« La seule transition énergétique a été le passage du travail aux énergies fossiles » : entretien avec Alessandro Stanziani

Le circuit agricole mondialisé provoque une pollution massive à l’échelle mondiale. Source massive d’émissions de gaz à effet de serre et de déplétion de la biodiversité, il ne fait nul doute que son fonctionnement doive être amendé. Pourtant, ces institutions modernes sont la résultante de processus historiques longs. Nous avons interrogé l’historien Alessandro Stanziani, directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherches au CNRS, qui vient de signer Capital Terre aux éditions Payot. Dans cet ouvrage, il nous invite à penser le système globalisé par un prisme historique et économique. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Thomas Piketty, qui a préfacé votre livre, décrit votre approche comme étant éco-historique, en référence à la « socio-histoire » développée par l’historien Gérard Noiriel. Vous tentez ainsi de dresser un tableau complet des institutions d’antan pour mieux appréhender la situation contemporaine et orienter nos choix présents. Pourquoi une telle démarche est-elle pertinente selon vous ?

Alessandro Stanziani : J’ai jusqu’à présent essayé d’adopter des perspectives historiques pour en tirer des réflexions économiques. Il s’agissait de remettre en discussion certains lieux communs de la pensée économique en s’appuyant sur la diversité des expériences historiques, dans le temps comme dans l’espace (étude de mondes non européens en particulier).

En revanche, dans mon nouvel ouvrage, je m’attelle à reconstituer des dynamiques historiques et économiques sans renoncer pour autant à avancer des politiques économiques et des mesures politiques. J’ai beaucoup fréquenté les groupes d’historiens qui essaient de raisonner avec une rationalité non économique tout en critiquant l’orthodoxie économique. Certains essaient de trouver des mentalités économiques différentes que celles que nous connaissons. D’autres auteurs, comme Thomas Piketty, cherchent à montrer qu’indépendamment de la rationalité des acteurs, il peut y avoir des dynamiques économiques qui conduisent à des inégalités structurelles. J’ai essayé de faire un mélange des deux approches ; j’ai notamment insisté sur les différentes formes d’organisation agricole qui s’opposent à l’homo œconomicus. Je pense qu’il est également possible, par la multiplication d’attitudes économiques, d’identifier des politiques macro alternatives à celle de l’économie actuelle.

LVSL : Vous écrivez que, trop souvent, les variables environnementales ne jouent qu’un rôle marginal dans l’analyse et la description des institutions. Dans votre ouvrage, vous défendez plutôt la thèse selon laquelle les deux s’influent mutuellement. Pouvez-vous expliquer cette démarche ?

A.S. : Dans les schémas économiques orthodoxes, l’environnement est considéré comme une variable exogène (qui provient de l’extérieur d’un système, ndlr). J’ai d’abord essayé de rendre l’environnement endogène ; il peut en effet se modifier en fonction des politiques, des comportements économiques. À partir de ce constat, j’essaie de distinguer trois périodes historiques du capitalisme à l’intérieur desquelles il existe une relation particulière entre les institutions et l’environnement. C’est à partir de ces « trois capitalismes » que l’on peut mieux comprendre et appréhender nos relations avec l’environnement. Ma périodisation est un peu particulière, j’en ai bien conscience. Je passe en effet à travers des grandes coupures contemporaines, comme la révolution industrielle ou les révolutions politiques du tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. J’amorce l’idée qu’il existe un continuum entre le XIIe et la fin du XIXe siècle. Ensuite, la deuxième période va de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 tandis que la troisième période s’étale jusqu’à nos jours.

La première période se caractérise principalement par le rôle crucial du travail comme facteur de production. Contrairement aux idées reçues, le travail, plutôt que le capital, domine les économies européennes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans l’agriculture. Ce constat est a fortiori valable en dehors de l’Europe jusqu’au XXe siècle avancé. Le travail n’est pas seulement un facteur de la production, il est également une source d’énergie. Ce rôle a toujours été minimisé alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle – y compris en Europe – le travail humain et animal représentait environ 60% de l’énergie utilisée. Néanmoins, le prix à payer pour ce rôle central du travail était qu’il demeurait contraint, soumis à un contrôle très strict de la part des maîtres, employeurs, chefs de famille et autorités. Les travailleurs n’avaient guère de droits, non seulement les serfs et esclaves partout répandus, mais également les « salariés », en réalité des sortes de domestiques soumis à des contraintes extrêmes.

Les contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes

Ce monde de la contrainte et du travail n’était pourtant pas celui de l’autoconsommation. Ces sociétés agraires étaient certes soumises à des aléas climatiques, cependant les marchés y interviennent très tôt, pas seulement en Europe mais également en Asie, et ont un impact fondamental. Environnement et marché sont deux phénomènes intimement liés dès le XIIe siècle et pas juste de nos jours. Les disettes étaient déjà à cette époque le résultat conjoint de mauvaises récoltes et de spéculations marchandes.

Il existe bien entendu des spécificités environnementales entre l’Europe et d’autres régions mais ces dernières n’expliquent pas le soi-disant retard des autres continents. Ceux-ci ont, au contraire, un taux de croissance qui ne diffère pas fondamentalement du taux européen jusqu’au XIXe siècle. Ainsi, dans l’océan Indien, l’environnement se distingue par le rôle central de la mousson qui rend les activités économiques saisonnière. Des institutions comme la fiscalité, le recrutement, dépendent de la périodicité de la mousson ; ce n’est pas le cas en occident. Ces contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes. On a souvent encensé l’Europe en affirmant que grâce à ses institutions, nous avons bénéficié de progrès techniques et d’innovations considérables. Prenons en particulier le cas des fleuves qui, dans les opinions courantes, auraient pu être aménagés grâce à cette action conjointe des institutions et du génie européen. Pourtant, les morphologies de la Tamise ou de la Seine sont fondamentalement différentes, ce qui rend difficilement navigables les fleuves himalayens, indiens ou chinois. Leurs cours violents, tributaires de la force du déneigement et des inondations changent assez souvent. Pour rendre navigable ces fleuves, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle ; seulement à ce moment les connaissances techniques permettent d’en avoir raison. La relation entre environnement et technique est ainsi radicalement différente entre l’Asie et l’Europe et il est erroné d’expliquer la supériorité européenne dans ce domaine par ses institutions et ses prouesses techniques.

À partir de ce constat, comment se manifeste l’interrelation entre institutions et environnement ? Du XIIe au XIXe siècle, les grands empires sont essentiellement agraires et on peut imaginer qu’ils sont très fragiles face à une mauvaise récolte. Cette affirmation n’est pas erronée mais il faut éviter de tomber dans un déterminisme environnemental ; j’insiste au contraire sur le fait qu’il existe une interrelation forte entre institutions, marchés et environnement. Les marchés sont particulièrement importants pour éviter qu’une mauvaise récolte, même dans un empire agraire, ait un impact majeur. La société doit intervenir, de fait il n’est pas inévitable qu’une mauvaise récolte provoque nécessairement une famine. En Europe comme en Asie, on a mis en place des institutions, notamment des réserves céréalières sur l’année. Les communautés locales organisent ces réserves pour faire face aux mauvaises récoltes dans une logique économique qui n’est pas celle du profit mais de celle du « juste prix ». On récupère alors une partie de la récolte sur la base de principes éthiques, religieux et redistributifs et on la garde pour faire face à l’aléa climatique. Ce n’est pas un hasard si ces réserves commencent à être complètement détruites à partir du XIXe siècle. Ce phénomène montre la place que prend le profit lors de la révolution industrielle.

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés. On a découvert depuis une dizaine d’années que la combinaison de mauvaises récoltes et de la petite glaciation ont provoqué nombre de révoltes paysannes partout en Europe, en Asie et en Afrique. Ainsi, la crise de l’Empire Ming remplacé par les Mandchous (des Mongols) correspond précisément à la période de la petite glaciation. À cette même époque, au XVIIe siècle, les révoltes qualifiées de révolutions paysannes en Europe sont en réalité liées à ces changements climatiques, auxquels s’ajoutent, comme d’habitude, les spéculations marchandes.

Qu’est-ce qui change après 1870 ? Les géographes ont montré qu’il commence à y avoir des dérèglements climatiques importants à partir de la fin du XIXème, en lien direct avec l’accélération et l’usage des énergies fossiles. Les lignes commencent à se modifier, avec un impact général fort en Europe, comme aux Amériques, en Afrique et en Asie. Le problème est que ces dérèglements climatiques s’ajoutent au colonialisme qui a provoqué une destruction des réserves de céréales sur lesquelles s’appuyaient ces sociétés. Une spéculation mondiale commence à se mettre en place à ce moment sur les céréales, notamment lors de mauvaises récoltes.

Les colonisateurs commencent à détruire tout ce qui s’apparente à des mouvances locales, prétextant qu’elles n’étaient pas assez efficaces. Les famines empirent nettement, notamment dans le Sud. Elles ne sont pas juste le résultat d’une mauvaise météo, mais de l’action conjointe d’un premier réchauffement climatique et des pratiques prédatrices des colonisateurs européens. Certains parlent pour cette époque de génocides coloniaux. Encore moins connu, la crise de 1929 ne se résume pas à des krachs boursiers, mais elle s’accompagne de sécheresses, d’inondations sur fond de spéculations globales qui frappent certaines régions d’Afrique et d’Asie au début des années 1930.

Après les années 1970, le néolibéralisme s’installe dans le Nord et on assiste à une destruction des institutions locales dans le Sud, lors de la décolonisation. Les impacts économiques sont accentués par cette interrelation entre institutions entre environnement. Ainsi, les institutions locales et villageoises sont détruites, alors même que les écosystèmes locaux sont bouleversés et que, du fait de la globalisation, les spéculations mondiales portent non seulement sur les céréales, mais aussi sur les terres. Le pire est que des spéculations mondiales portent sur des denrées virtuelles, des céréales qui ne voient jamais le jour, mais qui s’échangent et font flamber les prix au profit de quelques spéculateurs et multinationales, et aux frais de millions de petits consommateurs. L’environnement joue donc un rôle, cependant ce rôle constitue le résultat de siècles de capitalisme inégalitaire, s’appuyant sur des institutions censées justement favoriser les plus forts.

LVSL : Vous consacrez justement une large part de votre ouvrage à évoquer le système de colonisation qui se met en place par les Européens dès le XVIe siècle. Quelles ont été selon vous les conséquences de ce système sur le fonctionnement et l’organisation de l’agriculture moderne ?

A.S. : Le système colonial se met vraiment en place à partir du XIXe siècle et se prolonge sous différentes formes jusqu’à nos jours. Les colonisateurs ont essayé d’imposer certaines cultures là où elles étaient inutiles, comme en Inde où est produit l’indigo. De même, les Anglais ont essayé de faire pousser et de développer du blé plutôt que du riz en Inde pour pouvoir mieux contrôler le pays. Ces transformations ont provoqué de graves destructions des écosystèmes. Dès le début du XXe siècle, les Américains ont tenté d’implanter en Afrique leur propre variété de maïs en détruisant les cultures locales. Ensuite, au XXe siècle, c’est l’essor en laboratoire de ce qu’on appelle les semences hybrides. Ces espèces hybrides, protégées par des brevets, permettent aux pays du Nord d’avoir un contrôle total sur l’agriculture. Même la France a dû accepter l’importation d’essences hybrides aux Américains lors de la ratification du plan Marshall.

Le problème majeur avec les semences hybrides – outre le fait qu’elles doivent être renouvelées au bout de deux ans – est qu’elles nécessitent une quantité énorme de fertilisants chimiques. Ce même procédé a été exporté d’abord des États-Unis vers l’Europe et ensuite de tous les pays du Nord vers les pays du Sud à partir de la fin des années 1970.

LVSL : D’aucuns plaident pour la mise en place d’une transition énergétique, notamment au sein du système agricole, afin de se détacher de notre dépendance aux énergies fossiles. Qu’est-ce qu’une approche historique peut apporter à ce propos ?

A.S. : Avant de commencer l’ouvrage, je lisais avec attention les travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil. Ces derniers soulignent qu’il n’y a jamais eu de véritable transition énergétique. En effet, il y a eu au fil des siècles des superpositions : le charbon s’ajoute à l’utilisation de bois, puis le nucléaire ou le pétrole s’y superposent. Selon leur point de vue, la transition énergétique n’a jamais existé.

J’adhère à leur propos mais il me semble que nous pouvons pousser l’analyse plus loin. Selon moi, la seule véritable transition énergétique à laquelle nous avons assisté sur mille ans est le passage du travail aux énergies fossiles. Nombre de travaux historiques mettent en évidence qu’en Europe, jusqu’au milieu du XIXe siècle, le travail animal et humain représente 60% de l’énergie utilisée. Dans le Nord, le travail commence à péricliter comme source d’énergie lors de la deuxième révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, et baisse ensuite drastiquement tout au long du XXe siècle. Les pays du Sud ont continué à utiliser le travail comme source d’énergie jusqu’aux années 1970. Des machines et des fertilisants chimiques sont ensuite introduits et on assiste à des exodes massifs des campagnes vers les villes et les bidonvilles.

Cette approche permet de remettre en perspective notre utilisation de l’énergie. On n’a jamais remplacé une énergie par une autre, il n’y a eu que des superpositions. Seulement, tant que le travail était central, il s’agissait d’un travail contraint, où le salarié avait très peu de droits. Ensuite, avec la libération du travail, l’énergie fossile s’est imposée. Que nous reste-t-il à faire aujourd’hui ? Sans aucun doute, je ne souhaite pas un retour à l’esclavage ; nous n’avons pas besoin non plus de toute l’énergie que nous utilisons. Je ne souhaite pas revenir à un état franciscain mais il est important d’interroger les surconsommations dans notre société. De ce point de vue-là, je considère qu’une taxation sur la consommation de luxe pourrait constituer une des mesures pour l’environnement et contre les inégalités. Je pense que nous avons beaucoup de mal à réguler et à réduire l’énergie que nous consommons. Il nous incombe de refiscaliser, à savoir taxer les entreprises, les riches, les produits de luxe mais pas l’essence, ça je n’y crois pas un instant… Les gilets jaunes avaient totalement raison, nous n’avons pas besoin d’impôts régressifs mais bien d’impôts progressifs.

Des débats subsistent quant à la mise en place de cette réduction de nos consommations. Certains s’interrogent sur la pertinence de garder un parc nucléaire tandis que d’autres restent critiquent des stratégies énergétiques renouvelables. Selon moi, il est important de renverser cette démarche. Tant que l’on se pose la question de savoir si le nucléaire est une solution aux problèmes environnementaux, on ne remet pas en question notre système de production/consommation. J’ajoute que la question de l’usage de l’énergie et de l’hyperconsommation est indissociable de celle des inégalités. Les inégalités expliquent et alimentent ultérieurement l’hyperconsommation, la production en excès et la destruction de notre planète.

LVSL : Vous montrez avec brio qu’un nombre restreint de multinationales contrôle une large part du système agricole mondial. De même, vous analysez que, depuis les années 2000, des banques d’investissements comme la Deutsch Bank ou Morgan Stanley spéculent sur le prix des denrées alimentaires. Quelles sont les conséquences d’une telle hégémonie du privé sur le secteur agricole mondial ? 

A.S. : Comme nous l’avons vu, les spéculations et les marchés spéculatifs existent depuis le XIIe siècle au moins. Pourtant, les spéculations massives et sans frein n’ont été légitimées que tardivement, à la fin du XIXe siècle. Les spéculations sur les denrées, sur les terres, ont été autorisées dès les années 1980, comme je l’ai montré dans mon ouvrage Rules of exchange (Cambridge, 2012). En France, le décret Chirac de 1986 a ouvert les vannes de la spéculation. On a des spéculations sur des denrées qui n’existent même pas, on achète et on vend des denrées virtuelles, et cela cause une flambée extraordinaire des prix. Cette inflation n’est liée a priori à aucune pénurie mais bien à des spéculations.

Je trouve qu’on focalise excessivement notre attention sur les bourses des valeurs et que l’on oublie le fait que la plupart des conflits internationaux spéculatifs se font pour ces marchandises, les matières premières et les denrées alimentaires. Ces spéculations provoquent des inégalités non seulement à l’échelle mondiale Nord/Sud mais également à l’intérieur des pays.

Je préconise l’interdiction totale de la bourse de ces marchandises, mais aussi les spéculations sur les terres. Je ne veux plus voir des multinationales qui achètent la moitié d’un pays africain. C’est encore une question d’institutions…

LVSL : Pouvez-vous nous parler des conséquences d’une telle hégémonie du privé sur la standardisation du vivant ? 

A.S. : Vers la fin du XIXe siècle, les travaux de Mendel permettent de faire des études pour sélectionner les semences. On se rend compte à ce moment qu’il est possible de créer des brevets sur ces semences et donc de privatiser le vivant et d’en contrôler les marchés. Il est urgent de relocaliser l’agriculture et, comme l’on peut avoir des médicaments et des logiciels « libres », donc sans brevets, avoir des semences « libres » dont l’accès est garanti à tous. Les semences doivent devenir un patrimoine de l’humanité, libres de droits.

Cela implique de modifier aussi les règles de la recherche : je connais parfaitement les pressions qu’exercent nos ministres sur la recherche publique pour nous inciter à mettre en place une coopération avec le privé. Cependant, contrairement à ce qu’on raconte, ce n’est pas le privé qui aide le public, mais, au contraire, le privé qui a recours aux infrastructures du public pour déposer des brevets. Il faut que la recherche redevienne publique, surtout dans le domaine agronomique.

NDLR : Pour en savoir plus sur la privatisation du vivant, lire sur LVSL l’article de Baptiste Detombe : « Standardisation du vivant : une menace pour l’Humanité ».

LVSL : De même, vous demeurez critique vis-à-vis des plans de développement mis en place par des entreprises comme Rockfeller ou par de riches philanthropes comme Bill Gates. Pourquoi adopter une telle posture ?                                                                                                                                                          

A.S. : Ce qui a été proposé aux pays du Sud jusqu’à maintenant a provoqué des faillites considérables. Tous les plans de développement après la Seconde Guerre mondiale ont consisté à exporter vers les pays du Sud des méthodes, des semences, des machines, des fertilisants qui ont fait avant tout le bonheur des multinationales du Nord. À court terme, ces solutions semblaient résoudre les problèmes de famine et de faim. À moyen et à long termes, elles ont juste détruit les écosystèmes sans résoudre pour autant les questions d’inégalité et de faim dans le monde.

La philanthropie et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre

Il en va de même pour la philanthropie : cette dernière et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre. En effet, il existe de nouvelles politiques de développement qui, comme sait très bien le faire Bill Gates, s’appuient sur la philanthropie. De mon point de vue c’est vraiment une fausse piste parce que la philanthropie émerge au moment où l’État social et économique s’effondre. Les mêmes acteurs qui critiquent l’intervention de l’État, parce qu’ils ont besoin de développer leurs multinationales, relégitiment la philanthropie qui était auparavant centrale dans plusieurs sociétés européennes avant la création de l’État providence. Ces mêmes philanthropes utilisent ces plans de développement pour défiscaliser leurs profits. Ils proposent également des « politiques vertes » particulières qui permettent aux entreprises multinationales du Nord de payer leur pollution en plantant des forêts dans les pays du Sud. Ces politiques sont d’une extrême violence : dans les pays du Sud, on commence désormais à expulser des producteurs locaux de leurs terres avec l’idée que même la cueillette ou les chasseurs traditionnels ne respectent pas l’environnement.

NDLR : Pour en savoir plus sur les politiques vertes menées par différentes organisations non gouvernementales, lire sur LVSL l’entretien réalisé avec Guillaume Blanc par Tangi Bihan : « Aux origines du colonialisme vert ».

Bâtir les fondations d’un nouveau modèle français

Comment appréhender les discours déclinistes qui gagnent l’univers médiatique ? Le pays est-il condamné à osciller entre le pessimisme réactionnaire des uns, selon qui tout ira nécessairement plus mal demain, et l’optimisme béat des autres ? À l’heure de la fin de l’histoire, de l’individualisme triomphant, de la mort des grands récits, c’est avant tout l’absence d’horizon commun qui a produit cette impasse. Si après-guerre la sécurité sociale et la reconstruction industrielle du pays ont fait office de modèle français, permettant aux citoyens de s’unir autour d’un idéal commun, rien n’est venu le remplacer lorsqu’il a progressivement été détricoté. C’est la thèse que défend David Djaïz dans son nouveau livre, Le nouveau modèle français (Allary Éditions), dont cet article est issu.

De 1968 à nos jours, la longue déliquescence du modèle français a conduit au constat d’un déclin de la nation. Pour certains, ce déclin s’est même mué en décadence, puis en déchéance. De crise en crise, incapable de s’adapter, de se réinventer, tandis que la France basculait dans la mondialisation, notre modèle est peu à peu devenu inopérant. Sans modèle fédérateur, la société française se voit traversée de tensions politiques et sociales toujours plus vives, et se fragmente. La crise politique et culturelle que nous traversons ainsi que la perspective d’un profond bouleversement écologique déjà à l’oeuvre ne doivent cependant pas conduire au fatalisme. Comme l’a montré la crise liée au Covid, de nouvelles lignes de force apparaissent dans le paysage français ; des manières novatrices d’entreprendre, de produire et de consommer, mais aussi de s’impliquer dans la citoyenneté émergent. C’est en s’appuyant à la fois sur ces nouveaux paradigmes et sur les fondamentaux républicains de notre nation que nous pourrons faire émerger un nouveau modèle, seul moyen concret de reprendre notre destin en main.

La forme du monde a changé en quarante ans ; nous vivons désormais à l’heure de l’hypermondialisation, de l’interconnexion généralisée. Rien ne l’illustre mieux que l’urbanisation planétaire. En 2050, 75% de l’humanité devrait vivre en ville et 43 mégapoles compter plus de 10 millions d’habitants. Or, la grande ville est le lieu par excellence de l’interdépendance. Tout y circule de manière accélérée : les marchandises, les capitaux, les informations, les humains, et également les légions de micro-organismes qu’ils transportent avec eux. La diffusion exponentielle du virus Sans-CoV2 à l’échelle du monde nous a obligés à prendre pleinement conscience de l’importance de ces interdépendances dans un monde globalisé. Comme l’écrivait déjà en 1933, le prix Nobel de médecine Charles Nicolle, lointain disciple de Pasteur : « La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. » Si le virus a pu circuler aussi vite, c’est parce que le réseau de contacts interpersonnels n’a jamais été aussi dense. Et cette interconnexion concerne pas seulement les êtres humains. L’extrême vulnérabilité de nos circuits économiques a été mise en lumière dès le débat de la crise sanitaire : lorsque la Chine a été placée en quarantaine, de nombreux industriels européens ou américains ou connu des pénuries d’intrants, en raison de leur dépendance vis-à-vis de la sous-traitance chinoise. Une étude du Financial Times a ainsi révélé que 75% des producteurs américains étaient, d’une manière ou d’une autre, dépendants de l’appareil industriel chinois.

Cette interdépendance planétaire achève de nous montrer qu’il est totalement artificiel et illusoire de séparer santé, économie et contrat social : la propagation exponentielle d’un virus a mis l’économie planétaire à genoux et a suspendu le cours normal de la vie politique dans la plus grande partie du monde. Toutes les nations, pour la première fois de l’histoire à l’unisson, se sont mobilisées sans relâche dans une course contre la montre afin d’empêcher une hécatombe, refusant l’absurdité aléatoire et statistique de la mort de masse. Il n’existe pas un seul gouvernement qui ait réellement appliqué la stratégie dite de « l’immunisation collective ». Certains pays comme le Brésil ont flirté avec la ligne rouge, mais les conséquences ont été si catastrophiques qu’ils ont dû rebrousser chemin. Contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre ici ou là, il n’y a donc guère eu d’arbitrage entre santé, économie et contrat social. La multiplication des maladies infectieuses, comme le Covid, n’est qu’une manifestation parmi d’autres de l’influence majeure qu’a désormais l’homme sur l’écosystème Terre à l’ère anthropocène : la rapidité et la gravité de leur expansion mondiale sont directement liées à l’urbanisation galopante et à la vitesse et densité des flux internationaux de marchandises et de personnes.

Des institutions pour le temps long

Il s’agit donc de repenser l’équilibre de nos institutions afin de retrouver des lieux au sein desquels puissent s’établir de tels diagnostics consensuels sur des visions à long terme. Nous pourrions par exemple créer une Chambre de l’avenir en lieu et place de l’actuel Conseil économique, social et environnemental (Cese). Elle réunirait des citoyens tirés au sort, des élus locaux, également des représentants de la société civile organisée, à commencer par les chefs d’entreprise et les représentants des salariés, ainsi que des experts. Son rôle serait de réfléchir aux grandes transitions, écologique bien sûr, mais aussi démographique, numérique et productive, dans des projections sur plusieurs années. Elle définirait ainsi les grandes orientations politiques, économiques et sociales à privilégier afin de faire face aux enjeux de demain. Elle assumerait ainsi un rôle budgétaire déterminant, en fixant les montants des investissements d’avenir nécessaires ainsi que leur calendrier pour financer les politiques de prise en charge de ces transitions, aussi essentielles qu’incontournables. Cette feuille de route devrait, bien sûr, être ratifiée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Si notre démocratie représentative actuelle ne permet qu’imparfaitement de prendre en compte le long terme, en particulier les intérêts des générations futures qui ne disposent pas du droit de vote, une telle institution permettrait de corriger cette myopie politique et institutionnelle. […]

Le système politique actuel est d’autant plus déconnecté de la réalité politique de la France que l’offre politique se fragmente de plus en plus, une évolution que l’on observe dans la plupart des pays démocratiques occidentaux. Le paysage politique n’est plus structuré par deux grands partis, l’un de sensibilité sociale-démocrate, l’autre d’obédience conservatrice, récoltant chacun 35 à 40% des suffrages comme c’était le cas presque partout en Europe durant les « Trente Glorieuses ». Désormais, l’heure est à la différenciation extrême de l’offre partisane. Il existe une myriade de partis obtenant entre 5% et 15% des voix aux différentes élections, sans parler de la considérable hausse de l’abstention, et les allégeances des citoyens sont fluctuantes – la science politique parlant à ce sujet de « volatilité électorale ». Pour prendre en compte cette nouvelle donne, le mode de scrutin aux élections législatives devra faire une large part à la proportionnelle, pour au moins 40% des sièges à pourvoir. Ainsi l’Assemblée nationale sera-t-elle plus représentative de la réalité des rapports de force politiques dans le pays. Toutes ces réformes sont complémentaires : l’instauration de la proportionnelle à l’Assemblée nationale n’est pas pensable sans la création d’une Chambre de l’avenir et le repositionnement de la fonction présidentielle sur le temps long. Et réciproquement.

En transformant le Cese en Chambre de l’avenir ; en dégageant la fonction présidentielle de la dictature de l’immédiateté ; en lui donnant un véritable bras armé en la personne du haut-commissaire au Plan ; en introduisant enfin une dose importante de proportionnelle à l’Assemblée nationale, on se donne les moyens de forger à nouveau les fondations du nouveau modèle français. Bref, on remet la préparation de l’avenir au cœur du contrat social, comme à la Libération.

L’attachement à l’unité républicaine

Enfin, troisième et dernier facteur de rassemblement : l’unité républicaine. Celle-ci est intimement liée au concept de « souveraineté » qui réunit trois dimensions essentielles dans notre pays : la forme républicaine du gouvernement, un territoire indivisible, un peuple de citoyens. La forme républicaine de notre pays fait aujourd’hui l’objet d’un très large consensus et se trouve gravée dans les marbre de la Constitution, à l’article 89, qui ne peut faire l’objet d’aucune révision. Personne ne songe désormais sérieusement à renverser la République. Pourtant, l’histoire politique française du XIXe siècle a bien été celle d’un cheminement erratique et sinueux d’un régime à l’autre : la Restauration bourbonienne en 1815, la Monarchie absolue en 1824, la Monarchie constitutionnelle en 1830, la IIe République en 1848, le Second Empire en 1852, puis la IIIe République en 1870… Jusqu’en 1940, quand la « Révolution nationale » du maréchal Pétain prétend à son tour en finir avec les errements du gouvernement de nature républicaine. Le renversement de la « Gueuse », comme on la calomnie alors, a été l’obsession constante d’une partie du corps social français au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’avec l’instauration de la Ve République, en 1958, que le général de Gaulle se vante d’avoir stabilisé la forme du régime, en affirmant avoir réglé une question « vieille de 166 ans ». […]

Notre pays jouit en outre d’une unité et d’une intégrité territoriales parmi les plus solides d’Europe. Plusieurs de nos voisins, notamment l’Espagne, l’Italie le Royaume-Uni ou encore la Belgique, sont en proie à des mouvements sécessionnistes durs qui remettent en cause l’espace de la nation. Le gouvernement catalan par exemple a organisé un référendum, déclaré illégal par la Cour suprême espagnole, au cours duquel une majorité de votants se sont prononcés pour l’indépendance de la communauté autonome. L’Écosse, elle, a déjà tenu trois référendums sur son statut et son avenir au sein du Royaume-Uni : le 1er mars 1979, le 11 septembre 1997, et enfin le 18 septembre 2014 qui voit 44,7% des votants se prononcer pour l’indépendance. La Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, a d’ailleurs annoncée la tenue d’un quatrième référendum de ce type, pour tirer les conséquences du Brexit. La Belgique, quant à elle, traverse une crise constitutionnelle quasi continue en raison des volontés sécessionnistes du parti NVA (Nieuw Vlaamse Alliantie) de Bart de Wever, dont le projet est la création d’une république flamande indépendante. En 2010-2011, la Belgique s’est retrouvée sans gouvernement pendant 541 jours consécutifs. Durant cette période de crise institutionnelle, la possibilité de la « fin de la Belgique » a été clairement envisagée. À l’inverse de ces voisins, la France jouit d’une intégrité territoriale pleine et entière. S’il existe bien un régionalisme breton ou alsacien, celui-ci ne va pas jusqu’aux prétentions sécessionnistes, ses partisans les plus véhéments se contentent de demander un « droit à la différenciation » accru par les lois de décentralisation. Quant au nationalisme corse, après une intense activité durant les années 1990, il semble s’être apaisé au profit d’un autonomisme raisonné. Souvenons-nous en comparaison que la génération des pionniers de la IIIe République avait vécu durement la perte de l’Alsace et de la Moselle après la guerre franco-allemande de 1870, et que les litiges frontaliers étaient nombreux et vivaces. Alors que mille urgences l’attendaient, que mille incendies s’allumaient, l’une des premières tâches de De Gaulle à la tête du gouvernement provisoire de la France libérée était d’ailleurs de régler des conflits frontaliers avec la nouvelle république italienne.

Le retour de l’État investisseur

La France dispose d’immenses atouts dans les secteurs phares de l’économie du bien-être que sont l’agriculture et l’agroalimentaire, la santé ou l’éducation. Ces secteurs sont tirés par une dépense publique importante et les professionnels qui y travaillent sont en général bien formés. Là où le bât blesse, c’est dans le cloisonnement, voire la méfiance réciproque, entre les différents acteurs de ces écosystèmes. La médecine hospitalière est par exemple trop réticence à travailler en synergie avec celle de ville, et il en est de même pour les établissements scolaires et universitaires envers les acteurs français de la EdTech. […] De plus, le démantèlement depuis les années 1980 de certains géants industriels dans ces secteurs, comme la Compagnie générale de radiologie cédée par Thomson à General Electric en 1987, nous prive d’un avantage compétitif pour l’avenir. Enfin, les approches comptables et bureaucratiques à courte vue se sont généralisées de l’hôpital public à l’enseignement supérieur et à la rémunération médiocre des agents publics, qu’il s’agisse des personnels soignants ou des enseignants grève l’attractivité de ces emplois.

Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

L’échec du macronisme en France

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© Parlement européen

Le 14 mai 2017, Emmanuel Macron prenait ses fonctions de président de la République française. Deux ans plus tard, nous pouvons réaliser que le nom de Macron sera associé à la répression. Sans doute cet homme a-t-il voulu, veut-il encore s’illustrer autrement, par ses valeurs, par ses talents, par son programme dont il est fier. Mais l’histoire est cruelle et, comme le disait Merleau-Ponty : « Le politique n’est jamais aux yeux d’autrui ce qu’il est à ses propres yeux […]. Acceptant, avec un rôle politique, une chance de gloire, il accepte aussi un risque d’infamie, l’une et l’autre imméritées. » Sans nous arrêter à ce sentiment d’injustice, il est temps pour nous d’analyser, au-delà d’une personne, l’échec du macronisme. Par Jean-Marc Ghitti, philosophe, professeur agrégé et docteur, auteur aux éditions de Minuit et aux éditions du Cerf. Il a écrit récemment un essai : Gilets jaunes, un signe de notre temps (Améditions, janvier 2019).


L’élection n’aura pu suffire à garantir la légitimité d’un homme, sorti par traîtrise de son propre camp, et qui ne pouvait se prévaloir ni d’une carrière politique antérieure, ni d’un ancrage dans l’histoire (aucune expérience à mettre en avant et aucun héritage idéologique à prendre en charge). Déclaré vainqueur d’un double vote marqué par le retrait inattendu du président en exercice, par une campagne médiatique contre le candidat favori et par la peur panique de l’extrême droite, il n’a recueilli qu’un nombre de voix limité sur son nom. Il n’en a pas moins bénéficié d’une majorité parlementaire écrasante. Sans tenir compte de ce concours de circonstance, il s’est enivré de la situation. Il n’a pas compris que son pouvoir signifiait, non pas le signe de son destin personnel, mais la pathologie de nos institutions qui appelait une réforme immédiate. La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

En France, les réussites, même hasardeuses, attirent toutes sortes d’opportunistes ! Le jeune président a réuni autour de lui tous ceux qui mettaient leur réussite personnelle au-dessus de leur enracinement politique et étaient prêts à trahir leur appartenance. Le macronisme a pu donner à certains l’illusion d’être un centre politique. Mais, du centrisme, il ne partageait aucune valeur. Il aura été plutôt un conglomérat de carriéristes sans foi ni loi pour qui le ni droite ni gauche n’était pas un désir gaullien de se placer au-dessus des partis, ni même une sagesse inspirée par la modération et la juste mesure, mais bien le désir inquiétant d’en finir avec la politique au nom d’un pragmatisme à courte vue, d’un économisme libéral sans valeur et d’un individualisme de la réussite personnelle. La nouvelle équipe a cru pouvoir réduire la démocratie à quelques consultations électorales espacées le plus possible dans le temps.

C’est sur cette base que le macronisme a séduit la bourgeoisie branchée des grandes villes, en lui offrant un miroir jeune et dynamique en quoi elle a pu narcissiquement se reconnaître et s’aimer. Les salles de rédaction de la grande presse parisienne, parfaite expression de cette bourgeoisie, ont alors mis les moyens médiatiques au service du gouvernement macronien, et d’autant plus facilement que les propriétaires affairistes de ces organes y trouvaient également leur compte. Sur cette base sociologique ainsi confortée, le macronisme s’est pris pour la France sans douter le moins du monde de sa légitimité.

Il est alors apparu tout à fait normal au président de prendre la position de chef de l’exécutif, laissant du coup vacante sa fonction la plus noble et la plus délicate : celle de gardien de la cohésion nationale. On l’a vu adopter sans réflexion une conception activiste de la politique en faisant passer à marche forcée tout un train de mesures sans prendre le soin ni les expliquer, ni d’y associer les acteurs politiques du pays, écartant les maires, les syndicats, la deuxième chambre et tous les autres relais. Or, gouverner ne signifie pas appliquer un programme à la lettre, sans tenir compte ni des circonstances, ni des oppositions, ni du débat parlementaire, ni de la capacité des gens concernés à mettre en œuvre des ordres venus d’en haut. En marche a pensé pouvoir conduire, sous la houlette d’un président activiste, une transformation autoritaire du pays par la force de la contrainte juridique.

L’échec du macronisme en France, c’est que ce dispositif politique, sociologique et juridique a été brusquement arrêté par le réveil de la population au travers du mouvement des gilets jaunes. La France ne s’est pas laissée réduire à cette fausse représentation de soi et ne s’est pas identifiée à cette image par laquelle on a voulu la manipuler.

L’affaire Benalla, dès la première année du quinquennat, constitue le premier signe de déclin précoce du macronisme. Là où il y a de l’humain, il y a de l’inconscient ! Ce président ivre d’orgueil ne clamait si fort sa légitimité que parce qu’il n’en était pas convaincu lui-même. C’est ce qu’il avouait dans ses maladresses, lapsus et actes manqués, dont le plus significatif aura été, dans l’affaire Benalla, cette fanfaronnade : « Qu’ils viennent me chercher ! » Comment mieux dire qu’inconsciemment il ne se sentait pas à sa place à l’Élysée ? Formule malheureuse, que les forces les plus invisibilisées du pays ont pris à la lettre, en se mettant en marche sur le palais présidentiel et en marchant, semaine après semaine, à seule fin de moduler une unique revendication : Macron dégage !

Le macronisme aurait peut-être encore pu reconnaître dans le mouvement contestataire le retour de son propre refoulé. Quand la réalité sociale et historique d’un pays est déniée et rendue invisible par l’aveuglement des ambitieux, il est forcé, par une loi nécessaire et sans exception, qu’elle revienne se manifester avec angoisse et violence. Mais la négation et le recouvrement du pays réel est si essentiel au macronisme qu’il n’a pas pu s’en départir. Il a voulu finasser et faire des distinctions qui n’ont pas lieu d’être entre les violents, les manifestants pacifiques mais actifs et les soutiens passifs du mouvement. Le propre d’un mouvement social, c’est que ces trois catégories sont liées et solidaires. Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

On a vu alors le macronisme entrer dans un processus de radicalisation dont les différents signes sont devenus repérables au fil des semaines : le recours à la violence, le mensonge et la manipulation, le resserrement de la secte autour de son gourou. Peu à peu tous les masques sont tombés. Le gouvernement de la France, apeuré, aux abois, s’est enfoncé dans une dérive sectaire mettant en scène son chef adulé lors d’une tournée médiatique nommée « Le grand débat. » Les organes de la presse officielle ont montré leur vrai visage : ils se sont livrés à une manipulation de l’information et l’opinion, se comportant en pures et simples relais de la communication gouvernementale, tentant de faire diversion en parlant d’autre chose comme il est de stratégie habituelle en période de troubles, et allant jusqu’à colporter des mensonges d’État. On n’a pas craint de recourir à des manœuvres d’intimidation contre l’opposition politique et contre la presse indépendante : perquisitions, plaintes, disqualification de la parole dissidente. On a fait voter, en urgence, des lois de police et on a instrumentalisé l’institution judiciaire, en lui donnant des consignes de sévérité exceptionnelle, au mépris de la séparation des pouvoirs. Mais surtout, tout au long de ce mouvement de radicalisation, le macronisme s’est historiquement et définitivement associé à la répression politique. Si bien que désormais, quels que soient les soubresauts par lesquels il pourra encore se maintenir au pouvoir, le macronisme porte la marque indélébile d’un recours à la violence qui en signe l’échec.

« Un peuple qui souhaite recouvrer sa souveraineté doit procéder à une rupture franche avec l’UE » – Entretien avec Coralie Delaume et David Cayla

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David Cayla et Coralie Delaume © Margot L’Hermite

À l’approche des élections européennes, Coralie Delaume et David Cayla, co-auteurs en 2017 de La fin de l’Union européenne, publient un nouveau livre intitulé 10 (+1) questions sur l’Union européenne. Cet ouvrage de vulgarisation revient sur les questions essentielles qui touchent au fonctionnement et à l’actualité de l’Union européenne : ses mécanismes institutionnels, sa contestation, le libéralisme économique qu’elle promeut, le coût d’une sortie de l’euro… Entretien réalisé par Eugène Favier Baron et Vincent Ortiz.


LVSL – À la lecture de votre livre, les pouvoirs du Parlement européen apparaissent sinon quasiment inexistants, du moins très faibles. Quel est donc l’enjeu de ces élections européennes ? Un hypothétique changement de majorité aurait-il un impact sur les grandes orientations des politiques européennes ?

À strictement parler, l’enjeu politique des élections au Parlement européen est dérisoire et ceci pour plusieurs raisons. La première c’est que le vote aux européennes ne procède pas d’un corps électoral homogène, mais de 27 élections nationales. En général, dans un pays, lorsqu’il y a des élections nationales ou locales, on constate une synchronisation politique des électeurs, ce qui permet de dégager des messages politiques et de faire basculer les majorités dans un sens ou dans l’autre. Rien de tel ne se produit lors des élections européennes. Les comportements électoraux des peuples sont « désynchronisés ». Ainsi, dans un pays, on votera majoritairement à gauche, dans un autre majoritairement à droite, en fonction de circonstances locales et du message que les électeurs souhaitent envoyer à leurs gouvernements.

Cette logique a pour conséquence de supprimer toute chance de changement de majorité. Il est donc certain qu’à l’issue des élections européennes de 2019, on retrouvera le même résultat qu’en 2014, qu’en 2009, qu’en 2004 ou qu’en 1999… une domination du Parlement européen par les conservateurs du PPE. Seule nouveauté attendue, le PPE qui dirigeait le Parlement européen en coalition avec les socialistes du PSE pourraient se tourner vers les libéraux (ALDE) ou établir une grande coalition PPE-ADLE-PSE. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que, quoi qu’il arrive, la majorité au Parlement européen ne changera pas car les basculements politiques nationaux d’un côté ou de l’autre se compensent et s’annulent.

La deuxième raison qui explique la faiblesse des enjeux des élections européennes est que le poids institutionnel du Parlement est lui-même très faible. La législation européenne est le fruit d’une architecture extrêmement complexe qui implique de nombreuses parties prenantes. Le Parlement européen n’est en réalité que co-législateur. Il partage cette tâche avec le Conseil des ministres européens, sachant que l’initiative de la législation est laissée à la Commission européenne. Les directives sont ainsi le résultat de délicats arbitrages politiques et diplomatiques entre toutes ces institutions.

Enfin, il existe une troisième raison bien plus fondamentale à la faiblesse institutionnelle du Parlement européen qui est en général passée sous silence. La politique européenne procède moins des directives (les « lois » européennes) que des traités. Autrement dit, les trois pouvoirs législatifs européens que sont la Commission, le Conseil et le Parlement sont eux-mêmes soumis à un ordre juridique supérieur, celui des traités, dont l’interprétation relève de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, c’est dans ces traités qu’est inscrit l’ADN néolibéral de l’Union européenne et ces derniers ne sont pas modifiables dans le cadre d’une procédure législative qui impliquerait le Parlement européen. En somme, les élus européens ne peuvent concevoir des directives que dans le cadre très restrictif des traités qui déterminent déjà les principales politiques économiques.

Il ne faut pas forcément déduire de ce qui précède qu’il faudrait s’abstenir aux élections européennes. Ces élections sont importantes pour se faire entendre à l’échelle nationale, pour permettre à certains partis de s’implanter durablement dans la vie politique nationale, pour avoir des élus compétents qui pourront participer à des débats subsidiaires et à des réformes mineures, mais utiles, comme par exemple la récente interdiction du plastique pour les objets à usage unique d’ici 2021.

LVSL – Vous consacrez un chapitre de votre ouvrage à ce que certains juristes nomment la constitutionnalisation du droit européen – à la manière dont, au fil des décennies, le droit européen tel qu’il est produit par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a été érigé au sommet de la pyramide des normes. Mais quels sont les effets concrets de cette constitutionnalisation du droit européen ? Les États sont-ils réellement obligés d’inscrire dans leur droit national le droit européen ?

Comme nous venons de le souligner, la CJUE a un rôle méconnu mais déterminant dans l’architecture juridique des États membres. À la suite d’une série de jurisprudences européennes et nationales, le droit européen inscrit dans les traités est désormais reconnu comme un droit de niveau supérieur au droit national. Concrètement, et c’est ce qui est le plus pernicieux, cela ne signifie pas que les États doivent explicitement transcrire le droit des traités dans leur droit national. Cela signifie en fait que les traités européens s’appliquent pour tout État membre, y compris lorsque la législation nationale est contraire à ce droit. Autrement dit, les pays membres de l’UE ne peuvent légiférer « contre » les traités européens. Toute loi nouvelle contraire aux traités ne serait simplement pas applicable. Par exemple, si l’Assemblée nationale votait une loi pour favoriser le made in France en privilégiant les fournisseurs locaux par rapport à d’autres fournisseurs européens, cette loi serait soit cassée par le Conseil constitutionnel, soit empêchée d’application par le Conseil d’État. De même, une loi qui viserait à rétablir un monopole public pour la fourniture d’électricité serait également jugée contraire aux textes européens et invalidée. C’est au nom des traités et du respect du droit européen que par exemple on prévoit, à partir de 2024, de démanteler le monopole de la RATP dans le transport urbain francilien. La loi française ne peut qu’accompagner ce démantèlement, elle ne peut pas s’y opposer car le principe de marchés concurrentiels est inscrit dans les traités.

Le cas des directives est un peu différent. Contrairement aux traités européens qui s’appliquent sans conditions et sans qu’il soit nécessaire de les transcrire dans le droit national, les directives doivent être transcrites. Néanmoins, là encore, la CJUE veille et peut annuler une transcription non conforme à l’esprit originel de la directive.

LVSL – Dans son dernier livre (l’Europe fantôme), Régis Debray écrit : « “Europe” reste un mot faible qui n’implique que faiblement ceux qui l’utilisent parce qu’elle ne suscite chez ses administrés aucun vibratio affectif. Orwell ne supportait pas l’idée qu’un anglais puisse écouter le God Save the Queen sans se mettre au garde-à-vous. Nous craindrions, nous, pour la santé mentale d’un passant se figeant sur le trottoir à l’écoute de L’Hymne à la joie ». Dans votre ouvrage, vous soulignez une contradiction intrinsèque au projet européen, qui aspire à fédérer une communauté européenne, via des moyens froidement technocratico-juridiques. Mais n’est-ce pas justement ce qui fait la force de l’Union européenne ? Cette logique d’intégration par le haut, ce pouvoir diffus dont les populations n’aperçoivent aucun centre, cette absence flagrante de symboles ou d’imaginaire européen, ne permettent-ils justement pas à la construction européenne de s’étendre de façon invisible, dans le dos des peuples ?

Il est clair que le projet européen s’est construit par le « haut », sans susciter forcément ni grand enthousiasme ni grand rejet de la part des populations, peu impliquées. Contrairement aux nations européennes qui se sont souvent construites en mêlant ferveur populaire et action déterminée des classes dirigeantes – et souvent par la violence, qu’on pense aux révolutions françaises et anglaises ou aux unifications allemandes et italiennes – l’intégration européenne s’est construite dans le cadre d’un processus pacifique dont peu de gens comprennent la logique et les implications.

On présente souvent l’Union européenne comme un projet qui vise à organiser un partage de souveraineté entre des États volontaires dans un ensemble limité de domaines. Cette vision théorique n’est cependant pas exacte en pratique. Du côté des États, on a bien un abandon de souveraineté. Ainsi, les politiques commerciales et monétaires sont du ressort exclusif des autorités européennes et échappent donc entièrement aux échelons nationaux. De même, les politiques budgétaires des États sont très strictement encadrées par les institutions européennes en vertu des traités, notamment du dernier en date, le traité budgétaire, qui oblige les États non seulement à respecter la barre des 3 %, mais aussi à aller vers l’équilibre budgétaire et la diminution des dettes publiques. Mais le problème est que, du côté européen, il n’y a pas de gain de souveraineté pour les populations car il n’y a pas d’architecture démocratique à l’échelle européenne. Il n’y a donc pas de « partage » de souveraineté, mais un abandon pur et simple de la souveraineté populaire au profit d’un système de décisions opaques et technocratiques encadré par un ensemble de règles rigides et non modifiables.

Rappelons que la souveraineté implique non pas que le peuple ait raison mais qu’il décide. Cela implique le droit, notamment, de changer d’avis. Une souveraineté européenne signifierait donc que les règles qui encadrent l’action politique doivent être modifiables. Mais elles ne le sont pas. C’est la raison pour laquelle la « souveraineté européenne » défendue par Emmanuel Macron ne peut être qu’une parfaite illusion. Pour qu’il y ait souveraineté, il faut qu’il y ait pouvoir de décision du peuple. Or, le Parlement européen n’est justement pas un Parlement souverain. De plus, son élection n’est pas le produit d’un peuple conscient de lui-même puisqu’il n’y a pas de débat démocratique qui s’organise à l’échelle européenne, ni un minimum d’homogénéité entre les peuples nationaux pour permettre de le faire exister. L’architecture européenne ne laisse en réalité qu’un seul choix à un peuple souhaitant recouvrer sa souveraineté, celui de procéder à une rupture franche avec les règles des traités, c’est-à-dire à une rupture avec l’UE.

Certains fédéralistes européens croient, parfois sincèrement, qu’il est possible de construire une souveraineté européenne en renforçant progressivement le pouvoir du Parlement et qu’un peuple européen émergera spontanément de ce processus institutionnel. Cette vision est au mieux naïve, au pire dangereuse. Les pays de l’Union ne tiennent ensemble que parce que justement il n’existe pas d’autorité politique clairement identifiée qui pourrait les contraindre à des politiques qu’ils refusent. Ainsi, si un Parlement européen véritablement souverain imposait la création d’un véritable budget européen qui permettrait d’organiser des transferts financiers des pays du cœur de l’UE vers les pays périphériques (comme cela se fait dans tout grand pays fédéral), qui peut croire que l’Allemagne ne quitterait pas immédiatement l’UE ? L’Union européenne existe non pas en dépit d’une insuffisance démocratique mais justement parce qu’elle est a-démocratique et qu’elle parvient à s’émanciper de la souveraineté populaire.

LVSL – Vous défendez – dans un chapitre dédié à cette question – l’idée selon laquelle la zone euro demeure largement vulnérable aux risques spéculatifs externes. Envisagez-vous le scénario d’une sortie de l’euro par effondrement de celui-ci en cas d’une nouvelle crise financière d’ampleur mondial ? La politisation de la Banque centrale européenne sous le mandat de Mario Draghi et ses pratiques hétérodoxes (Quantitative easing, etc.) ne montre-t-elle pas au contraire une certaine souplesse, une certaine capacité de résilience de la monnaie unique ?

De manière générale, l’Union européenne souffre d’un excès de rigidité dans la mise en œuvre de ses politiques économiques. Cette rigidité est en réalité constitutive du projet européen, très marqué par une conception ordolibérale de l’économie. L’ordolibéralisme est une forme de néolibéralisme dont la doctrine consiste à vouloir organiser l’économie à partir de marchés concurrentiels dont le cadre devrait être soutenu et renforcé par les institutions publiques. Autrement dit, on permet au pouvoir politique d’agir sur le cadre mais on lui interdit d’être un acteur à part entière, notamment de prendre des mesures discrétionnaires fondées sur des objectifs politiques. L’ordolibéralisme souhaite une séparation claire des sphères politiques et économiques dans le but – évidemment illusoire – de créer un système économique détaché de toute influence politique.

C’est cette doctrine qui est au cœur à la fois du marché unique fondé sur une concurrence « libre et non faussée » et de la gestion de la monnaie unique qu’on souhaite non inflationniste et contrôlée par une banque centrale indépendante de toute influence politique. Il ne faudrait d’ailleurs pas que l’arbre de l’euro cache la forêt du marché unique car l’essentiel du carcan économique infligé aux États est d’abord celui de la concurrence et des traités de libre-échange.

Reste que la monnaie unique participe elle aussi à cette conception rigide de l’économie. On entend parfois que, pour sauver l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) se serait affranchie des textes des traités. C’est inexact. Elle a certes pris quelques libertés dans l’interprétation des règles mais elle ne les a pas formellement transgressées. Par exemple, dans le cadre du Quantitative easing, elle s’est refusée à financer directement les États. Lorsque les taux d’intérêt des pays d’Europe du sud ont trop augmentés au point de menacer la zone euro d’un effondrement financier, elle est intervenue pour acheter des obligations publiques déjà émises, ce qui ne constitue pas un financement des États même si cela a contribué à faire baisser les taux d’intérêt. D’ailleurs, cette politique de la BCE a dû faire face à de nombreuses oppositions, en particulier des ordolibéraux allemands. Mais la CJUE a tranché en droit et a validé l’interprétation extensive que Mario Draghi a fait du texte des traités.

En somme, la crise de l’euro a permis de tirer deux enseignements intéressants. Le premier c’est que l’existence de l’euro ne protège par l’Union européenne des crises financières. En réalité, l’Union européenne a été davantage touchée par la crise que les États-Unis eux-mêmes, ce qui est pour le moins paradoxal pour une crise venant d’outre Atlantique !

Le second enseignement est que la conception ordolibérale de l’économie ne fonctionne pas en pratique. L’idée que l’économie pourrait se réguler elle-même, par le simple jeu d’une concurrence encadrée, sans intervention politique, est un leurre. Car qu’a fait Mario Draghi pour sauver l’euro ? Il a fait de la politique en renonçant au dogmatisme initial qui fait de la BCE un garant « neutre » du système économique. Le problème est qu’il n’a pas pu aller au-delà d’une certaine limite. Même avec toute la créativité du monde, les règles européennes ont été conçue comme un carcan pour limiter l’influence politique. Elles ne permettront donc pas une interprétation extensive à l’infini. En cas de crise financière grave, la philosophie ordolibérale de l’euro risque d’atteindre assez rapidement ses limites.

LVSL – Vous consacrez un chapitre à la manière dont une éventuelle sortie de l’euro pourrait être concrétisée ; vous soulignez le fait que pour limiter la fuite des capitaux et les effets spéculatifs, elle devra être menée d’une manière rapide, à l’issue d’une préparation à huis clos. Pourrait-on dire que sur la question de la sortie de l’euro, la doctrine en la matière devrait être « y penser toujours, n’en parler jamais » ?

La sortie de l’euro d’un pays comme la France est étudiée dans le livre comme un cas d’école et non comme une hypothèse réaliste. En effet, si la France devait sortir de l’euro, cela entraînerait des conséquences cataclysmiques qui feraient sans aucun doute disparaître l’ensemble de l’édifice européen. Il serait donc un peu étrange d’envisager, pour la France, de vouloir quitter l’euro tout en restant dans l’Union européenne.

Pour un petit pays tel que la Grèce, un départ de la zone euro serait éventuellement envisageable sans effet cataclysmique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un tel départ a été sérieusement envisagé par les autorités grecques et par certains responsables allemands, notamment l’ancien ministre des finances Wolfgang Schäuble. Dans le cas de la Grèce, la doctrine a effectivement été d’y penser depuis le début ou presque et de n’en point parler. En parler, c’est précipiter le chaos économique et politique et perdre la main sur le processus de sortie.

Un tel processus de sortie est en effet complexe, non pas pour des raisons pratiques puisqu’on peut envisager de simplement tamponner les billets en euro pour créer une nouvelle devise. Le principal problème d’un changement monétaire est le traitement des dettes. Lors de la disparition du franc, toutes les dettes contractées en francs se sont immédiatement transformées en dettes en euros. Cela ne posait pas de problème aux créanciers car le franc, de toute façon, disparaissait. Un retour au franc n’aurait pas les mêmes implications dans la mesure où l’euro, lui, continuera d’exister. Les créanciers pourront donc exiger d’être remboursés en euro. Il sera alors nécessaire de contraindre ces créanciers à accepter un remboursement en francs là où ils avaient prêté des euros, ce qui risque d’entraîner des procédures judiciaires complexes, notamment vis-à-vis des créanciers étrangers, mais aussi des problèmes diplomatiques avec les pays où vivent ces créanciers, lesquels peuvent être de grandes et puissantes institutions financières.

L’autre difficulté est celle que vous évoquez. Toute décision de rupture avec la monnaie unique risque d’entraîner une fuite des capitaux, les résidents cherchant à protéger leur épargne d’une éventuelle dévaluation. Le problème est qu’on ne peut pas « juste » interdire les mouvements de capitaux car cela entraînerait l’impossibilité de procéder à des paiements à l’étranger. Pour un pays comme la France, ça serait très problématique. Il faudra donc à la fois préserver l’épargne nationale en l’empêchant de fuir vers des cieux plus propices, condition pour pouvoir continuer de financer les dépenses nationales d’investissement, et en même temps permettre aux résidents qui le souhaitent de payer des transactions avec des pays tiers. Cette double exigence sera en réalité très compliquée à mettre en œuvre et nécessitera de faire exploser l’ensemble du cadre juridique européen. Voilà pourquoi il serait illusoire pour un pays comme la France d’espérer quitter l’euro tout en restant dans l’Union.

Quoi qu’il en soit, il est clair que sortir de la monnaie unique impliquerait une longue et minutieuse préparation juridique et technique pour permettre une sortie ordonnée, c’est-à-dire qui ne pose pas davantage de problèmes qu’elle est censée en résoudre.

LVSL – Les récentes velléités séparatistes de certaines régions bien intégrées dans l’espace européen, comme la Catalogne ou la Flandre ont souvent été commentées comme relevant d’une menace pour l’Union européenne. Néanmoins, il semble que ce soit parfois le produit d’une volonté pro-européenne, à l’image du parti flamand NVA, qui souhaite l’indépendance de la Flandre, mais comme pour mieux se fondre dans l’Union européenne en tant qu’espace culturellement homogène. Après le niveau européen, le niveau régional sur le modèle fédéraliste est-il le prochain niveau de compétence visé par l’UE pour démanteler les Etats ? Le régionalisme est-il un rempart ou une aubaine pour l’Union européenne ?

Le régionalisme peut être vu comme une aubaine si l’on considère que l’Union européenne cherche à démanteler le pouvoir des États pour asseoir son propre pouvoir. On peut d’ailleurs souligner que la régionalisation des États doit beaucoup aux politiques de l’UE qui cherchent justement à traiter directement avec les régions, notamment dans le cadre des fonds structurels. Certains régionalistes peuvent aussi estimer que l’Union européenne serait un cadre préférable au cadre national pour mener les politiques qu’ils souhaitent. À ce titre, il n’est sans doute pas étonnant que les plus attachés au maintien du Royaume-Uni dans l’UE soient justement les écossais.

Néanmoins, on peut aussi penser qu’exacerber les identités régionales sera un mauvais calcul à terme. Comme nous le soulignons dans nos livres, l’Union européenne est menacée par les forces qui la font diverger économiquement et socialement. Pour contrecarrer ces forces, il faudrait en théorie renforcer le sentiment de solidarité entre les pays et les régions. Or, le régionalisme actuel se nourrit justement de la philosophie ultra-compétitive qui prévaut en Europe. Les indépendantistes catalans et flamands ont le sentiment d’être plus compétitifs, plus efficaces, que leurs voisins, et refusent au nom de cette « performance » d’être solidaires de régions plus pauvres. C’est exactement la même chose qui se passe en Europe et qui nourrit l’hégémonie allemande. Or, on ne peut pas en même temps vouloir construire « une union toujours plus étroite » et promouvoir un modèle économique qui exacerbe les rivalités régionales et nationales.

L’Europe ne sera unie que sur le principe de peuples égaux en droits et en dignité. Aussi, plutôt que de poursuivre la chimère d’un peuple européen qui se réaliserait sur le démantèlement des peuples nationaux, les dirigeants européens feraient mieux d’abandonner la doctrine de la concurrence et de développer de véritables outils de coopération intergouvernementaux comme ils ont su le faire par le passé.

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© Margot L’Hermite