Rachat des turbines Arabelle : la soumission française aux États-Unis continue

© Joseph Édouard pour LVSL

Deux ans après le discours de Belfort d’Emmanuel Macron au cours duquel le Président de la République annonçait un accord d’exclusivité entre EDF et General Electric (GE) pour l’acquisition des activités nucléaires de GE afin de garantir le plein contrôle de la technologie de turbine Arabelle, rien ne se passe comme prévu. Ce qui apparaît comme la poursuite d’un échec industriel, débuté avec la vente de la branche énergie d’Alstom à GE en 2014, est révélateur de l’inefficacité de la politique industrielle du chef de l’État.

Depuis dix ans, Emmanuel Macron tente de faire oublier ses responsabilités dans la funeste décision de vendre la division énergie du groupe Alstom à l’américain General Electric. Sa validation d’une telle vente en tant que Ministre de l’Économie de François Hollande a en effet conduit la France à ne plus disposer d’une technologie clé : les turbines Arabelle, qui équipent nos centrales nucléaires. Au-delà de ces turbines, cette vente a également privé la France d’un savoir-faire et de capacités de production utiles dans les domaines de l’éolien en mer, des barrages hydroélectriques, du porte-avion nucléaire et d’équipements pour les réseaux électriques (disjoncteurs, transformateurs, etc.). Bref, des activités hautement stratégiques.

Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a compté sur l’oubli de cette affaire. Peine perdue : les suppressions d’emplois dans les usines passées sous pavillon américain et la commission d’enquête parlementaire présidée par le député Olivier Marleix (LR) – qui a accusé le Président de faire partie d’un « pacte de corruption » – ont montré que le sujet ne pouvait être mis sous le tapis. Finalement, en pleine campagne pour sa réélection, Macron s’est rendu à Belfort pour annoncer en grande pompe le rachat des fameuses turbines. Une décision qui attend toujours d’être concrétisée.

La dernière phase de l’acquisition des activités nucléaires de GE par EDF devait être close le 1er décembre 2023. Mais l’événement a été reporté sine die sans aucune communication officielle. La presse rapporte qu’EDF s’inquiéterait des effets des sanctions américaines envers la Russie sur le carnet de commandes de GE Steam Power. D’après le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, cette volonté des États-Unis de sanctionner Rosatom, principal acheteur des turbines, cache en réalité une guerre industrielle entre les États-Unis et la France. Rappelons que l’industrie nucléaire russe a échappé aux sanctions américaines et européennes jusqu’à présent du fait de la dépendance de l’Occident aux capacités d’enrichissement d’uranium de la Russie. Les États-Unis ont peut-être dorénavant des capacités d’enrichissement suffisantes pour envisager de sanctionner Rosatom.

La vente des turbines, une erreur historique

Cette guerre économique n’a rien de nouveau : cela fait des années que les États-Unis tentent de mettre la main sur les savoir-faire français et y parviennent. En 2014, GE rachète la branche énergie d’Alstom dans un contexte où l’entreprise française était engluée dans des affaires de corruption à l’étranger. Succinctement, Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom, est arrêté en avril 2013 aux États-Unis, Patrick Kron (PDG d’Alstom) négocie avec la direction de GE la cession de la branche énergie du groupe en 2014 sur fond de promesse américaine d’abandonner les poursuites contre Alstom et ses cadres dirigeants, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, préfère d’abord un rapprochement entre Alstom et Siemens et accuse Patrick Kron de négocier dans son dos. Alors que les négociations avec Siemens sont abandonnées, Arnaud Montebourg se rallie à l’option GE tout en cherchant une solution pour maintenir les activités nucléaires sous pavillon français. Nommé le 26 août 2014, Emmanuel Macron valide la cession de toute la branche énergie d’Alstom à GE en novembre 2014. La même semaine, Frédéric Pierucci est libéré sous caution aux États-Unis.

Lors de la vente, GE n’était plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été, mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain.

S’il est évident que la décision d’Emmanuel Macron d’autoriser cette cession a conduit à une perte de souveraineté française sur un secteur stratégique, le choix de GE était également mauvais. En effet, lors de la vente, GE n’était alors plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain. La division la plus importante de GE au début des années 2000 était GE Capital. Cette filiale a participé au scandale financier des subprimes – pour lequel le groupe a payé une amende de 1,5 milliard de dollars aux États-Unis en 2019 – dont la bulle a lourdement endetté le groupe.

Après l’absorption de la branche énergie d’Alstom, GE licencie donc à tout va dans les usines françaises afin de rentrer dans ses frais et d’éponger ses dettes. Finalement, pour des raisons financières, le conglomérat américain va décider de se séparer de ces activités et Emmanuel Macron y verra une occasion de « réparer » l’erreur commise en 2014. Certes, le retour de la production des turbines Arabelle sous pavillon français est évidemment une bonne nouvelle pour la souveraineté économique du pays. Pour autant, EDF était-il le bon acheteur ? EDF est un producteur d’électricité mais n’est pas un producteur d’équipements : faire fonctionner une centrale nucléaire, ce n’est pas le même métier qu’usiner une turbine plus longue qu’un Airbus A380, pesant 1100 tonnes, déployant une puissance maximale de 1,7 GW et disposant d’une fiabilité de 99,96 %. 

EDF, acheteur par défaut

Si l’État a imposé à EDF d’entrer en négociation avec GE pour l’acquisition de cette activité, c’est parce qu’il n’existe aucune entreprise française ayant les compétences industrielles et financières pour opérer une telle activité. La production des turbines les plus puissantes et les plus efficaces en circulation suppose une compétence industrielle incomparable chez les salariés et dans la direction. Leur vente nécessite de pouvoir négocier d’égal à égal avec les gouvernements des pays concernés, le soutien de l’État français ne fait pas tout. Cette activité est éminemment risquée car l’usine n’est rentable qu’à la condition qu’elle produise deux turbines chaque année, tout creux de commande ou tout retard dans la production ou dans la livraison entraînant des coûts fixes importants qui ne peuvent être supportés que par un groupe industriel solide et diversifié.

L’État ne pouvait donc solliciter aucune entreprise privée à cette fin et encore moins lui imposer d’acquérir une activité dont les perspectives ne sont pas assurées sans une contrepartie financière substantielle. Et les solutions alternatives ayant émergé, notamment celle proposée par Frederic Pierucci, permettaient difficilement d’assurer l’avenir de l’usine de Belfort. EDF a donc été l’entreprise publique ayant la surface financière suffisante pour acquérir cette activité. 

La branche nucléaire de GE qu’EDF pourrait acheter recouvre la production et la maintenance des turbines Arabelle, des alternateurs Gigatop et de leurs auxiliaires ainsi que du contrôle commande de ceux-ci. Cela inclut l’usine principale de Belfort (la seule capable de produire des turbines Arabelle) mais également des usines à Rugby (Royaume-Uni) et Sanand (Inde) ainsi que des centres de maintenance en France et à l’étranger. Le groupe français pourrait ainsi intégrer l’ensemble de l’activité de construction d’une centrale nucléaire après l’acquisition de Framatome en 2018, génie civil mis à part.

Malgré le rachat, une dépendance aux Américains

Toutefois, la branche nucléaire qui pourrait revenir sous pavillon français va être singulièrement américanisée. Comme l’a rapporté Marianne, l’État s’est rendu compte que GE avait remplacé le contrôle commande historique d’Alstom (nommé ALSPA) par son propre contrôle commande (Mark) pour assurer la supervision de la turbine par l’opérateur. EDF n’a pas découvert cette information à l’occasion de ces négociations puisque l’entreprise française achète des turbines Arabelle pour ses projets d’EPR en France et à l’étranger. Dès lors, EDF a déjà accepté d’être livrée de turbines Arabelle avec le contrôle commande propriétaire de GE. Peut-être est-il aujourd’hui plus performant qu’ALSPA, mais GE a-t-il suffisamment investi pour le maintenir au plus haut niveau d’excellence ? En tout état de cause, EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE. Ainsi, les États-Unis disposent d’un levier d’influence sur les nouveaux EPR français et devront valider chaque projet d’exportation français. L’État va-t-il attendre une nouvelle humiliation des États-Unis, comme le refus de livrer des catapultes utilisées par le porte-avion Charles de Gaulle en 2003, pour se rendre compte que la souveraineté nationale doit être assurée par tout moyen sur les technologies sensibles ?

EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE.

Dans l’hypothèse où EDF acquiert effectivement cette activité, l’entreprise française devra faire face à deux difficultés majeures : les sanctions américaines et la concurrence avec Rosatom. Le conglomérat russe est tout à la fois le principal client des turbines Arabelle et l’un des concurrents d’EDF pour la construction de centrales dans le monde. Si les États-Unis imposent des sanctions contre la Russie, il est probable qu’EDF ne pourra livrer des turbines Arabelle à Rosatom qu’en transgressant les sanctions américaines. En effet, les turbines Arabelle contiennent des pièces dont les brevets appartiendront toujours à GE car l’entreprise américaine continuera à produire les mêmes pièces ou à utiliser les mêmes brevets pour des turbines utilisées dans d’autres types de centrale (à charbon, à biomasse ou à gaz par exemple). Si elle souhaite continuer à travailler avec les États-Unis et éviter un procès, EDF devra suivre les sanctions et renoncer à plus de la moitié de son carnet de commande actuel représenté par Rosatom, payer des pénalités à l’entreprise russe et abandonner les relations futures avec ce client fidèle. Que ferait le gouvernement français dans cette hypothèse ?

Même si les relations commerciales avec Rosatom devaient se poursuivre, EDF et Rosatom seront amenés à être concurrents ou partenaires pour la construction de centrales nucléaires dans de nombreux pays souhaitant développer ce type d’énergie. Est-il possible que se fassent concurrence une offre d’EDF et une offre de Rosatom intégrant la turbine Arabelle produite par EDF ? La seule hypothèse permettant d’imaginer une poursuite des commandes de Rosatom à l’usine de Belfort serait celle d’un accord entre EDF et Rosatom incluant probablement une prise de participation de l’entreprise russe dans l’usine française pour limiter la distorsion de concurrence entre les deux acteurs. Si Rosatom a besoin de turbines Arabelle parce que certains clients internationaux la demandent eu égard à ses performances et que l’usine de Belfort a besoin des commandes de Rosatom, le rapport de forces semble être plus favorable à Rosatom dès lors qu’elle construit des réacteurs sur sol et à l’étranger avec d’autres modèles de turbines, notamment celles produites par l’entreprise russe Power Machines ayant de solides références à l’export. 

Cette prise de participation ne semblant pas crédible aujourd’hui, le risque est réel qu’EDF doive opérer une usine amputée de la moitié de son carnet de commande. Une déconvenue directement dûe à l’inconséquence de Macron, ministre de l’économie en 2014 et Président de la République depuis 2017.

Une politique industrielle inexistante

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français. La lecture de la presse locale et nationale rappelle la casse sociale et la destruction des compétences opérées par GE partout en France, dans la branche gaz, dans l’éolien en mer, les réseaux électriques et les activités support. Il n’y a plus de production de turbines hydrauliques en France depuis 2019. Comment être exhaustif face à une telle casse sociale depuis 2015 ? En 2021, GE a annoncé la scission du conglomérat en 3 entités dédiées à la santé, à l’aéronautique et à l’énergie. Les salariés de la branche énergie, dénommée GE Vernova, craignent une poursuite de la casse sociale et une nouvelle perte de souveraineté de la France dans le domaine de l’industrie de l’énergie. 

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français.

Au-delà de GE, toute l’industrie de l’énergie française subit les errements de la politique industrielle de l’État. Des secteurs indispensables à la lutte contre le changement climatique, dans lesquels la France dispose de salariés très compétents et de technologies de pointe, sont sacrifiés sans que la politique industrielle du gouvernement ne permette d’arrêter l’hémorragie. Alors que certaines entreprises font croire qu’elles vont produire des usines de panneaux photovoltaïques sous réserve d’énormes subventions à l’investissement et d’une hausse des tarifs d’achat du photovoltaïque. Ainsi, une filiale de Total ferme ses dernières usines de panneaux photovoltaïques en France et livrera la France depuis le Mexique et la Malaisie…

Pourtant, l’État a mis en œuvre une politique économique dont l’objectif affiché est la réindustrialisation. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de covid 19 dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir, souvent sans autre condition que celle de ne pas être une entreprise en difficulté… 

Même si le gouvernement se targue de l’ouverture d’usines, la part de l’industrie dans le PIB est inférieure en 2022, 13,3% (dernière valeur consolidée publiée par l’INSEE), à ce qu’elle était en 2017, 13,8%, lors de l’accession de M. Macron au pouvoir et en 2014, lorsque GE a acquis la branche énergie d’Alstom (14,1 %).

Il manque une évaluation quantitative de l’ensemble de la politique industrielle mise en œuvre par les derniers gouvernements auto-désignés comme « pro-business » mais il est manifeste que les fortunes déversées sur les entreprises privées sont sans commune mesure avec les résultats obtenus. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), symbole de la politique économique libérale de M. Hollande, a créé entre 100 000 et 160 000 emplois selon France Stratégie, bien loin du pin’s « 1 million d’emplois » arboré par M. Gattaz. Pour un coût de 18 Md€/an, chaque emploi créé grâce au CICE a coûté entre 112 500 et 180 000 € d’argent public. 

Des milliards distribués sans aucune vision

D’un point de vue qualitatif, le gouvernement a initié un semblant de politique industrielle verticale avec les plans France Relance et France 2030. Il a en effet choisi plusieurs filières telles que l’hydrogène vert, les batteries ou les petits réacteurs nucléaires (SMR). Pour prendre l’exemple des batteries, l’État subventionne directement les usines, indirectement via divers crédits d’impôts (comme le récent crédit d’impôt industrie verte, C3IV) et solvabilisera les acheteurs de batteries sur la base de prix permettant une rentabilité élevée aux producteurs. Profitant d’un rapport de forces très favorable, les industriels concernés mettent en concurrence les pays européens et les États-Unis pour l’installation d’une usine. En France, l’entreprise ACC réclame les mêmes conditions que Prologium pour la construction d’une usine de batteries. Et ACC a raison de s’émouvoir, l’État va subventionner 40 % de l’investissement de Prologium alors qu’elle-même ne recevra que 20 % de son investissement. Quelle rentabilité ces entreprises vont-elles atteindre lorsqu’elles toucheront le C3IV en plus et qu’elles pourront vendre leurs batteries très chères à des clients subventionnés par l’État ?

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale.

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale. Dans ce cadre, les entreprises mettent en concurrence les États pour sélectionner ceux proposant les subventions les plus importantes, les salaires les plus bas et le cadre juridique le moins protecteur des salariés et de l’environnement. De plus, comme les entreprises ont un intérêt à la concentration des activités industrielles comme le démontre l’économie géographique, la France, très désindustrialisée, doit subventionner d’autant plus les entreprises pour qu’elles aient un intérêt à s’installer. A ce désavantage s’ajoute celui d’une indifférence totale des capitaines d’industrie français pour leur pays, contrairement à leurs homologues allemands ou italiens, comme le montrent les données sur la délocalisation des entreprises françaises.

Réparer des erreurs aussi graves commises depuis des décennies prendra incontestablement beaucoup de temps. Néanmoins, les solutions sont connues depuis des années. En premier lieu, cesser de brader les entreprises stratégiques, dont Atos n’est que le dernier avatar, et abandonner la naïveté face aux conséquences des choix « du marché » et de la guerre économique menée par des pays hostiles mais aussi par nos alliés et partenaires, américains comme européens. Ensuite, recréer une véritable politique industrielle et des entreprises publiques fortes sur le fondement d’une analyse sérieuse de nos besoins et de nos dépendances. Si un appui sur le privé peut être nécessaire pour différentes raisons, il faut alors encadrer beaucoup plus strictement les subventions qui peuvent être distribuées, pour s’assurer de réels bénéfices sur l’emploi, les savoir-faire, la souveraineté et l’environnement. Un cap de planification incompatible avec le libre marché mondialisé ardemment défendu par Macron et ses alliés.

Industrie : quand la communication se substitue à la planification

Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances depuis 2017. © AIEA Imagebank

Emmanuel Macron aime à s’afficher en champion de la réindustrialisation. À écouter le discours gouvernemental il serait parvenu à reconstruire un appareil productif miné par des décennies de désindustrialisation. Une récente note de France Stratégie, sur le plan de relance France 2030, présente un tableau moins reluisant. Elle fait état d’un rattrapage insatisfaisant malgré les milliards investis – qui menacent eux-mêmes d’être mis en cause par le retour de la discipline budgétaire.

Après une décennie d’austérité, le desserrement temporaire du carcan budgétaire européen pendant la crise COVID a permis d’annoncer, en 2021, un plan d’investissement de 54 milliards d’euros, dans la lignée des 100 milliards injectés par l’État lors du plan France Relance. Ce plan, nommé France 2030, annonçait divers objectifs pour la souveraineté économique du pays, notamment « sécuriser l’accès aux matières premières » ainsi que « l’accès aux composants stratégiques » (électronique, robotique et « machines intelligentes»).

Trois ans plus tard : quand les résultats contredisent les annonces 

Loin de ces objectifs, cette note de France stratégie indique des résultats mitigés. Si les dispositifs de soutien à l’industrie de France 2030 ont permis de soutenir les entreprises industrielles, ils ont « davantage financé un rattrapage technologique qu’une véritable transformation vers l’industrie du futur ». 

Les chiffres sont parlants : sur un milliard de subventions et 2,9 milliards d’investissements totaux dans le dispositif « industrie du futur », seuls 14% ont servi à l’achat de solutions de robotisation dans les usines, besoin pourtant critique pour rattraper le retard de l’industrie du pays. En effet, en 2012, il y avait moitié moins de robots par travailleur dans les usines françaises que dans les usines allemandes. La majorité (79%) des fonds investis vont en réalité à l’achat de simples machines programmables, ce qui représente seulement un rattrapage technologique, en lieu et place d’une modernisation capable de garantir un avantage aux industries françaises. Ainsi, la France n’est en pointe dans aucun des domaines de « l’industrie du futur » mise en exergue par les annonces gouvernementales ; la première place est prise par le Danemark, spécialiste des robots industriels, et la France demeure loin derrière.

Cette analyse rappelle l’état critique de l’appareil productif français, écrasé par des décennies de sous-investissement public et privé, fragilisé par une fuite des capitaux – les multinationales françaises ayant délocalisé deux fois plus que les entreprises allemandes. Ce modèle court-termiste, fondé sur le profit actionnarial aux dépens de la souveraineté économique du pays, a laissé des traces profondes. 

Le verdict de France stratégie est clair : les transformations de ces dernières années « ne permettent pas de garantir, à ce stade, un impact significatif sur […] la résilience des chaînes de valeur industrielles ». Un exemple criant de cet échec : les gigafactories de batteries, soutenues massivement par l’État, emploient des machines-outils asiatiques plutôt que françaises ou même européennes.

Investir des milliards ne suffit pas

Il ne suffit pas d’investir des milliards : encore faut-il être doté d’outils planificateurs pour les utiliser à bon escient. Or, depuis la disparition du Haut Commissariat au Plan (l’institution présidée depuis 2020 par François Bayrou ne s’occupe que de prospective), ceux-ci font défaut. Dépourvu de leviers adéquats, le gouvernement est contraint de se raccrocher à des des stratégies de court terme, comptant sur les effets d’annonces. Rien n’illustre mieux cette gouvernance par la communication que la fixation de Bruno le Maire sur le nombre de créations d’usine. L’ouverture d’une usine est certes une bonne nouvelle, mais n’indique rien quant à la santé de l’appareil productif déjà existant, par exemple le remplissage de ses carnets de commande. Le bricolage communicationnel va jusque dans la création du plan d’investissement : France Stratégie déplore qu’aucun indicateur de succès n’ait été défini pour les objectifs de souveraineté du plan France 2030…

De la même manière, au lieu d’investir dans la reconstruction d’un appareil productif pour les biens essentiels au quotidien des français, le gouvernement se focalise sur les technologies dites de « rupture ». Ainsi l’un des dix objectifs du plan France 2030 annoncé en octobre 2021, en pleine mode du métavers, est de « soutenir les technologies immersives et la réalité virtuelle ». Une ambition qui, aujourd’hui, fait doucement sourire. D’autres paris risqués ont été faits, notamment sur « l’hydrogène vert » et « l’avion bas carbone ». Ce biais est encore accentué par l’obsession de la BPI pour les deeptech, start-up issues d’un transfert de technologie depuis les laboratoires publics qui ont accès à de multiples financements. Si cette stratégie peut porter ses fruits – comme en atteste l’entreprise d’ordinateur quantique Qandela -, elle est surtout l’occasion d’une formidable dilapidation d’argent public, sans conditions mises aux entreprises qui en perçoivent. L’industrialisation ne peut reposer uniquement sur la montée en gamme vers des produits high-tech, comme le remarquait David Cousquer du cabinet Trendeo dans une récente tribune : les économies d’échelle et les effets de masse ont leur importance pour réussir à produire en France les objets du quotidien.

L’échec du plan tient enfin à la faiblesse des investissements privés : les différents fonds évitent l’industrie, risquée et rentable seulement à trop long terme. Les multiples « SaaS », logiciels qui promettent des gains massifs après seulement 3 ans d’investissement, leur sont préférés.Enfin, la responsabilité éclatée au sein de l’État n’a pas aidé à atteindre les objectifs fixés : le procès du new public management, du recours maladif aux agence, de la décentralisation, n’a pas été fait. Ainsi, dans la relance industrielle, se côtoient à la fois le SGPI, les DREETS, les services économiques des régions, des EPCI, l’ADEME, la BPI, etc. Comment s’étonner que ce patchwork baroque n’ait accouché de rien de cohérent ? Et qui peut douter que le succès d’une stratégie de réindustrialisation passe par le retour d’une entité planificatrice ?

IA génératives : mort de l’art ou renouveau de la culture ?

© Jason Allen. Peinture conçue avec l’aide de l’application Midjourney et primée lors du concours d’art de la Colorado State Fair.

L’émergence d’IA génératives capables de créer un texte, une image ou un son à partir d’une simple requête a bousculé le monde de la culture. Elle a suscité beaucoup de réactions, dont la majorité est empreinte de fantasmes, de colère ou de confusion, certains déclarant même imminente la mort de l’art. À rebours de ce récit alarmiste, il est possible de défendre l’idée que les IA génératives participeraient à un véritable renouveau de la culture populaire, à condition de lutter contre leur appropriation par les industries culturelles ou l’industrie de la tech.

L’inquiétude des artistes face à l’IA 

Vent de panique international dans le monde de la culture : de nombreux artistes et organisations prennent publiquement position contre les intelligences artificielles dites « génératives » (abrégé GenIA), des nouvelles technologies qui permettent de composer textes, images ou audio grâce à une simple requête formulée en langage naturel [1].

Certains craignent d’être mis de côté par les industries culturelles et de perdre leur emploi, remplacés par des machines. C’est notamment l’un des objets d’une grève exceptionnelle qui a bloqué pendant plusieurs mois l’industrie du cinéma américain. Deux importants syndicats, la SAG-AFTRA (guilde des acteurs) et la WGA (guilde des scénaristes) se sont battus pour obtenir des studios une plus grande sécurité de l’emploi face à la menace grandissante de l’IA qui pourrait, dans un futur très proche, écrire ou mettre en scène des acteurs fictifs pour un prix dérisoire. Les grévistes ont reçu le soutien de nombreuses superstars hollywoodiennes, dont Meryl Streep et Leonardo DiCaprio [2].

D’autres s’indignent de ce que l’activiste et écrivaine Naomi Klein qualifie du « vol le plus important de l’histoire de l’humanité » [3] : l’utilisation par les entreprises d’IA de milliards d’œuvres, sans rétribution ni consentement de leurs auteurs. Les bots de ces entreprises arpentent Internet pour amasser images et textes, les utilisent comme matière brute afin d’entraîner leurs applications de GenIA [4], qui requièrent d’immenses quantités d’exemples pour apprendre à créer à leur tour. Les artistes Kelly McKernan, Sarah Andersen et Kayla Ortiz ont par ailleurs lancé une action légale contre Stability IA, Midjourney et DeviantArt pour violation du droit d’auteur.

Enfin, pour les plus pessimistes, la fin de l’art est proche, provoquée par le « grand remplacement » des artistes par les robots [5], la confiscation de la création par les machines. « Art is dead, dude. It’s over. A.I. won. Humans lost. » [L’art est mort, mec. C’est fini. L’IA a gagné. Les humains ont perdu 6], déclarait en 2022 au New York Times l’artiste Jason Allen, l’un des premiers à avoir remporté un prix d’art avec une image générée par IA.

Il est clair que les GenIA sont de nouvelles forces productives et que leur émergence pourrait transformer radicalement la production d’œuvres d’art.

Il est clair que les GenIA sont de nouvelles forces productives et que leur émergence pourrait transformer radicalement la production d’œuvres d’art, conduisant ainsi à modifier durablement les industries culturelles, le rôle social de l’artiste et les rapports de force dans la chaîne de production artistique. Toutefois, le monde de la culture et ses industries ne sont pas étrangers aux bouleversements liés à l’introduction de nouvelles technologies. Un cas présentant des similitudes avec l’émergence des GenIA est l’introduction d’outils numériques dans la production musicale à partir des années 1980. Ce qu’il s’est alors joué entre les artistes, le public, l’industrie musicale et l’industrie de la tech nous offre un cas d’étude pour analyser les transformations du présent.

En effet, avant les années 1980, produire un disque était cher et nécessitait des investissements conséquents. L’introduction, entre les années 1980 et 2010, d’outils numériques de conception musicale, ont entraîné une baisse drastique du prix de réalisation des albums. Cette tendance connut son point d’orgue avec l’arrivée de logiciels appelés « Digital Audio Workstations »(DAW) qui incluent le studio d’enregistrement dans son entièreté, instruments de musique compris. Un grand nombre de musiciens, amateurs et professionnels, ont alors pu produire des enregistrements de qualité depuis chez eux. Cette démocratisation de l’accès aux outils de production a entraîné une véritable révolution Do it yourself (DIY) dans le monde de la musique [7]. Elle a déstabilisé l’industrie musicale pendant des décennies : les studios d’enregistrement ont perdu leur place privilégiée dans le processus de production des disques, entraînant une crise dans le secteur suivie d’une dégradation des conditions de travail pour les ingénieurs du son, moins payés et contraints de faire plus d’heures pour des studios fragilisés [8]. Si l’industrie s’est restructurée autour du marketing et de la publicité, la création musicale s’est en revanche durablement décentralisée.

Le fantasme de la fin de l’art

Pour en revenir aux GenIA, penser qu’elles provoqueraient la fin de l’art est un fantasme. L’art est une forme d’expression entre des êtres doués de conscience. Les systèmes de GenIA n’ont pas de libre arbitre, contrairement à ce que le mot « intelligence » dans leur nom suggère. Ils ne sont qu’une série de nouveaux outils, à disposition de l’artiste pour exprimer ses intentions.

Le photographe Boris Eldagsen, qui a fait scandale en remportant cette année le prestigieux prix Sony World Photography Awards avec une image générée par IA, décrit ainsi son travail : «[c’est] une interaction complexe […] qui puise dans la richesse de [mes] connaissances en photographie […] [Travailler avec l’IA] ça n’est pas juste appuyer sur un bouton – et c’est fini. Il s’agit d’explorer la complexité du processus, en commençant par affiner des prompts, puis en développant un workflow complexe, et mélangeant des plateformes et des techniques variées. Plus vous créez un tel workflow et définissez des paramètres, plus votre apport créatif devient déterminant » [9]. Un journaliste du magazine WIRED, quant à lui, explique qu’il n’est « pas rare pour une image marquante de nécessiter 50 étapes » [10].

La photographie primée de Boris Eldagsen, conçue avec l’aide d’une IA.

Pas la fin de l’art donc, mais peut-être une nouvelle révolution Do it yourself (DIY) qui affecterait cette fois-ci tous les champs de la création culturelle. Le fondateur de l’entreprise qui distribue le DAW FruityLoops explique le succès de ce logiciel par le fait qu’un utilisateur peut être « opérationnel en quelques secondes » et qu’il est « presque impossible de créer quelque chose qui ne sonne pas » [11]. Les GenIA sont également des outils d’une incroyable accessibilité. Elles permettent à n’importe qui de créer des œuvres d’art, sans avoir à posséder toute une infrastructure de production, sans avoir les compétences techniques pour l’opérer, sans même avoir de compétences artistiques. De plus, il suffit pour les utiliser de posséder un simple téléphone ou ordinateur [12].

C’est précisément dans les champs artistiques qui requièrent des infrastructures de production très lourdes et des budgets conséquents, comme le cinéma et le jeu vidéo, que le changement pourrait être le plus profond. Des startups imaginent déjà comment les GenIA pourraient radicalement démocratiser la production de films en automatisant certaines opérations très coûteuses, et en permettant de tester rapidement différents choix artistiques [13]. En réduisant drastiquement le coût d’entrée dans l’industrie du cinéma, les GenIA pourraient permettre l’émergence de nombreux studios indépendants. À terme, elles pourraient même permettre à des amateurs de produire des films entiers, avec acteurs, décors, mouvements de caméras et effets spéciaux, seuls et depuis leur chambre.

Le potentiel radical des GenIA

Les GenIA, tout comme les DAW, permettent en réalité la numérisation d’une partie des compétences du monde de la culture, sous la forme de machines immatérielles qui peuvent produire plus rapidement, en quantité infinie et pour un coût bien moindre [14]. C’est une nouvelle occurrence de l’automatisation de la production industrielle, un phénomène ancien et intrinsèque au capitalisme qui a déjà touché de nombreux autres secteurs de l’économie. Marx, dans son Fragment sur les machines, décrivait en 1857 comment la quête incessante de productivité menait logiquement à la conception de machines qui intègrent le savoir-faire des travailleurs afin de déplacer ces derniers en périphérie du processus de production, remplaçant ainsi le travail par le capital.

À l’aune de la révolution du numérique, cette théorie a connu un regain d’intérêt grâce à des intellectuels comme Mark Fisher, Jeremy Rifkin, ou encore Paul Mason. Ces derniers postulent généralement que le chômage systémique et la surabondance des biens pourraient créer les conditions d’une émancipation du capitalisme, à condition de découpler le salaire du travail et de transformer les rapports de propriété [15]. En appliquant cette théorie au domaine de la culture, on peut envisager que les GenIA soient en réalité porteuses d’un potentiel radical : celui d’extraire la production culturelle des relations d’échange capitalistes. La posture à adopter face à ces nouvelles technologies serait alors de prendre une part active dans leur développement, afin de s’assurer qu’elles deviennent un bien commun, et profitent ainsi à l’ensemble de la société et non aux seules industries.

On peut envisager que les GenIA soient en réalité porteuses d’un potentiel radical : celui d’extraire la production culturelle des relations d’échange capitalistes.

C’est d’ailleurs le projet de fondations telles qu’EleutherAI ou Mozilla.ai qui développent des GenIA libres, c’est-à-dire qui puissent être inspectées, utilisées, modifiées et redistribuées gratuitement et par n’importe qui. Mozilla, la fondation derrière Firefox, a ainsi annoncé sur son blog la création de Mozilla.ai en début 2023 en déclarant : « Nous croyons que [les gens qui désirent faire les choses autrement], s’ils travaillent collectivement, peuvent créer un écosystème d’IA indépendant,décentralisé et fiable – véritable contrepoids au statu quo [des géants de la tech] » [16].

Cependant, ce potentiel révolutionnaire doit être considéré avec prudence : toutes les GenIA disponibles, y compris certaines présentées comme « libres », restent sous le contrôle d’entreprises telles que Facebook, Microsoft ou Google [17]. Le danger d’un récit qui présente les GenIA comme « outils révolutionnaires capables de démocratiser la création » est qu’il renforce l’image de « disrupteurs bienveillants » dont se parent les géants de la tech. Ces derniers ont une longue histoire d’appropriation des utopies imaginées par les pionniers de la contre-culture du numérique. Paul Mason, cité plus haut, était par exemple invité aux bureaux de Google à Londres en 2015 pour une présentation publique de son livre PostCapitalism, ensuite diffusée sur la chaîne YouTube « Talks at Google ».

Les déclarations de mission de ces entreprises sont, en outre, révélatrices d’une stratégie de communication consistant à faire croire au grand public qu’elles sont une force émancipatrice pour l’humanité. Ainsi, Meta (maison mère de Facebook) déclare sur son site web que sa mission est de « donner à chacun et chacune la possibilité de construire une communauté et de rapprocher le monde ». De son côté, au cours des années 2000, Google clamait son slogan « Don’t be evil », tout en développant une gigantesque entreprise d’extraction de données privées. Une analyse poussée des GenIA ne peut faire l’économie d’une distinction entre ce qui relève d’un véritable projet révolutionnaire et d’une stratégie publicitaire.

Une lutte de pouvoir, qui s’empare des GenIA ?

S‘il est vrai que les technologies ont le pouvoir de transformer la société, la société imprime réciproquement ses relations de domination et ses valeurs sur les technologies. Le débat sur l’impact des GenIA fait souvent l’impasse sur cette réciproque, en n’étudiant ni les acteurs qui dominent le présent ni les rapports de force économiques, sociaux et politiques qui le traversent. Pour saisir dans leur entièreté les enjeux liés aux GenIA, il faut donc interroger les positions des industries culturelles, de l’industrie de la tech et des artistes vis-à-vis de ces nouvelles technologies.

Le business model des géants de la tech consiste à capter l’attention du public afin de la vendre sous forme d’emplacements publicitaires ultra-ciblés [18]. Dans ces conditions, même si les GenIA provoquaient une explosion de productions indépendantes, sous le régime des géants de la tech ces productions seraient oblitérées par celles d’industries culturelles qui bénéficient d’importants budgets leur permettant d’acheter l’attention du public. C’est ce que le précédent de l’industrie musicale semble indiquer.

S‘il est vrai que les technologies ont le pouvoir de transformer la société, la société imprime réciproquement ses relations de domination et ses valeurs sur les technologies.

En démocratisant la production d’œuvres, les GenIA nous feront probablement entrer dans une nouvelle ère de créativité. Si dans le même temps, la société pouvait se libérer des réseaux sociaux publicitaires et de leur logique de compétition pour la visibilité [19], un nouveau rôle pourrait émerger pour les artistes. Puisque le nombre d’œuvres de qualité équivalente créées grâce aux GenIA serait infini, aucun créateur ne pourrait se démarquer. Il ne s’agirait donc plus de créer, pour être célèbre, vu, lu ou entendu par le plus grand nombre. Il s’agirait avant tout de créer pour sa communauté ou pour son plaisir personnel. Ce pourrait être le début d’une réappropriation de la culture comme instrument de structuration du collectif au lieu d’être, comme elle l’est souvent aujourd’hui, le résultat d’une compétition féroce dans un marché mondial de l’attention qui vante le génie et le mérite individuel.

Comme le remarque David Holz, le créateur de l’application de génération d’images Midjourney, cette vision est déjà partiellement en train de se réaliser. D’après lui, « une immense portion de l’usage [de Midjourney] consiste essentiellement en de l’art-thérapie » [20]. De nombreux utilisateurs se servent de la plateforme à des fins de divertissement comme on peindrait en amateur pendant son temps libre. D’autres s’en servent pour créer des images à usage personnel permettant de matérialiser une pensée profonde, un rêve ou un questionnement, et fonctionnant ainsi comme une forme de soin. Un journaliste rapporte, par exemple, avoir vu des images générées pour représenter le « paradis des animaux », en réponse à la mort d’un animal domestique [21].

Les industries culturelles, quant à elles, s’accrochent à leurs parts de marché, souvent soutenus par les artistes eux-mêmes. L’arrivée des GenIA a ainsi démarré un nouveau mouvement pour la défense des « droits d’auteurs » [22], un outil légal dont le nom suggère qu’il a été inventé dans un esprit de protection des créateurs, attirant donc une sympathie immédiate pour ce qui apparaît comme un instrument au service de la culture. La réalité est en fait à nuancer, les droits d’auteur ont permis, dès le XVIIIe siècle, à de riches éditeurs de l’industrie du livre de criminaliser l’impression de copies moins chères par des maisons d’édition plus petites [23]. Ils sont aussi régulièrement utilisés pour attaquer des organisations qui œuvrent pour la préservation et la dissémination de la culture, comme aux États-Unis, où l’industrie du livre attaque des bibliothèques en justice pour tenter de les empêcher de prêter des copies de livres numériques [24] ; ou encore par l’industrie du disque, pour stopper l’effort de l’ONG The Internet Archive d’archiver des disques 78 tours du début du XXe siècle qui sont autrement voués à disparaître [25].

Produire de l’art est aujourd’hui encore un privilège. Les artistes professionnels sont en écrasante majorité issus des classes supérieures qui seules possèdent un capital culturel, social et économique suffisant pour soutenir la précarité choisie de la vie d’artiste [26]. Les GenIA ont la capacité de décentraliser les outils de production artistique, permettant à chacun de raconter son histoire et de construire une grammaire artistique originale, moins dépendante des usages et des cahiers des charges des industries. Elles portent en elles la possibilité de faire passer notre société d’un modèle de culture commodifiée et verticale, dans lequel artistes et industries culturelles produisent des récits que le public consomme passivement, à un modèle horizontal, plus égalitaire, et dans lequel la frontière entre artiste et public serait devenue plus poreuse.

Le penseur et activiste Noam Chomsky affirmait dans un entretien en 2003 : « un marteau peut être utilisé [pour torturer quelqu’un] mais le [même] marteau peut être aussi utilisé pour construire des maisons » [27]. À contre-courant des oracles catastrophistes sur l’émergence des GenIA – « explosion de fake news », « chômage des artistes », « piratage des œuvres »– il n’est pas inutile de défendre une position moins tranchée, à condition de mener de nouveaux combats et d’en réinvestir d’anciens, pour l’implémentation de GenIA libres et gérées comme des communs, pour la liberté de la culture et pour la liberté des moyens de communication qui permettent de la partager.

Références

[1] Exemples de ces outils : Midjourney ou ChatGPT.

[2] Gbadamassi, Falila. “Meryl Streep, George Clooney et Leonardo DiCaprio : Les superstars ne sont pas sur les piquets de grève à Holliwood” Franceinfo, 4 août 2023, www.francetvinfo.fr/culture/cinema/meryl-streep-george-clooney-et-leonardo-dicaprio-les-superstars-ne-sont-pas-sur-les-piquets-de-greve-a-hollywood-mais-mettent-la-main-a-la-poche_5982314.html.

Avec Agences, Franceinfo Culture. “Hollywood : manifestation de stars qui soutiennent la grève des acteurs sur Times Square à New York.” Franceinfo, 26 juillet 2023, www.francetvinfo.fr/culture/cinema/hollywood-manifestation-de-stars-qui-soutiennent-la-greve-des-acteurs-sur-times-square-a-new-york_5972342.html.

[3] Klein, Naomi. “AI Machines Aren’t ‘Hallucinating’. But Their Makers Are.” The Guardian, 21 Aug. 2023, www.theguardian.com/commentisfree/2023/may/08/ai-machines-hallucinating-naomi-klein.

[4] Ces applications sont constituées de plusieurs parties qui jouent des rôles différents : le code informatique, les données, les modèles … Tout au long de cet article nous utiliserons néanmoins le terme « GenIA » pour qualifier l‘ensemble de ces parties.

[5] Guerrin, Michel. “« Avec l’intelligence artificielle, la peur du grand remplacement agite la musique et les arts visuels ».” Le Monde, 21 avril 2023, www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/21/avec-l-intelligence-artificielle-la-peur-du-grand-remplacement-agite-la-musique-et-les-arts-visuels_6170394_3232.html.

[6] Roose, Kevin. “AI-Generated Art Won a Prize. Artists Aren’t Happy.” The New York Times, 2 Sept. 2022, www.nytimes.com/2022/09/02/technology/ai-artificial-intelligence-artists.html.

[7] Prior, Nick. “New Amateurs Revisited.” Routledge Handbook of Cultural Sociology, 2018, https://doi.org/10.4324/9781315267784-37.

[8] Leyshon, Andrew. “The Software Slump?: Digital Music, the Democratisation of Technology, and the Decline of the Recording Studio Sector Within the Musical Economy.” Environment and Planning A, vol. 41, no. 6, SAGE Publishing, June 2009, pp. 1309–31. https://doi.org/10.1068/a40352.

[9] Boris, and Boris. “Sony World Photography Awards 2023 | Boris Eldagsen.” Boris Eldagsen, Apr. 2023, www.eldagsen.com/sony-world-photography-awards-2023.

[10] Kelly, Kevin. “What AI-Generated Art Really Means for Human Creativity.” WIRED, 17 Nov. 2022, www.wired.com/story/picture-limitless-creativity-ai-image-generators.

[11] Weiss, Dan. “The Unlikely Rise of FL Studio, the Internet’s Favorite Production Software.” VICE, 12 Oct. 2016, www.vice.com/en/article/3de5a9/fl-studio-soulja-boy-porter-robinson-madeon-feature.

[12] Pour l’instant, pour générer des œuvres entièrement localement (sans utiliser de serveur) il faut aussi un GPU.

[13] Beckett, Lois. “‘Those Who Hate AI Are Insecure’: Inside Hollywood’s Battle Over Artificial Intelligence.” The Guardian, 26 May 2023, www.theguardian.com/us-news/2023/may/26/hollywood-writers-strike-artificial-intelligence.

[14] D’après cette étude, il semblerait même que les émissions de CO2 d’une GenIA soient de 130 à 1500 fois plus faibles que celles d’un humain pour l’écriture d’un texte, et de 310 à 2900 fois plus faible pour la création d’une image. Tomlinson, Bill. “The Carbon Emissions of Writing and Illustrating Are Lower for AI than for Humans.” arXiv.org, March 8, 2023. https://arxiv.org/abs/2303.06219.

[15] Cette ligne de pensée avait d’ailleurs inspiré la campagne présidentielle de Benoît Hamon (PS) en 2017, qui avait proposé de répondre aux enjeux de l’automatisation avec des mesures comme la « taxe sur les robots ».

[16] Surman, Mark. “Introducing Mozilla.Ai: Investing in Trustworthy AI.” The Mozilla Blog, August 1, 2023. https://blog.mozilla.org/en/mozilla/introducing-mozilla-ai-investing-in-trustworthy-ai/.

[17] Widder, David Gray, Sarah Myers West, and Meredith Whittaker. “Open (For Business): Big Tech, Concentrated Power, and the Political Economy of Open AI.” Social Science Research Network, January 1, 2023. https://doi.org/10.2139/ssrn.4543807.

[18] En réalité, le business model des géants de la tech dépasse bien largement la seule publicité, comme expliqué par Shoshana Zuboff dans son incontournable livre sur le capitalisme de surveillance. Zuboff, Shoshana. “The Age of Surveillance Capitalism.” Routledge eBooks, 2023, pp. 203–13. https://doi.org/10.4324/9781003320609-27.

[19] Suite à de nombreux scandales, notamment des cas d’ingérence lors d’élections démocratiques (comme dans l’affaire Cambridge Analytica), les États commencent enfin à réguler à grande échelle ces acteurs [19]. En tant qu’utilisateurs, il est possible de recourir à des alternatives solides, qui existent déjà, pour déserter les réseaux sociaux publicitaires. On pourrait citer par exemple Mastodon (https://joinmastodon.org/fr), un réseau social non publicitaire, ouvert et décentralisé. Quant à tous ces outils gratuits de Google et Microsoft qui extraient nos données, il existe de nombreuses alternatives libres (https://degooglisons-internet.org/fr/).

[20] Kelly, Kevin. “What AI-Generated Art Really Means for Human Creativity.” WIRED, 17 Nov. 2022, www.wired.com/story/picture-limitless-creativity-ai-image-generators.

[21] Ibid.

[22] Frenkel, Sheera, and Stuart A. Thompson. “Data Revolts Break Out Against A.I.” The New York Times, 15 July 2023, www.nytimes.com/2023/07/15/technology/artificial-intelligence-models-chat-data.html.

Belanger, Ashley. “Sarah Silverman Sues OpenAI, Meta for Being ‘Industrial-strength Plagiarists.’” Ars Technica, 10 July 2023, arstechnica.com/information-technology/2023/07/book-authors-sue-openai-and-meta-over-text-used-to-train-ai

[23] Rose, Mark. “The Author as Proprietor: Donaldson V. Becket and the Genealogy of Modern Authorship.” Representations, vol. 23, University of California Press, Jan. 1988, pp. 51–85. https://doi.org/10.2307/2928566.

Waldron, Jeremy. “From authors to copiers: individual rights and social values in intellectual property.” Chi.-Kent L. Rev. 68 (1992): 841.

[24] Masnick, Mike. “Book Publishers Won’t Stop Until Libraries Are Dead.” Techdirt, 22 Mar. 2023, www.techdirt.com/2023/03/22/book-publishers-wont-stop-until-libraries-are-dead.

[25] Masnick, Mike. “RIAA Piles on in the Effort to Kill the World’s Greatest Library: Sues Internet Archive for Making It Possible to Hear Old 78s.” Techdirt, 14 Aug. 2023, www.techdirt.com/2023/08/14/riaa-piles-on-in-the-effort-to-kill-the-worlds-greatest-library-sues-internet-archive-for-making-it-possible-to-hear-old-78s.

[26] Piquemal, Sébastien. “L’art nous empêche de construire un monde meilleur.” Mediapart, 7 Dec. 2022, https://blogs.mediapart.fr/sebastien-piquemal/blog/051222/l-art-nous-empeche-de-construire-un-monde-meilleur.

[27] The Dominion and the Intellectuals, Noam Chomsky Interviewed by Antosofia. https://chomsky.info/2003____.

Réindustrialisation : tout miser sur les « industries du futur » est une erreur

Emmanuel Macron lors de la présentation du plan France 2030 le 12 octobre 2021. © Capture d’écran Youtube

La désindustrialisation de la France est désormais reconnue par la grande majorité de la classe politique comme un problème majeur pour notre économie, en raison de la perte d’emplois industriels, de notre déficit extérieur et des relations de dépendance dans lesquelles elle place notre pays vis-à-vis du reste du monde. Depuis la crise sanitaire, du plan de relance au plan France 2030 en passant par les sommets « Choose France », Emmanuel Macron multiplie les annonces de nouveaux sites industriels. Si le déclin de l’industrie française semble enfin s’être arrêté, la spécialisation sur des industries de pointe néglige d’autres secteurs tout aussi stratégiques et empêche de reconstituer un tissu industriel global. Pour l’essayiste Benjamin Brice, auteur de L’impasse de la compétitivité (Les liens qui libèrent, 2023) cette focalisation sur les « industries du futur » est une erreur. Extrait.

Après des décennies de déclin, n’assiste-t-on pas enfin à la progressive réindustrialisation du pays ? Hélas, nous en sommes encore très loin. Certes, depuis le choc de la pandémie, nos dirigeants ont pris conscience de notre vulnérabilité. Emmanuel Macron affirmait en mars 2020 que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». Mais où sont donc les mesures structurantes capables de nous sortir de l’ornière ?

Mis à part quelques projets de relocalisation, notamment pour le paracétamol, nos dirigeants restent en réalité prisonniers de leur logique de compétitivité. À leurs yeux, l’urgence serait d’exporter davantage, car rien ne servirait de se battre pour des industries où nous sommes concurrencés par des pays avec un faible coût de la main-d’œuvre. Quand Emmanuel Macron parle de réindustrialisation, il pense aux batteries, à l’hydrogène ou au « Plan Quantique », certainement pas à ce qu’il dénigrait comme des « secteurs en difficulté » (août 2020). Un conseiller de Bruno Le Maire exprimait franchement les choses en novembre 2021 : « L’avenir industriel n’est pas dans le masque ou dans la fringue, mais dans la montée en gamme [1] . »

Tout le monde, ou presque, semble avoir enfin compris l’importance de l’industrie pour l’économie d’un pays; l’illusion d’une société sans usine s’est à peu près dissipée. Cependant, nos dirigeants ne sont pas du tout sortis de la logique d’intégration accrue de la France à la mondialisation, avec montée en gamme et spécialisation dans quelques domaines à forte valeur ajoutée (en particulier l’aéronautique et le luxe). C’est-à-dire la logique qui nous a fait abandonner naguère, sans trop de remords, le cœur même de notre appareil industriel… Avec pour résultat de nous avoir rendus aujourd’hui tellement dépendants des importations pour notre consommation intérieure.

L’investissement dans les domaines industriels de pointe est certainement nécessaire et l’exécutif a raison d’y consacrer moyens et énergie (à condition d’intégrer les contraintes géopolitiques et environnementales dans l’équation); toutefois, ce n’est pas cela qui permettra de compenser demain la hausse tendancielle de nos besoins extérieurs pour les industries de base. Ne nous le cachons pas, notre spécialisation est structurellement déficitaire. 

Quand on additionne le surplus dans l’aéronautique (+  23 milliards en 2022), dans les produits agricoles et les boissons (+  21 milliards), dans les parfums et cosmétiques (+ 15 milliards) et dans les produits pharmaceutiques (+ 3 milliards), cela permet à peine d’équilibrer le déficit pour l’automobile (-  20 milliards), pour les machines (-  11 milliards) et pour tous les matériaux : bois, plastique, caoutchouc et produits de la métallurgie (-  34 milliards). Rajoutons également le secteur du tourisme – qui se trouve dans les services – dont le solde positif fait contrepoids au solde négatif du secteur textile (- 11 milliards). Mais, après cela, il reste encore à régler le déficit pour les appareils numériques (- 22 milliards), pour les équipements électriques (-  11 milliards), pour les meubles (- 7 milliards), pour les fruits et les légumes (- 4 milliards), pour la viande et le poisson (- 7 milliards), pour les jouets et les articles de sport (- 4 milliards), et ainsi de suite. Tout cela sans même évoquer la facture énergétique, qui a été en moyenne de 50 milliards d’euros dans les années 2010 et a atteint 115 milliards d’euros en 2022 d’après les Douanes et la Banque de France !

Notre spécialisation dans quelques secteurs à très forte valeur ajoutée ne contrebalance pas du tout la perte de notre base manufacturière. Et notre déficit commercial structurel finit par nous rendre de plus en plus dépendants des financements étrangers. Certes, le débat médiatique est monopolisé par la question de l’endettement public. Mais le plus important, en termes de stabilité et de résilience, est notre endettement par rapport au reste du monde. En 20 ans seulement (2002-2022), la position extérieure nette de la France – soit la différence entre les actifs et les dettes des résidents français vis-à-vis de l’étranger – est passée de + 6 points de PIB à – 27 points selon Eurostat. Il y a là une vraie source de vulnérabilité.

Il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement.

Cette situation est d’autant plus dangereuse qu’elle s’entretient elle-même, puisque les différentes industries sont liées les unes aux autres. D’un côté, les pays disposant des industries de base cherchent peu à peu à remonter la chaîne de valeur (en amont et en aval). De l’autre, il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement. Ambitionner de produire de l’hydrogène vert est une chose, mais il faut aussi avoir la capacité de construire les équipements de production de ce vecteur énergétique, les infrastructures de transport qui vont avec et les camions qui utiliseront ce gaz pour rouler [2] . Il paraît difficile de prendre pied dans les technologies de pointe sans revitaliser en parallèle le tissu industriel français, avec son écosystème de PME.

Quant à la création d’emplois, la stratégie actuelle n’a pas encore produit de miracle. Voici les chiffres. Entre le 2e trimestre 2017 et le 4e trimestre 2022, la France a créé 90 000 emplois salariés dans l’industrie, alors qu’elle en avait détruit plus de 500 000 dans les dix années précédentes. Cela est évidemment un progrès dont il faut se réjouir. Cependant, cela n’empêche pas l’industrie de reculer encore dans l’emploi total (- 0,5 point au cours de la période), car l’industrie ne représente qu’une toute petite partie des créations d’emplois salariés. De plus, il faut noter que les emplois créés se concentrent dans l’industrie agroalimentaire et dans la gestion de l’eau et des déchets. Si l’on s’intéresse à l’industrie de fabrication – un secteur qui représente selon les douanes les trois quarts des échanges commerciaux de la France, y compris l’énergie –, la hausse n’est que de 15 000 postes, soit + 0,7 % en presque six années d’après l’INSEE.

En résumé, la France est sortie de la phase de désindustrialisation accélérée qu’elle a connue au cours des décennies précédentes, même s’il faut se montrer prudent, car il reste à mesurer l’impact sur la localisation des unités de production de la hausse du coût de l’énergie et des mesures protectionnistes américaines. Néanmoins, nous sommes très loin d’assister à une réindustrialisation du pays, comme l’indiquent assez clairement le léger recul de l’emploi industriel (en valeur relative) et la dégradation du solde manufacturier.

En concentrant toute l’attention sur les exportations – et plus précisément sur les exportations à forte valeur ajoutée –, les politiques de compétitivité nous enferment dans une impasse, car le véritable potentiel en termes d’emplois et de déficit commercial, mais aussi en termes de résilience et de diminution de notre empreinte écologique, se trouve du côté des importations. Ce dont la France aurait besoin pour se redresser, c’est de la relocalisation d’une partie de la consommation des ménages, des administrations publiques et des entreprises.

Beaucoup d’économistes, inquiets face à la remise en cause du libre-échange, insistent sur les bénéfices matériels de notre insertion dans le marché mondial: « La mondialisation permet d’accroître le pouvoir d’achat des consommateurs en faisant baisser les prix et en accroissant la qualité des produits. » [3] Voilà une réalité qu’il ne faut certainement pas négliger : une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas. Toutefois, il est d’autres réalités dont on doit également tenir compte si l’on entend juger les choses de manière raisonnable.

Une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas.

D’abord, notre abondance matérielle se paie au prix fort. Notre économie devient de plus en plus dépendante du reste du monde, pour l’importation de biens et pour le financement du déficit qui en découle. En parallèle, cette abondance s’accorde assez mal avec nos objectifs écologiques et ne nous prépare pas du tout à un monde dans lequel un certain nombre de ressources vont probablement devenir plus rares et plus chères. 

Ensuite, en dépit de notre abondance matérielle, le pouvoir d’achat est devenu la préoccupation numéro un de la population française, surtout dans les classes populaires. C’est peut-être le signe qu’il y a un vice quelque part! À force de tout miser sur les prix bas, les importations ont remplacé la production locale, ce qui détruit des emplois dans les territoires, augmente les besoins de transferts et joue à la baisse sur les salaires. Le consommateur y a gagné en volume de consommation, c’est indéniable, mais le travailleur est soumis à une très forte pression, au nom de la compétitivité, le locataire des métropoles a du mal à se loger et le contribuable voit son imposition non progressive s’alourdir. Au bout d’un certain temps, même le consommateur ne s’y retrouve plus, car l’écart entre ce que la société le pousse à acquérir – notamment via la publicité – et ce qui lui reste à la fin du mois devient énorme et alimente l’insatisfaction. En abandonnant la définition de nos besoins de consommation au marché mondial, on crée finalement un engrenage de surconsommation qui nous endette vis-à-vis du reste du monde tout en multipliant les frustrations.

Notes :

[1] Poursuit-on la chimère d’une restauration de l’industrie d’antan ou prépare-t-on la transition vers l’industrie du futur ? Elie Cohen, Souveraineté industrielle, vers un nouveau modèle productif ?, Odile Jacob, 2022.

[2] Anaïs Voy-Gillis dans le podcast Sismique, «Industrie: le déclin français, et après?» (2e partie), 28/02/2023.

[3] Xavier Jaravel et Isabelle Méjean, « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? », Note du Conseil d’analyse économique, no 64, avril 2021, p. 11.

L’impasse de la compétitivité, Benjamin Brice, Les Liens qui libèrent, 2023.

L’affaire Airbus, une bataille pour notre souveraineté : entretien avec le réalisateur David Gendreau

David-Gendreau-airbus
David-Gendreau-airbus

Dès la fin de l’année 2017, le Department of Justice américain a engagé une enquête sur l’avionneur européen Airbus pour des faits de corruption. L’avionneur européen, en situation de quasi duopole avec son concurrent américain Boeing, venait s’ajouter à une longue liste d’entreprises européennes poursuivies par la justice américaine : BNP Paribas et Total en furent ainsi victimes en 2014. De telles poursuites, si elles s’inscrivent dans l’extraterritorialité du droit américain, masquent en effet une guerre économique sans concession. Les réalisateurs David Gendreau et Alexandre Leraitre, après avoir réalisé un documentaire marquant sur l’affaire Alstom (2017) viennent de porter à l’écran l’histoire de l’affaire Airbus sur Arte. Nous nous sommes entretenus avec David Gendreau.  

LVSL — Pouvez-vous résumer brièvement l’affaire Airbus ?

David Gendreau —   Il y a beaucoup d’entreprises françaises et européennes poursuivies par les États-Unis pour des faits de corruption. Derrière cette lutte judiciaire, vertueuse en apparence, se joue une véritable guerre économique qui vise à déstabiliser des concurrents et les racheter. C’est ce qui s’est passé dans le cas de l’affaire Alstom quelques années auparavant. Le Department of Justice (DOJ) avait choisi, après son attaque contre l’un des fleurons de notre industrie, spécialisé dans la construction ferroviaire, de s’en prendre à Airbus, symbole de l’opposition européenne et française au monopole américain dans l’aéronautique. Alors que sur l’affaire Alstom la France avait subi l’offensive américaine, dans cette deuxième affaire l’État français a choisi de se défendre sur le terrain juridique. 

LVSL — Comment avez-vous mené l’enquête sur cette bataille franco-américaine et en quoi votre méthodologie diffère-t-elle par rapport à votre précédent documentaire sur l’affaire Alstom ? 

D.G. — Sur le plan de la méthode, nous avons procédé de manière assez similaire. La différence se situe au niveau de l’échelle entre les deux affaires. Pour Alstom, très peu de gens avait traité le sujet et il restait, malgré tout, assez peu connu du grand public. À l’inverse, l’affaire Airbus a été très largement couverte dans les médias et, au sein de l’État français, tout le monde s’y intéressait. En raison de la taille d’Airbus et du nombre de ses sous-traitants, nous avions également bien plus de gens à interroger. 

D’abord, nous avons étudié l’ensemble des informations disponibles en source ouverte : enquêtes, articles et documents. Une fois ce premier travail effectué, nous avons tenté de délimiter tous les sujets relatifs à l’affaire. En tant que tel, il y a d’une part l’affaire Airbus, qui se situe entre 2015 et 2020 avec ses conséquences internes, et pléthore d’autres sujets tels que l’extraterritorialité du droit américain, la réponse juridique française avec la loi Sapin II, la différence de nature entre systèmes français et américain dans le domaine de la justice, l’histoire d’Airbus… Quand on se lance dans une enquête de ce type, l’interprétation qui va être donnée en définitive dépend énormément de la distance choisie par rapport aux différents sujets qu’elle recoupe. Une fois l’ensemble des éléments que regroupe cette affaire analysés, nous avons une connaissance plus précise du sujet et pouvons commencer à élaborer des questions pour mener des entretiens avec des acteurs qui ont vécu les événements, tant au sein de l’entreprise que de l’État ou en dehors. Une moitié des gens que nous avons rencontrés provenaient d’Airbus. Passé ce travail, il a été nécessaire de tout synthétiser dans un format accessible d’une heure et demie, ce qui est loin d’être une mince affaire. 

LVSL — Durant tout ce travail d’enquête, quelles difficultés avez-vous rencontrées ? 

D.G. — La première est certainement la mémoire. En ayant commencé l’enquête dès janvier 2020, nous avons dû parler à des personnes qui relataient des événements anciens de quatre ou cinq années et pouvaient mélanger les périodes, les cabinets d’avocats qui sont intervenus à différentes reprises. Ensuite, au sein d’Airbus, il s’agissait de lire et comprendre les guerres de clans propres à l’entreprise. Comme vous le savez, Airbus est une entreprise assez particulière avec un degré de contrôle sur ses activités extrêmement élevé. En se construisant contre un concurrent américain, il y a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. De cette manière, il est assez aisé de parler de guerre économique et d’espionnage avec des salariés. Je peux vous assurer que ce n’est pas une culture commune à l’ensemble des entreprises françaises. La difficulté venait précisément de trier et d’analyser les propos de chacun, notamment lorsqu’il s’agissait d’accusations d’espionnage à l’intérieur de l’entreprise. Il n’y a que le recoupement et la vérification avec des preuves matérielles qui permet d’y parvenir. 

« En se construisant contre un concurrent américain, Airbus a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. »

Nous n’avons pas eu de véritables freins ou blocages lors de notre enquête. Cela s’explique à la fois par la couverture médiatique antérieure du sujet, mais aussi par l’investissement de l’État, du renseignement jusqu’au ministère de la Justice en passant par Bercy, pour traiter avec sérieux cette attaque contre Airbus. Ce n’était pas le cas pour Alstom, il était bien plus délicat d’en parler avec les premiers concernés tant l’affaire a été un fiasco pour l’État français. 

LVSL— À quoi tient, d’après vous, la différence de perception que vous relatez dans votre documentaire entre les élites allemandes et françaises à propos de l’affaire Airbus ? 

D.G. — La principale explication est simple : les Allemands sont très atlantistes. Nous ne sommes pas en reste à ce sujet, mais il est frappant de voir à quel point ce tropisme est bien plus marqué de l’autre côté du Rhin. Si cela peut s’expliquer par des éléments historiques connus, il faut aussi avoir en tête que la lutte contre la corruption est vue avec assentiment par les Allemands qui considèrent, en outre, nullement certains faits comme de l’espionnage, mais simplement comme des procédures judiciaires classiques. Nous avons évidemment réussi à trouver des personnes dotées d’un point de vue plus critique sur la question, mais cela a été particulièrement difficile. Pour eux, il n’y a cependant pas eu d’affaire Airbus à proprement parler. Cela n’a nullement été un sujet d’actualité majeur en Allemagne. 

La bataille d'Airbus
La Bataille d’Airbus © David Gendreau et Alexandre Leraître

De leur côté, les Allemands considèrent que nous sommes simplement bien plus attachés à notre souveraineté qu’eux. C’est peut-être vrai. Mais lorsqu’il s’agit de défendre leur marché automobile nous ne pouvons que constater que l’attachement à la souveraineté n’est pas une spécificité française ! D’ailleurs, si les Allemands ne souhaitent pas véritablement répondre aux offensives américaines, c’est précisément pour conserver leurs exportations notamment dans le secteur automobile. Il faut se souvenir des menaces que Trump avait invoquées à cet égard. À l’inverse, les Allemands sont bien plus sensibles aux ingérences ou tentatives d’espionnage en provenance de la Chine et de la Russie. 

LVSL — Au niveau européen, quel fut la réponse de vos interlocuteurs ? Y a-t-il eu une prise en compte de ces sujets relatifs à la guerre économique ? 

D.G. — L’Union européenne n’a pas su nous désigner une personne pour répondre à nos questions sur ce sujet. La seule réponse que nous avons eue portait sur les embargos, car l’extraterritorialité se matérialise à la fois au niveau de ce sujet, du contrôle de l’armement et de la corruption. De fait, la guerre économique telle que nous pouvons la considérer en France n’est absolument pas présente dans la réflexion institutionnelle de l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce qu’indique l’avocat Pierre Servan-Schreiber dans notre documentaire. Tout au long des affaires qu’il a traitées pour divers clients, il n’a jamais eu comme interlocuteur l’Union européenne. Elle ne se soucie absolument pas de ces enjeux. Pour la Commission, il n’y a jamais eu d’ingérence ou d’offensive de la part des Américains lorsqu’Abribus, entreprise européenne, a été ciblée par des procédures de la part des États-Unis. 

LVSL — N’y a-t-il pas eu un changement de paradigme, du côté français, entre les deux affaires que vous avez traitées dans vos documentaires ? 

D.G. — Absolument. La culture de guerre économique a infusé dans la société et surtout dans les cercles ou se prennent les décisions afférentes. Cela s’explique, à mon sens, par la prise de conscience imposée après l’échec qu’a représenté l’affaire Alstom. Si on laisse de côté les enjeux propres au personnel politique, les administrations et le renseignement ont été contraints de se remettre en questions tant la faillite a été importante. Ces éléments n’auraient cependant pas eu autant d’effet sans le témoignage de ce qu’a vécu Frédéric Pierucci. Son livre intitulé Le piège américain, dans lequel il relate l’incarcération qu’il a vécue, a eu un effet retentissant. La menace d’amende du DOJ et son emprisonnement y sont décrits comme ce qu’ils ont été : des moyens de pression monumentaux pour que General Electric puisse racheter Alstom. Il y a bien entendu eu une pression considérable de la part des grandes entreprises elles-mêmes, qui ne supportaient plus les amendes à répétition qu’elles pouvaient recevoir. 

LVSL— Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), désormais sous la tutelle de la Direction générale des entreprises (DGE), a souvent été critiqué après sa mise en place. Considérez-vous que ce service a su répondre aux enjeux de la guerre économique que vous décrivez dans vos documentaires ? 

D.G. — Le SISSE a connu quelques difficultés lors de son lancement, mais il s’est très rapidement imposé dans le paysage de l’intelligence économique. Il fait aujourd’hui office de point de convergence entre différentes directions et services de l’État, qui ont à connaître des ingérences et déstabilisations qui peuvent avoir cours dans la sphère économiques. Il est indéniable que le scandale de l’affaire Alstom a joué pour beaucoup dans le changement de stratégie et le réajustement de l’État sur ce type de questions. Paradoxalement cela a également influé sur le traitement médiatique de l’affaire Airbus. Si les articles ont été bien plus nombreux et informés que pour Alstom, il y a eu un changement important d’angle car l’État a su répondre et éviter une nouvelle déroute. 

LVSL — Quelle est aujourd’hui, pour vous, l’échelle la plus pertinente à laquelle la lutte contre l’extraterritorialité du droit américain peut être menée ? 

D.G. — La France a adopté une stratégie défensive d’une double manière. D’abord en entamant des procédures sur son propre sol, la France est parvenue à couper l’herbe sous le pied de la justice américaine. Ensuite, cela lui a permis de contrôler la transmission des informations à destination des États-Unis avec des procédures de contrôle et de vérification accrues. En creux, ce processus a contribué à une américanisation de notre droit dans le domaine de la lutte contre la corruption. Nous aurions apprécié développer davantage cet aspect dans notre film, mais désormais le juge, dans ce genre de cas, n’est plus celui qui établit la vérité sur les faits qui ont été commis. Il a pour rôle d’entériner une négociation entre les parties prenantes de la procédure. Ce processus transactionnel va complètement à l’encontre de notre conception du droit et, si c’était la bonne solution de court terme, il fera dans l’avenir le bonheur des cabinets d’avocats anglo-saxons dont ce type de procédure est la spécialité. C’est d’une certaine manière une victoire à la Pyrrhus. 

Il serait à présent intéressant de passer à une position offensive à l’égard des procédures de corruption. Boeing n’a-t-il jamais commis de faits répréhensibles en matière de corruption ? Puisque nous avons désormais également une loi extraterritoriale, il serait bienvenu de s’en servir. Mais comme souvent, c’est une question de moyens et de choix politiques. L’un des freins principaux à ce sujet est à mon sens la réponse que pourraient donner les Américains en restreignant fortement la transmission d’informations dans le cadre des alliances de nos services de renseignement. Derrière toutes ces affaires et les enjeux juridiques ou de renseignement qu’elles recoupent, cela reste une décision politique sur les partenaires diplomatiques que nous voulons et quels liens nous entretenons avec eux. 

LVSL — Comment percevez-vous les évolutions possibles en matière de lois extraterritoriales, tant au niveau européen que chinois ?

D.G. — Je ne les placerais pas sur le même plan. L’Union européenne n’a pas de position commune sur ce sujet. Ne serait-ce qu’entre la France et l’Allemagne, comme nous le montrons dans notre documentaire, nos intérêts et positions divergent considérablement. Pour trouver un accord en la matière à 27 États membres, cela me paraît extrêmement difficile. À cet égard, je n’ai personnellement aucune attente. 

En ce qui concerne la Chine, elle se dote de lois extraterritoriales dans d’autres domaines et notamment sur l’export control qui concerne entre autres les embargos ou le secteur militaire. La Chine demeure cependant sur une attitude défensive semblable à ce que nous avons développé avec la loi Sapin II. Sans aucun doute, elle se prépare cependant à d’autres éventualités imposées par le grossissement de son économie et son expansion en termes de marchés. Toutefois, pour l’instant l’extraterritorialité reste une spécificité américaine. Même si tout cela reste de la prospective, le jour où la Chine changera de position, la situation sera considérablement modifiée et nous risquons alors de nous retrouver, sans changement d’ici-là, en grande difficulté.

Miner les fonds marins : le néocolonialisme au service du capitalisme vert

À l’heure de la « transition énergétique »1, l’exploitation minière des fonds marins promet un eldorado : des milliards de tonnes de métaux, nécessaires aux technologies électriques et numériques. Une telle manne suscite de nombreuses convoitises, qui se parent des vertus du capitalisme vert. À quel prix pour l’environnement et les pays dominés de l’ordre international ?

L’exploitation minière des fonds marins est l’un des grands enjeux de notre temps. Les métaux dont regorgent les fonds marins pourraient répondre aux besoins exponentiels à venir dans le cadre de la « transition écologique » et de la numérisation du quotidien. En effet, les gouvernements de nombreux pays misent sur un sursaut technologique pour lutter contre le changement climatique : il faut décarboner notre économie, c’est-à-dire trouver des sources d’énergie nouvelles ne contribuant pas au réchauffement climatique. L’électricité et le numérique apparaissent comme la solution miracle : la première doit remplacer les énergies fossiles et la seconde devrait permettre des gains d’efficacité et de consommation d’énergie, notamment par la réduction des déplacements et le contrôle des consommations.

Cependant, électricité et numérique demandent des quantités immenses de métaux, dont regorgent les fonds marins. La nécessité d’extraire toujours plus de terres rares pour répondre à une transition écologique innervée par le techno-solutionnisme, et permettant au capitalisme de continuer de croître, sert le discours des grands industriels miniers. Metals Company défend ainsi l’extraction des nodules au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. Si cette activité ne sera pas sans conséquence sur l’environnement, combattre le changement climatique constitue la première des priorités, défend l’entreprise. Les conséquences écologiques d’une telle exploitation serait donc un moindre mal autant qu’une nécessité absolue.

Alors que la Conférence des Nations Unies sur la biodiversité vient de s’achever à Montréal en décembre 2022, force est de constater que les industriels se cachent derrière une vision étroite des enjeux climatiques. En ne parlant que de la nécessaire transition énergétique pour lutter contre le réchauffement de la planète, ils ignorent que les limites planétaires, telles que définies par la communauté scientifique, sont au nombre de neuf et comprennent l’érosion de la biodiversité, laquelle est vitale pour l’avenir de l’humanité. Or, l’extraction minière des fonds marins aurait des conséquences dramatiques pour une faune et une flore qui restent encore largement inconnues.

Si la transition énergétique promue par les industriels miniers prétend faire partie de la solution globale, elle accentue en réalité l’empreinte de l’homme sur la nature et contribue à mettre en péril notre présence sur Terre.

Plusieurs travaux existent désormais sur les impacts probables d’une telle activité2. Ces études peuvent s’appuyer sur des observations faites à l’échelle de quatre décennies, lorsque les premiers tests de collecte ont été réalisés. Ainsi, les écosystèmes des fonds marins sont très peu résilients. Les machines créent des vastes panaches sédimentaires, qui risquent d’asphyxier la vie sous-marine, en plus de provoquer du bruit et une pollution lumineuse dans ces grands fonds. Le documentaire Blue Peril avance que ces panaches sédimentaires pourraient se déplacer sur 200 km, étendant d’autant les dégâts sur la nature. Si la transition énergétique promue par les industriels miniers prétend faire partie de la solution globale, elle accentue en réalité l’empreinte de l’homme sur la nature et contribue à mettre en péril notre présence sur Terre.

La géopolitique des métaux

La biodiversité risque néanmoins de ne pas peser dans la balance face aux enjeux géopolitiques qui entourent les métaux sous-marins. Actuellement, la Chine est le premier producteur mondial de terres rares, à hauteur de 60%. Or, ces terres rares sont vitales pour les économies contemporaines. La prise de conscience de cette dépendance a été brutale : en 2010, la Chine lance un embargo contre le Japon, étendu brièvement aux États-Unis et à l’Europe. La Chine exigeait alors la libération du capitaine d’un chalutier, emprisonné par le Japon après qu’il ait percuté deux navires des gardes-côtes nippons lors d’une campagne de pêche dans une zone disputée entre Pékin et Tokyo ; l’une des nombreuses zones de tensions en mer de Chine méridionale. Depuis, les puissances occidentales cherchent des sources d’approvisionnement alternatives.

Dès 2011, l’Union européenne finance le Deep Sea Minerals Project au sein de la Communauté du Pacifique, afin d’étudier les perspectives offertes par les fonds marins. Le projet se termine en 2016 pour laisser place au projet onusien de l’Abyssal Initiative, qui poursuit la même ambition oxymorique d’encourager l’exploitation minière et le développement durable. De plus, plusieurs programmes de recherche européens ont été financés au cours des dix dernières années pour étudier le potentiel du minage en mer : MIDAS, Blue Mining, VAMOS, Blue Nodules ou encore ROBUST. Ces objectifs se parent du nom de « Blue Economy », de « croissance bleue » ou d’« économie bleue », à l’image du rapport de la Commission européenne « The EU Blue Economy Report 2019 », et visent à faire des océans une source de profits. Si les enjeux écologiques sont évoqués, la réponse reste le techno-solutionnisme : il faut simplement développer des technologies « environmentally friendly. »

Autre pays central bien que moins soupçonné dans cette quête aux ressources : la Norvège. Si le royaume est loué pour la part des énergies durables dans son mix énergétique, grâce à l’hydraulique notamment, le pays est également le premier producteur de pétrole en Europe et un producteur important de gaz. Grâce à cette manne, la Norvège a pu créer l’un des plus importants fonds d’investissement au monde. Mais l’avenir des énergies fossiles semble contrarié, c’est pourquoi Oslo souhaite développer l’industrie minière dans les fonds marins. Les premières autorisations de minage seront données cette année, tandis que plusieurs projets sont dès à présent bien avancés. Ainsi, le projet “Seabed minerals-Accelerating the energy transition” porté par les entreprises Adepth Minerals et TechnipFMC a reçu plus de 70 millions de couronnes norvégiennes de la part de la Green Platform Initiative : un programme public d’investissements dans la recherche rassemblant le Research Council of Norway, Initiative Norway et Sica. L’objectif n’est rien moins que d’établir un processus complet d’exploitation des ressources minières sous-marines.

Les puissances occidentales ne sont cependant pas seules dans cette quête de métaux. Les pays africains espèrent accueillir de nouvelles activités industrielles, tandis que les pays asiatiques veulent participer à la ruée vers les fonds marins. Dans le Pacifique, plusieurs pays ont distribué des licences d’exploration dans leurs eaux ces dernières années : la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Tonga, les Fidji, Vanuatu, les Îles Salomon ou encore les Îles Cook. La République de Nauru, micro-État du Pacifique, est d’ailleurs à la pointe du combat pour exploiter les fonds marins.

La République de Nauru, victime du néocolonialisme

Le cas de Nauru est un exemple éloquent du néocolonialisme et de l’impérialisme à l’œuvre dans l’affaire des fonds marins. Les Nauruans obtiennent leur indépendance de l’Australie en 1964. L’île ne vit alors que de ses mines de phosphate, anciennement détenues par l’Australie, le Royaume-Uni et la Nouvelle Zélande, puis par les Nauruans jusqu’à l’épuisement des ressources dans les années 1990. Les conséquences sont catastrophiques : l’île a été dévastée à plus de 80% par l’activité minière.

The site of secondary mining of Phosphate rock in Nauru, 2007 © Lorrie Graham

Nauru est désormais un État pauvre de 10 000 habitants, souffrant d’un chômage massif. Les dirigeants de l’île ont également été éclaboussés dans des affaires de corruption touchant les ressources minières : l’ancien président, Baron Waqa, est accusé d’avoir reçu de l’argent d’une entreprise de phosphate australienne : Getax. Les organisations de défense des droits de l’homme se sont aussi inquiétées d’une dégradation de la situation politique sur l’île. C’est sous ce même président qu’ont été noués des liens forts avec Metals Company, l’entreprise canadienne rêvant d’extraire les nodules de la zone Clarion-Clipperton, et dont le projet est actuellement en discussion à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

Les liens entre Metals Company et le gouvernement nauruan sont troubles. Pour les autorités nauruanes, le projet d’exploitation minière représenterait une source de revenus importante puisque Metals Company paierait des royalties à l’État insulaire. Cependant, on peut douter de l’équilibre de cette relation : Gerard Barron, CEO de DeepGreen (qui est devenue Metals Company) a ainsi occupé le siège de Nauru lors d’une réunion de l’AIFM en février 2019. De même, alors que les projets d’exploitation minière présentés à l’AIFM doivent être réalisées sous le « contrôle effectif » de l’État, afin d’assurer que les petits États profitent des retombées de ces activités, le consortium NORI apparait comme la créature de Metals Company. Pour répondre à l’exigence de contrôle effectif, l’entreprise s’est contentée de créer des fondations à but non lucratif censées superviser les opérations, mais qui restent contrôlées par la compagnie minière et n’emploient qu’un personnel réduit.

Enfin, l’entreprise ne fait pas appel à Nauru par hasard : l’État du Pacifique, appauvrie par la colonisation, n’a que peu d’opportunités. Une situation reconnue par Gerard Barron avec cynisme : « If you look at a nation like Nauru, and if you ask them, « Well, what are your other economic development opportunities? » There’s not a long list. »3 [« Si vous prenez une nation comme Nauru, et si vous leur demandez : « Et bien, quelles autres opportunités de développement économique avez-vous ? » La liste est courte. »]

Cette situation dans laquelle un petit État insulaire, pauvre et frappée par la corruption, s’associe à une entreprise internationale et occidentale pour lui vendre ses ressources, est résumée en quelques mots par Lord Fusitu, ancien parlementaire du Tonga : « This company set out to game the system and use a poor, developing Pacific nation as the conduit to exploit these resources. »4 [« Cette entreprise a décidé de jouer avec le système et d’utiliser une nation du Pacifique pauvre et en développement comme intermédiaire pour exploiter ces ressources. »]

L’AIFM au service de l’industrie minière

L’influence de ces entreprises ne s’arrête pas là : l’enquête menée par le New York Times révèle le poids de l’industrie minière au sein même de l’AIFM. L’agence internationale aurait transmis des informations à Metals Company pour qu’elle puisse déterminer les zones les plus intéressantes. L’AIFM a ainsi favorisé les intérêts d’une entreprise canadienne au lieu de conserver ces données pour aider les pays en développement. Une situation qui s’était déjà produite en 2007 entre le secrétaire général de l’époque : Satya N. Nandan, et l’entreprise Nautilus Minerals Inc.. Pourtant, le droit de la mer et l’AIFM devaient favoriser le développement de tous les pays, conformément aux missions qui lui ont été confiées lors de sa création en 1994.

L’industrie minière est également une habituée des négociations internationales, alors même que les ONG se plaignent d’être mal accueillies et peu entendues. Pire, le New York Times a révélé plusieurs conflits d’intérêt : plusieurs des membres de la commission juridique et technique de l’AIFM, commission discrète alors même qu’elle occupe une position centrale dans l’organisation, travaillent en même temps pour le compte des industriels miniers. Ces entreprises opèrent également dans le processus de rédaction du Code minier qui devrait encadrer les futures exploitations : présentes aux nombreuses instances de négociations, elles font pression pour modifier le texte et amoindrir la protection de l’environnement, militant par exemple pour le remplacement des « meilleures pratiques environnementales » par de « bonnes pratiques environnementales ».

Il n’est guère étonnant alors que la direction de l’AIFM défende le développement de l’exploitation des fonds marins, alors même qu’une situation délétère s’est installée au sein de l’agence parmi des salariés en partie déboussolés par cette place du lobby industriel, toujours selon l’enquête du journal new-yorkais.

La riposte écologique : entre combats internationaux, nationaux et locaux

Malgré ce contexte défavorable, les préoccupations écologistes semblent néanmoins gagner du terrain. L’annonce d’Emmanuel Macron contre l’exploitation minière, à l’occasion de la COP27, constitue déjà un revirement politique : jusqu’à l’été 2022, la France, à la tête du deuxième plus grand espace maritime du monde et de vastes fonds marins, s’était prononcée plus explicitement en faveur de l’exploitation minière. En mai 2021, une circulaire signée par Jean Castex demandait notamment au gouvernement de préparer une « stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins », ambition renouvelée dans le plan France 2030 d’octobre 2021. Cette orientation du pouvoir exécutif n’a, par ailleurs, pas empêché les sénateurs d’achever, en juin 2022, une mission d’information intitulée « Abysses : la dernière frontière » dont la conclusion est claire : il serait « prématuré » de se lancer dans cette aventure extractiviste.

La France n’est pas seule dans ce combat. Elle rejoint l’Allemagne et l’Espagne en Europe, ainsi que plusieurs États du Pacifique qui se sont réunis en juillet 2022 au sein de l’Alliance des pays pour un moratoire contre l’exploitation minière des océans regroupant la République des Palaos, les Fidji, les Samoa et les États fédérés de Micronésie. Ces nations poursuivent une lutte lancée en 2019 : les Fidji et le Vanuatu appellent alors à un moratoire, avant d’être rejoints par la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Du côté de l’Amérique latine, le Panama, le Costa Rica rejoignent ces positions tandis que le Chili défend une « pause de précaution » de quinze ans avant que l’exploitation des fonds-marins puisse être envisagée de nouveau.

81% des participants ont voté une mention appelant les États à protéger l’océan par un traité international, plutôt que de chercher comment l’exploiter.

Derrière les gouvernements, de nombreuses associations, ONG et scientifiques se dressent depuis des années contre ces projets miniers. A coup de pétitions, d’appels, de tribunes et même d’actions en mer, elles alertent sur les risques environnementaux posés par la potentielle extraction minière des fonds marins. Ainsi, le Fonds mondial pour la nature (WWF) a lancé un appel pour un moratoire en 2021, tandis que Greenpeace enjoint le gouvernement français à s’opposer à la rédaction d’un code minier dans une pétition en ligne. Au Congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature tenu à Marseille en septembre 2021, 81% des participants ont voté une mention appelant les États à protéger l’océan par un traité international, plutôt que de chercher comment l’exploiter.

Grâce à ces combats, plusieurs entreprises internationales ont renoncé, pour le moment, à utiliser des métaux qui pourraient venir des fonds marins, réduisant d’autant le marché potentiel de ce secteur : Google, BMW, Volvo ou encore Samsung ont ainsi signé l’appel à un moratoire du WWF. Malgré ce greenwashing marketing, toujours est-il qu’il n’est pas question d’interdiction : le moratoire appelle à une meilleure compréhension de l’impact écologique avant d’envisager d’aller plus loin. Cependant, c’est une première étape dans la lutte pour une interdiction définitive.

Ces mobilisations internationales se nourrissent, par ailleurs, de victoires obtenues au niveau national et local. Les industriels agissent dans le Pacifique depuis plus d’une décennie déjà, et leurs activités ont suscité de nombreux combats. La Papouasie-Nouvelle-Guinée est un cas emblématique. Depuis 1997, l’entreprise Nautilus Minerals prospecte dans ses eaux. En 2011, le gouvernement lui accorde une licence pour le projet Solwara 1 et des forages explorateurs sont menés à partir de 2016 dans les eaux territoriales en mer de Bismarck.

Les communautés côtières, vivant des ressources maritimes, dénoncent l’opacité des études sur l’impact environnemental, sanitaire et économique. Elles accusent notamment ces activités d’avoir affecté les populations halieutiques et de menacer l’activité de pêche. Elles s’organisent alors au sein de l’Alliance des Solwara Warriors et réclament un moratoire au gouvernement. Une longue bataille juridique s’engage, avant que les projets d’exploitation de Nautilus Minerals échouent finalement et mettent l’entreprise en faillite en 2019.

La Nouvelle-Zélande a également été un champ de bataille juridique entre communautés locales et militants d’un côté, et industrie minière de l’autre. L’entreprise Trans-Tasman Resources avait obtenu l’autorisation de miner les sables du South Taranaki Bight à la recherche de métaux, au sud-ouest du pays. L’opposition, rassemblant Greenpeace Aoteora, le Ngāti Ruanui iwi (une nation maorie du Sud Taraniki) et l’association Kiwis againt Seabed Mining, a dénoncé cette autorisation et cherché à la casser devant les tribunaux. La cour suprême néo-zélandaise a donné raison aux plaignants en octobre 2021.

C’est dans le cadre de ces luttes locales, agrégeant communautés côtières vivant des ressources de la mer, et combats écologistes, qu’il faut donc comprendre la position adoptée par de nombreux États du Pacifique appelant à un moratoire depuis 2019.

Un avenir « vert » pour l’humanité ?

Le minage des fonds marins incarne le désastre à venir de la transition écologique portée par le capitalisme vert, qui cherche à maintenir la croissance en privilégiant des solutions qui, certes contribueraient à décarboner nos économies, mais causeraient en revanche des désastres écologiques sur le plan de la biodiversité. Elles pourraient également paradoxalement contribuer à l’augmentation de la pollution atmosphérique en détériorant les fonds marins qui stockent naturellement du CO2.

Qui plus est, cette industrie repose sur un néocolonialisme porté par l’industrie minière : de grandes entreprises lorgnent sur des ressources appartenant à l’humanité toute entière, influencent, voire corrompent, des dirigeants nationaux et internationaux, profitent des difficultés de petits États insulaires, eux-mêmes victimes d’une histoire coloniale, mettent en péril la vie des communautés côtières, et n’ont qu’un seul objectif : nourrir les marchés des puissances industrielles.

En l’absence de politiques écologiques rompant avec le capitalisme vert, le risque est grand d’une victoire à la Pyrrhus.

Une victoire internationale serait assurément un symbole, mais en l’absence de politiques écologiques rompant avec le capitalisme vert, le risque est grand d’une victoire à la Pyrrhus. L’imaginaire du futur peine à se détacher du prométhéisme et du techno-solutionnisme. Gerard Barron, CEO de Metals Company, l’a illustré dans l’une de ses réponses sans possible équivoque : « To say, « Don’t harm the ocean » — it is the easiest message in the world, right? You just have to show a photo of a turtle with a straw in its nose. […] Everybody in Brooklyn can then say, « I don’t want to harm the ocean. » But they sure want their Teslas. »5 [« Il n’y a pas plus simple que de dire « Préservez l’océan », n’est-ce pas ? Vous avez juste à montrer la photo d’une tortue avec une paille dans le nez. N’importe qui à Brooklyn prétendra : « Je veux préserver l’océan ». Mais tous voudront également leurs Teslas. »]

1. Une transition d’ailleurs mal nommée, si l’on en croit les travaux de l’historien Jean-Baptiste Fressoz. L’humanité n’a pas encore connu de transition énergétique : seulement des additions d’énergies.

2. Voir par exemple la vidéo de Valentine Delattre, sur la chaîne youtube Science de comptoir : https://www.youtube.com/watch?v=x8E8lCtUZWw&t=1038s

3. Cité par le New York Times, 29 août 2022 : https://www.nytimes.com/2022/08/29/world/deep-sea-mining.html.

4. 5. Ibid.

Comment désindustrialiser notre production alimentaire ?

Usine agroalimentaire aux Etats-Unis. © Oregon Department of Agriculture

Alors que la réindustrialisation est devenue une priorité des gouvernements, le secteur agro-alimentaire paraît au contraire sur-industrialisé. Contrairement à d’autres domaines où elle a bradé ses fleurons, la France compte d’ailleurs plusieurs géants mondiaux dans ce domaine, avec Danone, Bonduelle ou Lactalis. Or, cet état de fait pose désormais de nombreuses difficultés, que ce soit en matière de qualité, de santé, d’impact écologique ou de bien-être animal. Alors que de nombreuses voix prônent la relocalisation plutôt que le libre-échange, il apparaît de plus en plus que la reconquête d’une souveraineté alimentaire doit s’appuyer sur un vaste mouvement de désindustrialisation. Un timide mouvement en ce sens a déjà débuté sur quelques produits, mais le processus promet d’être long.

L’industrie agro-alimentaire traverse t-elle une mauvaise passe ? Cette année Buitoni, Kinder ou encore le géant de la glace Häagen-Dazs ont été au cœur de scandales sanitaires. Des affaires à répétition qui jettent le soupçon sur la qualité de la production des grands groupes. Plus encore, leur gestion a démontré le pouvoir acquis par cette industrie, qui semble les mettre au-dessus de tout contrôle. Avec un mouvement de reprise du contrôle de notre alimentation, ceci pose la question de la désindustrialisation de ce secteur ultra-industrialisé.

La France est un pays de tradition agricole, et l’agro-industrie y constitue le premier secteur industriel en termes d’emplois et de chiffre d’affaires. Au point que notre pays se trouve mieux placé dans les exportations de produits transformés que de produits bruts. Il en exporte deux fois plus, contribuant à une amélioration de la balance commerciale. La France comprend notamment de grands groupes de transformation, qui représentent, de fait, une part de notre compétitivité à l’échelle internationale.

Rang de la France dans les exportations mondiales par type de produit en 2020. Source : “LES PERFORMANCES À L’EXPORT DES FILIÈRES AGRICOLES ET AGROALIMENTAIRES – Situation en 2020”, France Agri Mer

Longtemps, ce modèle représentait l’avenir. Porté par les économies d’échelle et la standardisation des produits, le secteur alimentaire pouvait proposer des aliments toujours moins chers. Son développement s’accompagnait d’un vaste mouvement d’urbanisation (et donc d’éloignement vis-à-vis de la production agricole) et de diminution du temps et du budget consacré à la cuisine.

Autant de tendances aujourd’hui bousculées par une attention portée sur la santé, et en son cœur à la qualité de l’alimentation, et à un mode de vie plus maîtrisable. Par ailleurs, la montée des préoccupations environnementales, de la thématique du bien-être animal ou encore la quête d’authenticité dans un monde de plus plus uniforme contribuent elles aussi à remettre en cause le modèle, certes toujours dominant, de l’agro-industrie. Enfin, les préoccupations autour de la souveraineté alimentaire devraient continuer de croître dans les prochaines années, étant donné le contexte de crise alimentaire mondiale, l’alimentation représentant un levier géopolitique.

Pour clarifier un débat qui souffre des caricatures, il ne s’agit pas de remplacer un modèle par un autre, mais plutôt de revenir à un certain équilibre. Longtemps, la priorité a été donnée à une production au service de l’industrie de transformation. Ainsi, même dans le monde bio, le plus avancé sur le sujet, la transformation touche 50 % des producteurs. Cela a produit un grand déséquilibre entre les producteurs et l’industrie que les lois Egalim (2018 et 2022) ne sont toujours pas parvenues à rééquilibrer. Au point de faire naître des projets d’Egalim 3.

La marche vers la désindustrialisation de l’alimentation doit s’entendre en réponse à plusieurs problématiques posées par l’intensification du modèle actuel. Tout d’abord, elle permet par la qualité de la production ou la différenciation des produits de contrer la baisse tendancielle du budget des ménages consacrés à l’alimentation, premier facteur de la détresse financière des agriculteurs. Cela ne signifie pas pour autant que toute transformation est à bannir, la transformation à la ferme étant apparue pour de nombreux producteurs comme un moyen de compléter leur revenus.

Part des agriculteurs classés en agriculture biologique qui pratiquent la vente directe en 2016. Cité dans : Mathieu Béraud. Motivations et déterminants des producteurs en circuits courts alimentaires de proximité : Quels effets sur les pratiques de production ? : Rapport réalisé dans le cadre du Projet Alimentaire Territorial ”Imaginons ensemble un projet alimentaire territorial pour le sud de la Meurthe et Moselle”. [Rapport de recherche]

Aller vers un modèle plus artisanal

Le premier problème de l’industrialisation de la production alimentaire est celui de la standardisation des produits. La simplification et l’efficacité des processus industriels exigent en effet de réduire la gamme des produits et d’en simplifier la fabrication. L’existence de méga-usines à échelle européenne garantit que plusieurs marchés alimentaires soient couverts par un produit quasi-unique. Or, revenir à des productions de plus petite échelle permet notamment d’envisager un retour au goût différencié et à des recettes différentes. Ainsi, ces productions ont souvent été en avance sur certaines demandes. Les produits sans gluten par exemple, qui n’intéressaient pas au départ les industriels faute d’un marché suffisant. Ou plus généralement concernant la présence d’allergènes dans les produits. Il s’agit désormais, à travers des goûts originaux, d’un véritable marqueur de différenciation vis à vis de l’industrie, privilégiant l’expérience à la consommation.

La désindustrialisation répond aux excès du modèle actuel, déjà bien identifiés.

Cette exigence s’inscrit dans un mouvement général de scepticisme à l’égard de la mondialisation. En parallèle de la concentration de la production, les industriels n’ont pas manqué de découper la chaîne de valeur. Diviser la production à travers le monde permet de bénéficier des avantages de chaque pays. Ceci conduit à une spécialisation des modèles agricoles, qui créent une pression forte sur la culture vivrière. Cette préoccupation s’est trouvée renforcée par le contexte de guerre et les alertes sur le risque de pénurie. La France, grande puissance agricole, a redécouvert sa vulnérabilité sur certains produits élémentaires comme la moutarde ou l’huile.

La contrainte écologique vient également heurter la logique d’un système où un produit peut faire plusieurs milliers de kilomètres avant de se trouver dans les rayons. Ainsi une étude menée pour le Projet CECAM, conduite par le CNRS, conclut que les importations d’aliments représentent 77 % du trafic lié à la production agricole. Sans compter que les produits importés ne répondent pas aux mêmes exigences écologiques. Aussi, les échanges alimentaires sont un vrai point de fragilité des traités de libre-échange. Même au niveau européen, où l’on continue pourtant de signer des accords de libre-échange, on reconnaît que ces traités tendant à fragiliser les producteurs européensi.

Empreinte énergétique et empreinte carbone des principaux produits transformés en France. Source : L’empreinte énergétique
et carbone de l’alimentation en France de la production à la consommation

Le principe de la désindustrialisation obéit également à un intérêt sanitaire. Dans les faits, il n’est pas possible de conclure que l’industrialisation ait conduit à de plus grands risques sanitaires. Le développement des conserves et des surgelés par exemple, a permis de grandes avancées en matière de préservation des aliments qui réduisent les risques de consommer des produits avariés. En revanche, les scandales récents viennent rappeler plusieurs faits élémentaires. Tout d’abord, avec des productions à grande échelle, l’impact d’un défaut a des conséquence plus grandes. Les fréquents rappels de produitsii viennent nous le rappeler. Ensuite, la question des scandales alimentaires vient rappeler le déséquilibre croissant entre les multinationales et les pouvoirs publics. Ceci explique les accommodements accordés aux grandes marques pour communiquer sur les défauts sanitaires. Enfin, la concentration de la production ne favorise pas visiblement la conduite des contrôles. Au contraire d’une production industrielle et anonyme, de petites unités de production permettent elles un contrôle social plus affirmé par leur environnement proche

Le cas le plus probant de ce dernier principe est celui des abattoirs. Cette étape charnière de la production de viande incarne les risques de la sur-industrialisation pour le bien-être animal. Avec 125 établissements fermés en moins de 10 ans, et 20 établissements qui représentent 50 % de la production, le secteur est toujours plus concentré. Or celui-ci est régulièrement frappé par les scandales de maltraitance et d’hygiène, sans parler des conditions de travail désastreuses pour les employés.

Ces problèmes sont en partie dus à des processus industrialisés, anonymisés et fondés sur le rendement, qui imposent une séparation entre le producteur et l’abattoir. En outre, pour de nombreux éleveurs, la perte de contact avec l’étape de l’abattoir constitue un déchirement, ceux-ci étant particulièrement attachés à leur bêtes. Les abattoirs mobiles constituent sans doute une réponse intéressante. Ils permettent tout à la fois de traiter de petites unités dans le respect du bien-être animal, même si leur développement reste encore timide.

Plus profondément, l’essentiel des producteurs s’étant tourné vers une transformation locale se réjouissent du contact retrouvé avec les consommateurs, qui sont également des voisins. Ce rapprochement permet également une meilleure compréhension du processus de production et de ses contraintes. Un lien qui endigue les débats stériles souvent fondés sur une méconnaissance du secteur. En se réappropriant le cycle de production, le consommateur perçoit en effet mieux les contraintes qui lui sont inhérentes.

Dans le contexte de crise énergétique et de risque de pénurie, des productions à plus petite échelle apparaissent aussi comme une solution.

Enfin, dans le contexte de crise énergétique, la production de masse, très gourmande en énergie, se trouve directement menacée. Les professionnels du secteurs, confrontés aux réglementations européennes, ont d’ores et déjà tiré la sonnette d’alarme. Se profilent alors le risque de défaillances et de pénurie, au moins sur certains produits. En effet, le secteur agro-alimentaire représentait 14 % de la consommation du secteur industriel, avec une dépendance croissante au gaz.

La désindustrialisation présente à ce titre plusieurs avantages. Tout d’abord, une production moins concentrée et reposant sur des modes de production plus variés permet plus de flexibilité, en l’absence d’investissements massifs à rentabiliser. Toutefois, les petits producteurs ne sont pas complètement à l’abri de la menace. Les plus exposés sont ceux qui n’ont pas encore atteint leur point d’équilibre, et qui risquent en outre de se trouver écartés des mécanismes de soutien public.

La désindustrialisation, une voie déjà suivie

Depuis les années 2000, les voies de la désindustrialisation sont donc empruntées par plusieurs catégories de producteurs. Parce que diffus et progressif, ce mouvement est pourtant mal identifié. Ainsi, certains produits, devenus familiers, sont sortis du moule industriel. Explorer le développement de ces filières permet de mieux saisir les leviers pour effectuer une désindustrialisation de ce secteur.

L’exemple le plus flagrant de produit ayant réussi ce tournant, par le nombre de producteurs qu’elle a fait apparaître, est sans conteste la bière. À ce jour, on compte 2 394 producteurs de bière artisanale en France. Ces brasseurs proposent plus de 10.000 références, couvrant 70 % de la consommation nationale. Ce tournant a mis fin à l’hégémonie de deux grandes marques industrielles sur ce produit, les fameux « packs » de supermarchés. La boisson était notamment pénalisée par son image véhiculée par les chansons de Renaud ou la caricature de Chirac. Ainsi, le marché de la bière, en déclin constant depuis 30 ans, a retrouvé la croissance depuis 2014.

Le renouveau de la bière artisanale doit être appréciée sous plusieurs angles. Tout d’abord, la désindustrialisation a fait renaître la subtilité du goût de ce produit, les producteurs ayant joué sur la variété des gammes. Ceci a permis de faire passer la bière d’un produit standard de grande distribution à un produit de dégustation, considéré comme plus savoureux.

L’exemple des bières artisanales montrent le foisonnement possible d’une production qui a redressé un marché en déclin.

Ce changement s’est accompagné d’un fort ancrage territorial, notamment dans les zones rurales. Il n’est désormais plus une région qui propose son propre houblon. Aussi, malgré une forte concurrence, le marché préserve une forte dimension artisanale : 30 % des producteurs sont des micro-brasseries, sortant en moyenne 150hl des cuves. Enfin, le regain de la dégustation est adossée à une consommation collective, et festive, notamment lors des concerts et festivals. Le regain de la consommation du produit s’est allié à un renouveau de la façon de consommer, privilégiant la bière en pression à la bouteille. Ce foisonnement de production bénéficie encore de solides perspectives. En effet, les importations de bière restent encore supérieures à nos exportations, le déficit commercial atteignant 300 M€ pour l’année 2019.

Carte de France des brasseries artisanales – consultation au 9 juillet 2022. Source : DMB Brasserie

De même, la production de miel a connu un fort essor ces dernières années. Ainsi, le nombre de producteurs déclarés a augmenté de 74 % entre 2015 et 2020, porté principalement par les petits apiculteurs qui alignent moins de 50 ruches. Cette montée en puissance est facilitée par l’absence de transformation et la facilité de travail de ce produit naturel, qui repose sur des normes sanitaires encore souples facilitant l’émergence de petites productions. Ainsi, plus de 85 % des producteurs qui ont moins de 150 ruches conditionnent eux-mêmes leur miel. Commercialement, 45 % de la production s’écoule en vente directe. En complément, 7 % sont dédiés à l’auto-consommation ainsi qu’aux dons. Cet essor des essaims a permis, en parallèle d’une offre standardisée, de proposer une variété de produits, reflétant les plantes pollinisées, en fonction des essences locales.

Le développement du miel local a bénéficié de la facilité de son conditionnement, mais aussi de la mauvaise image des produits importés.

L’intérêt pour cette production, amorcée avant le confinement, provient également de la mauvaise image associée aux produits importés de Chine. En particulier, l’ajout de sirop au produit, désormais largement connu, a contribué à faire reculer fortement les importations. La Chine représentait ainsi 22 % des importations en 2015, et plus que 7 % quatre ans plus tard. Enfin, il faut souligner que les produits liés au miel (cire, gelée…) représentent encore une part marginale des revenus des producteurs (entre 3,5 % et 7,8 % du chiffres d’affaires selon la taille de l’exploitation), ce qui constitue un futur axe de développement.

Le dernier marché qu’il est utile d’analyser est celui de la pâte à tartiner. Les français sont les champions de la consommation de ce produit, 300.000 pots étant consommés chaque jour. Ceci explique l’implantation de l’une des plus grandes usines du monde en Seine et Marne. Longtemps dominant, le géant italien Ferrero (fabricant du Nutella) a été victime d’une mauvaise publicité, liée à l’emploi de l’huile de palme, et à l’appétit de puissants concurrents : ses parts de marché sont passées de 85 % en 2013 à 65 % en 2019, dans un contexte de hausse globale des ventes. En effet, la moitié des consommateurs ont réduit, si ce n’est abandonné, la consommation de ce produit en raison du scandale associé.

Le marché de la pâte à tartiner, pour le moment très concentré, suscite la gourmandise de concurrents de tout niveau.

Or, cette ouverture à la concurrence a permis à de petites productions locales de se faire une place aux côtés des grandes marques qui cherchent également à investir ce marché. Elles ont su capitaliser sur un créneau bio, sans huile de palme, en développant également de nouvelles recettes et en utilisant des circuits alternatifs de distribution. Ce dernier cas est significatif, car les différents concurrents, tout en mettant en avant leur spécificité, ne peuvent totalement s’éloigner du goût ou de l’aspect standardisé du produit original. Le défi de ces producteurs est désormais de ne pas atteindre une échelle industrielle dans la compétition avec des mastodontes de l’agro-alimentaire qui se sont invités dans ce rayon.

Remonter les chaînes de valeur

Ces différents cas, qui visent à illustrer une dynamique, font ressortir des caractéristiques communes qui facilitent la désindustrialisation des productions. Tout d’abord, elles se basent sur un conditionnement simple qui facilite le transport et la conservation. La gestion d’une production de taille réduite impose en effet la possibilité d’un stockage des produits pour répondre à la demande. Le cas le plus emblématique étant celui du miel, qui n’est pas périssable. Par ailleurs, le conditionnement en petits formats permet d’envisager un prix unitaire acceptable pour le consommateur malgré un prix de revient au kilo plus élevé que celui des produits industriels. Enfin, il est indéniable que chacun des trois produits a pu bénéficier d’une image négative du produit industrialisé.

En complément, ces produits répondent pour l’essentiel a un « achat plaisir » : il s’agit d’achats plus ou moins exceptionnels, mais associés à un plaisir de la dégustation. Ceci justifie d’accepter un prix d’achat plus élevé que la moyenne, ou bien de prendre le temps de chercher un producteur à proximité. La réussite de la coopérative « C’est qui le patron ?», qui s’est inscrite dans les circuits de la grande distribution, offre néanmoins un contre-exemple sur les produits du quotidien. Grâce à la promesse d’une juste rémunération du producteur, la marque est devenue leader sur la vente du litre de lait en dépit d’un prix légèrement supérieur à la concurrence.

Il ne faut pas négliger les sérieux obstacles qui handicapent les petites unités de production.

Toutefois, cette stratégie de reconquête de la souveraineté alimentaire voit son développement bridé par de sérieux obstacles. Tout d’abord, les économies d’échelle offertes par un prix de revient moins élevé permettent une compétitivité-prix immédiate. Cet avantage apparaît d’autant plus précieux dans un contexte d’inflation. En effet, les dépenses d’alimentation constituent la première variable d’ajustement face aux dépenses contraintes. Bien que la crise énergétique pourrait rendre relativement plus compétitive la production artisanale, elle risque de souffrir de son image de produits haut de gamme, voire hors de prix.

En outre, la production en unités réduites présente une difficulté d’appariement entre l’offre et la demande. En effet, la production se trouve limitée par des capacités réduites et peut faire face à une demande très variable. Ceci réduit également la visibilité du producteur sur ses ventes, une difficulté que cherche à corriger le système d’AMAP. Enfin, cette activité exige d’un producteur à s’engager dans une activité de commercialisation. Or ce basculement exige du temps et des compétences spécifiques. Le producteur/commerçant se retrouve ainsi face à des arbitrages constants, de temps comme de moyens consacrés à chacune de ces activités.

Pour remédier à ces obstacles, des leviers peuvent être activés au niveau local, afin de favoriser la souveraineté alimentaire. Tout d’abord, le constat doit être fait que, hormis au travers d’associations, la production/transformation reste isolée. Le producteur se retrouve avec la charge de la commercialisation pour sa propre production. Or, regrouper des producteurs d’un même produit, sans effacer les spécificités, permet de proposer une offre plus pérenne permettant de répondre des demandes régulières, ou de grands volumes. D’autre part, la commercialisation croisée entre producteurs d’un même territoire pourrait faciliter l’accès des consommateurs aux produits et peut être source d’économies, notamment en matière de transports. Deux leviers importants pour démocratiser les productions locales et artisanales.

Préserver la souveraineté, un enjeu pour les pouvoirs publics

Par ailleurs, les collectivités locales ont la possibilité d’offrir un débouché aux productions locales, grâce à la restauration collective. Au delà de l’enjeu de santé publique, la démarche présente l’intérêt d’offrir une demande significative et régulière aux producteurs. La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines. Fin 2021, ils ne représentaient que 10 % des produits consommés. L’objectif légal – 50 % de produits locaux et issus de l’agriculture biologique en 2022 – apparaît hors d’atteinte. Ceci vient rappeler que les lois fixant des objectifs ne peuvent faire l’économie de contraintes ou de crédits pour se concrétiser. En l’espèce, les élus sont peu suspects de mauvaises volontés. En revanche, ils sont confrontés à des difficultés logistiques, pour respecter les contraintes sanitaires et de la commande publique, qui impose la mise en concurrence pour les achats publics.

Dès lors, le rôle de l’État apparaît incontournable. Tout d’abord pour mettre en relation et permettre la structuration de filières. À ce stade, les fonds alloués aux produits locaux se bornent à subventionner la formation des employés de la restauration collective publique ou à la création d’un futur label « cantine de qualité ». Une fois de plus, l’État préfère accompagner des initiatives individuelles, au lieu d’impulser un mouvement. Par exemple au travers des directions agricoles des préfectures.

La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines.

Rassembler les acteurs et poursuivre une vraie stratégie de souveraineté conduirait à identifier les blocages pour y apporter une réponse commune. Tandis qu’au niveau national, l’État s’engagerait à réviser les règles d’achats publics pour introduire une exception alimentaire. Pour l’heure, cette mission incombe aux collectivités locales, au travers des « Projets alimentaires territoriaux », dont le bilan serait prématuré. Toutefois, en reposant sur les ressources locales, cette démarche risque de favoriser les territoires les mieux dotés, au détriment de ceux qui en auraient sans doute le plus besoin.

Enfin, il est possible d’effectuer un vrai travail concernant les filières pour lesquelles la couverture des besoins nationaux est la plus fragile. Les données des douanes permettent d’avoir une vue d’ensemble sur la balance commerciale alimentaire de la France. Hormis certains produits très spécifiques, difficilement substituables, le cacao ou bien le whisky écossais, certains peuvent être ciblés. Il ressort des principaux postes de déséquilibre un déficit important sur les produits nécessaires à l’industrie agroalimentaire (matières grasses, amandes douces, soja…). En complément, certains produits, bien identifiés, souffrent d’une concurrence européenne forte (tomates, avocats). Ces éléments, permettent de prioriser les productions pour lesquelles il existe une solide demande interne et des marges de souveraineté.

Quel modèle d’alimentation pour demain?

Dans un récent rapport, le sénateur LR Laurent Duplomb s’inquiète de la possible perte d’influence de l’agriculture française. Il note en particulier l’échec d’une stratégie de montée en gamme de la production, associée à une ouverture des frontières. Un tel calcul favorise uniquement les produits de masse issus d’une agriculture aux standards écologiques et sanitaires dégradés. Facteur aggravant, entre 10 % et un quart des produits importés ne répondent pas à nos normes et sont possiblement dangereux. Le budget alloué au contrôle sanitaire, limité à 10 M€, est trop faible pour contenir ces risques.

La stratégie alimentaire de la compétitivité ne fonctionne pas. Il faut désormais changer de modèle.

Ce constat oblige à recentrer la stratégie qualitative poursuivie par l’agriculture française. Il convient désormais de privilégier le bien-être de la population à une stratégie commerciale, tournée vers la rentabilité. Sans quoi, le secteur devra se calquer sur les modèles hyper-industrialisés et concentrés, comme aux États-Unis ou au Brésil. Bien qu’aucun responsable politique ne prône officiellement ce modèle, la logique de la compétitivité y mène droit. Pour conjurer ce modèle, des options fortes doivent être assumées. Tout d’abord, prendre un virage protectionniste, en se fixant un objectif minimum de souveraineté sur les produits de l’alimentation. C’est-à-dire en acceptant une approche souple du libre-échange, avec des limitations ou des tarifications ciblées, déjà existantes dans certains domaines. En complément, pour être à la fois juste et viable, cette politique implique un volet social fort. Des chèques alimentaires ponctuels ne peuvent en effet suffire à démocratiser l’accès aux produits bio et locaux.

Or, l’alimentation reste encore un miroir des inégalités sociales. Paradoxalement, si les consommations se sont relativement uniformisées, sous l’effet de la grande distribution, les écarts se font plus subtils. Les catégories populaires sont tenues par les prix des produits. Ainsi, pour un même produit, les plus pauvres vont recourir d’avantage à des produits plus transformés ou de moins bonne qualité. Ceci contribue à expliquer leur plus forte exposition au risque d’obésité notamment, même si ce phénomène est multifactoriel.

Pour éviter une alimentation à deux vitesses, il faut des engagements forts sur le protectionnisme et l’accès à tous à une alimentation de qualité.

Le risque est alors grand, sans une vision publique forte, de voir le secteur se polariser. D’une part, des produits raffinés, artisanaux, réservés aux privilégiés. D’autre part, une dépendance de l’essentiel de la population à des produits toujours plus industrialisés. Cette tendance constitue un prolongement, dans l’assiette, des inégalités de revenus dans la société. Il s’agit là d’un combat culturel, la cuisine constituant véritablement un commun de la Nation, ainsi qu’une spécificité française. Lutter contre cette tendance implique également une vraie formation au goût dans les écoles. Alors que de plus en plus de jeunes ont du mal à reconnaître des fruits ou des légumes, il faut que celle-ci dépasse les dégustations lors de la semaine dédiée, comme le réclame des chefs cuisiniers comme Thierry Marx. Pour l’heure, le bien nommé Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ne s’est pas engagé aussi loin.

La crainte de pénurie, de retour depuis le confinement et la guerre en Ukraine, avait commencé à rendre les produits artisanaux relativement plus compétitifs, leur approvisionnement étant garanti. Toutefois, la hausse brusque des prix menace désormais les petits producteurs. Même à échelle artisanale, la transformation implique des processus très gourmands en énergie, pour des modèle encore difficilement à l’équilibre. Or l’alimentation est l’un des domaines qui concentre les hausses les plus fortes de prix, ce qui conduit à des arbitrages des consommateurs. Ceci est déjà flagrant pour la filière bio, qui a subi un violent coup d’arrêt après des années de forte croissance. Un contexte qui plaide pour une véritable Sécurité sociale alimentaire, permettant de concilier les enjeux économiques, sanitaires, sociaux et de souveraineté.

i « L’UE vise avant tout à protéger les agriculteurs et les consommateurs européens. Ainsi, l’accord conclu avec la Nouvelle-Zélande tient compte des intérêts des producteurs de produits agricoles sensibles de l’UE: plusieurs produits laitiers, viande bovine et ovine, éthanol et maïs doux. Pour ces secteurs, l’accord n’autorisera les importations à des taux de droit zéro ou réduits en provenance de Nouvelle-Zélande que pour des quantités limitées (au moyen de contingents tarifaires). »

ii4945 sur l’alimentation à date de consultation [20 juillet 2022] depuis mars 2021

Au Canada, la fuite en avant du secteur pétrolier

Quatrième producteur de pétrole mondial, le Canada fait face à un phénomène qui traduit l’incertitude croissante à laquelle son industrie pétrolière se trouve confrontée. À l’ouest du territoire, où sont concentrées la quasi-totalité des réserves, le nombre de puits inactifs, voire abandonnés, est en constante augmentation depuis une dizaine d’années. Le coût du démantèlement des infrastructures et de nettoyage des zones alentour pourrait atteindre plus d’un milliard de dollars canadiens (730 M €) d’ici 2025 selon un rapport publié en janvier dernier par le Directeur parlementaire du Budget (DPB), dont le bureau est mandaté pour produire une analyse comptable des politiques publiques. Un coût potentiellement exponentiel que les administrations publiques pourraient en partie assumer seules, en dernier ressort, face à l’inaction des entreprises du secteur.

Une industrie pétrolière au cœur de l’économie canadienne

Le ministère des Ressources naturelles estime que le territoire canadien abriterait plus de 171 milliards de barils, soit l’équivalent de 10% des réserves prouvées à l’échelle mondiale. Moins fréquemment cité que ses homologues de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), ou que son voisin américain, le Canada dispose pourtant de réserves immenses et d’une industrie extractive qui compte parmi les plus puissantes au monde. Toutefois, à l’instar du Venezuela, une grande partie des réserves de pétrole du Canada (97 %) se trouvent sous la forme de sables bitumineux, une forme de pétrole dit « non-conventionnel ». L’extraction des sables bitumineux, plus coûteuse et trois fois plus polluante que le pétrole conventionnel, demeure l’un des enjeux majeurs de l’industrie canadienne. Celle-ci est en effet régulièrement pointée du doigt pour la déforestation que nécessite la construction de mines à ciel ouvert, la contamination des eaux et notamment de l’immense rivière Athabasca à proximité, ou encore le rejet dans l’atmosphère de gaz à effets de serre (GES) liés au processus d’extraction des éléments pétrolifères dans les sables bitumineux.

En 2021, le secteur pétrolier et gazier représentait 5,5% du PIB canadien, tandis que l’Association canadienne des producteurs de pétrole (ACPP) estime que plus de 400 000 emplois sont directement ou indirectement liés à l’activité extractive dans le pays. Des chiffres qui dessinent une industrie pétrolière dont la place au sein de l’économie canadienne demeure prépondérante, en particulier dans les provinces de l’ouest du pays. Car c’est bien dans la seule province de l’Alberta que se trouvent plus de 80% des réserves de pétrole canadiennes. L’industrie extractive y représente un tiers du PIB de la province et deux tiers de ses exportations. Calgary, sa capitale économique, abrite par ailleurs les sièges sociaux des plus grandes entreprises pétrolières canadiennes, parmi lesquelles Suncor, Canadian Natural Resources Limited ou encore Husky. L’économie de l’Alberta, et dans une moindre mesure celle de la Saskatchewan voisine, repose donc en grande partie sur les résultats du secteur pétrolier. Selon l’Alberta Energy Regulator (AER, organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta), le nombre de puits de pétrole présents dans la province atteindrait quant à lui 460 000, contre environ 140 000 en Saskatchewan.

Cette prépondérance du secteur pétrolier dans l’ouest du pays n’empêche pas l’industrie de faire face à un changement progressif des caps politiques. Le Premier ministre Justin Trudeau, arrivé au pouvoir fin 2015, quelques semaines seulement avant l’adoption des Accords de Paris sur le climat (décembre 2015), annonce vouloir augmenter la part des énergies renouvelables dans le « mix énergétique » canadien et accompagner la transition de l’industrie pétrolière vers une activité moins émettrice tout en limitant ses effets sur les résultats économiques et sur l’emploi. En avril 2021, le Premier ministre canadien s’est ainsi engagé à maintenir son pays dans une trajectoire permettant une baisse du niveau d’émissions de GES de 40 à 45% par rapport au niveau de 2005 d’ici 2030.

« Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être. »

Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être, freinant les initiatives visant à réglementer son activité et s’appuyant sur des relais politiques puissants – notamment Jason Kenney, Premier ministre de l’Alberta – pour faire entendre ses intérêts. Par ailleurs, si les entreprises du secteur pétrolier entrevoient la possibilité d’une restriction de leur activité, elles ont désormais intégré une donnée financière fondamentale pour l’avenir du secteur à moyen terme : la baisse inéluctable de la valeur des actifs pétroliers. Une baisse de valeur qui s’explique à la fois par la perspective de l’épuisement des ressources, mais aussi (et surtout) par le risque réputationnel que représente désormais l’investissement dans les actifs pétroliers.

Le financement du secteur pourrait également être affecté par ce changement – encore timide – de priorités énergétiques, cette fois-ci à très court terme. La Caisse de dépôt et de consignation du Québec (CDPQ), deuxième fonds de pension du pays avec près de 400 milliards de dollars canadiens (290 milliards d’euros) d’actifs, a ainsi annoncé en 2021 vouloir liquider son portefeuille d’actifs pétroliers (environ 4 milliards de dollars) d’ici la fin de l’année 2022. Ces évolutions récentes traduisent les difficultés structurelles auxquelles va devoir se confronter l’industrie pétrolière canadienne. Aussi, face à l’absence de repreneur ou la perte de valeur de leurs infrastructures, certaines ont choisi l’abandon pur et simple, préférant solder leur perte que d’investir dans la remise en conformité ou la maintenance des puits de pétrole.

La facture liée aux puits orphelins en pleine explosion

C’est probablement là que réside l’explication de l’augmentation des puits de pétrole inactifs ou orphelins au Canada. Un puits de pétrole est considéré comme « inactif » s’il n’a produit ni gaz ni pétrole depuis plus de six mois et « orphelins » lorsqu’aucun exploitant connu et viable financièrement n’est connu. Selon un rapport du Directeur parlementaire du Budget (DPB) publié en janvier 2022, le nombre de puits orphelins recensés en Alberta est passé de 700 en 2010 à près de 8 600 dix ans plus tard. Parallèlement, le nombre de puits orphelins a également été multiplié par cinq en Saskatchewan (300 à 1 500). Les données de l’AER précisent que seuls 36% des puits de pétrole en Alberta sont aujourd’hui considérés comme actifs, soit le taux le plus faible jamais enregistré dans la province. Et si la crise de 2014-2015 (forte baisse du prix du baril de pétrole) a sans doute eu des effets conséquents sur l’industrie en Alberta, le constat réalisé par les autorités provinciales et le DPB soutient bien l’idée d’une évolution structurelle du secteur pétrolier au Canada.

Cette augmentation exponentielle de ces puits de pétrole orphelins ne sera pas sans conséquence financière. « Comme le nombre de puits orphelins augmente, le coût prévu du nettoyage des passifs environnementaux croît aussi », prévient le rapport du DPB. L’institution située à Ottawa (Ontario) estime que le coût cumulatif de gestion et de nettoyage de ces puits orphelins devrait ainsi atteindre 1,1 milliard de dollars canadiens (800 millions d’euros) d’ici 2025, contre seulement 350 millions de dollars canadiens (254 millions d’euros) sur la période 2015-2018. Le Directeur parlementaire du Budget précise par ailleurs que plusieurs biais conduisent vraisemblablement à une sous-estimation des coûts. D’abord la classification des puits, les procédures pour déclarer un puits « orphelin » étant relativement longues. Mais également parce que les estimations réalisées par l’organisme d’audit budgétaire fédéral ne prennent pas en compte les coûts de nettoyage si d’éventuels dégâts environnementaux (contamination des sols, fuites, incendies, etc.) intervenaient sur les puits à l’abandon. Enfin, le coût strictement environnemental de ces puits abandonnés est immense, puisque les puits non-colmatés rejettent du méthane dans l’atmosphère en grande quantité, un gaz dont les effets sur le réchauffement de la planète sont 86 fois supérieurs au dioxyde de carbone.

Aussi, comme c’est le cas pour de nombreuses industries polluantes, la question de la prise en charge de ces coûts de dépollution demeure au cœur du problème. En abandonnant simplement les puits de pétrole en l’état, les entreprises transfèrent le coût du démantèlement et de l’assainissement aux autorités publiques, forcées de le prendre à leur charge pour protéger la biodiversité, garantir la sécurité des populations, mais également envisager de réutiliser les terres sur lesquelles le forage était effectué. Or, comme le rappelle le DPB, « les organismes de réglementation provinciaux exigent que les entreprises pétrolières et gazières ferment les puits inactifs ». C’est-à-dire vérifier la sécurité des installations, mais aussi piloter la réhabilitation des territoires concernés. Les provinces, au premiers rang desquelles l’Alberta, s’efforcent de faire contribuer les entreprises par l’intermédiaire de programmes de dépôts de garantie : les entreprises pétrolières alimentent un fonds destiné à organiser la maintenance et le nettoyage des puits inactifs. Il s’agit en réalité de susciter une forme de redistribution intra-sectorielle, puisque les entreprises réalisant des profits couvrent, par ce biais, les éventuelles pertes des entreprises contraintes d’abandonner certains actifs.

« En dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. »

Néanmoins, les moyens d’action du fonds de garantie demeurent limités : le DPB met en exergue qu’en Alberta, les besoins de financement pour l’année 2021 (415 millions de dollars canadiens) excédaient déjà la capacité du fonds de garantie (237 millions), suggérant un manque de coopération de la part des entreprises du secteur, qui savent que la puissance publique viendra les suppléer. Car en dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. Les provinces ont quant à elles rapidement sollicité l’échelon fédéral, mettant en avant des coûts en constante augmentation. Dans le cadre du plan de soutien à l’économie lancé en mars 2020, au début de la pandémie de Covid-19, le gouvernement fédéral a ainsi déjà versé 1,7 milliard de dollars canadiens (1,2 milliard d’euros) aux provinces, dont 60% uniquement à l’Alberta, afin de contribuer à la réhabilitation des puits de pétrole abandonnés.

« Privatisation des gains, socialisation des pertes » ?

Pour l’heure, ce financement fédéral devrait permettre de couvrir les coûts de dépollution liés aux puits de pétrole orphelins dans les prochaines années. Le DPB souligne cependant que plusieurs inquiétudes demeurent. La mauvaise évaluation des coûts, mais surtout l’évolution structurelle de l’industrie pétrolière canadienne laisse présager une augmentation significative des coûts de cette nature au cours des prochaines décennies. De plus, le ciblage du soutien financier apporté au secteur extractif, et plus généralement à toutes les industries polluantes, pose toujours question. Sur les versements effectués par la province de l’Alberta aux entreprises, près de la moitié auraient ainsi bénéficié à des entreprises viables financièrement. Le risque principal est donc celui de l’effet d’aubaine : des entreprises qui disposeraient des fonds nécessaires pour assumer elles-mêmes le coût de la dépollution lié à leur activité transféreraient ce coût, grâce aux subventions ou aux financements qu’elles recevraient, directement aux contribuables.

L’association Alberta Liabilities Disclosure Project (ALDP), qui rassemble des citoyen(ne)s appelant à une plus grande transparence sur le passif des sociétés pétrolières et sur les politiques mises en œuvre pour sortir des énergies fossiles, plaide ainsi pour un versement aux entreprises assorti de conditions plus strictes, afin de limiter ces effets d’aubaine. Il s’agit, avance-t-elle, d’aider les entreprises pétrolières en difficulté à assumer leur passif, et en aucun cas permettre un financement supplémentaire de l’industrie toute entière. De plus, en écho à la parution du rapport du DPB en janvier dernier, l’association ALDP a fait remarquer qu’il n’était question, dans le rapport, ni du Manitoba, ni de la Colombie-Britannique, qui disposent pourtant elles aussi de ressources en hydrocarbures. Enfin, et c’est sans doute l’élément le plus vertigineux, il s’agit de rappeler que les questions liées aux puits de pétrole se limitent strictement à l’extraction du pétrole conventionnel, qui ne représente que… 3% des réserves canadiennes. Les sables bitumineux, extraits dans des mines à ciel ouvert ou selon des techniques de forage particulières, demeurent pour le moment en-dehors des estimations réalisées sur le coût qu’impliquerait l’arrêt de la production d’énergies fossiles.

À moyen terme, une potentielle diminution de la production canadienne de pétrole devrait contraindre les responsables politiques à se positionner plus explicitement. Pour l’heure, le Premier ministre Justin Trudeau, issu du Parti Libéral, affiche son intention d’accélérer le développement des énergies renouvelables, mais peine à infléchir véritablement la trajectoire de l’industrie pétrolière. Les relations parfois délicates entre le pouvoir fédéral et les provinces l’incitent à agir en permanence avec le souci des équilibres internes. L’Alberta, troisième province la plus riche du pays derrière l’Ontario et le Québec, demeure très largement dépendante de son industrie pétrolière et les soubresauts de celle-ci ont des effets sur l’économie du pays tout entier. En 2014 et 2015, la chute des prix du pétrole avait ainsi conduit à une dégradation soudaine des finances publiques de la province, mais aussi du taux de croissance du PIB canadien (passé de 3% en 2014 à 1% en 2015).

« À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. »

De son côté, l’industrie du pétrole trouve généralement ses meilleurs alliés parmi les élu(e)s du Parti Conservateur. La récente désignation de Pierre Poilièvre, défenseur revendiqué de l’industrie pétrolière, comme chef du Parti Conservateur, devrait conforter les représentants du secteur. Fustigeant au cours de sa campagne pour accéder à la tête du Parti Conservateur, un gouvernement Libéral « ouvertement hostile au secteur énergétique », Pierre Poilièvre a en outre bénéficié d’un contexte mondial fragilisé par la guerre en Ukraine pour appuyer le discours de souveraineté énergétique mis en avant par une partie de l’industrie. Les yeux tournés vers la (probable) succession de Justin Trudeau prévue en 2025, Pierre Poilièvre entend ainsi porter ce soutien du secteur pétrolier au sommet de l’État fédéral. À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. Son coût, lui, pourrait suivre une trajectoire exponentielle au cours des prochaines années, et l’industrie semble s’évertuer à en transférer la charge aux autorités provinciales et fédérales. Industrie qui, en attendant, creuse toujours : selon les dernières estimations, les réserves hypothétiques enfouies dans le sol de l’Alberta pourraient représenter près du double des réserves prouvées.

La souveraineté spatiale : un énième déclassement pour la France

La fusée Ariane 5 décollant de la base de Kourou en Guyane française. © MEAphotogallery

Alors que l’espace suscite de nouveau l’intérêt des grandes puissances et de nouveaux acteurs privés, la France semble se reposer sur ses lauriers et abandonner son rôle de puissance spatiale. D’une part, Paris semble préférer déléguer cette activité au secteur privé, au lieu de piloter indirectement l’action de ce dernier, comme le fait la NASA. D’autre part, l’Allemagne ne cache plus ses ambitions et délaisse la coopération européenne, tout en essayant de récupérer les technologies françaises.

La conquête spatiale fut l’un des grands enjeux de la Guerre froide. Dans cet affrontement entre Soviétiques et Américains, la politique d’indépendance du général De Gaulle s’est également traduite en termes de souveraineté spatiale. Du programme Véronique au développement d’Ariane 6, la France reste un acteur majeur du spatial dans le monde. Ce rôle permet d’avoir une place importante en matière militaire, scientifique et industrielle. Ce, même face aux géants étasuniens, russes et, aujourd’hui, chinois. Pour ce faire, la France a pu compter sur l’expertise acquise par le Centre national d’études spatiales (CNES) qui a fêté ses 60 ans en 2021. Ces compétences, fruit d’années d’investissements et d’ambitions publiques, ont fait le lit de l’excellence française en matière spatiale. Depuis lors, la France a tout naturellement pris le rôle de moteur européen dans les activités extra-atmosphériques. Toutefois, fer de lance de la souveraineté française, le secteur spatial ne cesse de voir sa position fragilisée par l’absence de vision et la naïveté de la France face à l’Allemagne dans l’UE.

Une nouvelle zone de conflictualité ?

En 1958, une résolution de l’ONU faisait référence à l’usage « exclusivement pacifique » de l’espace extra-atmosphérique. A l’époque, Russes et Américains s’étaient entendus pour faire retirer l’adverbe exclusivement dans le texte onusien. Bien qu’ancienne, la militarisation, c’est-à-dire l’usage à des fins militaires de l’espace, tend à s’accentuer ces dernières années. La facilité de l’accès à l’espace permet aux armées du monde entier d’envoyer des systèmes orbitaux d’observation et de télécommunication. En revanche, l’arsenalisation – l’usage d’actions militaires dans, depuis et vers l’espace – de la zone extra-atmosphérique paraît de plus en plus inéluctable. De nombreux Etats sont par exemple d’ores et déjà capables de détruire des satellites depuis le sol.

Barack Obama, le premier, avec le Space act a ouvert la voie à l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens.

Pourtant le traité de l’espace de 1967, la référence en droit spatial, indique que nul ne peut s’approprier l’espace. La zone extra-atmosphérique est donc ouverte à tous. De même, le traité stipule que les armes nucléaires ne peuvent y être déployées. Le texte reste néanmoins flou et sujet à interprétation dans sa rédaction. Il apparaît de moins en moins adapté aux nouvelles réalités conflictuelles, comme le note un récent rapport d’information parlementaire.

En 2015, Barack Obama ouvre une première brèche avec le Space act, qui autorise l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens. Par la suite, Donald Trump suivra en créant une Space force pour défendre les intérêts des Etats-Unis dans l’espace. Emmanuel Macron, dans la foulée de son homologue américain, a décidé de passer à une doctrine plus active en termes de protection des intérêts spatiaux de la France. Ceci afin de « répondre aux défis […] dans les nouvelles zones de confrontation que sont l’espace cyber ou l’espace exo-atmosphérique ».

Space X et les réalités du new space

Si l’intérêt pour l’espace connaît un regain d’intérêt depuis environ une décennie, cela s’explique aussi par les mutations profondes de l’industrie spatiale suite à l’arrivée d’acteurs privés. Ainsi, plusieurs sociétés, dont celles de multimilliardaires, se sont engouffrées dans ce nouvel environnement technologique et sociétal, dénommé new space. Les emblèmes de cette nouvelle ère sont sans aucun doute Space X d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos. Le phénomène a également gagné le Vieux continent. De nouvelles entités y ont émergé et viennent concurrencer les acteurs traditionnels du spatial, comme Airbus, Thales, Safran, etc. En outre, ce nouvel âge spatial s’appuie également sur un cycle d’innovation plus court dû à la miniaturisation des satellites et de leurs composants, d’une part, et la numérisation de la société, d’autre part. Cette numérisation à outrance a pour corollaire non seulement des infrastructures au sol, câbles sous marins et data centers, mais également des moyens de télécommunication en orbite, tels que les constellations de satellites actuellement déployées par Starlink (Elon Musk), OneWeb (Airbus) ou Kuyper (Jeff Bezos). L’émergence du tourisme spatial fait également partie des moteurs de ces mutations.

Derrière le phénomène au nom rêveur du new space se trouve une réalité bien connue, celle des start-ups. Il s’agit de l’afflux de capitaux privés, via du capital risque, sensibles à l’image positive que véhicule le spatial, ses innovations technologiques et la rentabilité présumée du secteur. Ce faisant, il s’est créé un effet d’entraînement global. A l’instar de la bulle Internet, au début des années 2000, le new space n’est d’ailleurs pas à l’abri d’une bulle financière, notamment alors que les taux d’intérêt sont en train de remonter.

Toutefois, si cet appel aux capitaux privés, notamment aux États-Unis, conduit certains commentateurs à évoquer une privatisation de l’espace, cette dernière mérite d’être questionnée. Premièrement, ces financements viennent parfois en complément du public sur des programmes très onéreux. Deuxièmement, les principaux clients de Space X restent le gouvernement américain lui-même à travers la NASA ou le Pentagone. Cela se traduit par de nombreux lancements institutionnels pour l’envoi de satellites, civils et militaires, ou l’approvisionnement de l’ISS (Station spatiale internationale) avec le Falcon 9. Enfin, toutes les technologies développées par ces acteurs privés sont issues des recherches de la NASA, comme le rappelle notamment les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato.

Ainsi, et de manière contre intuitive, l’apport du new space dans l’écosystème spatial américain tient moins de l’innovation de rupture que de la facilité qu’ont ces entreprises à industrialiser les technologies de la NASA. En somme, entre le new space aux États-Unis et la NASA, la filiation est directe. Le rapport d’information parlementaire cité plus haut, révèle ainsi qu’historiquement la NASA a utilisé les acteurs du New space pour pallier l’échec de son programme de navette.

Ainsi, les rares marchés exclusivement privés se trouvent dans le tourisme spatial et les méga-constellations en orbite basse. Ces deux activités, dont le modèle économique est très fragile, sont toutes deux très polluantes et néfastes aux activités scientifiques.

Entre automutilation et illusion libérale : le new space français

Face à cette nouvelle configuration, la France tente aujourd’hui de rattraper ce qu’elle considère comme un retard. Néanmoins, à la différence des Etats-Unis, le marché des lancements institutionnels européens n’est ni conséquent ni garanti. Quand le budget de la NASA s’élève à plus de 20 milliards, celui du CNES atteint à peine plus de 2 milliards et de 6 milliards pour l’ESA (European Space Agency). 

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français.

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français. En effet, avec Arianespace, qui gère la commercialisation et l’exploitation des systèmes de lancements depuis Kourou (les lanceurs Ariane et Vega), la France a un accès privilégié, et de qualité, à l’espace ! Pour soutenir les acteurs du new space, Emmanuel Macron a annoncé investir 1,5 milliard dans ce secteur dans le cadre du plan France 2030. Dès lors, deux stratégies distinctes se dessinent de chaque côté de l’Atlantique : d’un côté une privatisation pilotée par la NASA, de l’autre un véritable laissez-faire, sans planification

L’automutilation de l’Etat français et l’absence de vision à long terme, censée guider les politiques spatiales, se font ressentir au cœur même de l’excellence française. En effet, le Centre national d’études spatiales est touché de plein fouet par ces nouvelles orientations. C’est pourquoi, en avril dernier, les ingénieurs du CNES, de Paris à Kourou, dans un mouvement sans précédent depuis 60 ans, ont décidé de se mettre en grève pour protester contre les nouveaux contrats d’objectifs. Ces derniers, aux dires des syndicats, privilégient les nouveaux acteurs privés au détriment de la recherche publique. Leur crainte est qu’à travers ces objectifs, le CNES ne devienne qu’une agence de financement. Dès lors, le regard stratégique sur le devenir des grands projets reviendrait aux seuls industriels. 

Ces craintes sont fondées : ce retrait du CNES est déjà une réalité depuis 2015, quand Manuel Valls avait décidé de vendre les parts de l’Etat (34%), à travers le CNES, dans la société Arianespace. Cette société est pourtant hautement stratégique en termes d’efficience industrielle et de souveraineté d’accès à l’espace. Les parts ont été cédées à la co-entreprise (Ariane group), composée de Safran et d’Airbus. La cession a mis fin à la logique de partenariat public/privé qui avait prévalu en France et qui avait fait ses preuves. A sa place, une logique de gestion pilotée uniquement par les industriels, notamment celle du futur lanceur Ariane 6, est en train de s’affirmer.

L’Allemagne se rêve en puissance spatiale

Outre une ambition politique aux abonnés absents, le spatial français doit faire face aux divergences politiques avec l’Allemagne. Ces divergences ne sont du reste pas nouvelles, elles existent d’ores et déjà pour l’industrie militaire. La naïveté française dans les grands projets industriels de l’UE permet aux entreprises allemandes de siphonner les technologies françaises. Du programme SCAF (avion de chasse de nouvelle génération) au transfert du moteur d’Ariane 6 de Vernon vers la Bavière, les exemples sont légion.

Face aux problèmes budgétaires de la France, l’Allemagne s’est en effet mise en tête de prendre le leadership européen dans le spatial. Le conseiller espace d’Angela Merkel à l’époque, Peter Hintze, relayé par La Tribune, le disait en ces termes : « l‘Allemagne occupe le deuxième rang européen en matière de spatial; se satisfaire du deuxième rang ne suffit pas, il faut considérer ce classement comme une source de motivation ».

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels.

Depuis, l’Allemagne a été à plusieurs reprises la plus grande contributrice du budget de l’ESA. L’objectif, à peine voilé, est de conforter sa base industrielle dans un esprit mercantile orienté vers la haute valeur ajoutée. Les spécialistes faisaient remarquer à l’époque l’absence de vision en termes d’indépendance dans le discours allemand, comme le confirme un document que s’est procuré La Tribune. Ce dernier indique que le gouvernement allemand pense qu’ « un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n’est pas un objectif prioritaire […] ». D’autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : « la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis […] Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu’avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles ». L’Allemagne y fustige également le manque de concurrence face à Arianegroup.

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels. A contrario, la tradition française, qui associe programmes civils et militaires, est de penser le spatial en termes de souveraineté d’accès. Ainsi, profitant de l’avènement du new space, Berlin a fait émerger de nouveaux acteurs tels que OHB ou encore ISAR Aerospace. Ces différents choix stratégiques de l’Allemagne posent des problèmes de cohérence à ses partenaires européens, notamment la France. Récemment, l’agence spatiale allemande (DLR) a choisi Space X pour l’envoi de son satellite d’observation de la terre. Ou, encore, le lobbying d’OHB en faveur du lanceur américain pour l’envoi des derniers satellites du programme Galileo, le GPS européen. De fait, Berlin semble avoir abandonné toute idée de préférence européenne.

Outre-Rhin, on pense l’avenir à travers les megaconstellations et les micro lanceurs réutilisables. Ils visent ainsi le marché, non institutionnel, des envois commerciaux. Cette stratégie permet à ces start-ups, soutenues par le gouvernement allemand, de s’autonomiser, en partie, du port spatial de Kourou. L’opération Launch Germany s’inscrit dans cette logique. Elle a pour objectif de développer une zone de lancement pour micro-lanceurs en mer du Nord. Pourtant le CNES, l’ESA et Arianegroup cherchent à redéployer l’ancien site de lancement de la fusée diamant en base pour micro-lanceurs. Il s’agit des programmes Thémis, Prometheus et Callisto.

Ces divergences se confirment dans cette période de transition entre les versions 5 et 6 d’Ariane. Cette dernière est censée être plus compétitive face à la concurrence de Space X. Néanmoins, conscient des défis de la fusée réutilisable, Paris indique que ce nouveau lanceur, qui n’intègre pas de modules réutilisables, est quasi obsolète. La volonté est donc d’embrayer très vite sur une nouvelle génération de lanceurs. Pour Berlin, qui a financé un des quatre milliards de conception d’Ariane 6, c’est évidemment trop tôt. Le retour sur investissement de la fusée Ariane 6 se fera certainement sur la durée, entre 10 à 15 ans. Or, repartir sur une nouvelle génération de lanceur entraînera d’énormes coûts de conception, jusqu’à 10 milliards d’euros selon les estimations. Ce sont les industriels d’Arianegroup et l’ESA, au travers de ses membres étatiques, qui porteront ce coût.

Le port spatial de Kourou : un fleuron mis à mal

Si l’avenir de la coopération spatiale européenne reste incertain, qu’en est-il des bases de lancement ? Pour l’heure, le port spatial de Kourou, en territoire français, offre au pays des Lumières un atout essentiel d’indépendance et de sécurité. Le déploiement des programmes de vols, notamment ceux à usage militaire, se fait sans contrainte d’exportation et de location d’un site étranger. L’indépendance qu’offre ce site lui confère donc un grande importance. Malheureusement, celui-ci est également confronté à une période difficile.

Le 25 décembre 2021, comme un cadeau offert à la communauté scientifique et au monde, s’envolait le télescope James Webb. Le remplaçant du célèbre Hubble était attendu par les scientifiques du monde entier. Depuis, James Webb réjouit la communauté scientifique et même les particuliers par ses performances optiques. Ce joyau technologique a coûté 10 milliards de dollars à la NASA sur 20 ans. Le télescope est parti depuis Kourou, en Guyane, empaqueté dans la coiffe d’une Ariane 5. La précision du vol fut telle que le télescope a gagné en durée de vie en économisant son carburant.

Si, cet exploit technique et scientifique a été salué par la NASA, qui a reconnu l’extrême précision du lancement, il ne saurait cacher néanmoins les difficultés du sport spatial. Le développement d’Ariane 6 s’articule autour d’un leitmotiv : la réduction des coûts. Cela passe notamment par la réduction d’effectifs, surtout lorsque les budgets sont contraints et orientés vers des start-ups. Dans ce cadre, le gestionnaire du site, Arianegroup – actionnaire majoritaire d’Arianespace (76%) – se prépare depuis deux ans à des réductions d’effectifs. 600 licenciements répartis entre la France et l’Allemagne, sont évoqués. Concernant le Centre spatial guyanais, une étude évoque une suppression de 300 postes. Cette réduction d’effectifs fait craindre une perte de savoir-faire, notamment dans le domaine d’excellence de la France : la filière des lanceurs.

Du côté des salariés de la base, c’est le flou concernant la suite de l’aventure spatiale. « Les salariés sont anxieux face à la baisse de cadence et les solutions amenées pour y faire face. L’arrêt prématuré de Soyouz n’arrange pas les choses. Il y a une véritable lenteur des dirigeants à trouver et proposer des solutions. » nous rapporte Youri Antoinette, syndicaliste UTG-CGT sur la base. Pour ce dernier, le contrat passé avec Amazon est une bonne nouvelle.

Il s’inquiète néanmoins de la gestion de cette période de transition. En effet, le lancement de la constellation Kuiper d’Amazon doit débuter en 2024 à bord d’Ariane 6. Il y a donc un trou de deux ans à combler. Cette transition devait se faire grâce au lanceur russe Soyouz, basé en Guyane depuis 2011. Cependant, la guerre en Ukraine a eu pour conséquence l’arrêt des coopérations entre l’ESA et Roscosmos. L’UE n’a par conséquent pas de lanceur de substitution. Dans l’intervalle, la production d’Ariane 5 est stoppée et le programme Ariane 6 a pris du retard. De plus, L’arrêt de Soyouz signe la disparition de 50 emplois équivalent temps plein sur la base.

La souveraineté spatiale de la France est donc mise à mal de toute part. Son rôle moteur au sein de l’UE est remis en cause par l’Allemagne, dont les ambitions hégémoniques s’affirment de plus en plus. Pendant ce temps, en dehors de l’UE les puissances spatiales poursuivent leur affrontement pour la primauté scientifique, industrielle et/ou commerciale. Force est de constater, qu’à ce jour, la France, prise dans le dédale de ses contradictions et de l’UE, semble ne plus avoir les capacités de tisser le fil d’Ariane d’une nouvelle ambition spatiale.

Rachat des turbines Arabelle par EDF : une politique industrielle sans boussole

Turbines Arabelle et logo de General Electric derrière Emmanuel Macron. © Marius Petitjean pour LVSL

En pleine guerre en Ukraine, Rosatom, entreprise publique russe, pourrait prendre 20% des parts des turbines Arabelle, en cours d’acquisition par EDF (Électricité de France). Emmanuel Macron a en effet choisi l’électricien français pour racheter ces turbines, fleuron de l’industrie française, à General Electric. Si ce rachat est présenté comme un symbole de souveraineté industrielle, le choix d’EDF, en grande difficulté financière, est très curieux. Ainsi, en ouvrant le capital à Rosatom, EDF deviendra fournisseur d’un de ses concurrents. Alors que d’autres options étaient pourtant sur la table, cette décision hâtive illustre l’absence de politique industrielle sérieuse.

Alstom est le symbole du déclin industriel de la France. Cette entreprise, autrefois florissante, a subi le mythe du fabless (sans usines, ndlr) de plein fouet. La vente de la branche énergie de l’ex-Compagnie générale d’électricité s’est faite sur fond de guerre économique et d’extraterritorialité du droit étasunien. La cession à General Electric (GE) confirme les errements industriels du secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis ministre de l’Économie, puis Président de la République, Emmanuel Macron. Ce dernier a joué un rôle prépondérant dans ce qu’Arnaud Montebourg avait qualifié d’« humiliation nationale ». Rôle qui lui a valu une saisine de la justice de la part du député Olivier Marleix (LR) pour ce qu’il a appelé un « pacte de corruption ». Ce dernier a également diligenté une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, ce qui témoigne du sérieux de l’affaire.

Les turbines Arabelle équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activité dans l’Hexagone, nos sous marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle.

Ironie de l’histoire, c’est ce même Emmanuel Macron qui tente aujourd’hui un rétropédalage avec le rachat d’une partie de l’activité nucléaire de GE par EDF. Après sept ans passés, durant lesquels GE n’a respecté aucune des promesses tenues au moment de l’accord de vente. Ce rachat est hautement symbolique et stratégique car GE-Alstom (GEAST) a accueilli à la suite de la vente de 2014 un bijou de technologie française, les turbines Arabelle. Ces dernières équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activités dans l’Hexagone, nos sous-marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle. Le fait que les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron aient été aussi passifs, voire complaisants, face au délitement d’une activité aussi vitale pour notre souveraineté nationale avait légitimement choqué de nombreux Français.

La fausse bonne affaire

C’est depuis Belfort qu’Emmanuel Macron a confirmé l’accord d’exclusivité signé entre GE et EDF sur la reprise des activités nucléaires du conglomérat américain. Cette production concerne en particulier les turbines Arabelle, fleurons de l’industrie nucléaire française présentes au sein de GEAST, une filiale de GE. Ces accords devraient se finaliser d’ici 2023. Profitant de l’événement, le Président a affiché ses ambitions en matière de nucléaire civil avec l’ambition d’atteindre la neutralité carbone à travers une relance de l’atome. Tournant le dos à une immense turbine, le Président, pas encore candidat à l’époque, voulait s’assurer l’image d’une ambition de réindustrialisation pour la France. Or, loin des effets de communication, ce sont les atermoiements face à la difficile mais nécessaire tâche de réindustrialiser le pays qui sont apparus. Et, à ce jeu, le bilan d’Emmanuel Macron est de 10 ans et non de 5 ans.

En effet, si le bataillon de communicants de l’Élysée s’est mis en branle dès l’annonce de Belfort pour étaler les éléments de langage sur la reprise d’une partie de GE, mettant en avant le regain de souveraineté et la bonne affaire financière que représente la transaction, la réalité est bien moins reluisante. D’abord, l’accord entre EDF et GE ne concerne pas l’ensemble des activités achetées à Alstom il y a sept ans. Il s’agit des « équipements d’îlots conventionnels de GE Steam Power pour les nouvelles centrales nucléaires, ainsi que la maintenance et les mises à niveau des centrales nucléaires existantes », indiquent les deux groupes. En somme, cela concerne les turbines Arabelles et la société de maintenance GEAST, déjà détenue à 20% par l’État.

Ensuite, le prix du rachat semble avoir été particulièrement mal négocié. Au départ, celui-ci était annoncé à 270 millions de dollars. Pourtant, EDF va débourser 1,2 milliard de dollars au total pour cette acquisition. Ce tour de passe-passe est réalisé grâce aux 800 millions de trésorerie que possède GEAST au moment de la vente. Or, cette trésorerie est en réalité constituée d’avances de paiement de clients, soit une partie du chiffre d’affaires, d’ores et déjà amputées pour les années à venir. À cela s’ajoute 65 millions de dettes, reprises par EDF. En comparaison, ce prix est deux fois plus élevé que la valeur estimée de GEAST en 2014, au moment de la vente d’Alstom. Le prix était alors estimé à 588 millions d’euros. Selon Frédéric Pierrucci, ancien cadre d’Alstom et victime collatérale de la guerre économique menée par les États-Unis, le gouvernement français a largement contribué à faire gonfler la valeur de GEAST, en annonçant le rachat avant même que les négociations soient terminées, ce qui a fait grimper le cours en bourse de GE. M. Pierrucci avait pourtant monté un plan de rachat 100% français beaucoup moins onéreux, dont Bercy n’a jamais voulu entendre parler. Alors que General Electric subissait encore les conséquences de la crise des subprimes, l’opportunité était pourtant réelle.

En outre, le flou reste total sur le périmètre de la vente. Et cela questionne avec plus d’acuité le prix de 1,2 milliard. GE garde en effet les activités rentables de maintenance de centrales à charbon et conserve la construction de l’îlot conventionnel pour le parc américain qui représente 100 GW. Pire, il n’y a aucune certitude sur la présence des précieux brevets dans l’opération. Sitôt la vente de la branche énergie d’Alstom conclue, GE les avait en effet placés à l’étranger. Par ailleurs, dans son ouvrage l’Emprise (Seuil, 2022), le journaliste Marc Endeweld, évoque des possibilités d’espionnage industriel et technologique, autant par les Américains que par les Chinois. Il y révèle notamment le témoignage d’une source affirmant que des erreurs ont été produites lors de contrats passés avec la Chine.

Casse sociale et pertes de compétence

Par ailleurs, la branche d’Alstom que va racheter EDF n’est plus la même que celle qui a été vendue. Au moment de la vente, en 2014, le ministre Arnaud Montebourg avait négocié des garanties en matière de création d’emplois. À l’époque, GE faisait miroiter la création de 1 000 emplois sur le site de Belfort, une promesse insérée dans une clause particulière qui prévoit une amende de 50 millions d’euros en cas de non-respect des engagements. De même, Emmanuel Macron, successeur de Montebourg, assurait à l’Assemblée nationale en 2015 qu’il veillerait au respect des engagements de GE.

Dans les faits, ce millier d’emplois n’a cependant jamais été créé. Au contraire, les plans sociaux se sont multipliés sous l’ère GE. Selon le syndicat CFE-CGC, GE a ainsi détruit 3 000 emplois depuis 2014. Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade. Face à ce constat, l’État a tardé à exiger le paiement de l’amende de 50 millions, censés alimenter un fonds de réindustrialisation (fonds Maugis) pour Belfort.

Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade.

Cette casse sociale n’est pas sans conséquence pour les performances industrielles. Les compétences perdues sont en effet difficiles à retrouver à court et moyen termes. Ce faisant, nos industries se retrouvent dans l’obligation de sous-traiter ou de délocaliser des productions à des endroits où les compétences sont soit présentes en grand nombre soit moins chères. Ainsi le retour d’une souveraineté industrielle vantée par le gouvernement est peu crédible. Les répercussions pour notre industrie nucléaire sont importantes : les échecs répétés de l’EPR de Flamanville s’expliquent en grande partie par la disparition d’un savoir-faire que le monde entier enviait à la France.

Un cadeau empoisonné pour EDF

Enfin, le choix d’un rachat par EDF interroge, alors que le groupe traverse actuellement une profonde crise. Néanmoins le fournisseur historique d’électricité est l’atout du duo Macron Kohler dans la nouvelle stratégie nucléaire de l’Élysée. Cette stratégie prend racine dans le fameux plan Hercule de scission d’EDF. La création de six nouveaux EPR puis huit autres pour 2050, annoncé par Macron à Belfort, rentre dans cette logique. Reste à savoir si EDF, pressurisé aussi par le dispositif ARENH, a les reins assez solides pour encaisser cette demande. Les financements à mettre en œuvre sont colossaux et la perte de compétence sur le nucléaire est considérable.

NDLR : Pour en savoir plus sur la crise que vit EDF, lire sur LVSL l’entretien de William Bouchardon avec Anne Debrégéas : « Électricité : C’est le marché qui a fait exploser les prix »

Dès lors, le rachat des turbines Arabelle apparaît comme un cadeau empoisonné dont on mesure encore mal les conséquences. Pour Jean-Bernard Lévy, dirigeant d’EDF, cela apparaissait incongru d’aller sur une activité industrielle alors que ce n’est pas son cœur de métier. De plus le PDG d’EDF préfère, selon ses propres dires, se fournir en turbines venues de Chine plutôt que de Belfort. L’État possédant 87% d’EDF, Emmanuel Macron a toutefois réussi à tordre le bras à l’électricien et à conclure cet accord.

Si l’entrée de Rosatom au capital de GEAST fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine.

Par cette opération, EDF devient en effet fournisseur de son principal concurrent, l’entreprise publique russe Rosatom, qui est l’un des premiers clients des turbines Arabelle. De même, Rosatom fait également appel à de nombreuses entreprises françaises, telles que Vinci, Bouygues, Assystem, Bureau Veritas ou Dassault Systèmes. Ces interdépendances, et la nécessité pour EDF que Rosatom continue à acheter des turbines Arabelle, se réglera sûrement par l’entrée de Rosatom au capital de GEAST. Les premières informations, bien que niées par le gouvernement, laisse entendre une prise de participation de 20% pour Rosatom contre 80% pour EDF. Si l’opération fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine. Le secteur de l’énergie, en particulier le gaz et le nucléaire, reste néanmoins exclu des sanctions pour le moment.

Bien sûr, on peut légitimement se réjouir du retour des turbines Arabelle en France pour la souveraineté industrielle du pays. Néanmoins, ce nouvel épisode ne répare pas les dégâts causés durant sept ans à notre filière nucléaire qui poursuit son délitement. En outre, le choix du repreneur est problématique à plusieurs niveaux. Cette concentration verticale fait d’EDF, en grande difficulté financière, un fournisseur de ses propres concurrents. Le fait que d’autres projets de reprise plus pertinents étaient sur la table laisse présager que cette décision répond surtout à une logique court-termiste : effacer la cicatrice de la braderie d’Alstom à l’approche des élections. Une nouvelle fois encore, un coup de communication a visiblement été préféré à un véritable projet industriel.