« L’impôt sur les successions est peu apprécié alors que bon nombre de personnes ne le paient pas » – Entretien avec Nicolas Frémeaux

Des billets de banque. © sharonmccutcheon

De nombreux économistes, à l’instar de Thomas Piketty, constatent une augmentation des inégalités dans nos sociétés. Si les questions des salaires, des impôts ou des minima sociaux sont souvent soulevées, l’inégale répartition des patrimoines l’est beaucoup moins. Or, l’idéologie néolibérale dominante tend à faire diminuer les taxations sur les capitaux, au bénéfice des plus grosses fortunes. Les transmissions, à savoir les donations entre individus et les héritages, sont également mal distribuées dans la population. Dans son livre Les nouveaux héritiers (Le Seuil, 2018), Nicolas Frémeaux, maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris 2, explique ce phénomène et les leçons à en tirer. Retranscription par Cindy Mouci.


LVSL : Vous débutez votre ouvrage en faisant la même observation que Thomas Piketty : on assiste à un retour des sociétés patrimoniales. Quelles sont les principales conséquences de ce phénomène ?

Nicolas Frémeaux : Au niveau macro-économique les français n’ont jamais été aussi riches. Cela s’applique également à d’autres pays, et il s’agit d’une bonne nouvelle. Une des conséquences directes de cela est que l’on peut mobiliser fiscalement des masses de patrimoines. L’autre versant de ce phénomène est que ce retour du patrimoine que nous observons depuis les années 1970-1980 est très inégalement réparti : tout le monde n’en profite pas de la même manière. Même si cela varie d’un pays à un autre, d’une époque à une autre, les patrimoines restent très concentrés.

Si l’on creuse un peu sur la question des inégalités, on observe un retour du patrimoine qui est surtout celui de l’héritage. Au-delà de l’augmentation des inégalités, on a un changement dans leur nature : elles sont beaucoup plus héritées aujourd’hui que dans les années 1970. Cela signifie que les positions patrimoniales sont davantage corrélées au fait d’être né dans une bonne famille, d’avoir hérité, plutôt que d’avoir accumulé du patrimoine en épargnant. C’est le principal trait que l’on observe et que j’essaie de mettre en avant dans ce livre.

Si l’on essaie de chiffrer le patrimoine privé des ménages français, en mettant de côté celui de l’État, on observe que les deux tiers de ce patrimoine viennent de l’héritage quand un tiers seulement vient de l’épargne. C’était exactement l’inverse dans les années 1970. La première conséquence de ce phénomène est son côté inégal : tout le monde ne va pas hériter de la même chose. La grande majorité des individus n’hérite d’ailleurs de rien. Parmi ceux qui héritent, il y a une forte concentration. Ce retour de l’héritage implique des inégalités qui ne sont pas méritées : vous ne choisissez pas la famille dans laquelle vous naissez. Si vous héritez, tant mieux, si vous n’héritez pas, tant pis pour vous.

Des travaux montrent aussi que les sociétés dans lesquelles il y a beaucoup d’héritages et de transmissions ne sont pas vraiment les sociétés les plus efficaces. Souvent, l’argument invoqué est que l’héritage permet aux personnes qui en bénéficient d’investir, d’entreprendre. La réalité est souvent différente. Le patrimoine n’est pas forcément mieux utilisé par un héritier. Ces problèmes sont assez importants et justifient la fiscalisation de ces héritages, à la fois pour des questions de justice sociale, mais aussi pour des questions purement économiques.

LVSL : Vous avez réalisé votre thèse sur l’homogamie : est-ce que cette tendance à se marier avec des personnes du même groupe social que le sien va renforcer le poids de cet inégale répartition entre les héritages ?

N.F : Oui, et c’est un élément assez important mais qui n’est pas très bien documenté. Si vous avez un héritage très inégalement réparti à un niveau individuel, et qu’en plus les individus se mettent en couple avec les personnes qui leur ressemblent, cette polarisation va être accentuée.

C’est quelque chose qui est difficile à mesurer car il faut avoir des données très détaillées sur chacun des conjoints, sur ce que chacun hérite. Ce n’est pas si simple que cela. Mais depuis les années 1990, il n’y a pas d’évolution très marquée de cette homogamie.

LVSL : Vous parlez dans votre livre d’une tendance mondiale à la détaxation des transmissions. Pourquoi assiste-t-on à un tel phénomène et quels sont ses effets principaux ?

N.F : C’est un phénomène qui varie selon les pays : depuis les années 1970-1980 pour les pays anglo-saxons, début des années 2000 en Europe. On ne peut pas forcément comparer ces divers pays mais il y a une tendance globale à un déclin de cet impôt. Ce dernier est soit vidé de son contenu, soit totalement supprimé, comme on a pu l’observer en Suède.

« Les gouvernements qui suppriment ces impôts invoquent son caractère immoral : il ne faudrait pas « taxer les morts » ou fragiliser les familles. Un autre argument, notamment dans les petits pays comme la Suède, concerne la fuite des plus riches. »

Il n’est pas simple d’expliquer la raison derrière ce phénomène. Il y a globalement un accord entre économistes pour dire que cet impôt est plutôt utile car il va renforcer l’égalité des chances tout en créant relativement peu de changements de comportements (épargne, migration…). Son déclin est en réalité lié à des raisons morales plus qu’économiques. Les gouvernements qui suppriment ces impôts invoquent son caractère immoral : il ne faudrait pas « taxer les morts » ou fragiliser les familles. Un autre argument, notamment dans les petits pays comme la Suède, concerne la fuite des plus riches.

Dans certains pays, en voyant les inégalités augmenter, il y a des débats autour de la réintroduction des taxes sur les transmissions. En Suède, certaines campagnes se font en faveur de cet impôt. Aux États-Unis, au sein du parti démocrate, certains politiques comme Elizabeth Warren, Alexandria Ocasio-Cortez ou Bernie Sanders se sont mobilisés pour augmenter les taxations sur les transmissions. Joe Biden a été plus discret sur cette question.

LVSL : Est-ce que les différents systèmes de fiscalité des transmissions qui existent sont favorables aux patrimoines les plus élevés ?

N.F : En France, on a un impôt qui est progressif : le taux d’imposition augmente au fur et à mesure que votre héritage est élevé. On pourrait donc dire que l’impôt est en défaveur des plus gros patrimoines. Ce n’est pas totalement faux mais il faut nuancer cela : cette progressivité est en partie compensée par l’utilisation de niches fiscales. Celles-ci permettent que certains biens soient exonérés plus ou moins fortement. Ces niches concernent les œuvres d’art par exemple, mais également les assurances-vie, les transmissions d’entreprises, les donations aux enfants/conjoints pendant la vie, etc. Elles permettent un fort allègement de la facture. Tout le monde ne peut pas faire ce type de donations car il faut avoir suffisamment de patrimoine « liquide ». Les niches sont accessibles à tout le monde, mais il faut souvent posséder un certain niveau de patrimoine pour pouvoir en bénéficier. C’est le même principe pour les transmissions d’entreprises : ce mécanisme s’applique à toutes les entreprises quelle que soit leur taille, mais cela va plutôt bénéficier aux plus grandes compagnies.

L’un des problèmes concerne l’absence d’évaluation systématique, en France, de ces exonérations : on ne sait pas si elles sont efficaces, si c’est une bonne chose pour l’économie. Des études ont montré que certaines n’étaient pas justifiées, ce qui est problématique.

LVSL : Beaucoup d’auteurs comme Thomas Piketty et Emmanuel Saez parlent d’un lobbying des plus riches afin que la question de l’héritage ne soit pas ou peu abordée dans le débat public. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce phénomène ?

N.F : Ce qui est particulier avec les fiscalités des successions, plus qu’avec l’ISF ou d’autres types d’impôt, c’est que l’on mélange des aspects économiques et moraux. D’un point de vue économique, les personnes vont dire qu’elles ont travaillé toute leur vie et qu’il est important de pouvoir transmettre son entreprise pour ne pas faire faillite ni supprimer des emplois. Elles vont aussi jouer sur le côté moral : si elles ont travaillé toute leur vie, elles voudront pouvoir transmettre leur entreprise à leurs enfants. Souvent, c’est ce deuxième argument qui va être mis en avant.

Seulement, tout le monde n’a pas le même niveau de patrimoine à défendre. Personne ne voudra taxer fortement quelqu’un qui aurait seulement 50 000 € ou 100 000 € de patrimoine. Or ces lobbys vont nier ces différences et mélanger des individus qui ont un faible patrimoine à transmettre à d’autres qui ont plusieurs millions. Le problème c’est que la fiscalité sur la succession est plutôt bonne et réduit les inégalités. Ce lobbying est partial car il ne va donner seulement qu’une partie des informations disponibles.

LVSL : Beaucoup d’économistes et de politiques pensent qu’une hausse des taxes sur les transmissions va faire exploser l’exil fiscal des détenteurs de patrimoine. Est-ce qu’une telle situation est à craindre ?

N.F : Tout dépend dans quelle mesure cela est fait. Comme pour tous les impôts, si on taxe à 100%, il y aura forcément des réactions. Il faut regarder ce qu’il se passe dans la réalité : les propositions qui sont faites ne sont jamais d’instaurer une taxation à 100%. La question à se poser est donc : si vous augmentez les impôts, quel taux pouvez-vous atteindre sans que tout le monde s’en aille ou arrête d’épargner et d’innover ?

Des études montrent que, malgré les différentes fiscalités au sein d’un même pays, comme en Suisse ou aux États-Unis on n’observe pas de mobilité significative des individus. Si on se concentre sur la population des retraités, par exemple, on n’observe pas de mouvements massifs vers les États ou cantons aux impôts les plus cléments. Les personnes restent là où elles sont pour plusieurs raisons.  Elles sont peut-être mal informées, leurs enfants ou leurs petits-enfants vivent près d’elles, et elles ne vont pas forcément bouger juste pour des questions fiscales. A l’inverse, les personnes qui se déplacent le font pour tout un tas de raisons qui ne sont pas uniquement fiscales. Cela ne veut pas dire que les français réagiraient de la même manière mais, sur des pays aux fiscalités internes différentes, il n’y a pas eu de mouvements massifs.

Cela rejoint plusieurs études sur les patrimoines qui ont été faites en France. Les travaux de Gabriel Zucman sur la question de l’exil fiscal montrent qu’il n’y a pas eu d’exil massif des personnes assujetties à l’ISF lorsqu’il a varié au cours de sa courte histoire. En effet, les personnes ont souvent des intérêts économiques et familiaux dans le pays où ils vivent.

L’exil fiscal est souvent un argument mis en avant parce qu’il y a des mouvements de personnes très médiatiques. Le fondateur d’Ikea en Suède avait ainsi menacé de quitter son pays. On retrouve cela en France, notamment avec Bernard Arnault. On va mettre en avant ces exemples sans compter toutes les personnes qui sont restées, ou celles qui sont revenues. C’est toujours le côté trompeur de prendre des personnalités médiatiques pour en faire une généralité.

LVSL : Les études que vous citez, par exemple de Jon Bakija ou de Joël Slemrod, étudient les retraités américains. Est-ce que vous pensez que cette absence de lien entre la fiscalité des successions et la mobilité des individus s’applique aussi à ce que les Pinçon-Charlot nomment les ultra-riches ?

N.F : Il y a assez peu d’études sur la fiscalité des successions.  Il existe de nombreux ouvrages à propos des taxations sur les revenus car ce sont des impôts qui existent dans tous les pays. On observe que les personnes qui sont en haut de la hiérarchie des salaires sont plus mobiles que les autres. On ne peut évidemment pas comparer l’américain moyen avec ces superstars économiques que sont les PDG des entreprises de haute technologie, les sportifs, etc.

Il y a beaucoup d’études qui ont été faites sur les sportifs par exemple : ils sont très mobiles et choisissent parfois leurs clubs en se basant sur le niveau de fiscalité de l’État dans lequel ils sont et pas forcément sur la qualité du club en tant que tel. Ils représentent une masse fiscale qui est certes importante mais, à nouveau, ce n’est pas parce qu’il y a quelques cas médiatiques de personnes qui bougent qu’il faut réformer l’impôt. Pour mieux y répondre, il faudrait avoir des données beaucoup plus détaillées sur ces mouvements.

LVSL : On voit bien que la question de l’héritage est un paradoxe total : alors que la taxation sur les transmissions est une exigence de justice sociale et qu’elle n’aurait pas ou peu d’effets sur l’évasion fiscale, sa hausse est très peu abordée dans le débat public. Comment l’expliquez-vous ?

N.F : Il faut souligner que ce débat revient dans certains pays, même s’il s’agit de courants minoritaires. Aux États-Unis, on ne parlait plus vraiment de cet impôt depuis Reagan. Il existe néanmoins des courants au sein du parti démocrate qui militent pour son augmentation. Il reste des embryons d’idées qui ne sont pas mis en application.

« L’impôt sur les successions est peu apprécié par la population alors que bon nombre de personnes ne le paient pas. »

L’impôt sur les successions est peu apprécié par la population alors que bon nombre de personnes ne le paient pas. Environ 85-90% des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées alors qu’elles sont les plus importantes en termes de taille et d’inégalités. A l’inverse, entre 85% et 95% des personnes sont favorables à un allègement ou à une suppression de cet impôt.

Cette impopularité vient du fait que les personnes méconnaissent l’impôt et vont généralement le surestimer. La dimension morale de cet impôt, que nous avons déjà évoquée, n’est également pas à exclure. Il est alors très difficile pour un politique, avec une telle opposition, de défendre une augmentation de cet impôt.

LVSL : Une réforme sur les taxations est-elle une fin en soi, ou faut-il qu’elle s’accompagne d’une réforme de la taxation au cours de la vie ?

N.F : On peut taxer le patrimoine de plusieurs manières : en exerçant des prélèvements sur les revenus du patrimoine (les intérêts, les loyers, les dividendes…), sur le stock (c’est-à-dire l’ensemble du patrimoine détenu à un moment donné) ou sur les successions entre des personnes. Or, ces facettes sont complémentaires : il faut taxer le patrimoine sous toutes ses formes à différents moments de la vie. C’est plutôt le complément entre ces politiques qui est envisageable plus que des substituts entre ces différents modes de taxation.

LVSL : Quelles seraient les différentes pistes à suivre pour revoir la taxation de l’impôt sur les transmissions et son utilisation ?

N.F : Les principales failles de notre système fiscale sont les exonérations fiscales qui diminuent la progressivité de l’impôt sur la transmission. Alors que ce dernier paraît progressif sur le papier – le taux marginal supérieur en ligne directe est de 45% – les exonérations profitent souvent aux patrimoines les plus élevés. Les transmissions d’entreprises sont souvent exonérées. Cela se justifie, notamment pour les PME ou les petits commerces, afin de ne pas faire faillite à chaque transmission.

Des études faites aux États-Unis, en France ou en Norvège montrent que l’héritier d’une entreprise obtient généralement de moins bons résultats économiques que son fondateur. Favoriser ces transmissions directes plutôt que celles à un entrepreneur extérieur à la famille n’est donc pas forcément une bonne chose. Il faudrait rendre ces transmissions directes un peu plus coûteuses pour les grandes entreprises, pour des questions d’efficacité économique.

De même pour les assurances-vie : il y a de nombreuses exonérations qui sont assez coûteuses, alors même que ces produits sont très concentrés dans la population.  Il faudrait remettre à plat de l’ensemble de ces exonérations en évaluant leur réelle utilité. La solution n’est pas forcément de toutes les supprimer, mais de mieux les cibler.

L’un des problèmes qui se pose aussi c’est l’architecture de l’impôt successoral en France : il existe une indépendance entre les transmissions. Si vous recevez un héritage de vos grands-parents, puis un autre de vos parents, les deux transmissions seront traitées indépendamment l’une de l’autre. Une personne recevant plusieurs petits héritages ou donations sera beaucoup moins taxée qu’une autre recevant la même somme mais en une seule fois. A héritage égal, l’impôt peut être très inégal. C’est assez problématique car cela va en partie remettre en cause la progressivité de l’impôt et l’équité entre les individus. Remettre en cause ces phénomènes ne fera pas forcément augmenter les recettes fiscales, mais cela le rendra plus transparent et accessible aux individus. Ce dernier sera alors peut-être plus accepté par la population. Il ne faut surtout pas taxer les classes moyennes qui subissent potentiellement de plein fouet la crise qui arrive mais plutôt cibler les personnes qui peuvent contribuer davantage en raison de leur patrimoine.

L’autre question à se poser est l’utilisation des recettes de l’impôt sur les transmissions. On peut ne pas les flécher et les faire contribuer au budget général, mais on peut également les utiliser pour des programmes de dotation universelle. Ces derniers nécessiteraient potentiellement d’autres sources de recettes fiscales. Cet impôt en rapporte beaucoup, mais reste assez limité dans le budget global de l’État.

La mort aux temps du corona

Le coronavirus a posé le pied sur la terre de la plupart des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’une partie de l’Asie. Dès lors, les cris d’alarme se multiplient dans les médias : « Si le virus n’est pas vaincu dans les pays du Sud, il reviendra hanter les populations du Nord. » Régulièrement, on peut trouver pour accompagner cette admonition un sous-titre avertissant que “si ce n’est pas par compassion, c’est au nom de “leur intérêt propre” que les pays riches doivent porter secours aux nations du Sud ». Ne prenant pas la peine d’envisager qu’une réponse qui ne soit guidée par l’intérêt national puisse être même imaginée, les éditos de tous bords nous épargnent l’espoir qu’un semblant de compassion puisse habiter les économies dites « avancées ».


Alors que le drame humain est engagé dans les pays en développement dont les systèmes de santés sont, pour la plupart, d’une fragilité qui n’a égal que leur inégalité d’accès, le New York Times explique dans un article, qu’alors « que les États-Unis et les pays de l’Union européenne se font concurrence pour acquérir les rares équipements médicaux nécessaires à la lutte contre le coronavirus », les pays les plus pauvres « sortent perdants face aux plus riches dans la mêlée mondiale pour les masques et le matériel de dépistage ». Est-ce vraiment surprenant ? Au jeu du marché, les derniers ne seront jamais les premiers. 

En France, la globalisation néolibérale, processus d’expansion infinie de la sphère marchande à l’ensemble des peuples et à l’ensemble des biens, est mise en accusation. Que ce soit pour dénoncer la saignée de l’État social, ou s’alarmer de l’incapacité de notre appareil productif à répondre à l’urgence, les voix se lèvent. S’il est indispensable de faire le procès de la néolibéralisation de notre nation, il n’est pas moins nécessaire, par souci de cohérence et de pertinence, d’étendre la critique jusqu’à sa strate supérieure : l’inégalité dans l’échange international.

En effet, gardons-nous bien de se complaire dans une critique myope qui laisserait penser que l’injustice du capitalisme financiarisé s’arrêterait à nos frontières. Car, si en France la violence tient au fait, comme l’a démontré John Kenneth Galbraith pour les États-Unis, qu’une partie de la classe dirigeante impose une subjectivité de pays pauvre à un pays objectivement riche, l’écrasante majorité des nations ne peut même pas s’offrir le luxe de cette incohérence.

La France dans l’économie-monde

Il s’agit alors de reconnaître la France pour ce qu’elle est : un centre, pour reprendre une typologie braudélienne, dans l’économie-monde contemporaine. Le centre, nous dit Braudel, est le lieu où « la splendeur, la richesse, le bonheur de vivre, se rassemblent […]. C’est là que le soleil de l’histoire fait briller les plus vives couleurs ». Ce centre, c’est le cœur du capitalisme. Or, pour Immanuel Wallerstein, le capitalisme est « une création de l’inégalité du monde » auquel il faut « pour se développer, les connivences de l’économie internationale ». Aux inégalités intra-étatiques donc, leurs équivalents inter-étatiques.

Les décolonisations ont laissé derrière elles un legs économique douloureux. Des économies peu diversifiées, tournées vers l’exportation de biens répondant avant tout aux besoins et intérêts des anciens colonisateurs. Ainsi, selon Braudel « si le centre dépend des approvisionnements de la périphérie, celle-ci dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi ». N’ayant pour seul rôle dans la globalisation que celui d’exportateurs de biens à faible valeur ajoutée – comprenons souvent, de biens à la valeur sous-évaluée – les nations du Sud bénéficient du titre illustrement sombre de fournisseur et garant officiel de la reproduction du mode de vie hors-sol des économies « avancées ». Cette configuration ne permet pas de rattrapage véritable et garantit au contraire la perpétuation de l’illusion. Galbraith résume ainsi : « La tendance du pays riche est à l’augmentation des revenus et la tendance du pays pauvre est à l’équilibre de la pauvreté ».

Or, dans les économies du Sud, c’est de la capacité à exporter ces biens à faible valeur ajoutée que dépend la capacité à importer les biens intermédiaires et de capitaux nécessaires au développement – et dont le matériel médical et sanitaire fait évidemment partie. Alors, quand la maladie frappe, c’est l’étendue de la vulnérabilité de ces économies qui se donne à voir.

Le visage de la pauvreté

Une vulnérabilité sanitaire d’abord. Rappelons que, dans le monde, 785 millions de personnes – 1 habitant sur 9 – n’ont pas accès à l’eau potable à domicile. Autant dire que la question du lavage de mains, avec du savon, toutes les heures, en devient presque cynique. Il faut ajouter à cela une infrastructure hospitalière et médicale précaire. The Economist nous explique par exemple que l’Ouganda possède plus de membres dans son gouvernement que de lits en soins intensifs, ou que le Pakistan, doit compter avec le deux-centième du budget santé des États-Unis.

Une vulnérabilité économique ensuite. Avec des niveaux d’emploi informel qui avoisinent les 90% dans les pays à faible revenu et frôlent les 70% dans les pays à revenu moyen, ainsi qu’un État social inexistant, certains en viennent à imaginer que ce virus puisse les affamer avant de les rendre malades. Ces économies ne possèdent pas par ailleurs l’espace budgétaire, ni la marge de manœuvre monétaire pour engager des plans de soutien économique d’ampleur. Pour le prouver, les capitaux, voyant la crise s’installer, ont décidé de prendre leur envol, dans un volume déjà quatre fois supérieur à celui de la précédente crise. Ils viennent ainsi rappeler que, contrairement à la comptine néolibérale, la vulnérabilité, ce n’est pas la solidité.

Pour clore ce thrène, mentionnons les travaux des chercheurs de l’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations Unies, qui ont récemment estimé que jusqu’à un demi-milliard de personnes pourraient tomber dans la pauvreté.

Les trois issues

Dans le court terme de la crise, il faut accepter que rien ne changera. Toutefois, selon la CNUCED, au moins trois possibilités s’offrent à nos pays pour réduire l’intensité du choc chez nos voisins du Sud :

1. Offrir un allègement et un aménagement de dette d’au moins 1 000 milliards de dollars pour permettre aux économies fragiles et endettées de dégager les ressources financières indispensables à la lutte contre le virus. Sur ce point, la décision des membres du G20 de suspendre les paiements des dettes qui leur sont dues par les pays les plus pauvres du globe pour l’année 2020 – mais qui reprendront évidemment en 2021 – doit être appréciée à sa juste valeur, comme un non-événement.  

2. Soutenir l’émission par le FMI de droits de tirage spéciaux (DTS), une forme de « monnaie mondiale » dont Joseph Stiglitz rappelait dans un article pour Project Syndicate qu’elle avait été pensée par John Maynard Keynes qui anticipait que, lors de crises, les pays donneraient priorité à la protection de leurs économies et avait donc recommandé en conséquences que « la communauté internationale devrait disposer d’un outil pour aider les pays les plus démunis sans que les budgets nationaux en pâtissent ».

3. Engager un « Plan Marshall pour le rétablissement sanitaire » qui mobiliserait les quelques 2 000 milliards de dollars qui auraient dû être versés aux pays en développement si l’objectif de 0,7 % (du revenu national mondial) alloué à l’aide au développement avait été atteint.

Enfin, en considération de la guerre pour les biens médicaux et sanitaires qui s’est engagée, il semble indispensable de mettre en place un stock de matériel médical, administré par l’OMS, qui garantirait l’approvisionnement des pays les plus vulnérables.

Pour l’après, si, comme le veut la période, l’heure est à la préparation de la lutte pour un avenir plus juste, raisonné et respectueux des hommes comme de leur milieu naturel, tâchons de reconnaître l’injustice par-delà la nation.

Deux sentiers semblent s’ouvrir pour demain. Le premier, auquel on peut prédire un destin bref, est celui du cynisme et de la guerre, celui qui laissera derrière lui les peuples les plus fragiles et offrira aux puissances mondiales la perspective d’un affrontement fratricide pour des ressources rares. Le second, option de la raison, mène à la reconnaissance d’un horizon commun, et donc pour les citoyens des pays dits « développés » la promotion, comme l’évoque Alain Supiot, d’une substitution de la mondialisation – synonyme de reconnaissance de « l’interdépendance des nations », ainsi que de « leur souveraineté et de leur diversité » – à la globalisation. À suivre.

« Il faut parler de classes sociales et non pas simplement d’inégalités » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Deuxième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.


LVSL – Votre ouvrage sera donc finalement un livre sur la représentation politique, qui s’intéresse au cas limite des gens qui n’ont pas voix au chapitre. Dans quelle mesure cette question peut-elle être élargie à d’autres groupes sociaux et quelles sont les conséquences politiques à en tirer ?

D.E. – Cette question peut en effet s’élargir aux chômeurs, par exemple, pour qui il n’est pas facile de se mobiliser puisque, par définition, ils sont isolés (hors d’un lieu de travail), mais aussi aux personnes handicapées, à mobilité réduite, etc. La question de la représentation est une question politique centrale puisque l’on a très souvent en tête cette idée que les gens qui souffrent, qui sont victimes de discrimination, d’exploitation, d’oppression, vont se mobiliser. Mais n’est-ce pas, en partie du moins, la mobilisation, et donc le regard politique, la théorie politique qui constituent un groupe comme groupe, en regroupant sous un même regard, dans une même action, des ensembles d’individus qui vivent séparément, dans la « sérialité » aurait dit Sartre, et dans une certaine impuissance, des situations identiques. Et par conséquent, le « représentation » politique, la « délégation », est presque toujours un élément décisif. Il faut que quelqu’un parle – ou que quelques-uns parlent – pour les autres.

On pourrait aller jusqu’à avancer, par exemple, que la « classe ouvrière » n’existe, en tant que « classe », qu’à travers des discours théoriques, des représentations politiques, associatives… Ce que Bourdieu appelait « l’effet de théorie ». Ma mère, quand elle était ouvrière, dans les années 1970, participait aux mobilisations syndicales, aux grèves, dans l’usine où elle travaillait, qui comptait 1700 ouvrières et ouvriers, dont 500 étaient syndiqués à la CGT, ce qui formait évidemment une force mobilisée ou mobilisable assez considérable. Par cette participation à la grève, par sa résistance à l’oppression patronale, ma mère s’inscrivait dans la longue histoire du mouvement ouvrier : elle était donc un sujet politique. Devenue retraitée, elle a, en grande partie, cessé de l’être et l’a été encore moins quand elle est devenue dépendante physiquement. C’est ce qui explique pourquoi mes parents se sont mis à voter pour le Front National : ils étaient désormais coupés du collectif auxquels ils appartenaient quand ils étaient ouvriers et qui existait à travers des structures syndicales (la CGT) ou politiques (le Parti communiste) et leur mode de protestation s’est transformé du tout au tout, passant d’un vote de gauche ancré dans une appartenance collective à un vote d’extrême-droite arrimé à une situation et à un sentiment d’isolement.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Quand Thomas Ostermeier a adapté Retour à Reims, nous sommes allés filmer les lieux où j’avais vécu et l’usine, désaffectée depuis dix ans et délabrée, où travaillait ma mère. Il y avait des affiches de Marine Le Pen partout. Les générations suivantes sont parties travailler dans d’autres usines ou plus probablement sont devenues des chômeurs, ou occupent des emplois précaires. Il faut analyser cette précarisation pour comprendre les phénomènes politiques d’aujourd’hui. Les 1700 ouvriers ne sont plus là… Où sont les syndiqués de la CGT ? Où sont les cartes d’adhérents au syndicat ? Un chômeur, un travailleur précaire, un travailleur à l’emploi « ubérisé » (vous avez sans doute vu les films magnifiques et terribles de Ken Loach, Moi, Daniel Blake et Sorry we missed you) ne peuvent plus être des sujets politiques de la même manière que l’étaient dans les années 1960 et 1970 les ouvriers syndiqués dans les grandes usines. Cette force mobilisable, collective n’existe plus, sauf en certains endroits, dans certaines conditions. Et cette atomisation, cette individualisation des existences et des rapports à la politique rend possible tous les égarements, toutes les dérives, toutes les transformations politiques auxquelles on a assisté (la montée de l’extrême-droite, du « populisme de droite ») qui mettent en évidence une réorganisation et une reformulation de la constitution de soi-même, comme sujet politique dans les classes populaires.

Mais ce ne sont pas seulement les mutations économiques qui ont fait disparaître la « classe ouvrière », ce sont aussi le déplacement vers la droite des discours politiques. Dans Retour à Reims, mais avant cela, dans le livre qui a précédé celui-ci, en 2007, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, j’ai analysé comment l’idée de « classe ouvrière », et même l’idée de « classe sociale » », avait été déconstruite par le travail idéologique mené par des cercles néoconservateurs (la Fondation Saint-Simon, notamment, qui regroupaient des universitaires, des hiérarques du journalisme, des grands patrons…) : il s’agissait de faire prévaloir la notion de « responsabilité individuelle » en s’attaquant aux modes de pensée qui s’organisaient autour des notions de classes sociales, de déterminismes sociaux, et aussi de conflictualités, de luttes sociales… Il s’agissait de défaire tout ce qui ressortissait à l’inscription des individus dans des espaces sociaux, de tout ce qui se référait à du « collectif » – du « collectivisme » selon eux – dans l’analyse des vies et des modalités de déroulement de celles-ci. Ce qui avait été au cœur de la pensée de droite, et ressassé obsessionnellement par la pensée de droite depuis des décennies, se trouvait désormais promu par ces idéologues néo-aroniens (ils ne cachaient pas que leur démarche s’inspirait de Raymond Aron, ce qui suffisait à indiquer qu’il s’agissait très clairement d’une démarche de droite, foncièrement de droite) comme la nécessaire « modernisation » de la pensée de gauche. Cette entreprise, soutenue par les médias mainstream, avait pour fonction de légitimer le glissement vers la droite de tout le champ intellectuel et politique, et notamment celui du Parti socialiste, qui était en train de renoncer à tout ce qui faisait que la gauche était la gauche. Cette logique néoconservatrice a consisté non seulement à évacuer toute analyse en termes de classes sociales, mais aussi d’exploitation, d’oppression, de domination. Il n’y avait plus que des individus, responsables de leur sort, et qui devaient accepter de « vivre ensemble » dans un nouveau « pacte social » (c’est-à-dire accepter leur condition, et se soumettre en silence au pouvoir et aux gouvernants). L’ennemi de ces idéologues, c’était bien sûr la pensée de gauche, et la pensée sociologique (toujours assimilée dans l’imaginaire de la droite au « « social » honni, au « socialisme » encore plus honni…).

Il faut bien voir que c’est avec ce déblaiement préalable de la pensée de gauche comme arrière-fond qu’il a été possible de substituer à l’idée de classes, de déterminismes de classe, etc., la simple idée, hier, de « stratifications » ou, plus récemment, d’« inégalités ».

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

L’économiste Thomas Piketty est un symptôme éloquent de cet appauvrissement politique de la pensée. Il faisait d’ailleurs partie de la Fondation Saint Simon et publie ses livres dans une collection dirigée par l’un des principaux animateurs de ce défunt cénacle idéologique (Rosanvallon). N’oublions pas que ce sont ces gens-là qui, en 1995, avec la CFDT (bien sûr !) soutenaient activement le Plan Juppé de réforme des retraites que la grande mobilisation sociale a réussi à faire échouer. Piketty a écrit un livre sur le Capital au XXI ème siècle dans lequel on ne trouve pas la moindre théorie du capital. Le capital, pour lui, c’est le patrimoine économique qui se transmet par héritage. Mais on se demande d’où vient ce patrimoine, comment il s’est formé, comment il se reproduit ? Il n’est jamais question dans ce livre de l’usine, du travail, de l’exploitation, des ouvriers. Il ne parle pas du capital social, ni du capital culturel qui est l’un des instruments les plus importants de la reproduction des structures sociales et donc de la perpétuation des structures de la domination (car c’est le mot qu’il convient d’employer). Et ne pas en parler, ne pas même s’en préoccuper, c’est ratifier l’existence du système tel qu’il est et donc contribuer à sa légitimation. Ce que, d’ailleurs, il fait explicitement. Dans ce gros livre sous-théorisé (il publie de très gros livres, que personne ne lit, pour impressionner et intimider par le nombre de pages, et masquer ainsi la minceur de sa contribution intellectuelle), qui n’est qu’une succession de tableaux sans réflexion sur les structures sociales, il se contente de distinguer des différences de revenus entre des catégories de la population. Ce ne sont plus des « classes sociales », mais des niveaux dans des tableaux. D’où la remarque aussi stupide que violente dans l’introduction de son livre où il s’en prend à la « pensée paresseuse », celle qui entend lutter contre toute forme d’inégalités, car, déclare-t-il, il convient de réaffirmer qu’il y a des inégalités justes, celles qui sont fondées sur le travail et le mérite (c’est une citation ! on voit à quoi mène la philosophie politique rawlsienne qu’il a sans doute puisée dans les écrits de ses amis de la revue chrétienne Esprit). Il devrait aller expliquer cette magnifique pensée non-paresseuse à la femme de ménage qui nettoie son bureau tous les soirs, aux éboueurs qui vident ses poubelles, aux ouvriers qui fabriquent les objets techniques dont il se sert… Son problème dans ce livre, de toute évidence, ce n’est pas qu’il y ait des inégalités, c’est qu’un cadre « méritant » (ou un professeur à l’École d’économie de Paris) dispose de revenus inférieurs à un ceux d’un rentier. Cette idéologie méritocratique est un magnifique exemple de justification des inégalités (car ce cadre ou ce professeur d’université ont eu accès à des parcours scolaires privilégiés dont ont été privés tous les autres) et il aurait dû citer son propre livre dans celui qui a suivi, consacré à la justification des inégalités. Là encore, dans son récent (et tout aussi limité intellectuellement), Capital et idéologie, il réduit la reproduction du capital aux idéologies qui le justifient, sans se demander si le système capitaliste ne repose pas sur d’autres fondements que des discours de légitimation. Le colonialisme sur lequel s’est fondé le capitalisme moderne n’est pas simplement une idéologie. L’économiste américain James Galbraith (parmi tant d’autres auteurs) a démoli ce livre à juste titre, dans un article féroce, et même empreint d’indignation. Si ces avalanches de tableaux statistiques n’aboutissent qu’à recommander aux gouvernement sociaux-démocrates – ou aux candidat.e.s  sociaux-démocrates dont il aime à être le conseiller -d’augmenter la taxation des plus hauts revenus, on peut se dire que c’est beaucoup de pages pour pas grand-chose, et beaucoup de bruit pour rien (je parle de bruit, parce que ses livres font l’objet d’une promotion publicitaire tapageuse par les mêmes médias – Le Monde, Libération, L’Obs…-  que ceux qui ont été les vecteurs de la révolution néo-conservatrice dans les années 1980 et 1990 et dont, bien sûr, les directeurs appartenaient à la Fondation Saint Simon, et qui s’émerveillent qu’une pensée de gauche renaisse, alors qu’ils ont participé à la démolition de la pensée de gauche, et que ce qu’ils applaudissent aujourd’hui est tout sauf une pensée de gauche ; quand Le Monde, Libération et L’Obs chantent en chœur les louanges d’un « renouveau de la pensée de gauche », on peut être certain que ce n’est pas de la pensée, et que ce n’est pas de gauche).

Ce ne sont pas les inégalités qu’il convient d’étudier comme de simples niveaux différenciés de revenus, mais la structure de classes de la société qui en fonde la réalité et la perpétuation. Le mot « inégalités » fonctionne ici comme un concept-écran – qu’on essaie de faire passer en contrebande pour un concept critique, ce qu’il n’est absolument pas – qui sert à masquer ce qui est en jeu : non pas une simple distribution différentielle des revenus qui bénéficierait aux rentiers au détriment de ceux qui devraient en bénéficier en vertu de leur travail et de leur mérite, mais un système social d’exploitation et d’oppression.

Le mot « inégalités » fonctionne comme un concept-écran qui sert à masquer ce qui est en jeu : un système social d’exploitation et d’oppression.

Aujourd’hui, c’est parce qu’on a évacué la question des classes que la question des inégalités (qui ne pose pas la question de la structure, du système qui les fonde) a pu s’imposer comme le thème central de la discussion. Mais cela fait partie de la mystification idéologique. J’ai vu mes parents ne pas pouvoir finir les fins de mois à une époque où l’on habitait dans un HLM. Je me souviens de ces moments lorsque j’étais enfant et qu’un employé venait percevoir le gaz, l’électricité ou le loyer, ma mère allait se cacher dans la chambre et nous demandait de répondre à travers la porte qu’elle n’était pas là. Elle ne pouvait pas payer les factures. Les fins de mois étaient toujours très difficiles (et la fin du mois arrivait toujours très tôt, à cet égard). Ce sont des choses qui n’ont pas disparu. Il suffit de regarder le film de François Ruffin et Gilles Perret, J’veux du soleil, pour voir que les gens qui vivent encore dans de telles situations sont très, très nombreux. Donc il faut parler de classes sociales et non pas simplement des inégalités.  On doit parler du « capital » comme système de domination et d’exploitation – je ne suis pas marxiste mais il faut employer les mots qui conviennent car on ne peut pas ignorer totalement les analyses de Marx sur l’extorsion de la plus-value par l’exploitation des travailleurs. Il serait fort utile, et il est même urgent, qu’un auteur plus puissant et plus profond – et qui soit de gauche, et non pas un de ces sociaux-démocrates attachés à sauver le système par des mesures orthopédiques – écrive enfin un livre sur le Capital au XXIe siècle et en offre une théorisation.

LVSL – Dès lors, comment se constituent ces ensembles sociaux qui forment des classes ? Qu’est-ce qu’un groupe ? Comment retrouver le sens du collectif à l’encontre de l’atomisation individuelle ?

D.E. – On peut à la fois dire que les groupes sociaux, les « classes » au sens d’ensembles d’agents sociaux, sont à la fois donnés dans une certaine réalité objective, mais n’existent comme collectifs politiques, comme « groupes », au sens politique du terme, que lorsqu’ils se constituent comme tels par l’action, la mobilisation. Il y a de très belles analyses de Sartre sur la façon dont on passe de la sérialité au groupe. La sérialité, c’est quand on partage une même condition économique ou sociale, de mêmes caractéristiques, etc., mais isolément, séparés les uns des autres. Le groupe, c’est quand on se constitue comme ensemble mobilisé en se rassemblant précisément à partir de ces conditions et caractéristiques objectives.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Si l’on se réfère à ces analyses, la possibilité du « groupe » est toujours ouverte et, à moins de sombrer dans des conceptions essentialistes ou substantialistes, on peut penser qu’aucun ensemble n’est plus réel, ou plus vrai, ou plus authentique qu’un autre. Par conséquent, cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités, comme croient pouvoir le faire certains (à gauche comme à droite, ou à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, la dénonciation de la  « politique des identités » étant souvent une manière de déguiser des positions et des pulsions de droite ou d’extrême-droite en discours de gauche dans la mesure où l’ « anti-libéralisme », non seulement économique mais aussi politique et « culturel »  est fréquemment lié aux doctrines réactionnaires, autoritaires, intégristes voire fascistes). Se créer comme un « nous », comme un groupe social, par le biais d’un cadre théorique et d’une construction politique de soi, c’est produire un découpage du monde social, une perception du monde social, qui produit la réalité du monde social, puisque ce découpage s’inscrit dans le réel et la perception devient réalité. Bien sûr, chaque découpage tend à chercher à s’imposer comme le seul vrai ou comme le plus important. C’était précisément la réponse que donnait Beauvoir à la question qu’elle posait : pourquoi les femmes ne disent-elles pas « nous » alors que les ouvriers ou les Noirs aux Etats-Unis disent « nous ». C’est parce que les femmes ouvrières et les femmes noires se définissent d’abord comme ouvrières et donc solidaires des hommes ouvriers, ou comme noires et donc solidaires des hommes noirs. Il y avait un mouvement ouvrier, il y avait un mouvement noir. Pour dire « nous » en tant que femmes, il fallait déplacer les lignes de la perception en fonction desquelles on opérait les découpages sociaux et politiques et penser qu’il fallait créer une place – intellectuellement et pratiquement- pour un mouvement des femmes (dont certaines formes existaient déjà auparavant, bien sûr, car elle n’a pas inventé le problème toute seule dans son coin, ce n’est jamais le cas). Il fallait donc installer l’idée qu’un autre découpage du monde social était envisageable et ouvrir ainsi l’espace d’un mouvement spécifique, dont les interrogations critiques et les revendications se situent sur un autre plan que celles des autres mouvements.

Cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités.

Sartre le savait mieux que quiconque (malgré l’ouvriérisme qu’on lui prête parfois, en raison de son rapprochement critique avec la pensée marxiste et de ses considérations sur la classe ouvrière), puisqu’il a écrit Réflexions sur la question juive puis le texte intitulé « Orphée noir »… Et dans Saint Genet, dans lequel il monte comment Genet invente le « regard homosexuel » (et donc l’homosexuel comme sujet de son regard), il souligne qu’il y a de multiples possibilités de se constituer comme sujet de soi-même, et par conséquent comme groupe ou comme collectif. Sartre et Beauvoir – qui à côté de lui écrivait sur les femmes – n’ont cessé de s’interroger sur ce que sont les collectifs mobilisés Dès lors, on pourrait dire qu’il y a de multiples « sérialités » et de multiples « groupes », étant entendu que le nombre des sérialités et des groupes ne saurait jamais être limitatif. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis demandé si, jusqu’à un certain point, le « groupe » ne précède pas la « sérialité » qu’il vient dépasser, car, au fond, la sérialité n’apparaît comme telle que quand un groupe émerge. Sinon, on ne voit pas le « sériel » qui préexistait dans cette « sérialité ».

A l’inverse, on peut dire aussi qu’il faut qu’un « groupe » existe déjà, à l’état potentiel, dans la « sérialité », même si c’est à un faible degré, pour que cette sérialité puisse être dépassée par la formation du « groupe ». On voit bien que « sérialité » et « groupe » sont des points-limites, ou disons, des points théoriques, mais que le groupe hante toujours-déjà la sérialité comme la sérialité hante toujours-encore le « groupe ». Mais il y a de de grandes différences malgré tout : une mobilisation des femmes, par exemple, un « nous » des femmes, similaire au « nous » des ouvriers, doivent être conquis sur la dispersion et la séparation. Mais c’était sans doute plus facile que pour les personnes âgées. C’est sans doute pourquoi Le Deuxième sexe a rencontré un énorme succès dès sa parution, et continue d’être dans les listes de best-sellers alors que La Vieillesse est resté longtemps un de ses livres les moins connus et a attendu 2020 pour passer en édition de poche. Beauvoir a posé le problème, l’a exploré, mais cela n’a pas rencontré d’écho. Son livre n’a pas eu l’efficacité performative du précédent, parce que cette efficacité a besoin, pour s’accomplir, de rencontrer à l’état latent ce qu’elle va produire. Il faut qu’existe la potentialité, ne serait-ce qu’en filigrane, de la constitution d’un « groupe ». Et donc, autant je me réjouis que Le Deuxième sexe soit un livre qui se vende par dizaine de milliers chaque année dans le monde entier, autant je m’interroge sur cette différence de réception. La Vieillesse n’est pas – ou n’était pas, car il va peut-être le devenir – un livre très lu et très utilisé car les personnes dont parle ce livre ne peuvent pas vraiment se constituer en collectif, ne peuvent pas produire une parole publique, un discours politique. Bien sûr, il y a des associations de retraités. Mais je parle ici des personnes âgées qui sont isolées, parce que chacune est dans sa chambre dans une maison de retraite, par exemple, et elles sont dès lors incapables de se réunir, de s’organiser. C’est l’impossible politique d’un ensemble de personnes qui ne peuvent pas se créer collectivement comme groupe mobilisé.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Par conséquent on ne voit pas le problème politique, s’il n’y a personne pour dire qu’il s’agit d’un problème politique. Et cela nous renvoie à cette question tout à fait capitale : qu’est-ce que nous percevons spontanément comme étant un problème politique ? Si on me demandait quels mouvements politiques sont importants pour moi, je citerais spontanément le mouvement ouvrier et les mouvements syndicaux, le féminisme, le mouvement LGBT, les mouvements antiracistes, la préoccupation écologiste, etc. Je ne parlerais pas spontanément des personnes âgées. Cela veut dire qu’il nous faut penser la politisation de ces conditions de vie faites à un nombre considérable de personnes âgées contre l’invisibilisation de ces situations et donc contre l’effacement de leur caractère politique. Je dois penser contre ma réaction spontanée, et m’appuyer sur des ouvrages, tels que ceux de Simone de Beauvoir, de Norbert Elias et de quelques écrivains auxquels je me réfère, pour aller débusquer la politique dans chaque décision administrative et jusque dans chaque pli du corps, dans chaque douleur et dans chaque gémissement d’une personne âgée (en l’occurrence de ma mère).

Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Airbnb et les locations touristiques : quand le logement devient marché

Panneau publicitaire Airbnb situé à proximité d’une autoroute urbaine à San Francisco. © Fonts In Use.

Les locations touristiques rentrent aujourd’hui en concurrence avec le parc locatif traditionnel. Elles menacent la capacité de nombreux ménages à se loger. Assimilant nos foyers à un service marchand ou à un capital à rentabiliser, elles pulvérisent non seulement le droit au logement qui a valeur constitutionnelle depuis 1946 en France, mais dégradent également le sens même du mot « habiter ». Il est temps de les soumettre à des réglementations plus strictes et d’envisager leur interdiction pure et simple dans certains territoires tendus. Cette analyse de Jean Vannière constitue le deuxième volet du dossier du Vent Se Lève consacré au « crépuscule des services publics ».


L’expression nous vient du journal Le Monde, dont on reconnaîtra qu’il n’a pas coutume d’abuser des hyperboles : « Airbnb et les plateformes de location touristique sont en train de cannibaliser le parc de logements des grandes villes », au point d’en priver les ménages les plus vulnérables parmi lesquels étudiants, jeunes actifs et travailleurs précaires[1].

La formule a ses précédents dans la presse. Elle traduit le regard inquiet que la société civile porte sur la façon dont la firme au logo d’abeille pénètre nos pénates et altère le fonctionnement de nos villes. Le New Yorker évoque une « invasion » d’Airbnb à Barcelone et le « règne zénithal d’un nouveau genre de logement barbare au design standardisé, vaguement scandinave »[2]. Le Guardian dénonce un « rapt mondial de nos logements par la firme » [3]. Wired annonce l’« âge du tout-Airbnb » et s’inquiète de la financiarisation du logement qu’augure le modèle économique rentier extractiviste imposé par la multinationale[4].

Airbnb bouleverse les rapports entre l’Homme et le logement. Chose inédite dans l’Histoire, ce dernier cesse d’être une « demeure », c’est-à-dire un lieu de stabilité, de fixation et de repos pour un ménage défini. À la place, il se transforme en un produit « liquide » au sens baumanien du terme, dont l’occupation peut évoluer chaque jour et doit en tout cas être maximisée. Plus encore que le parc locatif traditionnel, le logement devient un capital soumis au calcul maximisateur d’un homo œconomicus davantage torturé par le montant de la rente qu’il va bien pouvoir en extraire. Ironiquement, Le Monde voit dans cet ultime procès de marchandisation du logement l’une des causes de la corrosion des liens familiaux[5]. Force est de constater que bien souvent, les solidarités entre parents, enfants ou membres d’une même fratrie ne résistent pas au fait que le foyer familial se transforme en chambre d’hôtes et qu’il devient obligatoire de booker le droit d’y dormir !

À l’origine, l’utopie Airbnb promettait pourtant l’avènement d’un Homme nouveau, « citoyen du monde ». Sa vision du city-break clés en main nous vendait un cosmopolitisme facile, démocratique et enfin accessible à tous. Elle était vantée par une formule commerciale vaporeuse, qui fleurait déjà bon l’oxymore : « belong anywhere » (chez soi partout dans le monde). Le grand rêve suggéré par Airbnb nous fit oublier qu’en ce bas monde, l’Homme est un être fait de chair et de stases. Il a besoin d’un chez-soi bien à lui. Icare finit donc par brûler les ailes de son EasyJet. L’orgueilleux mirage libéral – et léger délire de toute-puissance – du any place, d’un Homme abstrait des frontières terrestres et de tout ancrage et nécessité matériels se dissipa. Il laissa place au cauchemar du no sense of place (nulle part chez soi).

Mark Wallinger, The World Turned Upside Down. © The LSE Library.

Airbnb abîme l’Homme, son habitat et son écologie. La plateforme ne se contente pas de désenchanter le voyage en l’intensifiant et en l’économicisant à outrance. Elle neutralise également le sens du lieu, du foyer, de l’accueil et de la citoyenneté. Les locataires-clients sont réduits à l’état d’enfants-consommateurs de mobilité et de tourisme[6] — de nos jours, l’expression anglaise « travel addict » traduit l’état de manque produit par cette industrie — ou de simples « particules »[7] circulant comme un fluide entre halls d’aéroports et autres non-lieux d’un espace mondial horizontal, réticulaire et hors-sol[8] [9]. Les ménages amenés à placer leur domicile en location, eux, sont consumés par la violence d’un calcul utilitariste qui pénètre leurs vies intimes. Consumés par la question de savoir comment faire un maximum d’argent avec leur domicile.

Le logement français, proie de choix des locations touristiques

Les plateformes de location touristique — Airbnb en tête, mais en fait également Booking, Abritel, HomeAway ou Le Bon Coin — ont déjà réussi à s’emparer d’une part significative du parc locatif de nos métropoles. En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix plus grandes aires métropolitaines de France (Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille), soit 25% de plus que l’offre hôtelière traditionnelle qui ne comptait plus que 260 000 logements disponibles en 2018 selon l’INSEE, et dont le volume d’activité ne cesse de décliner depuis 2015 dans ces grandes villes[10].

En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix principales métropoles de France.

Il faut dire que la firme a tous les arguments pour convaincre les ménages occupants de céder à ses sirènes, à commencer par un modèle économique tentateur ! Selon une étude de Meilleurs Agents et du JDN effectuée en 2016, toutes choses égales par ailleurs, les locations Airbnb rapportent en moyenne 2,6 fois plus par mois que la location classique en France[11]. L’écart de rentabilité se creuse de façon encore bien plus considérable dans les quartiers qui constituent le cœur battant du nouveau marché mondial de la location touristique. La base de données AirDNA et le site d’Airbnb ont par exemple permis de constater des écarts de niveaux de loyers supérieurs à cinq par rapport à ceux pratiqués au mois par le secteur locatif traditionnel dans des quartiers prestigieux comme le Marais, la Place Vendôme (Paris), les Allées de Tourny (Bordeaux) ou la Place Gutenberg (Strasbourg)[12].

Listings Airbnb à Strasbourg, dans la Grande Île, autour du TGI et à la Krutenau. © AirDNA.

Le marché immobilier français constitue ainsi une proie de choix pour les plateformes de locations touristiques. Avec un volume de chiffre d’affaires de 11 milliards de dollars en 2018, l’Hexagone représente d’ailleurs le deuxième marché national d’Airbnb, juste derrière les États-Unis. Toujours selon la plateforme, c’est également le marché national de grande taille en plus forte progression en termes de volume de logements nouvellement mis en location, devant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Cette croissance insolente est confirmée par l’INSEE, qui a enregistré une centaine de millions de nuitées dans des logements loués via les plateformes internet en 2018 en France, et une progression de respectivement 25%, 19% et 15% de ce nombre de nuitées en 2016, 2017 et 2018[13] — soit de plus de 70% en trois ans.

Le Carrousel Disney dans la métropole

Déjà météorique, la croissance d’Airbnb est encore plus fulgurante et retorse dans les grandes métropoles. Selon le New Yorker, 20 millions de touristes prennent désormais d’assaut Barcelone chaque année grâce à ces plateformes[14]. Le Guardian et Inside Airbnb relèvent quant à eux qu’avec plus de 65 000 logements mis en location touristique sur la plateforme, Paris occupe la deuxième place mondiale — derrière Londres et ses 80 000 logements — des villes proposant le plus d’annonces de locations touristiques Airbnb, fin octobre 2019[15] [16]. Selon Le Monde, Paris est même de loin première du classement si le nombre d’annonces est rapporté au nombre total de logements du parc résidentiel. 3,8% du parc parisien est actuellement proposé en permanence à la location via Airbnb, contre 1,5% à Rome et 1,2% à Londres[17].

À Paris, ce sont plus de 35 000 logements qui ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les seules plateformes Airbnb et HomeAway[18]. Selon les données compilées par AirDNA, en 2019, 75 000 logements parisiens sont désormais mis en location sur leurs sites internet, dont 35 000 plus de quatre mois par an[19]. On peut dès lors considérer qu’ils perdent leur vocation résidentielle[20] [21]. Ce sont donc autant de logements qui sont officiellement transformés en logements occasionnels, résidences secondaires ou logements vacants aux yeux de la typologie des fichiers logement de l’INSEE, dont la typologie ne prend pas encore en compte correctement le phénomène et est malheureusement incapable de quantifier son ampleur et sa gravité[22].

À Paris, plus de 35 000 logements ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les plateformes Airbnb et HomeAway.

Plus encore que Paris cependant, ce sont les grandes métropoles provinciales qui sont les premières victimes de la vampirisation d’Airbnb. Déjà en 2018, selon Le Monde, le pourcentage du parc immobilier des communes de Bordeaux (3,7%), Strasbourg (3,4%) et Nantes (3,1%) mis en location à l’année sur Airbnb était bien supérieur à celui de Paris (2,5%). Ces chiffres peuvent paraître modérés. Ils masquent cependant une réalité bien plus prononcée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, en France, le parc locatif ne représente qu’une minorité — un tiers — du parc de logements[23]. Certes, dans le cœur des grandes métropoles, ce pourcentage est plus élevé. Néanmoins, si l’on tient compte du statut d’occupation, c’est en fait une part bien plus considérable du parc locatif qui est préemptée par les locations touristiques. Il avoisine les 8% à Bordeaux.

Listings Airbnb à Bordeaux, de Saint-Michel aux Allées de Tourny. © AirDNA.

Le phénomène est encore plus spectaculaire si l’on considère également les logements qui ont été occasionnellement proposés à la location sur Airbnb au cours de l’année. Selon les chiffres de l’Observatoire Airbnb, une plateforme internet de diffusion de données sur le développement des locations touristiques fondée par Matthieu Rouveyre, élu PS bordelais, 6,5% du parc de logements de la commune de Paris et environ 15% de son parc locatif ont fait l’objet d’au moins un listing au cours de l’année. À Bordeaux, c’est le cas de 9,3% du parc de logements et un peu moins de 20% du parc locatif[24].

Quand le Marché prive les ménages d’un logement

Cette préemption du parc locatif par les plateformes de locations touristiques est en large partie responsable de la hausse accélérée de la construction de nouveaux logements dans les principales métropoles, confrontées à une demande en état d’insatisfaction chronique et dévoreuse de foncier. Ce phénomène est à l’origine du paradoxe suivant : celui d’une augmentation récente très nette du nombre de mises en chantier de bâtiments à usage résidentiel dans les grandes métropoles au cours des dernières années, bien supérieure à ce qui pourrait être expliqué par leur croissance démographique modérée ou même la réduction de la taille de leurs ménages, certes plus gourmands en logements[25]. En clair, nos villes continuent de se bétonner et de s’étendre, certes parce que le nombre de m² occupés par individu continue de croître, mais aussi parce qu’elles laissent libre cours à la voracité d’usages superfétatoires du logement — location touristique, augmentation de la vacance de logements dégradés et d’un parc immobilier de prestige laissé vacant durant la majeure partie de l’année, etc[26].

Touristes maniant un selfie stick sur l’Esplanade du Trocadéro à Paris. © Associated Press.

Mort sociale des quartiers « prime »

La vampirisation d’Airbnb est à géométrie — et géographie — variable. Elle cache des situations bien plus sévères dans certaines métropoles et certains quartiers spécifiques. Les locations Airbnb étant ultra-concentrées géographiquement et majoritairement destinées à des individus seuls ou en couple, elles préemptent en premier lieu les plus petits[27] et les plus beaux logements des quartiers dits « prime », ces quartiers hyper-centraux et touristiques des grandes métropoles — pour reprendre l’expression consacrée par le secteur immobilier anglo-saxon — situés à proximité immédiate des principaux monuments historiques de la ville en question. Or, c’est précisément ce type de logement qui est déjà concerné par la plus forte tension, dans un contexte conjoint de métropolisation de la population française et de réduction de la taille moyenne des ménages, davantage demandeurs de petits logements. Selon l’INSEE, ce phénomène s’accélère d’ailleurs depuis 2015 en France[28].

Ainsi, les données de la base AirDNA font apparaître que des quartiers comme les Allées de Tourny, Bourse-Parlement, les Capucins (Bordeaux), Euralille, les abords de Notre-Dame-de-la-Treille (Lille), les pentes de la Croix-Rousse, Fourvière (Lyon), le Vieux-Port, le Panier (Marseille), Sainte-Anne, Saint-Roch (Montpellier), Bouffay (Nantes), le Vieux-Nice, Jean-Médecin, le Carré d’Or (Nice), la Butte Montmartre, le Sentier, le Marais, Saint-Michel, Odéon, Vendôme (Paris), le Parlement de Bretagne, Saint-Pierre-Saint-Sauveur (Rennes), le Carré d’Or, la Place Gutenberg (Strasbourg)[29], les Carmes, le Capitole et Matabiau (Toulouse) sont particulièrement touchés. À Paris, les 2e, 3e et 4e arrondissements constituent l’épicentre historique du phénomène, au point où une association de riverains tente de sensibiliser l’opinion publique sur ses implications locales délétères depuis déjà trois ans[30].

Dans les rues de certains quartiers, 50% du parc locatif et la quasi-totalité des petits logements sont déjà phagocytés par les locations touristiques.

Concernant l’identité de la personne physique ou morale propriétaire qui met en location touristique ces logements et le nombre de logements qu’elle détient, on observe également un niveau de concentration parfois extrême. Selon une étude menée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) et des étudiants de Sciences Po, la majorité des logements parisiens mis en location sur Airbnb dans les secteurs de l’Île Saint-Louis, du Marais, du Sentier, du Quartier Latin ou de l’Odéon est détenue par des multi-propriétaires qui possèdent plusieurs autres biens immobiliers[31].

Listings Airbnb à Paris, de l’Hôpital Saint-Louis à l’Odéon. © AirDNA.

Monopoly n’est donc plus seulement un jeu de société. Un phénomène pyramidal de concentration du logement locatif est à l’œuvre dans nos villes. Il a notamment été décrit par Saskia Sassen[32]. À son sommet, quelques Thénardier et surtout beaucoup de multi-propriétaires abrités derrière des sociétés civiles immobilières gèrent plusieurs dizaines de baux locatifs chacun, transformant le cœur des beaux quartiers des grandes métropoles en un vaste domaine néo-féodal. C’est ce qu’a pu constater la revue Wired, en enquêtant sur la formation d’un empire locatif illégal de 43 logements à New York, qui s’étendait d’Astoria à Harlem en passant par l’Upper East Side. Ce dernier a généré cinq millions de dollars de revenus en quatre ans. Ses gestionnaires avaient également acquis des participations dans d’autres réseaux de locations touristiques aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en France, en Suisse, en République Tchèque et à Singapour[33]. Ces révélations rendent l’affirmation des dirigeants d’Airbnb, selon laquelle la plateforme serait « utilisée par des ménages mono-propriétaires, ayant occasionnellement recours à la location touristique afin de générer des compléments de revenus pour améliorer leurs fins de mois »[34] un brin malhonnête.

La concurrence économique et le pouvoir d’exclusion que le marché de la location touristique exerce sur le parc locatif traditionnel s’intensifie donc particulièrement dans les cœurs des grandes métropoles, et surtout depuis 2015. À cette date, le nombre de logements mis en location touristique sur Airbnb dans le parc de leurs communes-centre n’a cessé de bondir. En seulement un an, de mai 2016 à mai 2017, il a augmenté de 120% à Bordeaux et Nantes, 80% à Montpellier, 60% à Lyon et Strasbourg, 50% à Marseille, 40% à Lille et 30% à Paris[35].

Extension du domaine du Marché

La location touristique en vient même à s’attaquer, de façon totalement illégale, au parc social. Principales organisations du monde HLM en France, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) et sa division francilienne (AORIF) ont dernièrement enjoint Airbnb, Le Bon Coin et De Particulier À Particulier (PAP) à lutter plus efficacement contre les mises en location de logements HLM sur leurs plateformes, tant celles-ci se sont multipliées[36] [37]. En France, une telle pratique est pourtant explicitement interdite par la loi[38]. Des locataires ont d’ailleurs été assignés en justice par des bailleurs sociaux comme la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP), et condamnés pour avoir proposé leur logement social à la location[39] [40].

La location touristique en vient même à s’attaquer illégalement au parc social. Les mises en location de HLM sur les plateformes se sont multipliées.

Les propos de Jean-Louis Dumont, directeur de l’USH, s’éclairent dès lors d’un sens nouveau. Selon lui, « le logement, notamment à Paris et dans les grandes agglomérations, devient un sujet de plus en plus préoccupant pour des dizaines de milliers de familles. À ce titre, il ne doit pas être possible de le percevoir comme un bien de consommation comme un autre. Le logement, et particulièrement le logement social, ne doit pouvoir faire l’objet d’une marchandisation qui va à l’encontre non seulement des règles, mais aussi de la morale »[41].

Vaines paroles ? La vampirisation du parc locatif provoquée par les locations touristiques Airbnb devient en tout cas un enjeu réglementaire primordial pour les grandes métropoles françaises, mais aussi pour l’État. Depuis le 1er décembre, un décret et un arrêté parus les 30 et 31 octobre derniers, pris en application de la loi ÉLAN du 23 novembre 2018[42], obligent certes les différentes plateformes internet à transmettre une fois par an aux services de 18 communes françaises, la liste des annonceurs qui mettent des logements en location sur leur territoire[43] [44].

Cependant, les dispositions prévues par ces textes de loi sont décevantes, pour ne pas dire illisibles et complaisantes envers les plateformes et les propriétaires de logements mis en location touristique. Elles exigent des gestionnaires qu’ils ne transmettent les données relatives à leurs activités qu’une fois par an — au lieu de trois, comme certaines collectivités locales l’avaient initialement exigé —, et brisent ainsi les capacités réglementaires locales des collectivités en leur interdisant explicitement de procéder à davantage de contrôles, et n’obligent pas les gestionnaires à renseigner le nom de la plateforme en ligne sur laquelle ils ont posté leur annonce.

Ces textes de loi paralysent donc, plutôt qu’ils ne les organisent, de véritables moyens d’encadrement et de réglementation pour les collectivités. Ces dernières ne seront pas en mesure de mener une politique de contrôle efficace. Débordés, leurs agents seront réduits à mener leurs enquêtes par eux-mêmes, épluchant alla mano les sites internet de chaque plateforme de location touristique afin d’espérer y dénicher les logements mis illégalement en location. Selon Ian Brossat, adjoint à la Maire de Paris, cette reculade ne peut être expliquée que par les activités de lobbying menées par les plateformes auprès des parlementaires de la majorité LREM[45].

Pire encore, à travers l’extension du domaine de la concurrence, l’Union européenne contribue également à ce que ses États-membres soient dans l’incapacité technique et juridico-légale d’organiser toute politique de réglementation adéquate concernant les locations touristiques. Le 30 avril dernier, Maciej Szpunar, avocat général près la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), a par exemple estimé qu’Airbnb ne devait pas être soumis aux dispositions de la loi Hoguet, rejetant ainsi la plainte d’un justiciable français selon lequel la plateforme Airbnb devrait être soumise aux mêmes obligations légales, comptables et fiscales que les entreprises du secteur de l’intermédiation immobilière en France (agents immobiliers, administrateurs syndics)[46]. Depuis le siège social de sa division EMEA sis en Irlande afin d’échapper aux fiscs nationaux, Airbnb a même osé se fendre d’un communiqué réagissant à la décision de justice, poussant le vice jusqu’à s’en féliciter publiquement[47].

Outre-Atlantique, au nom du respect du Quatrième amendement[48], un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, révélateur de la toute puissance actuelle de ce que Thomas Piketty nomme l’« idéologie propriétariste » [49], a quant à lui défait un arrêté municipal de la Ville de New York qui enjoignait aux gestionnaires de locations touristiques de renseigner un ensemble d’informations sur leur logement et l’identité de leurs locataires. Un des arguments motivant l’arrêt était qu’une telle mesure serait « de nature vexatoire envers les propriétaires »[50]. L’idéologie propriétariste si puissante dans notre pays, consacrée par la Révolution française et l’époque napoléonienne, permet d’expliquer pourquoi le Ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, a récemment déclaré qu’il était inenvisageable de remettre en question les caractéristiques élémentaires de ce droit sanctuarisé, « le plus absolu » au terme de l’article 544 du Code civil[51] [52].

Arrêter l’hémorragie des villes, moraliser l’usage du logement

Malgré ces revers juridico-légaux et politiques, partout dans le monde, la résistance s’organise. Les municipalités ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent attendre d’obtenir un imprimatur de leur gouvernement ou des institutions européennes pour mettre en œuvre les réglementations nécessaires à la protection du droit au logement et à la vie digne de leurs résidents[53]. Or, quand il s’agit de réglementer, ces dernières sont tout sauf dénuées d’inventivité.

Londres, Madrid, Seattle et San Francisco ont instauré une limite maximale initiale de cent vingt jours — dernièrement abaissée à quatre-vingt-dix jours à San Francisco — annuels durant lesquels un hébergeur peut mettre à disposition son appartement sur un site de location touristique[54] [55]. À Amsterdam, c’est seulement soixante jours, bientôt trente, et les contrevenants s’exposent à 12 000 euros d’amende[56]. À New York, jusqu’à la dite décision de la Cour suprême, il était illégal de louer un logement entier en dessous de trente jours consécutifs et une loi votée en 2016 y punissait les annonces non-conformes de 7 500 dollars d’amende[57]. Santa Barbara (États-Unis, Californie) a réintroduit la même réglementation, qui n’a jusqu’alors pas encore été invalidée par la Cour. Berlin interdit de louer sur une courte durée plus de 50% de la surface disponible d’un même appartement, sous peine de devoir s’acquitter d’une coquette pénalité de 100 000 euros[58]. En 2012, Barcelone rend obligatoire la possession d’une licence délivrée par la municipalité afin d’obtenir le droit d’avoir recours aux locations touristiques. À partir de 2014, leur délivrance est gelée dans le centre-ville et les loueurs irréguliers contrevenants s’exposent à 30 000 euros d’amende. Enfin, en 2017, ce gel est institutionnalisé, étant indéfiniment prolongé et rendu légalement opposable par les documents d’urbanisme de la ville, comme le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamiento Turístico »)[59] [60] [61] [62].

Dans plusieurs villes américaines (Chicago, La Nouvelle-Orléans, Santa Monica, Oxnard) et italiennes (Bergame, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Lecce, Lucques, Milan, Naples, Rome, Palerme, Parme, Rimini, Sienne, Turin), le site d’Airbnb informe qu’une taxe est levée par les autorités locales pour chaque nuitée touristique. Toujours à Santa Monica et Oxnard (États-Unis, Californie), il est également obligatoire de posséder une licence, dont la délivrance a récemment été gelée. À Los Angeles, depuis 2018, il faut payer une taxe-malus annuelle de 850 dollars pour avoir le droit de louer son logement plus de 120 jours par an[63]. En cette même année, il devient purement et simplement interdit d’avoir recours aux locations touristiques de courte durée à Palma de Majorque[64] [65] et Vienne, les contrevenants s’exposant à une amende de 50 000 euros dans la capitale autrichienne. Il en sera de même à Jersey City (États-Unis, New Jersey) et Valence (Espagne) l’année prochaine[66]. Enfin, pas plus tard que le 1er décembre dernier, Boston (États-Unis, Massachussetts) a interdit la sous-location touristique et la location par des propriétaires occupant leur logement moins de neuf mois par an.

En France aussi, il y a urgence à agir localement afin de limiter les effets de la location touristique sur la muséification et la destruction du tissu social de nos villes. Les cœurs des métropoles françaises sont en effet victimes d’une hémorragie démographique. À Paris, pour réemployer l’aphorisme parlant d’Ian Brossat, « on remplace désormais des habitants par des touristes »[67]. La ville se vide de ses classes moyennes[68]. Selon l’INSEE elle perd plus de 10 000 habitants chaque année sans interruption depuis 2011. L’intervention réglementaire des municipalités se devra donc d’être juste, morale et sans doute radicale. Ian Brossat suggère d’ailleurs d’interdire purement et simplement la location d’appartements entiers dans les quatre premiers arrondissements de Paris[69].

Surtout, il faut réaffirmer la puissance du droit public et notamment du droit au logement, qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946[70]. Ré-imprégner ces derniers de la notion d’interdit plutôt que celle d’efficacité économique, voilà l’enjeu. Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il ne doit jamais le devenir. Face au vide et à l’insécurité juridiques dans lesquels le Législateur plonge, et à la toute puissance du désir individuel de surconsommation servicielles que le Marché développe, il est urgent d’opposer un cadre juridico-légal clair et lisible, des réglementations strictes et surtout un souci moral de justice sociale à ce nouvel espace de négoce que les plateformes de location touristique souhaiteraient créer[71].

Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il faut réaffirmer le droit au logement qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946.

En l’absence actuelle de l’État, les collectivités locales devraient au moins essayer de se charger de cette ambitieuse mission, dans la limite de leurs moyens techniques et réglementaires. Parce que, pour reprendre l’expression du journal britannique The Conversation, Airbnb « fait souffrir nos villes »[72], elles doivent imaginer dès à présent les instruments qui permettront d’interdire ou de limiter l’hyper-marchandisation du logement, afin de garantir l’accès de chacun à ce dernier.

« Less Tourists, More Refugees », slogan mural populaire apposé le 5 décembre 2019 lors d’une manifestation syndicale dans la rue de la Hache à Strasbourg. © Jean Vannière.

Comme le disait Karl Polanyi, économiste austro-hongrois en exil à Londres en 1944, témoin lucide de la déshumanisation produite par le libéralisme classique et l’extension du domaine du Marché qui précéda la dévastation des sociétés européennes à partir des années 1930, il faut « placer la terre, et tout ce qu’elle renferme de nécessaire à la subsistance de l’Homme, hors de la juridiction et de l’emprise du Marché »[73]. Le monde doit donc être rendu « indisponible » au Marché, pour reprendre le terme à la mode dernièrement conçu par Hartmut Rosa ; c’est-à-dire au désir de l’Homme et au pouvoir de prédation dont il faut lucidement reconnaître que ce dernier renferme. Une telle entreprise de mise en indisponibilité commence par le logement [74].


[1] Le Monde. Immobilier : « Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes ». 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[2] The New Yorker. « The Airbnb Invasion of Barcelona ». 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[3] The Guardian. Technology : « How Airbnb took over the world ». 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[4] Wired. « Welcome to the Airbnb for Everything Age ». 10 mars 2019. https://www.wired.com/story/airbnb-for-everything/

[5] Le Monde. « Quand Airbnb sème la zizanie dans la famille ». 27 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2019/09/27/quand-airbnb-seme-la-zizanie-dans-la-famille_6013319_4497916.html

[6] Libération. « Airbnb : l’enfer, c’est les hôtes ». 26 juin 2020. https://www.liberation.fr/france/2020/06/26/airbnb-l-enfer-c-est-les-hotes_1792558

[7] Consulter à ce sujet :

1. LSE Podcast. Wendy Brown: « When Firms Become Persons and Persons Become Firms ». 9 juillet 2015. https://www.youtube.com/watch?v=eHvGsKXqL8s

2. Wendy Brown (2015). Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. Princeton : Princeton University Press.

[8] Consulter à ce sujet :

1. The New York Times. Thomas Friedman: « It’s a Flat World After All ». 3 avril 2005. https://www.nytimes.com/2005/04/03/magazine/its-a-flat-world-after-all.html

2. Thomas Friedman (2005). The World is Flat. New York: Farrar, Strauss and Giroux.

3. The New York Times. Thomas Friedman: « Coronavirus Shows How Globalization Broke the World ». 30 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/30/opinion/sunday/coronavirus-globalization.html

[9] Consulter à ce sujet :

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari (1980 [2013]). Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie. Paris: Minuit.

2. Manuel Castells (2004). The Network Society. A cross-cultural perspective. Londres: Edward Elgar.

3. Jan Van Dijk (2005). The Deepening Divide: Inequality in the Information Age. Londres: Sage Publications.

[10] INSEE. Capacité des communes en hébergement touristique entre 2013 et 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2021703

[11] Consulter les articles suivants sur l’étude du JDN et de Meilleurs Agents :

1. JDN. A Paris, la location Airbnb rapporte 2,6 fois plus que la location classique. 30 mars 2016. https://www.journaldunet.com/economie/immobilier/1175834-location-airbnb-versus-location-classique/

2. Meilleurs Agents. La location Airbnb est-elle vraiment plus rentable que la location classique? 31 mars 2016. https://www.meilleursagents.com/actualite-immobilier/2016/03/etude-rentabilite-location-saisonniere-airbnb/

[12] AirDNA. https://www.airdna.co

[13] Consulter à ce sujet :

1. INSEE. Les logements touristiques de particuliers loués via internet séduisent toujours. INSEE Focus n°158. 18 juin 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4172716

2. INSEE. La location de logements touristiques de particuliers par internet attire toujours plus en 2017. INSEE Focus n°133. 21 novembre 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646406

3. INSEE. Les logements touristiques de particuliers proposés par internet. INSEE Analyses n°33. 22 février 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2589218

[14] The New Yorker. The Airbnb Invasion of Barcelona. 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[15] Inside Airbnb : adding data to the debate. http://insideairbnb.com

[16] The Guardian. Technology : How Airbnb took over the world. 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[17] Le Monde. Immobilier : comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[18] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[19] AirDNA. https://www.airdna.co

[20] En France, selon la loi, un logement est considéré comme étant une résidence principale quand son occupant y réside plus de huit mois par an.

Consulter : Légifrance. Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?cidTexte=JORFTEXT000028772256&idArticle=JORFARTI000028772281&categorieLien=cid

[21] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[22] INSEE. Documentation fichier détail : Logement. 22 octobre 2019. https://www.insee.fr/fr/information/2383228

[23] Commissariat Général à l’Égalité des Territoires (CGET). « Le parc de logements ». Fiche d’analyse de l’Observatoire des territoire 2017. https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/sites/default/files/Fiche-OT-le%20parc%20de%20logements_0.pdf

[24] Observatoire National Airbnb. http://observatoire-airbnb.fr

[25] Rue89 Strasbourg. Pourquoi Strasbourg construit plus que dans les années 1990 et pour qui? https://www.rue89strasbourg.com/enjeux2020-strasbourg-construction-logement-betonisation-163841

[26] Au sujet du développement de la vacance dans l’immobilier de prestige des grandes métropoles, consulter les articles suivants du journal britannique The Guardian :

1. The Guardian. Super-tall, super-skinny, super-expensive: the “pencil towers” of New York’s super-rich. 5 février 2019. https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/05/super-tall-super-skinny-super-expensive-the-pencil-towers-of-new-yorks-super-rich

2. The Guardian. London property prices blamed for record exodus. 28 juin 2018. https://www.theguardian.com/money/2018/jun/28/london-property-prices-blamed-for-record-exodus

3. The Guardian. Ghost towers : half of new-build luxury London flats fail to sell. 26 janvier 2018. https://www.theguardian.com/business/2018/jan/26/ghost-towers-half-of-new-build-luxury-london-flats-fail-to-sell

4. The Guardian. The London skyscraper that is a stark symbol of the housing crisis. 24 mai 2016. https://www.theguardian.com/society/2016/may/24/revealed-foreign-buyers-own-two-thirds-of-tower-st-george-wharf-london

[27] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi ?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

Pour information, à Paris, plus de 87% des logements loués à l’année sont des petits surfaces (40m² ou moins), contre 12% dans le parc immobilier français.

[28] INSEE. Des ménages toujours plus nombreux, toujours plus petits. 28 août 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3047266

[29] AirDNA. https://www.airdna.co

[30] Aux Quatre Coins du Quatre, association du 4e arrdt. de Paris. Colloque du 18 mars 2017. Les locations saisonnières dans le 4e arrondissement : une désertification invisible? https://www.api-site.paris.fr/mairies/public/assets/2017%2F7%2FRapport%20du%20colloque%20du%2018%20mars%202017.pdf

[31] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[32] Consulter à ce propos :

1. Saskia Sassen (2014). Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge: Harvard University Press.

Sassen ré-exploite la lecture d’Engels de la propriété privée, en tant qu’instrument d’extraction de valeur mis en œuvre par la bourgeoisie avec l’aide des institutions d’État (droit de la propriété, etc.). Elle la complète et la modifie cependant, indiquant qu’à l’heure de la mondialisation financière, cette dernière tend à s’émanciper progressivement et partiellement du cadre géographique et des nécessités juridico-légales de l’État, formant une « global bourgeoisie » en capacité d’abstraire son existence et la circulation des chaînes de valeur qu’elle met en place des frontières nationales. Au sujet de l’extractivisme mis en œuvre par les professions financières et para-financières (« FIRE economy ») dans les « global cities », Sassen ré-exploite implicitement le concept d’ « extraction de survaleur » développé par Marx dans le Capital.

Consulter notamment :

– Karl Marx (1867[1972]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1878[1963]). Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

2. Housing Europe. Saskia Sassen : “The ‘housing question’ is no longer simply about housing”. 28 mai 2019. http://www.housingeurope.eu/resource-1280/the-housing-question-is-no-longer-simply-about-housing

3. The Guardian. Saskia Sassen : “Who owns our cities — and why this urban takeover should concern us all”. 24 novembre 2015. https://www.theguardian.com/cities/2015/nov/24/who-owns-our-cities-and-why-this-urban-takeover-should-concern-us-all

4. LSE Cities, LSE Urban Age. Saskia Sassen: “The Politics of Equity: Who owns the city?”. 9 décembre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=UAQuyizBIug

5. Librarie Mollat. Interview de Saskia Sassen. 13 février 2016. https://www.youtube.com/watch?v=7qApjsjig0w

6. Saskia Sassen. On New Geographies of Extraction. 29 janvier 2018. https://www.youtube.com/watch?v=ChPgXnldEnw

[33] Wired. How Nine People Built an Illegal $5 Million Airbnb Empire in New York. 24 juin 2019. https://www.wired.com/story/how-9-people-built-illegal-5m-airbnb-empire-new-york/

[34] Le Monde. Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[35] Le Monde. Comment Airbnb a investi Paris et l’hyper-centre des grandes villes. 24 août 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/paris-et-les-hypercentres-des-grandes-villes-le-business-lucratif-d-airbnb-en-france_5168623_4355770.html

[36] Consulter les communiqués suivants de l’Union Sociale pour l’Habitat à ce sujet :

1. Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

2. Union Sociale pour l’Habitat. Non à la sous-location touristique des logements sociaux. 15 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/actualites/non-la-sous-location-touristique-des-logements-sociaux

[37] Consulter à ce sujet :

1. Caisse des Dépôts et Consignations (Banque des Territoires). L’USH et l’AORIF somment les plateformes de location meublée d’informer les locataires HLM sur les risques encourus. 7 novembre 2019. https://www.banquedesterritoires.fr/lush-et-laorif-somment-les-plateformes-de-location-meublee-dinformer-les-locataires-de-hlm-sur-les

2. Les Échos. Le monde HLM somme Airbnb et consorts de tout faire pour ne pas sous-louer de logements sociaux. 5 novembre 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/le-monde-hlm-somme-airbnb-et-consorts-de-tout-faire-pour-ne-pas-sous-louer-de-logement-social-1145476

[38] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[39] T.I. Paris, 15ème arrdt., jugement du 9 mai 2017. Régie Immobilière de la Ville de Paris / Madame X.

[40] Le Monde. Elle sous-loue son HLM via Airbnb. 29 juin 2017, mis à jour le 4 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/vie-quotidienne/article/2017/06/29/elle-sous-loue-son-hlm-via-airbnb_6004435_5057666.html#more-20296

[41] Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

[42] Légifrance. Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037639478&categorieLien=id

[43] Légifrance. Décret n°2019-1104 du 30 octobre 2019 pris en application des articles L.324-1-1 et L. 324-2_1 du code du tourisme et relatif aux demandes d’information pouvant être adressées par les communes aux intermédiaires de location de meublés de tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039296575&categorieLien=id

[44] Légifrance. Arrêté du 31 octobre 2019 précisant le format des tableaux relatifs aux transmissions d’informations prévues par les articles R. 324-2 et R. 324-3 du code du tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=F0591D567CB8D0FBDEA7A16B55C3F39C.tplgfr35s_1?cidTexte=JORFTEXT000039309243&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039309097

[45] Le Monde. Le gouvernement recule sur les obligations de transparence des plateformes de locations touristiques. 14 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/le-gouvernement-recule-sur-les-obligations-de-transparence-des-plateformes-de-locations-touristiques_6019117_3224.html

[46] European Court of Justice. According to Advocate General Szpunnar, a service such as that provided by the Airbnb portal constitutes an information society service. 30 avril 2019. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019-04/cp190051en.pdf

[47] Consulter à ce sujet :

1. The Guardian. Airbnb should be seen as a digital service provider, ECJ advised. 30 avril 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/apr/30/airbnb-should-be-seen-as-a-digital-service-provider-ecj-advised

2. Airbnb UK Ltd: company details. https://www.airbnb.co.uk/about/company-details

3. Airbnb France SA : coordonnées de l’entreprise. https://www.airbnb.fr/about/company-details

[48] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[49] United States National Constitution Center. Fourth Amendment. https://constitutioncenter.org/interactive-constitution/amendment/amendment-iv

[50] Thomas Piketty (2019). Capital et Idéologie. Paris: Seuil.

[51] Consulter à ce sujet :

1. Légifrance. Code Civil, article 544. https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006428859&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=18040206

2. Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

3. Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

[52] Consulter à ce sujet :

1. Le Parisien. Julien Denormandie : « Autant de logements vacants dans notre pays, c’est inacceptable ». 10 février 2020. https://www.leparisien.fr/economie/julien-denormandie-autant-de-logements-vacants-dans-notre-pays-c-est-inacceptable-10-02-2020-8256510.php

2. Le Monde. Le gouvernement veut réduire le nombre de logements inoccupés. 10 février 2020. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/10/le-gouvernement-veut-reduire-le-nombre-de-logements-inoccupes_6029088_3224.html

[53] Gemeente Amsterdam. Press release : « Cities alarmed about European protection of holiday rental ». https://www.amsterdam.nl/bestuur-organisatie/college/wethouder/laurens-ivens/persberichten/press-release-cities-alarmed-about/

[54] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[55] El País in English. Madrid adopts rules that will shut down over 10,000 holiday apartments. 27 mars 2019. https://elpais.com/elpais/2019/03/27/inenglish/1553702152_849878.html

[56] France Inter. Airbnb : comment les villes organisent la résistance à travers le monde. 19 novembre 2019. https://www.franceinter.fr/societe/airbnb-comment-les-villes-organisent-la-resistance-a-travers-le-monde

[57] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[58] The Guardian. Berlin ban on Airbnb rentals upheld by city court. 8 juin 2016. https://www.theguardian.com/technology/2016/jun/08/berlin-ban-airbnb-short-term-rentals-upheld-city-court

[59] CityLab. How Barcelona is limiting its Airbnb rentals. 6 juin 2018. https://www.citylab.com/life/2018/06/barcelona-finds-a-way-to-control-its-airbnb-market/562187/

[60] El País. Barcelona prohibe nuevos pisos turísticos a la espera de la regulación del Govern. 15 novembre 2019. https://elpais.com/ccaa/2019/11/15/catalunya/1573822393_796751.html

[61] El País. Barcelone aprueba la norma que prohíbe abrir nuevos hoteles en el centro. 28 janvier 2017. https://elpais.com/economia/2017/01/27/actualidad/1485508289_914165.html

[62] La Vanguardia. Barcelona pide a Airbnb que retire 2.577 pisos turísticos ilegales de su web. 23 mai 2018. https://www.lavanguardia.com/local/barcelona/20180523/443786171972/barcelona-lista-ilegales-airbnb.html

[63] Los Angeles City Planning Department. Home-Sharing Ordinance. 11 décembre 2018. https://planning.lacity.org/ordinances/docs/HomeSharing/adopted/FAQ.pdf

[64] Le Figaro. Palma de Majorque interdit les locations d’appartements aux touristes. 29 avril 2018. https://immobilier.lefigaro.fr/article/palma-de-majorque-interdit-les-locations-d-appartements-aux-touristes_3a86420e-4af1-11e8-b142-d0e0b34620c1/

[65] The New York Times. To Contain Tourism, One Spanish City Strikes a Ban on Airbnb. 23 juin 2018. https://www.nytimes.com/2018/06/23/world/europe/tourism-spain-airbnb-ban.html

[66] The New York Times. Airbnb Suffered a Big Defeat in Jersey City (NJ). Here’s What That Means. 5 novembre 2019. https://www.nytimes.com/2019/11/05/nyregion/airbnb-jersey-city-election-results.html

[67] Europe 1. Airbnb : À Paris, « on remplace des habitants par des touristes », alerte Ian Brossat. 12 mai 2019. https://www.europe1.fr/politique/airbnb-a-paris-on-remplace-des-habitants-par-des-touristes-alerte-ian-brossat-3898127

[68] Le Monde. À Paris, des classes moyennes en voie de disparition accélérée. 11 juin 2019. https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/06/11/a-paris-des-classes-moyennes-en-voie-de-disparition_5474562_4811534.html

[69] Le Monde. Ian Brossat souhaite l’encadrement d’Airbnb dans le centre de la capitale. 6 septembre 2018. https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/06/ian-brossat-souhaite-l-encadrement-d-airbnb-dans-le-centre-de-la-capitale_5350996_823448.html

[70] Voir 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

[71] Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale contre le marché total. Paris: Seuil.

[72] The Conversation. Airbnb and the short-term rental revolution — How English cities are suffering. 23 août 2018. https://theconversation.com/airbnb-and-the-short-term-rental-revolution-how-english-cities-are-suffering-101720

[73] Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

[74] Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : Éditions La Découverte.

Retraites : en marche vers la régression

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Emmanuel_Macron_en_meeting_à_Besançon.png
Emmanuel Macron en meeting ©Austrazil pour Wikimedia

Le 2 Décembre dernier, Bruno le Maire, ministre de l’Économie  a de nouveau marqué son soutien envers la réforme des retraites prévue par le gouvernement et visant à remplacer le système actuel par un système à points. Réaffirmant que cette réforme n’entraînerait aucun perdant, elle serait par ailleurs le meilleur moyen d’assurer la « justice et l’égalité » d’un régime de retraite aujourd’hui « à bout de souffle ». Pour autant ces deux affirmations sont largement erronées pour une réforme bien plus idéologique que pratique.


 

UNE RÉFORME, DES RECULS SOCIAUX

Il est tout d’abord nécessaire de se rendre compte de l’aspect socialement rétrograde de cette réforme. Si elle n’entend théoriquement pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, l’âge légal auquel celle-ci peut être perçue à taux plein passe néanmoins à 64 ans avec 5% de pénalité par année manquante, ce qui constitue donc immanquablement une augmentation déguisée de l’âge de départ à la retraite à taux plein. Par ailleurs, dans la mesure où le taux d’emploi des 60-64 ans n’est à l’heure actuelle que de 32,5%, il y a fort à parier que ces obligations de cotisations supplémentaires ne puissent dans les faits pas être tenues par une part importante de la population, ce qui entraînerait mathématiquement une baisse de leur pension de retraite et une augmentation du taux de pauvreté. Contrairement à l’imaginaire façonné par les médias, les fins de carrière des plus de 50 ans ne sont dans de nombreux cas pas choisies mais subies. Les difficultés pour retrouver un emploi après 50 ans – près de 40% des demandeurs d’emplois de plus de 50 ans le sont depuis plus de deux ans – poussent toute une catégorie de la population à partir à la retraite avant l’âge légal, et donc, à ne pas avoir une retraite à taux plein. Le recul de cet âge ne fera que renforcer cette situation. De même, la promesse d’une pension de 1000 euros minimum cache la nécessité d’avoir cotisé tous ses semestres, ce qui est particulièrement compliqué en contexte de chômage de masse, en particulier pour les femmes.

Par ailleurs concernant l’argumentaire gouvernemental du refus d’une réforme « qui fasse des gagnants et des perdants », force est de constater que cette réforme fera très peu de gagnants. À terme, cette réforme conduira nécessairement à une baisse des pensions de retraite, pour deux raisons. Tout d’abord, alors qu’auparavant la retraite était calculée sur la base des 25 meilleures années dans le privé et des 6 derniers mois d’activité (donc forcément les plus rémunérateurs) dans le public, c’est désormais l’ensemble du parcours professionnel qui servira à établir le montant de la pension de retraite. Si la valeur du point était ainsi fixée à 0,55€, la retraite de certains fonctionnaires, tels que les enseignants, baisserait de 300 à 1000€ par mois. Le rapport Delevoye propose ensuite de plafonner à 14% du PIB les dépenses de retraite. Si à l’heure actuelle, la croissance économique permet d’absorber l’augmentation des dépenses due à l’accroissement du nombre de départs à la retraite, une baisse de la croissance ou une modification de la démographie entraînerait une baisse mécanique des pensions de retraite. Plutôt que de soutenir l’activité économique – et donc l’emploi – et la natalité par de meilleurs salaires, le gouvernement préfère donc poursuivre la spirale austéritaire.

Cette réforme est par ailleurs largement créatrice d’incertitudes majeures quant au futur et porte les germes de l’individualisation de la protection sociale. Dans les faits le rapport Delevoye remet entre les mains du gouvernement et du Parlement, à travers la loi de financement de la Sécurité sociale, l’ensemble des décisions stratégiques, laissant ainsi la possibilité au système des retraites de devenir une variable d’ajustement budgétaire.

Plus fondamentalement encore, le fait que la valeur du point puisse évoluer au fil du temps, place le salarié devant l’incertitude la plus totale concernant le montant futur de sa pension.

Enfin si l’on reste avec cette réforme dans un système par répartition, les prémices d’un système de retraites par capitalisation sont bien présents. D’une part le plafonnement des cotisations retraite à 120 000€ de revenus annuels contre plus de 320 000€ aujourd’hui va indéniablement pousser ces hauts salaires à se tourner vers des formes additionnelles de retraites par capitalisation. Cela peut par ailleurs être également le cas pour des salariés moins bien payés mais craignant, à juste titre, que le système de base ne leur fournisse pas une retraite suffisante. Or le système par capitalisation n’en finit plus de nous montrer des exemples de problèmes de fonctionnement, comme tout récemment aux Pays-Bas. Dans le contexte d’une politique monétaire expansionniste, comme c’est le cas en Europe depuis la crise des dettes souveraines, les taux d’intérêt des actifs considérés comme sûrs (les titres de dettes souveraines par exemple) ne sont plus suffisamment rémunérateurs et poussent ainsi les fonds de pension à puiser dans leurs réserves pour continuer à verser les retraites aux cotisants. Pourtant, comme le démontre une note produite par le laboratoire d’idées L’Intérêt général, d’autres projets égalitaires et justes sont envisageables, tout en maintenant le système par répartition à l’équilibre

L’INDIVIDUALISATION DE LA PROTECTION SOCIALE

Mais plus fondamentalement encore, en créant de l’incertitude sur le futur plutôt qu’en la supprimant, cette réforme revient sur les fondements même du système de protection sociale. En effet, le but de la Sécurité Sociale, au sens large du terme, était de réduire l’inégalité fondamentale existant entre les individus richement dotés en capitaux de toutes natures et ceux ne l’étant pas. Alors que les premiers avaient toutes les ressources personnelles pour se confronter aux aléas de l’existence, les seconds se trouvaient dans l’incapacité d’y faire face. Cette réforme s’inscrit ainsi pleinement dans la dynamique de décollectivisation analysée dans les travaux de Robert Castel.

L’ère du néolibéralisme est avant tout celle de la responsabilisation forcée de l’individu, obligé de gérer son existence en dehors des institutions créées jusque-là pour assurer sa protection.

Car c’est bien sur cet aspect idéologique que se joue cette réforme, et non sur un terrain uniquement technique et pragmatique comme le gouvernement le prétend. D’une part, celui-ci pointe largement du doigt l’iniquité du système de retraite actuel, composé de 42 régimes spéciaux, dont certains, il est vrai, sont plus avantageux que d’autres. Cela masque largement le fait que 90% des citoyens rentrent dans le régime général, le « problème » des régimes spéciaux n’est donc pas seulement minoritaire, il est marginal. D’autre part, les problèmes financiers mis en scène par le gouvernement sont largement fantasmés. Si l’on se fie aux prévisions du Conseil d’Orientation des Retraites, dans un contexte de croissance économique équivalente à celle que nous connaissons aujourd’hui, la part des retraites dans le PIB n’est pas amené à augmenter dans les prochaines décennies. Quant aux recettes, ces dernières ont été amputées ces dernières années par des décisions politiques telles que le non-remplacement des fonctionnaires (qui cotisent davantage) ou le non remplacement des exonérations sur les heures supplémentaires. Autant de mesures qui pourraient donc être défaites. D’autre part, comme le révélait l’économiste Gilles Raveaud, le Fond de Réserve des retraites mis en place sous Lionel Jospin, possède 35 milliards d’euros de réserve, les caisses complémentaires Agirc-Arco possèdent pour leur part un excédent de réserve de 116 milliards, une manne financière pouvant à coup sûr compenser les déséquilibres passagers d’un système qui jusqu’à l’année dernière était toujours à l’équilibre !

UNE MOBILISATION CONTRE LA RÉFORME « ET SON MONDE »

Si la réforme ne revêt donc pas un aspect technique mais idéologique, celui du néolibéralisme économique, qui depuis les années 1980 n’en finit plus de frapper les différents secteurs de la société, la mobilisation qui démarre ce 5 décembre semble être bien davantage qu’une contestation de points techniques d’une réforme. De la même manière que les mobilisations du printemps 2016 étaient dirigées contre la loi El Khomri « et son monde », il est frappant de constater à quel point de nombreux secteurs de la société appellent à se mobiliser sur cette réforme : SNCF, RATP, membres de la fonction publique hospitalière, membres de la fonction publique territoriale, justice, éducation nationale, pompiers… Si chaque secteur, pris individuellement, était déjà en proie à des problématiques particulières mais sectorielles (et quel meilleur exemple à ce niveau que celui des personnels hospitaliers), « l’intérêt » de cette réforme est qu’elle n’isole pas dans la mobilisation les champs d’activité comme c’est traditionnellement le cas.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Nuit_Debout_-_Paris_-_41_mars_01.jpg
Nuit Debout au printemps 2016 ©Olivier Ortelpa, Wikimedia Commons

Dès lors, l’espoir d’une convergence des luttes semble permis. À l’heure actuelle le mouvement est d’ailleurs soutenu par une large partie de l’opinion – les deux tiers des Français si l’on en croit le dernier sondage de l’IFOP – et par des profils sociologiques extrêmement divers. Gageons que les différents acteurs à l’origine de ces mobilisations ne perdent pas de vue l’intérêt collectif et supérieur de cette lutte.

 

Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

https://www.flickr.com/photos/163370954@N08/46339127625/in/photostream/
Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »

 

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

La mystification méritocratique

http://4.bp.blogspot.com/-zWD_sjNc2Hc/TejcV5LvNII/AAAAAAAATvY/EqsjYLskds8/s1600/nicolas-sarkozy.jpg
« Je suis contre l’égalitarisme, l’assistanat, le nivellement ; pour le mérite, la juste récompense des efforts de chacun, et la promotion sociale », avait affirmé Nicolas Sarkozy lors de sa campagne présidentielle de 2007. © Paco Acuña

Dans le discours de nombreux responsables politiques, l’égalité des chances est souvent décrite comme une panacée, et la méritocratie, érigée en idéal. La droite en célèbre les vertus, et la gauche en dénonce l’imparfaite réalisation, mais le consensus sur son bien-fondé et sa valeur intrinsèque est rarement remis en cause. Pourtant, derrière ces discours lénifiants sur l’idéal républicain méritocratique, se cache avant tout une illusion dangereuse et une machine idéologique redoutable de justification de l’ordre social.


Le sophisme méritocratique

On entend parfois, dans le débat public, des “purs produits de la méritocratie républicaine”, comme ils se qualifient eux-mêmes, chanter les louanges du système social qui les a vu réussir, et se donner en exemple à qui voudrait nier que “quand on veut, on peut” – ce qui leur permet également de s’auto-gratifier au passage du titre flatteur de “self-made man”. Bien sûr, on trouve toujours des exceptions, mais elles ne sont que l’arbre méritocratique qui cache la forêt inégalitaire : ce n’est pas parce que quelques heureux élus, dont l’origine sociale ne les y prédestinait pas, finissent chef d’entreprise ou personnalité en vue, que les conditions sociales ne déterminent pas dans une large mesure le destin des individus.

Certes, il y aura toujours des pseudo-intellectuels pour propager ce grossier sophisme, tels ces “sociologues” dont se gaussait Bourdieu, et qui consacrèrent beaucoup d’énergie à montrer que tous les fils de polytechniciens ne devenaient pas polytechniciens – et que décidément, on exagère beaucoup les déterminismes sociaux –, mais les chiffres sont têtus. À l’école Polytechnique, justement, 64 % des élèves ont un père qui appartient à la catégorie socioprofessionnelle des “cadres ou professions intellectuelles supérieures” (CPIS), tandis qu’à peine 1 % des élèves ont un père ouvrier (alors même que dans la population active, on compte 14 % de CPIS, contre 22 % d’ouvriers). Peut-on, dès lors, qualifier notre société de “méritocratique” ?

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/68/Polytechnique_1er_carre_Bastille_Day_2008.jpg/220px-Polytechnique_1er_carre_Bastille_Day_2008.jpg
Les deux tiers des polytechnicien.ne.s ont un père « cadre ou profession intellectuelle supérieure » ; 1% seulement ont un père ouvrier. © Marie-Lan Nguyen

Sous sa forme la plus fruste, l’idéal méritocratique hérité des Lumières considère que dans les sociétés démocratiques modernes, où l’égalité des droits a enfin remplacé les privilèges héréditaires, les individus sont justement récompensés de leurs efforts, “selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents”, d’après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Pourtant, l’égalité de droit – déjà dénoncée par Marx comme un paravent servant à masquer les inégalités réelles – ne suffit pas à assurer une compétition équitable entre les individus, comme les recherches sociologiques du siècle dernier, mais aussi le simple bon sens, nous l’enseignent.

L’école est l’exemple paradigmatique de ce hiatus entre égalité proclamée et inégalités de fait. Elle est aujourd’hui le lieu où se déterminent dans une large mesure les choix d’études, les perspectives de carrière et la position sociale future des uns et des autres – en bref, leur avenir. Or, point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’entre un enfant d’immigrés, dont les parents ne maîtrisent pas assez bien le français pour pouvoir l’aider dans ses devoirs, et un enfant de professeurs d’université, les chances de réussite à l’école ne sont pas les mêmes, et ce à cause de facteurs étrangers à leurs volontés individuelles.

Énumérons donc les divers facteurs susceptibles de jouer un rôle dans la réussite scolaire, afin de donner une idée du poids des déterminismes sociaux qui sont à l’œuvre. Certains d’entre eux peuvent paraître évidents : la situation économique et familiale de l’enfant, ses conditions de travail à la maison, le niveau de ses camarades de classe (“l’effet de pairs”), l’expérience et les compétences de ses professeurs (du fait de leur mode de recrutement, ce sont souvent de jeunes professeurs inexpérimentés qui enseignent dans les ZEP)… D’autres le sont moins : on peut évoquer le poids des stéréotypes qui contribuent à créer la réalité qu’ils sont censés refléter (“l’effet Pygmalion”), les choix d’orientation plus stratégiques des familles de classes moyennes ou aisées, et bien sûr ce que Bourdieu appelle le “capital culturel”1.

En cumulant tous ces éléments, on comprend pourquoi la réussite scolaire est avant tout tributaire d’un ensemble de conditions sociales favorables. En tout cas, aujourd’hui, l’attribuer au seul mérite relève au mieux de l’ignorance, et plus vraisemblablement de la mauvaise foi.

Mais surtout, en plus de reproduire les inégalités, l’école transforme “ceux qui héritent” en “ceux qui méritent”, comme l’écrivent les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans La Reproduction. Tandis que les plus doués reçoivent l’onction du diplôme consacrant leur “mérite” indubitable, ceux qui échouent sont renvoyés à leur médiocrité individuelle et la responsabilité de leur échec leur est imputée. L’institution scolaire entretient le mythe d’une évaluation et d’une sélection justes des élèves, dues à leur seul mérite, alors même que les conditions d’apprentissage sont à l’évidence inéquitables.

« L’école transforme ceux qui héritent en ceux qui méritent »

La méritocratie apparaît dès lors – pour reprendre un néologisme forgé par le sociologue allemand Max Weber – bien plus comme une “sociodicée”2, c’est-à-dire un discours de justification de l’ordre social, que comme une réalité tangible.

D’ailleurs, comme le fait remarquer le sociologue François Dubet, ce que l’on appelle l’égalité des chances méritocratique se réduit en fait, dans notre société, à quelques dispositifs permettant à une infime minorité de jeunes défavorisés de rejoindre l’élite. On se focalise, dans le débat public, sur les conventions entre Sciences Po et des lycées de ZEP, ou sur l’objectif d’atteindre 30% de boursiers en classes préparatoires. On s’émerveille de même des internats d’excellence, créés sous Nicolas Sarkozy et permettant à quelques jeunes d’origine populaire d’échapper à leur destin… Mais cela ne concerne que quelques milliers de jeunes, alors que 150 000 élèves quittent chaque année l’école sans le moindre diplôme. La méritocratie permettrait dès lors simplement de sélectionner les meilleurs éléments des “classes inférieures” pour qu’ils rejoignent l’élite et légitiment son maintien, selon un mécanisme qui n’est pas sans rappeler les théories de Vilfredo Pareto sur la circulation des élites, chères aux idéologues de la Nouvelle droite.

https://cdn.bvoltaire.fr/media/2017/08/Education-nationale-Jean-Michel-Blanquer-une-boite-a-idees-controversees.jpg
L’actuel ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, est l’un des principaux artisans des “internats d’excellence”. © Philippe Kerlouan

La compétition méritocratique

Il faut par ailleurs souligner que les défenseurs les plus acharnés de la rétribution au mérite – qui sont, sans surprise, ceux qui y trouvent leur compte, c’est-à-dire les plus riches – ont souvent des pratiques qui sont en contradiction flagrante avec leurs discours, comme le montrent les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Peut-on sérieusement prôner l’égalité des chances et se payer de belles paroles sur la méritocratie lorsque l’on envoie ses enfants dans des lycées privés ultra “sélect” et qu’on leur paie des professeurs particuliers ? La contradiction n’apparaît pas gênante à bien des représentants de l’élite économique, qui persistent à invoquer sempiternellement ces généreux principes, censés leur conférer une légitimité indiscutable.

Mais ces stratégies “égoïstes” sont imputables au mécanisme même de la méritocratie, comme le montre encore une fois François Dubet : “Les familles et les élèves, acceptant que tout le destin des individus se joue à l’école, développent des conduites compétitives et instrumentales (choix judicieux des établissements et des filières…), afin de creuser les petites différences scolaires qui font les grandes différences sociales. Comment imaginer que les catégories sociales qui ont aujourd’hui le quasi monopole de l’accès aux filières d’élite aient la courtoisie de laisser la place aux challengers sans se défendre en renforçant la sélectivité scolaire ?”3

En fait, la méritocratie semble être une idéologie intrinsèquement viciée, parce qu’elle repose sur la fiction qu’il est possible de faire abstraction des conditions sociales et de “calculer” le mérite des uns et des autres de façon relativement probante, et de les hiérarchiser sur la base de ce critère. Or ce présupposé apparaît, à la lumière d’une littérature sociologique bien documentée, hautement problématique, pour ne pas dire complètement aberrant. Et ce n’est pas quelques dispositifs correctifs, censés remédier aux inégalités de départ entre les individus, comme les ZEP par exemple, qui vont y changer quelque chose.

Pourquoi persiste-t-on, alors, à parler de mérite, quand sa mesure apparaît si difficile ? Comme le fait observer la sociologue Marie Duru-Bellat dans son ouvrage Le mérite contre la justice (2009), une ambiguïté terminologique bien pratique explique peut-être le succès du terme de “mérite”, terme qui recouvre en fait deux acceptions bien distinctes. Le mérite, en effet, peut être compris comme une caractéristique morale : on mérite quelque chose car on a fait des efforts pour l’obtenir. Mais il peut également être entendu comme la récompense d’une réussite mesurée de façon objective, sans prendre en compte les efforts fournis : on obtient quelque chose grâce à ses talents ou ses compétences.

Cette polysémie du mérite était déjà inscrite en filigrane dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, lorsque “vertus” et “talents” étaient mis en parallèle. Doit-on récompenser les citoyens en fonction de leurs “vertus” (ce qui renverrait au mérite moral des individus) ou selon leurs “talents” ? Contrairement à ce que les révolutionnaires semblaient suggérer, ce n’est pas du tout la même chose. En effet, il peut arriver que ceux qui doivent fournir le plus d’efforts ne soient pas ceux qui réussissent le mieux : il n’y a souvent pas de correspondance exacte, et peut-être même qu’un lien très lâche, entre efforts et résultats.

Comme principe de justice sociale, il paraît difficile de défendre la méritocratie au second sens, c’est-à-dire la méritocratie des “talents”. Celle-ci se confondrait d’ailleurs avec “l’aristocratie”, au sens littéral du terme : le gouvernement des meilleurs. Dans le discours dominant, c’est donc plutôt le mérite moral qui est censé déterminer la part qui revient à chacun. Cela n’est pourtant qu’une mystification de plus : que l’on prenne la quantité de travail ou encore les efforts fournis, il est évident que tel n’est pas, actuellement, le critère principal déterminant sa rétribution. Au contraire, on prend souvent comme mesure adéquate du “mérite” d’un individu sa réussite scolaire, alors même qu’elle n’est pas entièrement – loin de là – imputable à ses efforts, et comme si elle suffisait à décider de ce qu’il pourra mériter tout au long de sa vie !

De fait, quelqu’un qui a eu le “mérite” – ou plutôt la « chance », aux deux sens du terme – de faire des études sera toujours favorisé par rapport à celui qui n’en a pas faites, et peu importe, ensuite, la difficulté effective du métier qu’exerce chacun d’entre eux.

Comme le note le sociologue Louis Chauvel, directeur de l’Observatoire des inégalités : “Si l’on prend l’exemple des médecins et des aides-soignants, comment expliquer que l’immense majorité du mérite ne revienne – si on en juge par les salaires – qu’aux premiers ? Pourquoi les métiers les plus difficiles physiquement, ceux qui usent le corps en profondeur, qui réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ?”. Il ne s’agit pas de faire une hiérarchie de difficulté ou de pénibilité des métiers, mais de ne pas oublier qu’une caissière a un travail probablement plus éreintant qu’un cadre, et que leurs salaires sont pourtant sans commune mesure4. Bref, il faut voir à quel point les déterminations des salaires obéissent à d’autres logiques que celle du “mérite” entendu au sens moral.

« Pourquoi les métiers les plus difficiles physiquement, ceux qui usent le corps en profondeur, qui réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ? »

Mais en plus d’être un mensonge, la méritocratie est aussi un fléau. En effet, en établissant un lien entre la “valeur” d’une personne (encore une fois, on retrouve l’ambiguïté terminologique) et l’attribution d’une position sociale, la méritocratie apparaît comme un principe de classement – classement dont on a vu le caractère arbitraire, mais qui est peut-être aussi par lui-même problématique. De fait, encenser la méritocratie, c’est aussi promouvoir une société ou les individus sont d’emblée mis en concurrence, et où l’ascension des uns est corollaire du déclassement des autres. Une ascension ou un déclassement “mérités” : alors que la plupart des riches considèrent leur rétribution comme juste, la pauvreté est à l’inverse souvent représentée et ressentie comme la conséquence d’un démérite moral individuel5.

Abolir la méritocratie ?

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/thumb/0/0c/The_Rise_of_the_Meritocracy_%281967_cover%29.jpg/220px-The_Rise_of_the_Meritocracy_%281967_cover%29.jpg
Dans son roman dystopique, Michael Young décrit une société hiérarchisée dans laquelle une élite “méritante” opprime le reste de la population, les “non-méritants”. © Hans Unger

L’inventeur du terme même de “méritocratie”, Michael Young, sociologue britannique et “intellectuel organique” du parti travailliste, avait d’ailleurs été le premier étonné de la connotation positive bientôt associée à son néologisme dans le débat public. La méritocratie, dans son roman The Rise of the Meritocracy (1958) apparaissait de fait comme une forme de dystopie particulièrement perverse où les “non-méritants” étaient renvoyés à leur échec individuel, tandis que les “méritants” s’arrogeaient tous les droits en invoquant le critère suprême, le mérite. Une telle société, dans laquelle le mérite des uns s’oppose à la responsabilité des autres, pourrait bien se révéler une forme euphémisée de darwinisme social, comme le défend le philosophe israélien Khen Lampert dans Meritocratic Education and Social Worthlessness (2012).

Que faire, alors, du mérite, entendu comme principe de justice sociale ? Pour beaucoup, il paraît impensable de cesser de prendre en compte ce critère, tout imparfait qu’il soit, parce qu’aucun autre n’est véritablement satisfaisant. Mais cet argument boiteux du “moindre mal” ne doit pas nous dispenser de nous rendre compte de la faiblesse, voire de la vacuité, de la notion de mérite. Au lieu de s’efforcer de hiérarchiser les individus en fonction de leur hypothétique “mérite”, ne pourrait-on pas plutôt réfléchir à l’application du bon vieux principe “à chacun selon ses besoins” ? On peut bien rêver, pour une fois…

Pour conclure de façon plus pragmatique, évoquons les arguments de François Dubet en faveur de la primauté de la lutte contre les inégalités sur les politiques d’égalité des chances. Dans Les places et les chances (2010), Dubet montre que l’idéal d’égalité des chances s’est, au cours des dernières décennies, progressivement substitué à celui d’égalité des places – qu’on appelle parfois “égalité des conditions”, c’est-à-dire une situation où les différents individus d’une société jouissent de conditions de vie relativement similaires.

Cet idéal d’égalité des chances vise à établir les conditions d’une compétition équitable entre les individus, afin que chacun puisse accéder – en fonction de son “mérite” – à l’ensemble des positions sociales, mais n’a pas vocation, en revanche, à réduire les inégalités des conditions ou à changer la structure sociale dans le sens d’une plus grande égalité. Dès lors, si tout le monde – même un fils d’ouvrier – peut devenir cadre, les écarts de rémunération entre les cadres et les ouvriers ne sont plus considérés comme un problème.

Pourtant, l’établissement d’une véritable égalité des chances semble en fait nécessairement subordonné à la réalisation d’une relative “égalité des places”, ou des conditions : favoriser l’égalité des places, de ce fait, est “sans doute la meilleure des manières de réaliser l’égalité des chances”.

Dubet conclut en montrant que si l’égalité des places paraît bien favoriser l’égalité des chances, à l’inverse, dès que l’on se met à privilégier l’égalité des chances, les inégalités des places se creusent. Il semble toucher là un paradoxe peut-être insurmontable de l’égalité des chances, qui ne peut être pleinement mise en place qu’en assurant une égalité préalable des places, et qui pourtant détruit en permanence cette égalité des places, rendant toujours plus difficile son propre accomplissement – dans un cercle vicieux de renforcement des inégalités et de la compétition entre les individus, dont la sombre réalité contraste singulièrement avec l’imaginaire radieux d’ordinaire associé à la notion de méritocratie…

 


1. “L’effet de pairs” peut être constaté au travers des enquêtes PISA : la différence de performance à ces tests entre deux groupes d’élèves d’origine sociale similaire, mais dont l’un d’eux est dans un établissement scolaire dont la composition sociale est moyenne, et l’autre dans un établissement scolaire à public privilégié (c’est-à-dire les 10% des établissements scolaires dont la composition sociale est la plus favorisée), représente l’équivalent d’une année scolaire supplémentaire.

Pour l’effet des attentes des professeurs sur les résultats des élèves, voir l’article de Robert Rosenthal et Lenore Jacobson, “Pygmalion à l’école” (1968). Les auteurs ont mené une expérience dans laquelle ils ont fait passer des tests de QI fictifs à des élèves à la fin de l’année scolaire, attribué les notes aléatoirement, et se sont arrangés pour que les professeurs de l’année suivante aient connaissance des résultats. À la fin de l’année suivante, les élèves qui avaient été (arbitrairement) désignés comme “supérieurement intelligents” avaient plus progressé que la moyenne.

Pour l’effet de l’origine sociale sur les choix d’orientation, voir l’ouvrage de Raymond Boudon L’inégalité des chances (1973). Voir également l’ouvrage d’Agnès Van Zanten, Choisir son école (2009), pour une étude des stratégies de choix d’établissement des classes moyennes, ainsi que celui de Pierre Merle, La ségrégation scolaire (2012), pour une analyse de la logique ségrégative à l’œuvre dans le système éducatif français.

Pour l’effet du “capital culturel”, voir les analyses désormais classiques de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970). D’après Bourdieu et Passeron, les professeurs valorisent des compétences acquises en-dehors de l’école – c’est-à-dire principalement dans la famille –, comme une certaine familiarité avec la culture savante, et à l’inverse, reprochent paradoxalement aux élèves n’ayant pas cette familiarité d’être “trop scolaires”. L’école “apprend aux poissons à nager”.

Voir encore : Basil Bernstein, qui dans Langage et classes sociales (1971) montre que le langage des classes supérieures, caractérisé par une grammaire souple et un souci permanent d’explicitation, est mieux adapté à l’institution scolaire que celui des classes populaires, fondé sur un usage stéréotypé de la grammaire et un recours fréquent à l’implicite.

2. Le concept de “sociodicée” est forgé sur le modèle de “théodicée”, néologisme dû quant à lui à Leibniz, et qui désigne la justification de la bonté de Dieu, malgré le mal que l’on observe dans le monde. Il est intéressant de remarquer que, comme l’explique Pierre Rosanvallon dans une conférence, la notion de mérite elle-même a une origine théologique : “elle s’est développée sur une base théologique pour imposer la vision catholique du salut (par le mérite des œuvres) et critiquer la notion protestante de grâce divine (salut par la seule foi)”. Le mérite est donc à l’origine ce par quoi Dieu récompense les bons, et punit les méchants. “On n’a que ce que l’on mérite”, tel est le mensonge qui, auparavant propagé par l’Église, l’est maintenant par les grands prêtres de la société méritocratique, prompts à condamner les “paresseux” ou les “incapables”, et à encenser les “méritants”. Luc Boltanski et Pierre Bourdieu, dans leur article sur La production de l’idéologie dominante” (1976) relèvent également ce parallèle : “la “pauvreté” qui, en un autre temps, eût été la juste sanction du vice, était devenue […] la sanction inévitable de l’incompétence (pour ne pas dire de la sottise)”.

3. L’école est en effet aujourd’hui non seulement le lieu de transmission d’un savoir, de l’éducation citoyenne et de l’épanouissement intellectuel, mais aussi – et surtout, de plus en plus – le lieu d’une compétition : d’après les tests PISA, la France est le pays, parmi les pays développés, où les élèves ont le rapport le plus anxiogène à l’école. Joanie Cayouette-Remblière, dans L’école qui classe (2016), montre ainsi comment l’école transmet une idéologie méritocratique “individualisante et responsabilisante” qui conduit les élèves des classes populaires à se sentir responsables de leur échec et à mépriser les emplois qu’un grand nombre d’entre eux exerceront. Voir également l’excellent ouvrage de Dominique Girardot, La société du mérite (2011), pour une étude approfondie du lien entre “idéologie méritocratique et violence néolibérale”, la première conférant d’après elle une “apparence de légitimité” à la seconde.

4. Même le recours à la notion de mérite dans son second sens (donc de compétence, ou de performance) pour justifier des écarts de rémunération parfois abyssaux paraît souvent fallacieux : comment peut-on réellement “valoir” cent fois plus que quelqu’un ? (Ou plus exactement 498 fois plus : Jean-François Kahn a calculé qu’un chef de grande entreprise côtée au CAC 40 gagne en moyenne 498 Smic annuels). En réalité, la rémunération de la plupart des gens n’est en rien le reflet de leur productivité, comme l’explique l’économiste hétérodoxe Ha-Joon Chang dans Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme (2010). Voir également l’article de Marianne Bertrand et Sendhil Mullainathan, “Are CEOs rewarded for Luck ? The ones without principals are” (2001), dans lequel les auteurs montrent que la rémunération des cadres dirigeants n’est pas seulement liée à leurs performances objectives, et que les émoluments considérables dont ils bénéficient sont aussi imputables au fait que les conseils d’administration, où l’on décide justement des rémunérations des cadres dirigeants, sont composés principalement d’autres cadres dirigeants, qui se renvoient ainsi la politesse…

5. Dans Une théorie empirique de la justice sociale (2010), Michel Forsé et Maxime Parodi montrent que parmi les plus aisés, la part de ceux qui estiment être trop rémunérés par rapport à leur mérite est résiduelle. Serge Paugam, dans La disqualification sociale (1994), montre à l’inverse que les pauvres eux-mêmes présentent souvent la pauvreté sur le registre du mérite moral individuel – et non comme un problème de la société dans son ensemble.

Addendum : au moment de la rédaction de cet article, son auteur ne connaissait pas le livre très récemment paru de David Guilbaud, L’Illusion méritocratique (2018). Néanmoins, après l’avoir lu, il ne peut que recommander cet ouvrage extrêmement éclairant et convaincant, qui, présentant des thèses similaires à celles défendues ici, propose également des pistes de réforme pour remédier à ce fléau destructeur qu’est l’idéologie méritocratique.

« 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches » – Entretien avec Cécile Duflot

Cécile Duflot, crédit photo : Matis Brasca pour Le Vent se Lève

Cécile Duflot a été députée pour Europe Écologie les Verts (EELV), Ministre du Logement et de l’égalité des territoires de 2012 à 2014 et dirige désormais la branche française de l’ONG Oxfam, spécialisée notamment dans la lutte contre les inégalités sociales. Elle est également à l’origine de la pétition aux presque deux millions de signatures L’affaire du siècle, qui promet d’attaquer l’État français en justice pour « inaction climatique ».  Au vu de son expérience transversale, nous avons souhaité l’interroger sur les derniers faits d’actualité en lien avec l’écologie, entre la démission de Nicolas Hulot et les revendications du mouvement des gilets jaunes. La question de l’exercice du pouvoir est le fil directeur de cet entretien, réalisé dans les locaux d’Oxfam France, à Paris. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Dans le domaine de l’écologie, s’il est facile quand on est une ONG comme OXFAM de proposer, c’est sans doute un peu plus compliqué quand on est au sein d’un gouvernement, d’autres données entrant en jeu. Vous avez une longue expérience politique. Vous avez été députée puis ministre au Logement et à l’égalité des territoires entre 2012 et 2014. Cette expérience de la realpolitik a-t-elle modifié votre rapport à l’action publique ? Quel bilan tirez-vous de l’action du gouvernement Macron dans le domaine de l’écologie ? Que pensez-vous de la démission de Nicolas Hulot ?

Cécile Duflot – Mon expérience de ministre m’a plutôt donné confiance dans la possibilité de l’action publique. On peut prétexter ne rien pouvoir changer, que c’est trop compliqué et trop laborieux. Mais, en définitive, il ne s’agit que d’une volonté politique. Ce fut le cas par exemple dans cette bagarre homérique au sujet de l’encadrement des loyers.  Alors que tout le monde disait qu’il était impossible de le faire, nous l’avons fait.

En matière d’écologie, la situation d’aujourd’hui est différente de celle d’il y a dix ans. On sait désormais que c’est techniquement possible et financièrement moins coûteux d’engager la transition. Ce n’est donc pas un manque de possibilités, mais un manque de décisions, de volonté politique. J’en tire un bilan, partagé par toutes les ONG environnementales : on est loin de ce qu’il faudrait faire. Emmanuel Macron a pris un certain nombre d’engagements, de postures ou de positionnements médiatiques autour des questions d’écologie, mais sur la réalité des politiques menées – Nicolas Hulot l’a dit et c’est le sens de sa démission – on est très loin du compte. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, les petits pas ne sont pas suffisants. Je raconte souvent cette histoire : c’est comme si vous vouliez faire décoller une fusée sur la lune avec un moteur de 2CV. L’ingénieur vous dit que ça ne va pas marcher et vous répondez « ça va on t’a déjà filé un moteur arrête d’être mécontent ! ».

Aujourd’hui l’ampleur du risque climatique est telle qu’il faut un changement de modèle. Ce changement de modèle est à portée de main, sur la base d’économies d’énergie, d’énergies renouvelables, de limitation et de rapprochement des lieux de production et des lieux de  consommation. C’est un modèle qu’on peut imaginer de façon cognitive, qu’on peut réaliser techniquement et qu’on a les moyens de financer.

LVSL – Maintenant que vous êtes à Oxfam, vous faites le choix de privilégier, au niveau de la société civile, les actions plutôt citoyennes, individuelles ou collectives – par rapport à l’action étatique ? Pour vous quel devrait être le rôle de l’État ? Quelle est l’échelle la plus pertinente pour la transition écologique ?

Cécile Duflot – Toutes les actions concourent au même but. Il n’y a pas d’opposition entre l’action des ONG et l’action politique. Mon engagement signe une dimension personnelle. Il faut avoir, je crois, une certaine fraîcheur et pas de cynisme quand on est responsable politique. J’avais pratiqué ces responsabilités politiques longtemps et j’avais envie d’un autre mode d’action.

Je pense qu’il faut contribuer à faire mûrir la société face à la réalité de l’urgence climatique et de la question des inégalités. C’est la grande force d’Oxfam : lier ces deux questions, travailler à la fois sur la question climatique et sur la question des inégalités. On voit bien aujourd’hui en France à quel point ces sujets sont d’actualité avec les gilets jaunes. On aurait pu prévoir cette situation.

D’autre part, et vous avez raison de parler d’échelle, cette question de la dimension internationale est essentielle. C’est notre premier défi dans l’histoire de l’humanité, un défi terrien, un défi des habitants de cette planète qu’est la Terre. Ces sujets doivent être portés à l’échelle internationale, ce qui veut dire que les solutions doivent être mises en œuvre pour certaines à l’échelle internationale, pour d’autres à l’échelle européenne et d’autres au niveau national.

Pour moi il y a trois modes d’action dans l’action publique. Le premier est la fiscalité. Le débat est très actuel, mais la fiscalité est ce qui vous permet de choisir de faire telle ou telle chose : typiquement, quand vous donnez de l’argent à des ONG, une partie de cette somme est déduite de vos impôts. C’est un des moteurs et un intérêt général que des ONG ou des associations, en particulier les plus vulnérables, disposent de moyens pour agir. Deuxième outil : la réglementation soit ce qui est permis et ce qui est autorisé. Il faut faire telle ou telle chose, il faut arrêter la pollution, il faut fermer les centrales à charbon etc. Troisième outil : la commande publique ou les investissements publics : quand on décide d’investir dans des lignes de chemin de fer secondaires plutôt que dans des autoroutes, on mène une politique en faveur – ou en défaveur si on choisit le contraire – de la transition écologique. Vous pouvez aussi décider de renationaliser et faire évoluer EDF vers un rang de société majoritairement dédiée aux énergies renouvelables par exemple.

LVSL – Qu’est-ce qui, selon vous, freine aujourd’hui l’action publique?

Cécile Duflot  Les choix et les arbitrages qui sont faits aujourd’hui par les dirigeants relèvent plus de l’obsession idéologique. Quand on voit ce qui risque de se passer d’ici quinze ans, beaucoup de sujets qui apparaissent comme des sujets centraux deviendront  complètement secondaires alors que c’est la vie même de l’humanité qui est en jeu.

LVSL – Donc c’est une question d’idéologie, une question de dogmatisme ?

Cécile Duflot – C’est une question de choix à court terme plutôt qu’à long terme. C’est une question de choix des intérêts privés mais peut-être également une absence de prise de conscience chez certains dirigeants.

LVSL – Vous pensez qu’en l’occurrence c’est une affaire de conscience chez nos dirigeants ? Vous pensez que ces gens-là n’ont pas de conseillers qui leur expliquent les tenants et les aboutissants du changement climatique ?

Cécile Duflot – Je pense que certains admettent que, comme l’a dit Emmanuel Macron, après avoir reçu pourtant un prix, quand on fait de l’écologie on est impopulaire. Ceci n’est pas vrai. Je vais vous donner un exemple : quand j’étais conseillère régionale, on a décidé qu’il n’y aurait plus de zones sur le Pass Navigo. C’est une mesure qui va dans le sens de la transition écologique puisque les gens sont incités à prendre les transports en commun. Quelques années après on voit que cela a réussi. Quand vous faites une loi sur l’alimentation qui ne fait aucun pas vers l’alimentation de proximité et le bio, que vous ne changez pas le système agricole actuel qui, par ailleurs ruine les paysans, vous faites des choix politiques.

LVSL – Quand vous parlez des limites de l’action publique, quel rôle tient pour vous l’Europe ? Quelle conclusion en tirez-vous ?

Cécile Duflot – Dans les années 1980, et au début des années 1990, l’Europe a été à l’avant-garde sur les réglementations environnementales. Elle a beaucoup contribué à faire bouger les États sur ces questions, mais depuis quelques années, on constate qu’elle est devenue un outil de régulation financière, notamment après la crise des banques. Elle est obsédée par cette question des comptes publics, des déficits publics, bien plus que par l’enjeu de la transition, même si, sur certains sujets, c’est la France qui freine les décisions européennes. Je suis convaincue que certaines questions, notamment la question de la transition énergétique au sens des moyens de production d’énergie, ne se règlent pas à l’échelle d’un pays mais à l’échelle européenne. On a fait Airbus par exemple : il faudrait l’équivalent de grandes structures capables de porter au niveau européen la transition écologique.

LVSL – Les contraintes budgétaires imposées par Bruxelles sont-elles une limite, comme le disent certains économistes, dans le domaine de l’écologie ?

Cécile Duflot – Les investissements en matière de transition écologique pourraient être sortis du calcul du déficit, de ce cadre des 3 %. Par exemple : les conséquences de catastrophes climatiques impactent de façon importante les comptes publics, alors qu’elles pourraient être évitées par des investissements – je  pense au risque inondation. Il serait donc logique de défalquer ces investissements du calcul du déficit public puisqu’à terme ils ont vocation à produire des économies significatives et sans doute supérieures à leur coût.

LVSL – Suivant cette logique on pourrait défalquer les investissements en matière de santé d’hôpitaux,  de social etc. ?

Cécile Duflot – Oui bien sûr ! Les maladies du mode de vie, les maladies chroniques, aujourd’hui, représentent 80 % des dépenses de santé. Ce sont aussi des maladies liées à la pollution aérienne, à la pollution de notre alimentation, à la pollution des matériaux qui sont autour de nous. De façon rationnelle, on peut évaluer, par exemple, le coût sur la santé de la précarité énergétique, en particulier chez les personnes âgées. Les gens qui se chauffent mal sont plus vulnérables, plus malades, plus désocialisés parce qu’ils n’osent pas inviter de gens chez eux. Des études montrent que 1€ investi dans la lutte contre la précarité énergétique économise 80 centimes de dépenses de santé. C’est cette réflexion-là qu’il faudrait avoir. Mais aujourd’hui ce n’est pas ce logiciel-là qui est aux commandes malheureusement.

LVSL – On voit s’enchaîner tous les rapports un peu catastrophiques assez alarmistes sur l’évolution du climat. Pensez-vous qu’il y a une solution au changement climatique ? Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ?

Cécile Duflot – Je suis bizarrement optimiste dans la mesure où les solutions existent. Les moyens financiers existent et ils sont inférieurs aux coûts financiers des catastrophes. Un moment viendra où l’espèce humaine dans son ensemble réagira face à sa propre mise en péril. C’est cela qui me rend optimiste. C’est une forme de rationalité de la catastrophe annoncée, mais aussi la connaissance très précise que les solutions technologiques, techniques et financières sont à notre disposition. Aujourd’hui les catastrophes climatiques que l’on vit sont des périodes d’adaptation. Elles sont très violentes parce que le changement climatique est beaucoup plus violent que ce que la planète a connu au cours de son histoire. Pour la planète ce n’est pas très grave. C’est grave pour les humains par contre. Je pense qu’il peut y avoir cette conscience collective de l’humanité de la nécessité de l’arrêt de ce système destructeur.

LVSL – Vous dirigez la branche française de l’ONG Oxfam depuis avril 2018, ONG spécialisée dans la lutte contre les inégalités sociales y compris les inégalités liées aux changements climatiques. Vos rapports sur les inégalités sont assez flagrants. Comment liez-vous environnemental et social ? Que pensez-vous du mouvement des Gilets jaunes ?

Cécile Duflot – Un chiffre donné par Oxfam est extrêmement parlant : 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches. Les 50% les plus pauvres en émettent 10 %. Ce sont pourtant eux, aujourd’hui, qui sont les plus vulnérables et qui en subissent les conséquences. Les inégalités et la crise écologique sont bien consubstantielles.

Quel est l’élément déclencheur du mouvement des gilets jaunes ? C’est la taxe supplémentaire sur le gazole, ce qui est logique : pendant des années, pour vendre des voitures françaises, on a sous-taxé le diesel incitant par là les gens à acheter ces véhicules qui sont polluants. Maintenant, on connaît les conséquences des émissions des gaz à effet de serre et des particules fines sur le dérèglement climatique et sur la santé. On n’a pas anticipé la réalité de ces répercussions sur les populations et notamment sur ceux qui sont aujourd’hui dépendants de leur voiture. Cet état de fait arrive sur le terreau d’une aggravation des inégalités en France. Depuis vingt ans on compte 1 200 000 pauvres supplémentaires, mais surtout un envol du nombre des ultra-riches. En matière d’action publique, ce terreau d’une fiscalité injuste génère ce qui se passe actuellement – en anglais on ne dit pas la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais la paille qui casse le dos du chameau.

Les gens ne supportent plus qu’on leur demande de payer alors qu’ils n’ont pas de solution et que, parallèlement, on trouve de l’argent pour les plus riches. C’est là le terreau des gilets jaunes. L’an dernier, Oxfam a publié un rapport intitulé « Réforme fiscale : les pauvres en payent l’impôt cassé » expliquant que la réforme fiscale qui va être mise en œuvre va prendre aux plus pauvres et bénéficier aux ultra-riches. Un an après, une étude publiée dans le journal Les Échos révèle que ce sont bien les 1 %, et même les 1 ‰ qui gagnent beaucoup d’argent. Dans cette situation-là, le terreau est mûr pour que les gens trouvent cela insupportable.

LVSL – Les revendications des gilets jaunes sont sociales, mais aussi écologiques. Dans leur liste de doléances, ils revendiquent de développer les transports en commun, favoriser le transport de marchandises par voie ferrée, instaurer une taxe sur le fioul maritime et le kérosène, soutenir les petits commerces de villages et de centres-villes ou encore cesser la construction des zones commerciales autour des grandes villes qui tuent les petits commerces.

Cécile Duflot – Dans un premier temps on a voulu présenter ce mouvement des gilets jaunes comme anti-écologique, ce qui n’est pas du tout le cas. Même si ce collectif n’est pas très identifié, son message général n’est pas un message contre l’écologie ou un message qui nie l’existence du dérèglement climatique. C’est un message qui dénonce l’injustice fiscale.

Le président de la République n’a rien fait pour l’écologie. Beaucoup de gens expliquent qu’ils se sont remis à prendre la voiture parce que la ligne de train qu’ils utilisaient a fermé, soit complètement, soit du fait de la dégradation importante de la desserte qui ne leur donne plus l’assurance d’arriver à l’heure sur leur lieu de travail. D’autres pays ont su recréer de la desserte par transport en commun y compris en zone rurale. C’est encore une fois une question de choix politique.

LVSL – Quand on écoute les porte-paroles des gilets jaunes il y a aussi la revendication contre une  écologie dite « punitive » –  le terme a été  souvent employé. Qu’en pensez-vous ?

Cécile Duflot – Le nombre de gens atteints de cancers et le nombre de ceux qui meurent de maladies respiratoires chaque année est une situation très punitive. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive et tout le monde va être puni. Par exemple, parmi les vingt plus gros incendies que la Californie a connu de toute son histoire, sept se sont produits ces trois dernières années. Là, le feu ne fait pas le détail entre les maisons des ultra-riches et celles des pauvres. C’est une erreur de croire qu’il y a une écologie punitive et ce mot-là fait énormément de mal parce que ceux qui souffrent le plus de l’alimentation de mauvaise qualité et de ses conséquences sur la santé ce ne sont pas les plus riches. Ceux qui vivent à proximité des zones les plus polluées, ceux qui sont exposés à des polluants lors de leur travail ne sont pas les cadres supérieurs.

 

Crédits photo ©Matis Brasca pour LVSL

La « loi de l’offre et de la demande » sert surtout à justifier les inégalités – Entretien avec David Cayla

Respecter la “loi de l’offre et de la demande”, “faire triompher la concurrence libre et non faussée”, “favoriser l’innovation”… Ces expressions sont désormais familières à tout un chacun, tant elles sont ressassées en boucle par des légions d’économistes et d’éditorialistes sur les chaînes de télévision. Elles sont constitutives de la vision du monde qui domine la sphère politico-médiatique : le néolibéralisme. Dans son nouveau livre, L’économie du réel face aux modèles trompeurs, David Cayla – Maître de conférences à l’Université d’Angers – s’attache à l’analyse et la déconstruction de ces concepts qui sont présentés comme des évidences incontestables. Il expose les fondements économiques, mais aussi anthropologiques et philosophiques du néolibéralisme, et la manière dont cette déclinaison du libéralisme s’est imposée comme la pensée dominante… jusqu’à exclure, comme non-scientifiques, toutes les conceptions divergentes de l’économie.


LVSL – Votre livre est consacré à la réfutation de la prétendue « loi de l’offre et de la demande ». Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs en quoi consiste cette loi ?

David Cayla – Il faut d’abord rappeler que lorsqu’on évoque « la loi de l’offre et de la demande », personne ne sait exactement de quoi on parle. C’est le vrai problème de cette « loi » : on l’emploie sans arrêt, pour dire des choses qui sont souvent contradictoires. En fait, il n’y a pas « une » loi de l’offre et de la demande mais trois.

  • Il y a la loi de la demande : lorsque les prix augmentent, la demande diminue, et inversement.

  • Il y a la loi de l’offre, qui postule l’inverse : quand les prix augmentent, l’offre augmente, et inversement.

  • Il y a enfin la « loi de l’offre et de la demande » qui exprime la manière dont les prix varient. Selon cette troisième loi, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix doivent baisser, et inversement les prix augmentent lorsque la demande est supérieure à l’offre.

On a donc deux lois qui décrivent les changements des quantités offertes et demandées, et une loi qui décrit la variation des prix. Le problème, c’est qu’en fonction des circonstances, on peut utiliser une loi ou l’autre. Imaginons que le prix des oranges augmente alors que la demande baisse ; les néoclassiques diront que la demande baisse parce que le prix des oranges augmente et estimeront que la loi de la demande est respectée. Mais si le prix des oranges avait baissé, et que la demande des oranges avait également baissé, alors les mêmes économistes auraient pu dire que le prix baisse parce que la demande a baissé. Autrement dit, quelles que soient les évolutions des prix et des quantités, ils ont toujours raison. La « loi de l’offre et de la demande » ne peut pas être invalidée par fait. C’est une loi qui, finalement, ne dit absolument rien. Cette loi ne parvient ni à décrire le réel, ni à prévoir ce qui arrivera. Je me suis amusé dans le livre à tenter de prédire la variation des prix des fruits et légumes d’après la « loi de l’offre et de la demande ». Bilan : c’est strictement impossible.

LVSL – En quoi est-ce important ? En quoi la croyance en cette loi est liée à la mise en place des politiques néolibérales ?

Pourquoi cette loi est-elle importante ? Il faut bien comprendre que derrière les prix, il y a les revenus. Le coeur des problèmes que l’on connaît actuellement, c’est celui du pouvoir d’achat et des inégalités considérables que l’on observe entre les professions. Entre l’intérimaire et le footballeur du PSG, il y a des rapports salariaux de 1 à 2000. Comment justifie-t-on ces écarts effarants de revenus ? Avec la loi du marché. Telle profession, tel footballeur est très demandé ; tel autre l’est moins. « Ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien » pour emprunter une formule de notre président.

Les bas salaires sont le produit d’un marché du travail qui organise la concurrence et hiérarchise la valeur des uns et des autres. De même, la faillite d’un petit entrepreneur sera justifiée par son incapacité à vendre ses produits au « bon » prix. La « loi de l’offre et de la demande » permet de fixer un prix, que l’on désigne comme le prix « normal », le prix du marché. Cette normalité qui émane d’un marché impersonnel et immanent sert surtout à justifier les écarts de revenus entre les personnes. Car tous les prix sont à la fois des coûts et des revenus. Il en va de même pour le salaire qui n’est que le prix du travail. Dans cette représentation, nous sommes tous acheteurs et vendeurs. Aussi, la « loi de l’offre et de la demande » ne sert pas tant à expliquer quoi que ce soit, qu’à justifier les équilibres du système économique. C’est le marché et non l’État qui décide de la distribution des revenus. Pour les néolibéraux, laisser au marché le soin de déterminer la hiérarchie économique et sociale c’est rassurant. Pour beaucoup de gens, c’est effrayant.

LVSL – La “concurrence” est un concept largement mobilisé dans le discours économique et la théorie économique qui dominent. Vous jugez pourtant que c’est un concept flou, mal défini, et en dernière instance contradictoire. Pouvez-vous rappeler les principales apories auxquelles se heurtent ce concept ?

David Cayla – Les économistes utilisent depuis longtemps le concept de « concurrence » dans des acceptions parfois très différentes voire contradictoires.

Il y a d’abord la concurrence vue comme une structure du marché. Dans cette conception, on considère la concurrence comme parfaite lorsque les offreurs et demandeurs n’ont aucun pouvoir sur les prix. Les produits sont homogènes, l’information est parfaite, les modes de production sont les mêmes, les offreurs et les demandeurs sont très nombreux et n’ont aucune influence sur le marché. Dans le même temps, le discours dominant fait de la concurrence le moteur de l’économie – c’est une grande idée de Schumpeter –, dans la mesure où la concurrence favorise l’innovation, le dynamisme des entreprises, etc… Mais s’il y a de l’innovation, cela veut dire que les entreprises vendent des produits différents ; cela veut dire qu’elles ont des brevets ; or le brevet implique un monopole sur l’usage du produit. Le dynamisme de l’économie est donc lié à un pouvoir de marché, et donc à un certain pouvoir de monopole de la part des producteurs, qui décident donc de leurs prix. On voit bien qu’Apple décide de ses prix, et c’est en cela qu’elle est innovante. Cette seconde conception de la concurrence considère que la concurrence émane non de la structure du marché mais des comportements des entreprises et des entrepreneurs.

Or, ces conceptions de la concurrence sont donc contradictoires. La première théorie postule que la concurrence est parfaite lorsque les producteurs n’ont aucun pouvoir sur le marché ; l’autre que la concurrence émane des producteurs… ce qui implique un certain pouvoir de monopole et un certain contrôle du marché par les entreprises. Des économistes distingués comme Jean Tirole mélangent allègrement ces deux acceptions de la concurrence : pour eux, la concurrence favorise à la fois la baisse des prix, qui seraient fixés par le marché, et l’innovation… qui implique un pouvoir de marché, et donc un pouvoir de décider au moins en partie des prix. Autrement dit, on ne peut affirmer à la fois que la concurrence favorise l’innovation et fait baisser les prix. Si on veut être cohérent, c’est soit l’un, soit l’autre.

LVSL – Vous mentionnez à plusieurs reprises le rôle joué par les institutions européennes dans la promotion d’une économie néolibérale. Dans quelle mesure peut-on dire que l’Union Européenne est le produit de ce système de pensée que vous analysez ?

David Cayla – Les textes de lois de l’Union Européenne se donnent pour objectif de garantir la liberté des marchés, et de promouvoir à cette fin une « économie sociale de marché » (c’est l’expression consacrée). L’Union Européenne a entièrement intériorisé le paradigme ordolibéral, selon lequel le marché doit être renforcé via des politiques menées par les autorités indépendantes. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une multitude d’institutions indépendantes régulatrices du marché, dont les plus puissantes sont les autorités chargées de veiller au respect de la concurrence. À l’échelle européenne, une administration entière y est consacrée sous l’égide de la danoise Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, dont la tâche est d’organiser le marché en condamnant Apple, par exemple, dont on a estimé qu’elle avait porté atteinte à la libre concurrence en bénéficiant d’une fiscalité trop faible.

L’ordolibéralisme n’est pas une théorie au sens d’une science économique ; c’est une construction intellectuelle visant à établir ce que doit être une bonne politique économique. Il y a une époque où l’on considérait que l’État devait se faire stratège, qu’il devait planifier et contrôler en partie la production, posséder des entreprises publiques, aider les filières privées à se développer… On était alors dans le cadre de l’État-planificateur qui se substituait au marché, car on considérait que ce dernier n’allait pas, de lui-même, allouer les ressources là où elles devaient l’être.

Aujourd’hui, dans le cadre de l’Union Européenne, toutes les aides d’État sont interdites et toutes les politiques étatiques de mise en œuvre d’une stratégie économique sont, de fait, interdites. On estime que c’est le libre marché qui doit déterminer où les ressources doivent être allouées. Le seul rôle de l’UE sera donc de veiller à ce que le marché se cantonne à son rôle d’allocation optimale des ressources. On interdit donc à l’État d’intervenir ex-post, mais on demande à des autorités indépendantes du pouvoir politique de créer les conditions de l’épanouissement du libre-marché.

LVSL – Compte-tenu de cela, une rupture avec le néolibéralisme est-elle possible sans rupture avec l’Union Européenne ?

David Cayla – Ma réponse sera courte ! Les textes fondateurs de l’Union Européenne sont profondément imbibés d’ordolibéralisme. On ne pourra pas transformer l’Union Européene en réécrivant ces textes fondateurs – surtout avec la règle qui prescrit que l’unanimité des États est nécessaire pour faire évoluer les traités européens.

J’irais plus loin. L’enjeu le plus important n’est pas de sortir de l’Union Européenne, c’est aussi de prendre conscience que le marché n’est pas toujours efficace, que d’autres instruments économiques sont possibles. Sans prise de conscience de ces éléments, sortir de l’Union Européenne ne sert à rien. Mener les mêmes politiques ordolibérales à échelle française ne mènerait à rien. La bataille que je mène est idéologique. Si on retrouve une souveraineté (monétaire, budgétaire, etc…), à quelles fins l’utilise-t-on ? Il faut donc d’abord délégitimer le discours néolibéral, qui veut que l’offre et la demande, autrement dit les forces du marché, doivent être le moteur unique de toute organisation sociale ; une fois que cette bataille sera remportée, le moyen de rompre avec cette économie sera effectivement la rupture avec l’Union Européenne.

LVSL – Vous en appelez justement, à la fin du livre, au refus de l’hégémonie néolibérale. Il y a, depuis une décennie en Europe, une nébuleuse que l’on qualifie de “populiste”, et qui porte en elle une rationalité qui est, dans une certaine mesure, anti-néolibérale. Le populisme (tel que l’entendent Mouffe et Laclau par exemple) et l’imaginaire qu’il mobilise (un imaginaire de suprématie du collectif sur l’individu, de mobilisation du peuple contre les élites, de conflictualité politique) peuvent-ils selon vous constituer la matrice d’un mouvement de résistance au néolibéralisme ?

David Cayla – Je pense que le populisme se nourrit de la frustration démocratique de nos sociétés. Cette frustration vient du fait que les élites proclament le droit des peuples à la souveraineté démocratique, mais excluent les questions économiques du champ de la délibération politique en raison de la philosophie néolibérale qui est la leur. On dit aux citoyens qu’ils sont libres et souverains mais qu’ils doivent accepter la marchandisation du travail, la mise en compétition avec le monde entier, les méthodes les plus déshumanisantes du nouveau management…

« Populisme » est un mot-valise, mais il y a une caractéristique qui les englobe tous : la promotion du volontarisme politique. C’est le cas en Italie, en Hongrie, en Espagne – « Podemos » veut dire « nous pouvons » en espagnol. Ces mouvements entendent rompre avec la doxa néolibérale caractérisée par l’axiome de Margaret Thatcher « il n’y a pas d’alternative » [There is no alternative, souvent contracté sous la forme TINA]. C’est cela qui explique le succès des populismes. Je pense que c’est une première étape ; la prise de conscience de la capacité du politique à exercer un contrôle sur l’économie est la grande question de notre temps. Mais la résolution de cette question ouvre une foule de questions nouvelles : lorsqu’on a compris qu’on peut faire, que fait-on, et que veut-on faire ? C’est pour moi la limite du populisme dans ses multiples formes actuelles : ceux qui votent Podemos, Orbán, Salvini ou M5S ne sont absolument pas d’accord entre eux quant aux objectifs politiques. Ils veulent tous renverser la table, mais ne s’accordent pas sur ce qu’il y a à reconstruire derrière.

LVSL – Vous évoquez la différence entre l’ancien libéralisme, celui du XIXème siècle, qui ne jure que par la liberté absolue du marché et la défiance à l’égard du politique, et le nouveau libéralisme, qui s’appuie au contraire sur le politique pour faire advenir des mécanismes de marché (et notamment la libre concurrence), qui seraient imparfaits sans cette intervention du pouvoir politique. Dardot et Laval (La nouvelle raison du monde) en font même un point de rupture fondamental entre l’ancien et le nouveau libéralisme. Pensez-vous qu’il est faux, pour cette raison, de parler d’un “retour au XIXème siècle” lorsqu’on tente de décrire la situation actuelle ?

David Cayla – En réalité, il y a trois libéralismes.

Le libéralisme classique, celui d’Adam Smith et du siècle des Lumières, mêle l’économie et le politique. Il prend à bras-le-corps la question de l’émancipation individuelle, et, pour cette raison, n’écarte absolument pas l’idée d’un interventionnisme dans l’économie : émanciper l’individu implique, par exemple, de l’éduquer. Adam Smith était un libéral selon cette acception : il n’était pas opposé à l’intervention de l’État, pour peu qu’elle soit émancipatrice.

L’ultralibéralisme est une seconde forme de libéralisme. Libertarienne, issue de l’école autrichienne [l’école autrichienne d’économie, dite « école de Vienne », compte notamment Friedrich Hayek et Ludwig von Mises parmi ses représentants], cette forme de libéralisme considère que l’intervention étatique est nuisible. Dans mon livre, je cite Milton Friedman, qui est l’un des nombreux héritiers de cette école (avec quelques nuances… sur le plan académique il adopte une méthodologie néoclassique). Friedman considère que la société n’existe pas, que seul l’individu constitue une réalité tangible. Cette forme de libéralisme extrait donc l’individu de la société, et prescrit donc de ne lui imposer aucune contrainte extérieure, car cela équivaut à une forme d’oppression.

Il y a un troisième libéralisme, l’ordolibéralisme, qui est à mon sens représenté aujourd’hui par Jean Tirole (même si lui-même ne se définit pas comme tel). Tirole estime qu’un système purement libéral, sans aucune intervention étatique, ne peut pas subsister ; la concurrence, en particulier, finit par disparaître, car les grandes entreprises écrasent les petites et imposent leur monopole. De même, il existe une imperfection de l’information qui peut conduire certains acteurs à détourner à leur profit les allocations du marché. Celui-ci doit donc être régulé… mais seulement en amont : les partisans de ce libéralisme excluent toute intervention ex-post, pour se cantonner à des inteventions ex-ante. Il faut donc confier à des autorités indépendantes le soin de réguler le capitalisme de marché pour faire en sorte qu’il fonctionne. Ces autorités hautement techniques – technocratiques, pourrait-on dire – sont indépendantes du suffrage universel. C’est typiquement l’idéologie qui domine l’Union Européenne, et qui vient de l’ordolibéralisme allemand. C’est aussi la vision du monde de Jean Tirole, qui est à mon sens l’héritier des ordolibéraux : il pense un marché qui ne fonctionne que lorsqu’il est encadré par un ensemble de règles pré-établies, décidées par des autorités indépendantes, et dans lesquelles l’État n’intervient jamais.

LVSL – Vous critiquez l’approche de l’économie qui est celle d’une majorité de néolibéraux, à savoir une approche “normative”, alors qu’elle devrait être, selon vous, “scientifique”. Vous qualifiez l’approche normative de l’économie “d’aveugle”, puisqu’elle consiste à plaquer une grille de lecture sur le réel, alors que l’approche scientifique devrait étudier le fait économique en lui-même. Mais est-il possible d’étudier le fait économique sans une grille de lecture qui structure notre perception ? Est-ce qu’une approche qui ne serait que scientifique sans être normative est concevable ?

David Cayla – Non. L’économie est une science normative par nature. On ne peut demander aux économistes de se comporter comme des physiciens, c’est-à-dire d’avoir une approche purement positive, de décrire les mécanismes du chômage sans en même temps tenter de proposer une solution. Mais tout ne peut pas être normatif, notamment dans une discipline comme l’économie. L’économie pose des questions fondamentales (comment augmente-t-on la richesse, comment la répartit-on?) auxquelles il faut bien apporter des réponses concrètes qui permettent de changer le quotidien des gens. À ce titre, l’économie ressemble à une science de l’ingénieur. L’ingénieur essaie de trouver des solutions, il est donc normatif ; pour autant il reste un scientifique. Là où cela devient problématique, c’est lorsqu’on devient tellement normatif que cela crée un biais dans les observations et les analyses. On finit par avoir des idées préconçues que l’on garde, même lorsqu’elles ne collent pas à la réalité. C’est le normatif qui mange le positif. Tout le problème est là : comment gère-t-on ces deux aspects, qui sont tous deux consubstantiels à l’économie. Il faut avoir une démarche normative à un certain stade, lorsqu’on pose les problèmes, mais elle doit toujours s’appuyer sur une analyse qui revient sans cesse à la description. C’est cette dimension que l’on a tendance à oublier : on finit par réinterpréter les faits à l’aune d’une approche normative à travers laquelle on considère la réalité ; à la fin, on ne sait même plus de quelle réalité on parle : s’agit-il d’une réalité imaginée, qui est interprétée et réinterprétée, ou d’une réalité factuelle?

L’autre problème en économie est que les faits sont très difficiles à caractériser. Prenons la question de l’offre et de la demande, par exemple : il est quasiment impossible de les quantifier clairement. D’où d’ailleurs la difficulté de « prouver » empiriquement la loi de l’offre et de la demande.

LVSL – On entend beaucoup parler de “gouvernance” dans le discours politico-médiatique dominant. Vous évoquez dans votre livre l’œuvre d’Alain Supiot, qui analyse ce glissement du “gouvernement” à la “gouvernance”. Pouvez-vous revenir sur la signification de cette mutation ?

David Cayla – Alain Supiot étudie la philosophie du droit et la manière dont celui-ci a évolué sous l’empire de la société néolibérale. Il constate qu’avant la société du tout-marché, le droit est un instrument régalien qui sert à commander les gens, à leur dire ce qu’ils doivent faire au nom de valeurs supérieures ; dans le cadre de ces sociétés organiques, les individus étaient sujets de droit. On est passé aujourd’hui à un système où le droit doit être efficace, et se soumettre à la loi du marché : le droit cesse d’être le grand ordonnateur pour s’intégrer à une logique économique. C’est dans ce contexte qu’apparaît la gouvernance, c’est-à-dire un droit qui va chercher à piloter les gens en construisant des systèmes incitatifs, et non plus à en faire des sujets. Le droit est donc soumis à un impératif de compétitivité : d’un pays à l’autre, on trouve des systèmes législatifs que l’on met en concurrence les uns avec les autres.

On passe d’un système vertical à un système plat : il n’y a plus de principe supérieur qui organise les choses selon un idéal de société. Dans le système du droit contemporain il n’y a plus d’autorité suprême ; tout le monde est confronté à un environnement marchand, et le but du droit est donc d’instaurer la compétitivité et la performance plutôt que d’instaurer une société idéale.

On en arrive à la « gouvernance par les nombres ». Les nombres deviennent des indicateurs de performance, qui vont justifier les règles de droit et leurs évolutions. Au lieu de considérer les règles de droit comme des moyens de faire advenir une société meilleure, on les met au service d’un impératif, celui du « Marché total », selon la formule d’Alain Supiot.