Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Kako Nubukpo, ex-ministre de la Prospective au Togo, licencié pour ses prises de position anti-franc CFA, est l’une des figures de proue de la critique de cette monnaie. Dans cette intervention, il revient sur la genèse du Franc CFA, les raisons pour lesquelles il est demeuré en place malgré la décolonisation, et les conséquences de cette monnaie sur les pays qui l’utilisent.
Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : “Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ?”. Guillaume Long, ministre équatorien des Affaires Étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa, est intervenu pour évoquer les conséquences de la dollarisation de l’Équateur, survenue en 1999. L’adoption du dollar comme monnaie nationale a suscité de vives controverses, dans un pays confronté aux ambitions impériales des États-Unis d’Amérique.
Jean Ziegler, sociologue et vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme aux Nations unies, est l’une des grandes figures de l’altermondialisme. Il dénonce inlassablement depuis les années 60 les conséquences du néo-colonialisme, puis du néolibéralisme sur les pays de l’hémisphère sud. Ex-conseiller de nombreux chefs d’État (Thomas Sankara, Hugo Chavez…), il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traduits dans le monde entier. Son dernier livre, Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin), sort en librairie le 3 mai. Il s’agit d’un dialogue imaginaire avec sa petite-fille, destiné à vulgariser ses analyses du système capitaliste et les voies qu’il propose pour le dépasser. Pour Jean Ziegler, il est minuit moins cinq : ou bien le capitalisme détruit l’humanité et la planète, ou bien c’est nous qui le détruisons. Le parcours de Jean Ziegler a fait l’objet d’un film réalisé par Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) sorti en salles le 18 avril.
LVSL – Le film de Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) retrace votre parcours politique. Il remonte aux années 60, époque où vous travailliez pour l’ONU au Congo, en proie à la guerre civile déclenchée par Mobutu. Vous avez consacré le reste de votre vie à dénoncer la politique prédatrice pratiquée par les ex-puissances coloniales et les grands groupes économiques et financiers dans les pays du Sud. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ? Comment jugez-vous l’évolution de l’état du monde depuis cette époque ?
Jean Ziegler – Juger un demi-siècle d’évolution des rapports inter-étatiques et internationaux n’est pas simple. Les penseurs de l’école de Francfort – Adorno, Horkheimer, Benjamin – parlent d’une double histoire pour analyser le cours des événements et de la conscience humaine : d’une part, il y a la justice (et l’injustice) effectivement vécue ; ensuite, il y a ce que la conscience perçoit comme étant juste, ce qu’ils nomment l’eschatologie.
Du point de vue de la justice effectivement vécue, quelque chose s’est radicalement détérioré : la normativité internationale. Le droit international s’effiloche d’une façon incroyable. Je prends un exemple : je discutais récemment avec Peter Maurer, le président du comité international de la Croix Rouge. Il m’a rapporté que des ambulances et des hôpitaux avec le signe de la croix rouge ont été pris pour cibles et détruits. Ces hôpitaux et ces ambulances étaient des enclaves de paix, sous la protection du droit, censées être à l’abri des tirs de toutes les parties lors du conflit. C’est terminé : le droit international ne protège plus les hôpitaux, qui deviennent des cibles privilégiées. Les Américains ont bombardé récemment un hôpital clairement marqué “Médecins Sans Frontières », mais ce ne sont pas les seuls ; les Russes, les Iraniens et les Syriens privilégient les hôpitaux comme cibles, parce que cela crée des problèmes incroyables pour la partie adverse. La norme qui protégeait les acteurs humanitaires transnationaux a sombré.
C’est la même chose pour les attaques au gaz ; les armes au gaz ont été internationalement bannies par une convention, qui a été respectée de manière plus ou moins continue et permanente depuis cinquante ans : c’est terminé. Le gaz mortel – gaz sarin, gaz constitués à partir de chlore – est désormais toléré par les grandes puissances. Des tabous sont tombés. Le droit international public, les droits de l’homme, le droit international humanitaire s’effilochent. Il y a, de ce point de vue, une régression effrayante de la conscience collective. Toutes les conquêtes civilisationnelles que l’on a faites dans le droit lors des conflits refluent. C’est empiriquement vérifiable : on assiste à une régression vers la sauvagerie, à une éclipse de la raison pour reprendre l’expression du marxiste allemand Horkheimer, qui s’accélère et préoccupe beaucoup le nouveau secrétaire général des Nations unies, Antonio Guttierez.
Nous vivons dans un monde où, toutes les cinq secondes, un enfant meurt de faim ou de ses suites immédiates, selon le World Food Report de la FAO ; toutes les cinq secondes ! Le même World Food Report de la FAO, qui n’est contesté par personne, démontre que l’agriculture mondiale telle qu’elle est aujourd’hui pourrait nourrir sans problèmes (2,200 calories individuelles par jour) 12 milliards d’êtres humains, alors que nous ne sommes que 7,3 milliards pour l’instant : on pourrait presque nourrir normalement le double de la population mondiale actuelle si l’ordre du monde n’était pas cannibale et inégalitaire.
« Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a surtout une rupture symbolique »
Par contre sur le plan de l’eschatologie, sur le plan de ce que la conscience conçoit comme juste, de ce qu’elle voit ou veut comme utopies – Adorno parle de conscience adjugée – il y a des progrès formidables. Il y a encore cinquante ans, un ambassadeur américain au Conseil des droits de l’homme pouvait prétendre que la faim dans le monde est un phénomène naturel, qu’il est indépendant d’un ordre social quelconque ou d’une stratégie quelconque des oligarchies du capital financier mondialisé : elle est simplement là parce que le marché n’est pas assez ouvert. Aujourd’hui, tout le monde sait que la faim, ce massacre quotidien, ce scandale absolu, est faite de main d’homme, et peut être éliminée demain matin si on brise ses causes. Il suffirait par exemple d’interdire la spéculation boursière sur les aliments de base – le maïs, le blé et le riz, qui couvrent en temps normal 75% de la consommation mondiale – pour sauver des millions d’êtres humains en quelques mois.
Je vais prendre un autre exemple, celui du dumping agricole exercé par l’Union Européenne. L’Union Européenne possède une paysannerie très réduite par rapport au reste de la population – 3% –, mais qui est extraordinairement productive, à tel point qu’elle est en surproduction permanente. Cette surproduction est déversée sur les marchés africains. Sandaga, à Dakar, est le plus grand marché de l’Afrique occidentale ; vous pouvez y acheter des fruits espagnols, des légumes allemands ou grecs à la moitié ou au tiers du prix du produit africain équivalent. Quelques kilomètres plus loin, inondés par la surproduction européenne à bas prix, des milliers de paysans africains travaillent avec leurs femmes et leurs enfants, douze heures par jour sous un soleil brûlant, et n’ont pas la moindre chance d’obtenir un minimum vital. Il suffirait de mettre fin à ce dumping agricole pour sauver un nombre incalculable de vies.
Je prends un troisième exemple, celui de la dette extérieure. La dette cumulée des 120 pays dits du tiers-monde – moins les 5 des BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – était de 3 100 milliards de dollars au 31 décembre dernier selon la Banque Mondiale. Des 54 pays africains, 37 sont des pays agricoles. Comme ils sont totalement endettés, ils n’ont pas un sou pour investir dans l’agriculture. Quand le Mali exporte du coton ou quand le Sénégal exporte des arachides, ce qu’ils gagnent en devises est directement consacré au paiement de la dette. En conséquence, la productivité agricole africaine est ridiculement basse. Dans les sept pays du Sahel, un hectare céréalier en temps normal donne 600 à 700 kilos de céréales. En Bretagne, c’est 10 000 kilos. Pas parce que le paysan breton est quinze fois plus savant, compétent ou travailleur que le paysan wolof ou bambara ; mais parce que ceux-ci n’ont ni irrigation, ni engrais minéraux, ni tractions, ni semences sélectionnées, ni crédits agricoles, etc… à cause de la dette.
Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. En septembre prochain, le ministre français des finances se rendra à l’Assemblée Générale du Fonds Monétaire International à Washington. Nous pouvons le forcer à agir en faveur des enfants mourants du Sahel plutôt que des banques créancières. C’est là toute l’absurdité : la Constitution de la République donne toutes les armes au peuple. La France est une grande et vivante démocratie, où les libertés publiques et les moyens d’actions sont des armes considérables dont nous disposons, et qu’il faut utiliser pour imposer ces réformes : désendettement du tiers-monde, abolition du dumping européen dans le domaine agricole, interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base… Il n’y a aucune impuissance en démocratie, c’est ce que je répète à chaque conférence ! C’est ce que je démontre aussi dans mon livre qui vient de paraître, Le capitalisme expliqué à ma petite fille (en espérant qu’elle en verra la fin) (Seuil 2018).
LVSL – Vous évoquez une régression dans la normativité internationale. Donald Trump a été élu président des États-Unis il y a plus d’un an ; il remobilise une rhétorique qui semble inspirée de George W. Bush ou de Ronald Reagan et s’assoit régulièrement sur le droit international. Que vous inspire sa politique étrangère ?
Jean Ziegler – Donald Trump est très dangereux. Mais entre Donald Trump et Barack Obama, la rupture est surtout symbolique. Pour répondre à votre question je fais une parenthèse, qui me semble nécessaire. Ce qui est radicalement nouveau par rapport aux décennies précédentes, c’est cette dictature des oligarchies du capital financier mondialisé, dont je pense que Donald Trump est un simple exécutant. Je vous donne un seul exemple : selon la Banque Mondiale, les 500 plus puissantes sociétés transcontinentales privées, tous secteurs confondus, contrôlaient l’année dernière 52,8% du Produit Mondial Brut, c’est-à-dire toutes les richesses produites en une année sur la planète. Ces oligarchies ont un pouvoir comme jamais un pape, un empereur ou un roi n’en a eu par le passé. Elles échappent totalement à tout contrôle étatique, inter-étatique, syndical, parlementaire, et fonctionnent selon un seul critère : celui de la maximalisation du taux de profit dans le temps le plus court, à n’importe quel prix humain. La notion d’intérêt général leur est totalement étrangère. Ces oligarchies du capital financier mondialisé ont érigé une dictature qui surdétermine la politique des gouvernements des pays les plus puissants. La première chose que font Angela Merkel, Emmanuel Macron, Shinzo Abe, Donald Trump lorsqu’ils se lèvent – vers midi pour Trump, paraît-il ! –, c’est consulter l’état de la bourse, pour savoir quel est l’espace millimétré que leur laisse le capital financier pour agir. Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a donc surtout une rupture symbolique. Les pires criminels de guerre que comptent les États-Unis étaient absents de l’entourage immédiat de Barack Obama, on les retrouve autour de Donald Trump. Mais la politique de ces deux présidents est surdéterminée par les mêmes causes. L’impunité des tortionnaires était restée totale sous Barack Obama, Guantanamo a continué à fonctionner pendant huit ans. Bagram, la plus grande prison militaire du monde, située dans le Nord de l’Afghanistan, continuait de fonctionner sous Barack Obama, et fonctionne encore. Face à ces crimes il reste la société civile, qui a fait des progrès incroyables depuis des décennies.
« La capacité normative de l’État national français disparaît comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de sa souveraineté est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational »
LVSL – Vous évoquez justement, dans vos ouvrages, un nouveau sujet historique : la société civile internationale. Vous critiquez la mondialisation capitaliste, mais vous vous réjouissez de cette globalisation des consciences. Quelle place doit selon vous occuper l’État-nation dans la résistance à cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?
Jean Ziegler – Jean-Pierre Chevènement pense que la solution réside dans la restauration de l’État national et de sa capacité normative, afin qu’il brise le pouvoir des sociétés multinationales et les puissances financières. C’est bien trop tard à mon avis. Je pense que c’est un vœu pieux. La capacité normative de l’État national français, sa souveraineté, disparaissent comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de la souveraineté étatique est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational. Je ne pense donc pas que la restauration de la force normative de l’État national soit possible.
Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante. Avez-vous déjà assisté à un forum social mondial ? C’est quelque chose de très impressionnant. La société civile internationale en train de naître est constituée d’Attac, qui lutte contre le capital financier spéculatif, de Greenpeace, qui défend les causes environnementales et protège ce qui nous reste de nature, de Via Campesia, syndicat de 121 millions de paysans, métayers et journaliers agricoles, du Honduras aux Philippines, d’Amnesty International contre l’arbitraire judiciaire et policier, de l’extraordinaire mouvement féministe qui se développe à échelle mondiale, etc. Cette multitude grandissante de mouvements sociaux n’ont pas beaucoup de points communs, ils n’obéissent pas à un État ni à une ligne de parti, leur seul moteur est l’impératif catégorique que chacun porte en nous (que Kant résume ainsi : “l’inhumanité infligée à l’autre détruit l’humanité qui réside en moi »). C’est ce qui caractérise constitutivement, originairement la conscience humaine, quelle que soit son expression culturelle, religieuse, etc. Celle-ci est une conscience de l’identité. Nous sommes le seul être vivant sur terre qui a une conscience de l’identité. Quand un chien voit un autre chien qui est battu, rien ne se passe, mais si un homme, quelle que soit son identité religieuse, culturelle, ethnique, ou son âge, voit un enfant martyrisé, quelque chose s’effondre en lui. Il se reconnaît immédiatement dans l’autre.
La conscience de l’identité est aujourd’hui bétonnée, recouverte par la folie néolibérale, qui veut nous faire croire que l’homme n’est plus sujet de son histoire, que les classes sociales ne sont plus les sujets de l’histoire, mais que c’est une main invisible du marché qui obéit à des lois naturelles et décide de la distribution des biens, etc. Pierre Bourdieu avait cette phrase : “le néolibéralisme est un obscurantisme nouveau, particulièrement dangereux, parce qu’il utilise la raison. Il est comme le SIDA : il détruit d’abord les forces immunitaires de la victime, puis il la tue ».
C’est totalement vrai. Regardez l’aliénation totale de la social-démocratie. J’ai été longtemps membre du conseil exécutif de l’Internationale socialiste. Je cite souvent cet exemple de Gerhard Schröder, élu chancelier à la tête de la troisième puissance économique mondiale en 1998. En l’an 2000, des grèves massives ont éclaté dans la Ruhr contre les délocalisations de l’industrie lourde allemande, qui étaient rentable, mais pas suffisamment pour les entreprises. Mais Schröder, qui est un homme chaleureux et intelligent, tout le contraire d’un bureaucrate, qui avait une majorité absolue (avec les Verts) au Bundestag, avait la conviction absolue qu’il ne pouvait rien faire à cause de la toute-puissance des forces du marché, alors qu’il avait à sa disposition tous les moyens législatifs ! L’aliénation de l’opinion publique est terrible. En Suisse par exemple, le peuple vote très souvent, et toujours contre ses intérêts : contre le salaire minimum, contre une nouvelle semaine de vacances, contre une augmentation de la retraite, etc. Quand Bourdieu compare le néolibéralisme au SIDA, il a raison : le SIDA détruit la victime en la persuadant qu’elle est impuissante.
LVSL – On pourrait vous objecter qu’en Amérique latine, ce processus est allé encore plus loin : le néolibéralisme a complètement détruit la capacité normative des États-nations. Pourtant, on a assisté à des processus parfois impressionnants de reconstruction de cette capacité normative des États nationaux, en Equateur ou en Bolivie (avec l’élection de Rafael Correa et d’Evo Morales)…
Jean Ziegler – C’est une bonne objection. Rafael Correa a été un grand président, mais les conquêtes sociales de l’État équatorien sont aujourd’hui détruites par l’actuel président, Lenin Moreno. Evo Morales a transformé son pays de manière très impressionnante, depuis sa victoire en 2006 jusqu’aujourd’hui ; il y a eu un réveil miraculeux de la conscience collective des Quechuas et des Aymaras, le MAS [Mouvement vers le Socialisme, le parti au pouvoir en Bolivie ndlr] n’est rien d’autre que l’assemblage de leurs pouvoirs traditionnels. Le Venezuela, sous Hugo Chavez, a progressé de manière remarquable. La résistance de Cuba, depuis plus d’un demi-siècle, est incroyable ; elle s’est déroulée dans les pires conditions. Quand on se promène sur le Malecon [grande avenue qui donne sur la mer à la Havane ndlr] par nuit claire, on aperçoit les lumières de Key West, archipel de la Floride – leur adversaire n’est qu’à une centaine de kilomètres ! Tout cela est donc impressionnant. Il y a des exceptions à la destruction de la capacité normative des États-nations. Mais je ne pense pas qu’il faille extrapoler à partir de ces exemples pour faire de l’État national l’acteur déterminant, et faire de sa conquête la priorité absolue. L’acteur déterminant, le nouveau sujet de l’histoire, c’est la société civile et sa mystérieuse fraternité de la nuit.
“Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. Le poète Antonio Machado écrit : “caminante, no hay camino, se hace camino al andar” (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin)”
LVSL – En Europe, on observe plutôt une nationalisation des consciences qu’une mondialisation de celles-ci…
Jean Ziegler – Ce n’est pas par idéalisme que je dis tout cela – je déteste que l’on me prenne pour un idéaliste ! C’est l’observation empirique de l’histoire du monde. Jaurès écrit : “la route est bordée de cadavres, mais elle mène à la justice ». Au niveau de la conscience revendicatrice de la justice, il y a des progrès considérables. Mais tout peut rater. Ce réveil eschatologique que j’ai évoqué est contrecarré par l’apparition d’une nouvelle extrême-droite. Rien n’est gagné. L’AfD, constituée d’anciens nazis et de racistes qui attaquent les centres d’accueil des réfugiés, fait des scores inquiétants en Allemagne – 13% au Bundestag pour la première élection nationale à laquelle elle se présente ! Trump est librement élu président des États-Unis. Viktor Orban construit des murs pour empêcher des réfugiés d’entrer en Hongrie, et la Commission européenne laisse faire…
LVSL – Cette nationalisation des consciences ne produit pas seulement des mouvements d’extrême-droite, loin de là. Elle est extrêmement polymorphe. Elle produit tout et son contraire. On compte en Europe des mouvements politiques qui se revendiquent de la nation au sens de Charles Maurras, mais aussi, à l’inverse, de Robespierre… Que pensez-vous de ce réinvestissement de l’idée nationale par les forces progressistes, qui s’en servent pour combattre cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?
Jean Ziegler – La nation double, la nation universelle, au sens de Robespierre ! Je l’approuve. Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter, bien que beaucoup le soient. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. J’aimerais vous citer une phrase d’Antonio Machado. Elle date de septembre 1939, au moment où la dernière ville contrôlée par les opposants à Franco tombe. Barcelone est en flammes. Les derniers républicains survivants, blessés, boitant, sont désespérés. Le poète Antonio Machado marche, et sifflote. Ses camarades ne le comprennent pas, et lui demandent ce qui lui prend. Il répond : caminante, no hay camino, se hace camino al andar, son tus huellas, etc… (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin, ce sont tes pas, etc… »). Ce fameux poème naît à ce moment-là. C’est tout le mystère qui accompagne l’action politique. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut lutter là où vous êtes, en fonction de l’utopie qui vous habite.
Le 14 juillet 1789, des ouvriers et des artisans du faubourg Saint-Antoine et du Faubourg Saint-Martin marchent sur la Bastille. Le gouverneur de Launay remonte le pont-levis, La Fayette envoie ses bataillons. La Bastille semble imprenable. Et pourtant le peuple de Paris parvient à entrer dans la Bastille, massacre un peu le gouverneur et libère les détenus. Imaginez qu’à ce moment-là, un journaliste posté aux alentours ait demandé à un insurgé : “expliquez-moi quel est le texte de la Constitution de la Ière République [proclamée le 24 juin 1793 ndlr] ?”. Vous voyez bien que c’est absurde ! La Constitution de la Ière République, proclamée quatre ans plus tard, est le produit de la liberté libérée dans l’homme, et de ses initiatives totalement imprévisibles. La Révolution française a libéré des centaines de millions de personnes à travers le monde, et continue à le faire : il n’y a pas une constitution occidentale qui ne soit pas la copie presque conforme de celle de 1793. Des conséquences énormes ont découlé d’événements totalement imprévisibles, se déroulant de façon imprévisible, et libérant des forces que nous ne connaissons pas maintenant. C’est comme cela que ça va se passer ! C’est tout ce que l’on peut savoir.
Regardez les grèves qui ont lieu en ce moment ! Il y a dans le peuple français des gènes rebelles, qui sont assez uniques en Europe. Les grévistes sont, à leur manière, les héritiers des sans-culottes de 1789. Il y a quelque chose d’extraordinaire avec ce qu’a tenté de faire Macron. Il se croyait très habile en déclarant qu’on ne toucherait pas au statut des cheminots en place, seulement à celui de leurs successeurs. C’est ce que je trouve formidable dans cette grève, payée par la précarité pécuniaire dans les familles des cheminots : elle est menée non pas en faveur de ceux qui la font, mais de ceux qui viennent après. Alors qu’ils ne les connaissent même pas ! On aurait pu s’attendre à ce qu’ils n’en aient rien à faire, si on suivait une logique marchande. Mais pour des raisons de solidarité irréductible, ils mettent en jeu leur existence sociale.
« La résurrection de l’ONU est au prix de la disparition du droit de veto »
LVSL – Parmi les mesures destinées à refonder les Nations unies, vous souhaitez mettre en place un « droit d’ingérence humanitaire ». Sa fonction serait de permettre aux Nations unies d’intervenir militairement dans une région ravagée par une crise humanitaire pour y mettre fin ; ce droit d’ingérence humanitaire s’oppose donc à l’inviolabilité de la souveraineté nationale. Pouvez-vous rappeler brièvement le principe de ce droit d’ingérence humanitaire multilatéral ? Ne contient-il pas en germes le risque d’une dérive impérialiste ?
Jean Ziegler – Ce risque existe. Un mot d’abord sur la réforme de la Charte des Nations unies. L’auto-mutilation de l’ONU est terrible. Regardez les sept années de carnage en Syrie, ou les seize années Darfour. Pas un casque bleu, pas un corridor humanitaire, pas une no-fly zone en Syrie à cause du veto russe ! Le ghetto de Gaza est encerclé par Israël et l’Egypte depuis 2006 : 1,8 millions de personnes sur 340 kilomètres carrés sont prisonnières. Pas une intervention de l’ONU à cause du veto américain, qui protège Israël. Au Darfour, depuis seize ans, le dictateur islamiste Omar el-Béchir mène une guerre effroyable contre trois peuples africains qui ont dans leur sous-sol du pétrole, les massalit, les four et les zaghawa. Pas une seule intervention de l’ONU, parce que 11% du pétrole importé par la Chine passe par des voies soudanaises : par conséquent, la Chine protège Omar el-Béchir. Le vrai problème, c’est donc le droit de veto.
Kofi Annan, quand il a quitté le secrétariat général de l’ONU en 2006, a laissé un testament avec notamment une réforme du conseil de sécurité de l’ONU, incluant la disparition du droit de veto en cas de crime contre l’humanité. Les crimes contre l’humanité sont définis de manière très claire dans le statut de Rome de 1998 [l’un des textes à l’origine de la fondation de la Cour Pénale Internationale]. Aujourd’hui, des commissions aux ministères des affaires étrangères de France, d’Angleterre et d’Allemagne se sont mises en place pour examiner la mise en œuvre de cette réforme. Pas pour des raisons morales, mais parce que la guerre en Syrie a eu des conséquences terribles pour les nations qui détiennent le droit de veto : les djihadistes, qui se nourrissent de ce conflit, massacrent au Bataclan, dans le métro de Londres, à Boston, à Moscou ; les six millions de réfugiés qui arrivent aux portes de l’Europe mettent en question le droit d’asile, qui est nié par nombre d’États européens qui mettent des barbelés à la place. Les dirigeants commencent donc à comprendre que seule la diplomatie multilatérale peut mettre fin au carnage en Syrie. En d’autres termes, la résurrection de l’ONU est à ce prix. On se dirige vers cette réforme. Mais tout dépend de la pression de l’opinion publique internationale.
LVSL – Ne craignez-vous pas une potentielle dérive à caractère impérialiste de ce “droit d’ingérence humanitaire” ? On imagine très bien des États occidentaux s’en saisir pour envahir des pays africains, au nom des droits de l’homme, mais pas l’inverse… C’est le contre-argument que vous oppose Régis Debray.
Jean Ziegler – Régis Debray m’a dit, à propos de la Cour Pénale Internationale : “au fond, tu n’es qu’un prédicateur calviniste… Ta Cour Pénale Internationale, c’est de la rigolade, pire, de l’hypocrisie… J’y croirai le jour où le premier général américain sera transféré à La Haye ! ». L’inquiétude est fondée. L’article 4 de la Charte de l’ONU garantit la souveraineté des 193 États-membres. La première intervention humanitaire a eu lieu en 1991 en Irak, quand Saddam Hussein gazait les Kurdes : une no-fly zone a été établie par les Occidentaux. Eh bien je suis absolument persuadé que c’est un progrès. Le préambule de la Charte des Nations-Unies [We, the peoples of the United Nations ndlr] est clair : elle tire sa légitimité des “peuples des Nations unies ». Si un peuple est massacré par son gouvernement, l’article 4 ne joue plus : les Nations unies ont le devoir de protéger ce peuple contre son propre dictateur.
LVSL – L’intervention militaire en Libye de 2011, qui a vu une coalition d’États occidentaux (menée par Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron) renverser le gouvernement libyen en instrumentalisant la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU, ne montre-t-elle pas les limites de ce genre d’actions ?
Jean Ziegler – Oui, et ce qui s’est passé en Libye est terrible. Tout cela est vrai. Mais notionnellement, conceptuellement, il y a un progrès. À nous, maintenant, de le solidifier et de le concrétiser !
Pour aller plus loin :
Les nouveaux maîtres du monde – et ceux qui leur résistent (2002)
De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cashflow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme industriel…
Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :
“C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais Bolloré le gros poisson tient aussi du requin.
Comme au temps béni des colonies ?
Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau dues aux immenses concessions.
“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de 75 villages…”
Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.
En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de 75 villages”.
En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.
“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un informateur et négociateur précieux.”
Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un informateur et négociateur précieux.
Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain
On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue ailleurs au président Macron, s’y présente sous ses plus vieux atours.
La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.
” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”
En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.
Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.
Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…
L’impérialisme culturel du groupe Bolloré
Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.
Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…
Il y a trente ans Thomas Sankara, président du Burkina Faso, était assassiné dans les circonstances les plus troubles. Depuis trente ans, le gouvernement français refuse de donner son feu vert pour une enquête sur la mort du “Che africain”. Il faut dire que des soupçons de complicité avec les assassins de Sankara pèsent sur l’Etat français… Bruno Jaffré, biographe du révolutionnaire, plaide pour l’ouverture d’une enquête et la levée du secret d’Etat. Il travaille sur le Burkina Faso depuis 1984, date où il a rencontré Thomas Sankara dans le cadre d’une interview. Auteur d’une biographie de Tomas Sankara, La patrie ou la mort, nous vaincrons, il a récemment publié un recueil commenté de ses discours (La liberté contre le destin). Co-fondateur de l’association Collectif Secret Défense, il est à l’origine d’une pétition demandant la convocation d’une enquête sur la mort de Thomas Sankara. Il anime le site thomassankara.net.
LVSL – Pensez-vous que, s’il y a un tabou autour de l’assassinat de Sankara, c’est parce que l’Etat français y a des responsabilités ?
Bruno Jaffré – La France a évidemment du mal à ouvrir les dossiers noirs de la République. Ce sont souvent des travaux journalistiques qui font la lumière sur ce type d’affaires, la vérité ne vient jamais de l’Etat français lui-même. La France est encore sur la défensive ; elle cherche à se délester de toutes les périodes les plus noires de son passé, lorsqu’elle a du mal à reconnaître sa participation à des événements. Ainsi, elle s’arque-boute sur la question du secret défense. Le secret défense est censé protéger la sûreté nationale, pas l’histoire de France dans ses secrets les plus sombres. C’est pourquoi j’ai contribué à la création du Collectif Secret Défense, destiné à remettre en cause une telle utilisation du secret d’Etat.
Concernant l’assassinat de Sankara, quelques témoignages impliquent l’Etat français, mais ce n’est pas suffisant. Les journalistes de RFI qui sont à l’origine du dossier “Qui a fait tuer Thomas Sankara ?” ont fait un bon travail d’enquête, et l’un des objectifs de notre comité est aussi d’entraîner des journalistes d’investigation à enquêter sur ces affaires françafricaines. Mais la justice reste le meilleur moyen de découvrir la vérité, et l’ouverture du secret défense (un certain nombre de documents ont été classés secret défense sur le Burkina Faso) est le seul moyen de découvrir quel rôle la France a joué dans l’assassinat de Thomas Sankara.
Avec le Collectif Secret Défense, nous demandons la mise en place d’une commission rogatoire sous direction burkinabè et, si cette requête venait à être refusée, la formation d’une commission d’enquête parlementaire. Nous connaissons les difficultés que nous allons rencontrer. Alors Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian avait bloqué la déclassification des documents relatifs à l’assassinat des deux journalistes Ghislaine Dupont et Claude Verlon au Mali. Aujourd’hui Ministre des Affaires Etrangères d’Emmanuel Macron, il refuse toujours l’ouverture de ces archives. Cela montre qu’il n’y a pas de rupture avec le passé et que le combat va être difficile, mais ce combat est motivé par une préoccupation éminemment démocratique : la lutte contre le mensonge d’Etat et pour la reconnaissance des victimes. Au-delà de la question de la démocratie et de la défense des citoyens, c’est l’histoire que nous allons raconter à nos enfants qui est en jeu ; la France a bel et bien une histoire prestigieuse, mais cette histoire a aussi ses côtés sombres ; si nous voulons éviter que notre pays ne retombe dans ses travers, il faut que toutes ces périodes noires soient mises en évidence…
LVSL – Vous demandez l’ouverture d’une enquête. Attendez-vous quelque chose du gouvernement français actuel ?
B. J. – Ce n’est pas en ces termes que je poserais la question. Nous menons une campagne destinée à lever le voile sur l’assassinat de Thomas Sankara, et nous demandons à l’Etat français de faire ce qu’il faut pour que l’on connaisse la vérité. Le gouvernement Hollande avait promis de répondre à la demande du juge burkinabè, qui consistait à lever le secret défense et à nommer un juge français pour enquêter en France, sous la direction d’un juge burkinabè. Le gouvernement Hollande n’a pas satisfait sa promesse, et on attend la réponse du gouvernement actuel, lequel n’a pour le moment pas été interrogé sur cette question.
Ce que nous craignons, c’est une manœuvre pour empêcher que les archives ne soient ouvertes ; il y a eu plusieurs cas emblématiques où le gouvernement a manœuvré pour éviter que le secret défense ne soit levé. François Graner, chercheur qui enquête sur le Rwanda, a tenté d’avoir accès aux archives du gouvernement de François Mitterrand ; ces archives ont été livrées par l’Etat à un particulier, qui refuse de les ouvrir… François Graner a intenté une série de démarches juridiques, sans succès.
LVSL – Thomas Sankara est loin d’être le seul révolutionnaire à avoir secoué le joug néo-colonial qui pesait sur l’Afrique (on peut aussi penser à Sékou Touré, Kwame N’Krumah…). Pourtant, c’est toujours à Sankara que l’on pense lorsqu’on évoque l’émancipation africaine ; comment l’expliquez-vous ?
B. J. – Il y a plusieurs raisons à cela. Thomas Sankara est d’abord le dernier grand révolutionnaire africain. Ensuite, personne ne conteste l’aspect positif de cette révolution. Sankara a pu faire des erreurs, mais nul ne conteste qu’il travaillait à l’amélioration des conditions de vie de son peuple. Sankara est mort jeune, il a refusé de tuer son meilleur ami (Blaise Compaoré) alors qu’il savait pertinemment qu’il préparait un coup contre lui. Il a donc une aura d’homme intègre, qui s’est sacrifié pour son pays sans faire de concessions et se lancer dans des règlements de comptecomme on a pu le voir au cours d’autres révolutions. Sankara n’a pas voulu laisser cette image d’une révolution qui s’est désagrégée en supprimant ses propres dirigeants.
Son bilan économique est positif. Les Burkinabè gardent en mémoire la simplicité de Sankara, le mode de vie frugal qu’il a imposé à son gouvernement, sa lutte contre la corruption… C’est le seul révolutionnaire africain qui part en laissant ce côté positif de l’exercice du pouvoir derrière lui. Les spéculations vont bon train sur la manière dont le Burkina Faso aurait fonctionné si Thomas Sankara était resté au pouvoir, mais nul ne peut affirmer que la situation se serait dégradée.
Ce qui est certain, c’est que Sankara a montré qu’un pays aussi petit que le Burkina Faso pouvait choisir un modèle autocentré, qu’il a convaincu son peuple que c’est pour lui-même qu’il se mettait au travail. C’est là l’une de ses victoire les plus importantes: il a rendu sa dignité et sa fierté à son peuple, en promouvant cette idée que même si l’on est pauvre, on refuse de se mettre à quatre pattes pour demander de l’aide, qu’il faut tout de suite se mettre au travail, avec ou sans aide, même dans des conditions difficiles… C’est la raison pour laquelle Sankara reste dans les mémoires comme le grand dirigeant révolutionnaire africain de l’après-indépendance. On peut penser à Amilcar Cabral, aux dirigeants du Cameroun assassinés, mais ceux-là n’ont pas gouverné…
LVSL – Justement, ce qui semble caractériser Sankara, c’est un mépris absolu à l’égard de la realpolitik, une volonté de faire triompher ses principes dans n’importe quelles circonstances. Il s’est brouillé avec les puissances coloniales, mais aussi régionales (notamment la Libye), en leur refusant l’accès au Burkina Faso pour y implanter des bases militaires. Sankara a-t-il péri pour avoir manqué de realpolitik ?
B. J. – Ce terme n’existe pas dans le vocabulaire politique burinabé. Thomas Sankara faisait ce qu’il jugeait bon, indépendamment des circonstances extérieures. Il avait reçu une proposition d’aide de la part de Kadhafi avant d’arriver au pouvoir. Il l’a rejeté. Par la suite, Kadhafi a voulu lui imposer un certain nombre de conditions ; il a refusé de les appliquer, et leurs rapports se sont dégradés. Kadhafi fait partie de ceux qui ont mené un complot international pour l’assassiner. C’est quelque chose que nous pointons du doigt depuis longtemps. Il faut aussi prendre en compte le rôle de Charles Tyalor, chef de guerre du Libéria [et président de 1997 à 2003], lui aussi impliqué dans l’assassinat de Thomas Sankara.
Aurait-il du accepter de faire des concessions ? Je pense qu’à l’époque, n’importe quel dirigeant africain qui montrait que l’on pouvait se développer en se libérant du néocolonialisme et de la Françafrique était voué à finir assassiné ; il n’y avait pas d’autre possibilité. Aujourd’hui, on peut être plus optimiste. Il faut voir la manière avec laquelle le peuple burkinabè s’est débarrassé de Blaise Compaoré. Les mouvements sociaux sont plus puissants aujourd’hui en Afrique. De nouveaux mouvements émergent dans un certain nombre d’ex-colonies françaises, qui luttent pour que l’on refuse de laisser leur pays à des ex-puissances coloniales. La France recule, concurrencée par d’autres puissances. Tout cela va produire, petit à petit, un changement en Afrique…
LVSL – En écoutant les paroles de Thomas Sankara, on sent qu’il était inspiré par le marxisme et par l’héritage révolutionnaire français. Quelles étaient les références intellectuelles de Thomas Sankara ?
B. J. – C’est malheureusement quelque chose que l’on fait semblant de ne pas voir en Afrique, ce qui nuit à la portée politique des mouvements sociaux à venir. Sankara était très clairement marxiste, même s’il refusait de l’admettre, disant que “c’était trop pour lui de se qualifier de marxiste”, jouant le faux modeste ; il ne l’a admis qu’une fois, face à des journalistes cubains. Son discours d’orientation politique, par exemple, est éminemment marxiste ; l’analyse qu’il fait de son pays est une analyse de classe, il prévoit les problèmes que rencontrera la Révolution à venir à travers le prisme de l’exploitation ; il y manque bien sûr une analyse précise de la domination dans les zones rurales, sachant qu’on ne peut plaquer une grille de lecture issue des grands territoires appartenant à des latifundistes sur le Burkina, où la propriété individuelle n’existait pas… C’est un aspect qui n’a pas été étudié dans ce discours, mais on y trouve sans aucun doute une analyse de classe, Sankara y dit clairement quelles sont les classes qu’il faut renverser et quelles sont celles qui doivent arriver au pouvoir. Lorsqu’il parlait des femmes, il s’inspirait de l’origine de la famille, de l’Etat et de la propriété d’Engels. Lorsqu’on lui demande quels sont les trois livres qu’il souhaiterait emporter sur une île déserte s’il devait y rester jusqu’à la fin de sa vie, il répond : “La Bible, le Coran, et l’Etat et la Révolution de Lénine”. Sankara était un marxiste, et tous les groupes qui ont participé au processus révolutionnaire se qualifiaient de communistes.
Il est dommage que l’on ne s’en saisisse pas davantage. Le marxisme a de l’avenir en Afrique. L’impérialisme est un concept issu du vocabulaire marxiste [Lénine a publié en 1916 l’impérialisme, stade suprême du capitalisme]. Il est dommage que les partis politiques qui se réclament de l’héritage de Sankara ne veuillent en retenir que son panafricanisme. Un grand nombre d’intellectuels africains produisent des travaux intéressants, mais le fait de gommer cette référence au marxisme prive l’Afrique d’une réflexion approfondie sur ce qu’est le marxisme, et la manière dont on peut s’en servir pour changer le monde..
LVSL – Vous vous intéressez au Burkina Faso depuis les années 80. À l’époque, la “Françafrique”, cet ensemble de réseaux de dépendance entre le gouvernement français et les Etats africains, maintenait ceux-ci dans une véritable servitude néo-coloniale. Les choses ont-elles évolué ?
B. J. – Les choses ont un petit peu changé. Le joug françafricain est moins efficace. L’Afrique subit également le joug d’autre pays, de la Chine, notamment. Il existe toujours des réseaux françafricains, le principe de la Françafrique existe toujours, mais les résistances, en Afrique, sont beaucoup plus fortes. En conséquence, il est difficile pour la France de se comporter en Afrique comme aux lendemains des indépendances…
Blaise Compaoré [président du Burkina Faso de 1987 à 2014, commanditaire de l’assassinat de Thomas Sankara], chassé par l’insurrection de 2014, était le meilleur soutien de la France dans la région (il a remplacé dans ce rôle Félix Houphouët-Boigny [Président de Côte d’Ivoire de 1960 à 1993]), et il faut dire que la France ne l’a pas soutenu dans sa volonté de rester au pouvoir. En revanche, les troupes françaises du commandement des opérations spéciales ont protégé Blaise Compaoré, et lui ont permis d’échapper à la justice de son pays. L’argument qui avait été avancé consistait à dire que c’était pour le protéger d’éventuels sévices de la part des insurgés ; mais, durant l’insurrection, si quelques maisons des anciens ministres ont brûlé, l’ensemble des dirigeants de l’ancien régime ont été protégés et il ne leur est rien arrivé. L’argument avancé par le gouvernement français ne tient donc pas.
Autre exemple : François Compaoré, le frère de Blaise Compaoré, est sous un mandat d’arrêt international lancé par Interpol, car il est impliqué dans l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Il a pourtant déclaré dans un entretien avec Jeune Afrique qu’il se rendait régulièrement en France… Cela montre que la France continue à protéger la famille Compaoré. La Françafrique est toujours présente. Le poids des grandes entreprises françaises en Afrique (Bouygues, Orange, Bolloré…) l’atteste.
LVSL – Vous êtes donc plutôt optimiste concernant l’avenir de l’Afrique ?
B. J. – Bien sûr ! Je me rends au Burkina depuis très longtemps, et je trouve que l’on sous-estime l’importance de l’insurrection qui a eu lieu en 2014. c’était l’insurrection d’un peuple uni, de dizaines de milliers de gens qui se retrouvaient dans la rue, en ne sachant pas s’ils allaient revenir le soir… On peut être optimiste. La difficulté pour le Burkina Faso consiste maintenant à construire un avenir politique. Au lendemain de l’insurrection, il n’y avait pas de parti politique à même de prendre le pouvoir. On a laissé la société civile gérer les lendemains du départ de Blaise Comparoé ; c’est une transition intéressante… mais les élections ont laissé en place les anciens proches de Blaise Compaoré. Ils ont pu reprendre le pouvoir et continuer, avec quelques nuances, à reproduire le système qui prévalait avant la révolution et ses travers… Le fait que ce soient des proches de Compaoré qui se retrouvent au pouvoir est le signe d’un manque d’alternative criant. La société civile n’est pas encore sur la voie d’accéder au pouvoir, elle exerce seulement une fonction de surveillance. C’est positif, mais le fait est que les anciens dirigeants politiques restent au pouvoir… Il faut que des dirigeants politiques soient capables de faire fructifier l’énergie de cette jeunesse, qui ne demande pas mieux que de s’engager sur la voie d’un vrai changement et la construction d’une société nouvelle en Afrique…Il faut espérer que tous ces mouvements sociaux qui naissent parviennent à créer une alternative politique dans leur pays…
Au Mexique, la prétendue guerre totale contre les cartels de drogue lancée en 2006 par le président Felipe Calderón et poursuivie par son successeur Enrique Peña Nieto aurait déjà fait entre 70 000 et 100 000 morts et disparus et le bilan macabre continue de s’alourdir. Cependant, la situation au Mexique ne fait pas les gros titres de la presse française ; c’est un autre pays latino-américain traversant une profonde crise économique, sociale et politique, qui retient l’attention des médias de masse : le Venezuela.
Quel est le ressort de cet effet médiatique de miroir grossissant sur les convulsions vénézuéliennes et d’invisibilisation des autres pays latino-américains ? C’est qu’au-delà du parti pris atlantiste de la classe dominante française, le Venezuela est également instrumentalisé à des fins de politique intérieure. Autrement dit, avec le Venezuela, le camp néolibéral fait d’une pierre, deux coups : relayer l’agenda géopolitique de Washington qui n’exclut pas une intervention militaire et donner des uppercuts à la gauche de transformation sociale (FI et PCF), quitte à banaliser l’aile la plus radicale de la droite vénézuélienne qui est aujourd’hui en position de force au sein de la MUD, la large et composite coalition d’opposition au chavisme. Il ne s’agit pas de prétendre ici que les forces de l’ordre vénézuéliennes ne seraient responsables de rien, qu’Hugo Chávez Frías et son successeur seraient irréprochables et n’auraient commis aucune erreur, notamment en matière de diversification économique ou de lutte contre l’inflation ou bien encore que le “chavisme” ne compterait pas, dans ses rangs, des éléments corrompus ou radicaux. Il s’agit de mettre en lumière que le parti pris médiatique majoritaire en faveur de l’opposition vénézuélienne, y compris de l’extrême-droite, répond à la volonté de marteler, ici comme là-bas, qu’il n’y a pas d’alternative au modèle néolibéral et à ses avatars, pour reprendre la formule consacrée et popularisée en son temps par Margaret Thatcher, fidèle soutien de l’ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet.
Le Venezuela bolivarien, une pierre dans la chaussure des Etats-Unis d’Amérique
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez , devenu rapidement une figure mondiale de la lutte antiimpérialiste, les relations entre le Venezuela, qui dispose des premières réserves de pétrole brut au monde et les Etats-Unis d’Amérique, première puissance et plus grand consommateur de pétrole mondial, se sont notoirement détériorées. Il y a, d’ailleurs, une certaine continuité dans la politique agressive des Etats-Unis envers le Venezuela bolivarien entre les administrations Bush, Obama et Trump. En avril 2002, le gouvernement Bush reconnait de facto le gouvernement Caldera, issu d’un putsch militaire contre Hugo Chávez puis finit par se rétracter lorsque le coup d’état est mis en échec par un soulèvement populaire et une partie de l’armée restée fidèle au président démocratiquement élu. Du reste, le rôle des Etats-Unis d’Amérique dans ce coup d’état ne s’est pas limité à une simple reconnaissance du gouvernement putschiste. Dès lors, les relations ne cesseront plus de se détériorer entre les deux pays. En 2015, Barack Obama prend un décret qualifiant ni plus, ni moins, le Venezuela de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des Etats-Unis ». Qui peut sérieusement croire que les troupes bolivariennes s’apprêtent à envahir le pays disposant du premier budget militaire au monde ? Ce décret ahurissant sera prolongé et est toujours en vigueur aujourd’hui. En décembre 2016, Donald Trump, nomme Rex Tillerson au poste de secrétaire d’état, un homme qui a eu de lourds contentieux avec le gouvernement vénézuélien lorsqu’il était PDG de la compagnie pétrolière Exxon Mobil. La nouvelle administration annonce rapidement la couleur en multipliant les déclarations hostiles à l’égard de Caracas et en prenant, en février 2017, des sanctions financières contre le vice-président vénézuélien Tarik El Aissami, accusé de trafic de drogue. Bien entendu, aucune preuve ne sera apportée quant au présumé trafic de drogue et les sanctions consistent en un gel de ses avoirs éventuels aux Etats-Unis sans que l’on sache s’il a effectivement des avoirs aux Etats-Unis, l’idée étant avant tout de décrédibiliser le dirigeant vénézuélien aux yeux de l’opinion publique vénézuélienne et internationale. Tout change pour que rien ne change. Les médias français se sont contentés de relayer la propagande américaine sans la questionner.
La droite réactionnaire vénézuélienne jugée respectable dans la presse française
Fait inquiétant : la frange la plus extrême et « golpiste » de la droite vénézuélienne semble avoir les faveurs de l’administration Trump. La veille de l’élection de l’assemblée nationale constituante, le vice-président Mike Pence a téléphoné à Leopoldo López, figure de cette frange radicale, pour le féliciter pour « son courage et sa défense de la démocratie vénézuélienne ». Lilian Tintori, l’épouse de López, accompagnée de Marco Rubio, un sénateur républicain partisan de la ligne dure et de l’ingérence contre Cuba et le Venezuela, avait été reçue à la Maison Blanche par Donald Trump, quelques mois plus tôt. Qui se ressemble, s’assemble. Pourtant, après avoir largement pris parti pour la campagne d’Hillary Clinton au profil bien plus rassurant que Donald Trump, la presse française dominante, y compris celle qui se réclame de la « gauche » sociale-démocrate (Libération, L’Obs), ne semble guère s’émouvoir, aujourd’hui, de cette internationale de la droite réactionnaire entre les Etats-Unis d’Amérique et le Venezuela. Nous avons pourtant connu notre presse dominante plus engagée contre l’extrême-droite comme, par exemple, lorsqu’il s’agissait de faire campagne pour Emmanuel Macron au nom du vote utile contre Marine Le Pen.
Il faut dire que la presse dominante a mis beaucoup d’eau dans son vin en ce qui concerne ses critiques à l’encontre de Trump depuis qu’il est à la tête de l’Etat nord-américain, comme on a pu notamment le constater lors de sa visite officielle le 14 juillet dernier. De plus, notre presse entretient de longue date un flou bien plus artistique que journalistique sur la véritable nature politique d’une partie de l’opposition vénézuélienne voire sur l’opposition tout court. Ainsi dans un article du Monde, on peut lire que la « Table de l’Unité Démocratique » (MUD) est une « coalition d’opposants qui va de l’extrême-gauche à la droite ». S’il existe bien une extrême-gauche et un « chavisme critique » au Venezuela comme Marea Socialista ou le journal Aporrea, ce courant politique n’a jamais fait partie de la MUD qui est une coalition qui va d’Acción Democratica, le parti social-démocrate historique converti au néolibéralisme dans les décennies 80-90 à la droite extrême de Vente Venezuela de Maria Corina Machado et de Voluntad Popular de Leopoldo López. En février 2014, L’Obs publie un portrait dithyrambique de Leopoldo López. Sous la plume de la journaliste Sarah Diffalah, on peut lire que « sur la forme, comme sur le fond, Leopoldo López est plutôt brillant », que c’est un « homme de terrain », « combattif », qu’il a une « hauteur intellectuelle certaine », qu’il « peut se targuer d’une solide connaissance dans le domaine économique », que « la résistance à l’oppression et la lutte pour l’égalité, il y est tombé dedans tout petit », qu’il est un « époux modèle », qu’il a une « belle allure » et qu’il est devenu « le héros de toute une frange de la population ». On y apprend également que Leopoldo López est « de centre-gauche » ; Henrique Capriles, un autre leader de l’opposition, serait ainsi « plus à droite que lui ». Pourtant, dans le dernier portrait que L’Obs consacre à Leopoldo López, on lit bien qu’il « présente l’aile la plus radicale de la coalition d’opposition » ! Leopoldo López n’a pourtant pas évolué idéologiquement depuis 2014… et L’Obs non plus. Cherchez l’erreur.
Le magazine américain Foreign Policy, peu suspect de sympathie pour le chavisme, a publié, en 2015, un article sur la fabrication médiatique du personnage de Leopoldo López intitulé « The making of Leopoldo López » qui dresse un portrait de l’homme bien moins élogieux que celui de L’Obs. L’article répertorie notamment tous les éléments qui prouvent que Leopoldo López, à l’époque maire de la localité huppée de Chacao (Caracas), a joué un rôle dans le coup d’état d’avril 2002 quand bien même, par la suite, la campagne médiatique lancée par ses troupes a prétendu le contraire. L’article rappelle également qu’il est issu de l’une des familles les plus élitaires du Venezuela. Adolescent, il a confié au journal étudiant de la Hun School de Princeton qu’il appartient « au 1% de gens privilégiés ». Sa mère est une des dirigeantes du Groupe Cisnero, un conglomérat médiatique international et son père, homme d’affaires et restaurateur, siège au comité de rédaction de El Nacional, quotidien vénézuélien de référence d’opposition. Ce n’est pas franchement ce qu’on appelle un homme du peuple. Après ses études aux Etats-Unis – au Kenyon College puis à la Kennedy School of Government de l’université d’Harvard -, il rentre au Venezuela où il travaille pour la compagnie pétrolière nationale PDVSA. Une enquête conclura plus tard que López et sa mère, qui travaillait également au sein de PDVSA, ont détourné des fonds de l’entreprise pour financer le parti Primero Justicia au sein duquel il militait. L’Humanité rappelle ses liens anciens et privilégiés avec les cercles du pouvoir à Washington ; en 2002, il rencontre la famille Bush puis rend visite à l’International Republican Institute, qui fait partie de la NED (National Endowment for Democracy) qui a injecté des millions de dollars dans les groupes d’opposition tels que Primero Justicia.
En 2015, Leopoldo López est condamné par la justice vénézuélienne à 13 ans et neuf mois de prison pour commission de délits d’incendie volontaire, incitation au trouble à l’ordre public, atteintes à la propriété publique et association de malfaiteurs. Il est condamné par la justice de son pays pour son rôle d’instigateur de violences de rue en 2014, connues sous le nom de « guarimbas » (barricades), pendant la campagne de la « salida » (la sortie) qui visait à « sortir » Nicolás Maduro du pouvoir, élu démocratiquement un an auparavant. Ces violence se solderont par 43 morts au total dont la moitié a été causée par les actions des groupes de choc de l’opposition et dont 5 décès impliquent les forces de l’ordre, selon le site indépendant Venezuelanalysis. L’opposition, les Etats-Unis et ses plus proches alliés vont s’employer à dénoncer un procès politique et vont lancer une vaste campagne médiatique internationale pour demander la libération de celui qui est désormais, à leurs yeux, un prisonnier politique (#FreeLeopoldo). La presse française dominante embraye le pas et prend fait et cause pour Leopoldo López. Pour le Monde, il est tout bonnement le prisonnier politique numéro 1 au Venezuela.
Pourtant, à l’époque, la procureure générale Luisa Ortega Diaz, qui, depuis qu’elle critique le gouvernement Maduro, est devenue la nouvelle coqueluche des médias occidentaux et suscite désormais l’admiration de Paulo Paranagua du Monde qui loue son « indépendance », estimait que ces « manifestations » « [étaient] violentes, agressives et [mettaient] en danger la liberté de ceux qui n’y participent pas ». Paulo Paranagua parlait, quant à lui, de « manifestations d’étudiants et d’opposants [sous-entendues pacifiques, ndlr], durement réprimées » dans un portrait à la gloire de Maria Corina Machado, très proche alliée politique de Leopoldo López, présentée comme la « pasionaria de la contestation au Venezuela » comme l’indique le titre de l’article. Notons que si Luisa Ortega est aujourd’hui très critique du gouvernement Maduro, elle n’a, en revanche, pas changé d’avis sur la culpabilité de Leopoldo López et la nature des faits qui lui ont valu sa condamnation. Dans l’article de Sarah Diffalah de l’Obs, la stratégie insurrectionnelle de la « salida » est qualifiée de « franche confrontation au pouvoir » qui constitue néanmoins « une petite ombre au tableau » de López, non pas pour son caractère antidémocratique et violent mais parce qu’ elle a créé des remous au sein de la coalition d’opposition car, selon la journaliste, « certains goûtent moyennement à sa nouvelle médiatisation ». Et la journaliste de se demander s’il ne ferait pas « des jaloux ». Cette explication psychologisante s’explique peut-être par le fait que Leopoldo López avait déclaré à L’Obs, de passage à Paris, qu’il entendait trouver des « luttes non-violentes, à la façon de Martin Luther King » et que Sarah Diffalah a bu ses paroles au lieu de faire son travail de journaliste.
Des opposants armés et violents dans les quartiers riches de Caracas repeints volontiers en combattants de la liberté et de la démocratie
Le chiffre incontestable de plus de 120 morts depuis le mois d’avril, date à laquelle l’opposition radicale a renoué avec la stratégie insurrectionnelle, est largement relayé dans la presse hexagonale sauf que l’on oublie souvent de préciser que « des candidats à la constituante et des militants chavistes ont été assassinés tandis que les forces de l’ordre ont enregistré nombre de morts et de blessés » comme le rappelle José Fort, ancien chef du service Monde de l’Humanité, sur son blog. Par exemple, la mort d’Orlando José Figuera, 21 ans, poignardé puis brûlé vif par des partisans de l’opposition qui le suspectaient d’être chaviste en raison de la couleur noire de sa peau, en marge d’une « manifestation » dans le quartier cossu d’Altamira (Caracas), n’a pas fait les gros titres en France. On dénombre plusieurs cas similaires dans le décompte des morts.
Exemple typique de ce qui s’apparente à un mensonge par omission : dans un article de Libération, on peut lire que « ces nouvelles violences portent à plus de 120 morts le bilan de quatre mois de mobilisation pour réclamer le départ de Nicolás Maduro » sans qu’aucune précision ne soit apportée quant à la cause de ces morts. On lit tout de même plus loin qu’« entre samedi et dimanche, quatre personnes, dont deux adolescents et un militaire, sont mortes dans l’Etat de Tachira, trois hommes dans celui de Merida, un dans celui de Lara, un autre dans celui de Zulia et un dirigeant étudiant dans l’état de Sucre, selon un bilan officiel. » Le journaliste omet cependant de mentionner que parmi ces morts, il y a celle de José Félix Pineda, candidat chaviste à l’assemblée constituante, tué par balle à son domicile. La manipulation médiatique consiste en un raccourci qui insinue que toutes les morts seraient causées par un usage disproportionné et illégitime de la force par les gardes nationaux et les policiers, et qu’il y aurait donc, au Venezuela, une répression systématique, meurtrière et indistincte des manifestants anti-Maduro forcément pacifiques. L’information partielle devient partiale. L’article de Libération est en outre illustré par une photo de gardes nationaux, accompagnée de la légende « des policiers vénézuéliens affrontent des manifestants le 30 juillet 2017 ». Les images jouent en effet un rôle central dans la construction d’une matrice médiatique.
Au micro de la radio suisse RTS (07/07/2017), le même Maurice Lemoine s’insurge contre ces raccourcis médiatiques : « J’y suis allé pendant trois semaines [au Venezuela, ndlr]. Les manifestations de l’opposition sont extrêmement violentes, c’est-à-dire que vous avez une opposition qui défile de 10h du matin jusqu’à 1h de l’après-midi et, ensuite, elle est remplacée par des groupes de choc de l’extrême-droite avec des délinquants. […] Ils sont très équipés et c’est une violence qui n’a strictement rien à avoir avec les manifestations que nous avons ici en Europe. On vous dit « répression des manifestations au Venezuela, 90 morts ». C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! […] En tant que journaliste, je m’insurge et je suis très en colère. Dans les 90 morts, vous avez 8 policiers et gardes nationaux qui ont été tués par balle. Vous avez, la semaine dernière, deux jeunes manifestants qui se sont fait péter avec des explosifs artisanaux. Vous avez des gens, des chavistes, qui essayent de passer une barricade et qui sont tués par balle, c’est-à-dire que la majorité des victimes ne sont pas des opposants tués par les forces de l’ordre et, y compris dans les cas – parce qu’il y en a eu – de grosses bavures et de manifestants qui sont victimes des forces de l’ordre, les gardes nationaux ou les policiers sont actuellement entre les mains de la justice. Il y a une présentation du phénomène qui, de mon point de vue de journaliste, est très manipulatrice. »
En outre, la presse mainstream insiste lourdement sur la « polarisation politique », certes incontestable, au Venezuela pour mieux cacher une polarisation sociale à la base du conflit politique. Comme le souligne Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique Latine, dans une interview à L’Obs, « l’opposition peut se targuer d’avoir le soutien d’une partie de la population mais il ne s’agit sûrement pas du peuple « populaire ». Principalement, ce sont des classes moyennes, aisées, jusqu’à l’oligarchie locale tandis que le chavisme s’appuie sur des classes plus populaires, voire pauvres. En fait, le conflit politique qui se joue aujourd’hui cache une sorte de lutte des classes. L’opposition a donc un appui populaire en termes de population mais pas dans les classes populaires. » Les manifestations de l’opposition se concentrent, en effet, dans les localités cossues de l’est de la capitale (Chacao, Altamira) gouvernées par l’opposition tandis que les barrios populaires de l’ouest de la capitale restent calmes. La base sociale de l’opposition est un détail qui semble déranger la presse mainstream dans la construction du récit médiatique d’un peuple tout entier, d’un côté, dressé contre le « régime » de Nicolás Maduro et sa « bolibourgeoisie » qui le martyrise en retour, de l’autre côté. Ainsi, les manifestations pro-chavistes qui se déroulent d’ordinaire dans le centre de Caracas sont souvent invisibilisées dans les médias français. Le 1er septembre 2016, l’opposition avait appelé à une manifestation baptisée « la prise de Caracas » et les chavistes avaient organisé, le même jour, une contre-manifestation baptisée « marée rouge pour la paix ». Une journée de double-mobilisation donc. Le Monde titrera sur « la démonstration de force des opposants au président Maduro » en ne mentionnant qu’en toute fin d’article que les chavistes avaient organisé une manifestation le même jour qui « a réuni quelques milliers de personnes ». Ces quelques milliers de chavistes, n’auront pas le droit, eux, à une photo et une vidéo de leur manifestation… D’autant plus qu’ils étaient sans doute plus nombreux que ce que veut bien en dire le quotidien. Dans un article relatant une manifestation d’opposition de vénézuéliens installés à Madrid qui a eu lieu quelques jours plus tard, Le Monde mentionne la « prise de Caracas » du 1er septembre mais réussit le tour de force de ne pas mentionner une seule fois la « marée rouge » chaviste. En réalité, les deux camps politiques avaient réuni beaucoup de monde, chacun de leur côté, illustrant ainsi la polarisation politique et sociale du Venezuela.
A gauche, des guarimberos trop souvent présentés dans notre presse comme des manifestants non violents. A droite, des militaires blessés par une explosion, le jour de l’élection pour la constituante. Une vidéo de l’attaque relayée par le Times : https://www.youtube.com/watch?v=_aZeqpD4ggM
Les photos des manifestations de l’opposition et des heurts avec les forces de l’ordre sont largement diffusées et les événements sont traités comme un tout indistinct alors que ces mobilisations d’opposition se déroulent en deux temps, comme l’explique Maurice Lemoine et que les manifestants pacifiques de la matinée ne sont pas les mêmes « manifestants » qui, encagoulés, casqués et armés, s’en prennent aux forces de l’ordre dans l’après-midi. Cet amalgame rappelle le traitement médiatique des mobilisations sociales contre la Loi Travail sauf que, dans le cas français, les médias de masse avaient pris fait et cause pour le gouvernement et les forces de l’ordre et avaient stigmatisé le mouvement social, en amalgamant manifestants et casseurs qui passeraient, soit dit en passant, pour des enfants de chœur à côté des groupes de choc de l’opposition vénézuélienne. Ce parti pris médiatique majoritaire s’explique sans doute parce qu’au Venezuela, le gouvernement est antilibéral et l’opposition est néolibérale, conservatrice voire réactionnaire tandis qu’en France, c’est précisément l’inverse. Sous couvert de dénoncer la violence, la presse de la classe dominante défend, en réalité, à Paris comme à Caracas, les intérêts de la classe dominante.
Le Venezuela devient un sujet de politique intérieure en France
Un dessin du caricaturiste Plantu pour L’Express
Après avoir publié une interview de Christophe Ventura en contradiction avec sa ligne éditoriale, certes relayée sur sa page Facebook à une heure creuse et tardive (lundi 31/07/2017 à 21h41) et sans véritable accroche, L’Obs renoue avec la stratégie d’instrumentalisation du dossier vénézuélien pour faire le procès de la gauche antilibérale française en relayant sur Facebook le surlendemain, cette fois-ci à une heure de pointe (18h30 pétantes), un article intitulé « Venezuela : La France Insoumise peine à expliquer sa position sur Maduro », agrémenté de la photo choc d’une accolade entre Hugo Chávez et Jean-Luc Mélenchon. Le texte introductif précise qu’un tweet a refait surface. Un tweet qui date de… 2013. Plutôt que d’informer les lecteurs sur la situation au Venezuela, la priorité semble donc être de mettre l’accent sur des enjeux purement intérieurs. Une avalanche d’articles dénonçant les « ambiguïtés » de la France Insoumise s’abat sur la presse hexagonale. Le Lab d’Europe 1 se demande « comment la France Insoumise justifie les positions pro-Maduro de Mélenchon ». A France Info, on semble avoir la réponse : « désinformation », situation « compliquée » : comment des députés de La France Insoumise analysent la crise vénézuélienne ».
L’hebdomadaire Marianne, quant à lui, parle des « positions équilibristes de la France Insoumise et du PCF ». LCI titre sur le « malaise de la France Insoumise au sujet de Maduro » puis publie une sorte de dossier sur « Jean-Luc Mélenchon et le régime chaviste : économie, Poutine, constituante, les points communs, les différences ». Une partie de la presse alternative et indépendante de gauche n’est pas en reste non plus, à l’instar de Mediapart qui se fait depuis plusieurs mois le relai médiatique en France du « chavisme critique », un courant politique qui participe depuis longtemps au débat d’idées au Venezuela et qui n’est pas dénué d’intérêt pour comprendre la réalité complexe du pays et de sa “révolution bolivarienne”. Ainsi, le journal d’Edwy Plenel, très modérément alternatif sur l’international et sur Mélenchon, en profite pour régler ses comptes avec la FI et le PCF en dénonçant leurs « pudeurs de gazelle pour le Venezuela ». Les députés insoumis sont sommés de s’expliquer à l’instar d’Eric Coquerel face aux journalistes d’Europe 1 qui ne lui ont posé presque que des questions sur le Venezuela alors qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une émission spéciale sur le pays latino-américain. Ce déploiement médiatique ressemble furieusement à une injonction morale faite à la France Insoumise et à son chef de file dont on reproche avec insistance le silence sur le sujet, de condamner, bien entendu, ce « régime » honni et de souscrire au discours dominant. Les insoumis et les communistes français ne sont pas seuls au monde dans cette galère médiatique. Unidos Podemos, en Espagne, fait face au même procès médiatique depuis des années. Outre-Manche, c’est Jeremy Corbyn et ses camarades qui sont, en ce moment, sur la sellette.
Florilège de tweets d’hier et d’aujourd’hui
Cette instrumentalisation franco-française du Venezuela ne date pas d’hier. On se souvient par exemple de la polémique lancée par Patrick Cohen, à 10 jours du 1er tour des élections présidentielles, sur l’ALBA, de la manchette du Figaro du 12 avril « Mélenchon : le délirant projet du Chavez français » et des nombreux parallèles à charge entre le Venezuela bolivarien et le projet politique du candidat qui ont émaillé la campagne. La rengaine a continué pendant les élections législatives avec un article du Point sobrement intitulé « Venezuela, l’enfer mélenchoniste », publié la veille du second tour. Aujourd’hui, le coup de projecteur médiatique sur l’élection de l’assemblée constituante vénézuélienne est, une fois encore, l’occasion d’instruire le procès des mouvements antilibéraux français : ainsi, pour Eric Le Boucher (Slate), le Venezuela est « la vitrine de l’échec du mélenchonisme. En réalité, la FI et le PCF, ont tort, aux yeux du parti médiatique, de ne pas adhérer au manichéisme ambiant sur une situation aussi grave et complexe et à sa décontextualisation géopolitique. Ils refusent également d’alimenter la diabolisation et le vieux procès en dictature que se traîne le chavisme depuis presque toujours alors qu’en 18 ans de « révolution bolivarienne », 25 scrutins reconnus comme transparents par les observateurs internationaux ont été organisés, que l’opposition contrôle d’importantes villes, des États et l’Assemblée Nationale et que les médias privés d’opposition sont majoritaires (El Universal, Tal Cual, El Nuevo País, Revista Zeta, El Nacional Venevision, Televen, Globovision, etc.). Que la gauche antilibérale puisse considérer le chavisme comme une source d’inspiration pour ses politiques de redistribution des richesses et non pas un modèle « exportable » en France, contrairement à ce que bon nombre de journalistes tentent d’insinuer (Nicolas Prissette à Eric Coquerel, sur un ton emporté, « franchement,est-ce que c’est ça, le modèle vénézuélien que vous défendez ? » sur Europe 1) semble être un délit d’opinion dans notre pays.
Puisque le Venezuela est en passe de devenir un véritable sujet de politique intérieure, rappelons aux éditorialistes de tout poil et autres tenants de l’ordre établi que, par leur atlantisme aveugle et leur libéralisme économique forcené, ils se persuadent qu’ils défendent la liberté et la démocratie au Venezuela alors qu’ils sont tout simplement en train d’apporter un soutien médiatique et politique international décisif à la stratégie violente de l’extrême-droite vénézuélienne et ce, quelles que soient les critiques légitimes que l’on puisse faire à l’exécutif vénézuélien et aux chavistes. Leur crédibilité risque d’être sérieusement entamée la prochaine fois qu’ils ressortiront l’épouvantail électoral du Front National pour faire voter « utile ».
Un gouvernement autoritaire qui affame son peuple et le réprime à coups de matraques : c’est de cette manière que la situation au Venezuela est présentée par les médias occidentaux. Le gouvernement vénézuélien, quant à lui, n’a de cesse de dénoncer une stratégie de déstabilisation comparable à celle mise en place contre le président Salvador Allende, au Chili (1970-1973), laquelle se solda par un coup d’Etat. La comparaison est-elle valable ? Par Valentine Delbos.
Le Venezuela traverse une situation extrêmement tendue et, malheureusement, les médias dominants – donnant une vision très incomplète des événements en cours dans ce pays– n’aident en rien à la compréhension de la situation pour le citoyen lambda se trouvant à des milliers de kilomètres de Caracas. Si tous les journalistes s’accordent à dire que le pays sud-américain traverse une terrible situation économique, rares sont ceux qui se penchent en profondeur sur les multiples raisons qui l’alimentent. Alors que pour l’expliquer la plupart des médias mettent uniquement en avant l’incompétence du gouvernement en matière de gestion et une corruption qui battrait tous les records, diverses voix et jusqu’au président Maduro s’unissent pour dénoncer de leur côté et depuis plusieurs années une guerre économique… que la presse cite peu ou de façon presque sardonique, faisant passer le mandataire pour un affabulateur ou un « complotiste ».
En effet, il n’est pas de bon ton de mentionner « l’impérialisme » de ce côté-ci de l’atlantique, et le fait que l’histoire de l’Amérique latine soit le résultat de plusieurs siècles de relations tumultueuses avec les Etats-Unis n’a pas l’air d’attirer l’attention de la plupart des « experts » et autres éditorialistes, qui ont plutôt l’air de vouloir suivre la doctrine avancée par le président Obama vis-à-vis du sous-continent : « oublions le passé ».
L’histoire : séance d’auto-flagellation ou outil pour comprendre le présent ?
Faut-il oublier le passé ? Il est évidemment fort commode pour celui qui a commis des exactions de demander à celui qui les a subies de faire table rase et de « se tourner vers le futur ». Demander aux Africains de penser à l’avenir, certes, mais comment leur exiger d’oublier la Françafrique ? Il en va de même en Amérique latine. On ne balaie pas d’un simple revers de main plus d’un siècle et demi d’expansionnisme et d’interventionnisme, de diplomatie de la canonnière ou du « gros bâton », de politique du dollar et d’ingérence continue dans sous-continent considéré jusqu’il y a encore peu- comme la chasse gardée ou l’arrière-cour des Etats-Unis.
Représentation graphique de la Doctrine Monroe : « l’Amérique aux Américains ».
Il est intéressant de rappeler la réponse de la présidente de l’Argentine Cristina Fernandez au président Obama après que celui-ci eu proposé – lors du VII Sommet des Amériques qui se tint à Panama en avril 2015 – « d’avancer en laissant derrière le passé » :
« Faisons la part des choses, je vois que le président Barack Obama –il vient de le signaler– n’aime pas beaucoup l’histoire ou bien qu’il la considère comme peu importante ; au contraire à moi elle m’aide à comprendre ce qui se passe [aujourd’hui], ce qui s’est passé et pourquoi, mais surtout à prévenir ce qui pourrait se produire à nouveau. Nous n’abordons pas l’histoire comme un exercice de masochisme ou une séance d’auto-flagellation, mais comme un outil pour comprendre pourquoi nous en sommes arrivés au point où nous nous trouvons. » [1]
Pour les pays historiquement dominés, la mémoire est en effet utile pour comprendre le présent et appréhender le futur, surtout quand les vieilles habitudes perdurent. Car s’il est vrai que le temps ou les troupes américaines pouvaient débarquer n’importe où dans la région et y hisser leur drapeau est bien révolu, il serait vraiment naïf de penser que les Etats-Unis auraient aujourd’hui renoncé à vouloir continuer de favoriser leurs intérêts au sud du Rio Grande. Avec les plus grandes réserves de pétrole du monde et un discours pan–latino–américaniste intolérable, il est tout naturel de considérer le Venezuela comme une des principales cibles de l’administration étatsunienne. Le président Obama n’a-t-il pas décrété en mars 2015 « un état d’urgence nationale suite à la menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis posée par la situation au Venezuela » ? [2]
C’est en ayant tous ces éléments en vue qu’il faut considérer les allégations du gouvernement vénézuélien lorsqu’il déclare être victime d’une déstabilisation comparable à celle qu’a connue le Chili sous la présidence de Salvador Allende (1970-1973). Une instabilité qui serait le résultat d’une pression politique et médiatique incessante, à laquelle il faudrait rajouter une guerre économique aux effets ravageurs.
Pourtant, rares sont les journalistes qui se sont penchés sérieusement sur cette question, comme si le terme de « guerre économique » ne pouvait renvoyer qu’à des théories conspirationnistes nauséabondes issues d’un esprit paranoïaque. Mais c’est faire montre de beaucoup d’ignorance que de déconsidérer cette pratique qui est loin d’être neuve dans l’histoire de l’humanité en général et dans la boîte à outil interventionniste de la politique étrangère américaine en particulier.
Qu’est-ce que la guerre économique?
La guerre économique a toujours existé ; elle est une réalité qui a beaucoup été étudiée, autant par les universitaires que par les experts en questions militaires… et enseignée : ne trouve-t-on pas une Ecole de Guerre Economique dans le VIIème arrondissement de Paris ? [3]
Comment la définir ? Selon le géopoliticien Pascal Boniface, il s’agirait de « la mobilisation de l’ensemble des moyens économiques d’un État à l’encontre d’autres États pour accroître sa puissance ». Alors que le temps des conflits frontaux associés aux conquêtes territoriales est révolu, « les conflits d’intérêts entre pays développés ne peuvent désormais trouver d’expression qu’à travers l’affrontement économique ». [4]
Et si selon Clausewitz la guerre représentait la continuation de la politique par d’autres moyens, il en va de même aujourd’hui pour la guerre économique qui n’est « qu’un outil qui permet d’atteindre des objectifs qui demeurent fondamentalement d’ordre politique »[5]
Le blocus commercial, économique et financier imposé à Cuba par les Etats-Unis depuis 1960 est peut-être un des plus clair exemples. Il convient ici de rappeler l’objectif qui motiva sa mise en place (sous la présidence de Dwight Eisenhower) avec la lecture d’une note du 6 avril 1960 -secrète à l’époque mais aujourd’hui déclassifiée- du sous-secrétaire d’État adjoint aux Affaires interaméricaines, Lester D. Mallory, dans laquelle celui-ci affirme que :
« la majorité des Cubains soutient Castro » et qu’il « n’existe pas une opposition politique effective », en ajoutant que « le seul moyen prévisible de réduire le soutien interne passe par le désenchantement et le découragement basés sur l’insatisfaction et les difficultés économiques (…) Tout moyen pour affaiblir la vie économique de Cuba doit être utilisé rapidement (…) : refuser de faire crédit et d’approvisionner Cuba pour diminuer les salaires réels et monétaires dans le but de provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement. » [6]
L’on voit bien comment le blocus est utilisé contre Cuba comme un outil destiné à étouffer l’économie [7] dans un but politique : provoquer un mécontentement populaire qui provoquerait un soulèvement puis un changement de gouvernement. Dans cette variante de la guerre économique, l’affrontement est ouvert, officiel, et montre clairement la volonté d’une puissance de faire plier un gouvernement ennemi.
Le Chili du début des années 70 est aussi un grand cas d’école mais dans une autre modalité de la guerre économique : celle-ci qui allie volonté géostratégique d’une puissance extérieure (les Etats-Unis) et groupes d’intérêts locaux opposé au gouvernement en place (grand patronat, oligarchie locale).
Petit rappel des faits.
En pleine guerre froide et alors que les Etats-Unis craignent que la révolution menée par Fidel Castro à Cuba n’aide à propager le « virus rouge » en Amérique latine, un président démocratiquement élu -Salvador Allende- menace de mettre en place une transition vers le socialisme à base de nationalisations et d’une redistribution plus équitable de la richesse. Une situation d’autant plus intolérable pour le républicain Richard Nixon que le nouveau gouvernement chilien menace directement les intérêts des multinationales américaines présentes dans le pays, notamment l’entreprise téléphonique ITT. [8]
Orchestrée par le conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger, la stratégie suivie par les Etats-Unis et ses services secrets n’aura d’autre but que de préparer le terrain pour le coup d’Etat du général Pinochet (11/09/1973) : les documents -aujourd’hui déclassifiés- du Conseil de Sécurité Nationale montrent noir sur blanc les efforts déployés par l’administration américaine pour « déstabiliser économiquement » le Chili entre 1970 et 1973. [9]
Le président Nixon accompagné de son Conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger.
Le directeur de la CIA ne prend pas de détours pour décrire les projets de son agence dès 1970 : « Faire tomber [le gouvernement d’] Allende par un coup d’Etat est notre objectif ferme et persistant. (…) Il est impératif que ces actions soient mises en place de façon clandestine et sûres afin que le Gouvernement des Etats-Unis et la main américaine reste bien cachée ». De son côté, le président Nixon ordonne lui-même a son agence de renseignement de « faire hurler l’économie » chilienne afin de renverser Allende. [10]
Plus de 40 ans après les faits, personne n’oserait aujourd’hui mettre en doute qu’une complexe stratégie de déstabilisation a été mise en place par les Etats-Unis contre le gouvernement du Chili du président Allende (s’appuyant sur l’oligarchie locale, la droite chilienne ainsi que la presse d’opposition) et que le volet économique y a joué un rôle prépondérant.
Peut-on faire un parallèle entre le Chili d’Allende et le Venezuela d’aujourd’hui ?
Les faits montrent donc bien clairement que les guerres économiques sont une réalité et qu’elles ont déjà été utilisées par les Etats-Unis afin de promouvoir leurs intérêts. Pourquoi n’est-il donc pas permis de donner le bénéfice du doute au gouvernement vénézuélien lorsque celui-ci dénonce les manigances du patronat local et une ingérence de ce pays ?
Comme au Chili, l’oligarchie locale vénézuélienne n’avait-t-elle pas intérêt à se défaire le plus rapidement possible de la « révolution bolivarienne » venue bousculer le vieil ordre établi et des privilèges qui maintenaient dans la pauvreté la majorité de la population d’un pays extrêmement riche ? N’est-il pas naturel de penser que les Etats-Unis verraient d’un mauvais œil la fin des prérogatives concédées par le passé à ses multinationales, qui bénéficiaient auparavant d’avantages insolents dans l’industrie pétrolière ?
La réponse aura tendance à varier selon que l’on plutôt anti ou pro-gouvernement… Mais n’est-ce pas justement le rôle des journalistes que d’enquêter, démêler le vrai du faux afin d’extraire la vérité lorsque deux visions s’affrontent, au-delà de tout soupçon militant ?
Il est très intéressant de noter ce qu’il s’est produit lors d’un débat organisé récemment par la chaîne France 24 autour de la situation au Venezuela. [11]
Un des intervenants (qui soit dit en passant est d’origine chilienne) attire l’attention des téléspectateurs sur la ressemblance entre les évènements en cours au Venezuela depuis le début de l’expérience bolivarienne [12] et la situation de déstabilisation au Chili sous le gouvernement d’Allende.
Face à lui, le journaliste et « spécialiste » du Venezuela François-Xavier Freland nie d’emblée toute possibilité de comparaison entre ces deux pays, écartant avec une arrogante facilité la possibilité d’un quelconque rôle que pourraient avoir les Etats-Unis dans ce dossier et tournant perfidement au ridicule une théorie qui mériterait au moins que tout journaliste digne de ce nom et s’intéressant à l’Amérique latine se penche un tant soit peu sur le sujet.
François-Xavier Freland procède à un déni de faits historiques, malgré la présence de preuves flagrantes, à des fins politiques, en recourant à la rhétorique de l’épouvantail qui consiste à présenter la position de son adversaire de façon volontairement erronée. On frôle de près la limite du négationnisme, avec au final un parti pris désolant et surtout grave du point de vue professionnel pour celui dont la maison d’édition présente comme le plus grand spécialiste du Venezuela.
Les faits et la déontologie journalistique
L’aspect le plus alarmant de cette histoire, c’est que le rôle du journaliste, dans nos sociétés démocratiques, est d’informer, d’éclairer, de rapporter des faits qui mis en contextes aideront les citoyens à se forger une opinion la plus objective possible sur les événements du monde. Une responsabilité consacrée dans laCharte de déontologie de Munich (ou Déclaration des devoirs et des droits des journalistes), qui stipule parmi ses devoirs :
I. Respecter la vérité (…) et ce en raison du droit que le public a de connaître la vérité.
IV. Ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste (…).
Et comment croire que M. François-Xavier Freland, ce « grand spécialiste du Venezuela », ne connait pas la réalité du terrain, les antécédents géopolitiques et l’histoire de la région ?
Mais gardons espoir qu’il saura faire preuve de professionnalisme et mettre en pratique le VIème devoir de la Charte mentionnée ci-dessus (rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte) : nous ne pouvons que l’inviter à visionner une émission récemment diffusée par la chaîne Telesur qui aborde justement le sujet du parallèle entre le chili d’Allende et le Venezuela d’aujourd’hui.
En effet, dans une interview du 02 mai dernier, M. Joan Garcés, avocat, Prix Nobel alternatif (1999) et officier de l’Ordre du Mérite de France (2000) pour ses contributions au droit international dans la lutte contre l’impunité des dictatures, ancien assesseur du Directeur général de l’Unesco et visiting-fellow de l’Institute for Policy Studies de Washington, présente une toute autre analyse de la situation en soulignant le parallèle existant entre les deux pays. Ce monsieur, qui fut collaborateur personnel du président Salvador Allende dès 1970, vécut de l’intérieur les années de déstabilisation qui précédèrent le coup d’Etat du général Pinochet.
Voici son témoignage (sous-titré en français) :
Qui croire entre MM. Freland et Garcés?
Que disent les faits ?
Y a-t-il oui ou non une guerre économique au Venezuela ? Evidemment le fait de soulever la question, légitime au vue de l’histoire du continent et des méthodes antérieurement mises en place par les Etats-Unis et leurs alliés locaux dans la région, ne signifie pas rejeter l’entière faute de la situation que traverse le pays à une ingérence extérieure. Les différents gouvernements de la révolution vénézuélienne (Chavez jusqu’en 2013 puis Maduro par la suite) ont sûrement commis de nombreuses erreurs (désorganisation, inefficacité administrative, corruption, etc.), mais pour comprendre la situationcomplexe dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui il est absolument nécessaire de prendre en compte tous les éléments entrant en jeu, et ne pas le faire relèverait de la malveillance ou de la manipulation. Il est donc impossible de faire comme si la guerre économique et la déstabilisation n’existait pas ou comme s’il s’agissait uniquement d’une excuse inventée par le pouvoir en place.
Car les preuves abondent, pour qui veut bien se donner la peine de s’informer un tant soit peu. Le gouvernement a longtemps dénoncé l’accaparement de produits de première nécessité par le secteur privé, créant des pénuries et une spéculation affolante… et n’a-t-on pas découvert des dizaines et des dizaines d’entrepôts regorgeant de biens de consommation dissimulés durant toutes ces dernières années (par exemple ici 72 tonnes de lait en poudre) ?
Durant ces dernières années, pas un mois ne s’est écoulé sans que les autorités découvrent plusieurs tonnes de marchandises accaparées dans des hangars par des entreprises du secteur privé.
Au sujet du trafic de monnaie, comment se fait-il que « l’opinion publique internationale » ne soit pas informée de l’écoulement massif de billets vénézuéliens en dehors des frontières de ce pays ? En effet, selon les calculs du gouvernement, près de 300 milliards de bolivars se trouvaient à l’étranger fin 2016, principalement en coupures de billets de 100 bolivars. Des réseaux bien organisés (et profitant sûrement parfois des accointances de membres de l’administration) ont réalisé cette activité dans divers buts: facilitation du commerce aux frontières (principalement avec la Colombie), contrebande d’extraction (achats massif de denrées subventionnées, et donc à bas prix, au Venezuela pour être revendus en Colombie), blanchiment d’argent, falsification de billets… ayant comme conséquence une déstabilisation économique importante.
Ici, c’est l’armée vénézuélienne qui intercepte 88 millions de bolivars (vidéo – décembre 2016), et là 16.5 millions de bolivars saisis par la police fluviale colombienne (vidéo – mars 2016). Plusieurs centaines de millions de bolivars ont ainsi été retrouvés en Allemagne, en Espagne, à Hong-Kong… mais rares sont les journalistes occidentaux qui ont abordé ce sujet. Pourtant les indices ne manquent pas. En février dernier, la police du Paraguay a mis la main sur pas moins de 25 tonnes de billets vénézuéliens à la frontière avec le Brésil, dans la propriété d’un mafieux local. Transporté vers la capitale, le chargement était si lourd que le camion remorque effectuant le trajet s’est retourné dans un virage. Mais ce n’est apparemment toujours pas assez pour que l’extraction de billets soit prise en compte par les analystes de la crise vénézuélienne, alors qu’il est évident que le fait de retirer autant de masse monétaire de la circulation oblige l’Etat à imprime plus de billets, ce qui fait perdre de la valeur à la monnaie et donc déstabilise l’économie (alimentation du cycle inflationniste).
25 tonnes de billets de Bolivars saisis par la police du Paraguay, en février 2017.
Autre problème majeur : la contrebande. Subventionnés grâce aux politiques sociales du gouvernement, nombre de produits -du lait en poudre à l’essence- se retrouvent vendus à prix d’or de l’autre côté de la frontière, en Colombie. Entre les deux pays, toute une économie de l’extraction s’est développée autour de ce juteux commerce, sûrement parfois avec l’aide de complices haut placés des deux côtés. Ce trafic -bien documenté [13]- provoque une véritable saignée à l’Etat vénézuélien : en 2014, le gouvernement déclarait que l’extraction de 45.000 barils d’essence vers la Colombie provoquait des pertes de 2.2 milliards de dollars. De janvier à août de cette même année, les forces armées indiquaient avoir saisi 21.000 tonnes de produits alimentairesdestinés à la contrebande, alors que l’administration douanière colombienne considérait à cette époque que ce commerce représentait un volume de 6 milliards de dollars, soit l’équivalent de près de 10% des importations légales du pays.
Et pour finir, le problème du marché noir des devises.
Mis en place par le gouvernement en 2003 pour éviter une fuite massive des capitaux, le contrôle des changes et de l’accès aux devises étrangères s’est révélé catastrophique sur le long terme, provoquant la naissance d’un marché noir de devises étrangères (principalement le dollar et l’euro). Sollicité par le gouvernement de Maduro fin 2013, l’économiste français Jacques Sapir avait relevé dans une étude rendue publique les dangers liés à l’écart grandissant entre taux de change officiel et taux de change « de la rue », une différence de 1 à 9 à l’époque. Aujourd’hui, cette différence s’est multipliée par près de 100 !
Mais pour bien comprendre ce problème complexe, il est nécessaire de prendre en compte deux principaux facteurs qui se trouvent à l’origine de la situation hyper inflationniste actuelle : d’une part l’existence légale en Colombie de 2 taux de change officiels pour les zones frontalières, d’autre part l’existence du site internet www.dolartoday.com -hébergé aux Etats-Unis- qui officialise les taux du marché noir.
En effet, le 5 mai 2000 , la Banque Centrale de Colombie a institutionnalisé par le biais de la résolution 8-2000 le “Dolar Cucuta“, du nom de cette ville de la frontière colombienne, qui établit une double législation pour l’échange de monnaie : une officielle établie par la Banque Centrale Colombienne et une autre uniquement pour les zones frontalières, qui permet aux maisons de change d’établir elles-mêmes la valeur des devises de façon indépendante.
Le gouvernement vénézuélien demande depuis des années la suppression de cette résolution -mise en place seulement quelques mois après l’arrivée de Chavez au pouvoir- l’accusant de fomenter la contrebande mais surtout de provoquer des distorsions économiques… qui sont plus que flagrantes. Il y aurait plus de 1000 bureaux de change légaux et illégaux à Cucuta, et entre 2 et 3000 agents informels qui vivraient de ce business, comme la jeune Angie qui déclare sans ambages « vivre du Bolivar ».
Quand au site Dolar Today, une enquête de la BBC a révélé qu’il était géré depuis les Etats-Unis entre autre par un ex-militaire vénézuélien qui avait participé au coup d’état contre Chavez en 2002. Devenu laréférence pour tous ceux qui souhaitent acquérir ou vendre des dollars sur le marché noir, il fixe tous les jours un taux change officieux du bolivar en se basant -selon les dires de ses responsables- sur les taux de la ville colombienne de Cucuta, c’est-à-dire sur un critère totalement spéculatif. Ainsi, il alimente une apparence d’inflation, générant des distorsions dans l’économie qui vont effectivement engendrer un cycle inflationnaire. Une spirale difficile à arrêter. Le portail est donc clairement utilisé comme un outil de déstabilisation économique et politique puisqu’il a des répercussions directes sur l’économie vénézuélienne, en influant directement sur l’inflation et donc sur la vie de tous les jours des vénézuéliens.
Un exemple : alors que le gouvernement tentait d’établir un dialogue avec l’opposition fin 2016, le taux du « dollar parallèle » a mystérieusement bondi passant de 1078 bolivars pour 1 dollar le 01 octobre à son niveau le plus haut jamais atteint jusqu’alors : 4587 bolivars pour 1 dollar le 01 décembre [14].
Il est important de rappeler que le fait de répandre des informations financières erronées pour manipuler les cours de la bourse est considéré comme une infraction dans le monde entier -il existe en droit français le délit de fausse information (article L. 465-2 alinéa 2 du code monétaire et financier)- pourtant la justice américaine a toujours refusé de donner suites aux plaintes de la Banque Centrale Vénézuélienneexigeant de clôturer le site.
Capture d’écran du site Dolar Today, datant du 22/06/2017. La différence entre le « dollar prioritaire » du gouvernement et le « dollar today » -ou de la rue– est de 1 à 830 ! En effet, le gouvernement change 1 dollar contre 10 bolivars alors que ce même dollar peut être vendu jusqu’à 8.301,71 bolivars au marché noir. Voir : https://dolartoday.com/
Accaparement, trafic de monnaie, contrebande, spéculation, autant de maux qui fragilisent encore une économie sérieusement mise à mal depuis plusieurs années. Mais à qui profite cette situation ? Qui s’enrichit ? Et surtout qui exploite politiquement le mécontentement de la population vénézuélienne?
Seul le temps dira si les Etats-Unis opèrent en sous-main afin de promouvoir leurs intérêts au Venezuela [15], mais il est toutefois inconcevable de ne pas reconnaître aujourd’hui le rôle de certains acteurs du secteur privé vénézuélien qui usent du sabotage comme d’un levier économico-politique. Les divers éléments d’une déstabilisation à grande échelle sont accessibles pour quiconque s’intéresse un tant soit peu au sujet ; refuser d’aborder cette réalité relève d’une ignorance totale de la situation sur place ou bien d’une malhonnêteté journalistique patente.
Et comment ne pas repenser à Salvador Allende et aux multiples difficultés traversées par son gouvernement durant ses 3 années de mandat, jusqu’au coup d’Etat du général Pinochet ? Dans le cas du Chili des années 70-73, nous savons aujourd’hui que les allégations de déstabilisation politique et économique étaient fondées… mais comment présentaient les événements les médias de l’époque ?
Aussi, nous sommes en droit de nous demander ce que diront les historiens dans 30 ans à propos du rôle joué par certains médias et journalistes dans le cadre du traitement médiatique de l’actuelle crise vénézuélienne.
[4] Un affrontement qui recouvre de multiples facettes : protectionnisme douanier (contingentements, subventions, dumping, réglementations, etc.), les manipulations monétaires (dévaluations compétitives, contrôle des changes, etc.), contrôle des exportations de capitaux, accès (ou non) à des prêts ou des fonds provenant de bailleurs internationaux, embargos, boycotts… l’éventail est large, et la panoplie de mécanismes pouvant se prêter au jeu de la guerre économique ne peut que continuer de s’agrandir dans une économie mondiale de plus en plus financiarisée.
[6]Memorandum From the Deputy Assistant Secretary of State for Inter-American Affairs (Mallory) to the Assistant Secretary of State for Inter-American Affairs (Rubottom), Department of State, Central Files, 737.00/4–660. Secret, Washington, April 6, 1960, https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1958-60v06/d499
[7] Selon le rapport présenté en 2016 par le gouvernement cubain à l’Assemblée Générale des Nations Unies, les dommages économiques provoqués par le blocus imposé par les Etats-Unis à l’île s’élèvent à plus de 4.5 milliards de dollars seulement pour l’année 2015, et à plus de 125 milliards de dollars (en prix courants) depuis sa mise en place, en 1962. Voir Bloqueo costó a Cuba el último año más de 4 mmdd, 20/10/2016, La Jornada, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2016/10/20/bloqueo-costo-a-cuba-el-ultimo-ano-mas-de-4-mmdd-embajador.
[9] Voir les documents diffusés par l’institut des Archives de Sécurité Nationale de l’Université George Washington, notamment Chile and the United States: Declassified Documents Relating to the Military Coup, Peter Kornbluh, http://nsarchive.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB8/nsaebb8i.htm.
[12] Petit rappel : un coup d’état en 2002, une grève patronale en 2002-2003, déstabilisation politique, médiatique et économique permanente, stratégie de tension mise en place par les opposants au gouvernement avec usage de la violence, ingérence de puissances extérieures et fortes pressions diplomatique… liste non exhaustive.
[14] – Le portail Dolar Today met à disposition de son public un historique en ligne de l’évolution du dollar parallèle, également téléchargeable en tableau Excel : https://dolartoday.com/historico-dolar/.
Pauvreté mondiale galopante, inégalités vertigineuses entre pays riches et pays pauvres, toute-puissance des marchés financiers et des multinationales, militarisation des grandes puissances… c’est un sombre tableau que brosse Jean Ziegler dans son nouveau livre, Chemins d’Espérance. Le titre semble ironique tant le constat est pessimiste. Selon l’auteur, membre du Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, quelques décennies de mondialisation capitaliste ont suffi pour enterrer les promesses d’un monde égalitaire et pacifique qui ont accompagné la création des Nations Unies.
“Le rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques”
Tout n’avait pourtant pas mal commencé. L’avènement de l’Organisation des Nations Unies (ONU), à l’issu de l’effroyable Seconde Guerre Mondiale, avait suscité d’immenses espérances. Contre la misère et l’exploitation qui frappaient des milliards de personnes, l’ONU affirmait que les plus pauvres avaient droit à l’existence et à la dignité. Contre l’ordre colonial du monde qui prévalait alors, les Nations Unies ont inscrit dans le droit international l’égale souveraineté des nations les unes par rapport aux autres. L’utopie était belle. Elle n’a pas duré. Selon Jean Ziegler, la faillite des Nations Unies s’explique essentiellement par deux phénomènes : le triomphe du capitalisme mondialisé et l’apparition d’un nouvel impérialisme qui en est le corollaire.
Nations Unies contre capitalisme mondialisé
Ce rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques. Ziegler cite plusieurs statistiques terrifiantes : les 1% de personnes les plus riches de la planète possèdent 50% de la richesse mondiale. Les 500 plus grandes entreprises multinationales contrôlent 58% du commerce mondial brut ; c’est-à-dire 58% des richesses produites. Jean Ziegler constate qu’aujourd’hui, les grandes puissances économiques sont devenues des acteurs plus importants que les nations sur la scène internationale. Que reste-t-il alors du vieux rêve de mettre en place un ordre régi par des Nations Unies ?
Les conséquences sociales de cet ordre mondial dominé par ces grandes puissances économiques glacent le sang : selon un rapport de la FAO, ce sont 58 millions de personnes qui sont mortes en 2015 à cause de la faim, de la soif ou de maladies que l’on pourrait facilement soigner… Et ce, alors que les ressources mondiales et la technologie contemporaine permettraient que plus une seule personne sur terre ne meure de faim, de soif ou de maladies guérissables. « Un enfant qui meurt de faim meurt assassiné», conclut Jean Ziegler.
“La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible”
Comment ce capitalisme impitoyable s’est-il imposé ? Comment le rêve des fondateurs de l’ONU, celui d’un monde basé sur le droit et l’égalité des nations, a-t-il pu être brisé avec autant de violence?
L’impérialisme, bras armé du capitalisme mondialisé
Selon Jean Ziegler ce capitalisme s’appuie sur l’interventionnisme des nations les plus puissantes de la planète, en particulier celui des Etats-Unis d’Amérique. Il cite Thomas Friedman, conseiller de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations Unies sous Bill Clinton : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ». Derrière l’Empire, le Capital.
Madeleine Albright, ambassadrice des Etats-Unis auprès de l’ONU puis secrétaire d’Etat sous Bill Clinton, avait notamment choqué ses contemporains en justifiant la mort de 500.000 enfants irakiens, tués à cause de l’embargo que les puissances occidentales imposaient à l’Irak. Le prix à payer pour faire fonctionner la “main invisible du marché” selon les mots de son conseiller Thomas Friedman…
“Les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force”
Les Etats-Unis ont pour vocation d’apporter au monde la liberté et la démocratie ; à coup de bombes si nécessaire. L’ONU avait mis en place un système de droit international basé sur l’autodétermination des peuples et l’égale souveraineté des nations : un moyen de protéger les nations les plus faibles contre les nations les plus puissantes. « Le Burundi a la même souveraineté que les Etats-Unis. C’est absurde ? Oui, c’est absurde. C’est contre-nature ? Oui, c’est contre-nature. C’est ce qu’on appelle la civilisation » résume Régis Debray. L’impérialisme américain réduit à néant cet espoir d’un monde multipolaire dans lequel régnerait l’égalité des nations : « les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force », estime Jesse Helms, Commissaire des Affaires étrangères au Sénat de 1995 à 2001. Comme au temps des colonies, le monde se retrouve donc divisé entre les peuples qui possèdent la civilisation et ceux qui ne la possèdent pas encore.
La mondialisation capitaliste s’appuie également sur un système financier monstrueux qui endette les pays du monde entier ; cet endettement est favorisé par les grandes institutions financières comme le Fonds Monétaire International (FMI) ou l’Union Européenne, dont Jean Ziegler estime qu’il n’y a plus rien à attendre. Les gouvernements des pays endettés sont contraints par ces organismes à mettre en place des plans de libéralisation et de privatisations, bénéfiques pour les grandes sociétés multinationales et les banques, ruineux pour les peuples.
L’ONU: l’instrument des grandes puissances
Selon Ziegler, l’ONU est une institution dominée par les grandes puissances à cause du système de veto qui donne un pouvoir considérable aux cinq membres du Conseil de Sécurité. Les Américains, ajoute-t-il, noyautent les postes les plus importants. Il consacre quelques pages à retracer le parcours de l’actuel secrétaire de l’ONU, Ban Ki-moon, dont il dénonce la proximité avec les Etats-Unis et qu’il qualifie de « petit fonctionnaire à la solde des Américains ». Jean Ziegler a fait preuve d’un courage manifeste en retraçant son parcours dans son nouveau livre, car ce faisant il a enfreint la loi qui prescrit aux membres de l’ONU de ne pas révéler le contenu des séances auxquelles ils participent. Les Etats-Unis ne sont pas les seuls à instrumentaliser l’ONU. La Chine et la Russie, qui possèdent chacun un poste au Conseil de Sécurité de l’ONU, posent systématiquement leur veto à l’égard de toutes les initiatives politiques ou humanitaires qui iraient à l’encontre de leurs intérêts.
Chemins d’espérance ? Le ton du livre est amer et certaines pages désespérées. En ce début de XXIème siècle où des criminels de guerre comme Henry Kissinger sont considérés comme des héros, où le Qatar siège au Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, où le monde entier est converti au capitalisme sauvage, et où les rares Etats qui lui résistent sont considérés comme des parias, on a souvent du mal en lisant ce livre à voir où se trouve « l’espérance » mentionnée dans le titre.
Henry Kissinger, ex-secrétaire d’Etat américain, est considéré par le gouvernement français et américain comme une référence en matière de politique internationale. Jean Ziegler, qui s’en indigne, consacre de longs développements à rappeler les crimes dont Kissinger fut responsable ; il orchestra, entre autres, les bombardements au Cambodge qui firent des centaines de milliers de victimes civiles durant la guerre du Vietnam.
L’espérance, Jean Ziegler la voit dans une possible réforme des Nations Unies. Une refonte basée sur deux piliers : la suppression du droit de veto accordé aux grandes puissances ; la mise en place d’un « droit d’ingérence humanitaire » qui permettrait à l’ONU d’intervenir, au nom des Droits de l’Homme, dans la politique de gouvernements souverains. C’est ici que le bât blesse ; on voit mal la différence fondamentale entre le « droit d’ingérence humanitaire » prôné par Jean Ziegler et celui des néoconservateurs américains qu’il dénonce. On voit mal comment la solution de Ziegler pourrait ne pas contenir en son sein les mêmes dérives que les interventions militaires actuelles. Si l’ONU a le pouvoir d’intervenir militairement(via une armée onusienne ou via des armées nationales coalisées, Ziegler ne le précise pas) sans le consentement de l’intégralité de ses Etats-membres, on ne voit pas comment cela empêcherait les grands Etats de se coaliser contre les petits, et comment l’ONU pourrait être autre chose que le bras armé d’un nouvel impérialisme…
Cette réserve ne change rien : le nouveau livre de Jean Ziegler mérite d’être largement lu et diffusé. Depuis plusieurs décennies, son auteur tente d’alerter le monde sur la menace que représentent le capitalisme débridé et la toute-puissance des grandes sociétés multinationales ; depuis la Chute du Mur, son discours a été marginalisé et calomnié, les opposants au capitalisme considérés comme des opposants à la liberté. Mais le réel est tenace et les faits sont têtus : le capitalisme n’a éliminé ni la pauvreté, ni la dictature, ni la guerre, et ce livre est ici pour nous le rappeler.