En novembre 2019, un coup d’État ébranlait la Bolivie et mettait fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Le Vent Se Lève a suivi de près ces événements, qui ont vu un gouvernement libéral et pro-américain, contenant des éléments d’extrême droite, prendre la main sur le pays. Dans cet entretien avec Evo Morales, nous revenons sur la situation dans laquelle se trouve la Bolivie depuis le coup d’État, ses causes et sa genèse, ainsi que sur les perspectives pour l’opposition. Nous avons souhaité inscrire ces enjeux dans l’histoire longue de la Bolivie, caractérisée par d’intenses conflits sociaux et un incessant combat pour l’indépendance nationale, sur lesquels l’ex-syndicaliste devenu président est revenu en détail. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk et Bruno Sommer. Traduit par Nubia Rodríguez, Marine Lion, Maïlys Baron, Rachel Rudloff et Adria Sisternes.
LVSL – La Bolivie possède une longue histoire de luttes sociales, auxquelles vous avez participé en tant que syndicaliste, avant d’être élu président. Il y a vingt ans, à l’époque de la « guerre de l’eau » et de la « guerre du gaz », vous étiez l’un des dirigeants syndicaux opposés aux gouvernements boliviens successifs. Quelle continuité peut-on tracer entre vos luttes en tant que syndicaliste et votre action politique en tant que président ?
[On désigne par « guerre de l’eau » et « guerre du gaz » les violents affrontements qui ont opposé dans les années 2000 les gouvernements boliviens – qui tentaient de privatiser ces ressources, sous l’égide de la Banque mondiale – aux mouvements sociaux, ndlr]
Evo Morales – Depuis 1995, il y a eu différentes formes de lutte dont je me souviens parfaitement. Auparavant, les coups d’État se succédaient. En 1978, lorsque j’étais soldat, trois présidents se sont succédé : le premier était Hugo Banzer, mais au milieu de l’année un coup d’État l’a remplacé par Juan Pereda Asbún. En novembre, tandis que j’intégrais la police militaire, le général David Padilla Arancibia est devenu président du jour au lendemain. L’année suivante, un autre coup d’État a eu lieu, dirigé par le Colonel Alberto Natusch Busch et soutenu par tous les partis de droite.
[En 1978, un coup d’État a renversé le gouvernement dictatorial de Hugo Banzer, célèbre pour avoir mené une féroce répression de l’opposition avec l’appui de l’ancien nazi Klaus Barbie. Ce renversement inaugure une période d’instabilité. Banzer revient au pouvoir en 2001 en tant que président, suite à des élections, ndlr]
En à peine deux semaines, il a provoqué la mort de plus de 200 Boliviens. Nous avons tenté de reconquérir la démocratie : le Front paysan et la Centrale ouvrière bolivienne (COB) ont organisé des barrages routiers et une grève générale illimitée. À partir de 1985, avec l’arrivée du modèle économique néolibéral, de nombreux enseignants se sont battus pour faire échouer la privatisation de l’éducation. Enfin, la guerre de l’eau, du gaz, et de la feuille de coca ont fait leur apparition. Cette dernière a une importance significative car la feuille de coca assurait non seulement le fonctionnement de l’économie bolivienne, mais symbolisait aussi la dignité des Boliviens. Sous le prétexte de lutter contre le trafic de drogue, on a installé une base militaire américaine à Chimore, manifestation des intérêts géopolitiques et de l’ambition de contrôler le territoire. Depuis, de nombreux anciens agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) ont dénoncé cette fausse guerre contre la drogue.
L’ambassadeur des États-Unis, Manuel Roche, a dit dans ce contexte : « Evo Morales est le Ben Laden des Andes, les producteurs de coca sont des talibans ». J’ai réagi en disant que Manuel Roche était le meilleur directeur de campagne que je puisse imaginer.
Il faut souligner que depuis la fin des années 80, de jeunes leaders paysans et indigènes ont pris conscience de la façon dont s’exerce le pouvoir. Ils se sont demandé : combien de temps vont-ils nous gouverner d’en haut, et de l’extérieur ?Combien de temps devons-nous supporter les plans du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ? Pourquoi ne pas laisser les Boliviens décider de leur politique ?
La Bolivie a toujours exercé un contre-pouvoir social, syndical et communal, mais lorsque nous nous sommes demandé comment nationaliser nos ressources naturelles et nos services de base avec ces pouvoirs, nous n’avons pas trouvé la réponse. Il était important de promouvoir un instrument politique à partir du mouvement paysan, des Quechua, des Aymara. Nous avons décidé d’organiser un instrument politique de libération, du peuple et pour le peuple.
Gardez à l’esprit que nous avons dû affronter la doctrine du système capitaliste qui dominait la Bolivie, dans laquelle les syndicalistes étaient considérés comme des terroristes et n’avaient pas le droit de faire de la politique. Nous ne nous sommes donc pas contentés d’être syndicalistes, nous avons voulu des changements profonds, et une transformation des politiques publiques. Nous avons éprouvé des difficultés car les travailleurs qui avaient une appartenance syndicale étaient interdits d’action politique.
Avec l’arrivée du gouvernement d’Hugo Banzer et Jorge Fernando Quiroga [en 2001 et 2002, ndlr], l’électricité et les télécommunications ont été privatisées. Nos ressources naturelles, telles que le gaz, ont été cédées aux firmes transnationales. Conjointement avec les dirigeants de la COB (Centrale ouvrière bolivienne) et les confédérations paysannes, nous avons essayé de peser en faveur de la nationalisation, alors que des gouvernements libéraux étaient au pouvoir. Ils ont rejeté l’idée en affirmant que le gaz n’appartenait plus aux Boliviens, mais aux propriétaires qui avaient acquis les droits sur les puits. Il n’y avait aucun contrôle de l’État sur la production. Des millions de mètres cubes par jour ont été gaspillés. Les compagnies pétrolières bénéficiaient de 82 % des revenus, et les Boliviens seulement de 18 %.
Lors des élections de 2005, nous avons proposé des réformes économiques, politiques et sociales essentielles, via un agenda de nationalisations, de refondation de la Bolivie et de redistribution des richesses. Lors de l’Assemblée constituante, les groupes conservateurs ont refusé de transformer l’État colonial [le concept qu’emploie la gauche bolivienne pour désigner l’État bolivien avant 2005, ndlr] en un État plurinational. Nous avons dû nous battre pendant trois ans et endurer plusieurs tentatives de coup d’État. Ils ont essayé de diviser la Bolivie, mais le peuple est resté uni.
[Pour une mise en contexte des tentatives de déstabilisation du gouvernement bolivien qui ont fait suite à l’élection d’Evo Morales en 2005, lire sur LVSL l’article de Tristan Waag : « Aux origines du coup d’État en Bolivie »]
Quant aux nationalisations, j’ai signé le décret le 1er mai 2006. La première condition que nous avons imposée était de travailler avec les compagnies pétrolières en tant que partenaires, et non en tant que propriétaires de nos ressources naturelles. Ensuite, nous avons changé les règles : les entreprises obtenaient désormais 18 % des revenus et l’État 82 %, et non plus l’inverse. L’investissement privé, qu’il soit national ou international, est garanti par la Constitution, mais soumis aux règles que fixe l’État bolivien. À partir de ce moment, la situation économique du pays a changé. Il ne s’agissait pas de faire aboutir telle ou telle lutte particulière, comme celle de l’eau, mais de mener à bien une série de combats pour les revendications les plus importantes – comme celle de mettre fin à l’influence nord-américaine.
LVSL – Lors des élections présidentielles de 2002, vous avez été battu par Gonzalo Sánchez de Lozada, à la suite d’une campagne médiatique très dure contre le MAS [Movimiento al socialismo, le parti d’Evo Morales, ndlr]. À l’heure actuelle, nous observons un alignement similaire des médias contre ce même parti. Quelles leçons tirez-vous pour le présent, si vous mettez cette campagne électorale de 2002 en perspective ?
EM – En 1997, on m’a proposé d’être candidat à la présidence. J’ai été la cible de nombreuses accusations et de diffamations de la part du gouvernement de Sánchez de Lozada. J’ai retiré ma candidature. « Comment un trafiquant de drogue, un meurtrier, pourrait-il devenir le président ? », disait-on alors.
En 2002 il y avait un consensus pour que je sois candidat. J’avais beaucoup de doutes sur le fait de pouvoir obtenir un bon résultat. Un seul média de la presse internationale proclamait que le MAS pouvait obtenir 8 % des voix, tous les autres sondages nous cantonnaient à 3-4 %. Gonzalo Sánchez de Lozada s’est allié avec le Mouvement de la Bolivie Libre, qui auparavant se trouvait dans une coalition avec des sociaux-démocrates, et dont l’argent venait d’Europe en transitant par des ONG.
L’ambassadeur des États-Unis, Manuel Roche, a dit dans ce contexte : « Evo Morales est le Ben Laden des Andes, les producteurs de coca sont des talibans ». J’ai réagi en disant que Manuel Roche était le meilleur directeur de campagne que je puisse imaginer. Résultat : le MAS a récolté plus de 20 % des voix.
Jusqu’à ce moment-là, je n’étais pas si sûr que je puisse accéder à la présidence de Bolivie. Mais dès lors, je savais que je pourrais l’être à tout moment. Nous devions nous préparer. Un groupe de professionnels a commencé à travailler sur un programme sérieux pour l’État et le peuple bolivien.
La droite recourt toujours à des consultants étasuniens pour faire ses campagnes. Je vais vous raconter un souvenir : en 2002 je suis arrivé à La Paz à deux heures du matin après de longues heures de marche, et j’ai dormi jusqu’à cinq heures car à ce moment-là je devais voyager à nouveau. À huit heures du matin, on assistait à un rassemblement dans la province de Loayza, dans une municipalité appelée Sapahaqui. J’y suis arrivé à huit heures pile. Les gens n’étaient pas concentrés, j’étais fatigué, et j’ai demandé à mes collègues de prendre une chambre pour me reposer. Il y avait un petit hôtel, nous nous en sommes rapprochés.
L’hôtel était entouré de voitures de luxe. Bizarrement, tout l’hôtel était occupé. Ils nous ont dit que Gonzalo Sánchez Lozada, mon opposant, y était, et discutait avec des gringos. Nous avons envoyé nos agents de renseignement pour savoir ce qu’ils faisaient là-bas. On a demandé aux femmes de ménage. Elles nous ont dit qu’ils étaient en huis clos depuis deux jours, qu’elles ne comprenaient rien puisqu’ils parlaient en anglais. Nous avons approché le propriétaire de l’hôtel, qui nous a dit : « c’est Gonzalo Sánchez Lozada, avec un groupe de conseillers nord-américains, qui s’occupe du programme gouvernemental pour les élections ».
LVSL – Lors des « guerres du gaz », qui ont constitué un tournant, des organisations sociales ont commencé à se structurer politiquement, principalement dans le secteur d’El Alto. Quels parallèles pouvez-vous établir entre ce moment historique de la lutte sociale à El Alto, et les mouvements populaires qui s’y organisent aujourd’hui, et quel rôle pensez-vous qu’ils joueront dans le processus de retour à la souveraineté populaire que vous réclamez ?
[El Alto, troisième ville de Bolivie, se situe dans le département de la Paz, et constitue l’une des zones les plus pauvres du pays. Elle a été l’un des hauts lieux de la lutte des syndicalistes boliviens contre la privatisation du gaz, ndlr]
EM – Il faut savoir que le Front paysan (Frente Campesino) a pris en compte l’importance de lutter non seulement pour des demandes sectorielles ou régionales, mais aussi nationales. Nous l’avons fait avec de nombreuses confédérations du Frente Campesino indigène, mais aussi de la région du tropique de Cochabamba, par exemple. Nous disions qu’il fallait mélanger la feuille de coca avec de l’huile. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Défendre la feuille de coca, qui est une ressource naturelle renouvelable, aux côtés des ressources non renouvelables comme le pétrole, les hydrocarbures, etc.
En vingt ans de néolibéralisme, de 1985 à 2005, la rente pétrolière était d’à peine trois milliards de dollars. Suite à la nationalisation des ressources du pays le 22 janvier 2006, nous avons amassé 38 milliards de dollars grâce à la rente pétrolière.
Nous nous battions sur le plan social et syndical, mais aussi sur le plan électoral et politique. Avec les luttes, nous pouvions obtenir satisfaction à nos demandes, mais pas de changements structurels.
Là encore je veux rappeler que lorsque je suis arrivé au Chapare, dans le tropique de Cochabamba, nous avons proposé des changements structurels au pays. Les représentants des gouvernements néolibéraux ont répondu en disant « vous faites de la politique, la politique avec vous est un crime et un péché», ou encore « la politique du paysan est une hache et une machette ».
Puis la guerre du gaz est arrivée, un combat qui s’est concentré dans la ville d’El Alto. Elle s’est déclenchée en réaction à la décision de l’État bolivien de confier l’exploitation du gaz à des entreprises privées, pour l’extraire directement vers la Californie, aux États-Unis.
Je salue aujourd’hui la population d’El Alto qui, organisée en mouvements de paysans et de mineurs, a commencé le combat. Les conseils de quartier qu’ils forment sont une force patriotique et anti-impérialiste.
Le nouveau gouvernement veut en revenir aux privatisations. Le décret suprême 4272 du 24 juin 2020 envisage un retour à l’économie du passé et à un État minimal comme le souhaite le Fonds monétaire international. Ce décret signe le retour vers un État seulement régulateur et non investisseur – et vous savez qu’un État qui n’investit pas ne génère pas de devises pour répondre aux demandes de la population. Toute les recettes du FMI se trouvent dans ce décret du 24 juin – privatiser l’électricité, les télécommunications, la santé et l’éducation. La privatisation de l’éducation a déjà commencé puisque, cette année, aucun budget n’était destiné à la création de nouveaux sites. La privatisation de l’énergie à Cochabamba a commencé le 14 septembre dernier. Le procureur de l’État plurinational nommé par Jeanine Áñez a démissionné car ce décret de privatisation était anticonstitutionnel. Les prestations de base sont en effet un droit humain et ils ne peuvent relever du commerce privé. La santé ne peut être une marchandise. L’éducation est centrale dans la libération d’un peuple. Áñez a donc nommé un nouveau procureur illégalement, de manière anticonstitutionnelle.
Par conséquent, les privatisations des prestations de base et la libéralisation de l’appareil productif paralysent l’économie et le gouvernement. Nous sommes convaincus que nous surmonterons tous ces problèmes par la lutte du peuple.
LVSL – Quelles sont les mesures politiques clés que vous recommanderiez pour résoudre la crise économique que subit actuellement la Bolivie ?
EM – En vingt ans de néolibéralisme, de 1985 à 2005, la rente pétrolière était d’à peine trois milliards de dollars. Suite à la nationalisation des ressources du pays le 22 janvier 2006, nous avons amassé 38 milliards de dollars grâce à la rente pétrolière.
En 2005, notre PIB était de 9 500 millions de dollars – un triste héritage légué par les gouvernements boliviens successifs, après 180 années d’indépendance formelle. En janvier de l’année dernière, nous avons laissé derrière nous 42 milliards de dollars de PIB pour l’année 2019. Prenez la mesure de la profondeur du changement. Il établit l’importance d’un agenda patriotique et anti-impérialiste face à l’impérialisme et aux privatisations qu’il entraîne. Et à partir de ce moment, ça a changé.
Avant mon élection, la Bolivie était le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. Les six premières années des treize de mes mandats de président, nous étions les premiers en croissance économique en Amérique du Sud. Lorsque je me rendais aux forums internationaux, aux sommets des chefs d’État, ces derniers me demandaient quelle allait être la croissance économique. Je leur répondais qu’elle serait de 4 ou 5 %. Ils me demandaient alors ce que j’avais fait pour arriver à ce résultat.
Il faut nationaliser nos ressources naturelles. Nous avons le devoir de défendre la nationalisation et de développer l’industrialisation. C’est l’objectif que nous nous sommes fixé pour poursuivre la croissance économique. Mais avant cela, nous devons d’abord restaurer la démocratie et la patrie.
LVSL – Depuis la prise de pouvoir par le gouvernement issu du coup d’État, nous avons assisté à une persécution des militants du MAS et à plusieurs déclarations racistes de la part de dirigeants. Quelle est la nature du nouveau pouvoir bolivien ?
EM – Il semblerait que la Bolivie soit victime d’un retour aux temps de l’Inquisition. La droite raciste utilise la Bible pour attiser la haine contre le prochain. Ils l’utilisent pour justifier le vol, le meurtre et l’économicide. Ils l’utilisent pour discriminer, pour brûler des wiphalas[drapeau multicolore symbolisant la diversité ethnique de la Bolivie, reconnu depuis 2009 comme second drapeau officiel du pays, ndlr], pour faire battre les gens humbles.
[Lire sur LVSL le reportage de Baptiste Mongis sur la Bolivie de l’après-coup d’État : « Bolivie : la chute, le peuple, le sang et le brouillard »]
Les groupes racistes, généreusement financés, ont fomenté cette mentalité. Richard Black, sénateur républicain, a reconnu en décembre dernier que le coup d’État a été planifié aux États-Unis. Le 24 juillet dernier, le chef de l’entreprise de voitures électriques Tesla, a lui aussi sous-entendu sa participation à la réalisation du coup d’État.
Les tweets d’Elon Musk à propos de la Bolivie.
Ce coup d’État visait nos ressources naturelles, notre lithium. Nous avions décidé d’industrialiser le lithium. Nous avions signé des contrats avec l’Europe et la Chine. Nous avions décidé que les États-Unis ne feraient pas partie de notre marché pour le lithium. Nous avions consigné dans l’agenda patriotique du Bicentenaire quarante-et-une usines, plus de quinze pour le chlorure de potassium, le carbonate de lithium, l’hydroxyde de lithium et trois pour la création de batteries au lithium. Les autres usines étaient destinées à des intrants mais aussi à des sous-produits alimentaires et des médicaments. Ainsi, nous avions décidé que les États-Unis ne feraient pas partie de notre marché de lithium, et ce fut notre crime.
[Lire sur LVSL l’entretien avec Luis Arce Catacora, candidat à la présidentielle bolivienne : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »]
Par conséquent, il est important de préparer un plan de relance de notre économie. Nous avons un avantage : en 2005, ils nous ont laissé un État détruit, avec un président comme Carlos Mesa qui demandait des aides pour payer ne serait-ce que les salaires. Aujourd’hui, et grâce à seulement quatorze ans de transformations, nous pouvons prouver que la Bolivie a un grand avenir.
Ce que l’on appelle la doctrine Monroe doit cesser. Les États-Unis pensent qu’ils ont été élus par Dieu pour dominer le monde, que la souveraineté est leur monopole, et que lorsqu’un peuple se libère ils sont légitimes à déployer bases militaires, interventions armées et coups d’État.
Le coup d’État a également été fomenté contre notre modèle économique. Nous avons érigé un modèle sans l’aide du Fonds monétaire international, qui se base sur une croissance viable, une réduction de la pauvreté et des inégalités.
Notre mouvement utilise le socialisme comme instrument politique pour la souveraineté des peuples. C’est un mouvement inédit car depuis l’époque de la colonisation, les indigènes de notre pays ont été constamment menacés d’extermination. Ils n’ont pas seulement vécu sous la menace du racisme ou de la discrimination, mais bien de l’extermination. Dans certains pays d’Amérique du Sud, il n’y a pas de mouvement de lutte indigène, ou alors il n’y en a plus. Mais en Bolivie, au Pérou, en Équateur, au Guatemala ou au Mexique, ils ont mené et mènent de dures batailles.
À l’anniversaire des 500 ans de la colonisation de l’Amérique, en 1992, nous avons enclenché un mouvement de résistance au pouvoir en Bolivie. En 2005 nous accédions au pouvoir et nous prouvions que nous étions capables de nous gouverner nous-mêmes. C’est alors que commencent les tentatives de coups d’État. C’est notre réalité, et c’est pourquoi nous voulons en finir avec ce racisme.
Nous devons affronter nos différences idéologiques, mais sans violence.
LVSL – Lorsque vous étiez président, vous avez plaidé pour la construction d’un monde unipolaire face à l’hégémonie nord-américaine. Depuis le coup d’État, nous assistons à un réalignement de la Bolivie sur les États-Unis. Quelle serait, dans le futur, la manière de restaurer la place de la Bolivie sur la scène internationale ?
[Pour une analyse du réalignement de La Paz sur Washington, lire sur LVSL l’article de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]
EM – Lorsque j’étais dirigeant syndical, j’ai participé à certaines réunions de chefs d’État, par exemple à propos de la lutte contre le narcotrafic. Avant mon élection, la doctrine bolivienne en la matière était alignée sur celle des États-Unis : on n’entendait jamais autre chose que « je m’associe aux propositions des États-Unis », ou « je soutiens les propositions des États Unis ». La Bolivie n’avait jamais de politique qui lui soit propre.
Quand nous sommes arrivés au pouvoir, nous avons fait une proposition aux Nations unies : l’eau doit être un droit fondamental pour l’être humain, et ne peut faire l’objet d’un commerce privé. Nous l’avons faite approuver, et il n’y a que les États-Unis et Israël qui se sont abstenus.
Du temps de Chávez, de Lula, de Kirchner, nous développions de grands processus d’intégration, comme l’Unasur, la Celac. Obama a tenté de les briser avec l’Alliance du Pacifique. L’actuel président des États-Unis a pris sa suite en créant le groupe de Lima pour affronter le Venezuela. Face à cela, nous avons besoin d’une plus forte unité, de réflexions profondes au sein du groupe de Puebla et de l’ALBA-TPC.
Nous ne sommes pas seuls, et j’ai beaucoup d’espoir pour nos peuples. Nos mouvements sociaux vont récupérer la démocratie. Au Chili il y a un référendum, nous voudrions une Amérique plurinationale, car nous sommes divers. Il serait bon que l’Europe et les autres continents reconnaissent cette diversité, qu’elle soit reconnue par les Constitutions et les organismes internationaux. Qu’ils reconnaissent qu’en Bolivie, nous sommes divers, que cette diversité culturelle constitue la richesse de notre identité, qu’elle fonde notre dignité. Et à la base de cette dignité se trouve la lutte pour la liberté et pour l’égalité.
Ce que l’on appelle la doctrine Monroe doit cesser. Les États-Unis pensent qu’ils ont été élus par Dieu pour dominer le monde, que la souveraineté est leur monopole, et que lorsqu’un peuple se libère ils sont légitimes à déployer bases militaires, interventions armées et coups d’État. La lutte se résume à qui contrôle les ressources naturelles : les peuples par le moyen de leurs États populaires, ou des entreprises privées multinationales ? C’est le grand combat que connaît l’humanité. Dans ce contexte, nous libérer démocratiquement est notre tâche la plus urgente.
LVSL – Pourquoi avoir pris la décision de quitter le territoire bolivien en novembre dernier, lors du coup d’État ?
EM – Je ne voulais pas abandonner la Bolivie. Pour moi, c’est la patrie ou la mort. Mais mon entourage m’a fait entendre que pour sauver ce qui pouvait l’être du processus de transformation, encore fallait-il que je sois vivant. De plus, le 10 novembre, avant ma démission, les mouvements sociaux se sont concertés pour récupérer la place Murillo avec la police mutinée des 8 et 9 novembre. Si je ne pensais pas à démissionner à ce moment-là, le jour suivant, pour éviter un massacre, j’ai préféré le faire, parce qu’après tout nous défendons d’abord la vie.
Jusqu’à cette date il y a eu de nombreux conflits, depuis la grève de Potosi à celle de Santa Cruz, durant lesquels nous avons évité des morts, où l’on me demandait déjà de « militariser », de déclarer un état de siège ; je n’ai pas cédé. Lors de nombreuses réunions avec les autorités militaires et policières, je maintenais que je ne pouvais pas utiliser des armes contre le peuple, que ces armes étaient là uniquement pour défendre le territoire.
On me reproche ma démission, mais je l’ai fait pour éviter un massacre et maintenir la paix tant que possible. Au passage, je suis convaincu que la lutte pour la paix est une lutte contre le capitalisme et pour la justice sociale.
C’est ainsi que j’ai quitté la Bolivie le 11 novembre. Pour faire vite, le territoire sud-américain était contrôlé par les États-Unis, ils n’ont pas laissé entrer l’avion en provenance du Mexique qui devait venir me chercher, et nous avons étudié toute la journée un plan de secours. Il n’y avait que deux possibilités qui s’offraient à moi : la mort, ou l’extradition aux États-Unis. Alors que j’étais encore dans la ville d’El Alto, certaines voix s’élevaient au sein de l’armée pour réclamer mon extradition aux États-Unis – d’autres pour comparer ce coup d’État à celui du Chili.
[Evo Morales a fini par trouver refuge au Mexique, puis en Argentine, ndlr]
Le mouvement indigène, traditionnellement, est anticolonialiste et anti-impérialiste. On a démembré le chef rebelle aymara Tupac Katari à l’époque coloniale. Aujourd’hui, à l’époque républicaine, on veut nous démembrer, fusiller notre mouvement politique, interdire le MAS, m’interdire. Tout cela est soutenu par les États-Unis, qui ont clairement fait entendre que « le MAS ne reviendra pas au gouvernement, ni Evo en Bolivie ». Depuis lors, je travaille sur la campagne du MAS, et je suis sûr que le peuple bolivien retrouvera sa liberté.
En mai, les États-Unis annonçaient l’envoi de neuf contingents armés en Colombie. Si leur mission officielle est d’appuyer la lutte du gouvernement contre le narcotrafic, cette manoeuvre s’inscrit dans un contexte d’accroissement des tensions entre les États-Unis et le Venezuela – avec lequel la Colombie frontalière d’Iván Duque entretient des relations exécrables. Le président colombien, élu en 2018, affiche une proximité idéologique certaine avec Donald Trump. L’alignement de la Colombie sur l’agenda géopolitique de la Maison Blanche répond cependant à un schéma bien plus ancien. Régie sans interruption par des gouvernements pro-américains depuis des décennies, opposante de longue date au « socialisme du XXIème siècle » promu par le Venezuela, la Colombie est le plus solide allié de Washington dans le sous-continent. Par Jhair Arturo Hernandez, traduction Lucile Joullié.
La tradition de « coopération » entre Washington et Bogotá est dictée par les intérêts géostratégiques des États-Unis dans la région, qui souhaitent notamment s’assurer l’accès à la première réserve mondiale de pétrole – celle du Venezuela. En Colombie, la question vénézuélienne a également servi d’outil à des fins électorales pour la droite ; elle a permis de passer sous silence la grave crise des droits humains que vit le pays [à lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »].
La Colombie, enclave pro-américaine d’Amérique du Sud
La Colombie a longtemps été l’un des principaux alliés des États-Unis en Amérique Latine, notamment lors des gouvernements du président de droite Álvaro Uribe Vélez (2002-2006, 2006-2010). Sa proximité diplomatique avec les États-Unis avait poussé Uribe à s’aligner sur la doctrine de « guerre contre le terrorisme » impulsée par George W. Bush à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Le président colombien déclarait que son pays ne vivait pas un conflit armé mais était constamment sous « menace terroriste » – effaçant ainsi les causes politiques et sociales de la guerre civile que vit le pays depuis les années 1960 qui oppose le gouvernement à des guérillas d’inspiration marxiste. Ces choix politiques, s’inscrivant dans une logique « ami-ennemi », ont eu pour conséquence la criminalisation des mouvements sociaux, la couverture de la persécution des membres de l’opposition et des médias alternatifs, des mises sur écoute téléphoniques illégales de toute personne considérée comme ennemi du gouvernement, ainsi que le scandale des « faux-positifs » (plus de 2000 assassinats extrajudiciaires de civils par des membres de la force publique présentés comme des guérilleros morts au combat).
La présence militaire américaine en Colombie ne fait aucun doute. On sait grâce à un rapport du département de la Défense américaine qu’en 2012, au moins 32 immeubles préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis en Colombie
En 2009, la Maison Blanche et le gouvernement colombien cherchent à approuver un accord de coopération militaire grâce à la mise en place de sept bases militaires dans différents points stratégiques du territoire colombien. Cette coopération est justifiée par la supposée lutte contre le narcotrafic et les groupes armés, principalement les guérillas. Bien sûr, cet accord se conjugue aux intérêts de Washington, qui souhaite s’assurer le contrôle des points stratégiques de surveillance dans la région – dans un contexte de multiplication des gouvernements critiques du néolibéralisme et des États-Unis dans la région.
Face à la potentielle mise en place d’un accord Colombie-USA, les autres chefs d’États latino-américains ont tiré la sonnette d’alarme : Evo Morales (Bolivie), Cristina Kirchner (Argentine), Rafael Correa (Équateur), Tabaré Vásquez (Uruguay), Lula (Brésil) et Hugo Chávez (Venezuela). Ce dernier affirmait catégoriquement que ledit accord était le produit d’une stratégie visant à surveiller et déstabiliser la région, dans le but de s’emparer du pétrole vénézuélien et des ressources de l’Amazonie brésilienne.
Le 28 août 2009 a lieu un sommet extraordinaire de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) à Bariloche (Argentine) afin de débattre de la présence de bases militaires en Colombie. La majorité des chefs d’États s’opposent formellement à l’accord en avançant trois raisons principales.
La première est de nature historique : il est rappelé que les États-Unis sont intervenus à de nombreuses reprises dans la région par le biais d’autres pays afin de déstabiliser ou de s’attaquer militairement à des États considérés comme dangereux pour leurs intérêts. Deuxièmement, il est avancé qu’aucun contrôle réel de l’utilisation de la technologie militaire sophistiquée des Etats-Unis ne pourrait être fait par un autre gouvernement. Elle pourrait donc être utilisée à d’autres fins, par exemple pour des missions d’espionnage du Venezuela de Chávez. Enfin et plus généralement, les chefs d’États considèrent que l’accord entre Washington et Bogotá dépasse les frontières de la Colombie et concerne toute la région.
La délégation diplomatique colombienne a maintenu sa position et refusé les arguments de ses homologues, générant de fortes tensions et éloignant la Colombie de ses voisins. La question est finalement tranchée par la Cour constitutionnelle colombienne, qui invalide l’accord. Sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-2014, 2014-2018) aucun nouvel accord n’a été présenté. Cependant, en 2018, la Colombie est devenue le premier pays à intégrer l’OTAN en tant que partenaire, tandis que des accords militaires antérieurs avec les États-Unis sont toujours en vigueur, rendant toute relative la portée de l’abandon de l’accord. Il est actuellement impossible de connaître avec certitude l’importance des effectifs et de l’infrastructure militaire américaine en Colombie, car la coopération avec les États-Unis a toujours été semi-clandestine. Cependant, la présence militaire américaine elle-même ne fait aucun doute. Un rapport du département de la Défense américaine révèle qu’en 2012, au moins 32 immeubles colombiens préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis, et qu’ils en louaient douze autres.
La dépendance et la subordination militaire de la Colombie aux États-Unis remonte au traité Mallarino-Bidlack de 1846, qui autorisait l’intervention militaire des « marines » dans l’isthme de Panama afin de réprimer les révoltes sociales. Quatorze interventions militaires étasuniennes ont eu lieu entre 1850 et 1902, culminant dans une opération décisive visant à forcer l’indépendance du Panama – alors région colombienne -, afin de permettre la construction d’un canal. En 1942, Eduardo Santos (1938-1942), grand-père de Juan Manuel Santos, autorise des missions navales et aériennes étasuniennes et met la souveraineté nationale à disposition afin d’intervenir sans demande d’autorisation préalable. La Colombie est le seul pays latino-américain ayant participé à la guerre de Corée (1950-1953) en envoyant 4300 soldats au nom de la « lutte contre le communisme ».
L’influence nord-américaine a doté les forces armées colombiennes d’une importante coloration anticommuniste – une perspective accueillie avec enthousiasme par les élites du pays avant même la création du Parti communiste colombien. Cet héritage se reflète aujourd’hui dans les actions paramilitaires de « prévention » dirigées contre les guérilleros, la criminalisation du conflit social, des adversaires politiques appartenant à des courants alternatifs, des syndicats ou des intellectuels.
Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de PRÉTEXTE POUR REFUSER la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC.
Les États-Unis, la Colombie et la question vénézuélienne
Le contexte a radicalement changé depuis le sommet de 2009 à Bariloche, où le Venezuela pouvait escompter un fort soutien de la part de ses voisins latino-américains. L’Amérique Latine a, depuis, connu un virage résolu à droite (qui commence en 2015 avec l’élection de Mauricio Macri en Argentine). Depuis le tout premier jour de son mandat, le 7 août 2018, le chef d’État colombien Iván Duque fait du règlement de la situation au Venezuela une question prioritaire de son agenda international ; il appuie la stratégie de la Maison Blanche visant à faire tomber le gouvernement de Nicolas Maduro depuis plusieurs années.
Cette stratégie commence en 2015, lorsque Barack Obama applique de manière unilatérale les premières sanctions économiques contre le gouvernement de Maduro, et déclare que celui-ci représente une « menace extraordinaire » pour la sécurité nationale des États-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump, une série de pressions économiques et diplomatiques sont mises en place pour faire chuter Nicolas Maduro, dont la Colombie est le principal soutien dans le sous-continent.
Le 23 février 2019, dans le cadre du concert Venezuela Aid Live organisé à Cúcuta en Colombie, qui avait pour but d’apporter une supposée « aide humanitaire » aux Vénézuéliens, des camions remplis d’aliments et de médicaments ont voulu traverser la frontière sans l’autorisation du gouvernement de Nicolas Maduro ou d’accord préalable. Quelques instants auparavant, le président colombien avait soutenu auprès des médias que si l’aide humanitaire était interdite de passage, ladite interdiction serait considérée comme un « crime contre l’humanité » et provoquerait l’équivalent de la « chute du mur de Berlin ». L’acheminement de « l’aide humanitaire » était largement perçue, dans le camp « chaviste », comme un moyen d’encourager un conflit régional, de saper l’autorité du gouvernement de Maduro et de justifier une potentielle intervention militaire. La dimension « humanitaire » de « l’aide » apparaissait en effet douteuse, de la part d’acteurs politiques qui soutenaient par ailleurs les sanctions économiques dirigées contre le Venezuela, à l’origine d’innombrables victimes civiles – 40 000 décès, selon une étude dirigée par un universitaire bien peu suspect de sympathies chavistes [voir à ce sujet l’entretien de Christophe Ventura publié sur LVSL : « Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial »].
Le refus d’entrée de ces camions a fait l’objet d’une intense médiatisation internationale. Au moment où l’un des camions prenait feu, des opposants de Maduro annonçaient que la Garde nationale vénézuélienne était celle qui avait provoqué l’incendie. Pourtant, dans une vidéo publiée par le New York Times, on pouvait apercevoir un jeune opposant à Maduro lancer un cocktail Molotov sur le camion, provoquant l’incendie. Le quotidien américain, dans cet article, relevait le biais des médias colombiens à l’égard de cette affaire et la désinformation qu’ils colportaient. Dans le cadre de son intervention le 23 septembre dernier à L’Assemblée Générale de l’ONU, Iván Duque a utilisé près de la moitié du temps qui lui était imparti pour parler du Venezuela, accusant le régime de Maduro de donner refuge aux guérilleros du Ejército nacional de liberación (« Armée de libération nationale ») et aux dissidents de l’ancienne guérilla FARC (« Forces armées révolutionnaires de Colombie »). Il a par la suite remis un dossier à l’ONU dénonçant cette supposée complicité. L’AFP avait toutefois mis en lumière de nombreuses erreurs : au moins quatre photos, supposément prises sur le territoire vénézuélien, avaient en fait été réalisées en Colombie, quelques années auparavant.
L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel.
Les répercussions sur la Colombie
En Colombie, la crise vénézuélienne a été abondamment utilisée par le parti du gouvernement lors de la précédente campagne présidentielle, le Centre démocratique (rassemblant la droite et l’extrême droite de l’éventail politique colombien), dirigé par l’ancien président et actuel sénateur Álvaro Uribe. Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélisanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de prétexte pour refuser la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC. [Lire ici l’entretien de Gustavo Petro avec LVSL : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »].
La focalisation sur la crise vénézuélienne empêche l’émergence d’un débat sur les violations massives des droits de l’homme qui ont cours en Colombie – qui compte 7 millions de personnes en situation de déplacement forcé, et plus de 500 leaders sociaux et 130 ex-soldats des FARC assassinés en 2019. Les contestations sociales ont été violemment réprimées, les accords de paix ne reçoivent pas le soutien logistique et financier pour être mis en œuvre et le système de justice transitionnelle (mis en place dans le cadre de ceux-ci) est constamment attaqué par les membres du parti de Duque. À l’ONU, Duque n’a mentionné ces questions à aucun moment, pas plus que les problèmes structurels que traversent la Colombie, car trop occupé à mener une guerre contre Nicolas Maduro et à satisfaire les membres de son parti, ainsi que le gouvernement de Washington.
L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a donc des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel. Ce n’est donc pas un hasard si le principal opposant à Iván Duque, Gustavo Petro, fait de la défense de la souveraineté colombienne face aux États-Unis un enjeu structurant.
Le Venezuela entre dans une guerre économique frontale avec les États-Unis et ses institutions alliées, en l’occurrence le Fonds monétaire international (FMI) et le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur). Les crises, sanitaires ou politiques, font tomber les masques. Tandis que le FMI refuse de financer le Venezuela, le président du Chili, aligné sur l’administration Trump, exclut le président Maduro de la réunion de coordination avec les dirigeants d’Amérique du Sud. Par Alejandro Navarro Brain.
La crise économique, doublée d’une “guerre économique” menée par plusieurs entreprises et soutenue par les États-Unis contre le Venezuela, a coûté entre 1,1 et 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) entre 2013 et 2017, soit environ entre 245 et 350 milliards de dollars. De 2017 à 2019, les sanctions imposées par l’administration Trump au Venezuela ont coûté la vie à 40 000 de ses habitants, selon une étude des chercheurs Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs ; selon cette même étude, publiée en avril 2019 pour le CEPR, « 300.000 Vénézuéliens sont en danger du fait d’un manque d’accès aux médicaments ou à des traitements ».
L’épidémie de Covid-19 n’a donné lieu à aucune trêve. Pour combattre la crise sanitaire, le président Maduro a demandé un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. Ce dernier lui a opposé une fin de non-recevoir, arguant qu’il n’y avait pas de consensus quant à la reconnaissance internationale du gouvernement – alors que l’Assemblée générale des Nations unies le reconnaît comme le seul gouvernement légitime.
Ces 5 milliards n’auraient pourtant représenté que 1,4% des 350 milliards de dollars perdus par le Venezuela entre 2013 et 2017. Le Royaume-Uni, à l’heure actuelle, retient 1,2 milliard de dollars des réserves d’or vénézuéliennes dans ses coffres – en d’autres termes, le FMI dispose d’un quart du prêt garanti, via l’un de ses partenaires internationaux les plus influents.
Cette situation se double d’un alignement progressifde l’Amérique latine sur le Bureau ovale. En 2018 le Chili, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Paraguay et le Pérou suspendaient leur participation à l’UNASUR [organisation d’intégration régionale qui a pris son essor lors de l’apogée des gouvernements de gauche en Amérique latine].En 2019, le Chili et la Colombie, deux gouvernements parmi les plus proches des États-Unis, ont créé un nouvel organisme d’intégration régionale : le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur), aujourd’hui présidé par le chef d’État chilien Sebastian Piñera.
Le Prosur n’a jamais masqué ses objectifs : renforcer l’axe libéral en Amérique du Sud, au nom de principes humanitaires que le Venezuela aurait violés. Sebastián Piñera a officialisé il y a peu un visa de “responsabilité démocratique”, qui permet aux Vénézuéliens d’émigrer facilement au Chili – un total de 455 494 résidents vénézuéliens sont présents au Chili. Dans sa volonté d’isoler le Venezuela, Piñera a été jusqu’à exclure le Venezuela d’une initiative régionale visant à coordonner les actions de contrôle aux frontières et d’approvisionnement médical, dans le cadre du Prosur.
En temps de pandémie, la guerre économique ne connaît aucune trêve…
La politique étrangère, dont la responsabilité incombe en grande partie à l’exécutif, a fourni un débouché idéal au programme radical de Jeanine Añez, présidente de facto de Bolivie, qui ne dispose pas de majorité parlementaire. Quelques jours après son entrée en fonction, le gouvernement Añez a rompu les relations diplomatiques avec le Venezuela, expulsé son personnel diplomatique, reconnu le gouvernement autoproclamé de Juan Guaidó et s’est empressé de quitter l’ALBA pour rejoindre son homologue de droite, le Groupe de Lima. La Bolivie ne tarde pas non plus à rétablir les relations diplomatiques avec Israël et des liens étroits avec les États-Unis, qui avaient été sérieusement érodés depuis que l’ambassadeur américain en Bolivie avait été surpris dans des réunions secrètes avec des membres clefs de l’opposition en plein milieu d’un mouvement séparatiste visant à chasser le gouvernement Morales en 2008. Par Guillaume Long.
Añez, sénatrice peu connue dont le parti n’a obtenu que 4 % des voix aux dernières élections législatives, a été intronisée après qu’un coup d’État ait renversé le président démocratiquement élu Evo Morales le 10 novembre. Il est très vite apparu que son manque de légitimité démocratique ne l’empêcherait pas d’agir comme si elle était en possession d’un mandat populaire pour diriger le pays et faire entrer celui-ci dans une ère nouvelle. Plutôt que de jouer le rôle d’une présidente intérimaire prudente (ainsi que l’ont qualifiée les partisans du coup d’État), qui chercherait à garantir le fonctionnement ordinaire des institutions en vue de la tenue d’élections dans les plus brefs délais, elle a choisi de régner.
Après avoir juré plusieurs fois qu’elle ne se présenterait pas aux prochaines élections, Añez a finalement annoncé sa candidature le 24 janvier. Les candidats à la présidentielle Carlos Mesa et Jorge Quiroga, entre autres représentants des élites boliviennes, ont exprimé leur mécontentement à l’égard de ce revirement. Sa présence allait encore davantage diviser la droite dans le contexte d’une course électorale surchargée, dans laquelle le candidat du Mouvement vers le Socialisme (MAS), le parti de Morales, est largement en tête. Les soutiens du coup d’État, à l’intérieur et à l’extérieur de la Bolivie, redoutent que les ambitions politiques d’Añez ne discréditent leur argumentaire selon lequel le coup d’État est le fait d’acteurs désintéressés, dévoués à la cause de la « démocratisation » de la Bolivie et non à leur avancement personnel.
L’internationalisation de la politique intérieure
Dans cette restauration conservatrice bolivienne, il existe un lien indissoluble entre la politique étrangère et la persécution intérieure du MAS et de ses leaders. Le gouvernement issu du coup d’État souhaite arrêter Morales pour « terrorisme » et « sédition ». Des dizaines de représentants du gouvernement Morales et de leaders du MAS ont fui leur pays ou réclamé l’asile auprès de représentations diplomatiques, quand ils n’ont pas été arrêtés. Dans les 24 heures qui ont suivi l’annonce effectuée par le MAS de son candidat à la présidentielle en la personne de l’ex-ministre des finances Luis Arce, le gouvernement de facto a officialisé des accusations de « corruption » contre Arce ; lorsqu’il a remis les pieds en Bolivie, ce dernier a reçu une assignation à comparaître avant même de pouvoir passer la douane. Un ancien ministre et un directeur de cabinet, à qui le ministère des Affaires étrangères bolivien avait garanti un sauf-conduit depuis l’ambassade mexicaine pour aller à l’aéroport et quitter le pays, ont été arrêtés et malmenés. Ce n’est que grâce à la dénonciation internationale de cette extraordinaire violation du droit international – et de la stupéfiante schizophrénie consistant à leur octroyer un sauf-conduit avant de les emprisonner une fois qu’ils se trouvent hors de leur sanctuaire diplomatique – que le gouvernement bolivien les a finalement relâchés.
Le responsable de la résurgence de la « guerre intérieure » – la tristement célèbre doctrine nationale de sécurité des dictatures militaires latino-américaines des années 60 et 70 – est le ministre de l’Intérieur Arturo Murillo. Il ne fait pas mystère de ses alliances internationales destinées à éradiquer éléments subversifs et terroristes : « Nous avons invité [les Israéliens] pour nous aider. Ils ont l’habitude d’affronter des terroristes. Ils savent comment prendre les choses en main. »
En ce qui concerne les nombreuses dénonciations de violation des droits de l’Homme qui découlent de telles méthodes, elles sont, pour Patricio Aparicio, l’ambassadeur d’Añez à l’Organisation des États américains, de simples « mensonges et contre-vérités ». Aparicio désigne le rapport de la Commission interaméricaine des droits humains, et sa dénonciation du massacre de Senkata, comme le simple produit des machinations des « consultants et des opérateurs issus d’un certain internationalisme de gauche, implantés dans de nombreuses institutions interaméricaines, et qui ne sont pas intéressés par la vérité ».
Dans la continuité du déni de violation des droits humains, le gouvernement Añez a pris des mesures de rétorsion contre les gouvernements qui tenaient des positions proactives de défense des Boliviens victimes d’abus. Jorge Quiroga, le « représentant international » d’Añez, qui a finalement démissionné en janvier pour lancer sa propre campagne présidentielle, a qualifié le président mexicain Andrés Manuel López Obrador de « lâche », de « brute » et de « scélérat » pour avoir octroyé l’asile à Evo Morales. Bien loin de désavouer la franchise de son représentant, moins d’une semaine après les insultes fleuries de Quiroga, Añez a renvoyé l’ambassadeur mexicain ainsi que le consul et chargé d’affaires espagnol, pour le rôle de leur gouvernement dans la protection d’anciens représentants boliviens menacés de persécution.
Un autre différend eut lieu avec le nouveau gouvernement de gauche argentin qui accorda l’asile à Morales. Qu’Añez, présidente issue d’un coup d’État, décriât publiquement le jour de son investiture Alberto Fernández, président argentin démocratiquement élu, parce qu’il n’aurait « aucun respect pour la démocratie » , était plus qu’ironique…
Un voisin amical
Le contexte international a joué un rôle décisif dans la radicalisation de la croisade d’Añez contre la gauche. Le gouvernement brésilien, pour sa part, a fourni de l’aide et des encouragements. Le ministre des Affaires étrangères israélien a confirmé le rôle influent du Brésil, en reconnaissant « l’aide du président brésilien [Jair Bolsonaro] et de son ministre des Affaires étrangères » dans le rétablissement des relations entre Israël et la Bolivie, sans oublier de souligner l’importance du coup d’État : « Le départ du président Morales, qui était hostile à Israël, et son remplacement par un gouvernement ami d’Israël, a permis la réalisation de ce processus ».
Si l’on fait abstraction des enjeux israéliens, il ne fait aucun doute que le président brésilien est ravi des récents événements qui ont secoué la Bolivie voisine. Là où Bolsonaro est un catholique qui a reçu le soutien de nombreuses églises évangéliques conservatrices pour son élection de 2018, Añez, pour sa part, en est la version évangéliste et dévote d’extrême-droite, avec un manque d’affection prononcé pour les évolutions progressistes ou l’histoire de la séparation de l’Église et de l’État en Amérique.
Bolsonaro a tenté d’aider Añez de nombreuses façons, en assouplissant, par exemple, les règles d’importation de gaz bolivien. En décembre 2019, le contrat de Petrobras avec l’YPFB (l’entreprise de pétrole et de gaz de l’État bolivien) arriva au terme de ses 20 ans. Les négociations eurent lieu dans le contexte d’une baisse rapide de la demande brésilienne pour le gaz bolivien, qui était en stagnation avant le coup d’État. En décembre, cependant, Petrobras a conclu un accord temporaire avec l’YPFB, ce qui accordé au gouvernement bolivien une marge de manœuvre bienvenue, dans l’attente de la finalisation d’un contrat à plus long terme. En janvier, le ministre brésilien des Mines et de l’Énergie est allé plus loin en garantissant à l’YPFB le droit d’importer et de vendre du gaz sur le marché brésilien, en accord avec la volonté plus large de Bolsonaro de mettre un terme au monopole de Petrobras sur les importations de gaz au Brésil. Bien que des quotas sur la quantité de gaz bolivien entrant librement sur le marché vont rester en place, ils sont voués à être revus à la hausse chaque année.
La rupture avec Cuba
Le Brésil a aussi mené la danse en montrant l’exemple. En rompant avec les tabous en politique étrangère, en utilisant un langage provocateur, en s’érigeant contre le consensus libéral communément admis et en dénonçant le multilatéralisme, assimilé à du « marxisme culturel », Bolsonaro, tout comme Trump, a permis à de petits États de se faire les émules de ces comportements et politiques extrémistes. La détérioration des relations avec Cuba entamée depuis l’élection de Bolsonaro, justifiée par une rhétorique grandiloquente, en est une bonne illustration. Quand Bolsonaro s’est attaqué au programme cubain « More doctors » en déclarant qu’il y avait « un grand nombre de terroristes parmi eux » et que Cuba a rapatrié huit mille médecins du Brésil, il a ouvert la voie à la mise en place de mesures similaires par d’autres pays. En novembre 2019, l’Équateur et la Bolivie ont tous deux mis un terme à leur coopération sanitaire avec l’île et les médecins cubains ont été rapatriés depuis les deux pays andins avant même la fin de l’année.
En 2019, le Brésil était l’un des trois pays à soutenir l’embargo américain contre Cuba lors du vote de l’Assemblée générale des Nations Unies. Ce faisant, le gouvernement Bolsonaro rompait avec la tradition historique de multilatéralisme du Brésil et son opposition de longue date à la coercition économique infligée par les États-Unis contre l’île. Añez, cependant, est allée encore plus loin : le 24 janvier 2020, le gouvernement bolivien annonçait qu’il mettait fin aux relations diplomatiques avec l’île. La Bolivie est à présent le seul pays de l’hémisphère occidental qui n’entretient plus de relation diplomatique avec Cuba, et l’un des trois seuls au monde (avec la Corée du Sud et Israël).
Pendant des décennies, Cuba a cherché à s’éloigner des anciens clivages diplomatiques issus de la Guerre froide. N’hésitant pas à s’exprimer lorsqu’il se sent bafoué ou lorsque des alliés proches sont menacés ou renversés, le gouvernement cubain a cependant toujours cultivé une approche prudente à l’égard de ses potentiels adversaires. La rupture diplomatique entre la Bolivie et Cuba semble d’un autre âge.
Même l’administration Trump, qui a ressuscité l’article 3 de la loi Helms Burton pour imposer une pression économique encore plus importantes sur l’île, n’a pas encore mis fin aux relations diplomatiques rétablies avec Cuba sous le gouvernement précédent. Cela ne veut pas dire que l’attitude d’opposition frontale de la Bolivie à l’égard de la gauche latino-américaine n’est pas encouragée de tout cœur par Washington. L’influence de Marco Rubio sur toutes les machinations – ou erreurs de calcul – en Amérique latine de la campagne présidentielle de Trump n’a eu de cesse d’alimenter une position toujours plus agressive de l’administration américaine envers cette région. En dernière instance, la réactivation d’une politique de Guerre froide en Bolivie est le signe d’un bond en arrière vers un passé sombre et antidémocratique qui colle parfaitement avec la vision monroeiste de Trump à l’égard de l’Amérique latine, considérée comme « l’arrière-cour » des États-Unis sur la scène internationale.
Ces derniers jours, la ministre des Affaires étrangères d’Añez, Karen Longaric, a été chaleureusement accueillie par le secrétaire d’État américain Mike Pompeo. Le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro lui a emboîté le pas, et Longaric a rendu hommage à son « rôle crucial pour la défense de la démocratie et de l’État de droit », avant de lui accorder son soutien officiel pour sa réélection à la tête de l’organisation.
L’OEA a joué un rôle crucial dans le sabotage de l’élection d’octobre 2019 et dans l’alimentation du récit fallacieux d’élections frauduleuses, qui a grandement contribué au renversement de Morales. Longaric a ensuite donné une conférence, dans le cadre du Dialogue interaméricain, dédiée à l’importance d’adhérer à une politique étrangère « non idéologique ». Ce même après-midi, les relations avec Cuba ont été rompues. Durant l’événement, Longaric n’a été confrontée à aucune question dérangeante…
Depuis son improbable rôle de présidente intérimaire émergeant de l’obscurité à celui de candidate à la présidentielle disposant d’un nombre croissant d’alliés internationaux, Añez est parvenue à faire de sa politique étrangère zélée le pilier de sa stratégie politique avec un indéniable succès. Dans un contexte régional et international où l’appartenance à l’extrême-droite, loin d’être marginale, est devenue politiquement rentable, que Jeanine Añez se sente si enhardie n’a rien de surprenant…
À la suite de quatre années de politique néolibérale brutale pendant la présidence de Mauricio Macri, l’Argentine est à nouveau plongée dans une crise majeure de la dette. Le nouveau président péroniste, Alberto Fernández, se retrouve confronté au même dilemme que ses prédécesseurs : risquer un bras de fer avec le FMI ou accepter toutes ses conditions. Par Éric Toussaint, porte-parole du CADTM International.
Rappelons que Mauricio Macri a commencé son mandat en décembre 2015 en acceptant toutes les demandes d’un juge new-yorkais qui avait donné raison aux fonds vautours contre l’Argentine. Cela a permis à ces fonds d’investissements spécialisés dans le rachat à bas prix des titres souverains d’empocher 4,6 milliards de dollars et de faire un bénéfice de 300 %. Pour indemniser ces fonds vautours, Mauricio Macri a emprunté sur les marchés financiers. Il annonçait que tout se passerait pour le mieux car l’application de recettes néolibérales allait renforcer l’attrait de l’Argentine auprès des investisseurs et des prêteurs étrangers. La presse dominante au niveau international lui a apporté son soutien. Les commentaires des experts en économie invités à donner leur avis présentaient l’Argentine de Macri comme une success story. L’émission en 2017 d’un titre venant à échéance 100 ans plus tard (2117) était présentée comme la preuve ultime de la réussite néolibérale pro-marché de Macri.
Or la réussite de ce titre s’expliquait d’une toute autre manière : le taux d’intérêt proposé pendant cent ans s’élevait à 7,25 % par an (avec un rendement réel sur le prix d’achat de départ de 7,917 % car le titre a été vendu avec une décote pour attirer les investisseurs). Alors que début juin 2017, les banquiers pouvaient emprunter à 0 % à la BCE, à la Banque du Japon et à la Banque de Suisse, à 0,25 % à la Banque d’Angleterre et à 1,00 % à la Fed aux États-Unis, alors que les fonds d’investissements disposaient d’énormément de liquidités et que le rendement des titres de la dette publique des pays du Nord était très bas, voire négatif, le bon argentin à 7,25 % pendant cent ans était une aubaine. D’où son succès. Cela ne représentait en rien la preuve de la bonne santé de l’économie argentine. Il y a un volume tellement élevé de capitaux orientés vers la spéculation (et pas vers l’investissement productif) que tout État émettant des titres souverains avec un rendement supérieur à la moyenne est susceptible de trouver acquéreur.
Un exemple de commentaire de la presse économique pour saluer le bon à 100 ans : « Un peu plus d’un an après la fin de l’incroyable saga de la dette argentine, Buenos Aires poursuit sa reconquête des marchés financiers. Le gouvernement Macri vient d’effectuer une émission obligataire en dollars à 100 ans, un événement qui aurait paru impossible il y a encore quelques années ». Dans un article apologétique, le quotidien français Les Échos n’hésitait donc pas à affirmer que l’Argentine de Macri poursuivait « sa reconquête des marchés ».
Un an avant, en 2016, le même quotidien écrivait : « En avril 2016, Buenos Aires avait effectué un retour triomphal sur les marchés : malgré huit faillites dans l’histoire de l’Argentine, les investisseurs avaient placé pour 68 milliards de dollars d’ordres. Un véritable plébiscite pour le nouveau chef d’État Mauricio Macri. Le pays avait choisi de lever 16,5 milliards à un taux de 7,5 % pour 10 ans. ».
Une personne un peu avisée aura compris à la lecture de ces commentaires dithyrambiques que les grandes sociétés capitalistes du monde entier étaient à la recherche des occasions d’obtenir un haut rendement en achetant des titres avec des risques élevés. Cela ne représentait pas du tout une preuve de bonne santé de l’économie argentine.
Les prêteurs potentiels (c’est-à-dire des fonds d’investissements, des grandes banques…) se disaient que les titres argentins bénéficiaient de la garantie de l’État argentin et qu’en cas de pépin ils pourraient demander à un juge de New York de leur donner raison contre l’Argentine. Ils avaient raison car les autorités de Buenos Aires ont délégué à la justice des États-Unis le pouvoir de trancher des conflits entre l’Argentine et les prêteurs. De toute façon, ils se disaient aussi qu’en cas de besoin, le FMI interviendrait pour prêter de l’argent au gouvernement argentin afin que celui-ci puisse continuer à rembourser la dette aux fonds privés comme il l’a toujours fait. Argument supplémentaire : les richesses du sous-sol argentin sont élevées et en cas de problème l’Argentine pourra mettre en vente encore plus de ressources afin de répondre aux exigences des prêteurs.
En résumé, alors que l’économie argentine réelle n’allait pas bien du tout, le gouvernement a réussi en 2016-2017 à trouver des prêteurs et son gouvernement de droite a bénéficié des louanges de la grande presse internationale, du FMI et des autres gouvernements directement aux mains du grand capital.
Mais cela a commencé à tourner franchement mal en 2018 sous l’effet de plusieurs facteurs négatifs en lien avec les politiques pratiquées par Macri : l’augmentation très forte du volume des intérêts à payer (qu’il fallait continuellement refinancer par de nouvelles dettes), la fuite massive des capitaux permise par une politique tout à fait laxiste de liberté totale de sortie des capitaux. Cette sortie montrait d’ailleurs que les capitalistes argentins n’avaient pas tellement confiance dans l’avenir de Macri et préféraient aller faire des affaires ailleurs y compris en achetant à Wall Street des titres de la dette extérieure argentine libellés en dollars. Les réserves de change ont fortement baissé. La production et l’emploi ont commencé à chuter, l’Argentine est entrée en récession. Le pouvoir d’achat de la majorité de la population a reculé suite aux attaques patronales et gouvernementales. En conséquence, la consommation interne qui représente 70 % du PIB argentin a baissé elle aussi. Le peso argentin s’est progressivement enfoncé. Alors qu’au 1er janvier 2018, il fallait 22 pesos pour acheter un euro, le 16 juin 2018, il en fallait 321.
C’est dans ce contexte qu’en juin 2018, Macri en panique a fait appel au FMI comme l’avaient prévu les prêteurs étrangers et les capitalistes argentins. Le crédit total que le FMI a promis d’accorder à l’Argentine s’est élevé à 57 milliards de dollars (dont l’équivalent de 44,1 milliards ont été effectivement déboursés jusqu’à présent). Dans un premier temps, en juin 2018, le montant de 50 milliards de dollars a été annoncé et quelques mois plus tard, comme la situation ne s’arrangeait pas, 7 milliards de dollars supplémentaires ont été ajoutés aux promesses de déboursements. C’est jusqu’ici le prêt le plus élevé jamais accordé à un pays par le FMI (en 2010, le prêt accordé à la Grèce par le FMI s’est élevé à 30 milliards d’euros). Le FMI comme d’habitude a exigé en contrepartie l’application de mesures encore plus impopulaires que celles appliquées par Macri jusque-là.
En octobre 2019, lors des élections présidentielles, le peuple argentin a sanctionné Macri et le mouvement politique péroniste a regagné par les urnes, après un intermède de quatre ans, la présidence du pays en la personne d’Alberto Fernández. Cristina Fernández, qui a présidé le pays de 2007 à 2015, est devenue vice-présidente.
C’est en préparation de la passation de pouvoir entre Mauricio Macri et Alberto Fernández (10 décembre 2019), que le réseau latinoaméricain et caribéen du CADTM, le CADTM AYNA (AYNA correspond au sigle Abya Yala Nuestra América – dans la région du Panama actuel, les peuples natifs de l’Amérique latine appelaient leur territoire l’Abya Yala) tenait sa huitième assemblée annuelle. J’ai participé à cette rencontre ainsi qu’à plusieurs conférences publiques dont une au parlement argentin.
Le taux de pauvreté a fortement augmenté pendant les quatre ans du mandat de Macri, il est passé d’environ 27 % à 40 % de la population. Dans les jours qui ont précédé le passage de Macri aux Fernández (Alberto et Cristina Fernández ne sont pas de la même famille même s’ils portent le même patronyme), le paiement de la dette était au centre de la plupart des débats politiques.
Par ailleurs, il faut souligner que les mouvements politiques et sociaux argentins sont massifs et bien organisés : les syndicats restent puissants, le mouvement féministe est capable de grandes mobilisations, les sans-emplois sont organisés, le mouvement coopératif est fort, … Les différentes expériences néolibérales qui ont commencé avec la dictature (1976-1983) et dont la dernière en date est la période Macri n’ont pas réussi à atomiser la société argentine et, à la différence du Chili voisin, l’éducation y compris universitaire est gratuite et il en va de même avec le secteur de la santé.
En novembre-décembre 2019, voici les questions qui reviennent le plus souvent dans les médias :
-Alors que le gouvernement sortant a suspendu le paiement d’une partie de la dette interne, le nouveau gouvernement va-t-il rembourser la dette accumulée pour réaliser une politique qui a été rejetée par la majorité de la population ?
-Que faut-il faire des accords passés avec le FMI ?
-Puisque le FMI est censé verser encore 11 à 13 milliards de dollars à l’Argentine, le nouveau gouvernement doit-il demander ces versements ou doit-il dire au FMI de les stopper ?
-Ne faudrait-il pas que l’Argentine suspende pendant deux ans le remboursement de la dette afin de pouvoir relancer en priorité la consommation et l’activité économique et ainsi rendre soutenable la reprise des paiements plus tard ? C’est ce que propose Martin Guzman, économiste argentin qui enseigne à New York et qui collabore étroitement avec Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Martin Guzman vient d’être nommé ministre de l’Économie et des Finances du nouveau gouvernement d’Alberto Fernández.
Une majorité de la population rejette clairement le FMI dont l’action néfaste en Argentine est connue de tout un chacun. Il faut savoir qu’après la seconde Guerre mondiale, le président Juan Domingo Perón avait refusé que son pays adhère au FMI en le dénonçant comme un instrument de l’impérialisme2. L’Argentine n’a adhéré au FMI qu’en 1956 pendant la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti qui a renversé Perón en 1955. Vingt ans plus tard, le FMI a soutenu activement la dictature sanglante du général Jorge Rafael Videla, responsable de l’assassinat de plus de 30 000 opposants de gauche. Dans les années 1990, le FMI a mis la pression maximum pour faire de l’Argentine un des pays à la pointe des privatisations et de l’ajustement structurel. Cela avait fini par conduire à la rébellion massive de décembre 2001 qui a provoqué la chute du président Fernando de la Rúa.
Lors des conférences publiques réalisées à Buenos Aires entre le 27 et le 29 novembre 2019 par ATTAC-CADTM en collaboration avec une dizaine d’organisations, j’ai eu l’occasion, en tant que porte-parole international du CADTM, de faire une série de propositions pour affronter la crise de la dette argentine. Ces propositions sont le fruit de discussions au sein du réseau CADTM. Cela a notamment été le cas lors d’une audience qui a eu lieu au parlement argentin le 27 novembre à l’initiative de l’économiste Fernanda Vallejos, une députée qui fait partie de la nouvelle majorité présidentielle [voir l’intervention en espagnol d’Éric Toussaint].
Voici un résumé des arguments que j’ai avancés et des propositions que j’ai faites.
Il ne faut pas hésiter à utiliser la doctrine de la dette odieuse car elle s’applique à l’Argentine.
Selon la doctrine de la dette odieuse, une dette est réputée odieuse et donc nulle à deux conditions :
1. Elle a été contractée contre l’intérêt de la nation ou contre l’intérêt du peuple ou contre l’intérêt de l’État concerné.
2. Les créanciers ne sont pas en mesure de démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette était contractée contre l’intérêt de la nation. Il faut préciser que selon la doctrine de la dette odieuse la nature du régime ou du gouvernement qui a contracté la dette n’a aucune espèce d’importance, ce qui compte c’est l’usage qui est fait de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être réputée odieuse si la deuxième condition est réunie. Donc, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux [voir à ce sujet sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)3.
Il est fondamental pour un pays d’adopter de manière souveraine et unilatérale des mesures complémentaires qui permettent d’améliorer la situation en matière de dette.
Cinq exemples :
1. L’adoption d’une loi contre les fonds vautours
Comme la Belgique l’a montré en 2008 puis en 2015, il est possible d’adopter une loi pour combattre les fonds vautours (voir Renaud Vivien, « Analyse de la loi belge du 12 juillet 2015 contre les fonds vautours et de sa conformité au droit de l’UE »). La loi est très simple, elle consiste à dire qu’un fonds d’investissement ne peut pas prétendre à une somme supérieure à la somme qu’il a effectivement déboursée pour acquérir un titre de la dette publique. Rappelons que l’action des fonds vautours consiste à acheter à un prix très bas des titres de la dette quand le pays est en détresse afin d’obtenir par voie de justice une indemnisation qui peut représenter un bénéfice de plusieurs centaines de pourcents. Si l’Argentine adoptait une telle loi, cela pourrait l’aider à se protéger contre l’action des fonds vautours. Si de nombreux pays faisaient de même, ceux-ci seraient largement neutralisés. Il faudrait également refuser lors de l’émission de titres de dettes publiques de déléguer à une juridiction étrangère (par exemple la justice de New York) le pouvoir de régler un litige entre le pays emprunteur et les détenteurs de titres.
2. La suspension du paiement de la dette
La suspension du paiement de la dette fait partie des moyens qu’un pays peut utiliser pour affronter une situation de crise financière et/ou humanitaire. Le pays peut décréter une suspension de manière unilatérale et souveraine. De nombreux pays y ont eu recours, c’est le cas de l’Argentine à partir de la fin 2001 jusque 2005 pour un montant d’environ 80 milliards de dollars et cela lui a été bénéfique.
Dans un livre collectif publié en 2010 par l’université d’Oxford4, Joseph Stiglitz affirme que la Russie en 1998 et l’Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu’une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48).
Quand un pays réussit à imposer une réduction de dette à ses créanciers et recycle les fonds antérieurement destinés au remboursement pour financer une politique fiscale expansionniste, cela donne des résultats positifs : « Dans ce scénario, le nombre d’entreprises locales qui tombent en faillite diminue à la fois parce que les taux d’intérêt locaux sont plus bas que si le pays avait continué à rembourser sa dette et parce que la situation économique générale du pays s’améliore. Puisque l’économie se renforce, les recettes d’impôts augmentent, ce qui améliore encore la marge budgétaire du gouvernement. […] Tout cela signifie que la position financière du gouvernement se renforce, rendant plus probable (et pas moins) le fait que les prêteurs voudront à nouveau octroyer des prêts. » (p. 48). Par ailleurs, dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre « The elusive costs of sovereign defaults », Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (« Default episodes mark the beginning of the economic recovery »).
L’Argentine, comme en 2001, ne devrait pas hésiter à déclarer une suspension de paiement d’une durée à déterminer, deux ans peut constituer un laps de temps minimum avec une possibilité de prolongation si cela est nécessaire. Elle pourrait mettre à profit cette suspension pour utiliser les sommes épargnées afin de relancer la consommation et l’activité économique au profit de la population.
Il est recommandé de réaliser une suspension sélective : les petits épargnants et les petits détenteurs de titres, de même que les fonds de pensions publics et les autres institutions publiques doivent être exemptés de la suspension de paiement, c’est-à-dire que ces catégories continueront à recevoir le remboursement de la dette. Il est tout à fait normal d’instaurer une discrimination positive afin de protéger les « faibles » et les entités publiques nationales par rapport aux grands créanciers privés et au FMI.
3. L’obligation pour les détenteurs de titres de la dette argentine de s’identifier auprès des autorités de Buenos Aires
Les autorités argentines devraient renouer avec une pratique datant de la première moitié du 20e siècle : l’établissement d’une liste des détenteurs de titres et autres créanciers. Dans le règlement du litige entre le Mexique et ses créanciers dans les années 1940, les créanciers ont eu l’obligation de se faire connaître et certains ont été exclus de l’accord qui a permis l’annulation de 90 % de la dette mexicaine. Les détenteurs de titres ont été obligés de présenter leurs titres et de les faire enregistrer et estampiller auprès des autorités mexicaines avant de pouvoir prétendre à une compensation ! [Lire à ce sujet cet article sur le site du CADTM]. L’obligation pour les détenteurs de titres de s’identifier permet notamment de poursuivre le paiement à l’égard des « petits porteurs » de titres ou de leur proposer une indemnisation favorable.
4. La réalisation d’un audit de la dette à participation citoyenne
Il est fondamental de réaliser un audit avec la participation des citoyens et des citoyennes afin d’identifier la partie illégitime et odieuse de la dette (la partie illégitime et odieuse pourrait représenter l’écrasante majorité de la dette). Cet audit peut déboucher sur une répudiation de la dette et/ou sur une restructuration unilatérale avec une annulation plus ou moins importante.
5. La non-reconnaissance des accords signés avec le FMI en 2018 par Macri
Comme l’ont démontré plusieurs juristes argentins et de nombreux autres protagonistes, l’accord signé par le FMI et Mauricio Macri est contraire à l’intérêt de la nation argentine et/ou du peuple argentin. Le FMI, en octroyant un prêt de 57 milliards de dollars au gouvernement de Macri, a violé ses propres règles qui consistent à dire qu’il ne peut octroyer des fonds que si, en conséquence, la dette devient soutenable. Or en prêtant une somme aussi énorme à l’Argentine en 2018, il n’était pas possible de prétendre que cela rendrait la dette soutenable. La preuve en a été faite moins d’un an plus tard. De son côté Macri a violé les lois et la constitution argentine qui prévoient que la signature d’un tel accord avec le FMI, qui a valeur de traité international, doit être soumis à débat au parlement argentin qui doit ensuite l’approuver. De plus, le crédit a été accordé parce que Donald Trump, président des États-Unis, a mis la pression sur la direction du FMI afin de venir en aide au gouvernement de Macri pour que celui-ci puisse rester au pouvoir malgré la crise et remporter les élections de 2019. Trump voulait venir en aide à Macri parce que celui-ci menait une politique conforme aux intérêts économiques, politiques et militaires des États-Unis. C’est la véritable raison pour laquelle ce méga-crédit a été accordé. Sachant que le peuple argentin a désavoué dans les urnes les choix de Macri et que celui-ci n’a pas respecté la constitution argentine, le nouveau gouvernement est en droit de refuser de reconnaître la validité des accords signés par son prédécesseur avec le FMI. On est dans un cas de figure prévu par la doctrine de la dette odieuse : lors d’un changement de régime, le nouveau gouvernement n’est pas tenu de respecter les obligations contractées par ses prédécesseurs en matière d’endettement si ceux-ci ont contracté une dette contre l’intérêt de la nation ou du peuple (et dans ce cas en leur propre faveur, afin de rester au pouvoir).
Il est important pour l’Argentine de tirer des leçons des erreurs du passé et de ne pas reproduire le type de négociation qui a eu lieu avec les créanciers pendant la période 2002-2010 [voir une analyse de cette renégociation dans Maud Bailly et Éric Toussaint, « Argentine : La restructuration frustrée de la dette en 2005 et en 2010 »].
Les mesures énoncées plus haut devraient s’inscrire dans un programme d’ensemble qui inclut d’autres actions : contrôle des mouvements de capitaux, socialisation du secteur bancaire, réforme fiscale, mesures pour rompre avec le modèle extractiviste exportateur et pour lutter contre la crise écologique…
Notes :
1 Fin septembre 2018, il fallait 48 pesos pour 1 euro. Début décembre 2019, il en fallait 66.
3 Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Il écrit « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que… ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6). Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM.
4 Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford, 2010.
Article originellement publié sur le site du CADTM sous le titre «L’Argentine en pleine crise de la dette » le 9 décembre 2019, reproduit avec l’autorisation de son auteur : https://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette
En février dernier, Kako Nubukpo participait à une conférence organisée par le cercle LVSL de Paris sur le thème « euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? », où il traitait des enjeux économiques et géopolitiques afférents au franc CFA et portait un regard critique sur cette monnaie issue de l’époque coloniale. Dans son dernier ouvrage L’urgence africaine (septembre 2019, éditions Odile Jacob), il analyse les mutations que connaît le continent africain depuis une décennie : projet de réforme du franc CFA, pénétration croissante des capitaux français dans l’Afrique anglophone et lusophone, expansion de la Chine, etc. Cette nouvelle configuration bouleverse-t-elle l’équilibre géopolitique hérité de la décolonisation, caractérisé par la persistance du pré carré de l’Élysée dans l’Afrique francophone ? Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Alex Fofana.
LVSL – Vous estimez que l’impérialisme français est aujourd’hui davantage militaire qu’économique. Peut-on dire que la « Françafrique » de Jacques Foccart et de ses épigones, caractérisée par une superposition de diverses strates de domination héritées de la colonisation – impérialisme financier, néo-colonialisme économique, ingérences diplomatiques et militaires – est en voie de dissolution ?
Kako Nubukpo – On observe que seuls 20 % des investissements directs étrangers français à destination de l’Afrique finissent dans la zone franc. 80% des investissements directs étrangers français en Afrique sont à destination de l’autre Afrique : anglophone, lusophone, hispanophone. Cela signifie que l’Afrique qui commerce véritablement avec la France n’est pas celle de la zone franc. Cela explique à mon sens la perméabilité de notre discours critique vis-à-vis du franc CFA auprès des autorités françaises, qui se rendent compte que l’on n’a pas besoin de garder le franc CFA pour continuer à commercer avec l’Afrique. Le leitmotiv de l’entrepreneuriat et de la start-up nation porté par Emmanuel Macron s’accommode très bien du mode de fonctionnement des pays anglophones où l’État n’a jamais été jacobin. On observe une sorte de résonance et de convergence entre le discours d’Emmanuel Macron, très pragmatique et micro-économique, et les statistiques historiques sur le commerce et l’orientation du commerce entre la France et l’Afrique.
C’est la raison pour laquelle j’ai toujours pensé que la question du franc CFA et de la zone franc est avant tout politique, et renvoie au maintien du pré carré français dans la région, à la possibilité d’obtenir des votes africains aux Nations-unies, bien plus qu’à des impératifs commerciaux.
Ceci étant posé, on observe encore des permanences de ce que l’on peut qualifier d’économie d’empire, constituée de grands groupes français trop heureux de pouvoir gagner des marchés en Afrique sans passer par des appels d’offre. Cette économie semble en voie d’épuisement, du fait même de l’ouverture de l’Afrique aux pays émergents. La concurrence s’accroît, par exemple pour la construction de grands projets d’infrastructure – un domaine où la Chine progresse continuellement.
LVSL – La progression de l’influence chinoise est l’un des phénomènes majeurs de cette dernière décennie. Si elle s’accompagne d’un discours de contestation de la mainmise occidentale sur l’Afrique – aux accents anti-coloniaux – elle prend souvent les contours d’un véritable impérialisme. Les gouvernements africains pourraient-ils s’appuyer sur cette progression géopolitique de la Chine pour négocier avec les pays occidentaux dans des conditions plus favorables ? Ou s’agit-il d’un facteur supplémentaire d’asservissement ?
K.N. – Le discours chinois s’insère dans la faiblesse de la relation entre l’Occident et l’Afrique, à deux niveaux.
D’une part, le gouvernement chinois affirme qu’il ne se mêlera pas de la politique interne des États africains et qu’il respectera l’impératif de non-ingérence. Les Chinois ont beau jeu de comparer ce discours avec les imprécations moralisatrices de l’Occident et des institutions internationales occidentales.
Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs.
D’autre part, le gouvernement chinois met en avant son caractère de pays en développement, au même titre que les pays africains. Ces deux éléments, partie intégrante du discours chinois, associés à des moyens financiers colossaux, permettent à la Chine de s’ériger en concurrent de taille vis-à-vis de l’Europe ou des États-Unis. C’est en ce sens que la prédation sur l’Afrique s’intensifie.
Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs. Auprès du FMI ils tiennent un discours très libéral, auprès des Chinois ou d’autres pays émergents un discours plus volontariste et néo-mercantiliste de transformation des matières premières et de protection des marchés (comme au sommet Russie-Afrique de Sotchi). Aux Nations unies, ils tiennent un discours onusien de développement durable, lié à la théorie des droits d’accès, aux questions d’accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’éducation, etc.
Ils ne veillent pas outre mesure à la compatibilité entre ces trois niveaux de discours et ne sont pas, de ce fait, les meilleurs défenseurs des intérêts collectifs africains.
On observe donc davantage un risque de prédation accrue que de concurrence saine entre des fournisseurs.
LVSL – Vous êtes un opposant de longue date au franc CFA. Le président ivoirien Alassane Ouattara a récemment rendu publique une décision (prise au nom de tous les pays de la zone franc) d’abandonner cette monnaie au profit d’une union monétaire plus large. Cette déclaration a de quoi surprendre, venant d’un président dont les accointances avec le pouvoir français ne sont plus à démontrer. Que penser de cette déclaration du président ivoirien et de ce projet d’abandon du franc CFA ?
K.N. – Deux agendas convergent, même s’ils sont différents. On trouve d’une part la volonté de mettre en place une monnaie pour l’ensemble de la CEAO [communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, constituée de 15 États ndlr], qui est à l’oeuvre depuis 1983. En 2000, la décision a été prise par les chefs d’État de créer une seconde zone monétaire au sein de l’Afrique de l’Ouest, que l’on a appelé la ZEDMAO et qui concerne les États d’Afrique de l’Ouest n’utilisant pas le franc CFA – six États, dont le Cap-Vert, qui est rattaché à l’euro mais de façon volontaire et non institutionnelle. Des critères de convergence ont été mis en place pour la création de l’ECO, qui devait être la monnaie de cette seconde zone monétaire. Étant donné le non-respect de ces critères de convergence, les chefs d’État ont récemment pris la décision de créer l’ECO en une seule étape par la fusion des sept monnaies et de l’escudo du Cap Vert. La mise en place de l’ECO est annoncée pour janvier 2020, avec une banque centrale située au Ghana – l’institut monétaire d’Afrique de l’Ouest, basé dans ce pays, est en quelque sorte l’embryon de cette monnaie.
On trouve, d’autre part, un second agenda qui a trait à la réforme du franc CFA, lequel ne concerne pas uniquement l’Afrique de l’Ouest, puisque la zone franc s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique centrale. Plusieurs questions sont posées : celui du nom de la monnaie, des réserves de change qui sont actuellement hébergées par le Trésor français, du rattachement de la monnaie à l’euro. On se demande donc dans quelle mesure la réforme du franc CFA coïncide avec la mise en place de l’ECO étant donné que ce sont deux agendas différents – avec un point de convergence puisque les huit États de l’Union monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UMOA), qui utilisent actuellement le franc CFA, devraient adopter l’ECO.
On peut observer une certaine schizophrénie de la part des chefs d’État de cette zone, qui louent les mérites du franc CFA tout en affirmant qu’ils vont mettre en place l’ECO. De la même manière, le président ivoirien Alassane Ouattara annonce que l’ECO possédera un taux de change fixe avec l’euro tandis que le président nigérien annonce que l’ECO sera rattaché à un panier de devises. À l’heure où nous parlons, il y a une incertitude sur la forme que prendra l’ECO, si le projet se matérialise effectivement en 2020.
LVSL – Au-delà du changement de dénomination, à quelles conditions cette réforme permettrait-elle effectivement aux pays utilisant le Franc CFA de sortir de ce que vous nommes la « servitude monétaire » ?
K.N. – À trois conditions. La première n’est plus en jeu, puisque l’ECO règle la question de l’intitulé de la monnaie – CFA signifiant à l’origine « Colonies françaises d’Afrique ».
Il y a ensuite deux condition économiques cruciales. Le financement des économies africaines à des taux d’intérêt acceptables d’une part, ce qui est impossible avec le franc CFA dont les taux d’intérêt sont à deux chiffres et exige des garanties trop importantes de la part des emprunteurs. Une compétitivité des prix soutenue à l’export de l’autre ; or, le franc CFA agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations. Il institutionnalise donc un déséquilibre de la balance commerciale. Si l’ECO règle, même partiellement, ces deux aspects – le financement de l’économie par le financement du marché intérieur et la compétitivité à l’export – un grand pas aura été fait.
LVSL – Quels seraient les secteurs économiques qui profiteraient d’une disparition du franc CFA ?
K.N. – Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, la zone franc a créé une dualité institutionnelle. C’est un espace dans lequel quinze États ont crée CEDEA (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) en 1975, avec des règles pérennes de fonctionnement. En 1994 se met en place l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). En conséquence, les États se retrouvent dans une situation de schizophrénie, essayant de respecter les règles des deux organismes. La disparition du franc CFA dans l’Afrique de l’Ouest homogénéiserait l’espace d’un point de vue institutionnel, puisqu’il signerait la fin de la CEDEAO.
Si l’on s’en tient aux tenants de la thèse du grand marché, on se retrouverait avec un marché de quinze États, quinze économies, une monnaie – l’ECO – et au moins la possibilité d’effectuer des économies d’échelle. Cela peut être une bonne chose, mais il faut identifier les avantages comparatifs. En Afrique zone franc, le coton constitue une culture économique compétitive. Cela fait des années que je plaide pour la mise en place d’un pôle de compétitivité coton dans le triangle formé par le sud du Mali, le nord de la Côte d’Ivoire et l’Ouest du Burkina Faso. Le coton pourrait jouer un rôle de secteur moteur en Afrique de l’Ouest francophone. Le Nigéria, relativement industrialisé, offre d’autres secteurs sur lesquels il serait possible de s’appuyer. En termes de production agricole on trouve le manioc, qui ne fait pas l’objet du commerce international, qui fait parti des cultures « orphelines » et dont la consommation est très importante sur la côte ouest-africaine. On pourrait concevoir la création d’une nouvelle industrie du manioc. On pourrait ajouter le cacao de Côte d’Ivoire, premier exportateur mondial – le Ghana étant le deuxième ou le troisième, qui pourrait être le moteur d’une industrie du chocolat en Afrique de l’Ouest. Des initiatives sont prises ici et là, mais elles restent embryonnaires à l’heure actuelle. L’un des intérêts de la réforme de la zone franc est de nous permettre de lier nos réflexions à propos du bon fonctionnement d’une monnaie à la création de l’ECO.
LVSL –Vous consacrez dans votre ouvrage de nombreuses pages à la question du libre-échange, et de ce que l’on nomme communément « l’intégration africaine ». La zone de libre-échange continentale (ZLEC) est promue par les tenants habituels du libéralisme économique mais aussi par certains militants qui revendiquent un héritage panafricain, comme Aya Chebbi [lire son entretien pour LVSL ici]. Vous suggérez, dans votre ouvrage, de tirer des leçons des impasses que rencontre la construction européenne. L’économiste Cédric Durand nomme « scalarisme » l’illusion selon laquelle « le déplacement de certains attributs étatiques de l’échelle nationale à une échelle plus vaste » et l’extension des marchés seraient par nature porteurs de progrès. Pensez-vous que l’on fait preuve d’un optimisme démesuré concernant la ZLEC ?
K.N. – Il faut prendre en compte un élément théorique d’ordre général, et un autre plus spécifique à l’Afrique.
L’élément théorique tient au fait que le débat n’est pas tranché entre les analyses néolibérales et keynésiennes relatives à l’efficacité des marchés. Les néolibéraux sont des tenants du caractère exogène des chocs ; selon eux, en élargissant la taille des marchés, du fait de la loi des grands nombres, les chocs vont s’amortir. Les bons prix s’afficheront systématiquement, reflétant les conditions de rareté relative sur les marchés. À l’opposé, les perspectives d’inspiration keynésienne, néo-keynésienne et post-keynésienne, prennent les fluctuations que l’on observe sur le marché pour des imperfections intrinsèques au marché – comme les comportements d’inversion vis-à-vis du risque, les comportements opportunistes, l’incertitude ou encore les « effets de butoir ». Si les fluctuations sont davantage endogènes qu’exogènes, l’élargissement de la taille des marchés ne va pas régler le problème. Ce discours libre-échangiste porté par la ZLEC est un discours sans fondement théorique incontestable.
Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation.
Il faut également prendre un compte un élément davantage propre au continent africain. Les pères de l’intégration africaine du « groupe de Casablanca » [association d’États africains créée au début des années 1960, rassemblant tous les panafricanistes du continent], dont la perspective était résolument fédéraliste, considéraient d’un bon œil la mise en place d’un État fédéral, d’un marché africain intégré et d’une monnaie africaine. Cette résonance avec le panafricanisme permet à la ZLEC de se parer d’une forme de légitimité historique. Il faut donc se garder de toute confusion. Des questions cruciales subsistent ; il ne faut pas, en particulier, que le grand marché que va créer cette zone de libre-échange soit alimenté par le reste du monde. Il faut que le contenu qui circule dans ce marché soit africain, au moins à hauteur de 50%. Il y a une faible dynamique d’offre à l’heure actuelle, mais une forte dynamique de demande – du fait de la croissance démographique, en vertu de laquelle deux milliards d’Africains habiteront le continent en 2050 ; ce marché devra transformer ces deux milliards de personnes en demandeurs solvables, avoir la capacité de générer des revenus, et pour cela de créer des emplois et de transformer les matières premières. Il me semble clair que le tracteur de l’émergence africaine sera la demande – et une demande solvable.
Je ne suis donc pas opposé à la ZLEC en tant que telle, à condition que ce marché soit alimenté par la production africaine. Se posent ensuite des questions plus techniques qui concernent le respect des clauses ; on observe pour l’UEMAO une faible crédibilité des sanctions par rapport aux déviants. Alors qu’elle n’est composée que de huit États, elle parvient difficilement à sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles communautaires, les directives et les règlements. On imagine donc la difficulté de le faire pour cinquante États…
Demeure enfin une question politique : quel degré de fédéralisme budgétaire les États sont-ils prêts à consentir ? Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation.
LVSL – Une partie importante des discours portant sur l’émergence de l’Afrique pointent du doigt la nécessité, pour le continent, de se convertir à une économie de services ; ce serait un moyen de permettre aux pays africains de sortir de leur statut d’exportateurs de matières premières. Que penser de cette injonction à la tertiarisation, qui implique pour le continent africain de passer outre l’industrialisation ?
K.N. – Cette question est fondamentale. Je viens d’achever une étude sur la transformation structurelle des économies africaines, et l’on observe que les emplois migrent directement du primaire vers le tertiaire, sautant l’étape du secteur secondaire, où l’on trouve pourtant le plus de potentialités d’emplois pérennes, du fait de l’industrialisation. L’Afrique peut-elle passer outre l’étape de l’industrialisation ?
La réponse est liée aux différents États et aux différentes configurations géographiques. Certains pays côtiers peuvent peut-être se spécialiser dans les services, mais d’autres grands pays, comme l’Éthiopie, se positionnent davantage comme les sous-traitants de la Chine avec ses zones économiques spéciales. J’estime qu’il faut en passer par l’industrialisation – en évitant les erreurs de « l’industrie industrialisante » que l’on a connu dans les années 60, notamment en Algérie. Il faut identifier les chaînes de valeur dans lesquelles on souhaite s’inscrire, et identifier les positions, au sein de celles-ci, où l’on peut obtenir des avantages comparatifs. C’est ce que je nomme, dans mon ouvrage, les « couleurs de l’économie » : certaines chaînes de valeurs concernent l’économie bleue, d’autres l’économie verte, d’autres l’économie mauve (la culture), l’économie transparente (le numérique), etc. Il n’existe pas de réponse valable par soi, mais l’impératif réside dans tous les cas dans des emplois stables.
LVSL – Vous faites appel, dans votre ouvrage, à la grille analytique de Karl Marx et de Karl Polanyi. Les solutions protectionnistes et interventionnistes que vous proposez en matière d’économie ne sont pas sans rappeler l’agenda de nombre de « pères de l’indépendance » africaine, influencés par le marxisme et conduits par un nationalisme anti-colonial. Le bilan des expériences étatistes des années 1960 n’est pas des plus concluants. Quelles ont été les erreurs commises desquelles il faudrait apprendre pour ne pas les reproduire ?
K.N. – Dans les années 1960-70, la question de la bonne gouvernance n’était pas au cœur des préoccupations. On a connu de nombreux « éléphants blancs », ces projets très ambitieux, mais dont le lien avec le secteur productif n’était pas avéré. On a emprunté à des taux variables pour financer ces projets, faibles au début des années 60, mais se sont retrouvés à deux chiffres dans les années 1980 : cela a conduit à une spirale de surendettement.
Il faut aussi prendre en compte le fait que les structures étatiques, dans les années 1960, étaient hérités de la fin de la colonisation : les personnes bien formées n’étaient pas légion, alors même que les gouvernements relevaient le défi de la construction d’un État moderne. Ils se sont retrouvés pris au piège de l’argent qui coulait à flots, mais d’un nombre limité de cadres capables d’impulser cette transformation. En Amérique latine, cette situation a donné lieu aux « ajustements structurels ». En Afrique, on observe aujourd’hui qu’après vingt ans de « tout État » puis trente-cinq ans de tout-marché, on revient progressivement à une forme de pragmatisme.
C’est la raison pour laquelle je m’appuie sur des penseurs comme Karl Marx ou Karl Polanyi. Ils permettent de prendre en compte la complexité du fait socio-économique en Afrique. J’appelle dans mon ouvrage à une analyse prudente : il faut prendre en compte les forces productives, les rapports sociaux de production, les régimes d’accumulation, les modes de régulation et les modes de production. Il faut ramener ce que l’on peut qualifier « d’économie de la régulation » dans l’analyse court-termiste des institutions de Bretton Woods [Fonds monétaire international et Banque Mondiale ndlr] sur l’Afrique.
Depuis la démission forcée du président Evo Morales, la Bolivie, sous la trop faible lueur des projecteurs nationaux et internationaux, est plongée dans un violent conflit1. Le 21 novembre, la députée du MAS [Movimiento al Socialismo, parti d’Evo Morales] Sonia Brito établit le tragique bilan de 34 morts, 800 détenus et plus de 1000 blessés, rappelant le fait notable d’actes de mise en scène consistant à placer de la dynamite dans les affaires des détenus pour ensuite les accuser de sédition2. Armée du même mot, la ministre de la communication Roxana Lizárraga annonçait le 14 novembre dernier que les actes « séditieux » de la presse nationale et étrangère seraient durement réprimandés3. Sous ce même mot d’ordre, le gouvernement met désormais à disposition un numéro d’appel gratuit et incite à la dénonciation de leaders de l’opposition supposés payer des personnes pour manifester, diffusant sur les réseaux sociaux des encadrés dignes des meilleurs westerns. Par ailleurs, de nombreux témoins assurent que des vidéos mises en ligne sont mystérieusement retirées par Facebook, indice d’une ingérence plus qu’inquiétante4… Retour sur ces dernières semaines qui ont bouleversé la donne politique, et sur les causes profondes de ces conflits. Article co-écrit par Baptiste Mongis et Shezenia Hannover Valda.
Le 15 novembre, alors qu’est publié le Décret Suprême 4078 accordant aux militaires la possibilité de réprimer par tous les moyens à leur disposition sans risquer de poursuites judiciaires5, paraît un communiqué continental des « Peuples de l’Abya Yala » pour alerter la communauté internationale6 ; une pétition de scientifiques du monde entier circule depuis le 17 novembre7et un communiqué de presse de la Commission Interaméricaine des Droits Humains est paru le 19 novembre8, le jour même où à Senkata, à El Alto, ont été tuées au moins 9 personnes. Dès le 23 novembre, des délégations de l’ONU et de la CIDH se sont rendus à La Paz, El Alto et Cochabamba pour recueillir des témoignages9, ainsi que, plus récemment, une délégation argentine10.
Le débat « coup d’État ou révolte démocratique » pour qualifier les événements ayant précédé le 10 novembre a au mieux fait couler beaucoup d’encre, quand chez certains l’hypothèse d’un renversement orchestré de l’ex-président indigène ne réveillait pas même un soupçon11.
L’homogamie entre le « mouvement civique » d’alors, ayant conduit à la fuite du président Morales au Mexique, et le style de l’actuel gouvernement de transition auquel il a donné naissance, laisse désormais moins de place au bénéfice du doute et un peu plus aux macabres prévisions. État de la situation actuelle, à l’écoute des voix et des corps qui jalonnent le territoire en lutte, urbain comme rural.
Crise, paranoïa et militarisation
Le MAS et Evo Morales, en 14 ans d’exercice, ont commis des erreurs stratégiques et persisté dans certaines, s’entêtant dans quelques pratiques peu orthodoxes et essuyant la défection de plusieurs alliés au cours des dernières années : c’est ce que s’attachent à décrire, et à renforts d’arguments bien fondés (quoiqu’il s’agirait d’en faire une critique approfondie), un certain nombre de communications récemment parues12. De là à justifier, en explicitant sa supposée nature, le mouvement « civique » qui a conduit à la démission du président le 10 novembre, il n’y a qu’un pas, plus ou moins franchi par certains auteurs13.
Il est pourtant légitime de se demander, dans un pays qui revient de loin et dont les compteurs sociaux et économiques sont au vert (la Bolivie était le pays le plus pauvre d’Amérique latine, avec Haïti, à la veille de l’investiture d’Evo Morales ; ayant divisé par deux sont taux de pauvreté, il est aujourd’hui l’un des plus dynamiques de la région), comment « le peuple » a pu parvenir en si peu de temps à destituer, avec en point d’orgue l’appui de la police et de l’armée, un gouvernement qui enregistrait, encore en 2014, 61% des votes au premier tour, et ce alors que derrière la frontière le gouvernement de Sebastian Piñera au Chili, largement impopulaire par ses politiques néolibérales, encaisse plus d’un mois de mobilisations historiques sans sourciller, faisant massacrer ses manifestants par l’armée, ou qu’en Équateur, Lenín Moreno, auteur de politiques également néolibérales absolument contraires à ses mots d’ordre de campagne, s’est maintenu malgré l’ampleur du mouvement (notamment indigène) qui l’a répudié.
C’est que d’une part, diront certains, la démission d’Evo Morales était au fond attendue, voire souhaitable : trois mandats et un quatrième anticonstitutionnel, dont le référendum pour avaliser sa candidature le 21 février 2016 fut perdu, le tout couronné d’une « fraude » ! Peu importe si tant d’autres avant lui ont demandé à modifier leurs Constitutions ou souhaité se perpétuer au pouvoir (dans des pays où cela est possible, comme l’Allemagne), que le référendum ait été perdu à seulement 1% près dans un contexte de scandale médiatique savamment agencé ou que ladite fraude, relevée par la très peu impartiale Organisation des États d’Amérique, fut dénoncée selon un protocole et une rhétorique plus que suspects qui à ce jour empêchent toujours de la constater (a-t-elle vraiment eu lieu ?) ou d’en déterminer la nature (si oui, quelle en fut l’ampleur réelle, qui l’a fomentée et de quelle manière)14: le storytelling avait déjà opéré et le président était retiré du jeu.D‘autre part, diront peut-être les mêmes, si c’était un coup d’État, « ça se verrait ». Il faut alors s’ouvrir l’esprit, saisir le mécanisme à l’œuvre dans ce cas précis15 et actualiser nos images d’Épinal pour comprendre que la nature de ces derniers a bien changé16. Car qui ignore encore que le néolibéralisme n’apprend pas de ses erreurs pour se perfectionner dans son art d’usurper, précisément, la souveraineté des peuples – celle-là même que certains revendiquent en produisant le retour du pire de l’usurpation ? C’est que tirer sur un président de gauche avec un char d’assaut comme dans le Chili de Pinochet ou faire disparaître 30 000 opposants comme dans l’Argentine de Videla, « ça ne se fait plus ». Ce qui se fait toujours, en revanche, c’est de s’ingérer pour des raisons politiques et économiques dans les affaires des autres ; et en ce sens, on ne change pas la voracité des vieux empires, et surtout pas des États-Unis ; simplement le vernis de leurs parures revêt d’autres reflets (relisons le Corbeau et le Renard…). Le sociologue Franck Poupeau jette une suspicion bienvenue dans Le Monde par son titre questionneur : « En Bolivie, il y a eu une destitution forcée qui ressemble étrangement à un coup d’État »17. L’ancien directeur du Monde Diplomatique Maurice Lemoine, pour sa part, tranche plus franchement en faveur de cette seconde hypothèse18a tout comme Renaud Lambert dans l’édition de ce mois18b. Au cours de la délibération du 12 novembre au siège de l’Organisation des États d’Amérique (OEA), le Mexique, l’Uruguay et bien sûr la Bolivie tinrent un discours radicalement opposé à celui des États-Unis, considérant que la tenue de nouvelles élections, préconisée par le fameux rapport qu’a produit cette même organisation pour expertiser le soupçon de « fraude » électorale (rapport bien moins tranchant que l’interprétation qui en fut faite par l’opposition à Morales), fut bel et bien malmenée et interrompue par un coup d’État19 ; coup d’État reconnu comme tel par le Mexique de López Obrador, l’Uruguay de Tabaré Vazquez et l’Argentine du futur président Alberto Fernández, sans compter le Venezuela de Nicolas Maduro, quand Jair Bolsonaro au Brésil et Donald Trump depuis les États-Unis ont salué un mouvement citoyen victorieux et exemplaire et que l’Union européenne, du fin fond de sa prude neutralité, s’est contentée d’appeler au calme.
C’est peut-être l’une des premières fois dans l’histoire que dans une conjoncture où un système profite relativement à tout le monde20 se produit une si violente et inattendue destitution : les pires présidents parvenaient toujours à se perpétuer ou bien, lorsqu’ils étaient forcés de renoncer à leurs mandats en cours (comme Fernando de la Rúa en 2001 en Argentine ou Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003 en Bolivie), ce n’est pas quand ils commettent une fraude – ce qu’ils ont tous toujours fait, d’une manière ou d’une autre – mais bien quand les mesures successivement prises relèvent d’un caractère extrêmement anti-populaire et se couronnent par de sanglantes répressions contre les classes les plus défavorisées (31 morts en 2001 en Argentine ; 69 morts en 2003 en Bolivie). Que s’est-il donc passé en 2019 en Bolivie ?
Voir si un événement politique inédit correspond ou non à une définition préfabriquée à partir d’antécédents historiques n’a que peu de sens : ce qui a lieu prend la forme qu’il doit prendre et devrait être analysé pour lui-même, à la lueur simplement indicative du passé. Le fait est qu’un président forcé de renoncer par défection de sa police et de son armée (dont les inquiétudes n’ont jamais rien eu à voir avec une sainte préoccupation constitutionnelle, quelles que soient les évolutions de leur sociologie21, répondant bien plutôt à des fractures et des intérêts corporatistes22) accomplit bien, in fine, le même résultat que n’importe quel coup d’État “traditionnel” et répond convenablement aux intérêts de ceux qui souhaitent que cela se produise.
Le fait est qu’un président forcé de renoncer par défection de sa police et de son armée accomplit bien, in fine, le même résultat que n’importe quel coup d’État “traditionnel” et répond convenablement aux intérêts de ceux qui souhaitent que cela se produise.
C’est que « complexifier la compréhension des processus politiques populaires » n’est pas censé « impliquer de nous priver d’assumer des décisions éthiques et politiques claires », comme le rappelait très justement María Pia López pour Página 1223. Savoir se positionner : peut-être serait-ce la meilleure manière d’affronter une presse bolivienne vendue au processus destituant en cours, et qui croit bon de faire porter sur le MAS l’entière responsabilité de la violence des événements actuels en faisant mine d’exhumer de vieux dossiers du fond des tiroirs de la vice-présidence d’Álvaro García Linera, quand les propos cités à l’appui ne sont rien d’autres que des discours politiques historiquement argumentés24. Le sujet n’est alors pas d’entrer ou non dans le jeu de victimiser Evo Morales et son entourage, mais bien d’appeler un chat un chat, ou un caméléon un caméléon.
Les coups d’État se sont toujours donnés de bonnes raisons, et conquérir le soutien d’une partie de la population fut toujours l’enjeu de leurs architectes. On sait que l’ambition de renverser Morales couvait de longue date25 ; avec ou sans erreur du président, on peut supposer que le plan aurait été mis à l’œuvre un jour ou l’autre, car tel est le spectre qui plane au-dessus de ces gouvernements plus ou moins socialistes aux idées trop opposées aux intérêts de l’oligarchie mondiale (et quels que soient les pactes passés avec elles), surtout lorsqu’ils recèlent (encore) des ressources naturelles très convoitées, comme le lithium pour la Bolivie26. Les étrangler ou les évincer est une vielle obsession des poids lourds capitalistes. L’irrésistible ascension d’un renversement en Bolivie serait donc consommée, au nom de la poursuite des mêmes intérêts de toujours, aveugles à d’autres langages et obsédés par l’homogénéisation néolibérale du monde.
Car vraiment, quand a-t-on vu dans l’histoire qu’un honnête mouvement citoyen se réclamant de la « démocratie » contre la « dictature » (c’est que les oppositions binaires et irréprochables ont le vent en poupe), dont les protagonistes ne souffrent de restrictions ni sociales, ni économiques ou identitaires, pouvait renverser en deux semaines, essuyant quelques tirs de lacrymogènes (et de sporadiques victimes collatérales), un gouvernement encore largement légitime (et légitimé à nouveau à hauteur de 47% des votes au scrutin d’octobre dernier, voire un peu moins, selon l’étendue de ladite et très peu circonscrite « fraude ») sous le prétexte d’un soupçon d’irrégularité électorale, dans un contexte où le président accusé, a priori gagnant au premier tour ou en tout cas largement en tête – et outre ses erreurs tactiques de court et moyen termes – avait fini par appeler à de nouvelles élections sous l’égide d’un nouveau tribunal ? Chacun demeure prisonnier de ce que son environnement social lui permet de percevoir et de penser. Mais le biais analytique, énorme, est révélé par le caractère meurtrier des récents événements. N’en déplaise à cette catégorie de la population mobilisée, souvent jeune, qui joue les rebelles sans mouvoir sa mémoire historique : tous les gouvernements sont et ont toujours été corrompus à leur façon, et ce sur tous les continents ; cela n’en fait pas, en soi, un critère d’illégitimité.
C’est qu’une personne violente, au-delà de son désir sincère de changer, l’est souvent par héritage car ses parents ou ses grand-parents l’ont été, au sein de leur moment historique. De la même manière, les représentants politiques, par-delà leur désir parfois sincère de transformer les modèles et les pratiques, n’en restent pas moins prisonniers des structures et des comportements qui les ont précédé. Les transformations prennent du temps, à condition d’être sincères. Par ailleurs soumis comme toute organisation à l’avidité des uns et aux choix tactiques, parfois critiquables voire déplorables, des autres, les gouvernements de passage sont plus qu’imparfaits et tentent irrésistiblement de se maintenir par tous les moyens pour protéger leurs partisans, satisfaire leurs petits intérêts ou, de façon plus éthique, pour ne pas laisser leurs adversaires défaire le travail accompli lorsqu’il fut digne. Cela fait-il de tous les gouvernements du monde des dictatures ? Dictatures qui, pour ceux qui les ont vécus en Amérique latine, ont signifié à leur époque la suspension d’élections, la suppression de presse contradictoire et l’assassinat systématique d’opposants. Un gouvernement « de gauche » ayant au contraire gagné à plusieurs reprises et par les urnes des majorités parlementaires est-il plus dictatorial que tel autre « de droite » qui, par sa complicité séculaire avec les oligarques locaux, est propriétaire de tous les médias lorsqu’il dispose et de l’appareil d’État, et des entreprises privées ?
On pourrait multiplier les jeux de miroirs inversés ; l’argument du « verticalisme », de la « fraude » ou de la « corruption » est creux pour justifier pareille déroute, d’autant plus faible que ce mouvement qui a défié Morales ne s’est appuyé sur aucun argument politique sérieux27 ni aucune proposition d’alternative (on aurait par exemple aimé qu’ils exhibent dans leurs cabildos [grands rassemblements] la dénonciation des logiques pro-agrobusiness du MAS qui attisèrent les feux dans la forêt de la Chiquitania, mais ç’aurait été trop demander). Leur cheval de bataille enragé n’a obéi qu’au fouet de ce seul mot, « démocratie », donc. Répété à coups de cris et de fracas de casseroles employées pour leur qualité sonore (alors qu’elle furent le symbole de la disette lors d’historiques manifestations où les citoyens, privés de ressources et de travail, mourraient de faim pour de vrai), ce concept n’a dans les mobilisations anti-Evo jamais été entendu pour le défi politique qu’il représente (personne n’a évoqué l’idée d’inventer de nouvelles institutions, de repenser la démocratie directe, la révocation des élus, le tirage au sort, l’écriture et le vote des lois directement par les citoyens, etc.). Il a au contraire activé les actes les plus contradictoires avec l’idée démocratique, à commencer par l’incrémentation d’une paranoïa réactionnaire dans les quartiers de La Paz ayant motivés des gardes nocturnes dignes de la guerre du feu.
Des barrages de rues ont essaimé dans tous les coins, et dont il était impossible de franchir les barbelés sans être soupçonné de vouloir cambrioler la maison du voisin ou de vouloir faire exploser la station service toute proche. Chaque passage, comme un péage, se voyait gratifier par les habitants mobilisés de regards de travers, d’approches musclées armées de bâton afin de faire ouvrir les coffres des voitures ou baisser les caméras des plus audacieux. La capitale bolivienne s’est transformée en une citée assiégée par d’hypothétiques déferlantes de vandales ; sensation attisée par quelques actes malvenus de profiteurs, mais surtout par des médias insinuant que frapperaient n’importe où les désormais célèbres « hordes du MAS » par soif de vengeance. Une fois Evo jeté hors du pouvoir, ces mouvements d’habitants « autoconvoqués » ont redoublé de vigilance, jusqu’à ce que finalement la capitale se vide de ses vigies auto-organisées qui n’eurent rien de foncièrement politique : il s’est seulement agi de défendre les quartiers respectables contre ces alteños (habitant d’El Alto, périphérie majoritairement populaire située sur les hauteurs de La Paz) prompts à saccager les habitats des braves citoyens, suivant aveuglement les ordres de leur regretté leader déchu qui les paye copieusement pour exécuter le sale boulot (au moment où de nombreux protagonistes ont bel et bien été payés, eux, par de mystérieux donneurs d’ordres pour semer le désordre).
Une peur généralisée qui, alimentée par des siècles de préjugés, conforte un climat de guerre civile frelatée où une partie de la population urbaine réclame soudain ce que le gouvernement de transition lui offre sans rechigner : l’appui d’une police omniprésente et l’armée dans les rues.
Une peur généralisée qui, alimentée par des siècles de préjugés, conforte un climat de guerre civile frelatée où une partie de la population urbaine réclame soudain ce que le gouvernement de transition lui offre sans rechigner : l’appui d’une police omniprésente et l’armée dans les rues ; une police qui, en réalité fidèle à ses méthodes et honnie par une autre partie de la population moins vissée à son grand écran anxiogène, agit parfois de façon surprenante. À Ciudad Satelite, pourtant le quartier le plus « classe moyenne » d’El Alto, Une vieille dame nous raconte comment son petit neveux, par ailleurs souffrant d’une récente opération au crâne, a été emporté de façon totalement arbitraire sans n’avoir commis aucun acte de malveillance ; la rançon pour pouvoir le faire sortir est de plus de 7000 bolivianos (930 euros) : « À présent je sais », confie-t-elle, « je vois combien ils sont corrompus, comment ils les payent à arrêter n’importe qui sans se soucier des faits ! C’est déplorable ».
Un jeune étudiant allemand en mission en Bolivie nous relate pour sa part un traitement similaire qui doit avoir le malheur d’être banal. Alors qu’il marchait pacifiquement avec sa compagne bolivienne et d’autres manifestants, quelques jours après la démission d’Evo Morales, portant haut les couleurs de la Wiphala (le drapeau indigène) après l’épisode humiliant de sa crémation par des forces de l’ordre, un peloton de policiers en moto leur tombe dessus à grands renforts de gaz lacrymogènes. Sans sommation, la petite troupe est embarquée dans un fourgon ; certains, peu coutumiers d’être ainsi malmenés, pleurent de peur ; pour toute réponse, des agents les traitent de tous les noms et leur gazent la figure. Une fois à la UTOP (Unidad Táctica de Operaciones Especiales), ils sont gratifiés d’une ruée de coups. Être étranger n’est pas forcément un atout : malgré son espagnol presque parfait, on croit notre suspect, à cause de son accent, espion cubain ou vénézuelien. Il doit sa libération à sa compagne qui, ayant pu discuter avec une policière, obtient d’être relâchée avec son ami. Les autres, en revanche, sont transférés à la prison de San Pedro, à l’instar de plusieurs personnes qui, parfois, « passaient par hasard dans la rue près d’une zone en tension et se retrouvaient embarquées pour rien », raconte le jeune homme. Pour lui, il n’y a pas de doute : structurellement, « ils embarquent n’importent qui pour remplir les prisons et prouver ainsi qu’il y a bel et bien des perturbateurs et que la police fait bien son travail » ; psychologiquement, « ils se défoulent sur toi, gratuitement, violemment, à l’abri des regards ».
Si le statut de président par intérim ne diverge constitutionnellement pas, en terme de responsabilités, de celui de président élu, la présidente transitoire Jeanine Áñez n’est pas sans ignorer qu’elle n’est dépositaire d’aucun mandat du peuple. Cette absence de légitimité devrait la conduire à agir de façon la plus neutre possible, autrement dit, à assurer la gestion administrative de l’État et organiser au plus tôt de nouvelles élections. Or de nombreux actes de son gouvernement relèvent d’un caractère foncièrement politique et jettent ce qu’il faut d’huile sur le feu en mettant sérieusement en doute le souhait exprimé de garantir la paix.
Le principal instigateur de la chute d’Evo Morales, le sulfureux entrepreneur multimillionnaire d’extrême droite Luis Fernando Camacho28 (désormais candidat à la nouvelle élection présidentielle29), par ailleurs cité dans l’affaire des Panama Papers, n’est autre que l’actuel président du Comité Civique de Santa Cruz et l’ex-vice-président de l’Union de la Jeunesse Cruceniste (qui en est l’une des branches), décrite par la Fédération Internationale des Droits Humains comme une organisation paramilitaire raciste ciblant les Indiens Aymaras dont on soupçonne fortement l’implication dans l’assassinat d’une trentaine de paysans dans le département du Béni en 2008 et dans la tentative consécutive de coup d’État puis d’assassinat contre Evo Morales. Persuadé d’être (ou cherchant à persuader qu’il est) chargé d’une mission divine30, il était entré, le 10 novembre, dans le palais présidentiel évacué en y déposant la Bible sur le carrelage tandis que dans la rue des policiers mutinés brûlaient la Wiphala. Jeanine Áñez ne trouva rien d’incongru à déclarer, posant à ses côtés avec le livre sacré dans les bras, que « La Bible est revenue au palais », et de prêter serment devant une croix chrétienne alors que l’État Plurinational de Bolivie est un État laïc (dont elle n’hésite pas à déclarer à la BBC que cette caractéristique est le fruit d’une « manipulation du MAS »31) et que les peuples indigènes, si beaucoup sont chrétiens par le résultat de la colonisation, sont plus volontiers pratiquant de syncrétismes et vénèrent la Pachamama. Par ailleurs, la décision de permettre à de nombreux personnages qui ont nuit aux intérêts nationaux, et qui furent écartés par Evo Morales, de revenir au pays, indigne une grande partie de la population jadis lésée par ces acteurs32. La présidente s’est également retirée de l’ALBA, l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques, jadis créée par Hugo Chávez ; mais aussi, comme l’écrivait Amanda Chaparro dans Le Monde le 15 novembre, « le personnel de l’ambassade du Venezuela a été prié de quitter le pays dans les jours à venir alors que le gouvernement intérimaire a rompu ses relations diplomatiques avec Nicolas Maduro, reconnaissant l’opposant Juan Guaido, qui s’est proclamé président par intérim en janvier »33.
C’est que Jeanine Áñez fait parti du Mouvement Social Démocrate (Movimiento Democrata Social), d’obédience catholique, dirigé par Ruben Costas, actuel gouverneur du département de Santa Cruz (où est actif Luis Fernando Camacho), et dont fait parti Oscar Ortiz, adversaire de Morales à la dernière élection et dont on soupçonne qu’il fut à l’origine présumé pour être l’instrument politique du coup d’État ; ce mouvement est affilié à l’Union Internationale Démocrate (IDU – International Democrate Union) fondée en 1983 sous l’impulsion de Jacques Chirac, Georges Bush (père), Margaret Thatcher et Helmut Kohl.
Être légitimement élu ne serait-il pas la condition sine qua non pour trancher de tels sujets ? La parution du Décret Suprême 4078 [retiré depuis, NDLR] termina de refroidir l’échine des plus vulnérables et de soulever l’indignation. Le funeste bilan qui en a découlé est de 34 morts et plus de 1000 blessés en une dizaine de jours. Lorsque l’armée avait dignement invoqué, pour justifier sa mutinerie contre Evo Morales le 10 novembre, qu’elle se refuserait à réprimer le peuple, on ne peut que constater que l’excuse tombe sous le coup du deux poids deux mesures. Lorsqu’il s’agit de paysans indigènes, et sous le faux prétexte que certains soient armés, il est permis d’ouvrir le feu sans trop de scrupules, puisque “certains sont des terroristes”, et que ceux qui ne le sont pas mais se trouvent au milieu “n’avaient qu’à pas s’y trouver” ; en ces termes nous auront exposé leur point de vue plusieurs personnes questionnées dans les rues de La Paz.
Terrible campagne ; paysans malséants
Alors qu’une répression terrible venait d’avoir lieu le 15 novembre à Sacaba, près de Cochabamba, le bon sens nous poussa à nous éloigner de la ville pour aller écouter d’autres voix. C’est que ce « peuple-là » qui a coupé les rues pour forcer Morales à renoncer, et sur qui personne n’a tiré à balles réelles, est principalement urbain et de classe moyenne, bien que parfois rallié par quelques secteurs populaires et syndicats (dont certains, réalisant l’erreur fatale qui fut la leur à se tromper d’allié, eurent vite fait, mais trop tard, de virer à nouveau de bord, comme la COB, la Central Obrera Boliviana)34. C’est que ce peuple n’est pas tout le peuple, loin de là ; il est surtout celui qui a les moyens d’agir, qui dans le cas de certains de ses protagonistes peut se passer de quelques jours de travail, et qui a été coordonné – sauf à La Paz, ou indirectement – par des Comités Civiques liés aux secteurs entrepreneuriaux (dont il conviendrait d’analyser avec plus de distance les ressources et répertoires d’action) ayant bénéficié d’appuis nationaux et internationaux conséquents ; une partie du peuple, donc, dont plusieurs hypothèses portent à croire qu’il fut bel et bien l’idiot utile – et quelles que furent ses sincères motivations – d’un coup d’État savamment orchestré35. Un peuple, donc, auquel la police et l’armée ont juré allégeance, oubliant sûrement l’autre moitié qu’ils répriment aujourd’hui sans soucis de raviver leur si noble esprit de sédition. Aujourd’hui, les « séditieux » sont les autres, les mauvais donc. Et l’on parle un peu moins de « démocratie » que de « pacification », autre mot positif dont il convient d’observer comment il s’applique dans le réel. C’est que l’autre peuple, celui qu’il faut pacifier, c’est-à-dire surtout celui des campagnes (et dont les votes majoritairement en faveur du MAS arrivèrent les derniers au décompte, augmentant sans surprise l’avantage d’Evo Morales dans la dernière ligne droite), se mobilise surtout sur ses terres. La bataille a donc bel et bien cours, superbement ignorée par les médias ou soumis à une distorsion sensationnaliste lorsque le caractère spectaculaire des affrontements ne permet pas de les escamoter.
Barrages près de Mallasa @Baptiste Mongis
Près de Mallasa, dans le sud est de La Paz, aux abords de Rio Abajo où nous nous sommes rendus, la communauté de Taypichullu nous présente un autre visage et partage avec nous des discours inédits. Depuis le carrefour où un véhicule nous a déposés, refusant de prendre le risque d’avancer plus loin, nous marchons deux heures dans un paysage de guérilla sur une route parsemée de pierres, de tas de terre, de troncs d’arbres et de pancartes revendicatives. Les habitants nous dévisagent avec suspicion, mais sans aucune agressivité. Les premiers saluts s’échangent avec des sourires. Après avoir passé un premier barrage peu gardé et traversé le pont Lipari, nous grimpons la montagne pour couper les lacets que forme la route et parvenons, sur le plateau, au niveau d’un second barrage. Un énorme tronc d’arbre a été jeté en travers du chemin : assis dessus, et installés tout autour, des centaines de locaux tournent vers nous leurs regards, et notamment sur les deux Blancs de la bande. Aussitôt résonne un, puis plusieurs « Camacho ! Camacho ! ». Mais le sourire est aux lèvres : la perche est tendue, et comme un mot de passe, nos gestes de dénégation et nos « Jamais ! » leur répondent en signe de confiance. Suivent alors les : « Mesa ? Jeanine ? » ; il faut bien montrer patte blanche et entrer dans le jeu : « Encore mois ! Sûrement pas ! ». « Et la Wiphala, elle est où ? », nous lance une femme. « On l’a laissé là-bas, de peur que les militaires nous malmènent ! La prochaine fois on l’apporte ! ». Le chantage aura été très aimable et de courte durée. Ils sont plus de 300, « et ceci n’est qu’une petite partie de la communauté : on se relaie », nous expliquent-ils.
Nous poursuivons notre chemin jusqu’à la communauté dont l’un des habitants a trouvé la mort près de Mallasa, lundi 11 novembre, dans les affrontements entre les habitants et la police appuyée par l’armée. Alors que nous rencontrons un dirigeant et présentons nos condoléances à la famille devant le cercueil, une femme au teint plus pâle que les autres s’avance et insiste sur le fait que « cet homme est mort par accident ! Il faut être bien clair. Car bien souvent la presse vient et déforme la réalité ! Il n’a pas été tué par balles ! De quels médias êtes-vous ? ». Au cours de l’entretien qu’elle nous accorde avec son frère plus mat de peau, l’échange est pour le moins polarisé : l’un cherche à défendre, avec un calme superbe, la raison pour laquelle son confrère, qui avait plus de soixante-dix ans, a basculé dans le vide : « C’est la faute de la police et de l’armée ! Ils nous ont réprimé ! », mais la femme le coupe : « Non, non, c’était un accident, il ne faut pas dire ça, on veut la paix, à présent, la communauté cherche la paix ! ». La discussion se précise : « Je suis chrétienne, je le dis sans détour, et ici nous cherchons tous à ce que tout aille pour le mieux désormais ! Nous ne voulons plus de victimes ! ». L’objectif de calmer la donne, enrobée d’une peur tout à fait audible, semble vouloir couvrir tant la vérité des faits que la nature du conflit. Si son voisin n’appelle pas plus à la violence, il lui semble tout de même nécessaire de clarifier ce qu’il s’est passé, et de rappeler la raison de la lutte : « Rien de tout cela ne serait arrivé s’ils nous avaient laissés conduire notre marche pacifique, et s’ils nous laissaient mener notre lutte à nous, légitime comme la leur ».
Nous nous entretenons alors avec le frère de la victime qui, ému et en peu de mots, nous raconte ce que la communauté a vécu. Selon lui, la désinformation opérée par les médias et les réseaux sociaux conduit aux pires situations. Le 10 novembre, le candidat de l’opposition à la présidentielle, Carlos Mesa, publiait un tweet disant qu’on lui avait dit que des groupes de malfaiteurs s’apprêtaient à brûler sa maison située toute proche de Mallasa. Le frère du défunt en est déconcerté : « Nous ? Brûler la maison de ce monsieur ? Jamais ! Qui aurait fait ça, par ici ? Pourquoi ? Et puis on ne sait même pas où elle est, sa maison ! ».
“La police et les militaires débarquent ici et nous crient : “Les Indiens rentrez chez vous !” Mais c’est ici, chez nous ! Et ensuite ils nous disent : “On va tous vous tuer”. Les militaires nous ont frappés comme ils en avaient envie, avec leurs armes à la main. Ils ont attrapé des voisines par les cheveux et leur ont fait baiser leurs bottes !”
Un peu plus tard, sur le chemin du retour, un même contre-scénario est présenté par un autre habitant au sujet de l’incendie – bel et bien consommé, celui-ci – de la mairie de Mallasa, la semaine précédente, dont on a accusé les riverains36. Un homme, la cinquantaine, est formel : « La mairie de Mallasa, c’était du vandalisme ! Rien à voir avec nous, la communauté ! Et pourtant ils nous ont accusés ! ».
Un peu plus loin, à Jupapina, à mi-chemin entre Mallasa et Taypichullu, une femme méfiante nous a sommé de couper nos caméras alors que nous prenions des photos : « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous filmez ? Vous allez diffuser ça où, et dire quoi ? On veut pas d’images ! ». Nous lui expliquons que nous sommes indépendants et ferons bon usage de ces clichés, et que nous appuyons la lutte. Le ton se radoucit, et le sujet de la mairie incendiée revient sur le tapis : « Ils disent que c’est nous ! Ils nous traitent de tous les noms ! Mais ce n’est pas nous, et surtout, c’était organisé ! Ils ont eu le temps d’emporter l’essentiel de leur matériel, et pour justifier ça, ils ont dit qu’on avait tout volé avant de mettre le feu ! Des menteurs… », se lamente-t-elle. Elle reprend son souffle, débordée par l’émotion qui monte à mesure que la parole se déploie, et poursuit : « Nous on n’est pas des masistas [du MAS, parti d’Evo Morales]. Ici on fait la olla común[partage d’une soupe cuisinée en communauté]. Il n’y a pas de partis ! La police et les militaires débarquent ici et nous crient : “Les Indiens rentrez chez vous !“ Mais c’est ici chez nous ! Et ensuite ils nous disent : “On va tous vous tuer“. Les militaires nous ont frappés comme ils en avaient envie, avec leurs armes à la main. Ils nous font vider nos aguayos [tissu coloré traditionnel arrimé au dos des femmes pour transporter des marchandises… ou des bébés]. Ils ont attrapé des voisines par les cheveux et leur ont fait baiser leurs bottes ! Personne n’a rien fait ! Et personne ne montre rien ! Ce portail qui porte nos revendications, personne ne le montre jamais ! Ils montrent juste les pierres par terre, et commentent par-dessus ce qu’ils veulent ! ». La rage le dispute aux larmes. Une comparse prend le relais et résume : « On réclame la démission de la présidente, on lutte contre la discrimination, et on les laissera pas entrer, les militaires, on veut la justice, et pour cela on bloque, et on fait des marches pacifiques : nous n’avons pas d’armes ! ». Lorsque nous nous éloignons, ils nous saluent et nous remercient d’avoir recueilli leur parole.
Barrage de Jupapina @Baptiste Mongis
Notre mauvaise foi nous inciterait à croire que tous ces gens obéissent à d’obscures consignes du MAS et nous cachent la vérité, mais alors quels acteurs ! Pour en découdre avec tous ces menteurs, nous décidons de nous asseoir un peu plus loin au milieu des barricades. Plusieurs des habitants mobilisés viennent se masser autour de nous, par curiosité, et peut-être par envie de s’exprimer ; preuve en tout cas que ce n’est pas tous les jours que des étrangers – et encore moins des Blancs – viennent se fourrer dans leur communauté et s’inquiéter de leur sort. Cependant, personne n’ose parler : on nous dit de nous en référer aux dirigeants. Contrôle politique, diront certains, ce qui n’aurait rien de faux ; nous préférons y voir le souci de garder un discours cohérent et centralisé face aux risques d’usurpation des journalistes peu scrupuleux. Mais comme il ne se trouve aucun dirigeant à proximité et que l’on se décide aimablement à acheter quelques pochettes de feuilles de coca, la discussion s’engage sur notre proposition : « Qu’avez-vous à dire, vous ? Que voulez-vous que les gens sachent ? ». La première réponse, à nouveau, est qu’ils ne sont pas masistas : « On est des Indigènes en lutte, c’est tout ! », précise l’un d’eux. Puis la parole émerge, ou plutôt commence à se déverser en torrents de paroles imprégnées de colères et de tristesses, de peurs et de résignation. Chacun veut s’exprimer, mais respecte le temps de l’autre : « On n’est pas payés pour être là ! On est là par conviction ! ». On revient sur les événements du lundi : « On a marché jusqu’à Mallasa, où ils nous ont violemment réprimés et gazés. C’est là que notre compañero est tombé dans le ravin. Ils nous ont réprimé au gaz, puis en tirant de vraies balles. Des militaires en civil ont aussi frappé des femmes. »
Une détonation de dynamite nous fait sursauter : les communautaires en font sauter une de temps en temps pour manifester leur présence, l’œil aux aguets sur la route en contrebas. La dynamite, outil du mineur et qui fait d’eux, selon les médias, de dangereux assassins.
Une vieille femme, d’abord hésitante, s’approche finalement de notre enregistreur : « La Wiphala ! Si elle a étudié [la présidente par intérim Jeanine Añez], et que Evo non, alors elle devrait être plus savante que lui ! Mais elle ne sait rien ! Chaque couleur de la Wiphala a une signification. Elle n’en sait rien, mais nous si, on sait ! Chacun d’entre nous est là pour la conscience, pour le proceso de cambio [« processus de changement », ligne politique instaurée par le MAS] qu’il y a eu, et on va se faire entendre jusqu’à ce qu’ils nous respectent. Avant ils ne nous respectaient pas, et on ne savait pas bien, on se laissait humilier, mais grâce à Evo maintenant nous savons qui nous sommes, nous connaissons nos droits. Ils croient qu’ils sont entrés au pouvoir ? On va pas les laisser faire. « Vandales », ils nous disent. Mais eux ils nous ont marché dessus ! Et on est resté les bras croisés, on a supporté, supporté, on a enduré parce que Evo nous disait patience, patience. Pendant presque 20 jours avec leurs paros cívicos [les coupures de routes des « civiques »] ils ont fait ce qu’ils voulaient en ville, et nous on regardait. Et maintenant que cette présidente est arrivée… pardon mais pour moi c’est personne, elle n’est personne, comparée à Evo, et elle se croit tout permis ! Jusqu’au dernier on va lutter ici. Que croient-ils ? Qu’ici il n’y a pas de morts ? Combien il y a de morts, de blessés ? Qui va les compter ? On va continuer de mourir ! Militaires, policiers, à mes frères de l’est, à Chasquipampa, ils les ont frappés aussi ! Et j’ai aussi de la famille à Santa Cruz. Ils ne sortent pas de leurs maisons, par peur. Hier, des avions nous sont passés au-dessus. Et cette nuit, un drone. »
“Avant ils ne nous respectaient pas, et on ne savait pas bien, on se laissait humilier, mais grâce à Evo maintenant nous savons qui nous sommes, nous connaissons nos droits […] Et maintenant que cette présidente est arrivée… pardon mais pour moi elle n’est personne comparé à Evo, et elle se croit tout permis ! Jusqu’au dernier on va lutter ici. Que croient-ils ?”
Elle nous parle alors des exilés politiques sur le point de revenir au pays ou de prisonniers prochainement relâchés : « Ils vont les faire sortir, ceux qui nous ont tué ? Tout ce qu’on a lutté, dans le sang ! ». Elle s’insurge, valorise la force à venir des mobilisations paysannes : « Si tous les départements sortaient, les 20 départements, je ne sais pas ce qu’il se passerait, mon Dieu, il se passerait des choses, et on ne veut pas en arriver là ! Mais alors qu’elle fasse un pas de côté, un pas en arrière. Tout est très joli de l’intérieur, depuis la ville, mais en dehors, que se passe-t-il ? ». Un point crucial de la stratégie se profile : « Ceux de la ville, qui les fait manger ? Aux riches, moi je leur dis : leur argent, il ne va plus leur servir à rien ! On ne va plus faire parvenir aucun aliment à la ville. Qu’est-ce qu’ils vont manger ? »
Une femme, la cinquantaine, peut-être militante, tient un discours bien rodé et haletant : « Ici le premier objectif qu’on a, avec tous mes frères et sœurs, c’est la démission de la présidente. On n’est pas d’accord avec elle. Il lui reste 60 jours. Mais en 2 jours, combien de morts déjà ? “Je suis le peuple“, elle dit. Pour nous elle n’est pas le peuple. Elle s’est auto-désignée37. Nous, qui souffrons, nous sommes le peuple. Eux, ils parlent de fraude, de vol ! Nous, on a gouverné 14 ans, et eux, combien de temps ils ont volé ? Santa Cruz, Tarija, tous l’ont validé [à la présidente par intérim] ! Mais eux, ce sont des propriétaires terriens ! Nous, ici, on est qui ? Moi je ne comprends pas. Eux, ces politiques de l’ADN [Acción Democratica Nacionalista, parti de droite fondé par le dictateur Hugo Banzer en 1979] et du MNR [Movimiento Nacional Revolucionario, longtemps dirigé par Victor Paz, instigateur de la révolution de 1952, ayant connu par la suite un tournant néolibéral auquel appartient l’ex président Gonzalo Sánchez de Lozada et son vice-président d’alors Carlos Mesa – principal opposant à Evo Morales à la présidentielle 2019 – tous deux responsables des 69 tués par les forces armées en octobre 2003], combien ont-ils dans leurs poches ? Et nous qui avons à peine commencé à avoir quelque chose on va devoir renoncer au peu qu’on a obtenu ? Deux : Camacho : il a incendié tout le pays ! Et il n’écope pas d’un seul jour de prison ? Mais pour nos frères, qui se battent et qui militent, si, il y a de la prison ! Pour ce policier qui a déchiré et brûlé la Wiphala, et nous a humilié, de la prison ? Non plus ! Et nous on va se contenter de ça ? C’est ça, la dignité ? Cette lutte on va la mener jusqu’aux dernières conséquences. La zone sud [quartiers aisés de La Paz, très mobilisés contre Evo Morales] : ils ont commencé, très bien, maintenant qu’ils viennent voir par ici, car ils vont mourir de faim, vraiment je suis indigné par ces jeunes, nous on travaille pour que eux puissent vivre ! Mais ils vont survivre, ils ont tout : ils vont se mettre à manger ces produits transgéniques, importés de Chine ou du Pérou, et ils vont gonfler comme des ballons ! Et à la fin, ils seront malades ! Moi je suis productrice, je sais de quoi je parle, ils vont avoir des maladies ! Nous ce que l’on produit ici c’est bon, c’est frais, c’est sain. »
À la question de savoir pourquoi ces fameux jeunes de la zone sud se sont mobilisés, elle reste perplexe, et cherche une réponse : « Sûrement parce qu’Evo ne devait pas leur donner ce qu’ils voulaient ».
On entend alors des injonctions et des sifflements : « À vos postes ! ». Une voiture se profile au loin sur la route, mais elle est seule, et fait finalement demi-tour. Fausse alerte. La communauté était cependant sur le qui-vive, prête à intervenir.
Une femme, 70 ans au moins, raconte la lutte : « Nous sommes sans manger depuis hier, nous, nos enfants, nos animaux, car nous n’arrêtons pas de marcher : et pendant ce temps on perd des récoltes… Je ne vais pas me plaindre de mes produits, mais je veux que mes enfants aient ce dont ils ont besoin toute leur vie. Mais qu’ils pleurent toute la vie, ça non ! »
Vigie depuis les hauteurs de Taypichullu @Shezenia Hannover Valda
Le bilan d’Evo Morales est ici jugé très positif : « Maintenant grâce à Evo on a des collèges, à Palomar, à Huajchilla, à Mecapaca ! », raconte une habitante. « Evo, c’était un paysan, lui il nous protégeait, nous apportait la justice ». Le luxe que s’est parfois offert ce “paysan” – son avion, son hélicoptère, sa suite dans sa haute tour place Murillo à La Paz, présentés par la presse comme l’étalon de sa non crédibilité (sans se préoccuper des richesses historiquement accumulés par l’opposition), et dont on peut en effet regretter l’étalage si on compare ce style de vie à celui, plus rudimentaire, de l’ex-président de l’Uruguay Pepe Mujica – ce luxe, donc, ne préoccupe pas tant la population locale : pour eux, ce n’est pas le problème38. Une autre habitante s’indigne justement du traitement médiatique ayant exhibé les affaires personnelles d’Evo Morales à la télévision après que des soient entrés dans la célèbre tour faisant office de palais présidentiel : « Ils montrent tous ses vêtements ! Mais que font ces gens ? Eux ils ont brûlé, ils ont teinté ses cheveux à la maire [de Vinto, militante du MAS, humiliée en place publique] ! Si on était comme eux, pardon du mot, mais c’est la vérité : drogués ! Si on était drogués comme eux, on pourrait faire des choses aussi, on pourrait aller jusqu’à son hôtel [de Carlos Mesa], il est juste là-bas. Si elle change pas de ligne, la revanche sera double ! On va en arriver là ! Mais on ne veut pas, on est éduqués ! Mais c’est eux qui ont commencé ! ». Elle ajoute une revendication à la liste : « Qu’ils arrêtent de persécuter nos dirigeants ! Ils les suivent, les menacent par téléphone ! Ce sont des racistes ! Ils brûlent leurs maisons, sans faire attention s’il y a des enfants dedans ou non ! Et cette femme [Jeanine Añez] qui est censée être plus éduquée que nous, comment elle l’insulte, à Evo ? Et ils lui offrent une médaille d’or pour ça ? La grâce qu’elle a reçue ! Ces mots qu’elle utilise, nous on ne les utilise pas ! Ils nous traitent de vandales ! Mais on n’est pas armés, contrairement à eux ! Et eux ils sont payés ! Nous non, mais ils disent que si ! Nous sommes là pour notre conscience d’êtres humains, et elle n’a pas de prix ! Personne ne nous achète, ici. Qu’est-ce qu’on a fait nous pour qu’ils nous envoient les militaires ? ».
Une autre femme, du même âge et tout aussi téméraire, ajoute : « Ils nous chassent comme si on était des animaux ! On a des blessés, des morts ! C’est elle, la dictature ! “Je vais te tuer, pute de merde !“, comme ça ils nous parlent, les militaires ! Nous on est Aymaras [principale communauté indigène de Bolivie – avec les Quechuas – dont est issu Evo Morales] ! Moi ça me fait mal, tout ce qu’elle fait cette femme, on ne la reconnaît pas. Elle déteste les Indigènes. À partir de maintenant aucun légume ne va sortir d’ici. Nous sommes la canasta familiar [la « ressource en vivres »] de La Paz. Elle nous humilie tant. Comment ils ont brûlé la Wiphala. Comment on va oublier ça ? Maintenant il n’y a plus de discrimination, elle dit ! Notre président [Evo Morales] nous a fait respecter. Maintenant on peut entrer n’importe où, et ça, ça les a embêté aux k’ara [Les Blancs, en aymara]. Mais on va toujours se battre ! Qu’elle renonce, elle ! C’est une assassine, pour de vrai ! Avec un coup d’État elle est entrée ! C’est ça, l’unité ? Jusqu’au dernier on va se battre. Mais les frères, les pauvres, eux ils vont souffrir ! Mais ça va pas durer… ».
Vient alors le sujet de la fraude, sur lequel les hypothèses vont bon train ; on peut alors questionner quelle est la part de croyance et la part d’intuition pertinente dans les propos tenus : « Quelqu’un a mis de l’argent pour qu’il y ait cette coupure dans le décompte [du TREP, système de comptage rapide du Tribunal Suprême Électoral], pour que les gens de la ville disent qu’il y avait fraude ! ». Puis le thème des prochaines élections censées se tenir en janvier, ou peut-être en mars, se profile : « Je sais pas qui c’est ce Camacho, je sais pas comment l’appeler, je sais pas quel sang il a, il ne doit pas être Bolivien. On va pas accepter ça, s’il se présente. On veut quelqu’un de notre race, un Indigène, quelqu’un d’ici, pas quelqu’un d’en dehors. Que vienne un nouveau leader, quelqu’un qui n’ait pas les mains sales, qui n’ait pas commis d’erreur, à lui, oui, on va l’appuyer ! » On passera sur le racisme inversé à l’œuvre ici : dans un pays où une large majorité d’habitants sont Indigènes ou métis, où presque tous les présidents avant Evo Morales étaient Blancs, où l’ancien président Sánchez de Lozada parlait avec un accent anglais et où l’on soupçonne fortement que Luis Fernando Camacho reçoive l’appui financier des États-Unis, déposant outrageusement la Bible sur le sol du palais présidentiel pour virer son Indien de locataire, on peut comprendre ce qui charrie la réaction de cette interlocutrice.
En partant, on croise une mère avec sa jeune fille, adolescente, vêtues de jeans : « On est de La Paz, on est venues aider nos parents qui vivent ici, leur porter de la nourriture ».
À la sortie de la ville, nous caressons toujours l’espoir, sinon d’entendre au moins une critique du MAS, du moins d’obtenir une autre version des événements afin d’invalider les précédentes. Mais rien n’y fait, les habitants s’obstinent dans leur cohérence, nous livrant d’autres menus détails. Une vieille femme fort dynamique affirme encore, à propos de ce lundi 11 novembre : « Ils nous ont gazéifié ! Ils sont arrivés directement, avec gaz et mitraillettes, et ce type est mort dans la panique qui a suivi ».
Son amie, qui veille avec elle sur le barrage, poursuit : « Cette présidente est très raciste, elle nous déteste, nous les mujeres de pollera [littéralement, « femmes à jupes », désignant l’habit traditionnel bolivien rural, tablier, jupes épaisses à plusieurs volants, chapeaux melons et tresses nouées en bas du dos]. Il n’y a pas de justice pour nous, mais pour les riches, oui ! Quand il y avait la mobilisation en ville, ici il ne se passait rien. Avant il n’y avait ni police ni militaires ici. Et depuis, ils n’arrêtent pas ! Quand Evo a renoncé dimanche, il n’y avait aucun mort. Est arrivée cette femme et elle nous a envoyé aussitôt les militaires ! Combien de morts, combien de blessés, depuis ? Les bourgeois en ville, maintenant tout est normal ils disent, mais non ! Pour eux c’est bien, mais pour nous pas du tout ! ».
Nous apprenons que ce matin-là, alors que nous étions à la veillée funèbre un peu plus en aval, des véhicules militaires sont entrés dans la ville, expliquant le désordre des installations qui ont bougé depuis le matin : « Ils étaient là, à nouveau avec leurs armes, ils ont défoncé nos barrages, mais pas tout heureusement, et j’ai pleuré, mon Dieu, il y aurait pu avoir tant de morts en plus s’ils avaient réussi à rentrer jusque là-bas [jusqu’à Taypichullu] mais heureusement ils n’ont pas insisté. Ils ont aussi attrapé deux jeunes et ils les ont frappé, fort, si fort, et ils leurs ont retiré tous leurs vêtements ! Ensuite ils ont emporté huit personnes dont deux femmes pour les frapper, puis ils les ont relâchés et abandonnés là ! Ils étaient au moins 60 militaires, il y avait 11 camions, dont 3 tanks. On a les vidéos de leur entrée dans la ville. Et ils nous criaient : “Rentrez chez vous, sales merdes !“ Nous on n’est pas rentrés, on s’est échappés. Tout ce qu’on veut c’est qu’ils ne nous fassent plus de mal. »
L’autre femme s’épanche : « Ils nous menacent. Les journalistes, ils ne nous voient pas, ils ne nous prêtent pas attention. Ils nous traitent de malfaiteurs, de voleurs [maleantes, rateros], ils nous accusent de bloquer la route sans chercher à comprendre… Et puis il y en a qui en profitent, bien sûr, qui vandalisent… ».
Un homme en moto s’est approché du barrage, la femme le répugne d’abord : « On ne passe pas ! ». L’autre lui répond, avec le sourire, que c’est pour la communauté. « Bon, mais passe sur le côté alors, ne défais pas le barrage ! ».
Sa comparse s’explique : « Ils ont commencé eux, avec leurs grèves de Comités Civiques, et puis le Camacho est arrivé, la ville était tranquille, mais lui il faisait déjà mourir des gens là-bas, à Santa Cruz. C’est eux qui ont commencé, c’est pour ça que les gens réagissent ici… mais on n’a pas d’armes ! Nous on produit des légumes ! Avec quoi on va se défendre, nos carottes ? Avec quoi ? ».
Nous nous éloignons, songeurs, sincèrement intéressés par l’art de manier la courgette contre la mitraillette. Sur le pont, en sens inverse, un tag à l’orthographe douteuse nous tire un dernier sourire : “Camacho, facho, te vamos a hacer piquemacho“ [ “Camacho, fasciste, on va te cuisiner en piquemacho“ – le piquemacho est un plat relativement lourd composé de portions de frites, de poivron, de tomates, de saucisses et d’œuf].
Affiches sur le pont Lipari @Baptiste Mongis
Retour en ville : l’apparition des communautés
Dans cette communauté indigène comme dans d’autres, beaucoup, sinon la plupart, se préoccupent peu de savoir en fin de compte s’il y a eu fraude ou pas : cela ne remet pas en cause leur vote en faveur du MAS et leur appui à son projet. La perpétuation de ce leader au pouvoir, lui qui leur a tant apporté matériellement et symboliquement, que ce soit avec ou contre certains principes démocratiques, ne les inquiétait pas. Leur préoccupation réside en effet, d’une part, dans le maintien à leurs conditions de vie, ou de survie, toujours en sursis et longtemps précaires avant l’arrivée du MAS et, d’autre part, dans la reconnaissance de leur identité (et, quoique trop peu respectée en pratique, de leur autonomie). La sensation de perdre l’une et l’autre, de surcroît dans des conditions si incongrues et d’une violence symbolique inouïe, risque de les mobiliser pour longtemps. Leur calcul est simple, et non sans fondement : « Ils ont viré Evo, on va virer Jeanine ».
Le bras de fer entre la campagne et la ville est efficace : le blocus paysan fonctionne sur l’épuisement du ravitaillement et engrange conséquemment une inflation soudaine. À Sopocachi, quartier classe moyenne cultivée de La Paz, de 12 bolivianos, le kilo de poulet est monté à 30 bolivianos (4 euros), et le délicieux fromage orange que l’on coupe en tranche pour le petit déjeuner n’est plus disponible. Une vendeuse ambulante, dans la rue à El Alto, soupire : son fournisseur a augmenté le prix des sachets de chocolat qu’elle revend sur le trottoir. Au coin de la rue, à 21 heures, une file s’est formée devant un caddie pour acheter du pain. Mais le plus dur reste l’essence : les stations ne sont plus ravitaillées. Plusieurs véhicules sont sur leur réserve ou ne peuvent déjà plus rouler. C’est le cas des camions poubelles à El Alto : les ordures s’entassent en improbables monticules qui ravissent les chiens errants. Il ne viendrait pas à l’idée aux habitants, se questionne une voisine, de s’organiser pour les ramasser eux-mêmes : ici, à Ciudad Satelite, la seule partie d’El Alto anti-Evo, les gens estiment avoir payé pour un service qui ne leur est pas rendu et désapprouvent pour la plupart ce comportement des communautés paysannes : « Ils ont peut-être le droit de manifester, mais nous, on a le droit de manger ! », s’indigne une habitante.
Mots d’ordres sur la place San Francisco @Baptiste Mongis
Sur le Prado, l’avenue principale de La Paz, un père sagement assis avec son fils sur un banc public est un peu plus direct : « Il y a des gens qui commettent actuellement des actes de sédition, qui nous empêchent de vivre. De plus, des Vénézueliens et des Cubains s’en mêlent, c’est un acte de guerre contre la Bolivie. Il faut bien faire quelque chose, les réprimer, leur mettre des balles dans la tête à tous ! ». Un taxi, au contraire solidaire du mouvement, nous livre ses craintes : « À El Alto on pourra pas tenir longtemps comme ça… nos stocks vont s’épuiser ». D’autres, en revanche, estiment que la périphérie peut subsister encore longtemps car sa mobilisation n’a commencé que tardivement alors que les coupures du précédent mouvement civique à La Paz ont épuisé la ville depuis quelques semaines : « El Alto peut assiéger La Paz, puisqu’il est au-dessus, tout autour, et que les principales voies d’accès à la capitale passent par là ; mais La Paz ne peut pas assiéger El Alto », commente un militant culturel de l’association Wayna Tambo qui œuvre depuis presque 30 ans pour le quartier Villa Dolores à El Alto.
L’autre peuple, après avoir regardé de loin et d’un œil inquiet le mouvement des « civiques » en ville, puis de s’être longuement concerté dans ses communautés pour décider de la marche à suivre, vient soudain d’apparaître au grand jour, doté d’un protagonisme féminin remarquable. Depuis lundi 18 novembre, ils ont foulé les pavés de la capitale en un déferlement de Wiphalas. On a entendu dans ces marches des « Áñez, asesina, los muertos no se olvidan » (« Áñez, assassine, les morts ne s’oublient pas »), des « La muerte no es transitoria » (« la mort n’est pas transitoire » ; référence ironique au gouvernement actuel « de transition »), accompagnées sur les trottoirs par de nombreux applaudissements bienvenus. Plusieurs communautés indigènes de différentes provinces s’étaient retrouvées sur la place devant l’église San Francisco39 sur fond de chants et de cris : « On est le peuple ! » « La Wiphala se respecte ! ». Nous recueillons sur la place quelques témoignages :
Communautés sur la place San Francisco @Baptiste Mongis
Une femme, la soixantaine : « Je ne suis pas une personnalité politique, je suis venue de ma ville à pied, je suis artisane, je ne touche pas de salaire, je suis locataire, je n’ai pas de maison, alors qu’ils ne viennent pas me dire que j’ai de l’argent ! Non ! Je viens par ma propre volonté ! Ce gouvernement, celui-là oui, c’est une dictature ! De quel droit va-t-elle continuer de nous tuer comme ça ? »
D’un rassemblement de communautés du département d’Oruro, à grands cris de « Oruro está presente ! », se démarque la déclaration d’un leader : « J’ai vécu à Santa Cruz depuis que j’ai 3 ans, jamais de ma vie je n’ai vu de pareilles atrocités commises par un gouvernement autoproclamé ! Pour eux, la démocratie fut de déchirer et de brûler notre Wiphala, ce symbole qui représente les 36 nations indigènes de Bolivie reconnues par la Constitution Politique de l’État (CPE). On a vu comment ils ont humilié les mujeres de pollera, c’est inacceptable ! Nous exhortons les 9 départements de s’unir pour défendre la véritable démocratie ! Passons un appel à la communauté internationale pour qu’elle voit ce qu’il se passe réellement en Bolivie ! Aujourd’hui, ce peuple est le vrai peuple, et non celui qui est sorti les 21 premiers jours pour nous bloquer, à réclamer sa supposée démocratie, qui pour eux est la violation de nos droits constitutionnels, qui est pure discrimination et racisme. Cette femme, Jeanine Áñez, a retiré de sa propre écharpe présidentielle la Wiphala, elle ne nous représente pas ! Nous exigeons que dans l’assemblée législative plurinationale se créer une commission d’enquête qui juge et sanctionne tous les auteurs intellectuels et matériels de ce coup d’état civique, policier et militaire qui jusqu’à maintenant n’a fait qu’humilier le peuple bolivien ! »
Une femme, la cinquantaine : « Amis de la zone sud [classe moyenne aisée], mobilisez-vous aussi ! Moi j’ai des amis là-bas, mobilisez-vous, pour tous ceux qui meurent ! Nous sommes tous citoyens boliviens ! Luttons ensemble pour notre pays, nous n’avons pas besoin d’être militants, défendons notre démocratie ! Cochabamba, Potosí, Tarija, Beni, Pando ! Je viens d’arriver du Beni : ils n’informent de rien ! Amis de la presse : informez ! Moi je préfère renoncer à mon travail plutôt que de dire le contraire de ce qu’il se passe dans mon pays. Il y a des routes, des écoles, des hôpitaux : ce gouvernement a réalisé tant de choses, et je me sens heureuse parce que je vois les jeunes qui jouent dans leur stade de foot, qui vont à l’école, des gens très pauvres dans des maisons ! Avant il n’y avait pas de violence à La Paz, et ces civicos de Santa Cruz sont arrivés, et regardez ! » La fin de ses paroles se noie dans les larmes.
Rassemblement de communautés d’Oruro devant l’église San Francisco @Baptiste Mongis
Une autre, la soixantaine : « Je suis de Oruro, j’ai six enfants, l’un est avec moi, les autres sont restés là-bas. Ici les frères et sœurs boliviens sont unis ! Nous n’avons ni défense policière, ni couverture médiatique ! On a besoin d’appui international, ils nous massacrent ! Nous n’avons aucune protection, ils ont brûlé les maisons de nos dirigeants ! Ils ne nous laissent pas sortir de nos provinces ! Nous n’avons pas d’armes ! Eux, ces jeunes de Santa Cruz, oui ils en ont ! Les médias se rient de nous ! Qu’ils s’en aillent du pays s’ils ne veulent pas travailler pour la Bolivie ! »
Une jeune fille de 23 ans : « Nous sommes de Cosmos 79 [quartier d’El Alto], moi je suis étudiante à l’université publique d’El Alto. Je suis là pour mon quartier, pour mes parents, pour mes frères et sœurs. Nous sommes tous là et on veut que la présidente démissionne, qu’elle parte de Bolivie, qu’ils relâchent nos amis emprisonnés, et que les décrets soient annulés, et qu’ils annulent aussi l’autorisation donné aux exilés de revenir. Comment Goni [Gonzalo Sánchez de Lozada] peut revenir en Bolivie après tout le mal qu’il nous a fait ? Que les jeunes se mobilisent et que rien ne sorte du pays ! Le lithium est à nous ! [référence aux abondantes réserve de lithium encore non exploitées dont dispose la Bolivie, dans la région d’Uyuni, ayant attisé la prédation des forces étrangères et supposément motivé le coup d’État] »
Mais c’est à Senkata, au sud d’El Alto, que la véritable et tragique action s’est déroulée le mardi 19 octobre. L’entrée des camions-citernes d’essence y est interrompue depuis plusieurs jours car les riverains ont creusé des tranchées qu’ils gardent jour et nuit pour bloquer tout passage. L’armée est alors “envoyée pour négocier pacifiquement, et sans user d’armes à feu“, comme le relatera ce soir-là le gouvernement. La réalité sur place est sensiblement différente : on dénombrera ce jour-là au moins six morts tués par balle, et de très nombreux blessés. Les images des corps évacués sont bouleversantes. Un infirmier en larmes témoigne du désastre40 dans une vidéo, se disant débordé et effaré par cette violence ; il sera plus tard victime d’une campagne de diffamation l’accusant d’être un militant du MAS infiltré déguisé en médecin (en dépit de la preuve apportée par son badge de fonction), et finalement arrêté par la police. Plusieurs films montrent clairement l’usage qui fut fait des armes à feu, et même des impacts de balles sur le sol issus de tirs depuis l’hélicoptère qui survola la zone tout l’après-midi41.
L’armée accompagne la sortie des camion-citernes le 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria BoliviaMilitaires déployés le 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria BoliviaL’une des 9 victimes mortelles de la répression militaire le 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
Le lendemain, une veillée funèbre de plusieurs centaines de personnes est organisée à la mémoire des victimes, la liste de celles-ci s’étant allongée à neuf, mais il y en aurait plus : le scandale en cours est que les militaires refuseraient de rendre certains corps, alimentant de la part des familles le soupçon qu’ils veuillent les faire disparaître. La rumeur court également que les journalistes Fernando Ortega Zabala (argentin) et Fernando Ortiz (mexicain), poursuivis par les militaires et après s’être cachés en livrant quelques tweet désespérés, auraient disparus à El Alto des suites de la répression42.
Funérailles à Senkata le 20 novembre @Tejido Cultura Viva Comunitaria BoliviaImpacts de balles du 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia“Abrogation du décret suprême 4078” @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia“On ne négocie pas avec nos morts” @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia“Nous ne voulons pas de militaires impunis” @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
La bataille du mercredi 20 novembre est alors médiatique. Les réseaux sociaux s’engorgent de fausses communications : entre autres, celle du faux médecin à qui il arrive aussi de se déguiser en policier43 ; ou encore celle concernant l’association culturelle Wayna Tambo, respectée de tous, et qui précisément, parce qu’elle est l’une des seules à se rendre sur le terrain lors des mobilisations et à relater les faits, serait « illégale et séditieuse » et diffuserait des informations « fausses et alarmantes » sur la situation à Senkata tout en abritant « des cubains et des vénézueliens pour leur vendre de la drogue ».
Campagne de diffamation contre le centre culturel Wayna Tambo (El Alto) @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
Ces diffamations d’internautes, épaulées par le ton des principaux médias officiels, entrent alors en synergie avec les annonces officielles d’un gouvernement qui se surpasse à communiquer les pires aberrations. La dernière, et la plus démentielle, est le communiqué disant que des militants du MAS, avec l’aide de ressources financières étrangères, menaceraient de faire sauter à coup de dynamite la réserve de gaz de la Planta YPFB de Senkanta, faisant par là courir le risque de raser la moitié de la ville d’El Alto et justifiant, avec l’appui de la partie crédule de la population, le pire de l’intervention militaire (dont le gouvernement continuera de nier qu’elle fit usage de ses armes à feu).
Ces diffamations d’internautes, épaulées par le ton des principaux médias officiels, entrent alors en synergie avec les annonces officielles d’un gouvernement qui se surpasse à communiquer les pires aberrations.
Le jeudi 21, une gigantesque marche s’organise et des milliers de manifestants, dont beaucoup de personnes âgées et plusieurs familles, avaleront à pied les 12 kilomètres qui séparent Senkata de La Paz, transportant les cercueils des victimes sur le toit de véhicules44. Le défilé est pacifique, et les accusations fusent contre ce gouvernement qui occulte les luttes à l’instar des funestes résultats de ses opérations répressives. Une fois la tête de marche parvenue à l’obélisque, au cœur de la capitale, et alors que la foule réclame justice sans heurts, la police déclenche sous nos yeux, de façon totalement arbitraire, ses premiers tirs de lacrymogène. La panique s’empare de la foule, prise de court, qui s’enfuit de façon désordonnée. Des cercueils sont abandonnés sur place, des personnes âgés s’évanouissent sous la quantité des gaz et des enfants se perdent dans la débandade ; assis sur les trottoirs un peu plus loin, des gens pleurent de désarroi et de rage : « Ils ne respectent même pas nos morts ! » 45. Alors que certains manifestants s’insurgent de la situation ou tente de filmer les événements de façon indépendante, ils sont emportés par les forces de l’ordre, parfois même dénoncés par la presse locale et accusés de sédition46. Des dizaines de personnes arborant la Wiphala sont embarquées sans sommation. Des témoignages, recueillis le jour-même, achèvent de laisser pantois : à l’hôpital Holandés de Ciudad Satelite, où 19 blessés ont été reçus le 19 novembre au soir, 10 ont été soit-disant relâchés, selon les informations fournies à l’accueil, au vu du caractère superficiel de leurs blessures. Après enquête, il se trouve qu’ils ont au contraire été expulsés des lieux, blessures béantes, sous le prétexte que leurs familles ne s’étaient pas présentées ; une témoin nous assure qu’en réalité ces blessés furent extrêmement mal traités, relatant les propos affligeants d’un médecin à son patient témoignant de l’efficacité de la désinformation médiatique et de l’hystérie montée en neige au cours des dernières semaines : « Pourquoi je devrais te soigner, espère de sale terroriste ? ».
Conclusion. Deux peuples, un pays
Qu’est-ce que la démocratie, sinon le pouvoir équitable et réel de tout le peuple, y compris de cette immense partie qui fut historiquement écartée de la capacité d’exercer le pouvoir et d’exprimer son identité, et à qui Evo Morales a su rendre sa juste part de protagonisme ? Ne fut-il pas, de ce point de vue, le grand moment démocratique bolivien, par-delà son incomplétude et ses incohérences ; sa véritable séquence politique ? Car comme l’écrit Jacques Rancière, « la politique commence quand il y a rupture dans la distribution des espaces et des compétences – et incompétences. Elle commence quand des êtres destinés à demeurer dans l’espace invisible du travail, qui ne laisse pas le temps de faire autre chose, prennent ce temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer co-partageants d’un monde commun, pour y faire voir ce qui ne se voyait pas, ou entendre comme de la parole discutant sur le commun ce qui n’était entendu que comme le bruit des corps47 ». Une opposition qui, se croyant et se voulant l’écho lointain de l’Europe et des États-Unis, continue d’établir des parallèles opportunistes lorsqu’il s’agit de comparer sa Bolivie avec la vision arbitraire qu’elle a des “pays castro-chavistes” – Cuba et le Venezuela – tout en prenant bien soin d’ignorer le désastre du néolibéralisme de longue date installé au Chili et en Colombie ou plus récemment en Argentine ou en Équateur. Une opposition au sein de laquelle beaucoup continuent de croire que le précédent gouvernement eut la bêtise de placer des Indigènes ignorants à des postes-clés de l’État, pour la simple raison qu’ils étaient Indigènes et n’avaient pas la maîtrise de ce discours bureaucratique si excluant dont les pires technocrates ont le secret.
Une opposition qui, se croyant et se voulant l’écho lointain de l’Europe et des États-Unis, continue d’établir des parallèles opportunistes lorsqu’il s’agit de comparer sa Bolivie avec la vision arbitraire qu’elle a des “pays castro-chavistes” – Cuba et le Venezuela – tout en prenant bien soin d’ignorer le désastre du néolibéralisme.
L’ironie est que les auteurs des discours qui ont critiqué ce pouvoir pour sa corruption tendancieuse ne pensent par ailleurs qu’à leurs propres intérêts (leur famille, leur gagne-pain, leur entreprise), et tout laisse à croire qu’arrivés au pouvoir, ils en auraient fait au moins tout autant. Aucune dimension communautaire, collectiviste, sinon celle de s’armer contre les “vauriens“ – à l’instar des classiques mouvances fascisantes – ne fit surface au coin des rues bloquées des premières semaines. C’est que s’unir à d’autres individus n’a jamais été synonyme de lutter pour le bien commun et faire société. Critiquer le MAS pour ses tendances corporatistes et coercitives fut paradoxalement un prétexte pour l’imiter de loin et, en un temps record, faire germer le pire : être violents, mais avec les bons mots issus des “bonnes pratiques”, et se venger de ces répudiés de toujours qui ont gagné trop de pouvoir durant cette dernière décennie.
Sûrement le MAS, parfois plus préoccupé par son maintien au pouvoir que par l’émancipation réelle de tout le peuple, a trop joué sur la dépendance des populations vulnérables à son égard, ayant créé chez elles une peur panique de n’être plus défendues en son absence, attisant exagérément les relations clientélistes. Sûrement ne s’est-il pas non plus assez inquiété de cette contention raciste, bien réelle et périlleuse, qui couvait sous son processus de changement. Mais sans doute et surtout, dans les sordides bastions de cette dernière, n’a-t-on jamais voulu réfléchir à la question de l’égalité réelle dans un pays anciennement colonisé et si métissé au sein duquel la parodie d’un Malcom X indigène (heureusement fictif, quoique certains discours du mouvement katariste48 auraient pu s’en rapprocher) aurait pu tout autant déclarer : « Donnez donc le droit aux Indigènes de mépriser et de soumettre les Blancs pendant 500 ans de plus, et nous serons quittes ».
La question est alors centrale de réaliser quelle partie du peuple – du monde rural et du monde urbain, des Blancs ou des Indigènes et métis, des classes populaires ou des classes moyennes et aisées – est inconcevablement plus vulnérable que l’autre, notamment dans une pareille conjoncture.
Comme l’a très bien remarqué Claude le Gouill au cours de son enquête dans le Nord Potosi, « la mobilisation ne se fait pas au nom d’Evo Morales mais principalement pour la défense de l’État Plurinational et de la Wiphala, du fait de la présence du secteur anti-evista qui n’était pas prêt à se mobiliser pour défendre Evo Morales mais l’est pour les acquis du processus de changement et contre l’extrême droite »49. Une conjoncture qui a fait défaut à l’ex-président et à ses protégés mais attestant d’un peut-être souhaitable « retour au local et aux formes communautaires de mobilisation (cabildos, bloqueos) [révélant] les distances qui se sont créées entre la verticalité accrue du MAS et les organisations de base », étant donné que « le “gouvernement des mouvements sociaux“ promis par l’ancien président [a in fine] renforcé les luttes corporatistes de chaque secteur ». Comme le même auteur l’écrit, « l’un des paradoxes d’Evo Morales est d’avoir romantisé une indianité qu’il a lui-même dissout par ses actions. Elle restera sans doute vivace, mais plus avec les mêmes aspirations ni les mêmes représentations ».
Le vendredi 22 novembre, le MAS est officiellement autorisé à concourir pour de nouvelles élections. La préoccupation politicienne première est de reconstituer une force progressiste et à représentation indigène capable de poursuivre les importantes lignes du “processus de changement“ et de gagner dans les urnes en 2020, voire de trouver le meilleur candidat possible pour le MAS. En ce sens, l’actuelle présidente du Sénat Monica Eva Copa Murga, dont l’activiste féministe Maria Galindo a tiré le portrait50, pourrait être un choix stratégique tant la sincérité de sa parole fut capable de dénoncer le climat de persécution actuel et d’esquisser un horizon démocratique grâce à une attitude dénotant avec le répertoire classique de son parti. Rien ne garantit cependant que les mobilisations diminuent étant donné les propos tenus par un gouvernement qui, sous prétexte de rechercher la paix, s’entête dans ses méthodes meurtrières dérogeant aux principes les plus élémentaires des Droits Humains.
La discussion entre la présidente intérimaire et les représentants des mouvements sociaux a abouti le 23 novembre à une série d’accords qui, sur le papier, semblent prometteurs51. Il demeure curieux cependant que ce même jour Cochabamba essuyait une nouvelle répression sanglante et qu’à La Paz des témoins du massacre de Senkata venaient se confier, la peur au ventre, à la Commission Interaméricaine des Droits Humains, gratifiés sur le chemin des quolibets mensongers d’un groupe pro-gouvernement ayant diffusé sur les réseaux sociaux que des « masistas étaient encore venus dénoncer un faux coup d’État auprès des instances internationales ».
Ce peuple qui s’est mobilisé contre Evo Morales et pour la démocratie : serait-il capable, au-delà de ses cris de guerre convenus, de s’organiser pour réinventer vraiment cette audacieuse et jamais aboutie forme de gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ? Ou n’en appelait-il finalement qu’à virer du pouvoir un Indien et ses collègues pour en revenir à un bon vieil appareil d’État néolibéral, raciste et excluant ? Sera-t-il disposé, ce peuple-là, à mener réellement la lutte politique qu’il a revendiqué en commençant par reconnaître l’autre peuple de Bolivie, celui qui n’a eu que les 14 ans du gouvernement d’Evo Morales pour jouir d’un peu de reconnaissance après 500 ans d’humiliation ? Celui qui, en plus du défaut d’être majoritaire, indigène et métis, ne dispose que des coupures de vivres pour se faire entendre, faute d’armes ou de capital culturel, économique et symbolique ? Le gouvernement de Jeanine Áñez a pour l’instant emprunté les pires chemins pour donner raison à ce défi. Maladresse d’une prise en main du pouvoir précipitée et inattendue, ou choix délibéré faisant partie intégrante d’un coup d’État (en partie) planifié ? Le fait est que le pays est à cran, et en sang. En attendant les prochaines élections, où une candidature du MAS ou d’une nouvelle force politique équivalente sera indispensable pour garantir une représentativité, la communauté internationale ne peut faire défection : il s’agit, au nom des Droits Humains, de veiller à garantir de vraies conditions démocratiques pour ces élections décisives (que les électeurs du monde rural, notamment, puissent à nouveau s’inscrire à temps et en bonne et due forme et se rendre sans risque aux urnes). Il s’agit également de faire pression pour que le gouvernement actuel, à peine légal et profondément illégitime, change radicalement de cap ou passe la main à une autre équipe non impliquée dans la successions de ces manœuvres anti-démocratiques, sincèrement préoccupée par le sort de tous les Boliviens.
20MARIETTE Maëlle, « La gauche bolivienne a-t-elle enfanté ses fossoyeurs ? Mérites et limites d’une « révolution » pragmatique », Le Monde diplomatique, septembre 2019. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/MARIETTE/60321
37Le contexte de la nomination de Jeanine Áñez est très controversé : après les démissions successives des titulaires chargés de prendre les rênes de l’État en cas de démission du président, tous du MAS, la nomination de la présidente par intérim, à qui il revenait la charge après défection des premiers, eut lieu sans quorum car il manquait dans l’Assemblée un nombre conséquent de députés du MAS. Le gouvernement en place stipule que ces derniers, malgré des appels répétés, ne se sont pas présentés. L’autre camp précise qu’étant donnée la persécution dont les membres du MAS furent et sont toujours l’objet, les conditions pratiques (coupures de route) et de sécurité n’étaient pas remplies pour qu’ils puissent se présenter. Par ailleurs, l’absence de lettre officielle avalisant par écrit la démission d’Adriana Salvatierra (annoncée oralement dans les médias), ex-présidente du Sénat et membre du MAS à qui la présidence de l’État revenait en cas de démission du président et du vice-président, est toujours l’objet d’une âpre discussion.
L’expulsion de Julian Assange a été autorisée par le gouvernement équatorien, qui lui avait pourtant procuré l’asile en 2012. Son extradition vers les États-Unis est exigée par l’administration Trump, qui acclamait pourtant Assange pendant sa campagne présidentielle. Derrière ces rebondissements alambiqués, on trouve une constante : la volonté de l’État américain (et de son État profond) de punir Julian Assange pour avoir nui à la superpuissance américaine. Guillaume Long, ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017), revient pour LVSL sur les principaux acteurs et déterminants de l’affaire Julian Assange.
La récente tentative de coup d’État militaire de Juan Guaidó contre Nicolas Maduro constitue une étape supplémentaire dans l’escalade des tensions entre l’opposition vénézuélienne et son gouvernement. Celui-ci est en butte à des difficultés économiques considérables aggravées par les sanctions américaines, et à une opposition qui ne cache pas sa volonté de renverser Nicolas Maduro par la force. L’élection de Donald Trump marque le grand retour des États-Unis en Amérique latine, qui entendent faire tomber les gouvernements qui s’opposent à leur hégémonie ; une volonté accentuée par la progression fulgurante de la contre-hégémonie chinoise dans le sous-continent américain. Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, revient sur ces aspects de la crise vénézuélienne. Entretien réalisé par Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, retranscription par Adeline Gros.
LVSL – Depuis que Juan Guaidó s’est auto-proclamé président du Venezuela, ce pays traverse une crise profonde. Les médias français présentent Juan Guaidó comme l’émanation des demandes démocratiques du peuple vénézuélien. De quoi est-il vraiment le nom ?
Christophe Ventura – Juan Guaidó est le nom de la victoire de la ligne la plus radicale au sein de l’opposition vénézuélienne au chavisme. Celle qui est devenue aujourd’hui hégémonique et agissante, et qui peut compter avec le soutien direct, actif et chaque jour plus pressant des Etats-Unis. C’est la ligne théorisée et incarnée initialement par Leopoldo López, fondateur du parti Volonté populaire (Voluntad Popular) – membre de l’Internationale socialiste -, auquel appartient aussi Juan Guaido. Leopoldo López avait théorisé cette stratégie qu’il a essayé d’imposer depuis 2014, époque des dites « Guarimbas » (barricades), les premiers affrontements de rue violents et meurtriers entre l’opposition et le pouvoir.
Ces derniers sont ceux pour lesquels a été condamné Leopoldo Lopez (considéré par le pouvoir et la justice qui lui est favorable comme l’un des principaux responsables). En résidence surveillée et éliminé de la vie politique depuis, il a été libéré par Juan Guaido et des militaires ralliés à lui lors de la « phase finale de l’Opération liberté » lancée le 30 avril 2019. Ce coup de force politico-mediatico-militaire a échoué dans son objectif affiché – la chute de Nicolas Maduro, ce qui en fait une tentative de coup d’Etat – , mais il a permis de libérer la figure fondatrice de Volonté Populaire, aujourd’hui réfugié dans l’ambassade d’Espagne au Venezuela, et de lancer une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement sous la lumière médiatique internationale.
La ligne théorisée par Leopoldo Lopez et mise en œuvre, dans un contexte de radicalisation de la crise vénézuélienne et d’intervention des Etats-Unis et de plusieurs pays latino-américains, est une ligne de confrontation, de refus de toute forme de compromis et de régulation des conflits avec Nicolas Maduro et le chavisme par le biais de la négociation politique. Cette ligne pose la destitution de Maduro – considéré illégitime depuis sa première élection en 2013 et « usurpateur » depuis celle de 2018 – comme condition préalable à toute solution aux problèmes du Venezuela – économiques ou sociaux –, étant donné que le pouvoir chaviste est rendu responsable des problèmes économiques et sociaux. Cette ligne est devenue dominante depuis l’élection de l’Assemblée nationale fin 2015. Elle a trouvé alors un premier nom : la salida [la «sortie » en espagnol], qui consistait à faire « sortir » le gouvernement par tous les moyens.
C’est une stratégie basée sur un triptyque : la guerre institutionnelle, la mobilisation de rue (en assumant la violence comme moyen de lutte), l’appel à des soutiens internationaux pour faire tomber le gouvernement.
La guerre institutionnelle d’abord : utilisation de tous les moyens à disposition dans le cadre d’une interprétation radicale de la Constitution et des pouvoirs de l’assemblée pour destituer le président.
La mobilisation de rue : il s’agit d’organiser la confrontation, y compris violente, contre le pouvoir d’Etat au nom de la restauration de la démocratie. Aujourd’hui, cette option connaît un crescendo, avec un appel clair à la rébellion militaire contre le pouvoir constitutionnel.
Cette dimension permet de justifier et d’organiser le troisième niveau : la construction d’une alliance internationale et l’appel à des appuis internationaux visant à faire tomber le gouvernement. Cette option connaît son acmé avec Juan Guaidó : il a obtenu le soutien entier des Etats-Unis – ces derniers, après des mois d’enlisement, le poussent même à aller jusqu’au bout de sa stratégie, au risque d’une guerre civile qui viendrait alors certainement justifier une forme d’intervention plus directement militaire- , la pleine reconnaissance diplomatique, et bénéficie d’une aide financière – puisque les États-Unis bloquent les actifs vénézuéliens pour financer le gouvernement parallèle qu’il cherche à animer.
La montée en puissance de cette ligne au sein de l’opposition a pu se développer à mesure que s’est radicalisée la polarisation entre elle et le chavisme et que s’est, du coup, altéré le cadre démocratique et l’Etat de droit. L’intransigeance entre les deux camps et les échecs des tentatives de dialogue l’ont favorisé.
La situation actuelle est porteuse des plus grands dangers pour le pays. Seul un dialogue minimal entre les deux parties – aujourd’hui deux pays s’affrontent sur le même territoire – pourrait créer les conditions d’une solution politique et pacifique. C’est à cela que devrait s’atteler toutes les énergies, dans le chavisme, l’opposition et à l’extérieur.
LVSL – Selon les chavistes, la situation économique catastrophique du Venezuela est le produit d’une ingérence en provenance des Etats-Unis d’Amérique et d’une « guerre économique ». Selon les médias occidentaux, elle est le signe de la faillite idéologique du chavisme – et du « socialisme ». Qu’en est-il ?
Christophe Ventura – Je ne veux pas faire une réponse de jésuite, mais on trouve un peu de tout cela en même temps. Le sabotage économique est une réalité, ainsi que la «guerre économique », et il est vrai aussi que le pouvoir chaviste a mené de mauvaises politiques économiques qui ont précipité la situation actuelle. Il faut prendre en compte une conjonction de facteurs, et en première instance la conjonction entre un facteur externe – la crise mondiale de 2008 et ses effets – et une situation interne déjà fragile. Les conséquences de la crise économique mondiale ont frappé le Venezuela au moment de la transition entre Chávez et Maduro, transition difficile, dans un contexte où l’opposition lançait son premier assaut contre Nicolas Maduro. Et où ce dernier se refusait, tandis qu’il venait d’être élu avec peu de marge face à Henrique Capriles ( 2013), de réduire les politiques sociales du chavisme.
Equation compliquée…Il faut reprendre ces événements de manière chronologique pour bien en saisir le sens. Nicolas Maduro a été élu en 2013 avec 50,6% des voix : c’est un score relativement faible par rapport à l’hégémonie historique du chavisme. L’opposition considère alors qu’elle peut en finir cette fois-ci avec le chavisme au pouvoir. Une partie d’entre elle – dont Volonté Populaire – ne reconnaît pas sa victoire. Nicolas Maduro n’est pas Hugo Chavez pense-t-elle. Elle le juge en position de faiblesse et c’est à ce moment que s’impose la ligne Leopoldo Lopez, même si son parti n’est pas le parti majoritaire au sein de l’opposition. Sa ligne intransigeante et de confrontation finira par l’emporter sur ceux, comme Capriles, qui pensaient qu’il fallait toujours combattre le chavisme dans le cadre légal et les urnes.
L’opposition avait en tête un facteur essentiel. Au-delà de la « tarte à la crème » « Maduro n’est pas Chavez », elle savait surtout que le nouveau président n’avait pas la légitimité naturelle de Chavez au sein de l’armée, par définition. Maduro, au départ, était considéré par cette dernière comme un modéré ; il était vu comme le représentant de l’aile la moins radicale du chavisme, parce qu’il avait eu sous Chávez le rôle du négociateur, du conciliateur entre l’opposition et le gouvernement. C’est un rôle qu’on lui a attribué en raison de sa formation d’ancien syndicaliste et de ses talents de négociateurs – Maduro n’a certes pas la vision historique qu’avait Chávez, mais c’est un tacticien habile, doué pour les affaires politiques, la gestion des rapports de forces et l’identification des faiblesses de ses adversaires. Maduro a donc été en quelque sorte testé par les militaires lorsqu’il a pris le pouvoir. Il s’est donc retrouvé au pouvoir, élu avec une marge très faible, pris en tenaille entre une opposition qui a tout de suite multiplié les provocations et une armée qui attendait une réponse ferme de sa part pour savoir si elle pouvait lui faire confiance.
À cela s’ajoute la situation économique à laquelle il n’était pas préparé et à laquelle il ne s’attendait pas. Et qu’il n’a pas su gérer. Quand l’opposition est passée à l’attaque, a déclenché des confrontations de rue qui ont causé plusieurs morts, les chavistes les plus durs voulaient que Maduro ait la main encore plus dure. Diosdado Cabello [ex-président de l’Assemblée nationale et représentant de l’aile la plus radicale du chavisme] a pu publiquement déclarer, pour s’en indigner, que le Venezuela était le seul pays au monde où une opposition armée qui appelait au renversement du pouvoir constitutionnel pouvait opérer en toute impunité sans être réprimée par ledit pouvoir.
C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se met en place le scénario économique. Il faut prendre en compte la déflagration que constitue l’effondrement pétrolier de 2014, où la demande chute brutalement, et le cours du baril de 70%. En réponse à cette situation, le gouvernement, pour faire face à l’effondrement des ressources de l’État, a fait tourner la planche à billets, jusqu’à l’excès. Et il n’a pas voulu toucher au système de contrôle des changes. C’est ici que des erreurs ont été commises. Au Venezuela, il n’y a que la Banque Centrale qui ait accès au dollar et c’est elle qui le donne à ceux (entreprises, importateurs, opérateurs économiques publics et privés, etc.) qui en ont besoin. Avec la crise, un marché parallèle – il existait avant mais dans des proportions bien moins importantes – de la monnaie hypertrophié s’est peu à peu mis en place sur lequel des fortunes en dollars se sont bâties en quelques minutes. C’est ici que se trouve les plus importants foyers de corruption – corruption qui touche l’administration, des fonctionnaires, mais aussi le secteur privé et l’opposition… La conjugaison de tous ces facteurs a mené à l’hyperinflation que connaît actuellement le Venezuela.
Il faut, dans ce cadre, prendre en compte le fait que Nicolas Maduro ne voulait pas être le président qui allait rompre avec les engagements de Chávez. Il s’est toujours refusé à mettre en place la politique préconisée par le FMI. Il l’a fait, mais à quel prix ? Le gouvernement de Nicolas Maduro peut se targuer d’un certain nombre de réussites sociales, comme la mise en place d’un plan de distribution massive de logements. Mais l’économie a subi des dommages profonds et structurels et la population a vécu une baisse considérable, historique, de son niveau de vie.
Les années 2013-2015 sont déterminantes dans la chute libre (même si des signaux existaient avant – manque d’investissements dans la société pétrolière PDVSA par exemple). Pour comprendre l’intensification de la crise économique vécue par le Venezuela, il faut aussi prendre la mesure de l’impact des sanctions imposées par les Etats-Unis. Les premières, décidées par Barack Obama, sont prises dès 2015. Commence alors l’étranglement commercial et financier du Venezuela, qui est aujourd’hui très avancé avec, cette fois-ci, les sanctions mises en place par Donald Trump, notamment en 2017, 2018 et 2019. Ces sanctions mettent le Venezuela dans l’incapacité de renégocier sa dette, de se financer sur les marchés internationaux. Il ne peut plus importer grand-chose, une entreprise, une personne privée, un Etat ne peut plus opérer de transactions financières avec l’Etat vénézuélien, la Banque centrale, la société pétrolière PDVSA si cela passe par un tuyau financier américain (une banque, un fonds, un assureur, etc.). Le marché américain se ferme au pétrole vénézuélien (environ 40% des exportations du pays sont concernées). L’impact sur les revenus du Venezuela est considérable. Le département du Trésor américain gèle les avoirs et bloque les actifs vénézuéliens pour financer l’autorité légitime du pays selon Washington, Juan Guaido. Les Etats-Unis demandent à leurs alliés dans la région et en Europe de faire de même. Selon une étude[1] précise réalisée par les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, une des sommités de la discipline économique mondiale, 40 000 personnes seraient mortes en 2017 et 2018 des conséquences de ces sanctions au Venezuela. Ils considèrent que 300 000 autres risquent de connaître le même sort aujourd’hui. Sur les premiers mois de l’année 2019 en cours, les sanctions américaines ont eu pour effet de faire baisser la production pétrolière vénézuélienne de près de 37 % et il est prévu qu’elles réduisent de près de 68% les revenus du pays liés à ses exportations pétrolières par rapport à la déjà difficile année 2018. Un cataclysme qui se traduit par autant de pénuries, d’impossibilités d’importer ce dont le pays a urgemment besoin, etc. Dans ces conditions, la relance de l’économie vénézuélienne est impossible, qui que soit celui qui préside le pays. Ces sanctions ont aggravé les problèmes, jusqu’à les rendre insoutenables. Une grille de lecture manichéenne ne convient absolument pas lorsqu’il s’agit de comprendre les problèmes du Venezuela.
LVSL – Le Venezuela de Maduro risque-t-il de devenir un contre-exemple dystopique brandi pour décrédibiliser toute alternative au néolibéralisme, de la même manière que le Venezuela de Chávez avait constitué un pôle d’attractivité idéologique ?
Christophe Ventura – Bien sûr. C’est l’une des matrices idéologiques de l’offensive que Trump lance contre le « socialisme » en Amérique latine : il faut en finir avec le symbole d’un gouvernement réfractaire qui réactive un anti-impérialisme mobilisateur dans la région. Comme il pense que Maduro est démonétisé, il estime que l’heure est venue pour cette offensive, qui se double d’un vieux fond anti-communiste – il faut en finir avec ce gouvernement qui proclame une alternative à l’ordre néolibéral international. C’est un facteur idéologique – ce n’est pas le seul – qui justifie un discours aussi radical contre le Venezuela. Et derrière le Venezuela, Cuba, qui est l’autre cible de Washington. L’administration Trump associe les deux pays. Dans son discours, Cuba intervient au Venezuela et accompagne un pouvoir illégitime et anti-démocratique avec ses conseillers militaires et ses différents services présents sur place. Ce faisant, Cuba est responsable de l’altération du cadre démocratique au Venezuela. En retour, ce dernier finance Cuba et lui permet de tenir économiquement avec son pétrole. Il faut donc en faire tomber un pour faire tomber l’autre. Donald Trump voudrait être celui qui mettra fin à la révolution cubaine – l’irréductible adversaire – et aux « régimes socialistes » sur le continent américain. Et si possible, pour sa prochaine candidature à l’élection de 2020 tandis que son bilan sur les dossiers internationaux prioritaires n’a pas été couronné de succès (Corée, Syrie, Afghanistan, Mexique). Donald Trump considère que la victoire est plus facile et possible au Venezuela, un peu comme Bush père avec le Panama en 1989.
LVSL – Certains ont pu lire que le conflit vénézuélien comme le terrain de jeu entre la Chine et les États-Unis, qui possèdent tous deux des intérêts au Venezuela. Plus largement, la Chine investit très massivement en Amérique Latine depuis deux décennies, rachète des entreprises, implante des capitaux, etc., jusqu’à faire concurrence aux États-Unis en la matière. Le sous-continent américain est-il en passe de devenir un gigantesque jeu d’échecs entre la Chine et les États-Unis ?
Chrisophe Ventura – Il y a manifestement un parfum de Guerre Froide qui imprègne l’Amérique Latine. Elle est indéniablement devenue l’enjeu d’un rapport de forces entre les États-Unis et la Chine. Il suffit de lire les documents du Département d’État américain – qui évoque le « défi hégémonique » que pose la Chine aux États-Unis dans la région – pour s’en convaincre.
Bien sûr, dans le cas du Venezuela, même si le pays a continué d’exporter la majorité de son pétrole aux Etats-Unis – malgré tout – jusqu’à aujourd’hui, il a significativement diversifié ses partenariats aux Russes et aux Chinois ces dernières années. Juan Guaidó incarne aussi pour les États-Unis la promesse d’un retour du Venezuela à la maison mère, à la situation qui prévalait avant le chavisme. Il s’agit de mettre les Russes et les Chinois dehors. Ajoutons à cela que le Venezuela constitue la première ou la deuxième réserve d’or mondiale, et la quatrième de gaz : il s’agit d’une zone que les Américains ne peuvent pas se permettre de perdre.
Le Venezuela est donc un champ polarisé par ces rapports de forces géopolitiques, dont les enjeux sont multiples. Le Venezuela est par exemple le seul pays d’Amérique Latine qui offre son territoire à la force aérienne nucléaire russe. Les Russes ne veulent pas s’installer au Venezuela – nous ne sommes pas en 1962 ! –, mais ils ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient perdu depuis l’effondrement de l’URSS, et ont un accord bien compris avec le Venezuela. Les Russes se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires – l’Amérique latine étant le passage obligé pour faire la jointure entre l’Atlantique et le Pacifique, le Venezuela est le pays qui a offert aux Russes une escale technique pour leurs avions. Les Américains, bien sûr, y sont hostiles, et comptent sur Guaidó pour mettre un terme à cette situation.
Les Américains restent ceux qui gardent le haut du pavé en Amérique latine. Il suffit de regarder les chiffres du commerce : la Chine a certes multiplié par 22 ses flux commerciaux avec la région en 10 ans, ce qui représente entre 270 et 300 milliards de dollars ; mais pour les États-Unis, c’est encore entre 800 et 900 milliards de dollars. Il n’en reste pas moins que les Chinois sont aujourd’hui les premiers investisseurs en Amérique latine, en lieu et place des États-Unis. Les Américains veulent donc revenir en force. Ils restent les maîtres en Amérique latine, mais leur hégémonie se fissure.
La crise vénézuélienne est devenue un fait géopolitique international, elle cristallise des fractures au niveau de la « communauté internationale » entre les Occidentaux et les autres. Elle révèle l’état de désagrégation lente du système international et de ses recompositions incertaines et volatiles. Toutes les divisions internationales s’expriment sur le Venezuela. On retrouve la fracture la plus évidente entre la « famille occidentale » – un concept que je rejette – et le bloc Russie/Chine/Inde/anciens non-alignés. Des failles apparaissent au sein du système onusien : le secrétaire général reconnaît Maduro et rejette la stratégie du « regime change », tandis que le conseil de sécurité de l’ONU ne parvient à dégager aucun consensus sur la situation au Venezuela. Des fractures apparaissent de la même manière dans ce que l’on peut appeler le « sous-impérialisme européen » : les Italiens, les Roumains et les Grecs ne reconnaissent pas la présidence de Juan Guaido au nom du respect de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, tandis que les autres sont alignés sur la position de Washington, moins l’engagement possible en faveur d’une intervention militaire.
Emmanuel Macron a pris une position en rupture avec la tradition diplomatique française. En reconnaissant Juan Guaido, il instaure une nouvelle pratique : la France reconnaît désormais des gouvernements et non plus des États. Cette décision entérine l’ère du relativisme en géopolitique – un processus qui avait débuté avec l’engagement de Nicolas Sarkozy dans la guerre en Libye aux côtés de l’OTAN. On reconnaît donc tel ou tel gouvernement en fonction des intérêts du moment, qui sont très fluctuants. Quels sont les intérêts de la France au Venezuela ? Il y a peu d’intérêts matériels . L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt à rechercher du côté politique, du côté de la politique intérieure pour commencer. Il s’agit de renforcer une ligne de clivage interne au débat politique en France, celle qui l’oppose à Jean-Luc Mélenchon. En résumé, « votez pour Mélenchon et vous aurez Maduro » est le crédo. L’intérêt de Macron, c’est aussi de tenter de tisser un minimum de solidarité avec Trump pour un coût modeste sur un dossier secondaire pour la France alors que les divergences se multiplient sur nombre de dossiers de première importance ( Iran, Climat, commerce, etc.).
Relativisme géopolitique, décomposition des principes de l’ordre international, recompositions incertaines et volatiles en fonction d’intérêts à court terme : le Venezuela révèle ces fractures de l’ordre mondial. On trouve bien sûr des récurrences, des acteurs structurés de longue date – l’Empire, le sous-Empire, les intérêts chinois et russes… -, qui donnent à cette crise une colonne vertébrale. Mais tout cela est brinquebalant. Cette décomposition est le premier acte d’une recomposition dont on ne connaît pas l’issue, ni l’ordre duquel elle va accoucher.
LVSL – Dans cette polarisation croissante du sous-continent américain entre les intérêts des Etats-Unis et de la Chine, l’élection de Bolsonaro, candidat résolument pro-américain, peut-elle être vue comme un pion avancé par les États-Unis, qui permettrait de contre-balancer l’influence de la Chine dans la région ? D’un autre côté, l’agenda ultralibéral de Bolsonaro ne risque-t-il pas au contraire de favoriser les investissements chinois au Brésil, malgré ses diatribes anti-chinoises ?
Christophe Ventura – Sur le plan géopolitique, Bolsonaro est l’expression du réalignement d’une partie des élites brésiliennes sur les États-Unis. Il faut cependant prendre en compte que ce réalignement est mal vu par une partie de l’armée, qui n’y est pas favorable, pas plus qu’à la vente d’Embraer aux Etats-Unis, champion aéronautique et militaire brésilien, ou à l’implantation d’une base militaire américaine au Brésil. Soucieux de leur souveraineté, ils ne veulent pas d’une soumission militaire ou géopolitique du Brésil aux États-Unis, ni d’une crise migratoire vénézuélienne encore plus explosive que ne manquerait pas de produire une guerre civile ou une intervention militaire. Tout le monde a le cas syrien en tête. Le vice-président brésilien Hamilton Mourão a récemment fait une déclaration raisonnable, affirmant que le Brésil ne soutiendrait pas une intervention militaire au Venezuela. On assiste donc à une dynamique de temporisation au Brésil, qui est en partie le fait des militaires.
Bolsonaro critique la Chine, mais il y a de fortes chances que rien ne change. Il montre à Trump sa disponibilité, son souhait de mieux servir les intérêts des Etats-Unis, mais en parallèle, il a récemment reçu une délégation d’entrepreneurs chinois et se rendra à Pékin au mois d’août. Sur les rapports avec la Chine, le Brésil ne peut pas revenir en arrière. 30% de son commerce extérieur est assuré par l’Empire du milieu. L’élection de Bolsonaro représente donc une inflexion pro-américaine certaine et assumée de la politique étrangère brésilienne – il faudrait ici développer l’influence croisée des églises évangéliques américaines et brésiliennes par exemple -, mais les Brésiliens ne pourront pas rompre leurs relations avec la Chine. Le premier partenaire commercial du Brésil ne sont plus les États-Unis, mais la Chine.
LVSL – Peut-on penser que l’élection d’AMLO au Mexique va induire des modifications dans cette configuration?
Christophe Ventura – Cette élection est une expérience à contre-courant des logiques et des dynamiques à l’oeuvre dans la région. L’élection d’AMLO est d’abord le signe de la volonté d’une restauration démocratique au Mexique et de la souveraineté du pays dans les affaires régionales. Le Mexique est actuellement le seul acteur de poids régional qui souhaite proposer une voie alternative mais étroite au scénario du conflit au Venezuela. C’est le pays qui s’oppose à la ligne de « regime change » prônée par Washington, ce qui n’est pas rien quand on sait les relations complexes entre les deux voisins et l’agressivité de Donald Trump sur la question du mur.
LVSL – Le Mexique ne risque-t-il pas de se retrouver rapidement isolée dans cette marée néolibérale qui frappe le continent ? Plus largement, comment analysez-vous les perspectives des mouvements « progressistes », qui sont marginalisés depuis plusieurs années ? Les gouvernements néolibéraux autoritaires sont-ils en train de créer les conditions d’impossibilité du retour de leurs adversaires au pouvoir ?
Christophe Ventura – Ce serait une lecture trop rapide que d’estimer que nous assistons à une « fin du cycle progressiste » en Amérique latine. C’est d’abord une vague de dégagisme et un phénomène d’alternance plus large qui touche l’Amérique Latine. Partout, ce sont les « sortants » qui sont sanctionnés. Il se trouve que 80 % des pays latino-américains ayant été, lors de l’apogée du « cycle progressiste », dirigés par des gouvernements « de gauche » – ou « nationaux-populaires » -, c’est bien la gauche qui est la plus touchée. Elle sort indéniablement fatiguée d’un cycle politique d’une incroyable durée. Elle paie les effets du pouvoir, c’est-à-dire l’usure ; elle a parfois perdu le contact avec les mouvements sociaux et ses bases populaires, prise par la gestion du pouvoir et de l’appareil d’Etat, les campagnes électorales permanentes, touchée par les phénomènes de corruption qui se sont développés dans des sociétés qu’elle a contribué à enrichir à tous les niveaux. Elle n’a gouverné que dans des pays structurellement périphériques, subalternes dans l’ordre international, et n’a pas changé leur position dans cet ordre. Pouvait-elle même le faire, dans le cadre d’une « démocratie libérale » ? Elle a pu modifier un certain nombre de structures politiques, de réalités sociales, agir sur la répartition des revenus, mais il lui a été beaucoup plus difficile de s’attaquer à la répartition des richesses en tant que telles et aux structures économiques dans ce cadre de « démocratie libérale ». Le seul pays à l’avoir tenté, c’est le Venezuela. Et il s’est retrouvé confronté à un phénomène attendu : une véritable lutte de classes – et derrière, le risque d’une guerre civile.
Mais ces phénomènes et l’alternance concernent aussi la « droite » : on l’a vu au Pérou (chute du président élu pour cause de corruption), en Colombie – où la gauche a atteint un score d’une puissance inédite lors de l’élection présidentielle– et au Mexique. Au Chili, el Frente amplio a fait un score historique aux élections : jamais depuis Allende on n’avait vu une gauche « radicale » aussi forte au Chili.
Cette année verra se tenir des élections cruciales en Argentine, en Bolivie, en Uruguay, au Guatemala et au Panama. En Argentine, l’avenir de Mauricio Macri – le symbole du retour d’une droite libérale au pouvoir en Amérique du Sud en 2015- est loin d’être assuré. La situation économique et sociale de la troisième puissance latino-américaine est bien plus mauvaise que lorsque Cristina Kirchner a quitté le pouvoir. Les recettes libérales qui devaient relancer le pays après douze ans de gouvernements redistributif ont échoué, et le pays, de nouveau lourdement et durablement endetté, est le deuxième en récession dans la région (avec le Venezuela).
L’avenir est ouvert en Amérique latine.
Notes :
[1] Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, rédigé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, en avril 2019, pour le Center for Economic and Policy Research. Disponible en ligne.
À l’heure où les Etats-Unis d’Amérique adoptent des orientations géopolitiques plus agressives que jamais à l’égard de Cuba, des changements semblent se profiler sur l’île. Le 24 février, les Cubains ont adopté à 86% la nouvelle constitution du pays. Celle-ci prévoit le remplacement du « communisme » par le « socialisme » dans les textes, actant la reconnaissance de la propriété privée et l’ouverture aux investissements étrangers. Après de nombreux débats, il ne contient finalement pas d’ouverture en vue de la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. L’occasion est propice pour effectuer un bilan de la première année du président Diaz-Canel, dans un contexte international à l’hostilité croissante.
Le durcissement du contexte géopolitique et le risque d’un isolement croissant
Malgré un isolement permanent dû à l’embargo américain sur l’île, les rapprochements avec les pays étrangers se sont multipliés ces dernières années. Ils se sont accompagnés du développement du tourisme, encouragé par les autorités cubaines, qui représente tout de même 4 millions de visiteurs étrangers en 2017, pour un pays de 11 millions d’habitants. La volonté de mettre fin à l’enclavement de Cuba se voit également dans l’arrivée tardive d’Internet sur l’île, avec le développement du wifi public dans les grandes villes. La couverture internet demeure pour le moment beaucoup trop chère pour la grande majorité des Cubains, strictement publique – les boxes personnelles étant interdites -, et limitée à quelques points sur l’île.
Un semblant de dégel s’était amorcé en 2014 sous l’administration Obama, avec l’appui diplomatique du Vatican. Cependant l’embargo imposé sous Kennedy, bien que légèrement assoupli, n’a pas été remis en cause et continue d’étouffer l’île. Le dernier décret de politique étrangère signé par Barack Obama portait sur la confirmation des sanctions américaines contre Cuba, que Donald Trump prévoit de durcir encore. Les pertes pour l’économie cubaine sont considérables. On estime qu’elles s’élèvent chaque année à plusieurs milliards de dollars, et limitent drastiquement les capacités de consommation de la population. L’embargo américain rend difficile pour Cuba d’effectuer du commerce avec d’autres pays, les mesures de rétorsion étant de taille : un bateau qui accoste à Cuba est interdit d’entrée aux Etats-Unis pendant six mois. L’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis a entraîné un recul du tourisme américain. L’administration Trump s’est en effet employée à mettre des bâtons dans les roues aux potentiels touristes, notamment en empêchant les voyages personnels, c’est-à-dire non-encadrés par un groupe. Il pousse le gouvernement cubain à réaffirmer l’antagonisme structurant entre Cuba et l’impérialisme américain.
Le gouvernement cubain a mené ces deux dernières décennies une stratégie de diversification de ses partenaires. À échelle régionale, le Panama constitue l’un de ses partenaires les plus importants, avec deux millions de dollars d’exportations de celui-ci vers l’île en 2015. Ces liens entre l’île socialiste et le gouvernement conservateur du Panama peuvent paraître contre-nature, mais les importations composant 80% de l’offre de biens cubaine, les accords commerciaux ne peuvent que bénéficier aux deux camps. Cuba a également cherché à contracter des accords économiques avec le Portugal ou encore le Canada, ce dernier servant souvent d’intermédiaire dans les relations avec les Etats-Unis. L’Union européenne a elle aussi revu sa copie en revenant en 2016 sur la « Position commune » de 1996. Cependant, cette évolution positive des relations diplomatico-économiques de Cuba menace d’être compromise par le virage néolibéral et pro-américain d’une majorité de pays d’Amérique latine.
L’île perd les bonnes relations qu’elle entretenait avec le Brésil – cultivées depuis l’élection de Lula (2002) – avec l’arrivée de Bolsonaro, qui revendique un anti-communisme digne de la Guerre Froide. Le programme Mais Medicos, qui permettait à quelques 8500 médecins cubains de venir travailler au Brésil a pris fin il y a trois mois suite à des critiques du nouveau président. L’Equateur ou l’Argentine, alliés politiques importants du gouvernement cubain sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et des Kirchner (2003-2015), comptent désormais parmi ses adversaires résolus. La contestation grandissante du gouvernement de Nicolas Maduro pourrait faire perdre un nouvel allié à Cuba, et non des moindres. Le président vénézuélien Hugo Chavez (1999-2013), prédécesseur de Maduro, avait été adoubé par le gouvernement cubain comme « le meilleur ami de la Révolution cubaine ». Il avait mené à un rapprochement considérable des deux pays, qui s’est manifesté par une explosion du commerce bilatéral ainsi qu’une politique d’entraide mutuelle baptisée « pétrole contre médecins » – le Venezuela fournissant une abondante manne pétrolière à Cuba, Cuba envoyant ses médecins appuyer les « missions sociales » mises en place par Hugo Chavez. L’avenir des relations cubano-vénézuéliennes dépendra de l’issue de la tentative de coup d’Etat de Juan Guaido contre Nicolas Maduro appuyée par les Etats-Unis. La lutte pour la tête du Venezuela oppose un allié historique de Cuba à un partisan inconditionnel des Etats-Unis, qui affiche ouvertement son hostilité envers le gouvernement cubain. Dans ce basculement global du sous-continent américain, seule la Bolivie d’Evo Morales semble demeurer une alliée stable du gouvernement cubain.
Ce durcissement considérable du contexte international ne doit pas voiler l’importance des mutations que l’on peut observer sur l’île.
« Actualisation » du socialisme et volonté de conserver l’héritage de la Révolution
Les mots ont un sens. Ceux de la nouvelle Constitution cubaine, bien qu’essentiellement symboliques, sont symptomatiques d’un changement en cours sur l’île. Mais quelle est son ampleur réelle ? Le nouveau texte prend pour base la Constitution de 1976, instaurée par le Parti communiste cubain à la suite de la révolution de 1959 contre le despote Batista, tout en la modifiant sur certains points non négligeables. Si dans la version initiale on peut lire : « l’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme et le progrès vers la société communiste », la révision se limite à : « L’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme. Il s’emploie à préserver et fortifier l’unité patriotique des Cubains et à développer des valeurs éthiques, morales et civiques ». En règle générale, le mot « communisme » a disparu du texte, si l’on excepte les expressions liées au parti (« Parti communiste cubain » et « Union des jeunes communistes »).
La transition vers davantage de libéralisme, allant jusqu’à un régime hybride, semble bien être à l’œuvre. Raul Castro a mené depuis son accession au pouvoir en 2006 une politique dite d’actualización, en ouvrant par exemple les secteurs automobiles et immobiliers au privé. 200 corps de métier sont aujourd’hui ouverts au secteur privé. Cuba est-elle en passe de muer en un “socialisme de marché” à la chinoise, alliant multinationales capitalistes et contrôle étatique ? La libéralisation de l’économie, très modeste avec seulement 13% des emplois relevant du secteur privé, donne du grain à moudre aux futurologues. Mais elle semble beaucoup trop faible pour que la comparaison soit pertinente. De même, l’encadrement extrêmement strict de la propriété privée par le gouvernement cubain, excluant tout mécanisme d’accumulation ou d’apparition d’acteurs économiques au poids significatif, n’autorise pour l’instant aucune assimilation avec la dynamique chinoise. Si la politique du gouvernement cubain cherche à encourager l’initiative individuelle, le développement accru de la propriété privée et l’apparition d’un secteur non-étatique de l’économie, il semble qu’elle cherche également à se prémunir du développement d’un capitalisme de milliardaires.
La Constitution réaffirme plusieurs “acquis” de la Révolution cubaine : gratuité des soins et de l’éducation, droit universel au logement, ou encore à l’alimentation. La prise en charge étatique de ces secteurs a permis aux Cubains et leur permet encore de bénéficier d’une espérance de vie supérieure à celle des Etats-Unis et d’un taux de scolarisation de 100% jusqu’à la fin du secondaire.
De quoi Miguel Diaz-Canel est-il le nom ?
L’ère Castro est-elle réellement terminée ? La mort de Fidel fin 2016 et le départ de Raul Castro de la présidence en 2018 ont semblé marquer sa fin. Raul Castro demeure cependant secrétaire général du Parti communiste de Cuba, conservant ainsi un grand pouvoir. L’actuel président Miguel Diaz-Canel est un proche des Castro, ayant été le vice-président de Raul pendant son mandat, mais d’un point de vue symbolique il incarne une époque nouvelle. Né en 1960, il n’a pas participé à la Révolution. L’image est importante : il s’agit de montrer que la Révolution se perpétue même sans lutte armée, sous la forme d’un processus continu.
La présidence de Diaz-Canel survient à un moment où une ouverture politique – relative – semble voir le jour. Bien sûr, le cadre autoritaire hérité des années Castro, mis en place pour lutter contre les agressions des Etats-Unis, reste en place : parti unique, contrôle étatique de la presse, censure des opinions critiques. Le développement de nouvelles formes de communication ne permet pas toujours d’y échapper. Récemment, les SMS contenant les mots « Yo voto No » ou « Yo no voto », (« Je vote Non » ou « Je ne vote pas ») ont été filtrés pendant la campagne pour l’adoption de la Constitution.
Force est cependant de reconnaître qu’une place plus grande est accordée à la contestation depuis quelques temps. La campagne physique pour le « Non » au référendum par exemple n’a pas été réprimée et a permis l’émergence d’opposants comme Manuel Cuesta Morua – dont les liens avec Washington sont pourtant de notoriété publique -, qui critique la nouvelle Constitution dans le poids qu’elle continue d’accorder au PCC et la trop timide libéralisation de l’économie. L’accès à internet a également permis au dark web de se développer. Des changements progressifs voient donc le jour. La question de la démocratie à Cuba est cependant sur-déterminée par le contexte géopolitique. Tant que les Etats-Unis maintiendront l’embargo sur l’île et que le spectre d’une nouvelle Baie des Cochons planera sur Cuba, une libéralisation politique réelle semble très peu probable.
Le recul sur la question du mariage gay
Alors que le gouvernement fait profession d’une défense sans concessions des droits LGBT, l’article 68 de la Constitution, qui dispose que « le mariage est l’union volontairement consentie d’un homme et d’une femme », n’a finalement pas été changé en « l’union volontairement consentie de deux personnes ». Il s’agit du débat qui a le plus agité les commissions au moment de la rédaction de cette révision. Il faut dire que Cuba entretient un rapport particulier aux droits des homosexuels.
En 1959, Fidel Castro considérait les homosexuels, selon ses propres mots, comme des produits de la « décadence bourgeoise ». Il a initié une politique d’arrestation et de « rééducation » des homosexuels. Un événement marquant de cette répression est la nuit dite des 3P – prostituées, pédérastes et proxénètes – où des prostituées et homosexuels ont été arrêtés et envoyés dans des camps de travaux forcés, les guanahacahibes. Ils ont été fermés peu de temps après leur ouverture, sur ordre personnel de Fidel Castro, qui y constatait les vexations dont étaient victimes les homosexuels. Le gouvernement a progressivement effectué certaines concessions, dépénalisant l’homosexualité en 1979.
Aujourd’hui, Cuba est devenue une figure de proue de la lutte pour les droits LGBT en Amérique Latine. Mariela Castro Espin, la fille de Raul Castro, est l’une des pierres angulaires de cette lutte. Avec sa défunte mère Vilma Espin, elles ont permis l’acceptation des personnes queer au sein de la société cubaine. Grâce à elles, les Cubains peuvent changer de sexe dans leur pays depuis 2008. Elle a aussi fortement milité pour le droit au mariage des personnes du même sexe mais a, cette fois, essuyé un revers. Le retour en arrière sur le texte constitutionnel du régime cubain s’explique notamment par la pression exercée par les églises évangéliques, encore puissantes sur l’île. La communauté évangélique cubaine se composant d’environ 1 million de personnes, soit 10% de la population, la mention polémique a été retirée du texte. Cette question est cependant loin d’être tranchée : le gouvernement a annoncé que le mariage gay à Cuba serait soumis à référendum d’ici 2 ans, pour savoir s’il sera intégré au Code de la Famille.
À l’abri de la tempête géopolitique qui couve, la société cubaine évolue, lentement mais de manière significative. L’élection de Hugo Chavez au Venezuela en 1999, suivie par celle de ses alliés géopolitiques, avait permis à Cuba de se libérer momentanément de l’asphyxie de l’embargo américain. Plus que Cuba après Castro, c’est peut-être Cuba après le chavisme – et la possibilité pour l’héritage de la Révolution de 1959 de survivre au chavisme – qui devrait poser question.