception libérale du totalitarisme est que c’est parce que “les autres” ont une idéologie qu’ils sont mauvais et c’est parce qu’ils sont mauvais qu’ils ont une idéologie. Que ce genre de tautologie tienne lieu de pensée complexe pour éditorialistes ne devrait plus surprendre : perroquets du pouvoir, ils ne cherchent pas à comprendre ce qu’ils répètent.

Si on souhaite absolument sauver le terme (plus que la notion), on peut considérer que tout État est tendanciellement totalitaire. C’est à dire que, confronté à des situations mettant directement en jeu ses intérêts ou sa survie, tout État va mettre en œuvre des moyens plus ou moins exceptionnels, plus ou moins répressifs et violents pour le conserver. Le degré de violence et de “totalitarisation” de l’État étant fonction de facteurs spécifiques, dont l’étude permet de comprendre le processus en marche, et non de critères arbitraires appliqués de manière indifférenciée. Cependant, pour cela, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la nature de la démocratie et donc remettre en cause l’ordre dominant. Car encore faut-il voir ce qu’on nomme démocratie et à quel point ce concept a, lui aussi, été vidé de son sens dans le discours politique grand public. La preuve par Macron et son opération de communication maquillée en “grand débat”, ou les innombrables “petites phrases” méprisantes et insultantes des membres du gouvernement envers les Gilets Jaunes.

Il y a fort à craindre que ce pouvoir aux abois 24, puisqu’il n’a toujours pas compris que ses catégories toutes faites, ses éléments de langage périmés et ses violences policières ne lui permettraient plus d’éviter de se remettre en question, s’obstine et radicalise le conflit. Il est impossible de répondre à la question de savoir jusqu’à quel point, jusqu’où, la “tendance totalitaire” de l’État ira. A vrai dire, la question est de peu d’intérêt à l’heure actuelle. En revanche, il est urgent de se demander par quels moyens on pourra l’empêcher de se déployer et d’accroître la répression. En frappant un grand coup ? Avec une grève générale ? Ce point devra être abordé dans les Assemblées Générales et partout où on souhaitera en parler, car à la défiance dont de nombreux Gilets Jaunes font preuve face à tout ce qui relève du politique, par dégoût des magouilles partisanes, il faut répondre par l’honnêteté. C’est ainsi et seulement ainsi qu’il sera possible de rendre aux concepts de “politique” et “d’idéologie” leur noblesse et leur sens.

1 Domenico Losurdo, “Pour une critique de la catégorie de totalitarisme”, Actuel Marx, 2004/1 (n° 35), p. 115-147.
2 Pour une présentation approfondie de ces différentes conceptions, se reporter à Domenico Losurdo, ibid, §2 – 11.
3 Hanna Arendt, “Les origines du totalitarisme”, Harcourt Brace & co, 1951. Enzo Traverso, “Le totalitarisme : le XXe siècle en débat”, Seuil, 2001, 928 p.
4 Slavoj Žižek, “Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion”, Éditions Amsterdam, 2013, 312 p.
5 Voir en ce sens : Wolfgang Ruge et Wolfgang Schumann, “Dokumente zur Deutschen Geschichte 1917 – 1919”, Röderberg, 1977, 146 p.
6 Ernesto Laclau, “La Raison populiste”, Seuil, 2008, 304 p. Voir en particulier p. 120.
7 Hanna Arendt, op-cit. Edgar Morin, “De la nature de l’URSS. Complexe totalitaire et nouvel Empire”, Fayard, 1983, 275 p. Raymond Aron, “Démocratie et totalitarisme”, Gallimard, 1965, 374 p.
8 Hanna Ardent, “Les origines du totalitarisme”, 2e édition augmentée, 1958, pp. 308 – 309.
9 Idem, p. 311.
10 Slavoj Žižek, op-cit.
11 Idem, pp. 318 – 319.
12 Domenico Losurdo, op-cit.
13 Domenico Losurdo, op-cit.
14 Carl Joachim Friedrich, Zbigniew Brzezinski, “Totalitarian Dictatorship and Autocracy”, Harvard University Press, 1956, p. 9.
15 Ainsi, face aux mouvement des Gilets Jaunes qui, produit de décennies de dénigrement des notions mêmes d’idéologie et de politique, le pouvoir ne sachant comment s’adapter puisqu’il refuse d’écouter le peuple, multiplie les tentatives pour le replacer dans sa grille de lecture : en tentant de faire passer ses membres pour des abrutis d’extrême droite…
16 François Furet, “Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle”, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
17 Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, “La Nouvelle vulgate planétaire”, Le Monde Diplomatique, mai 2000, pp. 6 – 7.
18 Slavoj Žižek, op-cit.
19 Friedrich Hayek, “The Road to Serfdom”, Ark Paperbacks, 1944, rééd. 1986, p 85.
20 Traduisible par “vision du monde”, c’est à dire, sommairement, la représentation que la société se fait d’elle même et du monde qui l’entoure, en un lieu et une époque donnée.
21 Nestor Capdevila, “Totalitarisme, idéologie et démocratie”, Actuel Marx, vol. 33, no. 1, 2003, pp. 167-187.
22 Arts 433-18-1 à 433-21-1 Code pénal.
23 Philippe Bezes, “La genèse de l’ « État stratège » ou l’influence croissante du New Public Management dans la réforme de l’État (1991-1997)”, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), dir. Philippe Bezes, Presses Universitaires de France, 2009, pp. 341-420.Pour une exemplification de ces politiques : Jérôme Aust et Benoit Cret, “L’État entre retrait et réinvestissement des territoires. Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie face aux recompositions de l’action publique “, Revue française de sociologie, vol. 53, no. 1, 2012, pp. 3-33.
24 Frédéric Lordon, “Il est allé trop loin, il doit partir”, La Pompe à Phynance, 28.01.2019 : https://blog.mondediplo.net/il-est-alle-trop-loin-il-doit-partir

« Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes » – Entretien avec Barbara Stiegler

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

 Évoluer dans un monde qui change, s’adapter à un environnement qui est en mutation permanente… d’où viennent ces métaphores biologiques qui imprègnent le discours dominant ? Barbara Stiegler, professeure de philosophie à l’université de Bordeaux-Montaigne, tente de répondre à cette énigme dans son dernier livre publié aux éditions Gallimard, « Il faut s’adapter ». Elle s’intéresse aux controverses qui parcouraient la pensée libérale dans les années 1930, à l’époque où l’on débattait de l’héritage de Darwin dans les sciences sociales. Aux origines du néolibéralisme contemporain, on trouve un penseur dont l’influence a été considérable sur le siècle passé : Walter Lippmann. Entretien réalisé par Wonja Ebobisse et Vincent Ortiz, retranscrit par Hélène Pinet.


LVSL – Votre livre est consacré à l’analyse de deux pensées libérales des années 1930 : celle de John Dewey et celle de Walter Lippmann, qui cherchent à refonder le libéralisme sur de nouvelles bases. La pensée de Dewey est inspirée par un évolutionnisme issu de Darwin, celle de Lippmann d’un évolutionnisme qui doit davantage aux darwinistes sociaux et à Herbert Spencer. Pourriez-vous revenir sur les différences entre ces deux interprétations de la théorie de l’évolution, qui ont toutes deux servi à justifier des formes différentes de libéralisme ?

Ndlr – Le darwinisme social est un courant de pensée incarné au premier chef par Herbert Spencer, qui interprète le monde social à l’aune d’une théorie de l’évolution. Cette théorie promeut une lecture téléologique de l’évolution : les organismes sont conditionnés de manière unilatérale par leur environnement, qui leur impose des lois face auxquelles ils ne peuvent que s’adapter, ou disparaître. Ainsi, l’espèce humaine s’oriente vers une société chaque jour plus développée et perfectionnée, dans laquelle la division du travail est sans arrêt plus poussée – au prix d’une concurrence brutale qui s’avère fatale pour les individus les plus faibles, condamnés à disparaître dans un processus que Spencer nomme la « survie des plus aptes » (survival of the fittest), au même titre que les organismes les plus faibles d’une espèce animale.

Barbara Stiegler – Walter Lippmann, comme John Dewey d’ailleurs, est d’abord un progressiste qui cherche à rompre avec Herbert Spencer et avec le darwinisme social, comme tous les progressistes. Il vit dans une époque où les milliardaires américains sont spencériens, où la mentalité dominante est imbibée des thèses de Spencer – un spencérisme d’ailleurs assez caricatural, la pensée de Spencer étant plus fine. Les milliardaires, qui se présentent comme les responsables de la prospérité des grandes villes américaines, sont favorables à « l’élimination des inaptes », à la « survie des plus aptes », etc. C’est dans cet environnement que se construisent la pensée de Dewey et de Lippmann. Ils sont progressistes, se situent plutôt à gauche de l’échiquier politique, et critiquent ce darwinisme social sauvage, ce capitalisme de prédateurs. L’idée est de critiquer Spencer au nom de Darwin, aidé d’une compréhension beaucoup plus fine de Darwin. C’est un point commun entre Dewey et Lippmann, qu’il faut souligner.

Cependant, il se produit rapidement une rupture. Lippmann, sans s’en rendre compte, reconduit certains aspects du darwinisme social, croyant rompre avec lui. Il reprend notamment à Spencer sa compréhension de l’adaptation. Lippmann, comme Spencer, absolutise les conditions de l’environnement au détriment de l’organisme, considérant que l’environnement agit de manière mécanique sur les organismes. Il ne voit pas que l’organisme se situe dans un rapport dialectique permanent avec son environnement, et que l’organisme, en retour, possède une activité de transformation de l’environnement. Il y a donc chez Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la révolution industrielle : le capitalisme mondialisé.

« Il y a dans le néolibéralisme de Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la Révolution Industrielle : le capitalisme mondialisé. »

Cet environnement est absolutisé comme une nouvelle fin de l’histoire. Lippmann envisage donc une sorte de fin de l’évolution. Il s’agit d’une nouvelle trahison de Darwin, qui possède une vision multi-directionnelle et buissonnante, de l’évolution, refusant de penser qu’il y aurait un environnement auquel tous les vivants devraient s’adapter.

Double trahison, donc, que Dewey identifie parfaitement, critiquant la vision téléologique de l’évolutionnisme de Lippmann qui trahit Darwin et qui reprend en sous-main, sans s’en rendre compte, les deux grands contresens de Spencer sur l’évolution.

LVSL – Quelles sont les implications de cet évolutionnisme, chez Lippmann, sur le plan économique et social ? Cela ne le conduit-il pas à reprendre l’idée chère aux darwinistes sociaux en vertu de laquelle la division accrue du travail et la compétition sont l’horizon indépassable de toute société ?[1]. Cela ne mène-t-il pas sa pensée sur une pente inégalitaire et hiérarchique, malgré sa critique du libéralisme sauvage du XIXème siècle ?

BS – Oui, l’idée est de critiquer le capitalisme sauvage et inégalitaire qui triomphe à la fin du XIXème siècle, pour le remplacer par une compétition juste, loyale et non faussée, qui permette non pas d’éliminer les hiérarchies et les inégalités, mais bien au contraire de les légitimer. L’idée est que si la compétition est juste, les inégalités qu’elles révèlent sont elles aussi justes et légitimes. Mais à la différences des inégalités de rente, elles devront sans cesse se ré-exposer à une nouvelle compétition, qui dégage de nouveaux gagnants. Aux hiérarchies figées du capitalisme sauvage doit succéder les hiérarchies mobiles d’un capitalisme régulé par le droit, la justice et l’égalité des chances.

LVSL – La pensée de Lippmann est tributaire de celle de Graham Wallas, qui théorise l’idée (dans The great society) selon laquelle les individus sont confrontés, du fait de la mondialisation, à un environnement face auxquels ils sont sans arrêt moins adaptés. Quelle a été son influence sur Lippmann ? Peut-on y voir l’origine de cette idée, fréquente dans la pensée néolibérale, selon laquelle il se produit un désajustement croissant entre les individus et leur environnement ?

Oui, Graham Wallas a eu une influence fondamentale sur Lippmann puisque c’est lui qui diagnostique le premier ce désajustement entre l’espèce humaine et son nouvel environnement. Il a eu également une influence très importante sur la pensée de Dewey. Ce qui rend le Lippmann-Dewey debate très intéressant, c’est que l’un et l’autre partagent le même diagnostic (celui de Graham Wallas) mais s’opposent frontalement sur la thérapeutique. Leur opposition est totale à la fois sur le sens de l’évolution (une multiplicité de sens pour Dewey, une seule direction pour Lippmann) et sur la conception de la démocratie qui en découle: pariant sur l’intelligence collective des publics chez Dewey, et reposant sur l’autorité incontestable des leaders et des experts chez Lippmann.

LVSL – Lippmann est le penseur d’un néolibéralisme, mais aussi d’une néo-démocratie. Quelles sont ses caractéristiques ?

BS – Lippmann écrit à l’époque de la montée des fascismes, des nationalismes en tous genres, et cherche à sauver ce qu’il considère comme la « démocratie ». Il estime qu’on ne pourra pas la sauver en s’appuyant sur la fiction de la souveraineté populaire. Lippmann considère en effet qu’il s’agit d’une fiction issue de Rousseau et de la révolution américaine, à laquelle il ne croit pas : il n’y a pas de peuple qui soit souverain. On a affaire, dans sa pensée, à ce qu’il appelle « des masses », qui sont apathiques, atomisées, hétérogènes. Si démocratie il y a, il faut que ces masses soient configurées de la bonne manière, afin de les adapter à leur environnement : le capitalisme mondialisé.

« D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques.»

Il faut orienter les masses dans la bonne direction, dans la direction de l’évolution – direction qu’elles ne peuvent pas apercevoir parce qu’elles sont marquées par ce qu’il appelle « la stéréotypie », c’est-à-dire des productions de leur esprit (des stéréotypes) qui les empêchent de percevoir le réel qui évolue à une vitesse considérable. Les masses sont toujours en retard sur ce qui arrive, puisqu’elles sont enfermées dans des stases, engluées dans de la stabilité. Il faut donc les réorienter dans la bonne direction grâce à des techniques de fabrication du consentement.

Lippmann estime qu’il faut transformer les masses pour les réadapter aux besoins de l’environnement absolutisé, qui est celui d’un capitalisme mondialisé en accélération constante. Il faut donc transformer ces masses en les rééduquant, en utilisant des techniques liées aux sciences sociales – Lippmann n’hésitant pas à mobiliser l’eugénisme, et des politiques de santé pour réadapter ces populations…

LVSL – Dans quelle mesure pensez-vous que les cadres conceptuels dominants contemporains sont encore tributaires de ce paradigme évolutionniste ?

BSCe qui me frappe, c’est le fait que l’on vive dans un monde imprégné de cette injonction permanente à l’adaptation, à la sélection, à la compétition, à l’évolution, etc., mais que tout cela ne soit pas pensé. On est imprégné de toute cette histoire intellectuelle, sans en avoir conscience. Ce sont des idées diffuses, dont on ne saisit pas la signification.

D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques. J’ai cherché, avec cette entreprise généalogique, à comprendre d’où venait ce discours dominant, et à me positionner à l’intérieur de ces débats – j’avais pour but de de rendre conscientes des catégories diffuses dans la pensée dominantes dont on n’a pas conscience.

LVSL – Vous soulignez donc les fondements biologiques et évolutionnistes du néolibéralisme. Il s’agit d’une thèse qui s’inscrit à l’encontre de l’historiographie dominante, puisqu’on a tendance à considérer, depuis Foucault (Naissance de la biopolitique) que le néolibéralisme se caractérise justement par son anti-naturalisme, par l’acceptation du caractère contingent et construit du marché. Comment expliquez-vous que cette dimension évolutionniste du néolibéralisme ait si peu été prise en compte par l’historiographie ?

BS – J’ai une hypothèse assez claire sur cette question. En Europe, après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu tabou d’allier le biologique et le politique. C’est quelque chose qui ne pouvait plus se faire dans le champ intellectuel, pour des raisons liées au destin de l’approche biologisante du social et du politique, marquée par un discrédit très fort. Les chercheurs se sont donc refusés à allier ces deux aspects et sont devenus aveugles à la porosité entre ces champs. Lorsque Foucault oppose le néolibéralisme au naturalisme, il ne prend pas en compte l’arrière-plan évolutionniste de ce nouveau libéralisme, qu’il laisse complètement de côté. C’est dommage, car il développe une réflexion sur la biopolitique, sur les liens entre vie politique et gouvernement des vivants – c’est donc un dossier qu’il faut rouvrir.

LVSL – Il y avait donc au début du XXème siècle un intérêt pour les théories de l’évolution dans le champ des sciences sociales qui a été oublié suite aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale ?

BS – Il ne faut pas oublier qu’avant la Seconde Guerre mondiale, il était tout à fait normal de penser le fait social et politique dans la continuité de la révolution darwinienne, de réfléchir à partir de cette révolution : l’humanité était conçue comme une espèce issue de mécanismes évolutifs. Tout le monde pensait dans cet horizon-là. Cela paraît exotique, parce qu’un tabou s’est imposé – en Europe, pas aux États-Unis.

Ce prisme évolutionniste n’a rien que de très logique. Nietzsche écrit avec justesse que l’on ne peut plus penser les questions sociales et politiques avant et après Darwin de la même manière. C’est une véritable révolution.

LVSL – Lorsque vous évoquez le néolibéralisme, s’agit-il pour vous d’un concept dont on peut réellement retracer la trace depuis les années 1930, ou est-ce qu’il s’agit plutôt d’une sorte de reconstruction a posteriori ?

BS – C’est un concept qui a une histoire très précise, qui apparaît dans les années 1930, après la crise de 1929, dont il est directement un produit. L’expression qui prévaut est celle d’un « nouveau libéralisme », et parfois il est question de « néolibéralisme ». Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une construction rétrospective.

L’idée derrière le néolibéralisme, c’est que le libéralisme classique est en crise et qu’il faut le rénover foncièrement. On trouve dans le néolibéralisme diverses tendances, diverses voies ; un conflit voit très vite le jour entre ceux qui pensent qu’il faut que le nouveau libéralisme rompe fondamentalement avec le libéralisme classique, et ceux qui – comme Hayek – cherchent au contraire à assumer la totalité de l’héritage du libéralisme classique. Au-delà de ces divergences, il y a bien un phénomène historique nouveau qui émerge à ce moment-là.

[1] Herbert Spencer évoque dans certains de ses écrits l’idée d’un « interrègne moral », situé dans un avenir lointain, où la coopération finirait par remplacer la compétition et où la loi de la « survie des plus aptes » disparaîtrait. L’évocation de cet « interrègne moral » contraste fortement avec la description – et la légitimation – très crue de la compétition sauvage du capitalisme du XIXème siècle et des victimes qu’elle provoque dans les classes populaires, que l’on trouve dans de nombreux textes de Spencer.

Mai 68 : “sous les pavés, l’entreprise” ?

Le parcours de Daniel Cohn-Bendit serait-il symptomatique de l’héritage de Mai 68 ? Emmanuel Macron serait-il l’héritier direct des “événements de Mai”, ainsi qu’on a récemment pu le suggérer ? Ce mouvement contenait-il en son sein des germes de libéralisme ? C’est une interprétation courante de la contestation que Michel Albert, commissaire au Plan sous le gouvernement Raymond Barre, formulait en ces termes : sous les pavés, il y avait l’entreprise. Cette vision des événements de Mai, qui fait sourire lorsqu’elle est formulée en ces termes, n’est pas dénuée de toute pertinence. Si Mai 68 fut d’abord et avant tout une révolte sociale d’une ampleur inédite dirigée contre les inégalités sociales et les bas salaires, contre le capitalisme, le monde de l’entreprise et la société de consommation, force est de constater que “l’esprit de Mai” a été partiellement récupéré par ce qu’il était censé détruire. Ce que l’héritage de Mai 68 illustre avant tout, c’est finalement la formidable capacité du capitalisme à absorber sa contestation, à marchandiser son opposition, et en dernière instance à se nourrir des armes dirigées contre lui.


Cette interprétation des événements de Mai 68 est défendue aussi bien par des courants libéraux que par des marxistes orthodoxes. La désacralisation de l’Etat, la dévaluation symbolique des grands mythes républicains, la déconstruction des cadres sociaux existants, auraient eu pour conséquence l’extension du marché à toutes les sphères de la société. Mai 68 aurait plongé l’individu sans protection dans les eaux glacées de la consommation et la France dans la mer sans rivages de la mondialisation capitaliste. “L’esprit de Mai” aurait donc été le précurseur du nouvel esprit du capitalisme et Mai 68 n’aurait été, au fond, qu’une gigantesque fête étudiante, mobilisant les secteurs radicalisés de la bourgeoisie estudiantine en quête d’expériences novatrices, d’émancipation individuelle et de renouveau intellectuel. Une aspiration qui, une fois disparus les émois propres à la jeunesse, se serait prolongée en un irrépressible désir d’entreprendre – la consommation sans limites servant de substitut à la jouissance sans entraves.

Une grande fête étudiante ?

Reproduction d’une affiche de Mai 68.

D’aucuns, notamment parmi les analystes marxistes, distinguent un “Mai 68 ouvrier” d’un “Mai 68 étudiant”. Le premier aurait été le fruit de revendications sociales, et donné naissance à la contestation sociale la plus massive de l’histoire de France (7,5 millions de grévistes fin Mai – une dimension de l’événement systématiquement passée sous silence par l’historiographie libérale). Le second aurait été motivé par des considérations plus “bourgeoises”, hédonistes et individualistes : libération des contraintes individuelle, libéralisation de la vie sexuelle, etc… qui, en dernière instance, n’auraient pas été incompatibles avec le capitalisme sous sa forme néolibérale. Homo laborans d’un côté, homo festivus de l’autre. Quête de dignité à l’usine d’une part, course à l’adrénaline sur les barricades de l’autre. Hausse de salaires contre “jouissez sans entraves !“.

Si cette analyse n’est pas sans pertinence, il importe de la relativiser ; il faut pour cela distinguer l’événement lui-même de ses conséquences sur le long terme. En 1968, il semble en effet difficile de définir une frontière claire entre un “Mai ouvrier” et un “Mai étudiant”, tant les intrications entre les deux sont fortes.

“Ouvriers, étudiants, unis, nous vaincrons”. L’alliance de l’usine et de l’université, leitmotiv de Mai 68.

Dès les premières frondes étudiantes autour de la Sorbonne, début mai, on trouve de nombreux ouvriers arrêtés aux côtés des étudiants. L’appel à la grève générale lancé dans la foulée par les syndicats, le 13 mai, est une réplique à la répression policière du mouvement étudiant. Et dans les semaines qui suivent il est rare que les occupations d’usines effectuées tout au long des mois de mai et juin n’aient pas reçu un soutien, direct ou indirect, en provenance du mouvement étudiant. L’épisode de Boulogne-Billancourt, au cours duquel l’aide des étudiants a été repoussée par des ouvriers syndiqués, a trop souvent été monté en épingle ; dans son livre De grands soirs en petits matins, remarquable synthèse publiée en avril 2018 sur les événements de Mai 68, Ludivine Bantigny (Maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Rouen) montre de manière convaincante que si l’on considère l’ensemble des interactions entre grèves ouvrières et luttes étudiantes, il s’agit d’une exception et non de la règle. Il faut donc relativiser le gouffre que l’on dresse généralement entre le milieu étudiant et le milieu ouvrier de 1968. Il existait de nombreuses passerelles entre ces deux univers, dues à une culture marxiste commune et à un rejet commun du pouvoir gaullien.

“Sous les pavés, l’entreprise” ?

Prêter trop d’attention aux “anciens de 68” reconvertis en traders, néoconservateurs ou promoteurs du capitalisme branché est donc un obstacle à la compréhension de la matrice du mouvement étudiant de Mai 68. De même, se focaliser sur la naïveté de ces soixante-huitards qui pensaient prendre le Palais d’Hiver en occupant la Sorbonne et mettre fin au capitalisme dans le Quartier Latin, le Petit livre rouge en main, ne permet pas de comprendre les causes profondes qui ont poussé des dizaines de milliers d’étudiants à se mobiliser avec autant de virulence en 1968 – souvent jusqu’à mettre en jeu leur avenir universitaire et professionnel.

Guy Debord

À la racine du mouvement étudiant, très fortement influencé par le marxisme sous toutes ses déclinaisons (léniniste, maoïste, pro-soviétique, anti-soviétique, libertaire, situationniste…), on trouve la contestation du capitalisme de l’ère gaullienne, mais aussi le questionnement radical d’une société de consommation et de production en perte de sens. Cette dernière est le leitmotiv des “situationnistes”, dont l’influence dépasse très largement les mouvements qui s’en sont réclamés. La Société du spectacle de Guy Debord, ainsi que certains pamphlets (De la misère en milieu étudiant) ont connu une large diffusion au sein du mouvement étudiant bien avant le mois de mai 1968 ; ils sont l’expression d’un malaise croissant au sein de la société française. Ces textes dénoncent la métamorphose des individus en “consommateurs malléables”, rouages de la machine capitaliste, réduits au rang de simples intermédiaires entre production et consommation de marchandises. “La misère réelle de la vie quotidienne étudiante trouve sa compensation immédiate, fantastique, dans son principal opium: la marchandise culturelle”, peut-on lire dans De la misère et milieu étudiant. Ce pamphlet pointe du doigt l’empire croissant de la publicité, accusée de créer des “pseudo-besoins et désirs” qui condamnent les individus à ne jouir que d’un bonheur factice et perpétuellement frustré. Loin de libérer l’homme du besoin, la consommation ne fait que le rendre encore plus dépendant du système économique dominant ; elle produit une nouvelle classe d’esclaves de la marchandise, dont les chaînes se renforcent et se parent de dorures au fur et à mesure que leur capacité à consommer s’accroît. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre le mot d’ordre célèbre qui clôture De la misère en milieu étudiant : “vivre sans temps morts et jouir sans entraves” ; la libération du désir individuel est ici pensée comme une révolte face au conformisme promu par la société de consommation, un frémissement qui permet à l’individu de s’extraire du cycle infernal de la production et de la consommation.

Slogan de Mai 68

Le Mai 68 étudiant apparaît ainsi, à bien des égards, comme une réaction dirigée contre l’insignifiance de l’horizon réservé à la jeune génération : la consommation sans frein stimulée par une publicité qui connaît une croissance exponentielle sous l’ère gaullienne. C’est une forme de mécontentement que n’anticipaient aucunement les membres du gouvernement Pompidou, qui voyaient dans l’extension de la classe des consommateurs un facteur de progrès social, et non d’aliénation. Bernard Ducamin, conseiller gaulliste à l’Elysée, pris de court par les événements de Mai, constate : “notre société, en tant que collectivité humaine, a perdu sa finalité” ; la défense du franc et l’expansion économique, ajoute-il, ne peuvent être que de simples moyens : elles “ne sont pas des objectifs pour une société humaine”. C’est l’une des raisons pour lesquelles le mouvement de 68 a pu rencontrer, sinon l’approbation, du moins la sympathie de figures de premier plan de la hiérarchie catholique et du gaullisme. Parmi les premières on trouve François Marty, représentant de l’Assemblée des évêques de France, qui déclare le 23 mai 1968 : “beaucoup (…) ont manifesté qu’ils ne savent plus pourquoi ils travaillent, pourquoi ils vivent” ; il voit dans le mouvement une “critique de la société de consommation” et déclare : “nous-mêmes contestons une société qui néglige les profondes aspirations des hommes”. L‘écrivain catholique Jacques Noyer va jusqu’à écrire : “cette révolution est d’abord spirituelle”. Parmi les secondes figurent Emmanuel d’Astier de la Vigerie (l’auteur de la Complainte du partisan) et René Capitant, président de la Commission des lois, qui démissionne en déclarant : “je ne pardonnerai jamais aux ministres d’avoir fait huer de Gaulle par la rue !”. S’ils restent fidèles au Général, la révolte de 68 les interroge ; elle leur donne l’impression que le contrat social défini en 1945 par le Conseil National de la Résistance, qui avait pour vocation de refonder l’unité nationale autour de la justice sociale et de la souveraineté populaire, est en crise.

On voit donc à quel point il serait réducteur de considérer le “Mai 68 étudiant” comme un mouvement exclusivement “bourgeois”, individualiste ou hédoniste : il constitue précisément une protestation contre la culture bourgeoise, son absence d’horizon transcendant, son consumérisme lénifiant. On voit aussi combien il est problématique de voir dans “l’esprit de Mai” le précurseur de l’esprit du nouveau capitalisme. Le mot d’ordre qui domine au sein du mouvement étudiant est un rejet de l’injonction sociale – implicite ou explicite – qui domine la société française des années 1960 : zèle au travail, joie dans la consommation.

La marchandisation de la contestation

Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil ne sont-ils donc que des accidents de parcours ? Des renégats qui ont trahi “l’esprit de Mai” et vendu leurs convictions anti-capitalistes sur l’autel du néolibéralisme ? La réalité est plus complexe. Il s’agit ici de distinguer les événements de Mai 68 de leurs répercussions sur les décennies qui ont suivi. La dimension radicalement anti-capitaliste de Mai 68 est une chose. La récupération, l’incorporation, la marchandisation de la contestation soixante-huitarde par le capitalisme en est une autre.

Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze. Figures que l’on considère généralement (avec plus ou moins de rigueur) comme les héritiers intellectuels du “Mai 68 étudiant”.

Les acteurs du Mai 68 étudiant s’en sont pris à ce qui leur apparaissait comme les symboles les plus flagrants du capitalisme et de la société de consommation : le pouvoir gaullien, et par extension l’Etat français, la République, la nation, accusés de livrer la jeunesse à la loi d’airain du marché. C’est ainsi que l’on peut comprendre la frénésie qui s’est emparée des mouvements les plus radicaux dans leur volonté de désacraliser les pouvoirs institués, de déconstruire les mythes qui les fondaient, de mettre à bas les instances de socialisation qui dominaient alors – et ses relais dans le monde universitaire, que l’on a qualifié, sur un mode polémique, de “pensée 68”.

L’acmé de ces affrontements symboliques entre étudiants anti-gaullistes et partisans du Général, imprégnés des mythes résistantialistes, a eu lieu le 7 juin 1968. Dans une interview diffusée à la télévision, le Général de Gaulle effectue cette analogie stupéfiante : “Un de mes amis, en évoquant devant moi cette marée [la foule étudiante], un jour, évoquait aussi un tableau primitif, je m’en souviens, qui représentait une foule menée par les démons vers l’enfer, tandis qu’un pauvre ange lui montrait la direction opposée. Et de cette foule tous les poings étaient levés, non contre les démons, mais bel et bien contre l’ange”. Il ajoutait : “ce tableau pourrait être complété par un autre où l’on voit cette foule, au moment où elle va tomber dans le gouffre, s’arrachant aux démons malfaisants, et à la fin des fins courant vers l’ange”.

Détail du Jugement Dernier (Stefan Lochner, autour de 1435). Inspiration possible de l’analogie effectuée par le Général de Gaulle – qu’il a employée à d’autres occasions que Mai 68.

Ce rapprochement entre le Général de Gaulle et l’ange bienfaisant a été maintes fois moqué, caricaturé, ridiculisé. Cet épisode est symptomatique du changement d’époque qui s’annonce : le mythe résistantialiste s’effiloche, la République et son président perdent leur sacralité, la nation française n’est plus cette idole intouchable qu’il importe de défendre coûte que coûte.

Ironie de l’histoire : ces institutions et ces symboles, vus comme des suppôts du capitalisme, étaient bien souvent des freins à son expansion – ou plutôt, son expansion impliquait leur disparition. Et la libération du désir individuel, vue par les situationnistes comme une protestation contre la société de consommation, ne s’est pas avérée incompatible avec celle-ci. C’est la raison pour laquelle “l’esprit de Mai”, dirigé contre le libéralisme avec une virulence inouïe, s’est avéré si facilement soluble dans celui-ci. La désacralisation symbolique de l’Etat républicain a accompagné son démantèlement physique, entrepris par la nouvelle classe politique acquise au néolibéralisme à partir des années 80. Les attaques virulentes portées contre l’idée de nation et de frontières par les soixante-huitards se sont multipliées alors que les frontières réelles se dissolvaient progressivement dans le marché commun européen. La déconstruction de la légende gaullienne et des mythes républicains tombait à pic, au moment où il s’agissait d’écrire l’hagiographie de la construction européenne et de tresser des lauriers à la mondialisation. La critique tous azimut des groupes sociaux et politiques qui encadraient les individus, s’est avérée tout sauf incompatible avec le promotion de l’individualisme néolibéral. Les situationnistes voyaient dans la transgression permanente, “la satisfaction sans bornes”et “la multiplication infinie des désirs réels” une manière de se soustraire à l’emprise de la société de consommation – alors marquée par la pudibonderie propre à l’époque gaullienne ; on voit aisément combien la transgression permanente et la multiplication infinie des désirs sont des mots d’ordres récupérables par l’industrie du divertissement. Pensés comme un moyen de libérer les individus des chaînes de la consommation, ils peuvent aujourd’hui devenir des instruments pour renforcer celles-ci.

La télé-réalité : incarnation de l’insolence et de la transgression permanentes affichées par l’industrie du divertissement contemporain.

Mai 68 a donc accouché, contre son gré, d’un nouveau sujet historique : l’individu libre, émancipé et atomisé – parfaitement adapté au néolibéralisme. S’il est totalement faux de repeindre les soixante-huitards en aspirants entrepreneurs et consommateurs, il n’est pas inexact de dire qu’ils ont accompagné un mouvement qu’ils pensaient freiner. Et s’il est résolument erroné de postuler une harmonie préétablie entre l’esprit libertaire de Mai 68 et le libéralisme économique triomphant depuis, il n’est pas entièrement faux de dire qu’entre les deux peuvent parfois exister des affinités électives. Bien des acteurs du Mai 68 étudiant pensaient être dans le sens de l’Histoire, et n’avaient pas tort – simplement, c’était l’histoire de Fukuyama, et non celle de Karl Marx.

En cela, 1968 constitue l’anti-1789. La Révolution française a inauguré l’ère des nations, des mythes populistes et des épopées collectives. Les événements de Mai ont pavé la voie au règne de la subjectivité individuelle triomphante, du désir souverain et des self-made men

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’anniversaire de Mai 68 n’a pas eu lieu en mai 2018. Les quelques tentatives marginales qui ont été faites pour singer “l’esprit de Mai” ont tourné à la farce. Mutiler la statue du Monument aux morts de l’Ecole Normale Supérieure avait quelque chose de subversif dans la France de 1968 ; inscrire quelques tags sur ce même Monument aux morts, cinquante ans plus tard, à l’heure où l’on a déjà déconstruit un nombre incalculable de fois le “roman national” et “l’idéologie française”, devient platement conformiste.

Le Monument aux Morts de l’ENS, tagué lors du blocus de la nuit du 2 au 3 mai 2018. Cinquante ans plus tôt, les soixante-huitards avaient arraché le bras de la statue de ce même monument. © Photographie personnelle.

Ce n’est pas un hasard si à l’heure actuelle, les mouvements de contestation au néolibéralisme tournent progressivement la page de l’héritage soixante-huitard. La désacralisation et le déconstruction systématique des pouvoirs institués, portée aux nues par les acteurs les plus radicaux de Mai 68, s’accommode très bien de la progression de l’empire du marché ; raison pour laquelle les mouvements contemporains opposés au néolibéralisme entreprennent au contraire un réinvestissement des symboles unificateurs autrefois honnis : la République, l’Etat, la nation. À l’individualisme triomphant, ces mêmes mouvements préfèrent désormais promouvoir un discours holiste qui met l’emphase sur la nécessité de liens sociaux et de liant entre les individus. L’individu libre et émancipé issu de Mai 68 est peu à peu remplacé par le peuple en quête de souveraineté comme sujet politique.

S’il est donc faux de dire que “sous les pavés” il y avait le monde de l’entreprise, ce n’est pas non plus sous les pavés de Mai que l’on trouvera aujourd’hui de quoi lui résister.

 

Pour aller plus loin :

  • Ludivine Bantigny, Mai 68, De grands soirs en petits matins. Synthèse toute récente sur Mai 68 (Avril 2018) d’une remarquable rigueur analytique.
  • Régis Debray, Mai 68, une contre-révolution réussie. Pamphlet au vitriol publié pour les dix ans de Mai 68, dont on ne peut qu’admirer la lucidité.
  • Patrick Rotman, Hervé Hamon, Génération. Excellente enquête sur les événements du Mai 68 étudiant, du point de vue des leaders étudiants, retranscrits sous une forme romanesque avec un respect rigoureux des faits historiques.
  • Guy Debord, La société du spectacle. Lire aussi De la misère en milieu étudiant. Ces deux textes permettent de comprendre l’influence des situationnistes sur Mai 68 et de saisir “l’esprit de Mai” dans toute son ambivalence.

 

Crédits photo (les images datant de 1968 et des années 70 sont dans le domaine public) :

© http://radiogatine.fr/mon-mai-68/

© http://chantsdeluttes.free.fr/mai68/pages68/liste-affiches.html

© http://www.revolutionpermanente.fr/Le-retour-du-mouvement-ouvrier

© http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/calendrier_expositions/f.debord.html

© http://kan-garou.blogg.org/societe-de-consommation-mai-1968-journal-l-enrage-a115999588

© https://culturezvous.com/roland-barthes-fragments-discours-amoureux/

© http://www.actu-philosophia.com/Michel-Foucault-Oeuvres

© https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2014/10/08/derrida-le-courage-de-la-pensee_4502558_1655027.html

© http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article3231

© https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Stefan_Lochner_-_Last_Judgement_-_circa_1435.jpg

© Photographie personnelle

Auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance

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“Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile des tisserands qui finiront par se révolter. ©Wikimédia Commons

Les attaques répétées à l’encontre du salariat à statut s’appuient en partie sur une rhétorique de survalorisation de l’entrepreneuriat, souvent présenté comme une activité accessible à tout le monde et d’une noblesse sans égal. L’auto-entrepreneuriat illustre bien les limites de ce « tous entrepreneurs » et les illusions qu’il véhicule. Cet article replace le statut d’auto-entrepreneur dans son histoire, et montre comment ses promoteurs, Hervé Novelli en tête, n’ont eu de cesse de mettre en avant la logique du « self-help » face à celle de la solidarité, à la faveur d’une lecture très libérale de la crise. 


« Voici, pour l’ouvrier de mérite, un certain moyen d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective : ce moyen est celui du travail à la tâche ou marchandage, que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli ». L’enthousiasme vient d’Adolphe Thiers, dans De la propriété (1848). La nouveauté que l’on prête à la plupart des débats contemporains relève bien souvent de l’illusion ; c’est particulièrement vrai dans le cas de l’auto-entrepreneuriat, qui ressemble par bien des côtés au marchandage du XIXe siècle. En voici le principe : un patron passe une commande auprès d’un ouvrier qui entreprend, pour une somme donnée, d’effectuer le travail commandé en rassemblant une équipe. La figure de l’ouvrier-entrepreneur est née il y a bien longtemps.

Très vite cependant, le louage d’ouvrage, ou marchandage, terme au départ utilisé par ses détracteurs, est contesté par les associations ouvrières, au motif qu’il remplace l’exploitation capitaliste en exploitation de l’ouvrier par l’ouvrier. En effet pour obtenir la commande, il faut que l’ouvrier-entrepreneur remporte les enchères, et donc baisse au maximum ses prix. Ce hard-discount, il le fait souvent porter ensuite sur les épaules de ses collaborateurs. Aux yeux de Thiers et des libéraux de l’époque cependant, le marchandage permet à l’ouvrier de s’élever dans la société, de devenir « entrepreneur sans capital ». D’où leur incompréhension des contestations de ceux que Thiers nomme les « nouveaux amis des ouvriers », qui abolissent officiellement le marchandage en 1848, sans que cette décision soit entérinée par la suite. Après tout, le marchandage n’est-il pas un moyen pour l’ouvrier de s’arracher à sa condition d’origine ? Ne permet-il pas aux « ouvriers de mérite » de sortir du rapport d’exploitation dans lequel ils sont enfermés ?

La promotion de l’ « entrepreneuriat populaire »

Plus d’un siècle et demi plus tard, l’argumentaire est repris par les promoteurs d’un « entrepreneuriat populaire », au premier rang desquels Hervé Novelli, secrétaire d’État chargé du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes Entreprises, du Tourisme, des Services et de la Consommation sous le gouvernement Fillon II et porteur du projet de loi sur l’auto-entrepreneuriat. Il nous explique par exemple dans son livre-entretien : « Cela [l’auto-entrepreneuriat] abolit, d’une certaine manière, la lutte des classes. Il n’y a plus d’“exploiteurs” et d’“exploités”. Seulement des entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe. » D’une telle bêtise, c’est bien possible. 

L’auto-entrepreneuriat n’est pas tombé du ciel. Il est le résultat d’une lecture libérale de la crise qui frappe le pays dans les années 70, selon laquelle l’entrepreneuriat serait le meilleur moyen de lutter contre le chômage. La logique du self-help est mise en avant par les dirigeants de l’époque comme un moyen bien plus efficace de lutter contre le chômage que l’« assistanat ». S’adressant au début plutôt aux cadres chômeurs, l’État finit par inciter de plus en plus les « exclus » à devenir entrepreneurs. La figure de l’« auto-entrepreneur » peut finalement apparaître en 2008 dans la loi de modernisation de l’économie, à la faveur d’une interprétation de la crise qui n’a pas changé en 40 ans. En témoigne cette autre perle issue du livre-entretien de Novelli :

« Désormais, pour s’en sortir, les Français ne se tournent plus vers la collectivité, ils se tournent vers… eux-mêmes. Quelle plus belle réponse donner à tous ceux qui croient encore que, face à la crise, la seule réponse, c’est l’assistanat ? »

En quelques années, la figure de l’auto-entrepreneur semble avoir conquis ses titres de noblesse : on en recense plus d’un million aujourd’hui. Et peu importe si, d’après une étude de l’Insee de septembre 2016, « les auto-entrepreneurs n’exerçant pas d’activité salariée ont perçu en moyenne 460 euros par mois ». La société du « tous entrepreneurs » est toujours en marche.

La victoire de la liberté formelle

Au bout de trois ans, 90% des auto-entrepreneurs gagnent moins que le SMIC. Au moment de s’inscrire, un tiers des auto-entrepreneurs se déclarent chômeurs, 11% inactifs et 7% retraités. Dans 55% des cas, l’auto-entrepreneuriat est leur activité principale. Le fait d’être précaire, chômeur et non qualifié augmente d’ailleurs la probabilité d’exercer l’auto-entrepreneuriat comme activité principale. Que nous donnent à voir ces chiffres ? Que l’auto-entrepreneuriat, loin de permettre à chacun de s’en sortir dans le monde de travail, renforce plutôt les inégalités qui le structurent ; d’un côté les plus qualifiés, déjà protégés par ailleurs, en tirent une source de revenus supplémentaire. De l’autre, les exclus du marché du travail accumulent des bouts de ficelle et continuent de peupler les marges. Pour ces derniers, l’auto-entrepreneuriat constitue bien souvent une sorte de salariat déguisé, qui permet une plus grande flexibilité aux entreprises, dont on ne sait plus si on doit les qualifier d’employeuses ou de clientes. Finies les obligations, qu’elles soient administratives (gérer le contrat de travail), légales (justifier la fin de la relation de travail) ou économiques (pas de cotisations patronales).

« Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. »

Si le dispositif parvient tout de même à avoir le vent en poupe, c’est en grande partie du fait de la liberté qu’il promet. Pardon, de la liberté formelle, si prisée par le discours néolibéral. D’abord, l’auto-entrepreneuriat est bien souvent perçu comme une possibilité de sortir enfin des impasses professionnelles passées, ou d’échapper à des situations peu enviables. Ensuite, il permet d’avoir l’illusion de la liberté dans la relation de travail : pas de « subordination » clairement explicitée comme dans le contrat de travail d’un salarié. L’auto-entrepreneur est libre d’obéir à l’entreprise qu’il prend comme client, et qui se comporte en fait comme son employeuse. Il est libre de gagner moins que le SMIC. Et il est libre de modeler son emploi du temps à sa guise, à condition de faire assez d’heures pour dégager un revenu décent. La sociologue Sarah Abdelnour remarque ainsi, dans son enquête sur les auto-entrepreneurs, que « les horaires lourds sont envisagés comme relevant de décisions personnelles et sont dès lors admis comme arbitrage libre de la part de travailleurs souhaitant par ce moyen accroître leurs revenus ».

Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. L’auto-entrepreneuriat, c’est en effet la valorisation des solutions individuelles face aux difficultés professionnelles. Difficile de revendiquer quelque chose collectivement lorsque l’on a choisi la liberté individuelle. Les auto-entrepreneurs ont du mal à créer des structures d’organisation collective des travailleurs, parce que ces dernières sont en fait en contradiction avec leur statut. L’auto-entrepreneuriat est profondément ancré dans l’idéologie du « self-help » : pour ses promoteurs, tout ce qui relève de la revendication collective relève du suspect, même du condamnable. Choisir d’être auto-entrepreneur, c’est bien souvent ne plus rien attendre du salariat. Et par suite, vivre sa carrière professionnelle, et les échecs qui l’accompagnent nécessairement, sur le mode strictement individuel. Or ne devient pas entrepreneur qui veut. La réussite entrepreneuriale est liée à la possession et à l’utilisation de tout un tas de capitaux, qu’ils soient d’ordre économique, relationnel, social, scolaire… Faire croire à des millions de gens que l’entrepreneuriat est leur voie de salut, c’est d’abord leur mentir éhontément, mais c’est surtout les mettre dans la position de lire leur échec potentiel uniquement à la lumière de leur incapacité individuelle (« je ne travaille pas assez », « je ne suis pas assez fort », « c’est de ma faute », …). C’est tout le problème de la politique de responsabilité/abandon, pour reprendre le concept de Alain Ehrenberg, que symbolise à sa manière l’auto-entrepreneuriat, et qui dit, en substance : nous vous enjoignons à devenir responsables, mais il ne faut pas compter sur nous pour vous en rendre capables. La rhétorique du débrouillez-vous, envers de la liberté formelle.

Attaquer le salariat par ses marges et niveler par le bas

L’argumentaire sur lequel se sont appuyés les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat repose en large partie sur l’idée de progrès social : le modèle salarial empêcherait l’accès de certains au travail, en raison du manque de diplômes ou du salaire minimum. La condamnation du salariat passe par celle de ses effets néfastes sur les populations fragiles, qui se verraient durablement exclues du marché du travail à cause des « stables » et de leurs privilèges présumés. Une manière d’attaquer le salariat par sa marge inférieure. Dans ce cadre, l’auto-entrepreneuriat représente le statut anti-statut par excellence, qui permet formellement d’inclure tout le monde. Le nivellement par le bas, que l’on est si prompt à mettre en avant lorsqu’il s’agit de critiquer la démocratisation scolaire, est appliqué ici au monde du travail. Puisque les protections qu’impliquent les statuts bloquent l’accès à l’emploi pour toute une frange de la population, il faut les supprimer. Voilà ce que nous disent les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat, mais aussi, dans une actualité plus récente, les défenseurs des lois travail, ou plus récemment encore ceux de la réforme de la SNCF.

Facile en effet de faire passer les salariés pour des privilégiés lorsque le taux de chômage s’élève à quasi 10%. Jusqu’à présent pourtant, aucune corrélation n’a jamais été clairement établie entre protection de l’emploi et taux de chômage. Mais il faut croire qu’aujourd’hui, il est plus simple de dénoncer les prétendus privilèges de ceux qui possèdent une situation stable que de mener une politique de l’emploi ambitieuse. Le nivellement par le bas, stratégie de l’impuissance.


Bibliographie :

Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Sarah Abdelnour, 2017

La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Robert Castel, 2009

L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Claude Didry, 2016

La société du malaise. Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie, Alain Ehrenberg, 2011

Crédits image :

“Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile de tisserands qui finiront par se révolter dans les premiers temps de l’ère industrielle. ©Wikimédia Commons

Utopie, dystopie et science-fiction : Quand le futur devient politique.

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Hunger Games, exemple chimiquement pur de l’alliance de la dystopie et de la science fiction. ©BagoGames.

Depuis les années 1980, le constat de la fin des utopies semble revenir inlassablement sur le devant de la scène médiatique et politique, au point d’en faire un lieu commun semblable à la célèbre thèse de la « fin de l’histoire ». Mais, contrairement à cette dernière, aujourd’hui abondamment discutée, le déclin de l’esprit utopique nous apparaît comme une dynamique irréversible.

Le récit de l’émancipation collective laisserait place à l’éclatement des désirs individuels, l’homo politicus s’effacerait au profit de l’homo economicus et la fin des religions de l’histoire sonnerait le retour des religions tout court. A cela s’ajouterait un véritable changement culturel, celui d’un rapport nouveau au temps, comme le note l’historien François Hartog dans Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps (2003). Selon lui, notre époque se caractérise par un présent omniprésent, qu’il appelle « présentisme », et une focalisation sur l’événement du fait des réseaux sociaux, de l’information en continue ou encore de l’obsolescence rapide des technologies, des produits et des comportements. Dans une société où l’immédiateté est la seule dynamique, il devient alors impossible de réfléchir sur les conséquences à long terme de nos actes (énergie atomique, OGM, changement climatique, terrorisme) ainsi que sur notre nouveau rapport au futur, qui ne fait que se rappeler à nous sous la forme d’innombrables menaces et non plus comme la promesse d’un avenir meilleur.

Mais, plus que le constat d’un déclin de l’utopie, c’est la critique, voire la haine, de l’utopie qui nous intéresse ici. La victoire de Benoît Hamon aux dernières primaires de la gauche a montré combien l’argument du procès en utopie reste vivace dès lors qu’il s’agit d’élaborer une alternative à l’ordre établi. L’élection présidentielle qui a suivi n’a fait que confirmer cette tendance. Adepte de la novlangue entrepreneuriale et de la vision court-termiste de l’économie, Emmanuel Macron se veut à la fois disruptif et pragmatique. Loin de se limiter à reprendre le projet conservateur de Margaret Thatcher, il se réapproprie le mot d’ordre de la rhétorique néolibérale qu’elle contribua à populariser, le fameux « There is no alternative » (TINA), détruisant par là le fondement même de la pensée utopique qui est justement la croyance en la possibilité d’une alternative.

Retracer l’histoire de l’utopie et de sa critique, c’est donc rappeler le caractère foncièrement politique de l’utopie, qui relève autant du genre littéraire que du mode de réflexion politique, autant de la fiction que de l’action. Critiquée sur le plan littéraire et politique depuis ses origines, l’utopie prendra finalement la forme inversée de la dystopie, aujourd’hui si populaire sous l’influence de la science-fiction, avant peut-être de se retrouver là où on ne l’attend pas, c’est à dire au cœur même du réel.

L’utopie, tableau d’un ordre désirable du monde

Premier paradoxe d’une longue série, l’utopie naît précisément dans le pays qui la rejettera si fortement quatre siècles plus tard, l’Angleterre. Alors en mission diplomatique aux Pays-Bas pour le compte du roi Henri VII, Thomas More fait paraître en 1516 son livre le plus célèbre, Utopia, dans lequel il détourne le genre du récit de voyage pour opposer cette île imaginaire à la société anglaise de l’époque. En forgeant ce néologisme gréco-latin d’Utopia lieu qui n’est nul part »), il ne se doute alors pas qu’il sera à l’origine d’un genre littéraire à l’incroyable postérité. Mais si le concept d’utopie commence avec More, l’idée d’utopie est, elle, encore plus ancienne. En effet, si la vocation politique de l’utopie est déjà sous-jacente sous la plume de More, c’est qu’en digne représentant de l’humanisme de la Renaissance il participe, avec son ami Erasme, à la redécouverte de la philosophie (La République de Platon et sa Cité idéale) et de la littérature (récits de voyage, mythe de l’âge d’or ou de l’Arcadie) de l’Antiquité grecque et latine.

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Illustration de l’île d’Utopia de Thomas More © Rudi Palla

Du XVIème au XVIIIème siècle, s’élabore donc la matrice originelle de l’utopie, camouflant sa critique politique sous le vernis de la fiction1, alors même que s’opère le passage du nom propre au nom commun par le biais du Pantagruel (1532) de Rabelais et de son entrée dans plusieurs dictionnaires, qui feront référence à un « pays fictif » et non plus à l’œuvre de More. L’utopie politique des débuts, sous l’influence des Lumières et de la Révolution française, va néanmoins subir un changement majeur à la fin du XVIIIème, de spatiale l’utopie va peu à peu devenir temporelle2. Auparavant simple moyen d’évasion, l’utopie acquiert une crédibilité nouvelle et la société idéale qu’elle promet est désormais appelée à se réaliser, non plus dans un ailleurs lointain, mais ici et dans un futur plus ou moins proche3.

De façon paradoxale, c’est au moment même où l’utopie semble avoir le plus de chances de triompher que s’amorce le déclin de la pensée utopique. Encouragé par les espoirs révolutionnaires, le projet politique rattaché à l’utopie se trouve associé au jeune mouvement socialiste, et plus précisément à ce qu’on ne nomme pas encore le « socialisme utopique »4. Sous cette étiquette, on regroupe un ensemble hétéroclite de doctrines5 et de penseurs (Saint-Simon, Charles Fourier et Etienne Cabet en France ; Robert Owen et William Morris en Grande-Bretagne), qui se retrouvent néanmoins sur la volonté de mettre en place des communautés idéales afin d’opposer une contre-société socialiste au système capitaliste. C’est suite à la proclamation de la Monarchie de Juillet en 1830 que l’utopie va prendre un tournant négatif, tant politique que littéraire. Menacée par l’influence grandissante du socialisme et du communisme, le nouveau régime fixe le sens de l’utopie qu’on lui connaît aujourd’hui, celui d’un rêve irréalisable et pourtant ô combien dangereux. Sur le plan littéraire, l’interrogation sur le progrès technique rend le futur plus menaçant que prometteur, d’où l’inflexion dystopique du récit d’anticipation sociale et les prémices de la science-fiction6.

La dystopie, imparable outil de diabolisation de l’alternative

Phénomène jusque là marginal, le genre dystopique va en effet se développer tout au long du XXème siècle, où il prend tout son sens avec l’avènement des régimes totalitaires. Double inversé de l’utopie, la dystopie en récupère le schéma général et les lieux communs mais pousse la logique utopique à son maximum en l’imaginant close et parfaite. A l’échec des utopies socialistes du XIXème s’ajoute donc l’assimilation de l’utopie au totalitarisme (surhomme fasciste, utopie raciale nazie, dévoiement stalinien et maoïste de la société sans classe communiste), ce que la dystopie ne va pas manquer de souligner très tôt avec des auteurs comme Eugène Zamiatine (Nous autres, 1920), Ernst Jünger (Sur les falaises de marbre, 1939) et bien sûr George Orwell (1984, 1949). La génération d’après-guerre poursuivra la même veine dystopique mais sur d’autres thématiques, d’autant plus que la montée en puissance conjuguée de la science-fiction et du cinéma7 donne une audience nouvelle aux inquiétudes de l’époque. Cette audience inédite, conjuguée à l’effacement de la différence entre dystopie et science-fiction, fait que le genre dystopique règne aujourd’hui sans partage sur le paysage culturel mondial, alors que l’utopie est réduite à sa forme techno-scientifique en attendant l’essor incertain de l’écotopie, l’utopie écologiste.

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Exemple iconique de dystopie avec le 1984 d’Orwell © Sstrobeck23

L’histoire de l’utopie, en tant que mode de réflexion politique et genre littéraire, a montré que la critique de l’utopie n’est pas pour rien dans le déclin de l’esprit utopique, entendu comme critique de l’ordre établi et élaboration d’une alternative à cet ordre. Sur le terrain politique, le projet utopique est réduit à un impossible absolu, disqualifié par l’échec des communautés idéales du socialisme utopique et surtout assimilé aux régimes totalitaires du XXème siècle, repoussoirs politiques par excellence. Sur le terrain littéraire, l’utopie positive des débuts a laissé la place à la dystopie, son double négatif, qui garde néanmoins une capacité critique importante, comme on a pu le voir au XXème siècle. Mais quelque chose s’est malgré tout brisé en chemin : le lien entre rêve et réalité, entre littérature et politique, entre fiction et action. Il s’agit donc maintenant de réinterroger ce lien si particulier en questionnant les raisons du succès massif de la dystopie, aujourd’hui popularisée sous le genre de la science-fiction, et ce en regard avec la situation actuelle de l’utopie littéraire et politique.

Il est intéressant, et même amusant, de voir combien la critique de l’utopie n’a pas évolué depuis le XIXème siècle et les attaques des conservateurs à l’encontre du socialisme utopique. Sans s’attarder sur le paradoxe, les critiques n’ont de cesse de dépeindre l’utopie comme une créature double, à la fois monstre et chimère8. Après les expériences totalitaires du XXème siècle, l’utopie ne serait que la matrice d’une politique mortifère, toute tentative utopique se concluant nécessairement par une catastrophe.

Décédé en avril dernier, le philosophe Miguel Abensour n’aura cessé de s’insurger contre ce contresens liant utopie et totalitarisme, pour la simple raison que la domination totalitaire s’édifie justement contre la répression des tendances utopiques. Adepte d’une « philosophe critico-utopique », Miguel Abensour fait ainsi de l’utopie un élément indissociable de la démocratie, où la conflictualité propre à celle-ci empêche l’utopie de dégénérer en dystopie close et parfaite. Malheureusement, du fait de cette assimilation à l’autoritarisme, la crédibilité d’une quelconque pensée utopique est si faible que l’argument de la dangerosité laisse désormais de plus en plus la place à celui de la naïveté, preuve qu’une alternative n’est en aucun cas envisageable dans un tel contexte de crise politique, économique et écologique. Dans une situation peu enviable, l’utopie se retrouve prise en étau entre un discours de résignation à l’ordre actuel, dans la continuité du TINA de Margaret Thatcher, et la réalité d’un présent précarisé où le souci immédiat de la vie quotidienne empêche de penser l’avenir, au risque d’aviver la quête identitaire des origines. Pire encore, le dévoiement du mot s’accompagne d’une récupération de l’idée même d’utopie par la pensée néolibérale. Partisans d’utopies techno-scientifiques ou marchandes, les « nouveaux utopistes » s’appellent Elon Musk, Larry Page ou Mark Zuckerberg9. Désormais, le mouvement a changé de camp, la novlangue néolibérale fait des conquêtes sociales passées un immobilisme « conservateur » qu’elle oppose à la dynamique sans cesse renouvelée des « progressistes ».

Le succès contemporain de la dystopie, signe de la culture de la résignation

Mal en point sur le plan politique, l’utopie connaît néanmoins un succès culturel retentissant sous la forme particulière de la dystopie, qu’on retrouve aussi bien dans la littérature, le cinéma ou la télévision. Genre incontournable depuis les ouvrages classiques d’Huxley, d’Orwell ou de Bradbury, le triomphe de la dystopie est tel, notamment chez les adolescents et les jeunes adultes10, qu’il vient concurrencer la fantasy, popularisée par la saga mondialement connue de J. K. Rowling Harry Potter (1997), et que certains médias s’inquiètent de l’influence d’une littérature si pessimiste. Loin de se cantonner aux rayons des librairies, la dystopie envahit également les salles de cinéma – on ne compte ainsi plus les adaptations des romans jeunesse à succès, Hunger Games et Divergente en tête – même si les derniers succès dystopiques sont aujourd’hui plutôt à chercher du côté des séries télévisées11. Si la dystopie est aujourd’hui si populaire, c’est peut-être parce qu’elle est le reflet, non pas du monde tel qu’il est, mais tel qu’on le perçoit par le prisme de nos inquiétudes présentes et futures. Là où l’utopie est anachronique12, la dystopie se trouve au cœur du réel et épouse parfaitement les caractéristiques principales de l’époque à laquelle elle appartient.

Autrefois marginalisée par l’ordre égalitaire de l’utopie, la figure de l’individu héroïque, car dissident et isolé, est réhabilitée par la dystopie. Cette résurrection du héros et de sa dramaturgie explique en partie l’incroyable popularité des œuvres dystopiques qui, sur le modèle des films de super-héros, permettent aux plus jeunes de s’identifier à ces héros prouvant leur courage face à une menace qui les dépasse. Dans un monde globalisé, où de fortes inégalités côtoient une insécurité permanente, la dystopie n’est plus seulement une projection dans l’avenir, elle devient le miroir grossissant des névroses de nos sociétés. Au Brésil, l’explosion des ventes de La Ferme des animaux (1945), célèbre fable politique d’Orwell sur le régime soviétique, est à mettre en regard avec le désenchantement total de la politique brésilienne, entre la destitution controversée de Dilma Rousseff et son remplacement par un « véritable gang de malfaiteur » dirigé par l’actuel chef de l’État Michel Temer. Exemple par excellence du rapprochement entre dystopie et réalité, l’élection de Donald Trump aux États-Unis a donné une actualité nouvelle au 1984 d’Orwell, entre « faits alternatifs » et post-vérité, mais aussi au roman d’anticipation La Servante écarlate (1987) de Margaret Atwood, véritable phénomène d’édition depuis son adaptation à la télévision, érigée depuis en série politique de l’année.

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Série majeure de 2017, The Handmaid’s Tail, a eu un écho retentissant dans l’Amérique de Trump. © pqgw

Mais la popularité de la dystopie pourrait bien finir par se retourner contre elle. En effet, malgré un potentiel critique indéniable qui a déjà fait ses preuves face aux totalitarismes du XXème siècle, la dystopie contemporaine souffre de deux défauts majeurs, qui ne sont finalement que ceux de notre époque. Le pessimisme radical inhérent à la dystopie fait que la proposition d’une alternative, caractéristique majeure de l’utopie classique, peine à émerger de la critique dystopique. D’autant plus que cette même critique n’a plus la force qu’elle avait auparavant. Élément omniprésent de la culture contemporaine depuis son âge d’or américain des années 1950, la science-fiction englobe aujourd’hui largement le genre dystopique, au point qu’en plus de partager les mêmes pères fondateurs (Jules Verne, H. G. Wells, Edgar Poe) ils en sont venus à partager le même défaut, l’abdication de la subversion au profit du divertissement si cher à la société de consommation.

Naïve et dangereuse politiquement, pessimiste et commerciale culturellement, il n’est donc pas étonnant que l’alternative portée par l’utopie soit totalement absente de l’horizon idéologique de notre époque. Mais, plus qu’un déficit d’imagination et de propositions, cette situation découle avant tout d’un rapport de forces qui, lui, est bien réel. Paul Ricoeur, dont la philosophie est récupérée malgré elle par certains macronistes soucieux de donner une légitimité intellectuelle aux décisions présidentielles, l’avait d’ailleurs bien compris en s’inspirant13 des travaux du sociologue allemand Karl Mannheim dans Idéologie et Utopie (1929). Selon lui, l’ensemble des représentations d’un groupe, ce qu’il appelle un « style de pensée », s’explique par le positionnement social de ce groupe, et notamment la classe sociale à laquelle il appartient. La réalité sociale est donc traversée par un antagonisme entre deux idées, l’idéologie et l’utopie, mais aussi et surtout par un antagonisme social entre classes dominantes, qui légitiment et reproduisent l’ordre en vigueur par l’idéologie, et classes dominées, qui produisent des utopies contestatrices de l’ordre établi. Jusqu’à présent, ce rapport de force est largement favorable à l’idéologie et aux classes dominantes, ce qui a pour conséquences de condamner l’utopie à des aménagements « avec la réalité » (voir l’exemple du revenu universel proposé par Benoît Hamon qui s’apparente de plus en plus à un minimum décent) ou à être récupérée par les « nouveaux utopistes » techno-scientifiques14.

Retrouver le “réel de l’utopie”

Il s’agit donc maintenant de renverser ce rapport de forces par la revalorisation de la critique et de l’alternative présentes dans l’esprit utopique, tout en réactivant le lien qui fait l’originalité de l’utopie, celui entre littérature et politique, car l’utopie narrative n’a pas vocation à demeurer fictionnelle mais bien à sécréter des tentatives politiques, sociales, écologiques et économiques opposées au système capitaliste. A cet égard, la tradition des communautés idéales, initiée par le socialisme utopique, est restée vivace tout au long du XXème siècle, de la fondation du premier kibboutz en 1909 à celle de la « ville libre de Christiania » en 1971, en passant par la prolifération des communautés New Age et hippies durant les années 1960 (Damanhur en Italie, Auroville en Inde, Drop City aux Etats-Unis).

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fresque_humaine_contre_l_aeroport_juin-2006.jpg
Fresque humaine contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. © Moulins

Mais, à ces mouvements communautaires issus de la contre-culture, s’ajoute une autre influence toute aussi décisive pour les utopies pratiques d’aujourd’hui, celle des utopies pirates. Cette influence se retrouve aussi bien dans l’œuvre de Daniel Defoe au sujet de la ville mythique de Libertalia que dans le concept des « Temporary Autonomous Zone » (TAZ) du mystérieux Hakim Bey, qui voit dans les contre-sociétés pirates du XVIIème siècle les prémices d’une organisation libertaire et démocratique. D’un acronyme à l’autre, on peut ainsi retracer la filiation existant entre le concept de TAZ et l’émergence contemporaine des « Zones A Défendre » (ZAD) qui, même si elles n’ont pas de vocation utopique à l’origine, font de l’opposition à un projet d’aménagement (l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la ligne TGV Lyon-Turin pour ne citer que les cas français) l’occasion de mettre en œuvre des principes en rupture avec la logique du marché.

Signe que les temps changent, depuis une dizaine d’années, l’intérêt pour l’utopie va ainsi grandissant et s’accompagne d’un important renouveau théorique qui, loin d’être déconnecté du monde, conçoit désormais les utopies comme tour à tour réalisables, réalistes ou réelles15. Ce renouveau est aussi littéraire puisque, à l’image de la science-fiction américaine des années 1970, la nouvelle génération d’écrivains de science-fiction, inspirée par les sciences humaines et la contre-culture, porte un regard critique sur son temps tout en s’emparant de ses problématiques (rapports aux nouvelles technologies, sexualité, écologie, rôle des médias)16. Figure incontournable de cette science-fiction engagée, l’écrivain français Alain Damasio, auquel la revue Ballast a récemment consacré un long entretien en quatre volets, renouvelle profondément le genre de l’anticipation politique par ses romans (La Zone du dehors, Les Furtifs) et nouvelles (Aucun souvenir assez solide) aux accents philosophiques et poétiques. « Philosophe raté » et éclectique17, s’inspirant de Foucault et Deleuze pour réfléchir sur l’avènement des sociétés de contrôle, il est l’un des rares à conjuguer écriture et engagement, qui bien souvent ne font qu’un chez lui, comme l’illustre son soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou sa contribution au site Lundi Matin lors du récent procès de la voiture brûlée quai de Valmy.

Comme c’est d’ailleurs le cas à Notre-Dame-des-Landes, où il s’agit de dire « Non à l’aéroport ! », la revitalisation de l’esprit utopique doit tout d’abord passer par un « non inconditionnel et inflexible » comme l’affirme Daniel Bensaïd, autre penseur important de l’utopie. Du mot d’ordre zapatiste « ¡Ya basta! » aux mouvements anti-Trump, créant manuels et école de « résistance », chacun doit être à l’image de l’homme révolté de Camus, un « homme qui dit non ». Temporalité politique principale de notre époque, il convient ainsi de substituer au présent perpétuel de l’idéologie néolibérale le présent pluriel et conflictuel de l’utopie démocratique. C’est seulement à partir de cette brèche ouverte par la résistance au temps présent que pourra s’engouffrer une véritable alternative utopique, de manière à faire des utopies d’aujourd’hui les réalités de demain.


L’utilisation de la fiction pour déguiser la critique utopique et ainsi échapper à la censure politique ou religieuse peut d’ailleurs se retrouver chez les philosophes des Lumières, qu’il s’agisse de Voltaire avec Candide (1759) et son pays d’Eldorado ou bien de Diderot avec le Supplément au voyage de Bougainville (1773) et la société d’Otaïti.

Ce passage de l’espace au temps est tout particulièrement visible si l’on compare les sociétés utopiques insulaires de More et de ses continuateurs, influencés par la découverte du « Nouveau Monde » qu’est alors l’Amérique, au roman de Mercier intitulé L’An 2440, rêve s’il en fut jamais (1771), considéré comme un des premiers textes d’anticipation.

Ce basculement est plus important qu’il n’y paraît puisque, en plus de légitimer les utopies sociales du 19ème siècle sur le plan politique, il annonce l’apparition de l’uchronie sur le plan littéraire, néologisme qu’on doit au français Charles Renouvier (1815-1903) et qui connaît depuis un grand succès, qu’on pense à Philip K.Dick avec Le Maître du Haut Château (1962), depuis adapté en série, ou bien à Fatherland (1992) de Robert Harris.

4 Le terme de « socialisme utopique » est ainsi loin d’être neutre. D’abord utilisée par les conservateurs pour désigner les réformateurs sociaux dans le but de disqualifier leurs théories, le terme est repris par les courants marxistes de la fin du 19ème, et notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) sous le nom de « socialisme critico-utopique ». En 1880, la célèbre brochure d’Engels va entériner le divorce entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique », représenté par le matérialisme historique de son ami Karl Marx, renvoyant les théories socialistes de l’époque à l’état de brouillon « prémarxiste ».

5 Chaque théoricien développe ainsi un modèle bien particulier : Cabet se dit « communiste » et prône une production collectiviste, Fourier théorise le concept de phalanstère et insiste sur l’harmonie des passions humaines, Saint-Simon et ses disciples préfigurent l’utopie techno-scientifique moderne si néfaste à la conflictualité sociale en vouant un culte à la science positive et aux technocrates.

6 A titre d’exemples, la fascination techno-scientifique peut déjà se retrouver chez Jules Verne (Vingt Mille lieues sous les mers, 1870) et H. G.Wells (La Machine à explorer le temps, 1895) à la fin du 19ème siècle, inaugurant ainsi la montée en puissance de la dystopie puis de la science-fiction au 20ème siècle.

7 A la suite du film précurseur de Fritz Lang, Metropolis (1927), les cinéastes vont peu à peu se saisir de la dystopie, en passant notamment par l’adaptation de romans : Farenheit 451 (1966) de Jean-Luc Godard, Soleil vert (1973) de Richard Fleischer et bien sûr Blade Runner (1982) de Ridley Scott, inspiré du chef d’œuvre de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968).

8 Ainsi, jusque dans sa critique, l’utopie est rattrapée par le paradoxe. Oscillant entre le rêve et le cauchemar, comment l’utopie pourrait-elle donc être à la fois irréaliste et dangereuse ? Comme le souligne justement la revue Mouvements dans un numéro consacré à l’utopie « si l’utopie est irréaliste, on ne voit pas comment elle serait dangereuse, et si elle est dangereuse, c’est qu’elle n’est pas aussi irréaliste que ça. ».

9 La récupération capitaliste de l’utopie n’est pas nouvelle, dans la forme comme dans le fond. Déjà en 1927, l’industriel américain Henry Ford créé Fordlandia, sa ville idéale en plein cœur de l’Amazonie brésilienne, avec à la clé un échec retentissant. On retrouve le même esprit chez les communautés libertariennes américaines, qui dépensent des millions pour des projets de villes flottantes autonomes, ou bien chez Bill Gates, qui compte construire une « ville intelligente » dans l’Arizona, sans parler de Friedrich Hayek qui, dans Les intellectuels et le socialisme (1949), regrettait l’absence d’une « utopie libérale ». Du côté de la littérature, il faut mentionner l’ouvrage mythique d’Ayn Rand, romancière et philosophe libertarienne, intitulé La Grève (réédité en France en 2017) qui serait le deuxième livre le plus influent aux États-Unis après la Bible. Même la dystopie n’est pas épargnée : de Steve Jobs récupérant le 1984 d’Orwell pour promouvoir le premier Macintosh à Taco Bell reprenant les codes de la dystopie pour critiquer MacDonald, en passant par Adidas se présentant comme alternative à un futur dystopique, la dystopie devient argument de vente.

10 Amorcé à la fin des années 2000, le déferlement des dystopies dans la littérature jeunesse commence réellement avec le premier tome de la trilogie d’Hunger Games (2008) de Suzanne Collins, best-seller qui sera très vite suivi de nombreux autres romans basés sur le même principe : Divergent (2011) de Veronica Roth, Delirium (2011) de Lauren Oliver ou encore La Sélection (2012) de Kiera Cass.

11 Lors de la dernière édition des Emmy Awards, cérémonie récompensant le meilleur de la télévision américaine, l’engouement pour les dystopies s’est ainsi vérifié avec le triomphe de la série The Handmaid’s Tale, primée à cinq reprises (notamment l’Emmy de la meilleur série dramatique et le prix de la meilleure actrice pour Elisabeth Moss), et celui plus modeste de l’anthologie Black Mirror, dont l’épisode San Juniperoa reçu le prix du meilleur scénario.

12 Comme le montre très bien le philosophe Christian Godin dans un article, le genre utopique est en décalage complet avec son époque, et ce dès l’origine : «  il collectivise au moment où s’affirme l’individualisme, il édifie des États sans mémoire au moment où prend corps le sentiment national, il supprime la propriété privée et la monnaie au moment où apparaît le capitalisme, il imagine un pays isolé au moment où se multiplient les échanges entre les continents… ».

13 Reprenant la distinction originelle de Mannheim entre idéologie et utopie, Paul Ricoeur va approfondir son analyse de la conflictualité idéologique et sociale en décrivant les trois fonctions antagonistes rattachées à l’idéologie (fonction de distorsion déjà décrite par Marx comme « fausse conscience », fonction de légitimation du pouvoir analysée par Weber, fonction de construction et de maintien de l’identité sociale collective) et à l’utopie (fonction de fuite hors du réel, fonction de subversion sociale du pouvoir, fonction de mise en mouvement de l’identité collective).

14 Dans un article important, Pierre Musso montre bien comment, dès les années 1830, la promotion du progrès technique (des chemins de fer jusqu’à Internet) a servi à évacuer la conflictualité politique inhérente à l’utopie sociale. Forte de son accomplissement prochain, l’utopie techno-scientifique fait des industriels et des experts les acteurs principaux du changement, qui n’en est d’ailleurs pas vraiment un puisque la critique technologique est remplacée par le double écueil de la fascination des techno-messianistes et de la terreur des techno-catastrophistes.

15 Du nom de trois livres consacrés à l’utopie : Utopies réalisables (2000) de l’architecte et sociologue français Yona Friedman, le best-seller Utopies réalistes (2017) du journaliste et historien néerlandais Rutger Bregman et enfin le livre Utopies réelles (2017) du célèbre sociologue américain Erik Olin Wright.

16 Face à l’atonie de l’utopie sur le plan politique, le renouveau de la tradition utopique s’est amorcée sur le plan littéraire par le biais de la science-fiction américaine des années 1970. Se démarquant volontairement de l’utopie narrative traditionnelle, des auteurs comme Samuel Delany (Triton, 1988) et Ursula K. Le Guin (Les Dépossédés, 1975) écrivent des « utopies ambiguë » dans lesquelles la vie quotidienne est abordée à travers un prisme sociologique et politique, anarchiste et féministe notamment, sans parler du thème écologique avec l’Ecotopie (1975) d’Ernest Callenbach. Renouant avec ces thématiques tout en les dépassant, la science-fiction contemporaine s’empare elle aussi des problématiques de notre époque : l’interrogation sur les fondements de la science (Le Problème à trois corps de L. Cixin), la lutte entre les générations (Rien ne nous survivra de M.Mazaurette) ou entre les classes (Millenium People de J. G. Ballard).

17 En effet, au-delà de son œuvre littéraire, Alain Damasio accumule les projets en tout genre : participation à la création de la maison d’édition indépendante La Volte en 2004, collaboration avec l’artiste electro Rone sur le morceau Bora Vocal en 2008, création de productions sonores et de scénarios de jeux vidéos, exposition « Extravaillance » au sein du collectif Zanzibar…

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©marc-hatot. Licence : CC0 Creative Commons

Illustration de l’île d’Utopia de Thomas More ©Rudi Palla

Big Brother is watching you ©Sstrobeck23

The Handmaid’s Tail. ©pqgw

Fresque humaine contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. ©Moulins

“Les nazis n’ont rien inventé. Ils ont puisé dans la culture dominante de l’Occident libéral” – Entretien avec Johann Chapoutot

Johann Chapoutot © Personnel

Johann Chapoutot est professeur d’histoire à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste de l’Allemagne nazie. Il a consacré de nombreux  ouvrages à l’étude de l’idéologie nationale-socialiste (La loi du sang, le nazisme et l’Antiquité…) traduits en sept langues et récompensés par de nombreux prix. Il s’intéresse aux fondements philosophiques, historiques et (pseudo-)scientifiques du nazisme ; il étudie les moyens par lesquels cette vision du monde a pu devenir hégémonique en Allemagne à partir de 1933. Ses analyses mettent en lumière certains aspects peu connus de ce phénomène historique.


“La race, les colonies, une conception darwiniste du monde : toutes ces catégories formaient un monde commun entre les démocraties occidentales et les nazis”

LVSL : Les programmes scolaires présentent le national-socialisme comme une rupture radicale, presque comme une énigme, un monstre né au milieu de nulle part au sein de l’Occident libéral, l’Europe des Lumières. Dans votre livre Fascisme, nazisme et régimes autoritaires, vous suggérez pourtant que l’idéologie nazie trouve ses racines dans la pensée dominante et la culture de l’Europe du XIXème et XXème siècle…

Johann Chapoutot – Radicalité et rupture il y a eu en effet, dans la mesure où les nazis ont agi avec une violence extrême, dès 1933, contre leurs opposants politiques, c’est-à-dire la gauche sociale-démocrate, communiste et syndicale ; puis contre des personnes considérées comme biologiquement malades, qui ont été stérilisées dans un premier temps. Les nazis incarnent donc une rupture dans et par l’action.

Mais au niveau des idées, si l’on fait une analyse de la vision du monde nazie, si on décompose le nazisme en ses éléments constitutifs : le racisme, l’antisémitisme, l’eugénisme, le darwinisme social, le capitalisme version enfants dans les mines, le nationalisme, l’impérialisme, le militarisme… on découvre que ces éléments sont d’une grande banalité dans l’Europe, et plus largement dans l’Occident de l’époque. Les nazis puisent largement dans la langue de leurs contemporains, et c’est ce qui les rend fréquentables jusqu’au début de la guerre. On se demande pourquoi les démocraties n’ont pas réagi face au nazisme ; d’une part, elles avaient autre chose à faire. D’autre part, elles considéraient que ce que faisait Hitler dans son pays était honorable : plus de gauche, plus de syndicats … l’Allemagne est devenu un paradis pour les investisseurs à partir de 1933. Dans ce climat de lutte contre le communisme, l’Allemagne apparaissait en outre comme un rempart contre l’Est.

Lorsque Hitler évoquait ses intentions en politique étrangère, ses déclarations étaient reçues à l’étranger et actées. Un exemple : en mars 1939, Hitler envahit le reste de la Tchécoslovaquie, violant ainsi les accords de Munich. Protestation de Roosevelet devant cet homme si peu fiable qu’il déchire les traités ; Hitler répond à Roosevelt et aux chancelleries occidentales dans son discours du 23 avril 1939 au Reichstag. Il déclare qu’il est responsable du sort de 80 millions de “Germains” (au sens racial) et qu’il doit les nourrir ; que l’Allemagne abrite 150 habitants au kilomètre carré, contre 15 kilomètre carré aux Etats-Unis : l’Allemagne a donc besoin de conquérir un espace, un espace vital. Hitler ajoute que les démocraties occidentales, elles, ont leurs colonies. Que les Etats-Unis possèdent leur propre colonie intérieure, née du massacre des Indiens. Hitler déclare donc que les trois grandes démocraties du monde (les Etats-Unis, l’Angleterre et la France) n’ont rien à dire à l’Allemagne, parce que ce qu’elles pensent en terme d’hinterland colonial (des espaces dont les métropoles tirent subsistance), l’Allemagne nazie le pense en terme de biotope.

Ce discours est structuré par deux logiques sous-jacentes. D’une part, une logique de darwinisme social : un peuple blanc doit pouvoir s’étendre au détriment d’autres peuples moins évolués et moins civilisés. D’autre part, une logique encore plus clairement biologique: il doit y avoir une adéquation entre l’espace et l’espèce, entre le territoire et la race. Quand les chancelleries se trouvent face à ce genre de discours, que voulez-vous qu’elles trouvent à répondre ? Surtout de la part de pays qui ont conclu un Traité sans que l’Allemagne y ait son mot à dire, volé 15% de son territoire et confisqué ses colonies… Hitler joue sur deux choses : la mauvaise conscience des Occidentaux, vainqueurs d’hier, et le fait qu’il existe un monde commun entre eux. Il existe entre eux des catégories communes : la race, le juif, l’hinterland, une vision darwiniste du monde. Ce qu’ils font de ces catégories est différent, mais dire que les Juifs posent problème est un discours que personne ne conteste. En 1938, à la conférence d’Evian, chargée de statuer sur le sort des Juifs, aucun pays au monde ne veut accueillir les réfugiés ; seule la République dominicaine (sous le dictateur Trujillo) accepte d’accueillir les Juifs, pour des raisons racistes : il s’agissait de blanchir la population de la République dominicaine… Toutes ces catégories communes forment un monde commun entre l’Allemagne nazie et l’Occident libéral.

Il y a un saut épistémique dans la mesure où les nazis reprennent ces idées, très banales, très communes, qui constituent depuis le XIXème siècle la grille de lecture des Occidentaux, et les mettent en cohérence, dans une vision du monde très organisée, et surtout en application. Prenons la stérilisation des malades, par exemple ; ce n’est pas l’Allemagne nazie qui l’a inventée : on la pratiquait aux Etats-Unis, en Suisse, en Scandinavie. Mais cette stérilisation a atteint une échelle inégalée en Allemagne nazie : 400.000 personnes ont été stérilisées jusqu’en 1945, contre quelques dizaines de milliers auparavant. Les nazis agissent très massivement, très violemment et très rapidement. Pourquoi? Parce que (autre idée propre aux nazis) les nazis pensent que l’Allemagne est en train de mourir, qu’elle est en train de s’éteindre biologiquement. Et que s’il n’y a pas une réaction violente, l’Allemagne va s’éteindre en tant que peuple.

L’idée que toute vie est combat est d’une banalité absolue dans l’Europe du XXème siècle”

LVSL : Vous mentionnez à plusieurs reprises l’importance du darwinisme social dans la vision du monde nationale-socialiste, ce courant de pensée selon lequel les individus les plus faibles d’une société sont destinés à mourir, en vertu de la loi impitoyable de la sélection naturelle. À l’origine, c’était une grille de lecture utilisée par des penseurs libéraux anglo-américains, destinée à justifier la mortalité que causait le capitalisme au sein des classes populaires… Existe-t-il une continuité entre ce courant de pensée, et l’eugénisme racialiste propre au national-socialisme ?

Totalement. Les nazis sont des gens qui n’inventent rien. Lorsque j’ai commencé à étudier le nazisme il y a quinze ans, je l’ai fait dans l’idée qu’il était un phénomène monstrueux, maléfique, incompréhensible, en rupture radicale avec ce qui l’avait précédé… Mais quand j’ai lu les nazis, j’ai découvert qu’ils disent des choses tout à fait banales par rapport aux penseurs de leur temps. L’idée que toute vie est combat est d’une banalité absolue dans l’Europe du XXème siècle. Le darwinisme social a été introduit en Allemagne par un britannique, Houston Stewart Chamberlain, gendre de Wagner et mélomane. Il avait lu Darwin et surtout les darwinistes sociaux : Spencer, Galton… En 1897, il rédige les Fondements du XIXème siècle, un livre qui pose les bases du darwinisme social allemand. Cet ouvrage est la passerelle culturelle entre le darwinisme social anglo-saxon et sa version allemande.

Cette idée d’une lutte pour la vie, et d’une vie comme zoologie, d’une lutte zoologique pour l’existence en somme, qui passe par la sécurisation des approvisionnements et de la reproduction, se retrouve partout, singulièrement en Grande-Bretagne et en France ; en effet, le darwinisme social est la théorie d’une pratique politique – l’ordre capitaliste, et géopolitique – la colonisation. Il se trouve qu’au XIXème siècle, l’aventure coloniale allemande n’est pas très importante par rapport à ce qu’elle est en France et en Grande-Bretagne. Elle a donc été introduite tardivement dans ce pays, par Chamberlain. Cette idée prospère rapidement, se développe, et nourrit les argumentaires pangermaniques : les Germains sont supérieurs aux Slaves comme les Britanniques le sont aux “Nègres” ; par conséquent, les Germains doivent conquérir leur espace vital au détriment des Slaves. Les nazis récupèrent ces idées banales radicalisées par la Grande Guerre. La guerre de 14-18 prouve que les darwinistes sociaux ont raison : tout est guerre, lutte et combat. Les nazis décident de faire de cette expérience une politique : si les Allemands ne veulent pas mourir, ils doivent être réalistes, et laisser choir l’humanisme et l’humanitarisme. Il faut accepter que toute vie est combat, sous peine de mourir.

J’irais plus loin que le cadre de votre question. Je trouve que ce darwinisme social se porte très bien aujourd’hui. Il se retrouve dans des petits tics de la langue qui se veulent bienveillants (“t’es un battant toi“…). Il se retrouve dans la bêtise de certaines personnes que l’on prétend philosophes et qui vous parlent des gens qui ne sont rien, des assistés, des fainéants… Si l’on se retrouve au sommet de la société parce qu’on a été banquier, haut fonctionnaire, président de la République, alors on a tendance à croire que c’est un ordre naturel qui nous a élu, que l’on est là parce qu’on est le meilleur, naturellement ; que l’on s’est affirmé dans la lutte pour la vie, en somme. Cela part d’un manque de lucidité stupéfiant sur la fabrique sociale de la “réussite”.

La grande industrie et la finance allemande ont évidemment trouvé tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir”

LVSL : Les historiens marxistes mettent l’accent sur une autre forme de continuité : la continuité économique et sociale qui existe entre l’ordre pré-nazi et le IIIème Reich, c’est-à-dire la perpétuation de la domination d’une classe de financiers et d’industriels sur celle des travailleurs. Que pensez-vous de la thèse marxiste classique, qui analyse le fascisme et le nazisme comme “expressions politiques du capitalisme monopolistique” ?

C’est la thèse officielle du Komintern à partir de 1935. Les membres du Komintern se sentent fautifs, car jusqu’alors c’est la stratégie “classe contre classe” qui a prévalu ; elle a abouti à ce que les communistes combattent les sociaux-démocrates davantage que les nazis. L’arrivée d’Hitler au pouvoir a constitué un vrai choc pour eux. D’où l’abandon de la stratégie “classe contre classe” au profit de la tactique du “Front Populaire”.

Les communistes allemands ont été traumatisés par la disparition de la gauche la plus puissante d’Europe, la gauche allemande. Pour penser ce traumatisme, ils ont élaboré cette herméneutique, en stricte orthodoxie marxiste, qui consiste à dire que le “fascisme” constitue la dernière tentative d’une bourgeoisie aux abois pour se maintenir en position de domination sociale, économique, politique, financière… Le “fascisme” devient un terme générique qui désigne tout aussi bien la doctrine de Mussolini que celle des nationaux-socialistes allemands (en Europe de l’Est, on parlait de “deutsche Faschismus“, fascisme allemand), alors que ce n’est pas du tout la même chose. Dans sa formulation la plus résumée et la plus dogmatique, cette grille de lecture devient un catéchisme un peu idiot. Cette lecture orthodoxe issue du Komintern est demeurée celle d’une historiographie de gauche fortement marquée par l’histoire sociale, qui n’est pas à rejeter, car elle a produit de grands travaux.

La grande industrie allemande et la finance allemande ont évidemment trouvé tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir. Les répercussions de la crise de 1929 sont terribles en Allemagne. L’Allemagne est le pays le plus touché, parce qu’il était le mieux intégré au circuit du capital international ; il a beaucoup souffert de la fuite brutale des capitaux américains. À l’été 1932, l’Allemagne compte 14 millions de chômeurs ; si on prend en compte les chômeurs non déclarés, elle en compte 20 millions. La crise signifie pour les Allemands la famine et la tuberculose. Les nazis ont été vus comme les derniers remparts possibles contre une révolution bolchévique. D’où la lettre ouverte de novembre 1932 à Hindenburg qui l’appelle à nommer Hitler chancelier, signée par des grands patrons de l’industrie et de la banque. Le parti nazi reçoit des soutiens financiers considérables. C’est grâce à eux qu’il peut fournir à des centaines de milliers de SA des bottes, des casquettes, des chemises, de la nourriture. Les campagnes électorales des nazis coûtent une fortune, notamment du fait de l’organisation de leurs gigantesques meetings ; Hitler ne cesse de se déplacer en avion, à une époque où l’heure de vol est hors de prix. Les mécènes qui financent le parti nazi voient en lui le dernier rempart contre le péril rouge. Ils sont gâtés, car d’une part les nazis détruisent de fait la gauche allemande, les syndicats, l’expression publique ; de l’autre, ils relancent l’économie comme personne ne l’avait fait avant eux par la mise en place de grands travaux d’infrastructure à vocation militaire, et par des commandes d’armement inédites dans l’histoire de l’humanité. Les commandes d’armement font travailler le charbon, l’acier, la chimie, les composants électriques, le cuir, la fourrure, la mécanique, l’aviation…

Les industriels savent très bien que l’Etat allemand ne peut pas financer ce qu’il est en train de faire. L’Etat commande des chars, des avions, mais ne paie pas ; il joue un jeu assez complexe et plutôt malin (je vais simplifier, mais le principe est là). Il paie les industriels en bons à intérêt… et leur déclare que ceux-ci seront versés grâce au pillage de l’Europe. Tout le monde est au courant, les industriels au premier rang, parce qu’ils ne sont pas payés, ou très peu : l’heure des comptes va sonner plus tard, quand le Reich aura les moyens d’envahir l’Europe. Les industriels ont donc été les complices et les bénéficiaires du Reich.

Ne parlons même pas de ce qu’est devenue leur activité après 1940. Leurs commandes augmentent, et l’industrie obtient via Himmler que l’on mette le système concentrationnaire à son service. On en arrive à la loi d’airain des salaires de Karl Marx : vous ne rémunérez la force de travail qu’autant que nécessaire, afin qu’elle puisse se renouveler pour se maintenir. La loi d’airain des salaires dans les années 1940, c’était les camps de concentration, c’est-à-dire l’exploitation jusqu’à son terme de travailleurs que l’on n’a même pas besoin maintenir en vie, parce qu’il y avait une telle rotation que si un travailleur mourait en deux jours, un autre le remplaçait aussitôt.

LVSL : On commémore le centenaire de la Révolution d’octobre 1917, et on a pu voir un certain nombre de parallèles effectués entre IIIème Reich et Union Soviétique. Dans les programmes scolaires de Première, les deux sont clairement amalgamés sous le concept de “totalitarismes”, et des parallèles très nets sont effectués entre l’idéologie nazie et l’idéologie marxiste-léniniste : “lutte des races” d’un côté, “lutte des classes” de l’autre. Que pensez-vous de ces parallèles ?

La comparaison est toujours légitime en histoire ; même inconsciente, elle est à la base de la démarche historienne. Les paroles que je prononce ici et maintenant prennent sens comparées à autre chose. La comparaison est l’essence même de l’intelligence historienne. Ce qui est plus gênant, c’est l’assimilation. Comparaison n’est pas assimilation.

Le concept de totalitarisme n’est pas inintéressant à la base, tel qu’il a été pensé par Enzo Traverso. L’utilisation qui en a été faite après 45 a été politiquement investie. Il s’agissait par la comparaison entre l’Union Soviétique, ennemie du monde libre, et le nazisme, d’induire l’idée que le communisme dans sa version stalinienne était criminel et maléfique. Cela est absolument indubitable en termes de pratique sociale ou si on prend en compte le nombre de morts. Le problème, c’est que cette assimilation, qui n’est plus une comparaison, et qui est motivée par une logique de Guerre froide, en vient à fausser l’intelligence historienne. En tant que spécialiste du nazisme, je ne me sers pas du concept de totalitarisme. C’est un concept scolastique, qui ne m’apporte rien d’un point de vue heuristique. Il n’apporte rien non plus à Nicolas Werth, lorsqu’il s’agit de parler de l’URSS. Le totalitarisme est devenu un objet d’étude en soi, dont le parcours et l’histoire sont intéressants ; mais pour un regard heuristique sur nos objets, ce concept nous embarrasse tant il est chargé de son histoire propre. Son introduction dans les programmes scolaires et sa déclinaison en trois branches, “communisme”, “fascisme” et “nazisme” (qui sont ainsi assimilés) fausse totalement la perspective historienne, parce qu’il existe des différences flagrantes entre ces visions du monde.

On peut vous opposer qu’une balle du NKVD vaut une balle du SD [service de renseignement de la SS]. Mais il reste que l’histoire, qui est en partie un art de la comparaison, reste un art de la distinction. Une victime du goulag n’est pas tuée pour les mêmes raisons, et aux mêmes fins qu’une victime de la Shoah. La biologisation chez les nazis est poussée à l’extrême, totalement, partout. Une victime du nazisme ne peut pas, biologiquement, échapper au nazisme ; un Juif ne peut pas échapper au fait qu’il soit biologiquement Juif. Cette biologisation est absente de la culture communiste. Elle est présente dans le stalinisme : Staline raisonnait en termes d’ethnies et avait des penchants antisémites. Mais cette dimension biologique est censée être absente du stalinisme. Une victime de la répression stalinienne est censée pouvoir y échapper en faisant amende honorable. On peut sortir d’un goulag. On ne sort pas d’un centre de mise à mort nazi. On est condamné de naissance à mourir, parce qu’on n’échappe pas à sa biologie. En théorie ce n’est pas le cas avec le stalinisme, même si c’est différent en pratique…

“Comparer les années 30 à la période actuelle n’est pas pertinent”

LVSL : Aujourd’hui, on assiste à une montée de l’extrême-droite partout en Europe. On ne compte plus les références faites aux “années 30” pour parler de la situation actuelle. Peut-on comparer ces deux époques s’agissant de la montée de l’extrême-droite en Europe ?

Le parallèle est pertinent entre les extrêmes-droites actuelles et celles des années 20 et 30. D’une part, parce que les extrêmes-droites actuelles en sont les héritières en filiation sociale. On connaît l’histoire du Front National ; on sait que des anciens Waffen SS ont contribué à sa création, ou que d’ex-nazis ont participé à la fondation du FPÖ autrichien. En termes de genèse, il y a bien une filiation sociale et intellectuelle. Il y a en effet une filiation idéologique, parce que leurs dirigeants se réclament des mêmes réflexes, font appel aux mêmes lieux communs, aux mêmes angoisses, aux mêmes aspirations : critique de la modernité cosmopolite, critique de la mixité des sexes, nationalisme ultra, alliance avec les intérêts financiers et industriels… Cela ne veut pas dire, par exemple, que le Front National est une organisation fasciste, c’est une extrême-droite qui n’a pas besoin d’aller chercher ailleurs ses références. Zeev Sternhel a très bien démontré qu’elle les puise dans la France des XIXème et XXème siècles (Boulanger, Maurras, Barrès, l’OAS…).

Comparer les périodes, en revanche, est non pertinent. Bien qu’il y ait des éléments similaires (remise en cause de la démocratie, doutes politiques, sociaux, éthiques, etc…), on ne vit pas dans le même monde, ne serait-ce que parce que l’Europe des années 30 était un monde informé, créé par la Grande Guerre. L’Europe des années 30 était habitée par 80 millions d’hommes à qui l’on a dit qu’il était bien de tuer, de frapper, de blesser. Ils avaient un rapport à la violence et à la mort qui n’est pas le nôtre aujourd’hui. Nous (je parle des Européens de l’Ouest et du centre, je n’inclus pas les Balkans qui ont connu une guerre civile au début des années 90) avons un rapport à la violence et à la mort qui ne vient pas encourager quelque chose comme le nazisme. Le nazisme se nourrit de cette fascination pour la mort, de ce romantisme héroïque à la fois mortifère et morbide…

LVSL : Dans vos ouvrages (et notamment La loi du sang), la doctrine nazie apparaît comme une vision du monde unifiée, systématisée, presque monolithique. Le nazisme possédait-il une telle cohérence, ou avez-vous procédé à une reconstitution a posteriori, à la mise en place d’une sorte d’idéal-type de la pensée nazie, pour lui donner une cohérence qu’elle n’avait pas ?

La manière dont je représente la vision du monde nazie n’est pas monolithique. Je montre qu’il existe des débats, des désaccords, que le traitement des populations à l’Est faisait l’objet de disputes politiques entre Alfred Rosenberg et Himmler par exemple ; je montre qu’il y a des désaccords entre les acteurs sociaux qui sont porteurs de cette vision du monde, qu’il existe des contradictions, mais aussi que cette vision du monde est suffisamment plastique et dynamique pour digérer ses propres contradictions. Un exemple : quand j’étudiais la vision de l’Antiquité des nazis, j’ai constaté qu’il existait des désaccords autour d’Alexandre le Grand : selon certains auteurs, Alexandre était un grand conquérant nordique blond aux yeux bleus, le premier à avoir soumis l’Asie, le premier guerrier impérial germanique… Selon d’autres, Alexandre avait fauté, péché contre la race, parce qu’il avait diligenté les noces de Suse entre l’élite macédonienne nordique et l’élite perse asiatique, sémitique. J’ai montré qu’il y a eu un dépassement de cette contradiction dû à la puissance agrégative de la vision du monde nazie : en définitive, l’élite perse était une élite germanique, parce que l’empire perse ne pouvait avoir été créé, dans sa magnificence, que par le génie germanique ; l’élite impériale était donc restée germaniquement pure ; avec la célébration des noces de Suse, Alexandre recréait finalement le lien racial entre les élites nordiques : cela permettait de sauver Alexandre pour la cause raciste. C’est une des raisons multiples pour lesquelles la vision du monde nazie séduit, convainc, fonctionne : elle est agrégative, dynamique, cumulative et infalsifiable. Vous avez toujours raison quand vous la mobilisez : elle a cela en commun avec n’importe quelle théorie du complot ; soit un élément vient la confirmer : ça veut dire que cette vision du monde est la bonne ; soit un élément vient l’infirmer, mais cela signifie qu’il a été créé par les ennemis de la théorie du complot. C’est pour cela qu’il est difficile de discuter avec un nazi (cela existe encore !) ou un négationniste. Aux arguments scientifiques, ils opposent que vous êtes payés par les Juifs. En cela les négationnistes sont de vrais petits héritiers de leurs modèles nazis.

LVSL : Justement, peut-on pousser plus loin ce parallèle entre la vision du monde nazie et les “théories du complot” dans les mécanismes psychologiques qu’elles mobilisent ? Dans le Système totalitaire, Hannah Arendt explique l’attrait des idéologies totalitaires par le fait qu’elles proposent des visions du monde globales et structurantes, qui ramènent la multiplicité des phénomènes à des schémas explicatifs systémiques et rassurants. Les théories du complot fonctionnent-elles de la même manière ?

C’est l’un des grands mérites intellectuels et psychologiques d’une théorie du complot. Très clairement, le nazisme est une théorie du complot : le complot racial, le complot juif, judéo-chrétien, judéo-bolchévique… Le grand mérite intellectuel de ces discours-là, c’est d’être aisément compréhensibles, puisqu’on ramène la complexité à un principe simple, aisément digérable, infalsifiable, et qui apporte un réconfort psychologique. Vous étiez démuni face à un choc, un traumatisme, une incompréhension… et désormais vous êtes pleinement rassurés. En plus vous faites partie de la caste des illuminés, des sages, des mages, de ceux qui ont compris la complexité du monde…

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL

Pour aller plus loin :

  • Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité (2012)
  • Johann Chapoutot, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (2013)
  • Johann Chapoutot, La loi du sang (2014)
  • Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (2017)

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Macron faiseur de mythes : ce que nous dit la fable des « premiers de cordée »

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Emmanuel Macron © http://en.kremlin.ru/

Depuis qu’il est un personnage public, Emmanuel Macron accumule phrases sibyllines et francs dérapages, qui tous convergent vers ce qu’il faut bien nommer : l’expression d’un mépris de classe.

On se souvient de ses déclarations sur les ouvrières illettrées de l’abattoir Gad ; sur le « costard » que l’on se paye en travaillant ; sur « ceux qui ne sont rien » ; sur les « fainéants » à qui l’on ne cédera rien ; sur les ouvriers qui « foutent le bordel » au lieu de se chercher un boulot… Un tel florilège, même venant d’un homme politique à qui la classe médiatique pardonne à peu près tout, ne laisse pas d’étonner : s’agit-il d’une stratégie consciente de stigmatisation des pauvres (façon Pierre Gattaz ou Laurent Wauquiez, les deux maîtres du genre) ? Ou bien a-t-on simplement affaire à un homme incapable de contrôler sa parole publique, sitôt qu’il n’est plus « borduré » par ses communicants ? Au fond : peu importe. Au-delà de l’indignation légitime suscitée par ces « petites phrases », il s’agit de saisir la cohérence qui sous-tend la vision de la société portée par Emmanuel Macron et ses soutiens : or dans cette vision, le mépris des pauvres n’est que l’envers de l’exaltation extravagante des riches.

C’est cette même vision qui s’est manifestée une nouvelle fois le dimanche 15 octobre 2017, lors du premier grand entretien télévisuel du Président — mais sous la forme inhabituelle… d’une fable ! A deux reprises en effet, Emmanuel Macron a usé d’une curieuse métaphore pour décrire la société française : celle de la « cordée ». « Je veux que ceux qui réussissent tirent les autres, il faut des premiers de cordée », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. » Spontanément, cette image, naïve autant qu’incongrue, prête à sourire : si cette analogie était vraie, ce n’est plus seulement le Code du travail que le Président aurait enterré avec ses ordonnances, mais aussi, grâce à la « complexité » de sa pensée, la sociologie comme science humaine ; à en croire Macron, la société ne serait donc pas le lieu d’un affrontement entre intérêts de classe, et ne serait traversée par aucune logique de domination et d’inégalités ! Aussi bien, il s’agit moins de montrer que la fable est fausse, que d’en développer les implications, et d’en comprendre la nécessité proprement idéologique : la justification d’un état de fait, à savoir une société inégalitaire, dans laquelle un groupe restreint d’individus se partage l’essentiel des ressources économiques, des postes de décision et de pouvoir, ou simplement des places propres à rendre fiers ceux qui les occupent[1]. Pour le dire autrement, la mission politique de la fable est d’accréditer le paradoxe suivant : elle doit persuader ceux qui l’écoutent de la nécessité de l’inégalité, pour le bien de la société dans son ensemble ; ou plus abruptement encore : de la nécessité des riches pour le bien des pauvres.

Or cette fable macronienne, dans sa visée de légitimation de la domination des plus riches et des plus puissants (« si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. »), s’inscrit dans une histoire longue : elle rappelle étrangement un très ancien apologue, datant du tout début du Ve siècle avant notre ère — celui dit des « membres et de l’estomac ». L’historien latin Tite-Live (Ier siècle avant notre ère) nous en raconte les circonstances[2] : en -494, écrasée de misère et lasse de son exploitation par le patriciat, la plèbe romaine aurait décidé de lancer l’une des premières « grèves » de l’histoire de l’humanité — c’est l’épisode dit de la « sécession sur l’Aventin ». Alarmés, les sénateurs (les membres de l’oligarchie qui dirigeait alors la jeune République romaine) auraient dépêché aux plébéiens en grève un homme éloquent, Ménénius Agrippa, pour leur conter l’apologue suivant : « Dans le temps où l’harmonie ne régnait pas encore comme aujourd’hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps s’indignèrent de ce que l’estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur service, tandis que, tranquille au milieu d’elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu’elles lui procuraient. Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier tombèrent dans une extrême langueur… Ils virent alors que l’estomac ne restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l’avoir élaboré par la digestion des aliments. » L’historien latin conclut de la sorte : « La comparaison de cette sédition intestine du corps avec la colère du peuple contre le sénat, apaisa, dit-on, les esprits. »

L’anecdote est sans doute légendaire, et il est fort probable que ce soit moins l’apologue en lui-même que les concessions que les sénateurs durent faire à la plèbe (en premier lieu, l’instauration des « tribuns de la plèbe », fonction nouvelle plus favorable au peuple), qui « apaisèrent les esprits ». Quoi qu’il en soit de l’historicité de l’événement, c’est le contenu idéologique de la fable qui nous intéresse, car il sera promis à un bel avenir dans la théorie politique ultérieure, traversant l’Antiquité, le Moyen-Âge et l’époque moderne ; il contient en effet le cœur de la justification de type « Ancien Régime » de la société inégalitaire, dans laquelle il est légitime que l’élite dirige, lorsque le peuple produit : à savoir l’assimilation du corps social à un corps vivant — théorie à laquelle on a donné le nom d’organicisme. Dans cette optique, la société se caractérise par un équilibre de ses ordres hiérarchiques, et les membres inférieurs doivent accepter la prédominance des parties supérieures, pour le bien du Tout. Ce n’est pas le lieu de détailler les subtilités des diverses théories qui s’apparentent à la pensée organiciste ; il suffit de retenir que l’organicisme vise avant tout la préservation d’un équilibre hiérarchique dans la société — c’est une pensée conservatrice —, qui passe par la concorde de ses ordres : elle postule donc, sans le justifier autrement que par une analogie sophistique, la nécessité de l’inégalité, laquelle crée, par des moyens presque magiques, mais comparables à ce qui s’opère dans l’organisme humain, une sorte de redistribution équitable des bienfaits. Chacun à sa place, pour la concorde du Tout social.

A ce stade, les différences avec la fable macronienne commencent à apparaître nettement. En premier lieu, les dominants, les puissants, ou tout simplement les riches, ne sont pas désignés comme tels par Macron : s’opère ici un effacement, assez incroyable, du fait que les dominants tirent profit de leur situation — soit en termes d’avantages matériels, de puissance décisionnelle, ou de prestige. Macron, par euphémisme, parle simplement de « réussite », de « succès » ; ainsi émerge une nouvelle figure, typiquement libérale : le self-made man, l’Entrepreneur qui doit sa réussite à ses propres forces, à son « talent », à son mérite propre, à son seul génie visionnaire. Toute l’idéologie libérale repose sur cette idée — infondée empiriquement : les élites dominent parce qu’elles le méritent, parce que c’est le fruit naturel de leur force créatrice (de richesses, d’emplois…) ; la conséquence logique de cette idée est que la domination de l’élite est légitime dans la mesure où il y aurait une « mobilité » en son sein. Pour le dire rapidement, le dogme libéral, dans sa dimension prescriptive, correspond à un idéal de société contestable (la mise en concurrence de tous les individus doit permettre de faire émerger une élite dominante légitime), mais cet idéal lui-même s’appuie sur un déni de réalité : dans cette vision, les « individus », leurs « talents » et mérites propres préexistent en quelque sorte à la société, dans laquelle n’interviennent pas d’inégalités de capital, qu’il soit financier, culturel ou symbolique.

En réalité, les critères implicites de cette « réussite » ne sont pas difficiles à deviner : « les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires », avait déclaré Macron le 7 janvier 2015 aux Echos.[3] Précisément, il est frappant que le Président ait substitué aux milliardaires (réels) les « premiers de cordée » (de la fable) ; or cette substitution est intimement liée à l’un des points nodaux de la « pensée » macronienne, peut-être insuffisamment remarqué jusqu’à présent : l’idée saugrenue que les élites se « dévouent » pour le bien de tous. Les premiers de cordée « tirent les autres » : autant dire qu’ils portent sur leurs épaules le plus lourd du fardeau… C’est alors seulement qu’un certain nombre de déclarations de Macron, apparemment aberrantes — mais répétées ! —, prennent sens : l’appel à un « héroïsme politique » (dernière occurrence dans l’entretien au Spiegel du 14 septembre 2017, déjà mentionné) ; mais aussi la « dimension christique », autrement dit sacrificielle, que Macron, rappelons-le, « ne renie ni ne revendique » (sic, JDD, 12 février 2017) ; car bien évidemment, l’incarnation ultime de ce « dévouement des élites », c’est lui-même : il aurait pu gagner encore plus d’argent dans la banque d’affaire, mais pour le bien de son pays, il a choisi la voie ingrate de la politique (Mediapart, 5 mai 2017[4]).

Mais la fable macronienne présente une deuxième différence majeure avec la théorie organiciste classique : la suppression de l’idée même de redistribution ! Elle était pourtant encore présente dans l’ultime avatar de l’organicisme, la théorie — ou plutôt la fable — dite du « ruissellement » (plus les riches s’enrichissent, plus cette richesse « ruissellerait » sur les moins riches). Qu’en reste-t-il ici ? D’abord l’idée que nous sommes tous « encordés », donc forcés à une solidarité des pauvres avec les riches ; ensuite que la société est traversée par une dynamique ascensionnelle, caractéristique autant du « bougisme » macronien (toujours en marche !), que de l’anthropologie libérale (ceux qui sont « derrière » le sont parce qu’ils sont moins forts, moins entreprenants, et comme on l’a vu, moins dévoués) : c’est une adaptation du conservatisme organiciste à l’idéologie capitaliste de la croissance à tout prix, de la positivité intrinsèque du dynamisme, indépendamment des finalités de cette agitation (de la production de biens ou de services).

L’habileté, ou du moins l’intérêt de l’apologue réside là, dans sa capacité à condenser l’escamotage propre à l’idéologie libérale, la substitution d’une valeur paradoxale (le dynamisme conservateur) à l’explicitation d’un projet de société. Tandis que l’apologue de Ménénius Agrippa est celui d’une élite en position de faiblesse, forcée de recourir à une consolidation idéologique de privilèges de plus en plus contestés, celui d’Emmanuel Macron vient soutenir l’expansion d’une classe de plus en plus dominante, expansion acquise dans les faits, mais qu’il s’agit de parer d’une aura de légitimité. C’est à la lumière de ce projet qu’il faut interpréter, par exemple, la suppression de l’impôt sur la fortune pour les actifs financiers — comme une reconnaissance symbolique par la communauté nationale de l’utilité éminente des capitalistes.

L’originalité d’un organicisme qui vise moins à préserver un état de fait qu’à appuyer une tendance socio-économique réside dans la nécessité d’attribuer le salut de la société, dans ses différentes parties, à une tension, plutôt qu’à un partage, certes inégal, mais stable. C’est cette tension que représente bien la corde de la société alpiniste macronienne. Le chantage à la catastrophe n’utilise plus le spectre de l’anarchie, de la guerre civile, ou même de l’enrayement de la redistribution des richesses : c’est la chute, la dégringolade, dans laquelle on reconnaît sans peine le spectre du chômage et de la récession, qui sert d’épouvantail. Car la métaphore de l’alpinisme n’est pas non plus anodine dans sa représentation d’un danger latent, d’une situation potentiellement angoissante. Le sentiment d’insécurité d’une classe menacée dans sa position dominante est ainsi projeté par cette version conquérante de l’organicisme sur la majorité dominée, au dépend de qui se fait l’expansion du groupe bénéficiaire. Pour éviter la chute fatale et maintenir son niveau de vie, la société dans son ensemble doit accepter de se rallier à la « progression » imposée par les plus performants, qui figure désormais le seul progrès auquel puisse aspirer la communauté politique. L’histoire ne dit donc pas où se rend cette cordée, si bien guidée par ses meilleurs alpinistes. Difficile pourtant de ne pas voir qu’elle se rapproche de plus en plus des espaces inhabitables.

Pourtant Macron, qui vient d’absoudre les élites, ne peut pas totalement effacer la conflictualité dans la société : de fait, malgré sa fable, son projet politique suscite une certaine résistance ; qui sont donc ces « encordés » rebelles ? Une dernière figure, également typique de l’anthropologie libérale, vient alors compléter le système : parmi ceux qui se trouvent au bas de la « cordée » sociale, certains, non contents de se laisser tirer par les premiers, et de ne contribuer que médiocrement à l’ascension générale… « jettent des cailloux » aux meilleurs qui les précèdent ; comble du nihilisme ! On l’a vu, la justification emprunte à l’organicisme l’idée simple mais non argumentée que nous sommes « tous dans le même bateau » : supprimez les riches, et tout le monde dépérira, lanceurs de cailloux compris. Mais elle permet surtout d’expliquer la conflictualité au sein de la société, non plus comme l’expression d’un affrontement d’intérêts de classe, ou comme une révolte éthique face à des inégalités croissantes, qu’aucune fable ne peut justifier : non, elle est l’œuvre de la seule « jalousie ». Ne nous y trompons pas : cette réduction de l’opposition politique (de gauche) au moyen d’un psychologisme sommaire et dépréciatif est un élément crucial du dispositif idéologique ; au reste, Macron en est coutumier : sa déclaration au Spiegel sur le « triste réflexe de la jalousie française » qui « paralyse le pays » (la paralysie, la stagnation, l’enlisement, apparaît comme le négatif du « bougisme ascensionnel » macronien), fait évidemment écho à la critique de « l’égalitarisme jaloux », dénoncé dès le 3 mars 2015 (sur BFM). Ainsi, la « jalousie » ingrate du dominé fait pendant au dévouement vertueux du dominant. La boucle est bouclée.

Deux remarques peuvent servir de conclusion : la première, c’est que le libéralisme (philosophique et économique) est théoriquement faible, puisqu’il ne se soutient que par des fables absurdes ; la seconde, étonnante, est que Macron semble croire à demi à sa propre fable : en effet, lors de l’entretien filmé (déjà cité) donné à Médiapart le 5 mai 2017, le candidat déclarait : « Ce qui s’est passé dans le capitalisme international, c’est que les nomades — j’en ai fait partie, j’ai connu cette vie — considèrent qu’ils n’ont plus de responsabilité ; ils ont une responsabilité vis-à-vis de leurs actionnaires, mais elle est purement financière, accumulative (sic) justement, ils n’ont plus une responsabilité au sens plein du terme, c’est-à-dire vis-à-vis de leurs voisins, de la société dans laquelle ils vivent — responsabilité qui est environnementale, qui est en termes de justice… Si les élites économiques, sociales, politiques, ne réconcilient pas leur liberté actuelle avec leur part de responsabilité, alors elles perdront cette liberté, qu’elles le veuillent ou non. »

Ces propos résonnent comme une confirmation de ce qui vient d’être dit du projet porté (entre autres) par Emmanuel Macron, à son niveau le plus fondamental — celui de la philosophie politique : le macronisme rêve de perpétuer l’ordre social grâce à la gestion avisée « d’élites vertueuses », qui de leur propre initiative et par leur dévouement naturel, exerceront une domination responsable dans l’intérêt de tous. Qui ne voit pourtant que ce projet politique est chimérique, et qu’une oligarchie, structurellement, ne peut que poursuivre ses propres intérêts ? Mais à cet idéal oligarchique s’oppose un autre idéal, celui de l’égalité réelle dans la société : à savoir la satisfaction des besoins matériels de tous, qui libère les individus de l’insécurité économique, dans le respect de l’environnement ; l’accès de tous à la décision politique démocratique ; le libre développement des capacités individuelles par l’accès aux immenses ressources culturelles offertes par la civilisation humaine.

Lucas Fonseca

Ladislas Latoch

[1] Cette dernière expression est empruntée à Henri Wallon, dans sa conférence à Besançon du 23 mars 1946.

[2] Tite-Live, Ab Urbe condita, II, 32 (trad. M. Nisard, 1864, légèrement modifiée).

[3] Comme on va le voir, lorsqu’il se fait plus explicite, le macronisme frise la contradiction : si l’on suit ce raisonnement, dans la première mouture du budget présenté à l’Assemblée, le gouvernement était fondé à ne pas vouloir taxer les «signes extérieurs de richesse » (yachts…) ; en effet, pourquoi vouloir devenir milliardaire, si ce n’est pour en « profiter », et le montrer aux autres ? Mais c’est alors reconnaître que les élites ne sont pas que des « premiers de cordée » qui se dévouent pour le bien commun… On s’oriente alors vers une autre justification, ultra-classique et toute aussi mythologique (la « fable des abeilles »), du libéralisme : le libre cours laissé à l’égoïsme privé est censé créer la concorde de tous…

[4] https://www.youtube.com/watch?v=kok4_kmPkeo

Crédits :

© http://en.kremlin.ru/events/president/news/55015

Le « droit à l’existence et aux moyens de la conserver » comme principe régulateur d’une « économie politique populaire » – Entretien avec Florence Gauthier

La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen à été âprement débattue et combattue dès 1789. Au coeur des controverses qu’elle a engendrées, on trouve la question des droits économiques et sociaux. L’existence de ceux-ci a été vivement contestée par de nombreux courants de pensée, des physiocrates aux néolibéraux. À l’inverse, pour les héritiers de Robespierre et des sans-culottes, les Droits de l’Homme incluent des droits économiques et sociaux ; ils théorisent le “droit à l’existence” et la mise en place d’une “économie politique populaire” pour le concrétiser. Cette économie, qui implique une limitation du droit de propriété, a pour fonction de garantir à chacun les moyens de subsister. Florence Gauthier est historienne et Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris VII, elle est l’auteure de nombreux travaux sur la Révolution Françaises et co-anime le site revolution.francaise.net.

LVSL – Vos travaux sur les Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti mettent en lumière la philosophie du droit naturel dans la Révolution française. Vous y avez consacré plusieurs ouvrages, La Guerre du blé au XVIIIe siècle ; Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, 1789-1795-1802 L’Aristocratie de l’épiderme, le combat des Citoyens de couleur, 1789-1791 et un n° spécial « Droit naturel », de la revue Corpus en 2013. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette Déclaration des Droits Naturels de l’Homme et du Citoyen ?

Florence Gauthier – Historienne des Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti, je me suis intéressée aux questions agraires en étudiant la communauté villageoise, son système agraire communautaire, sa gestion des droits d’usage sur les biens communaux, ses modes de résistance aux usurpations seigneuriales et ses pratiques démocratiques, avant et pendant la Révolution française. J’ai rencontré encore l’offensive des économistes physiocrates qui, dans les années précédant la Révolution de 1789 ont cherché à détruire cette propriété communale et à introduire des rapports de type capitalistes dans le marché des denrées de première nécessité, à commencer par celui des subsistances. Je me suis tournée vers les colonies esclavagistes pour comprendre la Révolution de Saint-Domingue/Haïti et les politiques coloniales qui s’affrontaient pendant la Révolution et c’est ainsi que j’ai constaté que les archives des couches populaires de la société, comme celles des catégories supérieures, s’intéressaient toutes à la question des droits de l’homme, soit pour les défendre, soit pour les combattre.

Bonnet rouge de la liberté
Bonnet rouge de la liberté

J’ai alors porté mon attention sur le fait que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen déclarait des « droits naturels et imprescriptibles ». Je suis partie à la recherche de « ces droits naturels » parce que je ne trouvais guère de références explicites à ce sujet. Et pour cause ! En 1789, la Convocation des Etats généraux, réunis pour le 1er mai à Versailles comme le voulait la tradition, se sont transformés en Assemblée nationale constituante le 20 juin suivant, lorsqu’une majorité de députés s’est formée pour imposer au roi une constitution : ce fut l’Acte I de la Révolution, juridique ici, par le remplacement des Etats généraux convoqués par le roi, en une assemblée constituante élue par tous les sujets du Royaume. Puis, lorsque le roi refusa la constitution et tenta la répression contre les députés, le peuple, qui s’était impliqué en rédigeant ses doléances, s’arma pour se protéger lui-même. On était au début du mois de juillet.

Partout dans le pays, à la vitesse du tocsin qui prévenait les villages voisins, les gens s’armaient avec ce qu’ils trouvaient sous la main et les paysans se rendirent au château, exigèrent les titres de propriété seigneuriale et les brûlèrent, réclamant la suppression des rentes féodales. Le pouvoir municipal fut pris par les insurgés qui formèrent spontanément des gardes nationales de citoyens. Résultat : le mouvement dura trois semaines environ, le pays était transformé : la grande institution de la monarchie s’était effondrée car les responsables locaux, les intendants du roi, prirent la fuite et les gouverneurs militaires se firent tout discrets…

“La notion de droit naturel a permis de développer, depuis le Moyen-âge, des théories et des propositions constitutionnalistes, fondées sur le principe de la souveraineté populaire, dans le but de contrôler l’exercice des pouvoirs publics, législatif et exécutif.”

Une des premières mesures révolutionnaires fut le vote par l’Assemblée constituante de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789. Ce texte était le Manifeste de la Révolution, votée à l’unanimité par une Assemblée qui venait d’être sauvée par l’insurrection populaire. Que disait-il ? Je vais tenter de préciser ce qu’il y a dans le cœur de ce manifeste. La notion de droit naturel a permis de développer, depuis le Moyen-âge, des théories et des propositions constitutionnalistes, fondées sur le principe de la souveraineté populaire, dans le but de contrôler l’exercice des pouvoirs publics, législatif et exécutif. Le législatif représente l’expression de la conscience sociale et est constitué de l’ensemble des textes de la constitution votés par l’assemblée des députés, sous le contrôle effectif des citoyens.

Et en effet, le système électoral communal depuis le Moyen-âge, permettait ce contrôle effectif et voici comment : le député élu était un commis de confiance, choisi par les électeurs et responsable devant eux. Chargé d’une mission, ce commis de confiance devait en rendre compte à ses électeurs et, en 1789 par exemple, les mandataires étaient entretenus durant leur mission par leurs mandants. Enfin, si ces derniers considéraient que leurs mandataires avaient perdu leur confiance, ils étaient rappelés et tout simplement remplacés.

Mais je reviens au droit naturel.

La notion de « droit naturel » a été retrouvée au XIIe siècle et précisée par Gratien, juriste à l’Université de Bologne qui a repris les termes de droit naturel à l’ancien droit romain, en leur donnant une nouvelle signification afin d’exprimer la spécificité de ce mouvement venu de la société entière, pour la reconnaissance de la liberté et de la dignité humaine[1].

Gratien définit ce droit naturel comme un complexe de droits et de pouvoirs. Résumons :

– Un sentiment d’indignation connu de toute personne qui subit une violence et réclame justice.

– Un droit à la pensée critique et un pouvoir exercé selon la raison humaine.

– Gratien l’a décliné en « droit naturel de liberté qui appartient à tout être humain » : et voilà l’égalité qu’il définit comme la réciprocité de ce droit de liberté et de résistance à l’injustice et à l’oppression. Cette réciprocité, ou égalité, exprime la relation à l’autre et aux autres. On le voit, il s’agit bien d’un droit individuel ou personnel puisqu’il appartient à chaque être humain et réciproque parce qu’il prend en compte la relation à l’autre : l’autre a les mêmes droits que moi, j’ai le devoir de les respecter.

“C’est au Moyen Âge, après la chute de l’Empire romain d’Occident, que ces termes de droit naturel ont été retrouvés et réappropriés pour exprimer le rejet de l’esclavage, puis du servage, et faire de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen.”

Les idées d’unité du genre humain et les termes de droit naturel viennent de l’antiquité grecque et romaine, héritage d’une société plus ancienne encore, puisque l’esclavage antique a contré le droit naturel de naître libre. Mais cette notion est là, à la fois offerte et niée, dans le droit romain : on la trouve dans la principale source du droit romain que nous conservions, le Code Justinien (VIe s.), dans la partie intitulée Digeste, Livre 1.

Mais ce fut au Moyen-âge, depuis la chute de l’Empire romain d’Occident, que ces termes de droit naturel ont été retrouvés et réappropriés pour exprimer le rejet de l’esclavage, puis du servage, et faire de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen. Ce fut un tournant dans l’histoire du droit, que de concevoir ce droit naturel justifiant la résistance à l’oppression.

LVSL – Gratien a laissé le Decretum, écrit vers 1140, dans lequel on trouve le droit à l’existence des pauvres, mais ce droit est en rapport avec le droit de propriété, de quoi s’agit-il ?

Florence Gauthier – Retournons au droit romain pour mieux comprendre cette question du droit à l’existence des pauvres, qui est en effet un droit de propriété. On y rencontre l’idée que l’usage des choses qu’offre le monde est commun au genre humain et les sociétés humaines doivent organiser cet usage qui est à la fois commun et privé. Un exemple : un paysan cultive une terre qui est commune à la société, mais les fruits de son travail lui appartiennent ; ou un chasseur chasse dans le bois commun et consomme le produit de sa chasse, etc

Le droit de propriété des biens matériels n’est pas considéré comme un droit naturel, à la différence des droits à la vie, à la liberté, à la résistance à l’oppression. L’exercice du droit de propriété relève d’une décision de la société politique qui réserve tels biens en commun, tels autres biens à des personnes privées. Mais, que les biens soient distribués à des particuliers ou à des collectivités, ils le sont sous condition de restitution en cas de nécessité. Il n’y a donc pas de propriété privée exclusive en ce qui touche à la répartition des biens matériels.

“Une communauté villageoise pouvait accueillir de nouveaux venus et décider, en assemblée générale, de leur reconnaître le droit d’habiter là, d’obtenir le titre d’habitant (comme membre de la communauté) et l’accès aux droits d’usage collectifs, dont celui d’obtenir un terrain pour construire sa maison. “

Gratien discute la question du droit des pauvres. Ecoutons-le :

« Nourrissez les pauvres, si vous ne le faites pas, vous les tuez » écrit-il dans le Decretum[2].

Les pauvres doivent être aidés parce qu’en tant qu’êtres humains, ils ont droit à leur part des biens de ce monde. En temps de détresse, la propriété privée a des devoirs vis-à-vis des autres et les pauvres ont un droit sur le superflu des riches. Un pauvre qui vole un riche ne fait que reprendre sa part du bien commun, écrit encore Gratien. Le droit à l’existence et aux moyens de la conserver est donc bien un devoir de la société selon la conception du droit naturel médiéval.

Prenons l’exemple de l’hospitalité partageuse. Une communauté villageoise pouvait accueillir de nouveaux venus et décider, en assemblée générale, de leur reconnaître le droit d’habiter là et d’obtenir le titre d’habitant (comme membre de la communauté) et l’accès aux droits d’usage collectifs, dont celui d’obtenir un terrain pour construire sa maison. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de périodes de misère au Moyen-âge, il y a eu des épidémies, des guerres dévastatrices, des accidents climatiques, mais la société a organisé des moyens d’accueil et d’entraide, au niveau local pour s’en défendre.

LVSL – On présente ordinairement les droits économiques et sociaux comme des idées récentes ; il semble, au contraire, qu’elles existent depuis bien longtemps. Toutefois, ces droits ont du être contrés de façon virulente et donner lieu à des luttes intenses, comme le laisse penser la puissante offensive actuelle contre les politiques de protection sociale…

Florence Gauthier – La conception d’un droit naturel partageux a été dominante au Moyen-âge. Elle a cependant été contrée par des courants de pensée qui refusaient d’aborder la place du genre humain dans la nature et dans la société, de cette manière partageuse entre chacun de ses membres. Nous connaissons bien ces adversaires du partage, qui ont organisé des systèmes qui réussirent à s’imposer. Prenons celui que nous connaissons le mieux et qui domine depuis le début du XIXe siècle : le capitalisme impérialiste, qui peut prendre encore des formes variées, bien qu’il tende à l’uniformisation. Il est apparu depuis la conquête du Nouveau monde, appelé ensuite Amérique, et s’est développé peu à peu, lorsqu’une poignée d’Européens réussit, par un concours de circonstances favorables, à mettre la main sur un continent énorme, qui est devenu leur champ d’expériences les plus criminelles : violences, massacres, pillages, extermination des peuples « indiens », puis déportation de captifs africains mis en esclavage en Amérique.

Bartolomé de las Casas

De nombreux Espagnols ont réagi avec vigueur, dès 1492, à ces violences et ont fait avancer la théorie du droit naturel, d’une part en dénonçant cet impérialisme nouveau, qualifié de crime contre les droits de l’humanité, et d’autre part en jetant les bases d’une alliance cosmopolitique défendant les droits naturels des peuples et des gens contre les conquêtes. Ce furent Las Casas et Vitoria à l’Université de Salamanque[3], au début du XVIe siècle qui le théorisèrent, ce qui fut repris et développé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Mais je n’ai pas le temps de développer cette question importante, ici, et je poursuis sur le droit à l’existence, avec toutefois en toile de fond, ce courant de droit naturel cosmopolitique refusant l’impérialisme.

Les conséquences du capitalisme impérialiste commencèrent à se faire sentir dès le XVIe siècle et de nombreuses révolutions, qui cherchaient à s’en libérer, se succédèrent, au nom du droit naturel dans cet espace ouest-européen. Je rappelle rapidement l’Indépendance hollandaise qui rejeta la domination espagnole au bout d’un siècle de résistance, puis la première Révolution d’Angleterre de 1640, qui vécut l’expérience d’un mouvement populaire faisant campagne pour une Constitution démocratique, éclairée par une Déclaration des droits naturels (birthrights en anglais, droits de naissance). John Locke en fut l’héritier et offrit, avec ses Deux Traités de gouvernement, en 1690, une théorie politique critique, qui nourrit le siècle suivant et inspira un renouveau de la pensée du droit naturel, largement diffusé par les Lumières au siècle suivant.

Portrait de Montesquieu
Portrait de Montesquieu

Voici comment Montesquieu abordait la question du droit à l’existence dans L’Esprit des Lois, en 1757. Il constatait l’expropriation des paysans de son temps et l’accroissement du nombre de misérables, et prenait la défense d’une redistribution de la propriété et des droits sociaux pour assurer le droit à l’existence :

« Quelques aumônes que l’on fait à l’homme nu dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’état , qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne nuise pas à la santé[4] »

Il est clair que Montesquieu connaît la philosophie du droit naturel et pense dans ce cadre : la société politique doit assurer le partage des biens afin que chacun ait accès à sa part des choses du monde et que cette part ne soit pas accaparée par une minorité sans scrupules. Tel est, selon, lui, le rôle d’une société politique et de son gouvernement.

Mably, critique perspicace du capitalisme naissant au XVIIIème siècle.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Mably fut un critique perspicace de l’économie politique des puissances européennes de son temps. Grand connaisseur des économistes écossais et, en France, des physiocrates et des turgotins, il constatait les résultats dévastateurs des expérimentations de cette économie politique, qui tendait à polariser les sociétés en une mince couche de plus en plus riche et une classe de bas salariés et de chômeurs de plus en plus misérables. Mably expose son rejet de l’esclavage, propre à la pensée du droit naturel, et le compare à la misère des sociétés modernes européennes : « Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? »

La misère lui apparaît comme une forme d’exclusion à l’accès aux droits sociaux et politiques. L’objectif premier est alors d’en proscrire la cause : « La mendicité déshonore et affaiblit un gouvernement. Les aumônes des riches ne réparent pas le mal ; et si vous ne voulez pas que les vices du riche profitent des vices des pauvres, proscrivez la pauvreté » [5]

Comment ? En renonçant aux politiques conquérantes en ouvrant un processus de décolonisation, réclamé à l’époque dans plusieurs colonies européennes et, à l’intérieur, en menant une politique capable de renouer avec les principes d’une société politique qu’il estime élémentaires, c’est-à-dire ceux du droit naturel, en commençant par rétablir un pouvoir législatif réellement représentatif de la société, afin qu’elle puisse délibérer et répondre aux problèmes qui se posent à elle.

Or, la monarchie, sans les avoir supprimés, ne convoquait plus les Etats généraux en France depuis le XVIIe s, raison pour laquelle on la qualifiait, à juste titre, de « despotique ». Mably réclama la convocation de cette vieille institution, afin qu’elle reprenne l’exercice du pouvoir législatif délibérant et ouvre des débats publics. Et, en 1789, la monarchie en crise profonde, en vint à convoquer les Etats généraux, choisissant une solution politique pour répondre aux graves problèmes qui s’imposaient alors.

LVSL – Pendant la Révolution française, le droit naturel à l’existence est donc réapparu, mais comment est-il devenu le critère de la régulation du droit de propriété et d’une forme d’économie politique qualifiée de populaire ?

Florence Gauthier – Un des premiers actes de la Révolution fut de voter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, une déclaration des droits naturels comme fondements de la société politique ! Voyons de plus près. L’article 1er reprend la formulation médiévale de la liberté contre l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »[6] Or, on vient de le voir, le capitalisme impérialiste avait imposé l’inverse en imposant, dans son empire, la conquête et l’esclavage, avec leurs formes spécifiques de misère. En 1789, on décidait de repartir dans la bonne direction : une grande espérance renaissait.

Voyons maintenant le droit à l’existence comme régulateur de la répartition du droit de propriété. Je résume très rapidement les grandes phases de la Révolution française. En juillet 1789, le mouvement populaire et en particulier paysan, le plus important alors, est entré sur la scène politique et a rétabli les pratiques démocratiques villageoises y compris dans les villes : et ces pratiques sont devenues celle de la Révolution, avec assemblées générales des citoyens et des citoyennes, selon la tradition populaire médiévale qui n’excluait pas les femmes de la vie politique locale.

Les paysans ont encore proposé aux seigneurs un nouveau contrat social. Il s’agissait cette fois de partager la seigneurie – une part au seigneur, leur part aux paysans – partage accompagné de la suppression des droits juridiques du seigneur, qui lui-même devenait un simple citoyen.

Mais la seigneurie commença par refuser dès 1789 et provoqua la guerre civile, qui rythma la Révolution, jusqu’en été 1793. De 1789 à 1792, la réaction seigneuriale soutint le régime de monarchie constitutionnelle et d’aristocratie des riches –tel était son nom-, qui fut renversée par la Révolution du 10 août 1792. Une République démocratique à suffrage universel fut alors établie, avec une nouvelle assemblée constituante, la Convention, et le mouvement populaire, rural et urbain, réclama le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, par ses actes comme par ses pétitions et décisions exprimées dans les assemblées communales.

Mais, de septembre 1792 à juin 1793, la Convention fut dirigée par le parti de la Gironde qui refusait une constitution démocratique et la réforme agraire. Et, pour les éviter toutes deux, la Gironde se lança dans une politique de guerre de conquête des peuples voisins. Elle échoua : les peuples voisins n’aimèrent pas la conquête et, à l’intérieur, elle provoqua une nouvelle révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793.

C’est ainsi que la Montagne fut portée au pouvoir et commença par voter une Constitution et à répondre au mouvement populaire en réalisant la réforme agraire et la politique du maximum afin de développer la production d’une part et de l’autre, rééquilibrer prix, salaires et profits, par la législation depuis juin 1793 jusqu’au renversement de la Convention montagnarde, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794.

La Constitution de 1793 proclamait l’existence de droits sociaux et la nécessité de les défendre.

Robespierre, en particulier, a théorisé cette politique sociale, réclamée par le mouvement populaire, dans différentes interventions dont son Discours sur les subsistances de 1792 et son Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1793. C’est là que nous allons faire connaissance avec le droit à l’existence comme régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété des biens matériels.

Robespierre s’inspire de la riche tradition du droit naturel de Gratien à Mably et critique la politique de hausse des prix des denrées de 1ère nécessité, menée par l’Assemblée depuis 1789. La politique de liberté illimitée du commerce des grains décidée avec l’aristocratie des riches puis prolongée par la Gironde, soit de 1789 à juin 1793, visait à hausser les prix des subsistances, dont le pain. La hausse des prix provoquait des disettes factices, car les pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter le pain dont ils avaient besoin, voyaient les marchés garnis de grains, mais ne pouvaient y atteindre ! Cette politique faisait de l’achat des subsistances une propriété privée exclusive des marchands de grains. Robespierre propose une autre politique économique, fondée sur le droit à l’existence :

« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes » [7]

On retrouve dans ce texte tout ce que je viens de rappeler sur le droit naturel et le droit de propriété distribué aux personnes privées sous condition.

Le premier des droits naturels est ici celui de se nourrir : droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Robespierre en fait le critère de régulation des lois. Il commence par le droit de propriété qu’il soumet à cette condition du droit de se nourrir : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière » [8]

Robespierre précise les conditions de l’exercice de ce droit de propriété sur les denrées de première nécessité. L’achat de grains par les marchands et détaillants privés devra se faire sous condition de nourrir la population à un prix accessible en fonction de ses ressources. Pourquoi ? Parce que le droit de propriété privée devra se répartir en fonction des services que celle-ci doit rendre à la société.

Le sacré dans cette société politique, ce sont les droits naturels de l’homme que Robespierre hiérarchise : le droit à l’existence est le premier de ces droits, mais non le seul, parce qu’il est d’absolue nécessité. Il devient alors le régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété privée. Robespierre a énoncé le principe éthique sur lequel doit reposer la distribution politique des propriétés privées.

A l’écoute du mouvement populaire qui s’exprime dans la période de façon parfaitement audible et précise, Robespierre a participé activement à la mise en place de celle nouvelle politique économique d’une République démocratique et sociale, dont l’objectif est d’assurer le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, ce qu’il appela « l’économie politique populaire », par opposition à « l’économie politique tyrannique » ou « despotique ». Ces concepts sont remarquables et d’une troublante actualité…

Dans son Projet de Déclaration des droits, présenté à la Convention en avril 1793, Robespierre précise les principes de morale qui conditionnent la répartition de la propriété privée, les voici :

« La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. »

La propriété des biens matériels relève de la décision politique collective, la loi, qui la conçoit comme un service à la société.

« Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. »

La réciprocité du droit caractérise la notion de droit naturel : à chacun sa part des biens communs.

« Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. »

Les conditions éthiques de l’exercice du droit de propriété interdisent de faire n’importe quoi : ici les devoirs de l’exercice de ce droit consistent dans le respect de la réciprocité de la liberté, de l’existence et de la propriété des autres. La propriété de la personne s’appréhende sous ses deux aspects : sont visés, sur le plan personnel, toute forme d’esclavage ou d’aliénation de la personne et sur le plan matériel, le fait d’affamer les gens ou de mettre leur vie en danger.

Enfin, « Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral » [9]

La violation de ces conditions est grave puisqu’il s’agit de crimes contre les droits naturels de l’humanité.

“La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles”

On comprend ce que Robespierre entend lorsqu’il insiste sur le double caractère de la propriété privée légale : elle est à la fois privée et commune à la société. Par exemple, stocker des denrées de première nécessité pour faire hausser les prix relève de l’intérêt particulier du propriétaire des denrées et viole le droit aux subsistances des pauvres qui ne peuvent acheter leur nourriture et sont condamnés à la famine, ce qui lèse l’intérêt de la société. C’est alors un devoir du gouvernement de rétablir, par la loi, le double caractère de la propriété privée, à condition qu’elle reste un service à la société, ce qui lui donne ce double objectif de concevoir l’harmonisation entre « l’intérêt privé » et « l’intérêt commun ».

Que le droit de propriété privée résulte d’une décision politique des sociétés humaines, le monde entier le sait, aujourd’hui comme hier, et chaque choix politique imprime son éthique ou morale à la question, cela peut être celle du droit naturel selon Gratien, ou encore celle qui nous domine actuellement et qui redistribue la propriété sous la condition de privilégier les intérêts particuliers des banques et des multinationales, au détriment de l’intérêt général devenu aujourd’hui celui de l’humanité et de la nature.

La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles et le constat de Mably est, à nouveau, d’une inquiétante actualité :

« Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? ».

Notes :

[1] Sur la réapparition du droit naturel au Moyen-âge, voir Bryan Tierney, The Idea of Natural Rights, 1150-1625, Michigan/Cambridge UK, 1997, Part 1 ; compte-rendu par F. Gauthier in revue Médiévales, n° 57, 2009, p161-172.

[2] Tierney, ibid., Chap. 2 pour les citations de Gratien.

[3] Sur Las Casas et Vitoria, voir Marcel Bataillon, Etudes sur Las Casas, Paris, Institut d’Etudes Hispaniques, 1966 et le même avec André Saint-Lu, Las Casas et la défense des Indiens, Paris, Julliard, Coll. Archives, 1971.

[4] Montesquieu, L’Esprit des Lois, (1757) Paris, 1951, Gallimard, La Pléiade, XXIII-29, p. 712. 

[5] Mably, De la législation ou principes des lois, 1776, Paris, Desbrières, 1794, t. 9, chap. 4, p. 216 et chap. 2, p. 51.

[6] Les Constitutions de la France, Jacques Godechot éditeur, Garnier-Flammarion, p. 33. Pour une histoire générale de la Révolution voir Albert Mathiez, La Révolution française, (1927) Paris, Bartillat, 2013. 

[7] Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, Paris, 2004, La Fabrique, textes choisis, « Discours sur les subsistances », p. 183.

[8] Ibid., p. 183

[9] Robespierre, ibid., « Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen », 24 avril 1793, p. 231.