La Corée du Sud sous l’éternelle tutelle militaire américaine

Corée du Sud tutelle États-Unis - Le Vent Se Lève
Le chef d’État sud-coréen Yoon Suk-yeol avec son homologue Joe Biden en mai 2022 © Éd. Joseph Édouard pour LVSL

« Parier contre les États-Unis n’est jamais un bon pari… et les États-Unis vont continuer à parier sur la Corée du Sud1 ». Le 6 décembre 2013, à Séoul, le vice-président américain Joe Biden met en garde la présidente sud-coréenne Park Geun-Hye contre une éventuelle prise de distance avec son allié de toujours. Depuis sa libération du joug japonais (1905-1945), la nation est-asiatique est liée aux États-Unis par de nombreux accords de coopération, notamment en matière militaire. Une tutelle pesante pour la Corée du Sud, qui cherche à multiplier les échanges avec la Chine – que Washington veut contenir – et voit d’un mauvais oeil l’accroissement des tensions entre son voisin du Nord et l’Oncle Sam.

Sous ses airs vaguement menaçants, la formule de Joe Biden est à comprendre dans le contexte du débuts des années 2010 où l’antiaméricanisme de l’opinion sud-coréenne est prégnant et où le souvenir du mandat de Roh Moon-Hyun, placé sous le signe de l’indépendance vis-à-vis des États-Unis, est encore frais.

En approfondissant l’alliance militaire entre les deux pays, la présidence conservatrice de Lee Myung-Pak (2008-2013), puis celle de Park Geun-Hye (2013-2017) ont sans doute rassuré les États-Unis. Pourtant, l’intérêt d’une coopération si étroite avec l’allié américain s’amenuise à mesure que Pyongyang renforce ses capacités nucléaires et que la dépendance commerciale à l’égard de la Chine s’accroît.

Que la Corée du Sud ait « parié » sur les États-Unis lorsqu’elle sortait, exsangue, de trente-cinq années de colonisation japonaise peut se comprendre. Pour un pays ravagé par la guerre, l’allégeance à Washington pouvait paraitre bien peu de choses face à la perspective d’un redressement économique et aux garanties de sécurité. Aujourd’hui, la Corée du Sud dispose de la dixième armée mondiale, jouit d’une économie florissante et d’un statut de puissance régionale. Dans ces conditions, jouer la carte américaine ne semble plus aussi judicieux que par le passé.

Malgré la « déclaration de Washington », présentée le 26 avril 2023 par la Maison Blanche et réaffirmant les principes de coopération militaire entre les deux pays2, l’alliance américaine – toujours indispensable – n’est plus suffisante pour garantir la sécurité nationale sud-coréenne. Dans certains cas, la dépendance accrue de la Corée du Sud aux États-Unis peut même aller à l’encontre de ses intérêts économiques.

Rhee Syngman, militant indépendantiste en exil pendant l’occupation japonaise, obtient le soutien inconditionnel de l’Oncle Sam qui lui octroie les moyens nécessaires pour contrer le parti communiste et rallier l’opinion à la mouvance conservatrice.

Bien que la Corée du Sud ne remette pas fondamentalement en cause le partenariat défensif avec Washington, ses dirigeants sont de plus en plus sensibles à l’idée d’une autonomie stratégique et opérationnelle rééquilibrant les rapports de force au sein de l’alliance. En reprenant le contrôle de sa défense nationale, la Corée du Sud perd le risque d’être entrainée par son allié dans un conflit qu’elle n’a pas choisi et dont elle ne maîtrise pas le déroulement. Ainsi, son autonomisation lui permettrait d’imposer ses vues aux États-Unis et de subvertir un accord de défense qui, au départ, avait été pensé comme l’intégration d’un État périphérique et affaibli à la zone d’influence américaine.

L’aide militaire des États-Unis à la Corée du Sud, la coordination de leur politique extérieure et leur coopération économique ne datent pas d’hier. Pour comprendre comment s’est forgé cette alliance si pérenne, il faut remonter jusqu’en 1945. Au mois de septembre, la capitulation japonaise, suivie de l’abdication de l’empereur Hirohito, créent un vide politique dans la péninsule coréenne, soumise depuis 1905 au joug nippon.

L’axe Séoul-Washington, né des ruines de l’empire japonais

Le sort de la Corée est alors placé entre les mains des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui se répartissent le territoire en deux zones d’occupation lors de la conférence de Yalta. De part et d’autre du 38e parallèle, Soviétiques et Américains, respectivement responsables de la zone nord et de la zone sud, sont tenus d’assurer une transition pacifique vers un État coréen démocratique et indépendant. La tâche première des Alliés consiste à épurer l’administration locale, encadrer la restructuration économique du pays et garantir sa reconstruction.

Le défi à relever est de taille pour les États-Unis. Au sortir de la guerre, plus d’un million de ressortissants coréens doivent être rapatriés, les industries nationales – dont les cadres et la main d’œuvre qualifiée étaient majoritairement japonais – sont en crise et le chômage, comme l’inflation, touchent de plein fouet les travailleurs coréens.

Surtout, l’influence de l’ancien colonisateur est encore solide et demande à être neutralisée. Pour ce faire, les troupes américaines, dirigées par le général Hodge, débarquent à Incheon le 7 septembre 1945 et procèdent immédiatement au désarmement puis au rapatriement des forces japonaises. Très vite, un gouvernement militaire en zone sud (United States Army Military Government in Korea, USAMGIK) est mis en place par l’état-major américain le temps de porter au pouvoir des dirigeants locaux compétents.

Si la présence de puissances étrangères sur la péninsule devait être provisoire, la rapide montée des tensions entre les Deux Grands figent la situation. Le processus de décolonisation impulsé conjointement par les Alliés est saisi par la Guerre froide dès 1946 et, dès lors, les relations américano-coréennes s’établissent sur le mode de la tutelle. Plus précisément, la dépendance accrue des Coréens à l’aide matérielle et financière américaine raffermit l’emprise des États-Unis sur sa zone d’occupation3.

Fort de leur implantation dans la péninsule, les Etats-Unis n’hésitent pas à s’immiscer dans la vie politique coréenne. Dans un contexte de Guerre froide naissante, se prémunir contre le rival soviétique est primordial et justifie amplement l’ingérence. Dès son retour, Rhee Syngman, militant indépendantiste en exil pendant l’occupation japonaise, obtient le soutien inconditionnel de l’Oncle Sam, qui lui octroie les moyens nécessaires pour contrer la menace du parti communiste coréen (PCC) et rallier l’opinion publique à la mouvance conservatrice.

C’est chose faite à l’été 1946 mais il a fallu déployer des moyens drastiques. Pour éviter les « troubles à l’ordre public », les syndicats sont interdits, les journaux de gauche sont dissous et la répression s’abat sur la branche sud du PCC. Au mois d’octobre, les efforts de la droite sont récompensés puisque les élections consacrent une majorité conservatrice. Il est toutefois peu probable que le camp de Rhee Syngman ait remporté une si grande victoire sans l’intervention de l’USAMGIK qui s’arroge le droit de désigner directement la moitié des parlementaires siégeant à la Chambre.

Quoi qu’il en soit, la partie est gagnée. La Constitution est votée fin juillet 1948 et la République de Corée – dont Rhee Syngman devient le premier président – est proclamée le 15 août de la même année. Dans la mesure où les États-Unis ont participé activement à la construction de l’État sud-coréen, il n’est pas étonnant que les deux pays aient par la suite noué des liens aussi étroits. Mais c’est la guerre de Corée qui va davantage rapprocher les deux alliés. Menée sous la bannière des Nations Unies, le conflit n’en demeure pas moins principalement américain4.

L’objectif des États-Unis est simple ; il s’agit de tenir à distance, voire d’éradiquer un régime qui remet en cause le mode de production capitaliste. Après l’armistice, les logiques d’endiguement s’appliquent dans la péninsule et s’y expriment par le traité de défense mutuelle signé avec la République de Corée en octobre 1953. Par ce traité, les États-Unis s’engagent à protéger la Corée du Sud d’une éventuelle attaque du Nord et celle-ci doit, en contrepartie, accepter d’aligner sa politique étrangère sur celle du bloc occidental.

Dès lors que les États-Unis se trouvent à portée des missiles de la Corée du Nord et leur engagement à défendre activement la Corée du Sud commence à être mis en doute.

A première vue, l’accord semble avantageux pour le jeune État sud-coréen dans la mesure où il dispose de garanties solides contre un ennemi qui souhaite sa disparition. Dès 1954 et jusqu’au début des années 1970, environ 60 000 GI américains stationnent dans l’une des quatre bases américaines en Corée (respectivement situées à Incheon, Pyongtaek, Busan et Hosan) et le pays bénéficie de la dissuasion élargie des États-Unis ainsi que d’une aide matérielle et technologique conséquente.

En réalité, l’alliance militaire implique un très fort degré de dépendance et une certaine abdication de souveraineté. La question du commandement des armées illustre bien cette relation asymétrique. Pendant plus de quarante ans, le commandement des troupes coréennes, en temps de paix comme en temps de guerre, est confié au United Nations Command puis au Combined Forces Command (CFC) à partir de 1978, c’est-à-dire à un centre décisionnel dirigé par un général américain.

Ce n’est qu’en 1994 que le contrôle opérationnel des armées en temps de paix est confié à un officier sud-coréen. Depuis, l’échéance du transfert de compétence total n’a cessé d’être repoussé, à tel point que depuis 2014, plus aucun délai n’est fixé pour le rendre effectif5. En l’absence d’un état-major national, les États-Unis administrent de manière quasi-exclusive l’armée sud-coréenne. Cette situation de dépendance semble convenir aux dirigeants coréens tant que la dissuasion est efficace et permet au pays de prospérer. Mais le développement d’un programme nucléaire nord-coréen, en menaçant la crédibilité du « parapluie nucléaire » américain, change la donne au sein de l’alliance.

Nucléarisation de la Corée du Nord

Le 10 janvier 2003, la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) annonce officiellement son retrait du Traité de non-prolifération ; le premier de l’histoire. Lâchée par la Russie post-soviétique et entretenant des relations compliquées avec la République populaire de Chine (RPC), le régime nord-coréen se sent entouré d’ennemis et souhaite pouvoir assurer sa sécurité par ses propres moyens. Dans ce but, Kim Jong-Il lance un programme nucléaire qui aboutit à un premier essai en octobre 2006, suivi d’un deuxième en 2009, puis d’un troisième en 2013. Le choix du nucléaire est judicieux pour la Corée du Nord puisqu’il permet de rééquilibrer quelque peu le rapport de forces avec le Sud.

Cependant, il ne parvient pas tout de suite à faire vaciller l’alliance américano-coréenne. Au contraire, les balbutiements du nucléaire nord-coréen donne un nouveau souffle au partenariat avec les États-Unis qui avait été fortement critiqué pendant la présidence de Roh Moon-Hyun (2003-2008). Tant que les capacités nucléaires de la RPDC demeurent embryonnaires, la dissuasion américaine est suffisante pour décourager toute tentative d’invasion de la Corée du Sud.

La situation change en juillet 2017 lorsque la Corée du Nord procède à l’essai d’un missile balistique intercontinental (ICBM), le Hwasong-14. Ce premier test donne une nouvelle impulsion au développement du nucléaire nord-coréen et conduit à la mise au point du missile Hwasong-15, testé la même année. Dès lors, les États-Unis se trouvent à portée des missiles de la RPDC et leur engagement à défendre activement la Corée du Sud commence à être mis en doute. En effet, l’éventualité d’une riposte immédiate, conventionnelle ou nucléaire, à toute agression nord-coréenne devient incertaine dès l’instant où les ogives de Pyongyang menacent l’intégrité du territoire étasunien.

Or la Corée du Sud, par son manque de profondeur stratégique – Séoul n’est qu’à cinquante kilomètres de la zone démilitarisée – n’est pas en mesure de riposter après une première frappe du Nord6. C’est pourquoi elle doit impérativement anticiper l’ennemi et agir de façon préventive. Dans ces conditions, il est clair que la Corée du Sud ne peut pas prendre le risque d’une défection américaine.

L’engagement américain à défendre son allié doit être inconditionnel et prendre effet immédiatement sans quoi celui-ci se trouve vulnérable. D’autre part, maintenant que les États-Unis et la RPDC sont tous deux détenteurs de l’arme nucléaire et mutuellement à portée de tir, une escalade de tensions pourrait aboutir au déclenchement d’un conflit armé dans lequel la Corée du Sud serait entrainée malgré elle et dont elle serait probablement la première victime.

Pour Pékin, le THAAD constitue une menace pour sa sécurité, renforce la présence des États-Unis sur le territoire sud-coréen et préfigure l’avènement d’une alliance militaire trilatérale Washington-Séoul-Tokyo.

Face à ces incertitudes, la Corée du Sud tente tant bien que mal de s’émanciper de la tutelle américaine sans fâcher son partenaire, dont elle a toujours grand besoin. Les avancées sont timides mais significatives. Premier pas vers l’autonomie, le Korea Air and Missile Defense System est un dispositif de défense anti-aérienne qui, tout en étant indépendant dans sa mise en œuvre opérationnelle, utilise du matériel américain.

Plus récemment, le gouvernement sud-coréen a révélé son projet d’achat – voire de construction – de plusieurs sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), jugés indispensables à la sécurité nationale7. Si la Corée n’est pas prête de sortir du giron américain, elle s’engage à petits pas vers une politique de défense plus autonome.

L’intégration régionale sacrifiée sur l’autel du grand jeu américain

L’alliance américaine n’est pas seulement contraignante, elle est aussi très coûteuse. Depuis sa création en 1991, le Special Measure Agreement (SMA) permet de répartir les coûts de la présence militaire américaine sur le sol coréen dans des proportions qui sont renégociées chaque année. Ainsi, la Corée du Sud prend en charge une partie des frais liés à l’entretien des troupes, à la maintenance des matériels et à l’actualisation des systèmes d’armes. Depuis quelques années, les discussions américano-coréennes autour du SMA sont assez tendues.

Alors qu’entre 2014 et 2018, Séoul paie déjà annuellement 866 millions de dollars dans le cadre du SMA, Donald Trump exige une augmentation de la participation coréenne de l’ordre de 400%8. Le gouvernement sud-coréen propose, lui, une augmentation de 13% seulement. Naturellement, les négociations tournent court et la situation ne se débloque qu’avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Ainsi, en 2021, la Corée du Sud assume un peu plus d’un milliard de dollars de frais liés à la présence américaine alors que le pays effectuent des dépenses colossales pour maintenir sa supériorité conventionnelle sur le Nord.

Sur le plan diplomatique, l’alignement sur Washington peut aussi être un poids. A plusieurs reprises, la dépendance aux États-Unis a affecté négativement les relations sino-coréennes. Or la Corée du Sud ne peut se permettre de tourner le dos à la Chine. Depuis 2004, la RPC est son premier partenaire commercial et, en 2019, les exportations vers la Chine s’élevaient à 173,6 milliards de dollars9. Séoul tient donc une position délicate et doit ménager son voisin tout en maintenant la coopération avec les États-Unis pour assurer sa sécurité. Les efforts coréen pour tenir sa « politique d’équilibriste » sont manifestes.

Dans la mesure où il est perçu comme un instrument américain pour limiter l’influence de la Chine, la Corée du Sud a toujours refusé d’intégrer le Quadrilateral Security Dialogue, dit Quad, réunissant les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. Toutefois, ces démarches ne semblent pas suffisantes et les concessions faites à l’allié américain pour sa sécurité perturbent sérieusement les rapports de la Corée avec la Chine. En 2017, la Corée du Sud cède aux demandes répétées de la Maison Blanche10 et accepte le déploiement du système de défense anti-missile américain THAAD, intensifiant ainsi la militarisation de la péninsule. La réaction chinoise ne se fait pas attendre.

Pour Pékin, le THAAD constitue une menace pour sa sécurité, renforce la présence des États-Unis sur le territoire sud-coréen et préfigure l’avènement d’une alliance militaire trilatérale Washington-Séoul-Tokyo.11 La RPC met alors en place des sanctions économiques drastiques, qui touchent plusieurs secteurs mais affectent particulièrement le tourisme sud-coréen dans la mesure où le pays subit une baisse de fréquentation de 66% par rapport à l’année précédente.

L’impact global est estimé à 10 milliards de dollars, un montant non négligeable pour l’économie coréenne.12 Malgré la visite officielle du président Moon en décembre 2017 et la déclaration de la ministre des Affaires Etrangères, selon laquelle le gouvernement sud-coréen « ne participera pas au système de défense antimissile américain ; et […] n’a pas l’intention de transformer la coopération tripartite États-Unis-Corée du Sud-Japon en une alliance militaire »13, la RPC ne fléchit pas.

L’épisode du THAAD illustre bien le choix cornélien auquel se trouve confrontée la Corée du Sud ; garantir la sécurité nationale par l’approfondissement de l’alliance américaine se fait au prix des relations commerciales avec la Chine. Séoul a donc tout intérêt à prendre ses distances vis-à-vis des États-Unis et à tendre vers une politique de défense autonome. Dans cette perspective, la mise en œuvre d’un programme nucléaire national est une solution envisageable.

Vers une nucléarisation de la Corée du Sud ?

Après la timide tentative du président Park Chung-Hee en 1975, les gouvernements coréens successifs ont systématiquement refusé d’engager un programme nucléaire. Jusqu’à la fin des années 2000, ce refus était justifié par l’affaiblissement des capacités militaires conventionnelles de Pyongyang – la plupart des systèmes d’armes n’ayant pas été modernisés depuis les années 1960 – et par l’état de délabrement dans lequel se trouvait alors l’économie nord-coréenne.

Yoon Suk-Yeol a réaffirmé son attachement au partenariat américano-coréen par la déclaration de Washington. Il semblerait que l’alliance avec les États-Unis ait encore de beaux jours devant elle.

La menace d’une invasion par le Nord perdant de sa force, investir dans la mise au point d’une bombe atomique ne constituait plus une priorité absolue. A la suite des premiers essais nucléaires nord-coréens, la politique extérieure de Séoul s’établit sur le principe d’une dénucléarisation totale et immédiate de la péninsule, ce qui implique le démantèlement des sites de production et des centres de recherche ainsi que la mise à l’arrêt des centrales nord-coréennes.

Pour Lee Myung-Bak comme pour Park Geun-Hye, la fin du programme nucléaire nord-coréen est une condition sine qua non à la levée des sanctions internationales et à la reprise des négociations. Naturellement, cette politique empêche la Corée du Sud de se doter de l’arme atomique ; comment justifier le lancement d’un programme nucléaire quand la dénucléarisation est exigée de l’adversaire ? Si Moon Jae-In adoucit un peu la position intransigeante des dirigeants précédents en proposant une interruption graduelle du programme, il n’abandonne pas la dénucléarisation comme objectif de long terme. Pourtant, la Corée du Nord ne semble pas prête à sacrifier ses ambitions nucléaires.

Aux yeux de Kim Jong-Il et de son successeur, le nucléaire est une composante majeure, si ce n’est la clé de voute, du système défensif nord-coréen. Agressée de toutes parts, sans véritable allié, la RPDC juge primordial de pouvoir assurer sa sécurité de manière indépendante. En ce sens, le régime doit pouvoir rivaliser avec la Corée du Sud – qui le surclasse sur le plan conventionnel – et se faire respecter des grandes puissances. L’arme atomique constitue donc un moyen d’exister et de se faire entendre sur la scène internationale. Cette politique étrangère « réaliste » est alimentée par des considérations idéologiques. Alliant communisme et nationalisme, la doctrine nord-coréenne du Juche consacre les principes d’indépendance nationale et d’autosuffisance dont la dissuasion nucléaire est l’expression la plus aboutie.

En 2009, le ministère des Affaires étrangères nord-coréen déclare « ne jamais abandonner son programme nucléaire quelles que soit les circonstances »14 et, jusqu’à présent, aucune sanction n’a été suffisamment contraignante pour le faire changer d’avis. Pour toutes ces raisons, l’arrêt complet du programme nord-coréen est un fantasme qui paralyse les relations intercoréennes et empêche la Corée du Sud d’envisager sérieusement l’option nucléaire.

Acquérir l’arme atomique est pourtant doublement avantageux pour la Corée du Sud. D’une part, dans un contexte où la dénucléarisation est impossible, une capacité de dissuasion sud-coréenne garantirait une supériorité militaire totale sur le Nord. D’autre part, en faisant basculer le rapport de force intercoréen en sa faveur, Séoul réduirait considérablement sa dépendance à Washington. Devenue puissance nucléaire, la Corée du Sud n’aurait plus à faire reposer sa sécurité nationale sur la dissuasion élargie des États-Unis, ce qui lèverait de facto les incertitudes quant à l’engagement américain et rendrait possible une politique extérieure plus souple à l’égard de ses partenaires régionaux.

Bien que les dirigeants sud-coréens rechignent à s’engager sur cette voie, la solution nucléaire n’est en aucun cas un objectif inatteignable. Comme l’a souligné le président Yoon Suk-Yeol dans son discours du 11 janvier dernier, la Corée du Sud est un État dit « du seuil », c’est-à-dire un État disposant des capacités technologiques nécessaires à la mise au point de l’arme atomique mais n’ayant pas encore franchi le pas dans cette direction. Forte de sa maîtrise civile de l’atome, la Corée du Sud serait en mesure de produire sa première arme en l’espace de six mois15, le temps de construire des usines de retraitement du plutonium.

De surcroît, il y a fort à parier que Séoul n’aurait pas à subir de sanctions juridiques dans l’éventualité où il développerait un programme nucléaire national. L’article X du Traité de non-prolifération précise que « chaque Partie, dans l’exercice de sa souveraineté nationale, aura le droit de se retirer du Traité si elle décide que des événements extraordinaires, en rapport avec l’objet du présent Traité, ont compromis les intérêts suprêmes de son pays ». Pour certains observateurs, la menace nucléaire nord-coréenne constitue bel et bien un « évènement extraordinaire » pouvant rendre légal et légitime le retrait sud-coréen du TNP.16

Si l’opinion publique sud-coréenne se montre de plus en plus favorable à l’élaboration d’une capacité nucléaire nationale17, le débat reste entier parmi les spécialistes. Pour beaucoup, le choix du nucléaire présente des inconvénients indéniables et met en péril la prospérité économique ainsi que le statut international de la Corée du Sud, sans parler du risque de perdre le soutien américain. La production d’armements nucléaire en quantité suffisante pour constituer une dissuasion sérieuse mobiliserait des ressources humaines et financières considérables, constituant un manque à gagner non négligeable pour l’industrie d’armement conventionnel.

Ainsi, le développement d’un programme nucléaire aurait un impact négatif sur les exportations sud-coréennes d’armes et de matériel militaire18. Ce n’est pas tout, le nucléaire civil serait également affecté, tant sur le plan des exportations et des investissements à l’étranger – que Washington pourrait compromettre en suspendant les autorisations pour l’usage des technologies nucléaires américaines – que sur celui de la production d’électricité à destination du marché intérieur19.

Prenant la mesure de ses propos du 11 janvier, Yoon Suk-Yeol est rapidement revenu sur ses allégations au sujet du nucléaire militaire et a réaffirmé son attachement au partenariat américano-coréen par la déclaration de Washington. Il semblerait donc que l’alliance avec les États-Unis ait encore de beaux jours devant elle.

Notes :

1 Scott. A. Snyder, “Biden’s Bet on South Korea Squeezed on All Sides”, Council of Foreign Relations, 6 décembre 2013.

2 Emmanuelle Maitre, Antoine Bondaz, « La déclaration de Washington : un nouvel épisode pour la dissuasion américaine élargie en Corée du Sud ? », FRS, Bulletin n°109, mai 2023

3 Entre 1946 et 1948, ce sont plus de 700 000 tonnes de denrées alimentaires qui sont livrées en zone Sud par les Américains, voir Ivan Cadeau, La guerre de Corée, 1950-1953, Perrin, 2016.

4 Entre 1950 et 1953, les États-Unis investissent 50 milliards de dollars et déploient 1,8 millions de soldats, voir Ivan Cadeau, op. cit.

5 Rémy Hémez, « L’alliance militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis sous Moon Jae-In, 2017-2022 », Revue Défense Nationale, n°850, 2022, p. 102

6 Rémy Hémez, « Corée du Sud, une puissance militaire entravée », Monde Chinois, n°53, 2018, p. 43

7 Rémy Hémez, « La marine de la Corée du Sud : de la défense côtière aux sous-marins nucléaires ? », Revue Défense Nationale, n°805, 2017, p. 54

8 Rémy Hémez, « L’alliance militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis sous Moon Jae-In, 2017-2022 », Revue Défense Nationale, n°850, 2022, p. 101

9 Jianguo Huo, “Cooperation with China, Crucial to South Korean Economy”, Global Times, 4 août 2020

10 Antoine Bondaz, « La réaction chinoise au déploiement du THAAD, illustration du dilemme sud-coréen », FRS, note n°09, 2017

11 Antoine Bondaz, « Chine/Corée du Sud, une frustration réciproque », Politique Etrangère, numéro d’été, 2021, p. 32

12 Ibid, p. 32

13 Ibid, pp. 32-33

14 Cheong Seong-Chang, « Les options de la Corée du Sud face à la menace nucléaire nord-coréenne », Monde Chinois, n°53, janvier 2018, p. 53

15 Emmanuelle Maitre et Antoine Bondaz, « Tentations nucléaires en Corée du Sud », FRS, bulletin n°106, février 2023, p. 7

16 Jennifer Lind, Daryl G. Press, “Should South Korea build its own nuclear bomb ?”, Washington Post, 7 octobre 2021, mentionné par Emmanuelle Maitre dans « Le droit de retrait du TNP », FRS, bulletin n°106, février 2023

17 Selon un sondage de Gallup Korea, 76% des interrogés estiment pertinent de développer un arsenal nucléaire national pour contrer la menace nord-coréenne et 77% qualifie la dénucléarisation de la Corée du Nord d’impossible, voir « 7 of 10 South Koreans support independent development of nuclear weapons », Korea JoongAng Daily, 30 janvier 2023

18 Siegfried S. Hecker, “The Disastrous Downsides of South Korea Building Nuclear Weapons”, 38th North, 30 janvier 2023

19 Ibid

États-Unis et Arabie saoudite : vers un « OTAN moyen-oriental » ?

Le président américain Joe Biden et le chef d’État saoudien Mohammed ben Salman en juillet 2022 © Mandel Ngan

Les Saoudiens sont en quête d’un « traité de sécurité mutuelle de type OTAN » avec les États-Unis – et Joe Biden n’y fermerait pas la porte selon un journaliste du New York Times. La nouvelle semble contre-intuitive au vu des camouflets diplomatiques infligés par la monarchie saoudienne au président américain. Pourtant, celui-ci n’a jamais cessé de considérer le royaume comme un partenaire incontournable au Moyen-Orient – et d’œuvrer à son rapprochement avec Israël. Une telle alliance ne ferait qu’accroître les risques d’escalade militaire dans la région. Par Branko Marcetic, traduction Alexandra Knez [1].

Au cours des dernières années, le gouvernement saoudien a assassiné un résident américain, journaliste au Washington Post, entraîné les États-Unis dans une guerre de voisinage épouvantable qui dure depuis des années, humilié et menacé à plusieurs reprises le président américain tout en copinant avec ses principaux rivaux mondiaux – le tout en continuant d’imposer une répression moyenâgeuse aux femmes et aux homosexuels, et d’intensifier les exécutions d’opposants à des niveaux jamais atteints. Du reste, il ne fait plus l’ombre d’un doute que des membres du gouvernement saoudien ont été directement complices des attaques terroristes contre les États-Unis le 11 septembre 2001…

Pourtant, selon le journalisme du New York Times Thomas Friedman, généralement au fait des petits papiers de la Maison Blanche, le président Joe Biden « se demande s’il ne faudrait pas envisager la possibilité d’un pacte de sécurité mutuelle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite », qu’il décrit comme « un traité de sécurité mutuelle de type OTAN qui enjoindrait aux États-Unis de se porter à la défense de l’Arabie saoudite en cas d’attaque – très probablement par l’Iran ».

Pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes

Le New York Times et le Wall Street Journal avaient déjà évoqué l’existence d’un tel projet, mais il s’agit là sans doute de la révélation la plus explicite quant à la nature exacte des « garanties de sécurité » demandées par le gouvernement saoudien.

Il y a plus. Les Saoudiens demandent également l’aide des États-Unis pour le développement d’un programme nucléaire civil – ces mêmes ambitions supposées qui valent à l’Iran d’être menacé, sanctionné et bombardé à échéance régulière, bien que le Pentagone et les services de renseignement américains reconnaissent explicitement leur inexistence… Ils souhaitent également l’assouplissement des restrictions applicables aux ventes d’armes pour obtenir du matériel plus sophistiqué – tandis que leur guerre brutale contre le Yémen se prolonge toujours.

Qu’est-ce que les États-Unis y gagneraient ? D’une part, selon Friedman, l’actuel gouvernement israélien serait conduit à faire des concessions « qui préserveraient la possibilité d’une solution à deux États ». Ensuite, cela permettrait de normaliser les relations israélo-saoudiennes, un effort qui a commencé sous Donald Trump et que Joe Biden s’est échiné à clôturer – dans le cadre d’une stratégie visant à isoler l’Iran dans la région, et que le ministère de la Sécurité intérieure lui-même estime dangereuse, tant elle est susceptible d’accroître les sentiments anti-américains dans la région.

Il n’est pas inutile d’examiner à quel point les « avantages » mentionnés sont dérisoires. Obtenir d’Israël la promesse de « préserver la possibilité » (sic) d’une solution à deux États semble à tout le moins minimaliste. Mais compte tenu de la progression continue de l’occupation et du pillage des terres palestiniennes depuis des décennies, il est douteux que demeure à ce stade la « possibilité » de préserver quoi que ce soit ! De plus, il semblerait que ce compromis n’implique aucun engagement de la part d’Israël quant à ses attaques régulières et indiscriminées contre les civils palestiniens.

Pour couronner le tout, il intervient alors que le soutien populaire aux accords d’Abraham, signés par Israël et les États du Golfe en 2020, s’est effondré – en grande partie à cause de cette même violence. Selon toute vraisemblance, cet accord ne ferait qu’affaiblir davantage la position globale des États-Unis à un moment où une grande partie du monde se moque déjà de sa rhétorique.

Cette démarche heurterait de plein fouet les récents développements positifs dans la région, à savoir la médiation réussie de la Chine pour un rapprochement entre les gouvernements saoudien et iranien. Cet accord aurait l’effet inverse : Israël, conforté dans sa position, pourrait estimer avoir les mains libres pour lancer l’assaut concerté qu’il annonce depuis des années contre l’Iran – une guerre qui entraînerait presque à coup sûr les États-Unis dans sa dynamique…

Enfin, les implications d’une telle alliance militaire pour les États-Unis, dans une zone particulièrement belliqueuse, semblent ignorées. À l’heure actuelle, le pays est tenu à l’obligation légale de protéger pas moins de cinquante et un pays sur cinq continents – fût-ce au prix d’une entrée en guerre. Et il ne s’agit là que des pactes scellés par des traités : ce chiffre ne prend en compte les simili-alliances telle que celle nouée avec Israël.

La multiplication des alliances militaires ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’objectif recherché – prévenir les guerres ? En particulier si l’on considère que les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire du monde, et qu’il est enclin à se laisser entraîner dans nombre de croisades à l’étranger… Il faut ajouter à cela que pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes – ainsi, celles du gouvernement saoudien au Yémen.

C’est pour cette raison précise qu’en coulisses, comme le montrent des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, les responsables de l’OTAN étaient très inquiets à l’idée de laisser la Géorgie du nationaliste Mikhaïl Saakashvili adhérer à l’alliance. Un fonctionnaire turc affirmait alors que le ministre des Affaires étrangères du pays « lui avait dit que la Géorgie espérait utiliser l’adhésion à l’OTAN comme un levier en faveur de la position de Tbilissi » dans ses conflits territoriaux avec la Russie. La réponse turque avait été ferme : « on ne saurait considérer l’adhésion à l’OTAN comme un moyen de régler de tels conflits, et le [gouvernement turc] regrette que Tbilissi n’ait, entre-temps, pas même voulu envisager la voie du dialogue » avec l’une de ses régions sécessionnistes.

De quoi considérer avec circonspection toute nouvelle alliance militaire des États-Unis avec un pays belliciste…

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre « Joe Biden Wants You to Kill and Die for the Saudi Monarchy »

Midterms : une victoire pour Biden et l’aile gauche démocrate ?

© Alison Drake

La vague conservatrice tant annoncée n’a pas eut lieu. Les démocrates conservent leur majorité au sénat et ne perdent que 9 sièges à la Chambre, alors que le parti au pouvoir en concède historiquement 27 en moyenne et depuis 1946. Ce succès est avant tout celui de l’aile gauche pro-Sanders, qui renforce sa présence au Congrès et voit son orientation politique validée par les urnes, alors que les choix tactiques de l’aile droite démocrate ont vraisemblablement coûté la majorité à la Chambre des représentants. Joe Biden sort renforcé de ce scrutin, lui qui depuis deux ans a été réticent à céder aux désidératas de l’establishment démocrate. À l’inverse, Donald Trump subit un véritable camouflet sur fond de recul de l’extrême droite américaine.

S’il fallait retenir une image de la soirée électorale, ce serait celle de la salle de fête louée par le Parti républicain pour célébrer les résultats. Le président de l’opposition à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, avait convié la presse et les militants aux alentours de 22h pour prononcer un discours triomphal. Selon Politico, ses équipes projetaient un gain historique de 60 sièges. À l’inverse, les démocrates n’avaient prévu aucun événement public, anticipant une soirée compliquée. Pourtant, à minuit, le hall de réception républicain demeurait désespérément vide et les perspectives d’une victoire toujours incertaines. Au grand dam de McCarthy, la vague conservatrice n’a jamais atteint le rivage.

Sept jours plus tard, Kevin McCarthy peut enfin célébrer la reconquête de la Chambre des représentants, avec un gain net de 9 sièges (1), soit une des pires performances de l’Histoire des midterms qui débouche sur une courte majorité (cinq sièges, 222-213). Le Parti démocrate conserve le Sénat et pourrait y étendre sa majorité. Aux élections locales, il progresse au sein des parlements des États et gagne trois postes de gouverneur. Enfin, les démocrates battent tous les candidats pro-Trump et potentiellement putschistes qui briguaient des postes liés à la certification des élections dans des États clés. Autrement dit, le spectre d’une tentative de subversion de la présidentielle est écarté pour 2024. 

Du fait de son hétérogénéité territoriale et de la multitude des scrutins, ces élections de mi-mandat restent complexes à analyser, et riches en enseignements.

Un camouflet pour Donald Trump et l’extrême-droite « MAGA »

Le raté historique de la droite américaine est d’autant plus embarrassant que ses cadres et médias n’ont eu de cesse d’annoncer une vague rouge (couleur du Parti républicain) dans les jours et heures précédant l’élection.

Interrogé par un journaliste la veille du vote, Donald Trump avait déclaré : « je pense que l’on va assister à une vague rouge. Je pense qu’elle sera probablement plus grande que ce que tout le monde imagine. (…) Si on gagne, ça sera grâce à moi. Si on perd, ça ne sera pas de ma faute, mais on me désignera comme responsable ». Il a eu raison sur ce dernier point. 

La presse conservatrice a mis l’échec du GOP (surnom du Parti républicain) sur le dos de l’ancien Président. Reconnaître le caractère politiquement toxique de la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême ou critiquer la stratégie électorale de Kevin McCarthy et Mitch McConnell (leader républicain au Sénat) impliquerait d’admettre l’extrême impopularité de l’agenda conservateur. McConnell avait assumé de ne pas présenter de programme, convaincu du fait que la colère des Américains face à l’inflation suffirait. À l’inverse, McCarthy avait indiqué vouloir utiliser sa majorité à la Chambre pour forcer Joe Biden à choisir entre des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale ou un défaut sur la dette américaine. Puisqu’il n’était pas question de remettre en cause l’idéologie du Parti, la responsabilité de cet échec a été attribuée à la mauvaise qualité des candidats imposés par Trump. Sélectionnés pour leur dévouement à sa cause (la négation du résultat des élections de 2020), ils brillaient par leur extrémisme et leur inexpérience. Ils ont été spectaculairement battus dans tous les scrutins clés, lorsqu’ils n’ont pas échoué à conserver des sièges réputés imperdables.

La soirée électorale commençait pourtant bien pour Donald Trump. En Floride, le gouverneur d’extrême-droite Ron DeSantis est réélu avec 20 points d’écart, le sénateur conservateur Marco Rubio avec 16 points, malgré les lourds investissements démocrates dans ces scrutins. Ces derniers perdent deux sièges à la Chambre et reculent dans tous les comtés de cet ancien « swing state » repeint en nouveau bastion républicain. Dans l’État de New York, les démocrates apparaissent immédiatement en difficulté. Ils perdront un record de 5 sièges à la Chambre, coûtant la majorité aux Démocrates. La vague rouge semble alors se matérialiser, prête à tout emporter sur son passage. Avant que le dépouillement du New Hampshire vienne semer le doute. La sénatrice démocrate sortante, une centriste vendue aux intérêts financiers, écrase le candidat d’extrême-droite imposé par Donald Trump face à elle. Au fil des dépouillements, cette dynamique va se répéter à travers tout le pays, ou presque : la grande majorité des candidats proches de Donald Trump ont été battus.

Les bons résultats républicains – en Floride et dans l’État de New York, notamment – ne sont pas à proprement parler des « victoires » pour Donald Trump. À New York, les candidats républicains victorieux appartiennent à l’aile modérée du parti, l’un d’entre eux déclarant peu de temps après son élection qu’il était temps de tourner la page Trump. Quant à la Floride, le triomphe évident est d’abord celui du gouverneur Ron DeSantis, pressenti comme le principal adversaire de Trump pour obtenir la nomination du Parti en 2024.

Une primaire opposant les deux hommes pourrait fracturer le camp républicain. La base électorale reste – pour le moment – acquise à Trump. Mais l’establisment et son écosystème médiatique sont de plus en plus ouvertement hostiles à l’ancien président. L’annonce précipitée de sa candidature est un premier signe de faiblesse. Elle s’explique avant tout par sa volonté de reprendre la main et de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires républicains. Mais c’est également le produit de son mauvais calcul : il avait annoncé l’imminence de sa candidature en pensant pouvoir se déclarer après des élections de mi-mandats triomphales. Sauf à reconnaître son échec, il lui était difficile de faire machine arrière en repartant la queue entre les jambes.

De même, la courte majorité républicaine à la Chambre des représentants repose autant sur la réélection sur le fil de candidats ultra-tumpistes comme Lauren Boebert que sur celle des modérés ayant ravi des sièges aux démocrates dans l’État de New York. Faire tenir cette coalition sans affaiblir le parti va s’avérer délicat. 

À l’inverse, la performance historique des Démocrates renforce leur coalition et offre une seconde jeunesse à Joe Biden, qui voit son action validée par ce « succès » électoral. Il doit beaucoup à son aile gauche, qui l’a poussé à gouverner de manière plus populaire, a fait activement campagne et vient de remporter de nombreux scrutins déterminants.

Porté par son aile gauche, le Parti démocrate obtient des résultats inespérés

Les progressistes ont enchaîné des succès électoraux à travers tout le pays. Les huit membres emblématiques du « squad » associés à la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez ont été réélus. Ils peuvent en outre se féliciter de la réélection de Keith Ellison, le procureur général du Minnesota. Ce proche de Bernie Sanders avait fait parler de lui en obtenant la condamnation du policier ayant tué Georges Floyd. Connu pour son acharnement contre la corruption et le crime en col blanc, il faisait face à un candidat soutenu par les intérêts financiers locaux et les puissants syndicats de police. Sa victoire sur le fil permet de contrer le discours sur la toxicité politique du soutien au mouvement Black Lives Matter. 

À cette réussite au fort potentiel symbolique s’ajoutent de nombreux succès dans les référendums locaux : le Massachusetts a voté une taxe exceptionnelle sur les très hauts revenus ; le Michigan, le Vermont et la Californie vont constitutionnaliser le droit à l’avortement ; une loi visant à renforcer le pouvoir des syndicats a largement été adoptée en Illinois ; le cannabis sera légalisé dans le Maryland et le Missouri. Preuve que les idées progressistes sont populaires, y compris dans les États républicains, le Nebraska a voté pour le doublement du salaire minimum (à 15 dollars), le Kentucky a voté contre un référendum antiavortement et le Dakota du Sud a choisi d’étendre la couverture santé gratuite Medicaid, un programme fédéral réservé aux bas revenus. Autant de référendums qui ont contribué à la mobilisation des électeurs démocrates et viennent valider la ligne politique et stratégique de la gauche américaine.

Les démocrates centristes ne peuvent pas se targuer d’un tel bilan. Tous les sièges de sortants perdus par les démocrates sont le fait de néolibéraux ou « modérés ». En Iowa et en Virginie, deux élues s’étant opposées à la proposition de loi visant à interdire aux parlementaires d’investir en bourse, du fait des potentiels délits d’initiés, ont été battues. Leurs adversaires avaient fait campagne sur cette question. Dans l’État de New York, l’obsession des dirigeants démocrates locaux contre l’aile gauche du parti a provoqué les conditions structurelles d’une défaite, en plus de la campagne désastreuse de la gouverneure, qui sauve le siège de justesse dans ce bastion démocrate. Le directeur de la campagne nationale démocrate et cadre du parti, Sean Patrick Maloney, est lui-même battu dans sa circonscription de New York City.

La direction du Parti démocrate a également pris des décisions tactiques désastreuses. En refusant de soutenir le progressiste Jamie McLeod-Skinner en Oregon (5e district), elle perd ce siège de seulement deux points. McLeod-Skinner avait battu le candidat démocrate sortant Kurt Schrader lors des primaires. Il appartenait au « gang des 9 » qui avait torpillé l’agenda social de Biden en 2021, mais avait tout de même été soutenu par la direction du parti. Autrement dit, l’aile droite démocrate rend des candidats inéligibles en s’opposant à l’agenda politique de Biden, puis abandonne les progressistes élus par la base électorale pour les remplacer. L’inventaire des ratés similaires contraste avec le récit officiel de l’habileté des cadres du Parti à aborder ces élections de mi-mandat. 

Si les démocrates ont su capitaliser sur le fait marquant de cette campagne – la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême – , la stratégie gagnante demeure celle mise en œuvre par les progressistes. Celle d’un discours axé sur les problématiques économiques et sociales, ancré dans une rhétorique de lutte des classes et une critique des multinationales.

Droit à l’avortement, inflation, sauvegarde de la démocratie, vote de la jeunesse : les clés du scrutin

À quelques jours des élections de mi-mandat, le Parti démocrate semblait divisé entre deux stratégies. La première, portée par les cadres et la majorité néolibérale, consistait à repeindre les Républicains en extrémistes et faire du scrutin une forme de référendum contre le trumpisme. Cette stratégie plaçait la protection du droit à l’avortement au cœur du discours démocrate. La détérioration brutale des sondages et les enquêtes d’opinions plaçant l’inflation en tête des préoccupations des Américains, très loin devant le droit à l’avortement et l’avenir de la démocratie, avaient provoqué un vent de panique. La presse proche du Parti démocrate attribua l’imminente défaite à cette mauvaise lecture de l’électorat. La gauche démocrate insistait également sur l’importance de faire campagne sur l’économie et le social tout en dénonçant le programme de coupes budgétaires porté par les Républicains. Dans les deux dernières semaines, la direction du Parti démocrate a pivoté dans ce sens, sans renoncer à sa stratégie initiale pour autant.

Les résultats semblent lui donner raison. Les enquêtes réalisées en sortie des urnes et sur des échantillons bien plus vastes que les sondages électoraux montrent que la question du droit à l’avortement figurait parmi les priorités des électeurs, aux côtés de l’inflation et de la hausse de la criminalité. Elle a certainement permis aux démocrates de mobiliser leur base, en particularité dans des États où ce droit est menacé. Les Démocrates triomphent ainsi dans le Michigan et la Pennsylvanie, tout en réalisant des contre-performances à New York et en Californie, où l’avortement est bien protégé et la hausse de la criminalité plus marquée. 

Traditionnellement, les électeurs se déclarant indépendants votent avec l’opposition par une marge de 10 à 20 points lors des midterms. Cette fois, ils ont préféré le parti du Président de 1 point (49-48). L’idée selon laquelle les élections se sont jouées au centre, et que l’extrémisme des républicains a antagonisé les indépendants, s’est naturellement imposée comme la clé de lecture du scrutin.

Mais elle n’explique pas la débâcle des Démocrates en Floride ni leurs bons résultats dans les comtés ruraux du Midwest. L’économie a également joué un rôle important. Or, les enquêtes en sortie des urnes montrent que l’opinion est divisée 50-50 sur la question de la responsabilité de Biden dans la hausse des prix. Ce qui témoigne de l’échec du Parti républicain et de la machine médiatique conservatrice à imprimer l’idée que les politiques sociales de Biden avaient provoqué l’inflation. Les Démocrates sont parvenus à contrer ce discours en pointant du doigt la responsabilité accablante des grandes entreprises et en comparant leur bilan économique à celui de l’opposition. Entre un pari républicain qui ne proposait aucune solution et les avancées modestes réalisées par Joe Biden, les électeurs ont souvent favorisé la seconde option.

Les Démocrates ont pu s’appuyer sur sa politique de hausse salariale, de baisse des prix des médicaments, d’investissement dans la transition énergétique et de hausse de l’imposition sur les multinationales. Le protectionnisme visant à réindustrialiser l’ancien cœur industriel du Midwest (la « Rustbelt ») a pu également jouer un rôle marginal dans les excellents résultats obtenus par les démocrates dans cette région. De même, la politique résolument pro-syndicale de Joe Biden, une première depuis Carter pour un président américain, a permis de fédérer les syndicats ouvriers derrière les candidats démocrates. Un élément qui semble avoir été déterminant en Pennsylvanie, dans le Nevada, l’Ohio et le Michigan. 

Enfin, les 18-29 ans se sont fortement mobilisés et ont plébiscité les démocrates, également majoritaires auprès des 30-44 ans. Là aussi, les politiques de Joe Biden semblent avoir joué un rôle, que ce soit son annulation partielle de la dette étudiante ou sa volonté de dépénaliser progressivement l’usage de cannabis.

Des implications importantes pour le futur

Contrôler le Sénat va permettre aux Démocrates de poursuivre les nominations de juges fédéraux, un élément essentiel pour contrer la dérive conservatrice du pouvoir judiciaire. Cela va également offrir de multiples opportunités de placer les Républicains de la Chambre face à leurs contradictions. 

Ces derniers vont disposer d’un pouvoir de véto législatif, d’un levier de négociation pour le vote du budget, et de la capacité de lancer des procédures de destitution et des commissions d’enquête parlementaires. Mais leur courte majorité rend leur situation aussi complexe que précaire. 

À l’échelle locale enfin, il sera intéressant d’observer les dynamiques dans l’État de New York, où Alexandria Ocasio-Cortez réclame la tête du président de l’antenne démocrate. La Floride étant perdue pour 2024, Joe Biden n’a plus à craindre de froisser la diaspora cubaine en levant le blocus de Cuba.

Sur le moyen terme, l’attention va désormais se tourner vers la présidentielle de 2024. Côté démocrate, Joe Biden dispose d’un solide argument pour justifier une nouvelle candidature. L’aile gauche démocrate sort également renforcée de ce cycle électoral, tant sur le plan du nombre de sièges obtenus que du point de vue purement idéologique et stratégique.

Au sein du Parti républicain, Trump tente de manœuvrer pour éteindre l’incendie et se placer en vue de 2024. S’il reste la figure dominante du parti, sa position s’est considérablement affaiblie. Tout comme celle de ce qu’il portait : une extrême droite dénuée du moindre égard pour les institutions démocratiques et persuadée de sa capacité à tordre la réalité à son avantage. Les résultats de ces midterms prouvent, au contraire, que les faits sont têtus. 

Annulation de la dette étudiante aux États-Unis : la fin d’un totem néolibéral

Un manifestant d’Occupy Wall Street demandant l’annulation des dettes étudiantes en 2011. © hardtopeel

En annulant quelque 300 milliards de dollars de dette étudiante contractée par 43 millions d’Américains, Joe Biden n’a pas uniquement tenu une promesse de campagne concédée à la gauche américaine ni pris une décision électoralement habile à deux mois des élections de mi-mandat. Il a surtout fait tomber un totem néolibéral et conservateur : celui de l’absolue nécessité de payer ses dettes. La droite américaine a réagi avec autant d’hystérie et de colère que de nombreux anciens conseillers d’Obama. Preuve que ce qui se joue dépasse largement la question de la dette étudiante.

D’un trait de plume, Joe Biden vient d’annuler 10 000 dollars de dette étudiante pour tous les Américains gagnant moins de 125 000 dollars par an. Ceux qui avaient contracté leurs prêts en tant qu’étudiants boursiers voient le montant de l’annulation porté à 20 000 dollars. Au total, près de 45 millions d’Américains sont directement concernés par cette mesure, dont le coût est estimé à 300 milliards de dollars. Il sera supporté par le gouvernement fédéral, qui détient plus ou moins directement les créances concernées. Pour l’État américain, il s’agit essentiellement d’un jeu d’écritures comptables entre la FED et le Trésor. Mais pour les bénéficiaires, cette décision offre une bouffée d’oxygène inespérée.

En 2022, 47 millions d’Américains doivent rembourser une dette étudiante s’élevant à 1700 milliards de dollars. Soit 37 000 dollars par personne et en moyenne, pour des mensualités de l’ordre de 400 dollars. Ces chiffres masquent une réalité plus dramatique. 40 % des emprunteurs ont abandonné leurs études en cours de route, souvent du fait des contraintes financières. Ils font face à une double peine : une dette élevée, et pas de diplômes pour obtenir un emploi qualifié susceptible de les aider à rembourser leurs créances. Or, du fait des taux différés souvent importants, même les diplômés payent parfois les intérêts de leurs prêts pendant des années sans parvenir à réduire le principal. Un tiers des emprunts ne sont ainsi jamais remboursés, selon les chiffres du ministère de l’Éducation.

Les dettes étudiantes limitent la capacité des débiteurs à obtenir d’autres crédits (immobiliers, automobiles) et freinent leur entrée dans la vie active. Comme le reconnaît le New York Times, ces dettes « retardent les mariages, repoussent l’arrivée des premiers enfants et empêchent les diplômés endettés d’accéder au niveau de vie de la classe moyenne ». Loin de permettre un nivellement par le haut, l’éducation supérieure devient un facteur d’aggravation des inégalités. Les personnes issues de familles à faibles revenus s’endettent plus fortement, ce qui accroît drastiquement le coût de leurs études, comparé aux étudiants issus des classes supérieures dont les parents financent les études.

Pour ce cadre républicain, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ». Sur cet aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Ainsi, la dette étudiante moyenne des Afro-Américains atteignait 52 000 dollars en 2020, près du double des étudiants blancs. Douze ans après être sortis de l’université, ils devaient encore rembourser 112 % du montant initial en moyenne. Parmi les personnes endettées, on trouve de nombreux étudiants victimes des pratiques prédatrices d’universités privées de faible qualité et d’organismes de crédits rapaces, qui opèrent comme intermédiaires entre le gouvernement fédéral et les potentiels emprunteurs. 

En réponse à cette crise profonde, l’aile gauche démocrate exigeait l’annulation de toutes les dettes étudiantes. Fidèle à lui-même, Joe Biden a concédé le minimum. Ce qui est loin d’être insignifiant : un emprunteur sur trois va voir la totalité de sa dette étudiante effacée, et un sur deux l’aura réduite de moitié ou mieux. Parce que les dettes les plus faibles sont souvent celles des populations les plus défavorisées, qui n’ont pas fait de longues études prestigieuses (médecine, droit) dans les grandes universités, elles sont les premières bénéficiaires de cette annulation partielle. Jusqu’à 90% du montant total de l’annulation sera perçu par des individus ayant un salaire inférieur au revenu moyen. Selon les estimations de la Maison-Blanche, 20 millions d’Américains vont voir la totalité de leur dette étudiante effacée.

Bien sûr, de nombreux emprunteurs vont continuer d’être écrasés par le poids des créances restantes. Et sans réforme structurelle de l’éducation supérieure, la génération suivante va progressivement se retrouver dans une situation similaire. Mais cette demi-mesure, appliquée par directive ministérielle, est suffisamment révolutionnaire pour provoquer une crise d’angoisse chez les néolibéraux et conservateurs américains.

Néolibéraux et conservateurs paniquent 

Côté républicain, l’hostilité n’a rien de surprenant. Mitch McConnell, le leader de l’opposition au Sénat, a dénoncé « un crachat à la figure des familles américaines qui ont économisé durement pour payer leurs études, ceux qui ont remboursé leurs prêts, décidé de ne pas faire d’études supérieures ou de s’engager dans l’armée pour financer leurs diplômes ». Pour lui, il s’agit « d’une décision injuste » qui « redistribue les richesses en prenant aux travailleurs pour donner aux élites » afin de « motiver la base électorale des démocrates ». En résumé, puisque l’annulation ne profite pas à tout le monde, elle n’aurait pas dû être décidée. Avec une telle logique, il faudrait supprimer l’école publique et les transports en commun…

En réalité, la décision de Biden est très populaire, y compris chez les électeurs républicains qui n’ont pas ou plus de prêts étudiants, mais voient leurs enfants ou petits-enfants plier sous le poids des dettes. Les enquêtes d’opinion et reportages sur le terrain ne laissent guère de place au doute. Ce qui n’a pas empêché les médias conservateurs de tirer à boulets rouges sur cette décision. Sean Hannity, le présentateur vedette de FoxNews, a dénoncé « un plan de sauvetage pour les riches, pour qu’ils puissent envoyer leurs enfants à l’université » avant de se contredire bizarrement en déclarant « soyons honnêtes, qui va profiter de ce plan ? Les classes moyennes ! Quand on y réfléchit, les gens qui sortent tout juste de l’université ne gagnent pas beaucoup d’argent, ceux qui travaillent pour mon émission par exemple, ils ne gagnent pas 125 000 dollars par an, ils seront éligibles à ce plan ». Une perspective qui lui fait visiblement perdre ses moyens.

La droite trumpiste montre ainsi ses vraies couleurs. Loin de défendre « le peuple » et la classe ouvrière, elle s’oppose aux politiques redistributrices. L’élue trumpiste et pro-QAnon Marjorie Taylor Greene a ainsi qualifié cette annulation partielle de « profondément injuste ». La Maison-Blanche a contre-attaqué, en rappelant que dans le cadre des politiques Covid, sa PME avait souscrit un prêt de 183 504 dollars auprès de l’État, qui avait été effacé par le gouvernement fédéral. De manière presque caricaturale, la droite démontre qu’elle est favorable à l’annulation des dettes lorsqu’il s’agit de secourir les banques et les entreprises, et y est opposée lorsqu’il s’agit de venir en aide aux travailleurs américains. 

La réponse du Parti républicain est également électoraliste. Comme l’a reconnu le sénateur trumpiste Ted Cruz dans un podcast, « il y a un risque réel que l’annulation de la dette étudiante augmente la participation des électeurs démocrates aux midterms ». D’où ce tir de barrage à destination de l’opinion.

La seconde préoccupation de la droite est illustrée par la tentation de recourir à la voie judiciaire pour contester la directive de Biden devant la Cour suprême. Pour l’un des principaux cadres républicains qui organisent cet effort désespéré, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ».

Sur ce second aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Le journal de centre-gauche avait mené une véritable campagne contre la proposition d’annulation de la dette étudiante, publiant de nombreuses tribunes hostiles et un éditorial aux arguments particulièrement surprenants. En substance, le Times déplorait l’extrême gravité de la situation, mais refusait l’idée d’une solution impliquant l’annulation de la dette. Comme chez les conservateurs, il soulignait le côté « injuste » et le risque d’établir un dangereux précédent.

De nombreux anciens cadres de l’administration Obama sont également montés au créneau. Larry Summers, l’architecte du sauvetage bancaire et du plan de relance d’Obama, a vigoureusement dénoncé une politique inflationniste et « déraisonnablement généreuse » qui se substituerait à des aides ciblées pour faciliter l’accès à l’éducation supérieure. Comme si les deux politiques étaient mutuellement exclusives et que la réforme de l’éducation supérieure proposée par Biden ne venait pas d’être torpillée au Sénat… L’autre économiste en chef des années Obama, Jason Furman, a publié de multiples tribunes dans les journaux plus ou moins proches du parti démocrate pour s’opposer à cette décision « inconsidérée », « qui jette de l’huile sur le feu de l’inflation ». À peine la décision de Biden rendue publique, il a vidé son sac sur Twitter :

Parmi ses inquiétudes, on retrouve de nouveau le risque d’établir un précédent dangereux. Melissa Kearny, économiste au Brookings Institute, un cercle de réflexion proche du parti démocrate, a qualifié l’annulation partielle de « décision incroyablement mauvaise » et s’est publiquement demandé si les économistes de l’administration Biden n’allaient pas mourir de honte après avoir laissé faire une telle infamie. Ben Ritz, le directeur du cercle de réflexion Progressive Policy Institue, a demandé à ce que tous les conseillers de Biden qui ont travaillé sur ce décret soient limogés après les élections de mi-mandat. À chaque fois, les arguments de fond qui accompagnent ces réactions épidermiques rejoignent peu ou prou ceux du Parti républicain.

Une première cause de cette hostilité inédite vient du fait que cette politique contredit et ridiculise l’action de ces mêmes économistes au sein de l’administration Obama. Face à la crise des subprimes, Summers et Furman avaient mis en place un plan extrêmement complexe et ciblé dans le but d’éviter les expulsions de détenteurs de crédits immobiliers. Le mécanisme avait pour principale fonction de sauver les banques, comme l’avait admis le ministre des Finances d’Obama Timothy Geithner, qui comparait le plan à « de la mousse pour la piste d’atterrissage ». Dans son image, la mousse était constituée des dix millions de familles américaines qui allaient se retrouver à la rue pour amortir l’atterrissage du Boeing 777 censé représenter les banques privées.

En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine

L’obsession des conseillers d’Obama pour éviter que des emprunteurs indisciplinés ou des gens trop fortunés bénéficient de l’aide d’État pour éponger les crédits immobiliers avait provoqué un échec retentissant du plan. À peine un million de familles ont perçu l’aide à temps, alors que l’administration Obama n’a réussi à dépenser que 3 % du budget autorisé par le Congrès pour éviter une vague d’évictions.

Les mêmes obsessions se retrouvent au cœur du discours des opposants démocrates à l’annulation partielle décrétée par Biden : elle risquerait de profiter à des Américains non méritants ou trop aisés, ne ciblerait pas assez efficacement ceux qui ont le plus besoin d’aide et découragerait les futurs emprunteurs de payer leurs dettes. Pour Elizabeth Popp Berman, chercheuse à l’Université du Michigan, l’annulation partielle représente une profonde rupture avec le modèle économique dominant et une remise en cause du système de pensée des cercles de conseillers et experts en politiques publiques de Washington.

Leur logiciel idéologique est remis en cause par l’approche de Biden : une annulation quasi universelle, sans condition, et, ultime affront, financée par l’endettement public. En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine, qui ringardise superbement l’approche suivie par Obama et ses conseillers face à la crise des subprimes

Une victoire idéologique majeure pour l’aile gauche américaine

La première personnalité politique à avoir porté l’annulation de la dette étudiante sans passer par le Congrès n’est pas Bernie Sanders, mais Jill Stein, candidate indépendante du Green Party (écologiste, situé à la gauche du parti démocrate) lors de la présidentielle de 2016. À cette époque, même des comédiens marqués à gauche tels que John Oliver, avaient tourné la proposition en ridicule : « c’est comme si elle proposait de rendre les États-Unis indépendants énergétiquement en ordonnant au service postal national d’envahir le Canada. Non Jill, c’est une très mauvaise idée, irréaliste, et il semblerait que tu n’y comprennes rien ». Signe du chemin parcouru en six ans, c’est une mesure que Joe Biden vient de faire sienne. 

Il remplit ainsi sa promesse de campagne, formulée en réponse aux programmes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders au cours des primaires de 2020. La première souhaitait faire annuler 50 000 dollars de dette étudiante détenue par chaque débiteur gagnant moins de 100 000 dollars par an, pour un coût total de 640 milliards. Le second avait proposé, en accord avec sa philosophie socialiste, une annulation universelle, sans condition et totale de la dette étudiante. Depuis qu’il est à la Maison-Blanche, Biden faisait l’objet de multiples pressions de la part de militants et d’élus progressistes pour le contraindre à tenir son engagement.

L’annulation de la dette étudiante est rapidement devenue un cheval de bataille de la gauche américaine, pour au moins deux raisons. Politiquement, il s’agit d’une des rares réformes ambitieuses applicables sans passer par le Congrès. Depuis le Higher education act de1965, l’exécutif est autorisé à effacer les dettes étudiantes détenues par l’État fédéral sous la clause de compromise and settlement. Cette disposition a été invoquée par Trump puis Biden pour suspendre les mensualités des prêts étudiants depuis le début de la crise Covid, l’État fédéral détenant l’essentiel des créances étudiantes. Pour les annuler, une simple directive du ministère de l’Éducation suffit. Elles sont ensuite retirées du bilan financier du gouvernement sans nécessiter de nouvelles dépenses ou sources de financement. 

Deuxièmement, l’annulation constitue une politique publique qui cible en priorité l’électorat clé de la gauche américaine : la jeunesse diplômée et défavorisée. Les bénéfices attendus dépassent les simples emprunteurs. Leurs familles profitent plus ou moins directement de l’effacement de leur dette, tandis qu’une étude économique a estimé l’apport de l’annulation totale de la dette étudiante à 1000 milliards de dollars de PIB supplémentaire et 0,3 point de chômage en moins. Enfin, cette politique s’inscrit dans une approche fondamentalement différente de l’éducation supérieure, considérée non plus comme un investissement laissé au choix des individus, mais comme un droit inaliénable et un bien commun et qui, à ce titre, doit être fournie gratuitement. C’est pourquoi cette proposition s’inscrit dans un programme plus vaste visant à rétablir la gratuité de l’éducation supérieure, arbitrairement décrétée comme payante là où le primaire et secondaire sont accessibles gratuitement à tous les enfants américains.

En obtenant cette annulation, la gauche remporte une importante victoire idéologique. D’habitude, les annulations de dettes sans contrepartie sont accordées aux banques, assurances, organismes financiers et entreprises. Pas aux classes moyennes et populaires. 

Ce succès résulte de la mobilisation des militants et des élus progressistes, qui ont acquis à leur cause de nombreux cadres plus modérés du parti. En particulier, le sénateur de New York, Chuck Schumer, président de la majorité démocrate au Sénat, a défendu l’idée d’une large annulation de la dette. Ce revirement s’explique certainement par la menace d’une primaire que faisait peser sur lui l’élue de gauche radicale Alexandria Ocasio-Cortez, elle aussi fortement mobilisée en faveur d’une annulation totale de la dette étudiante. 

Les circonstances politiques ont également aidé. Depuis la crise du Covid, le gouvernement fédéral a largement recouru à la création monétaire pour financer ses politiques de soutien aux entreprises et à la population. Dès 2020 et sous Donald Trump, un moratoire a été instauré sur le remboursement des prêts étudiants, toujours sur pression de la gauche américaine. Ce moratoire a coûté la bagatelle de 130 milliards de dollars au Trésor américain en deux ans et demi (sous la forme d’intérêts non perçus) et effectivement effacé quelque 5000 dollars de dette pour la majorité des détenteurs de prêts étudiants. Annuler purement et simplement une large part de la dette restante représentait l’étape logique suivante. 

Aux origines du mal

Du reste, les 1700 milliards de dettes étudiantes ne tombent pas du ciel. Ils découlent d’un choix prenant racine dans les années 1960. Face à l’agitation politique qui dominait alors les campus américains et structurait la résistance à la guerre du Viet Nam, les élites conservatrices avaient tiré la sonnette d’alarme. Le directeur du FBI Edgard Hoover et le patron de la CIA John McCone décrivaient le campus de Berkley (Californie) comme étant « sous influence communiste » – situation qui « nécessitait une action corrective ».

Avec l’élection de l’acteur de série B Ronald Reagan au poste de gouverneur de Californie, la droite conservatrice avait pu commencer à restreindre les budgets des universités publiques. Roger Freeman, son conseiller à l’éducation, déclarait : « nous faisons face au risque de produire un prolétariat instruit, ce serait de la dynamite ! On doit être sélectif !». Couper les subventions publiques et transférer le coût des études sur les étudiants, incités à s’endetter pour payer leurs frais d’inscriptions, devait permettre de placer une barrière à l’entrée des études supérieures. Il s’agissait d’une petite révolution : jusqu’ici, les politiques publiques visaient à éduquer un maximum de citoyens, gratuitement. 

Les frais d’inscriptions en Université ont ainsi augmenté progressivement depuis le début des années 1970, sous l’effet des baisses des subventions, de la privatisation accrue et de la mise en concurrence des universités. À ce titre, la crise des subprimes a provoqué une accélération spectaculaire du coût des études. Les États étant responsables du budget des universités, les politiques austéritaires mises en place après la crise de 2008 ont asséché les caisses des pouvoirs publics locaux et incité à des coupes drastiques dans l’éducation supérieure. Une aubaine pour l’armée américaine, qui recrute les jeunes issus de milieux défavorisés contre l’engagement de payer leurs études universitaires à la fin du service militaire. 

L’annulation partielle de la dette étudiante décrétée par Joe Biden est le premier effort sérieux pour inverser la tendance initiée à la fin des années 1960. Bien qu’insuffisante, elle constitue une victoire significative de la gauche américaine, susceptible d’affaiblir le carcan néolibéral qui domine Washington. 

La grande loi climat de Joe Biden va-t-elle nous sauver ?

Joe Biden © Shoshanna Halevy

Que penser d’une loi sur le climat saluée aussi bien par Shell et ExxonMobil que les ONG et une partie des militants écologistes ? Côté pile, le « plan climat » comporte d’importants investissements publics dans le domaine du renouvelable, financés par des taxes sur les profits des entreprises – qui, pour une fois, paieront. Côté face, il refuse toute logique coercitive face aux pétroliers, et demeure dans une logique d’incitation. Pire : d’importantes concessions ont été faites aux lobbies du pétrole, du gaz et du charbon. Loi « historique » en faveur des énergies renouvelable ou cadeau offert aux pollueurs ? Ces deux versants ne sont pas contradictoires.

Les démocrates viennent d’adopter un texte majeur sur le climat, fruit d’un compromis inespéré entre l’aile droite du parti et la Maison-Blanche. Présenté comme un effort pour réduire l’inflation et le déficit public, l’« Inflation Reduction Act » ou « IRA » n’est pas seulement un clin d’œil douteux aux origines irlandaises de Joe Biden, mais un texte aux composantes multiples. Les 370 milliards de dollars d’investissement en faveur de la transition écologique sont financés par trois grandes dispositions : l’instauration d’un impôt-plancher de 15% sur les multinationales, la lutte contre l’évasion fiscale et une réforme sur le prix des médicaments. Pour un total de 740 milliards d’économies et de revenus supplémentaires, qui seront prélevés directement sur les profits des multinationales, des grands groupes pharmaceutiques et des Américains les plus aisés. La presse a logiquement salué une victoire significative de Joe Biden, susceptible de lui redonner l’ascendant aux abords des élections de mi-mandat.

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© Karsten Würth, Unsplash

Historiquement, le président en exercice perd systématiquement cette échéance électorale déterminante. De plus, la conjoncture économique, sur fond d’inflation galopante et de risque de ralentissement provoqué par la hausse des taux d’intérêt de la FED, est défavorable au Parti démocrate, qui est également structurellement handicapé par la nature des institutions américaines. Joe Biden semble pratiquement assuré de perdre sa majorité parlementaire en novembre, et avec elle, sa capacité à légiférer.

Les différentes dispositions prises par le Parti républicain (découpage partisan des circonscriptions électorales, loi visant à restreindre l’accès au vote des minorités pro-démocrates), la nature des institutions et la direction vers laquelle tend la Cour suprême rendent très improbable le fait que le Parti démocrate se retrouve de nouveau dans une configuration où il dispose de la Maison-Blanche et d’une majorité au Congrès. En clair, il s’agissait probablement de la dernière opportunité de légiférer sur le climat avant de nombreuses années.

Ceci explique le sentiment d’urgence et l’enthousiasme relatif du camp progressiste à l’annonce du deal arraché par la direction du Parti démocrate à son aile la plus conservatrice. Mais à y regarder de plus près, le texte reste insuffisant et potentiellement dangereux. Les plus critiques y voient même une manifestation chimiquement pure de l’incapacité du système capitaliste à agir de manière décisive face à l’urgence climatique.

Pour une fois, le capital passe à la caisse

La principale différence avec les autres « succès » législatifs de Biden vient du fait que ce texte est directement financé par les plus riches des Américains et les multinationales L’instauration d’un prélèvement à la source doit contraindre les entreprises américaines dégageant un profit (avant impôt) supérieur à 1 milliard de dollars à payer 15 % de taxes sur ce montant, quel que soit le pays où sont enregistrés les profits. Le Congressional Budget Office (CBO) estime que cette seule taxe va rapporter 313 milliards de dollars sur 10 ans.

Vient ensuite le renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale via une hausse drastique du budget de l’IRS, le fisc américain, censé générer un gain de quelques 280 milliards de dollars en dissuadant les très hauts revenus et les entreprises de tricher sur leur déclaration fiscale. Le parti républicain, qui avait volontairement sapé le budget de l’IRS, est vent debout contre cette mesure.

Enfin, le texte prévoit d’autoriser le régime d’assurance maladie publique Medicare (réservé aux Américains de 65 ans et plus) à négocier directement le prix d’une quinzaine de médicaments. Aussi surprenant que cela puisse paraître, aux États-Unis, les groupes pharmaceutiques sont en mesure d’imposer leurs prix aux compagnies d’assurances. Autoriser Medicare, de très loin le plus gros acheteur  de médicaments, à négocier directement les prix, devrait générer près de 288 milliards d’économies sur dix ans. Autant de profits en moins pour big pharma, qui considère cette mesure comme une véritable déclaration de guerre.

Tous ces économies et revenus supplémentaires doivent permettre de réduire le déficit, de prolonger les subventions à l’Obamacare jusqu’en 2025 (évitant une hausse des tarifs de l’assurance maladie juste avant les élections de mi-mandat) et de financer le grand plan climat.

Dispositions encourageantes et concessions inquiétantes

Les investissements s’élèvent à 370 milliards de dollars sur dix ans, quatre fois plus que les montants inclus par Barack Obama en 2009 au sein de son plan de relance de l’économie. Cependant, on reste loin du Green New Deal souhaité par l’aile gauche démocrate et le Roosevelt Institute (plaidant pour un investissement à hauteur de… 10.000 milliards de dollars), ni du projet initialement négocié par Joe Biden (1500 milliards).

Les grands contours de son plan climat avaient été dessinés par son conseiller économique Brian Deese, ancien responsable de la branche investissement durable de Blackrock. Il consistait en un savant dosage entre incitations financières pour le secteur privé (la carotte), obligations et pénalités pour les pollueurs (le bâton), et investissements publics réclamés par la gauche démocrate et les militants écologistes. Il prévoyait en particulier de financer le secteur des transports en commun, la rénovation thermique des bâtiments, et envisageait la création d’un civilian corp sur le modèle de celui mis en place dans le cadre du New Deal par Roosevelt – censé servir d’embryon de garantie à l’emploi pour effectuer des travaux en lien avec la préservation et la restauration de l’environnement. Cette ambitieuse feuille de route a été passée à la moulinette par le sénateur démocrate Joe Manchin, dont le soutien était indispensable à l’adoption du plan. Seuls les incitations financières et quelques modestes programmes d’investissements publics ont survécu.

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© Matt Palmer, Unsplash

Le cœur du projet adopté repose ainsi sur des crédits d’impôt et subventions destinés à accélérer la transition énergétique. En particulier, il débloque 260 milliards pour le développement des énergies renouvelables. Ce montant inclut le prolongement des subventions existantes pour les producteurs d’électricité ENR (solaire, éolien, hydraulique…) mais également de nouvelles aides pour le nucléaire, l’hydrogène et la technologie CCS (capture et stockage de CO2). Surtout, des aides publiques sont mises en place pour favoriser la production des composants nécessaires à la transition énergétique (matières premières, éléments pour batteries, pompes à chaleur, etc.) afin de garantir l’indépendance des États-Unis et favoriser l’émergence d’un écosystème industriel de l’énergie verte. 9 milliards sont également prévus pour inciter les particuliers à installer des pompes à chaleur et procéder à l’isolation thermique de leur logement, pour un rabais pouvant aller jusqu’à 8000 dollars par foyer éligible.

Suivant la même logique, le plan débloque plus de 80 milliards pour le développement de la voiture électrique, dont des subventions pour aider les constructeurs à modifier leurs chaînes de production et des primes à l’achat de véhicules électriques (7500 dollars pour les véhicules neufs, 4500 pour les véhicules d’occasion). Les ménages gagnant moins de 150.000 dollars par adulte et par an y sont éligibles – soit 95% des Américains. Là encore, le but est de favoriser le développement de toute la filière, en subventionnant l’offre comme la demande.

La création d’une banque publique d’investissement durable (dotée d’un budget de 27 milliards) doit encourager les investissements privés en produisant un effet de levier censé atteindre jusqu’à dix fois le montant des investissements publics. 30 autres milliards sont alloués à la décarbonation de l’agriculture et l’aide à la préservation de l’environnement et des espaces sauvages.

Enfin, un volet « justice climatique » dirige une part importante des investissements vers les populations les plus exposées. 7 milliards de dollars sont prévus pour décarboner les transports en commun des quartiers défavorisés, et permettre d’électrifier la gigantesque flotte d’estafettes du service postal national USPS.  

Pour obtenir le soutien de Joe Manchin, principal opposant au plan climat de Joe Biden au sein de la courte majorité démocrate, le parti a dû faire de lourdes concessions. Les industriels du pétrole, du gaz et du charbon recevront des fonds pour boucher les puits et mines abandonnées et émettant des quantités importantes de méthane – gaz à effet de serre 20 fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Les pénalités prévues en cas de fuite de méthane sont calibrées pour toucher d’abord les entreprises de petite et moyenne taille, les multinationales affichant déjà des objectifs ambitieux dans ce domaine. Les subventions à l’hydrogène (qui peut être produit avec du méthane) et au développement de la technologie de capture de CO2 peuvent être interprétées comme une manière de prolonger la viabilité du gaz et du charbon. Surtout, le plan s’accompagne de deux concessions décisives faites à l’industrie pétrolière.

La première est contenue dans le texte voté au Congrès. Chaque année, avant de pouvoir autoriser de nouveaux projets ENR, l’État fédéral devra ouvrir des concessions d’exploitation à l’industrie pétrolière. Le texte force ainsi le gouvernement à mettre à la vente aux enchères 8000 km2 de terres fédérales et 240 000 km2 de concessions offshores, tous les ans. Rien ne garantit que les compagnies pétrolières participeront aux enchères ou réaliseront des projets sur ces terres. Ce qui n’empêche pas David Wallace-Wells, journaliste spécialiste de l’environnement au New York Times, de parler d’un mécanisme « diabolique »…

Deuxièmement, Joe Biden s’est engagé à approuver un second texte visant à modifier un ensemble de règles concernant l’autorisation des nouveaux projets industriels, dans le but de raccourcir les délais d’autorisation et de réduire la capacité des collectivités locales et ONG à s’opposer à leurs constructions. Si cela va aider les projets ENR, c’est également un cadeau effectué aux compagnies pétrolières. D’autant plus que Joe Manchin s’est également vu promettre l’approbation d’un pipeline très controversé traversant son État de la Virginie-Occidentale. Un pacte faustien destiné à obtenir les investissements dans la transition énergétique ?

Un pari risqué aux conséquences potentiellement catastrophiques

Un premier signe inquiétant vient de la réaction des entreprises pétrolières. Un lobbyiste confiait ainsi à Politico : « Si vous prenez en compte les avantages et les inconvénients, les avantages dépassent les inconvénients. Les étrennes que Manchin a insérées dans le texte, sur les concessions pour l’exploration pétrolière, c’est significatif ». Selon le Wall Street Journal, le directeur de Shell USA a « loué le plan et souligné le fait qu’il promettait d’ouvrir de nouvelles concessions à l’exploitation pétrolière ». Pour sa part, le patron d’ExxonMobil s’est dit « satisfait du fait que le texte reconnaisse la nécessité de faire intervenir un large éventail de solutions pour réussir la transition énergétique ». Bloomberg titrait ainsi « Le PDG d’Exxon adore ce que Manchin a fait pour les groupes pétroliers ». Plus mesuré, le porte-parole de British Petroleum a « applaudi les sénateurs pour ce plan climat historique » et loué le fait que ce texte recouvrait « un éventail complet de sources d’énergie propre ».

Toute l’industrie pétrolière ne se réjouit pas pour autant. À l’annonce du plan, L’American Petroleum Institue déclarait : « Bien qu’il y ait des dispositions intéressantes, nous sommes opposés aux politiques publiques qui augmentent les impôts et découragent les investissements dans le pétrole et le gaz américain ».

Du côté des ONG, les réactions sont également mitigées. Le Sunrise Mouvement a estimé qu’en dépit de ses nombreux défauts, ce texte était préférable à l’inaction. L’organisation 350.org, au contraire, a dénoncé « une arnaque » : « les concessions faites à l’industrie pétrolière et au sénateur Joe Manchin sont si importantes qu’elles effacent tous les gains potentiels en termes de lutte contre la crise climatique ». D’autres militants et experts du climat, cités par Jacobinmag, ont qualifié le plan de « dérangé », et ajouté qu’il constituait « une prise d’otage » et une « folie ». Pour Brett Hartl, directeur des relations gouvernementales au Center for Biological Diversity, il s’agit d’un « suicide climatique ». Le porte-parole de Greenpeace, John Noël, résume ainsi le sentiment du mouvement climat : « C’est une grosse somme d’argent pour la transition énergétique. On me dit que c’est nécessaire pour débloquer la situation sur ce front. Mais si cette réforme accélère le développement des énergies carbonées, ça sera un désastre pour le climat ». Comme le précisait David Wallace-Wells, le climat se moque des énergies renouvelables : seule la réduction des émissions compte. Or, il s’agit bien d’une stratégie de développement des renouvelables couplé à un texte favorable aux énergies fossiles.

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© Alexei Scutari, Unsplash

En somme, ce grand plan climat est un pari sur l’avenir qui mise sur l’efficience des mécanismes de marché. Il parviendra à réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre si le secteur privé et les particuliers saisissent l’opportunité offerte par les subventions pour enclencher un cercle vertueux susceptible d’accélérer massivement la transition énergétique. Ces effets devront contrebalancer l’augmentation de production d’hydrocarbures qui risque de découler des dispositions particulièrement généreuses envers l’industrie pétrogazière…

Les optimistes pointent du doigt le fait que les compagnies pétrolières, en partie par anticipation de la transition énergétique, préfèrent racheter massivement leurs propres actions plutôt que d’investir dans de nouveaux projets d’extractions. Pour preuves, elles semblent peu intéressées par les concessions ouvertes par l’administration Trump en Alaska. Mais les nouvelles réglementations mises en œuvre par le plan Biden pourraient les rendre moins frileuses. D’autant plus que les ENR restent moins rentables que les projets reposant sur les énergies fossiles…

Or, rien ne garantit que les subventions aux énergies renouvelables et à la voiture électrique vont inciter les particuliers et industriels à effectuer une transition marquée vers celles-ci. Même lourdement subventionnés, l’installation d’une pompe à chaleur, des travaux d’isolations ou l’achat d’une voiture neuve coûtent cher. Et aucune obligation en direction des collectivités locales ou des entreprises ne contraint à faire ce type d’investissement.

De même, le recours massif à la technologie pour décarboner l’économie s’inscrit dans une logique de croissance verte contestable. Le plan ne comprend pas grand-chose en termes de sobriété énergétique et de politique de transports. Surtout, il ne remet pas en cause le modèle de la voiture individuelle, alors que le secteur des transports représente la principale source d’émissions aux États-Unis. Remplacer des Hummer consommant quinze litres au cent par une version électrique de quatre tonnes cinq capable de passer du 0 à 100 en trois secondes constitue une curieuse réponse à l’urgence climatique…

Un peu mieux que de ne rien faire

Selon les estimations mises en avant par le parti démocrate, le plan doit permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre des États-Unis de 40% d’ici 2030. Sur le papier, il s’agit d’un résultat particulièrement significatif. En réalité, les modèles ayant produit cette estimation comparent les émissions avec celle de 2005, année record aux États-Unis. Ils projettent une réduction allant de 31 à 44% (selon les hypothèses considérées en termes d’adoption des ENR et d’augmentation de la production d’hydrocarbures), alors que les s’étendent de 22 à 35 % de réduction si le plan n’est pas adopté, du fait des politiques énergétiques déjà en place et des tendances actuelles. Surtout, les réductions promises viennent essentiellement du déploiement massif des dispositifs de CCS (capture et stockage de CO2), une hypothèse peu crédible compte tenu du statut encore expérimental de cette technologie. En adoptant une lecture plus prudente, on constate que le projet ne devrait réduire les émissions qu’à la marge, alors que le respect des accords de Paris requiert une baisse de 50% d’ici 2030…

Certains militants redoutent le fait que le Parti démocrate et l’administration Biden se contentent de cette petite avancée et renoncent à prendre d’autres mesures importantes. À l’inverse, les optimistes espèrent que cette première victoire législative crève le plafond de verre et entraîne d’autres pays dans ce mouvement.

Une leçon de capitalisme vert ?

Selon l’ONU et L’Agence internationale de l’énergie, organisation historiquement liée à l’industrie du pétrole, aucun nouveau projet d’extraction d’hydrocarbures ne doit voir le jour, sous peine de manquer l’objectif des 2 degrés de réchauffement. Autrement dit, il est impossible de satisfaire les industries de l’énergie fossile et de préserver le climat à la fois. Face à ce choix binaire, les démocrates ont pourtant décidé de ne pas choisir.

De nombreux analystes y voient le produit de la réalité politique. La majorité démocrate ne tient qu’à une seule voix et le sénateur Joe Manchin représente un État trumpiste au possible, où l’industrie du charbon figure parmi les principaux secteurs économiques. Il pourrait sembler logique que ce soit lui qui dicte le contenu d’un texte éloigné des priorités de son électorat.

Pour d’autres, cette analyse constitue une manière commode d’appréhender une situation chimiquement pure de conflit opposant les intérêts du capital avec la nécessité d’agir pour le climat.

Joe Manchin constitue lui-même une forme de caricature du système politique américain. Comme l’écrivait le New York Times il y a tout juste trois semaines : « Joe Manchin a accepté davantage de donations issues de l’industrie pétrolière que tout autre membre du Congrès, il est devenu millionnaire grâce à sa propre entreprise de charbon ». Entreprise qui lui rapporte encore un million de dollars par an. Lors de son précédent exploit législatif, Manchin avait obtenu 15 millions de dollars de subventions pour la préservation du parc naturel sur lequel se trouve sa résidence secondaire. Il discute toutes les semaines avec le lobbyiste en chef d’Exxon Mobil. Or, des enregistrements fuités de réunions qu’il tient avec ses principaux donateurs ne laissent aucun doute sur la manière dont il opère et le peu d’égards qu’il a pour ses électeurs.

Les enquêtes du Washington Post et de Politico sur les tractations ayant abouti à la version finale de cette grande loi climat évoquent différents épisodes éclairants. C’est suite à la pression d’une partie de ses donateurs et de ses amis républicains qu’il aurait décidé de mettre fin aux négociations. Puis, le défilé de nombreux industriels, donateurs, milliardaires et économistes proches des dirigeants du Parti démocrate (dont Bill Gates et Larry Summers) l’aurait convaincu de revenir à la table des négociations. Les nombreux articles négatifs de la presse mainstream et les menaces de ses collègues sénateurs auraient participé à ce revirement. L’élément déterminant semble avoir été la peur de se voir exclure de ce que Larry Summers appelle le club des insiders. Il s’agit autant d’une victoire des élites démocrates, qui semblent enfin avoir montré leurs muscles, que des militants du mouvement écologiste.

En tant que parfait représentant du capitalisme américain, Joe Manchin semble illustrer ce que les intérêts financiers du pays étaient prêts à céder pour répondre à l’urgence climatique, sociale et démocratique. En résumé : pas grand-chose.

En l’espace de dix-huit mois et avec l’aide d’une poignée d’élus démocrates, dont la sénatrice d’Arizona Kyrsten Sinema, Manchin a vidé le projet politique de Joe Biden de sa substance. Outre les dispositions du plan climat initial, les démocrates devaient mettre en place de vastes réformes sociales incluant un système d’allocation familiale, la gratuité des crèches, de l’école maternelle et des deux premières années d’études supérieures,, permettre à Medicare de négocier le prix de tous les médicaments, inclure les soins dentaires et auditifs dans ce système, instaurer des congés parentaux et un système d’aide au logement. Le tout, financé par une hausse du taux d’imposition sur les entreprises et les grandes fortunes.   

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Certes, l’Inflation Reduction Act instaure de nouveaux impôts et doit éroder les profits de BigPharma. Mais le diable est dans les détails. Le contrôle des prix des médicaments ne doit intervenir qu’en 2026, ce qui laisse du temps à l’industrie pharmaceutique pour préparer une riposte et compenser le manque à gagner par une hausse des prix sur d’autres médicaments. De même, rien dans le texte voté ne garantit que les nouveaux moyens de contrôle alloués au fisc ne se concentreront pas sur les classes moyennes et TPE. Enfin, la sénatrice Kyrsten Sinema a veillé à ce que de nouvelles niches fiscales soient intégrées au texte.

Au lieu d’utiliser sa capacité à marchander pour obtenir des choses favorables à son électorat, Kyrsten Sinema a pratiquement fait échouer le vote en imposant un amendement introduisant une niche fiscale protégeant les profits des Hedge Funds et gestionnaires de fonds privés. Au point de provoquer la stupéfaction d’un conseiller républicain.

Malgré toutes ces reculades, les principaux syndicats patronaux et Wall Street ont condamné le texte final en menaçant de représailles les sénateurs qui le voteraient. Pour les démocrates, l’« IRA » reste une victoire politique incontestable, qui va leur permettre d’aborder plus sereinement les prochaines échéances électorales. En particulier, la baisse des prix des médicaments constituait une promesse majeure du Parti, depuis 2006. Mais pour le reste, ce plan ne fournit-il pas surtout la preuve que le capitalisme est incapable de se réformer de lui-même ? Ni de nous sauver du péril climatique ?

Révolution écologiste ou « pacte de suicide climatique » ? Le « plan climat » de Biden et ses contradictions

Joe Biden © Lisa Ferdinando

Le Sénat américain vient d’approuver une loi destinée à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici la fin de la décennie. Pour autant, l’heure n’est pas à la réjouissance, tant les contradictions du texte final sont nombreuses. « C’est une révolution pour les énergies renouvelables superposée à une croissance des énergies fossiles », explique un responsable de Greenpeace. En d’autres termes, un investissement historique dans les énergies vertes imbriqué à un cadeau pour les géants du pétrole, du charbon et du gaz.

Tous les regards se sont tournés vers la Loi de réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA), projet issu d’un compromis entre le Sénateur Joe Manchin et la direction du Parti démocrate [NDLR : le sénateur Joe Manchin représente l’aile la plus libérale du Parti démocrate ; il a été critiqué pour avoir accepté que des géants du charbon financent ses campagnes]. L’IRA constitue-t-elle une avancée décisive dans le combat contre la crise climatique, ou un cadeau empoisonné qui ne ferait qu’accroître les effets de la crise climatique ? Réponse des organisations environnementales : c’est compliqué.

« J’en suis venu à penser que ce n’est pas mal », déclare Patrick Bigger, directeur de recherche du projet Communauté climat, « il y a quelques bonnes choses, et beaucoup de mauvaises ».

Une loi historique ?

L’information la plus encourageante pour les militants écologistes consiste dans le montant de l’investissement : un budget imposant de 369 milliards pour le climat et l’énergie, dont la modélisation annonce qu’elle réduirait les émissions de gaz à effet de serre américains de 40 % de son point le plus haut en 2005, d’ici la fin de la décennie. La somme représenterait l’investissement le plus important dans le climat de l’histoire américaine ; 4 fois plus imposant que les dispositions climatiques du stimulus de Barack Obama de 2009, selon Leah Stockes – professeur spécialiste des politiques climatiques à l’université de Californie qui a conseillé les démocrates du Congrès sur le projet de loi.

« C’est beaucoup d’argent » explique un responsable du plaidoyer de Greenpeace, John Noël. « Beaucoup d’argent investi dans le secteur de l’énergie propre, ce qu’on nous dit être nécessaire pour mettre un terme à l’impasse climatique ».

On comprend donc l’espoir suscité par cette loi pour les militants pour le climat. Ces sommes ont pour fonction d’impulser la construction d’une industrie nationale d’énergies renouvelables, par l’entremise de crédits d’impôts sur le solaire et l’éolien, d’achats de véhicules électriques, ou encore des 500 millions réservés à la construction de pompes à chaleur et au traitement des minéraux essentiels aux technologies renouvelables. De même, les 10 milliards de dollars alloués aux coopératives électriques rurales visant à favoriser l’achat de systèmes d’énergie renouvelable, les 30 milliards de prêt et de subvention pour les États et les fournisseurs d’électricité, et une variété de crédit d’impôts et de remises pour les sociétés et les propriétaires visant à les inciter à construire de nouveaux équipements et à installer des technologies énergétiques propres et efficientes, constituent quelques-unes des mesures qui seront financées dans le cadre de la loi.

« Chaque dollar alloué aux énergies renouvelables est une bonne chose », déclare Jean Su, directeur du programme Justice Energie au Centre de la Diversité Biologique (CBD).

Avec ces grandes mesures cohabitent une panoplie de dispositions plus réduites, liées à des investissements non-énergétique qui auront un impact positif dans la lutte climatique et iront directement réduire les pertes humaines : une amende sur les fuites excessives de méthane, une taxe sur le charbon et un programme qui aide les sociétés industrielles à réduire la pollution dans leurs centrales. Des dizaines de milliards seront consacrés à aider les communautés à faible revenu particulièrement touchées par l’impact du changement climatique.

Il est de prime abord difficile de croire que Joe Manchin, véritable baron du charbon, ait accepté cet ensemble de mesures. Il avait admis être « perturbé » à l’idée de renoncer à ses poules aux œufs d’or émettrices de CO2 que l’on retrouve dans ses financements de campagne. L’aval de Manchin à cette loi est un indicateur de ses importantes et nombreuses déficiences.

La carotte plutôt que le bâton

On aurait tôt fait d’oublier que ce projet de loi autorise une véritable bombe climatique pour la décennie suivante, à travers des concessions gazières et pétrolières. Ainsi, tous les nouveaux projets solaires ou éoliens devront payer de lourdes des concessions de pétrole et de gaz – et cela chaque année, pour une décennie entière. Cela constitue une resucée de la tentative avortée de Joe Biden de mener la plus large vente de concessions de pétrole et de gaz de l’histoire des États-Unis, qu’un juge avait bloquée plus tôt cette année du fait de ses implications climatiques catastrophiques…

« C’est une révolution d’énergie renouvelable superposée à une croissance des énergies fossiles » explique John Noël. D’autres ont pris moins de pincettes, qualifiant cet alliage de « dément » et de « fou ». Brett Hartl, directeur des affaires gouvernementales à la CBD, l’a qualifié de « pacte de suicide climatique ». Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : peu après l’annonce du projet de loi, une enquête de l’Associated Press a révélé que des centaines de concessions dans le bassin Permien avaient des fuites de méthane, qui déversaient chaque heure entre des centaines et des milliers de kilos de méthane – un gaz à effet de serre douze fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Et c’est sans compter les émissions liées au forage, à l’extraction, et à la combustion du carburant.

Par ailleurs, le financement des trains à grande vitesse et du transport public a totalement disparu du projet, alors même que l’important système de transport automobile américain constitue la principale source de gaz à effet de serre – le trafic routier étant responsable de 80% des émissions de celui-ci. Ceci alors même que le projet d’infrastructure physique, que Biden a promu en loi en novembre dernier, a déversé des centaines de milliards de dollars dans des infrastructures consommatrices d’énergies fossiles, comme les routes, les autoroutes et les aéroports.

« Le projet est entièrement fondé sur le maintien et le renforcement de la dépendance de nos sociétés à l’automobile » souligne Yonah Freemark, chercheur senior associé au Metropolitan Housing & Communities Policy Center à l’institut Urbain. « Les gens sont justes invités à acheter une voiture et rien de plus » explique-t-il.

Freemark explique que les démocrates manquent également l’opportunité d’augmenter le financement des agences de transport public les plus indigentes, qui se dirigent tout droit vers un mur budgétaire. Victimes de la chute du nombre d’usagers lors de la pandémie, elles n’avaient gardé la tête hors de l’eau que grâce à l’aide fédérale. L’arrêt imminent de l’aide fédérale signifiera à terme la fin de certains services ou l’augmentation des prix des transports, deux situations qui mèneraient les usagers à s’éloigner des transports publics.

« S’occuper des enjeux climatiques dépasse l’électrification de la flotte automobile » dit-il « cela signifie la transformation de nos communautés dans leur ensemble ».

Le projet de loi n’exclut néanmoins pas tous les type de transport. Il consacre une somme significante à l’aviation « soutenable » et « à basse émission » – même si des rapports récents ont démontré que l’usage de ces carburants n’impliquait tout simplement aucune réduction en termes de consommation d’énergie. Il finance davantage les solutions de captage de carbone, en dépit du fait qu’une récente étude ait indiqué que sur 40 technologies de captage de carbone, 32 en émettent plus qu’elles n’en capturent…

En attendant – tribut du vote de Manchin – les démocrates se sont engagés à mener une réforme, dans un projet de loi distinct plus tard dans l’année, permettant une approbation plus rapide et plus facile des infrastructures de combustibles fossiles, comme des gazoducs. Certains arguent que cela profitera aussi à l’énergie propre…

« En termes de foresterie, les agences ont été affamées par des années d’austérité et n’ont pas la capacité administrative d’intervenir à une échelle nécessaire pour changer les choses » explique Bigger. Mais d’autres attirent l’attention sur les raisons qui conduisent l’industrie à militer autant pour une disposition visant à modifier cet état de fait. « Cela va aider les renouvelables, mais cela va bénéficier aux combustibles fossiles de manière disproportionnée, et il est dangereux de se trouver dans un contexte où le public se retrouve dépossédé des statuts protecteurs pour contrer le développement des combustibles fossiles » explique Su.

« Si cette réforme signifie faciliter et accélérer la construction de gazoducs et la production du gaz naturel brut et liquide pour l’exportation, ce sera un désastre pour le climat » explique John Noël. « Si vous exportez toujours autant de combustible fossile, le volume de véhicule électrique produit domestiquement n’a pas vraiment d’importance ».

Un « seizième de mesure » ?

Des intentions intentions initiales au texte final, beaucoup a été perdu.

Le projet original Build Back Better promettait déjà bien en-deçà du trilliard annuel d’investissements que des organisations comme l’Institut Roosevelt avaient estimé nécessaire pour réduire fortement les émissions – la qualifiant non pas de demi-mesure mais d’un huitième de mesure. Avec un budget inférieur de moitié à celui de Build Back Better, les dépenses de l’IRA couvrent stricto sensu non pas un huitième de mesure, mais bien un seizième. Sur cet aspect, on ne saurait accuser les démocrates d’hypocrisie : ils ont vanté ce projet comme une loi permettant de réduire le déficit…

Considéré en termes relatifs, plutôt qu’en montant brut, les engagements financiers ont l’air bien moins ambitieux. Certains ont questionné le chiffre de 40% de réduction des émissions. Rhodium Group, la société de recherche derrière le modèle qui a produit ce chiffre, a estimé que si, par-delà cette loi, les politiques climatiques existantes demeurent les mêmes, seuls 24-35% de réduction pourraient être atteints.

« Parler de « 40% de réduction induit en erreur », conclut Mitch Jones, directeur assistant de Food & Water Watch.

Dans le même temps, la loi a été dépouillée de ses mesures régulatrices et coercitives – comme le Standard d’Electricité Propre que le conseiller climat de Biden avait identifié comme le socle du paquet climat, et qui était auparavant considéré comme la « clé » de son plan.

« Le problème de cette loi est qu’elle est toute entière carotte sans être bâton. » explique Jones. Même Stokes, qui a joué un rôle important dans l’IRA et l’a qualifiée de game changer, avait précédemment insisté sur le besoin d’avoir de brandir « des bâtons » dans les politiques climatiques, puisque « nous avons besoin que tout le monde fasse les bonnes choses au rythme et à l’échelle nécessaire ».

Il faut donc se garder de tout cynisme catastrophiste, comme de tout triomphalisme qui fermerait les yeux sur les graves insuffisances de la loi – et conserver sa lucidité vis-à-vis de la réalité contradictoire de l’IRA. Cette loi constitue à la fois un pas historique et essentiel pour prévenir la catastrophe climatique, et un effort insuffisant qui pourrait même aggraver les effets de la catastrophe climatique..

« Cette loi constitue une prise d’otage, dans laquelle il est impossible d’avoir le bon si on n’accepte pas une bonne dose du mauvaise », déplore Su.

La plupart des experts sur les questions climatiques ont reconnu, non sans émotion, qu’après des années de déni, l’IRA vaut mieux que rien. Pour autant, l’essentiel reste à réaliser.

Evgeny Morozov : « L’Union européenne a capitulé face aux géants de la tech »

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Auteur d’ouvrages influents sur la Silicon Valley, Evgeny Morozov analyse les conséquences de la mainmise des géants américains de la tech sur les sociétés occidentales [1]. Il met en garde contre les critiques qu’il estime superficielles de cette hégémonie, focalisées sur la défense de la vie privée ou de la souveraineté du consommateur, tout en restant silencieuses sur les déterminants économiques et géopolitiques de la domination des Big Tech américaines. Nous l’avons interrogé dans le cadre de sa venue à Paris pour une intervention lors de la journée de conférences organisée par Le Vent Se Lève le 25 juin dernier. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni, Simon Woillet et Vincent Ortiz, retranscrit par Alexandra Knez et Marc Lerenard.

Le Vent Se Lève – En 2021, l’annonce par Joe Biden du démantèlement des Big Tech et la plainte contre Facebook intentée par la procureure démocrate Letitia James avaient suscité un important engouement médiatique. Cette volonté de briser le pouvoir des géants de la tech semble cependant appartenir au passé, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comment faut-il comprendre l’agenda de Biden sur les Big Tech ? Était-il une simple annonce médiatique, ou le symptôme de tensions grandissantes entre l’État américain et les entreprises de la tech ?

Evgeny Morozv  Le débat sur les Big Tech aux États-Unis – tout comme en Europe – est fonction de nombreux intérêts divergents et concurrents. Il résulte des conflits entre différentes factions du capital : certaines appartiennent au capital financier, d’autres au capital de type entrepreneurial (start-ups, capital-risque) ou à des industries qui ont un intérêt dans les données, comme le secteur pharmaceutique. La deuxième dimension du débat est géopolitique : elle tient à la volonté de maintenir le statut hégémonique des Etats-Unis dans le système financier international. Après 4-5 années de politiques incohérentes de l’administration Trump, il faut d’une part comprendre ce que l’on fait de la libéralisation des échanges, des traités bilatéraux ou encore des pactes commerciaux, et de l’autre ménager la puissance chinoise qui se profile à l’horizon, comme rivale possible à cette hégémonie.

Au vu des forces en présence, je ne m’attendais personnellement à aucune cohérence quant à l’agenda Biden sur les Big Tech – une farce progressiste, qui renouvelle une critique libérale éculée du capitalisme dominé par les grandes sociétés. Les différences factions du capital, nationales et internationales, tirent dans des directions opposées. La faction qui souhaite maintenir l’hégémonie américaine s’oppose à toute forme d’affaiblissement des Etats-Unis et de renforcement conséquent de la Chine ; cela n’a rien de nouveau. Quand Mark Zuckerberg se rend au Congrès avec une note qui dit déclare en substance : « ne nous démantelez pas, sinon la Chine gagnera », il ne fait que reconduire une vieille stratégie. Pendant les audiences du Congrès de l’ITT, dans les années 1973-74, les cadres de cette entreprise utilisaient la même rhétorique, déclarant que si l’on affaiblissait ITT, Erickson allait arriver et dominer les marchés américains [2].

LVSL – Par rapport au contexte des années 1970, comment caractériseriez-vous la relation actuelle entre l’État américain et les entreprises de la tech ? On a aujourd’hui une idée assez claire des contours du complexe militaire-industriel de l’époque, avec l’investissement de l’État dans la R&D (recherche et développement) et un important financement académique. Quelle est la nature de ce soutien aujourd’hui ?

EM – Il y a toujours d’important financements à travers la National Science Foundation, quoique bien inférieurs aux dépenses de Guerre froide. Walter Lippmann, l’un des penseurs les plus lucides de l’hégémonie américaine, soulignait dans un essai au début des années 1960 à quel point ce n’est que grâce à la Guerre froide que les États-Unis ont véritablement innové et développé la recherche et l’industrie nationales dans le domaine de la science et des technologies. D’une certaine manière, il trouvait ce contexte de Guerre froide bienvenu : une fois terminée, aucun de ces efforts de R&D ne survivrait. La Chine prend aujourd’hui le relai. Des individus comme Peter Thiel ont parfaitement compris que la menace chinoise est l’argument le plus simple pour mobiliser de l’argent pour le financement des entreprises privées. Elle est nécessaire pour maintenir artificiellement en vie les projets bancals du capital-risque – et la valorisation qui leur est associée – ainsi que pour soutenir la Silicon Valley ou la bulle du Bitcoin, qui risqueraient autrement de s’effondrer.

Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir face à l’agenda des Big Tech. Il n’y a aucun lobby qui pèse en ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles.

Évidemment, il n’y a pas de compétition nucléaire. Les Chinois ne font pas le poids en termes de capacités militaires. Ils pourraient envahir Taiwan, mais cela n’a rien à voir avec le niveau de compétition que l’Union soviétique imposait aux États-Unis. J’ajoute qu’avec le contexte actuel, les Big Tech elles-mêmes subventionnent la recherche dans les universités sur des thématiques telles que le respect de la vie privée ou la lutte contre les trusts !

LVSL – Nous observons une augmentation des taux d’intérêts, après deux décennies de taux très bas, qui permettaient à l’Etat américain de soutenir les Big Tech dans leur financement. Comme analyser la décision de la FED, après des années de contexte économique qui a permis aux Big Tech prospérer ?

EM : Je ne pense pas que la FED conçoive sa politique de taux d’intérêt en ayant les Big Tech à l’esprit. Les raisons qui la conduisent à relever ses taux ont trait au prix de l’énergie et à la guerre en Ukraine. Leur remontée aura évidemment des conséquences sur l’industrie de la tech : observez la manière dont la bulle des cryptos a explosé ! Cela va certainement engendrer de la pression sur les liquidités, et de nombreuses banques (celles à taux subventionné) vont en souffrir, ainsi que les acteurs qui dont la rentabilité reposait sur la capacité à emprunter de la monnaie à taux faible, investir et satisfaire les investisseurs avec une période d’attente de 5 à 10 ans.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

À plus petite échelle, la plupart des acteurs du capital-risque suivent la même logique. Lorsque l’argent coûte plus cher, il est plus difficile de justifier le financement d’une start-up en état de mort cérébrale, alors qu’il est au contraire aisé d’acheter des obligations. Nous avons traversé une période d’accélération massive de cycles de développement technologique associée à un environnement de taux d’intérêt faibles de long terme, ce qui a fait oublier à beaucoup de personnes que l’argent que ces projets attiraient n’avait rien à voir avec leurs mérites ou ceux de leur industrie. On n’avait simplement nulle part ailleurs où investir cet argent. Quand le fonds souverain qatari devait décider où placer son argent, il n’avait pas beaucoup d’autres d’options que de le donner à des banques à taux subventionnés, qui ensuite le réinvestissaient. Il y désormais de nombreuses autres voies pour l’investir. Je m’attends à ce que ce que l’on entre dans une période très dur, avec de nombreux licenciements. Les start-ups n’auront plus d’argent, et celles qui auront besoin de se refinancer ne vont pouvoir le faire qu’à une valorisation plus faible…

LVSL – On peut conjecturer qu’un effet de concentration dans le secteur va en résulter, comme au moment du crash de la bulle internet en 2001. Quelles seront ses conséquences sur le développement technologique ?

EM – Les Big Tech sont toujours assises sur une montagne de cash. Ils continuaient jusqu’à présent d’emprunter parce que ce n’était pas cher. Maintenant ils vont emprunter beaucoup moins et réinvestir leurs bénéfices non distribués au lieu de réinvestir l’argent qu’ils empruntent. Les petites et moyennes entreprises et les start-ups seront les plus affectées, mais ce n’est pas forcément pour le pire : il y aura moins d’idiots en concurrence pour des fonds et les fonds pourront être investis dans des projets qui comptent. C’est difficile de juger de l’impact que cela aura.

LVSL – Mais qu’en est-il de la concentration de données, d’infrastructures de calcul et de travailleurs qualifiés dans ces rares entreprises ?

EM : Cela n’a rien avoir avec la profitabilité du secteur. Du point de vue d’une start-up, la concentration pourrait engendrer un accès bon marché à des biens d’équipement. Plutôt que de les développer, elles pourront emprunter à bas coût des capacités de reconnaissance faciale, de reconnaissance vocale de base, d’analyse d’image, etc. La concentration pourrait aussi permettre de réduire les coûts de transaction, avec un fournisseur unique pour tous ces services. Je n’ai à ce jour trouvé aucun argument convaincant pour dire que la concentration des données dans les mains de ces sociétés technologiques réduit les possibilités de développement technique.

LVSL – Mais l’effet de concentration dans le développement technologique revient à mettre tout acteur extérieur aux Big Tech dans une position d’utilisateur final, comme c’est le cas avec les modèles pré-entrainés dans le domaine du machine learning

EM – On se trouve en position d’utilisateur final à chaque fois que l’on emploie des biens d’équipement. Lorsque, dans une usine, j’utilise une machine, lorsque dans une mine j’utilise un camion, je me trouve dans une position d’utilisateur final. Pourquoi ce fétiche de tout vouloir construire soi-même ? Je ne vois pas pourquoi réduire les coûts d’accès aux biens d’équipement aurait, en soi, des conséquences négatives pour l’économie. Ce serait le cas si l’on pensait à un modèle de conglomérat gigantesque, où certaines sociétés sont présentes dans chaque industrie. On croyait autour de 2012 que ce serait le cas, mais la plupart des entrées des Big Tech dans la santé, l’éducation ou le transport n’ont pas été un succès. Où est cette Google car que tout le monde attend depuis 12 ans ?

LVSL – L’Europe et les États-Unis ont récemment signé un nouvel accord sur les transferts transatlantiques de données, après la révocation de l’accord Privacy Shield l’an dernier en raison du manque de garanties en matière de protection des données. Comment comprenez-vous la situation actuelle ?

EM – Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir en la matière. Il n’y a aucun lobby qui pèse dans ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles et peut-être quelques juges allemands attachés la question. L’Europe a cherché à sauver la face en affichant une forme d’exceptionnalisme européen. Poussée dans ses derniers retranchements – c’est ce qui est arrivé il y a quelques mois au moment de ce nouveau compromis – elle a capitulé. Cela est lié à l’existence d’une faction qui essaye de pousser pour une renaissance des traités commerciaux comme le TTIP, le TPP, etc. La libre circulation des données a été mentionnée dans ces traités, peut-être pas de manière très sophistiquée, mais ils pourraient à présent permettre de relancer le sujet de manière beaucoup plus forte.

Au-delà de cela… La vie est trop courte pour y penser : c’est un combat perdu d’avance et je ne sais pas que faire de cette information, pour être honnête.

LVSL – Christine Lagarde, présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), affirmait récemment que « les cryptos ne valent rien ». Comment analysez-vous l’explosion de la bulle des cryptos après des années d’enthousiasme en la matière ?

EM – Peu importe à quel point vous comptez sur les crypto-monnaies ou sur la monnaie numérique d’une banque centrale… tant que vous avez une mauvaise banque centrale. Peu importe si c’est 100% cash, ou 50% cash et 50% crypto, ou 40% crypto et 10% de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), tant que la politique monétaire reste orientée vers la stabilité et la stabilisation des prix.

Le débat sur les crypto-monnaies en ce moment, à gauche, substitue un débat sur les imaginaires à un débat de substance. La question est de savoir quelle politique monétaire nous voulons. Qu’est-il possible de faire avec l’euro ? Comment allons-nous le mobiliser pour la reconstruction de l’État-providence ? C’est cette vision plus large qui manque actuellement. Une fois qu’on aura la réponse, alors là, oui, cela deviendra presque un problème technique : compte tenu de la quantité d’émissions de CO2 sur laquelle nous voulons nous engager, compte tenu de l’argent dont nous disposons, compte tenu de l’état de notre pénétration technologique – nous pourrons déterminer les outils techniques appropriés.

Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL : Mais les crypto-monnaies ne sont-elles pas actuellement dans une position critique ? La déclaration de Christine Lagarde risque-t-elle de fragiliser les efforts de stabilisation et de marketing des crypto-activistes avec les grandes entreprises financières ?

EM – Cela dépend de jusqu’où cela va chuter, mais cela, je ne peux pas le prédire. À l’heure actuelle, on trouve encore beaucoup d’acteurs pour les défendre, ainsi que des institutions qui y ont un intérêt direct. Il reste encore beaucoup de résilience institutionnelle et elle n’est pas près de s’estomper. Il y a aussi probablement des hordes de lobbyistes pour cette industrie qui est, ne l’oublions pas, toujours aussi riche qu’auparavant. Andressen Horowitz a encore un fonds de crypto à 3 milliards – avec 3 milliards, vous pouvez acheter beaucoup de lobbyistes [3]. Une fois que vous possédez ces lobbyistes, vous pouvez alors agir par la voix des politiciens.

LVSL – Dans un récent article pour la New Left Review, vous critiquez le recours à gauche au terme de « techno-féodalisme » pour décrire l’économie numérique et le système politique qui lui est associé [4]. Pourquoi estimez-vous qu’il ne rend pas compte de la réalité ?

EM – Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Comme si rendre le capitalisme plus évolué et plus pur pouvait changer quelque chose ! Cela ne me semble pas être une position défendable pour la gauche.

La conclusion principale qui découle de l’analyse en termes de techno-féodalisme est que nous devons combattre les rentiers et les monopoles, faire respecter la concurrence et nous assurer que les données constituent un terrain de jeu équitable. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les essais de Cédric Durand – auteur de Techno-féodalisme – : il fait allusion à de nouvelles formes de planification et ne veut pas démanteler les GAFAM – même s’il veut en quelque sorte faire quelque chose avec eux, mais quoi, il ne nous le dit pas… Si c’est à cela que doit nous amener le diagnostic du techno-féodalisme, je ne vois pas ce que l’on gagne à légitimer cette critique à gauche.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – On retrouve le concept de féodalisation sous la plume d’Alain Supiot. Dans La gouvernance par les nombres, il soutient que la numérisation relie les individus à des structures d’allégeance variables, sur un mode féodal…

EM – Des critiques intéressantes du pouvoir peuvent découler de positions comme celle de Supiot. Elles offrent un antidote à des positions comme celles de Fukuyama ou de Steven Pinker, qui pensent que le monde avance de manière téléologique et que tout s’améliore obligatoirement.

Elles peuvent être utiles pour leur rappeler au contraire que la répartition du pouvoir dans la société est moins démocratique aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans, et qu’en ce sens il s’agit d’un retour en arrière. Mais c’est un retour en arrière dont on s’aperçoit en analysant les effets du capitalisme ; ce n’est pas un nouveau mode de production qui serait féodal dans son fonctionnement. Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL – En quoi consisterait un programme de gauche en matière de technologie ?

EM – La gauche est prisonnière d’une vision étriquée de l’action sociale, d’inspiration wébérienne : elle croit passionnément que l’action est rationnelle et que l’action économique consiste à maximiser cette action, par le biais d’une planification centrale. Cela revient à s’assurer que tous les besoins sont satisfaits… et ce n’est que par la suite que l’on pourra retirer la raison instrumentale de l’ordre du jour. Les gens seront ces types créatifs, buvant du vin l’après-midi et écrivant de la poésie, tout en chassant. Mais en attendant, il faut d’abord s’occuper des besoins. Cette vision est profondément étriquée. Elle ne correspond en rien à la manière dont les gens rationnels agissent : je n’agis pas en ayant un objectif et en analysant le meilleur moyen de l’atteindre. Non, je commence quelque chose pour atteindre cet objectif et je me rends compte ce faisant que c’est le mauvais objectif, je passe alors à un autre objectif, je reviens en arrière… L’expérience humaine typique est marquée par le jeu, la créativité, l’ingéniosité.

Cette façon naturelle d’agir devrait être soutenue par la technologie et le big data. Si vous parvenez à permettre aux gens de s’engager dans une forme de collaboration, vous produirez bien plus de valeur et bien plus d’innovation qu’avec une planification centrale. Pour moi, ça devrait être cela le programme économique de la gauche ! Les technologies pourraient permettre à chacun d’agir, de se réaliser. L’approche actuelle les aliène les uns des autres, de la technologie et de l’infrastructure.

LVSL – Comment expliquez-vous dans ce cadre que la souveraineté numérique ne soit pas défendue par la gauche ?

EM – Quand on parle de souveraineté technologique, on désigne le plus souvent la capacité d’une nation à avoir accès aux technologies les plus avancées, pour la production industrielle. Mais si vous quittez le jeu de la compétition industrielle, pourquoi en auriez-vous besoin ? Si les services sont la seule chose qui vous intéresse, quel besoin de souveraineté numérique ? Prenez le cas de la Lettonie : ils ont une industrie bancaire, ils ont des touristes et ils ne prévoient pas d’avoir une industrie lourde. Quel est leur besoin de souveraineté numérique ? Ce genre de chose est plus facile à expliquer en Amérique latine. Ils ont essayé l’industrialisation dans les années 50 et 60 – avec la CEPAL et autres – mais ils ont été bloqués dans cette voie par de nombreux coups d’État militaires. Pourtant ils ont essayé de relancer tout le processus. Vous avez encore des gens là-bas – des personnes de 95 ans aujourd’hui – qui se souviennent de cette tradition, des gens qui ont travaillé dans les bureaux de la CEPAL à Santiago en 1965, des gens comme Calcagno et d’autres, qui savent ce que cela représentait dans le temps.

En Europe ce débat n’a pas eu la même ampleur, il a toujours été mené par les corporatistes, des gens comme François Perroux et d’autres. On ne peut plus y faire grand-chose maintenant. La vraie question en la matière est de savoir – et j’utiliserai une expression très populaire en Amérique latine dans les années 70 – quel style de développement souhaitons-nous ? Or, je ne pense pas que la gauche en Europe ait du tout pensé à un style de développement. Elle a un style de défense, oui : défendre le droit que les travailleurs ont acquis et l’État-providence, mais à part ça, les gauches ne savent pas ce qu’elles veulent.

Si vous allez demander aux gauches du monde entier : quel genre de nouvelles industries voulons-nous développer ? Elles vous diront ce dont elles ont besoin dans leur économie – d’informatique quantique par exemple – mais si vous leur demandez sur le fond, si vous interrogez comment cela se relie au développement économique et social, elles n’ont aucune réponse. Elles ne se demandent plus : faut-il des industries qui emploient plus de monde, ou moins de monde, etc. ? En Europe, ce débat a été gagné par les néolibéraux, tout le contraire de ce qui se passe en Amérique Latine. Le débat n’a pas été complètement gagné en Chine. Mais, franchement, en Europe, je pense que c’est une cause perdue.

Notes :

[1] L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici, Fyp, 2014 et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data, Fyp, 2015.

[2] ITT (International Telephone and Telegraph), entreprise américaine de télécommunications, a permis aux États-Unis d’asseoir leur hégémonie dans une partie importante du monde non soviétique au cours de la Guerre froide.

[3] Entreprise américaine de capital-risque fondée en 2009.

[4] La thèse du techno-féodalisme, telle que défendue notamment par Cédric Durand, présente les géants de la tech comme le symptôme d’une régression féodale des économies contemporaines. Par opposition à des entreprises capitalistes plus traditionnelles, qui croîtraient par l’innovation, les tenants du techno-féodalisme estiment que les géants de la tech s’enrichissent par la rente, comme les propriétaires terriens d’antan.

Biden au pays de l’or noir : cynisme, contradictions et impuissance de l’Amérique démocrate

© المملكة العربيّة السّعودية

Le voyage de Joe Biden au Moyen-Orient poursuivait deux buts principaux : accélérer la normalisation des rapports entre Israël et les pétromonarchies, et obtenir une baisse du prix du pétrole. Dans les faits, il s’agissait surtout de resserrer les liens entre l’administration Biden et cette partie du monde – quitte à courber l’échine face à ses alliés et à s’asseoir sur les grands principes humanistes sensés guider la diplomatie américaine. Un déplacement qui révèle l’impuissance des États-Unis dans la région, pris entre de multiples contradictions. Pour satisfaire l’appétit du complexe militaro-industriel américain, rassurer les monarchies du Golfe en matière de sécurité et contenir la progression de la Chine, Joe Biden semble prêt à renoncer à une diplomatie un tant soit peu équilibrée à l’égard du Moyen-Orient.

En dépit de son amateurisme et de son incompétence, Donald Trump démontrait une certaine cohérence dans sa manière d’appréhender la géopolitique. Ne s’embarrassant d’aucune considération humaniste, il arbitrait les choix géostratégiques américains sous le seul prisme de ses intérêts, réels ou perçus. 

Ainsi, l’Iran, le Venezuela et Cuba constituaient des régimes à abattre. Instrumentalisé par l’Arabie Saoudite et Israël, Trump avait unilatéralement retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien puis imposé des sanctions économiques conçues pour ramener le pays à l’âge de pierre. Ses opérations bellicistes, en particulier l’assassinat du général et figure du régime Qasem Soleimani, avaient placé les deux pays au bord de la guerre. De même, par électoralisme bien compris, Trump avait annulé l’accord diplomatique passé par Obama avec Cuba et tenté par tous les moyens de renverser le gouvernement vénézuélien, allant jusqu’à demander une invasion terrestre à ses conseillers avant d’appuyer plusieurs tentatives de coup d’État. Une façon de s’assurer du soutien électoral de la diaspora issue de ces pays et émigrée dans des États clés, en particulier la Floride et le Texas.

NDLR : Lire sur LVSL l’article du même auteur : « Crise iranienne : Trump, faux isolationniste »

Enfin, Trump avait enterré la neutralité de Washington dans le conflit israélo-palestinien. Après avoir déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem, il avait affiché un soutien sans faille au gouvernement de Netanyahou. Si les alliés de l’OTAN avaient été sommés d’acheter davantage de matériel militaire américain, sous peine de perdre la protection de Washington, Israël continue de bénéficier de milliards de dollars d’aide militaire financée par le contribuable américain. Ici aussi, les intérêts électoraux du Parti républicain, désireux de consolider le vote des chrétiens intégristes, semblaient dicter les considérations géostratégiques de Trump. Sans oublier ceux de l’industrie de l’armement américaine.

« Si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite. »

Donald J Trump, octobre 2018

Les livraisons d’armes au régime du général Al-Sisi s’inscrivent dans cette logique commerciale. Tout comme les milliards de dollars de contrat signé avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Le fait que ces armes soient utilisées pour massacrer des civils yéménites et provoquer « la plus grave crise humanitaire actuelle » selon l’ONU n’embarrassait pas Donald Trump. Celui-ci avait apposé son véto présidentiel à une résolution votée par le Congrès pour mettre fin au soutien logistique et à l’implication de l’armée américaine au Yémen. En échange de ce soutien sans faille, Riyad continuait d’acheter des armes américaines et d’ouvrir les vannes de pétrole, garantissant un prix suffisamment bas pour permettre à Trump d’espérer une réélection.

Malgré les nombreux services rendus au complexe militaro-industriel américain, premier bénéficiaire de ses arbitrages politiques, le style Trump demeurait trop « candide » pour l’establishment. Le magnat de l’immobilier avait fait grincer de nombreuses dents en expliquant que la présence américaine en Syrie avait pour but de « conserver le pétrole ». De même, suite au rapport de la CIA accusant le dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane (MBS) d’avoir personnellement commandité le démembrement à la scie à os du journaliste Jamal Khashoggi, Trump avait produit un communiqué laudatif pour justifier le maintien des relations diplomatiques avec Riyad. Aux journalistes qui l’interpellaient sur cette question, le milliardaire avait répondu : « si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite ». Et de préciser : « ils vont nous acheter 110 milliards de dollars d’armement. Si ils ne les achètent pas à nous, ils les achèteront ailleurs, à la Russie ou à la Chine, et ça ne nous aide pas, que ce soit pour les emplois ou nos entreprises ». Plus tard, Trump ira jusqu’à se vanter publiquement d’avoir « sauvé les fesses » de MBS.

Joe Biden et Kamala Harris avaient fustigé ce renoncement à tout principe moral. Alors en campagne, Biden avait promis de restaurer le prestige international des États-Unis et de faire de l’Arabie Saoudite « un État-paria ». 

L’Arabie Saoudite humilie Joe Biden – impunément.

Si l’on met de côté la forme, la politique étrangère de Trump s’inscrivait en réalité dans la continuité de ses prédécesseurs. Barack Obama avait rendu possible la signature de contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite à hauteur de plus de 115 milliards de dollars, après l’avoir soutenue dans son offensive au Yémen. Il avait signé un décret stipulant que le Venezuela constituait une « menace existentielle » pour les États-Unis, et imposé des sanctions économiques significatives. En Égypte, Obama avait tacitement soutenu le coup d’État militaire, son ministre des affaires étrangères John Kerry estimant que Sisi « restaurait la démocratie ». Avant cela, sa prédécesseur Hillary Clinton avait loué le dictateur égyptien Moubarak en affirmant le considérer « réellement comme un ami de ma famille ». Le Washington Post lui avait alors reproché de saper les efforts de la diplomatie américaine en matière de défense des droits de l’Homme…

Le récit que cherche à imposer le camp démocrate, selon lequel Trump avait tourné le dos à une politique étrangère dont l’objectif principal est la défense des droits de l’Homme et la « promotion de la démocratie », ne résiste pas à l’analyse. En particulier sur le dossier saoudien.

Dès son arrivée au pouvoir, Joe Biden a été confronté à un second rapport du renseignement américain portant sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Face aux conclusions dévastatrices pour MBS, Biden a adopté la même position que Donald Trump : refuser de prendre la moindre sanction, et justifier cette décision par la défense des intérêts nationaux.

Depuis, la Maison-Blanche refuse de mettre un terme à l’implication des États-Unis dans la guerre au Yémen. Joe Biden a même annoncé une nouvelle vente d’armes à Riyad, pour un total de 650 millions de dollars. Bernie Sanders et deux sénateurs républicains ont tenté de bloquer ce contrat en saisissant le Congrès. En vain, le Sénat votant à 67 contre 30 en faveur de la vente. 

Si Biden a renoncé à faire de l’Arabie Saoudite un État-paria, il s’était bien gardé, jusqu’à présent, de rencontrer Mohamed Ben Salmane. Une manière d’éviter de réhabiliter symboliquement le dirigeant saoudien. 

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Biden poursuit un autre but : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de « l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient ».

Cette position devenait intenable pour plusieurs raisons. D’abord, MBS et ses alliés émiratis faisaient payer cette posture au prix fort, n’hésitant pas à soutenir un cours du pétrole élevé bien avant la guerre en Ukraine, dans le but explicite de nuire politiquement aux démocrates et de favoriser le retour au pouvoir du Parti républicain. Les multiples tentatives d’obtenir une hausse de la production via des rencontres officieuses avec des hauts dirigeants américains et MBS ont toutes échoué, les Saoudiens évoquant publiquement la nécessité d’une rencontre officielle avec Joe Biden pour résoudre la question.

Une fois la guerre en Ukraine déclenchée, l’Arabie Saoudite s’est jointe à Israël et aux autres monarchies du Golfe en traînant des pieds pour condamner la Russie à l’ONU, tout en maintenant ses relations commerciales et diplomatiques avec Moscou. Au point de doubler ses importations de pétrole russe à prix cassé pour faire du profit. Selon la presse américaine, les dirigeants saoudiens et émiratis ont longtemps refusé de répondre aux demandes d’entretien téléphonique de Biden, qui souhaitait évoquer le marché du pétrole. Lorsque Jake Sullivan, le conseiller spécial à la Sécurité de Joe Biden, a abordé la question de Jamal Khashoggi devant MBS, ce dernier aurait hurlé sur le haut responsable américain avant de mettre fin à l’entrevue.

Quand les contradictions de la politique étrangère de Joe Biden démontrent son impuissance

Joe Biden s’est ainsi trouvé contraint de courber l’échine devant MBS afin d’obtenir la hausse des quotas de production de pétrole, censée compenser les effets de l’embargo américain sur la Russie. Une stratégie quelque peu contradictoire – et pleine de cynisme. Difficile de voir dans l’Arabie Saoudite un régime moins violent et autoritaire que celui de Vladimir Poutine, comme le relevait le Financial Time. Avant l’invasion de l’Ukraine, les libertés publiques étaient significativement mieux garanties en Russie. En mars, le gouvernement saoudien avait fait décapiter 81 hommes en une seule journée. Selon Human Right Watch, des dizaines d’entre eux étaient de simples opposants politiques arrêtés pour avoir participé à une manifestation. Quelques mois auparavant, la déclassification d’un rapport du FBI avait révélé des éléments accablants pointant vers l’implication directe du régime saoudien dans les attentats du 11 septembre. On aurait également tôt fait d’oublier que la guerre au Yémen a produit des dégâts humanitaires bien plus importants que ceux que l’on a pu observer en Ukraine jusqu’à présent – eux-mêmes d’une brutalité déjà choquante.

Le fait que Joe Biden préfère supplier les monarchies du Golfe d’accroître leur production de pétrole plutôt que de lever les sanctions pesant sur l’Iran et, davantage encore, sur le Venezuela, ne peut bien sûr s’expliquer par des considérations d’ordre moral. Pourtant, c’est sur ces principes que Biden a décidé d’exclure le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de son sommet des Amériques, provoquant le refus de la participation du Mexique et un nouveau contrecoup pour son administration (Jair Bolsonaro acceptant de participer uniquement après que Biden ait promis de ne pas aborder sa politique en Amazonie et de lui accorder une rencontre en tête-à-tête…).

Parce qu’il refuse de considérer un changement d’orientation stratégique, Joe Biden est dans une impasse. Un prix du pétrole élevé condamne le Parti démocrate à une défaite électorale en novembre, dont les conséquences se feront ressentir pendant des années. La reprise des relations avec les monarchies du Golfe l’affaiblit également dans l’opinion américaine, surtout auprès de l’électorat susceptible de voter démocrate, alors que la levée des sanctions sur le Venezuela et l’Iran lui vaudrait les foudres de la droite américaine. Même sur le dossier iranien, Biden semble incapable de trancher entre sa volonté de signer un nouvel accord sur le nucléaire et son désir de ne pas contrarier Israël et l’Arabie Saoudite. Ce qui explique pourquoi de nombreux commentateurs américains déplorent un voyage au Moyen-Orient cynique et risqué, où le démocrate n’avait que des coups à prendre.

Récompenser les provocations

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Joe Biden poursuit un autre but officiel : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient. Les monarchies du Golfe, l’Égypte et Israël œuvrent à la mise en place d’un système de défense aérien commun, dans le but de neutraliser la menace grandissante des drones iraniens. Pour les États-Unis, cela impliquerait un nouveau transfert de technologie et des ventes d’armes supplémentaires.

Mais derrière l’appétit pour des contrats d’armement juteux se profilent de nombreuses interrogations géostratégiques et politiques. D’abord, la signature d’un tel traité risquerait de nécessiter l’approbation du Congrès. Ensuite, il pourrait entrer en violation des lois américaines, selon la revue Foreign Policy. Les États-Unis ne sont en effet pas censés signer des accords de défense militaire avec des pays violant ouvertement les droits de l’Homme – ce qui semble une caractérisation applicable aux monarchies du Golfe… De plus, l’un des piliers de la diplomatie américaine repose sur la volonté de ne pas renforcer les régimes autoritaires, jugés moins stables et susceptibles de respecter les accords et traités internationaux que les régimes démocratiques

En plus d’encourager la déstabilisation de la région, elle reviendrait à récompenser les « mauvais comportements » des différents États qui en seraient bénéficiaires – qu’ils refusent de suivre Washington dans leur opposition à la Russie, violent allègrement les droits de l’Homme ou continuent à multiplier les provocations à l’encontre des États-Unis. Outre les intenses opération de lobbying et les actes d’espionnage commis par les Émirats Arabes Unis (qui avaient placé un agent au cœur de l’administration Trump, comme l’a récemment révélé la presse), Doha laisserait la Chine construire une base navale sur son territoire. Riyad serait sur le point d’acheter des missiles à Pékin et considérerait un accord commercial visant à vendre du pétrole sans passer par le dollar. Une information qui a consterné les cercles de pouvoir à Washington. 

L’obsession chinoise comme unique boussole ?

Les intérêts du complexe militaro-industriel américain ne sont pas suffisants pour expliquer les choix a priori contradictoires de l’administration Biden. Après tout, c’est sous sa direction que les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan. L’autre explication passe par l’obsession américaine à l’égard de la Chine. Le principal objectif de la politique étrangère américaine semble être de contenir Pékin, ce qui nécessite d’empêcher l’allié historique saoudien de traiter directement avec lui. D’où cette rencontre secrète du directeur de la CIA, William Burns, avec MBS en avril, où il fut surtout question du rapprochement entre Riyad et Pékin.

Si l’influence grandissante de la Chine dans le pré carré-américain suscite l’inquiétude, l’affaiblissement du dollar constitue un souci encore plus aigu. Outre l’indécision caractéristique du président américain et la perte d’influence des États-Unis au Moyen-Orient, le principal élément qui semble expliquer la ligne politique américaine est sa volonté de conserver son rang de première puissance mondiale. Parvenir à consolider les relations entre Israël et les monarchies arabes présenterait l’avantage de garantir la sécurité de l’État hébreu et des approvisionnements en hydrocarbures. En évitant de contrarier le moindre acteur, Biden permettrait aux États-Unis de se désengager de la région, pour se tourner pleinement vers l’Asie. Tant pis si cela nécessite de s’asseoir sur les grands principes démocratiques. Joe Biden ne semble pas disposer du capital politique ni de la volonté nécessaire pour défendre une autre vision. Mais en se cantonnant à sauver ce qui peut encore l’être, il risque de provoquer un désagréable retour de bâton…

Déroute électorale pour Biden et les Démocrates

Joe Biden © Gage Skidmore

La soirée électorale du 2 novembre 2021 a tourné à la déroute pour le Parti démocrate de Joe Biden, à la peine dans les sondages depuis plusieurs mois. Si les causes semblent complexes, les conséquences sont limpides : à moins de passer rapidement à la vitesse supérieure, les Démocrates seront bientôt écartés du pouvoir pour de nombreuses années. 

Le mardi 2 novembre 2021 se tenait une série d’élections spéciales aux États-Unis. Parmi les dizaines de scrutins locaux, les plus anticipés étaient ceux de Virginie (gouverneur, procureur général et parlement) et du New Jersey (gouverneur et parlement). Un an après la présidentielle qui a permis à Joe Biden d’obtenir la Maison-Blanche et une courte majorité dans les deux chambres du Congrès, le Parti démocrate vient de subir une déroute pour le moins spectaculaire.

La Virginie, remportée de dix points par Biden en 2020, a élu des Républicains à tous les postes clés. Le gouverneur du New Jersey, un autre bastion démocrate, est parvenu à éviter la catastrophe d’un cheveu. La progression spectaculaire du GOP (Grand Old Party – surnom du Parti républicain) dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat catastrophiques pour les Démocrates.

La progression spectaculaire des Républicains dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat susceptibles d’enterrer le Parti démocrate pour une décennie

Le GOP table désormais sur un gain de 50 sièges, ce qui constituerait un raz de marée susceptible de propulser Donald Trump (ou son successeur) à la Maison-Blanche en 2024. Parmi les signaux les plus préoccupants, la hausse de la participation (comparé aux élections intermédiaires de 2017) n’a pas profité aux démocrates. Les électeurs des milieux ruraux ont voté de manière écrasante pour les Républicains. Les femmes non diplômées constituent le plus gros transfert de voix. Or, les banlieues aisées qui votent de plus en plus largement démocrates depuis 2016 et compensent normalement leurs mauvais scores dans les campagnes ont reculé en faveur du GOP. Autrement dit, la coalition démocrate reposant sur les classes populaires issues des minorités et les électeurs diplômés menace de s’effondrer.

Le premier réflexe consisterait à prononcer la mort clinique de Joe Biden et son parti. Mais ces défaites doivent être replacées dans leur contexte. Dix des onze derniers présidents ont perdu l’État de Virginie l’année suivant leur élection. En 2017, Trump avait également perdu une sénatoriale en Alabama, État qui avait pourtant voté pour lui avec 30 points d’écart. En clair, l’apathie des électeurs du parti au pouvoir et la motivation de ceux figurant dans l’opposition tendent à produire ce genre de résultats. Une logique qui risque de s’étendre aux élections de mi-mandat.

Un avertissement en forme de dernière sommation pour Biden

Comme le soulignent les universitaires spécialistes des États-Unis Jean-Éric Branaa et Lauric Henneton, la principale cause de cette défaite est l’impopularité croissante de Joe Biden. Elle s’explique par différents facteurs. La vague de variant Delta, l’inflation résultant de la reprise économique post-covid et la hausse de la criminalité semblent avoir précipité une forme de désenchantement. Mais au-delà des éléments exogènes sur lesquels Joe Biden n’a qu’un pouvoir limité, l’immobilisme qui s’est emparé du Congrès semble avoir provoqué les conditions de la défaite, comme l’a reconnu à demi-mot le président démocrate.

Après un premier succès au mois de mars, avec le vote de son plan de relance covid, Biden n’a fait que reculer. Il a renoncé à sa très populaire promesse électorale d’augmenter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure face à la résistance d’une partie de sa majorité au Sénat puis refusé de procéder à l’annulation partielle de la dette étudiante. 

La relative continuité avec Donald Trump en terme de politique environnementale et migratoire a également pu frustrer une partie de sa base électorale. De même, la réforme portant sur le droit de vote, qui doit permettre de contrer les dispositions prises à l’échelle locale par le Parti républicain pour limiter l’accès à l’isoloir des minorités ethniques, tout comme la réforme institutionnelle censée protéger les élections et réduire les pratiques discriminatoires prisées par le GOP (en particulier, le redécoupage partisan des circonscriptions) sont au point mort au Congrès. Résultat : les activistes et leaders des mouvements citoyens alertent depuis des mois sur le désenchantement, la déprime et l’apathie des électeurs concernés. 

« Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet »

Randy Weber, élu républicain à la Chambre des représentants, 14e circonscription du Texas, le 1er novembre 2021, cité par Politico

Cet immobilisme législatif s’explique en partie par le grand chantier lancé par Biden au mois d’avril : un double plan d’investissements (infrastructures, climat et social) financé par des hausses d’impôts sur les plus riches et les multinationales, qui doit permettre de restructurer l’économie américaine et améliorer sensiblement les conditions matérielles des classes moyennes et populaires. Ces deux textes sont l’objet de négociations interminables entre l’aile progressiste, qui cherche à faire adopter le plan tel qu’il avait été dessiné par la Maison-Blanche, et une poignée d’élus démocrates ultraconservateurs déterminés à réduire l’ambition du texte et obtenir des faveurs pour les secteurs économiques qui financent leurs campagnes.

Or, les multiples concessions faites à l’aile droite démocrate au cours des négociations génèrent de gros titres dévastateurs. On a ainsi pu lire récemment :

« Biden sur le point de renoncer au coeur de son plan climat à cause d’un seul sénateur. » (New York Times)

« Des tensions politiques forcent Biden à abandonner le projet de gratuité de l’enseignement supérieur public. » (NBC News) 

« Sur la réduction du prix des médicaments, Biden subit une défaite familière. » (Washington Post)

« Les démocrates suppriment les congés parentaux gratuit du plan économique de Biden. » (Bloomberg)

« Le projet démocrate de taxer les milliardaires tel qu’Elon Musk est annulé. » (NBC News)

Difficile, dans ces conditions, de motiver son électorat. D’autant plus que ces négociations limitent la capacité de Joe Biden et du Congrès à gérer de manière visible d’autres questions, telles que l’inflation, l’immigration, la crise sanitaire et les problèmes liés à la reprise économique. Au point de renvoyer l’image de « Démocrates bons à rien » dont aimait les affubler Donald Trump. Les Républicains s’en félicitent ouvertement, l’élu de la 14e circonscription du Texas déclarait récemment « Ils vont nous réinstaller au pouvoir » en justifiant le silence de son camp par un adage « Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet ».

En cause : le conservatisme des Démocrates 

Une fois de plus, l’incapacité des Démocrates à faire campagne pour quelque chose, et de tenir leurs promesses électorales, semblent avoir nui à leurs candidats.

Lorsque Barack Obama et Joe Biden sont venus faire campagne en Virginie, ils n’ont pas vanté les mesures prises par les Démocrates pour relancer l’économie ou combattre l’épidémie ni promu les efforts législatifs en cours. Fidèle à lui-même, Obama a surtout fait la leçon aux électeurs qui seraient tentés de s’abstenir, tout en critiquant l’extrémisme de Glenn Youngkin, le candidat républicain, en tentant de le repeindre en avatar de Donald Trump. Quant à Joe Biden, le New York Times n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier son discours, notant son acharnement à parler de Trump en lieu et place de sa propre politique. 

Terry McAuliffe, le candidat démocrate malheureux et ancien gouverneur de la Virginie entre 2014 et 2018, a axé sa campagne sur le rejet de Trump. Au point de distribuer des milliers de plaquettes par courrier avec des citations de l’ancien président disant du bien de Youngkin, dans le but de nuire à ce dernier (sic). Pire, The Lincoln Project, une organisation pro-Biden fondée par d’anciens cadres de l’administration Bush anti-Trump, a organisé une fausse manifestation de militants déguisés en suprémacistes blancs pour accuser le candidat républicain de complaisance envers Trump. Des tactiques mensongères qui n’ont fait qu’aggraver l’image déjà écornée de McAuliffe.

Glenn Youngkin, un multimillionnaire et ancien gestionnaire du fonds spéculatif Carlyle, aurait pu être attaqué pour sa carrière dans la finance, comme Obama avait habilement sabordé la campagne de Mitt Romney en 2012 en instrumentalisant le fait que ce dernier avait fait fortune en gérant un fonds d’investissement spécialisé dans la vente à la découpe des entreprises. Mais McAuliffe était incapable de mener ce type d’attaque, puisqu’il possède lui-même des investissements importants dans Carlyle…

Faire campagne contre Donald Trump ne suffit plus aux Démocrates. D’autant plus qu’il est moins présent dans la tête des gens après avoir été bannis des réseaux sociaux à leur demande…

Youngkin a mené une campagne habile, tenant Donald Trump à distance sans le répudier, axant son discours sur l’économie et l’éducation, qui se sont avérés être les deux problématiques principales des électeurs (à 32% et 28% selon les enquêtes post-électorales). En agitant les peurs concernant les contenus de l’enseignement antiraciste à l’école, il s’est assuré du soutien de la base électorale de Donald Trump sans prendre de risque. Mais l’essentiel de son discours portait sur l’économie, les budgets alloués à l’école et la promesse de ne plus les fermer pour cause de Covid. Il fait mieux que Trump dans tous les comtés de l’État, parvenant à augmenter le vote républicain (en % des suffrages) sur l’ensemble du territoire. Une prouesse qui a logiquement provoqué un sentiment de panique au sein du Parti démocrate.

D’aucuns diraient que cette élection répudie à la fois le trumpisme – c’est un républicain modéré qui s’impose – et l’approche centriste de Biden. Le Parti démocrate et ses relais médiatiques ont beau essayer de faire porter la responsabilité de cet échec à son aile gauche, la Maison-Blanche est contrôlée par un centriste, le Congrès est bloqué par deux sénateurs centristes (Manchin et Sinema) et McAuliffe était le candidat le plus à droite à se présenter à la primaire. Ancien directeur de campagne de Clinton, il avait récolté le soutien de l’establishment démocrate, contre trois autres candidats plus progressistes.

L’épouvantail trompeur du wokisme et les difficultés réelles de la gauche

De nombreux observateurs, y compris en France, voient dans cette déroute démocrate une répudiation de leur wokisme et la conséquence d’un basculement trop à gauche sur le plan sociétal de Joe Biden.

Les partisans de cette lecture pointent le résultat de plusieurs élections municipales. Les villes de Seattle et Minneapolis ont élu des maires démocrates centristes et pro-police. À Buffalo, la candidate socialiste a été battue par le maire centriste sortant, lui aussi pro-police. Toujours à Minneapolis, ville où Georges Floyd a été tué par les forces de l’ordre, le référendum visant à dissoudre la police de la ville pour mettre en « un département de la sécurité » qui inclurait les pompiers et services sociaux en plus d’une force policière réformée a échoué (56% contre, 44% pour). 

Tout cela pointe les limites du discours « Defund the police » qui a émergé des manifestations Black Lives Matter de l’été dernier, et renforce l’idée que les activistes veulent aller trop vite pour le reste du pays. Mais cette question semble avoir joué davantage aux marges. Elle n’explique pas le basculement des anciens électeurs de Biden éduqués ou issus des comtés ruraux vers les Républicains ni la réélection du procureur général progressiste Larry Krasner à Philadelphie.

L’autre élément pointé du doigt est le wokisme supposé de certains Démocrates et les problématiques liées aux contenus de l’enseignement à l’école. Depuis les évènements du 6 janvier, le Parti républicain et son bras armé (Fox News et la sphère médiatique conservatrice) n’ont eu de cesse d’agiter ces questions sociétales pour masquer leur opposition systématique aux politiques sociales populaires de Joe Biden (chèque Covid, allocations familiales, hausse des impôts sur les multinationales, hausse du salaire minimum, propositions de congés parentaux, de renforcement de la protection sociale, etc.). Après s’en être pris à la cancel culture en multipliant les polémiques sur le changement de nom de « Monsieur patate », le retrait des ventes d’albums de bande dessinée du Docteur Seus et autres faits de cette nature, la droite a trouvé le bon axe en s’attaquant à l’enseignement scolaire, problématique arrivée en seconde place dans les intentions de vote des électeurs de Virginie. 

Le bouc émissaire du GOP se nomme Critical Race Theory ou CRT. Une approche universitaire qui étudie le racisme sous « son aspect systémique et institutionnalisé », selon les lectures américaines en la matière. Mais en mélangeant ce champ d’études aux initiatives ponctuelles et nécessaires de sensibilisation aux problématiques raciales qui peuvent avoir lieu à l’école, la droite est parvenue à créer une forme de panique morale. 

Un échange entre un journaliste et électeur républicain de Virginie devenu viral résume le problème. Tout en se disant inquiet par la CRT, l’électeur admet être incapable d’expliquer de quoi il s’agit. Si Younkin a répété à chaque meeting son opposition à la CRT, il s’est bien gardé de la définir, ou d’admettre qu’aucune école de Virginie ne l’enseignait. 

Pour Ryan Grim, journaliste politique à The Intercept, la CRT a joué un rôle marginal dans l’importance prise par l’éducation dans ces scrutins. Entre les fermetures à répétitions, les obligations de port du masque et autres initiatives locales plus ou moins adroites et sensées, l’école est devenue un lieu d’affrontement politique particulier. D’autant plus qu’aux États-Unis, le contenu des programmes et la gestion des écoles s’effectuent à l’échelle locale et en consultation avec les bureaux de parents d’élèves. 

Du reste, les causes de la débâcle démocrate sont vraisemblablement plus globales. À l’impopularité de Joe Biden s’ajoute une réaction conservatrice face à la triple remise en cause du modèle social américain entraîné par le Covid, les manifestations géantes pour la justice raciale et la tentative d’arracher des compromis au capital et aux grandes fortunes sur le plan économique. Une réaction résumée à du racisme et de l’anti républicanisme par une partie des élites intellectuelles.

Ironiquement, la tendance élitiste, intolérante et moralisatrice des démocrates, dénoncés par des auteurs de gauche tels que Thomas Frank ou le journaliste Van Jones, est principalement le fait des démocrates libéraux sur les questions sociétales, mais plus modérées sur les aspects économiques, quoique pas le fait de la gauche pro-Sanders.

Or, c’est avant tout le cœur du Parti démocrate et ses cadres modérés qui sont remis en cause par cette élection. Dans un éditorial épousant parfaitement leur logique interne, le NYT appelle Biden à tourner le dos aux progressistes et se recentrer. Un discours éculé, ressorti après chaque élection depuis 1992, mais qui trouve toujours un écho au sein des dirigeants du parti. Ainsi, l’empressement de Biden a faire adopter ce vendredi son plan d’investissement dans les infrastructures confirme ce réflexe désastreux. Qualifié de « pire que le statu quo » par Alexandria Ocasio-Cortez et le journal socialiste Jacobin, le plan en question a été écrit par le patronat et les lobbies américains, et voté avec le soutien des républicains.

À moins de parvenir à arracher à son aile droite son plan pour le climat et le social, Joe Biden s’avance vers des élections de mi-mandat en forme de bérézina, qui pourraient offrir le contrôle de l’appareil législatif fédéral et des pouvoirs locaux au Parti républicain pour une décennie. On pourra alors conclure qu’aucune leçon n’a été tirée de la désastreuse présidence de Barack Obama.

L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Depuis plusieurs semaines, le Congrès est en ébullition. La colonne vertébrale du programme Build Back Better de Joe Biden – un grand plan d’investissement pour les infrastructures, le social et le climat – est en discussion à la Chambre des représentants et au Sénat. Le président américain, qui joue peut-être son mandat en ce moment même, doit beaucoup à son aile gauche et en premier lieu Bernie Sanders, qui se bat corps et âme contre une dizaine d’élus démocrates conservateurs prêts à tout faire capoter pour satisfaire les groupes privés qui financent leurs campagnes. Bien que la Maison-Blanche ne puisse pas encore crier victoire, son rôle étant également trouble, la catastrophe semble avoir été évitée de justesse fin septembre. Mais la démocratie américaine est à nouveau mise à rude épreuve et cette fois, Donald Trump et les républicains n’y sont pour rien.

La bataille politique qui se mène actuellement au Congrès est interne au camp démocrate. Le plan, composé d’un volet bipartisan sur la modernisation des infrastructures à 550 milliards ainsi que d’un volet social et climat à 3 500 milliards, aurait dû faire l’objet d’un accord fin septembre. Si la très grande majorité des élus sont unis derrière les propositions de Joe Biden, une minorité virulente s’attache à mettre en danger sa présidence en refusant le montant alloué au second. Neuf représentants et deux sénateurs centristes ont ainsi défié la Maison-Blanche et brisé la fragile unité qui régnait jusque-là au sein du Parti démocrate.

Parmi eux, on retrouve Joe Manchin et Kyrsten Sinema qui entretiennent des liens financiers forts avec les industries des énergies fossiles et des laboratoires pharmaceutiques, toutes deux impactées par certains dispositifs inclus dans le deuxième volet, notamment les mesures visant à lutter contre le réchauffement climatique et à réguler le prix des médicaments. Le problème ne se limite cependant pas à des intérêts sectoriels divergents puisque les organisations patronales comme l’US Chamber Of Commerce poussent aussi ces derniers à torpiller le plan, afin d’éviter les hausses d’impôts sur les sociétés et les hauts revenus qui permettraient de le financer. Hors de question donc pour Manchin, Sinema et leurs comparses de se mettre à dos leur principale source de financement en soutenant un tel projet, et peu importe l’impopularité de leur position auprès de l’Amérique démocrate.

De fait, cela équivaut à des pratiques de corruption institutionnalisées, qui, bien qu’endémiques aux États-Unis, fragilisent la démocratie américaine. Le financement des campagnes électorales étant très peu réglementé, ce phénomène n’est pas nouveau. En 2019, la sénatrice Elizabeth Warren dénonçait vigoureusement ce système : « Regardez de près, et vous verrez – problème après problème, les politiques très populaires sont bloquées parce que les sociétés géantes et les milliardaires qui ne veulent pas payer d’impôts ou suivre de règles utilisent leur argent et leur influence pour faire obstacle. » Il prend cependant une toute autre ampleur cette fois-ci alors que le pays est très fracturé, que les inégalités s’accroissent, que le réchauffement climatique s’accentue et que la crise sanitaire a mis à genoux les classes populaires et moyennes. Si le rapport de force n’a jamais été aussi favorable aux progressistes, la très courte majorité démocrate au Congrès confère un poids exceptionnel aux dissidents. Avec un Sénat à 50-50 et une Chambre des représentants à 220-212, aucune dispersion de voix ne doit avoir lieu lors du vote d’un projet crucial comme celui-ci.

La gauche sort les crocs

Le deal initial consistait à lier les deux parties du plan de 4 000 milliards : pas de passage de l’une sans un accord sur l’autre. Constatant le refus de la dizaine d’élus démocrates conservateurs de le respecter, le Progressive Caucus de la Chambre des représentants, composé de plus de 90 membres, a bloqué le processus législatif poussant ainsi la Speaker Nancy Pelosi à repousser d’une semaine le vote sur le volet bipartisan infrastructures de 550 milliards. Malgré ces quelques jours supplémentaires de négociation, aucune solution n’a été trouvée et le vote n’a finalement pas eu lieu. Face à cela, Joe Biden a pris les devant et s’est rendu au Congrès pour discuter avec sa majorité. Il en a profité pour soutenir la démarches des progressistes et a appelé les élus démocrates à s’accorder sur un montant inférieur à 3 500 milliards pour le volet social et climat afin de trouver un compromis et faire adopter le plan dans son ensemble.

Nouveau chiffre évoqué par la Maison-Blanche : 2 000 milliards. Ambition revue à la baisse mais signe d’un changement dans le rapport de force au sein du Parti démocrate. Pour la première fois, la gauche a pu tenir tête à l’aile conservatrice de centre-droit et aux lobbys. Souvent qualifiée d’« idéaliste » et de « populiste », elle a su faire preuve de pragmatisme là où les centristes, dépeints habituellement en « réalistes » et « modérés », ont refusé les mains tendues. Et c’est Pramila Jayapal, leader du Progressive Caucus qui résume le mieux la situation: « Build Back Better, le programme du président, le programme du parti Démocrate, serait mort si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait. » Voilà qui fracasse le mythe de l’irresponsabilité supposée de la gauche radicale, largement répandu par les grandes chaînes de télévision américaines ces dernières années.

Un contrat de confiance malgré des divergences

« Je pense que le président Biden a été un partenaire de bonne foi. Il est en fait un modéré et nous sommes en désaccord sur certaines questions. Mais il tend la main et il essaie de comprendre notre point de vue, et c’est pourquoi je me bats pour son programme» déclare Alexandria Ocasio-Cortez le lendemain de l’intervention du président au Congrès. Malgré plusieurs accrochages au sujet de la politique migratoire ou vis-à-vis d’Israël, une relation de confiance, reposant sur des intérêts communs, semble s’être installée peu à peu entre la gauche démocrate et la Maison-Blanche. Pour comprendre sa construction, il est nécessaire de se remémorer la fin des primaires démocrates et le ralliement de Bernie Sanders à l’ancien vice-président de Barack Obama.

Contrairement à 2016 où Hillary Clinton avait tout fait pour entraver le sénateur socialiste, les deux hommes ont combattu loyalement. L’alliance s’est donc faite rapidement et sans accroc. Un groupe de travail spécial entre progressistes et modérés pour revoir et renforcer le programme du futur président s’est rapidement mis en place pour permettre d’apaiser la méfiance entre les deux sensibilités démocrates. C’est à la suite de ces concertations qu’est né le Build Back Better que nous connaissons aujourd’hui. Après l’élection, la remise en cause des résultats par Donald Trump et l’attaque contre le Capitole ont poussé le Parti démocrate à faire bloc pour protéger le président élu et les institutions. Rarement la famille démocrate avait fait preuve d’autant d’unité.

Lire sur LVSL à ce sujet l’article de Politicoboy au sujet du plan de relance.

Une fois Joe Biden installé à la Maison-Blanche, la mise en œuvre des promesses de campagne était essentielle pour maintenir le lien et la confiance. L’adoption rapide de l’American Rescue Plan, estimé à 1 900 milliards de dollars et le retrait des États-Unis d’Afghanistan ont rassuré l’aile gauche sur les intentions du nouvel homme fort de Washington. Et quand l’hystérie médiatique s’est abattue sur Biden pour sa décision courageuse de mettre un terme à une « guerre sans fin », la gauche démocrate a pris sa défense et a rappelé la responsabilité de ses prédécesseurs dans ce fiasco. Cette relation, encore fragile et précaire, connaît aujourd’hui un nouveau tournant avec cette montée au créneau des progressistes pour sauver le programme du président à un an d’élections de mi-mandat à hauts risques. Réussiront-ils ? Premiers éléments de réponse fin octobre, date à laquelle les négociations devront être terminées si l’on en croit Nancy Pelosi.