Pourquoi les centristes italiens n’arrivent pas à combattre l’extrême-droite

Giorgia Meloni, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, respectivement leaders des Fratelli d’Italia, de la Lega et de Forza Italia. Les trois partis forment l’alliance des droites, dominée par les Fratelli. © Presidenza della Repubblica

Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».

Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.

Sur l’histoire des gouvernements technocratiques en Italie et leur caractère antidémocratique, lire sur LVSL l’article de Paolo Gerbaudo « Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie »

Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».

Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un  essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.

Les fantômes du passé n’ont pas refait surface

Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».

Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.

Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.

Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.

Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond

Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.

Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.

Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.

En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.

À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant  initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.

La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.

Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.

Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie

Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque Centrale Européenne et futur Premier ministre italien. © CC0 Domaine public – PxHere.com

Le président de la République italienne Sergio Mattarella vient de nommer l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi pour former un gouvernement “apolitique”. Une décision qui s’inscrit dans une longue série d’administrations technocratiques destinées à imposer des mesures d’austérité impopulaires et pourtant rejetées par les Italiens. Le sociologue Paolo Gerbaudo, déjà interviewé par Le Vent Se Lève, nous livre son analyse sur cette spécificité politique italienne et ses enjeux. Article traduit et édité par William Bouchardon.

L’Italie est depuis longtemps le laboratoire de toutes sortes d’expériences réactionnaires, du régime fasciste de Benito Mussolini au populisme de droite vaniteux de Silvio Berlusconi, précurseur de Donald Trump. Mais au cours des dernières décennies, le belpaese (“beau pays” en italien, ndlr) est également devenu le terrain d’essai de la forme la plus extrême de néolibéralisme : des gouvernements technocratiques dirigés par des économistes austéritaires. Entre 2011 et 2013, le gouvernement de Mario Monti, ancien conseiller de Goldman Sachs, a ainsi mis en place de douloureuses mesures d’austérité contre la volonté populaire des Italiens. Aujourd’hui, l’establishment politique italien veut renouveler l’expérience, mais sous une autre forme.

L’Italie traverse actuellement une impasse politique, le Premier ministre de coalition sortant, Giuseppe Conte, n’ayant plus de majorité pour gouverner. Pour sortir de la crise, le président Sergio Mattarella a chargé l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi de former une nouvelle administration. Or, Draghi est l’un des architectes de l’austérité européenne, ainsi que le responsable des mémorandums qui ont dévasté l’économie grecque.

La nomination de Draghi, faite sans aucune référence à une quelconque élection ni même aux principaux partis politiques, ressasse les éternels éléments de langage sur la soi-disant cure de “responsabilité fiscale” destinée à améliorer la “réputation internationale” de l’Italie. Mais, au lendemain de la pandémie, il s’agit aussi d’une tentative des milieux d’affaires de mettre la main sur les investissements du Fonds européen de relance économique pour orienter ces fonds vers les entreprises plutôt que vers l’aide destinée aux citoyens ordinaires.

Matteo Renzi, expert en magouilles politiques

Le nouveau gouvernement proposé par Draghi, actuellement en recherche de majorité au Parlement, intervient après la crise du gouvernement Conte II. A partir de juin 2018, Conte a dirigé une coalition comprenant les populistes du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et la Lega de Matteo Salvini. A partir de septembre 2019, Conte s’est appuyé sur le M5S, le Partito Democratico (PD) de centre-gauche, le petit parti de gauche Liberi e Uguali, et le parti centriste néolibéral Italia Viva.

En janvier, alors que la pandémie faisait toujours rage, Italia Viva, le parti des élites financières italiennes dirigé par l’ex Premier ministre Matteo Renzi (2014-2016), a finalement mis le gouvernement à genoux. De toute évidence, même les mesures sociales modérées promues par Conte, comme la renationalisation partielle des autoroutes, ont été considérées comme inacceptables par les milieux d’affaires italiens.

Matteo Renzi, ancien Premier ministre centriste et chef du parti Italia Viva. © Free World and Friends World

Né d’une scission du PD, dirigé par Renzi entre 2013 et 2018, le parti Italia Viva est extrêmement impopulaire : les sondages lui donnent 3 % des intentions de vote. Pourtant, la formation politique contrôle une poignée de sénateurs dont les voix sont décisives pour la majorité de Conte. La politique italienne ressemble parfois à un film d’espionnage rempli de personnages machiavéliques : juste avant de déclencher la crise politique, Renzi a rendu visite à un de ses amis politiques actuellement en prison pour corruption, l’ancien sénateur Denis Verdini, dont la fille est par ailleurs la fiancée de Matteo Salvini. Renzi est également entouré d’alliés internationaux pour le moins douteux comme Tony Blair. Alors que l’Italie traverse une grave crise, Renzi s’est envolé vers l’Arabie Saoudite pour une conférence payante au cours de laquelle il a loué le “grand, grand” prince héritier Mohammed bin Salman, malgré son implication dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, le massacre au Yémen et le soutien saoudien à la dictature en Egypte ayant conduit à la mort du jeune chercheur italien Giulio Regeni en 2016.

Alors qu’il avait initialement soutenu la création du gouvernement Conte II en 2019, le petit parti de Renzi a agi davantage comme une opposition interne au gouvernement que comme un allié. Il a vivement critiqué les mesures sociales modérées mises en place par Conte, à commencer par le “revenu citoyen”, un transfert gouvernemental qui aide environ un million de familles italiennes en situation d’extrême pauvreté.

Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires.

En outre, Renzi a souvent insisté pour que l’Italie demande un prêt au mécanisme européen de stabilité (MES), destiné aux pays en difficulté financière. Le M5S s’y est fortement opposé, par crainte des conditions qui seraient imposées par les créanciers, et a rappelé qu’aucun autre pays européen n’a l’intention d’utiliser ces prêts. Après avoir lancé plusieurs ultimatums depuis son compte Twitter, Matteo Renzi a finalement décidé de faire tomber le gouvernement de M. Conte, en demandant aux deux ministres d’Italia Viva de démissionner.

Certains observateurs estimaient que Renzi voulait simplement plus de ministères et davantage de pouvoir au sein de la coalition existante. Mais, très vite, il est apparu que ses demandes exorbitantes n’étaient qu’une ruse pour mettre fin au gouvernement Conte. Derrière cette décision, Renzi avait trois objectifs. Premièrement, renverser Conte, devenu bien trop populaire à son goût et bénéficiant toujours du soutien d’environ la moitié des Italiens. Deuxièmement, désorganiser le projet politique de centre-gauche du PD et du M5S, qui pouvait réunir un large bloc social composé de travailleurs précaires (M5S) et de fonctionnaires, ainsi que de retraités (PD). Enfin, Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires. Avec la nomination de Draghi, tous ces objectifs sont désormais atteints.

Les technocrates au pouvoir : une passion pour l’austérité

Les gouvernements dits “techniques” sont un affront évident à la démocratie. Il s’agit en effet de la manifestation la plus extrême de la tendance post-démocratique. Ce concept, développé notamment par le politologue Colin Crouch, explique la trajectoire des démocraties capitalistes depuis la fin de la Guerre Froide, où la démocratie se résume de plus en plus à une façade et où le véritable pouvoir n’appartient plus aux élus.

Il faut différencier deux types de situations : avoir un gouvernement dépendant du travail d’experts soi-disant apolitiques dans ses ministères et agences, et avoir un gouvernement directement dirigé par un technocrate non élu. L’Italie est l’un des rares pays occidentaux où une telle chose est non seulement considérée comme acceptable, mais est même devenue une sorte de tradition.

Les politologues Duncan McDonnell et Marco Valbruzzi ont recensé vingt-quatre gouvernements dirigés par des technocrates en Europe entre la Seconde Guerre mondiale et 2013. Si la Grèce et la Roumanie sont les pays les plus touchés, avec cinq gouvernements chacun, l’Italie n’est pas loin derrière : avec Draghi, ce sera la quatrième fois que les technocrates gouvernent directement l’Italie. Surtout, les gouvernements technocratiques italiens n’existaient pas avant une trentaine d’années. Apparus avec la chute de la Première République au début des années 1990, ces expériences politiques ont systématiquement conduit à des politiques d’austérité sévères.

Le premier gouvernement dirigé par des technocrates a été formé par Carlo Azeglio Ciampi en 1993. Gouverneur de la banque centrale italienne dans les années 1980, Ciampi avait contribué à démolir le consensus keynésien, prônant l’indépendance de la banque centrale à l’égard du politique et l’équilibre budgétaire. Une fois premier ministre, il a promu le premier cycle de privatisation massive des actifs de l’État. Il mit par exemple fin à la participation de l’État dans les grandes banques, la compagnie d’électricité Enel et la compagnie pétrolière Agip, tout en pratiquant une “politique des revenus” exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Autant de sacrifices destinés à prouver que l’Italie rentrait dans les critères requis pour participer au processus de création de l’euro.

Quelques années plus tard, ce fut le tour de Lamberto Dini, premier ministre entre 1995 et 1996. Comme Ciampi et Draghi, il était également issu de la banque centrale italienne, dont il a été le directeur général. Dini est devenu Premier ministre après la chute du premier exécutif dirigé par Silvio Berlusconi et a poursuivi la doctrine de privatisations et de “responsabilité fiscale” inaugurée par Ciampi, en imposant par exemple une importante réforme des retraites.

La chute du dernier gouvernement de Silvio Berlusconi à l’automne 2011 a vu un autre technocrate, Mario Monti, devenir premier ministre. Silvio Berlusconi, magnat milanais des médias, fut alors débarqué du pouvoir à la hâte en raison de la spéculation des marchés financiers contre les obligations italiennes et de son implication dans un scandale sexuel avec une prostituée mineure. Sa sortie du pouvoir ressemblait à une ingérence étrangère : elle a eu lieu après une lettre féroce écrite par Draghi, alors gouverneur de la BCE, et une conférence de presse conjointe de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Nicolas Sarkozy, où les deux chefs d’Etat exprimaient sans détour leur souhait de voir Berlusconi être démis de ses fonctions.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire.

Malgré toute la corruption et les pitreries de Berlusconi, les Italiens ont vite compris que les choses pouvaient encore empirer. Pour remplacer Berlusconi, Giorgio Napolitano, le président de l’époque, choisit Mario Monti, un professeur d’économie de l’université Bocconi de Milan, l’équivalent italien de l’école de Chicago, c’est-à-dire un repère de fanatiques du néolibéralisme. De 1995 à 2004, Monti avait été commissaire européen, responsable d’abord du marché intérieur, des services, des douanes et de la fiscalité, puis de la concurrence. Comme à chaque fois avec les gouvernements technocratiques, son rôle était de “sauver l’Italie”.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire. Il a administré l’intégralité de la “cure” d’ajustement structurel recommandée par Bruxelles, aggravant fortement l’état de l’économie italienne, déjà en stagnation depuis des années en raison des règles budgétaires restrictives de l’UE. A travers un pack de mesures dénommé de façon méprisante “Salva Italia” (Sauver l’Italie), il a réduit les dépenses publiques à néant. Concrètement, cela s’est matérialisé par des coupes dans les retraites publiques, mais aussi de fortes baisses du budget de la santé, dont des conséquences sautent désormais aux yeux dans le contexte de la crise du COVID-19.

Dans une interview sur CNN, Monti a affirmé que son objectif premier était de “supprimer la demande intérieure” en baissant les salaires afin d’améliorer la “compétitivité internationale”. Sans surprise, les Italiens n’ont guère apprécié. A la fin de la législature en 2013, son gouvernement plafonnait à 25 % d’approbation et son parti centriste, Scelta Civica, n’obtenait que 8 % des voix aux élections la même année.

Que va faire “Supermario” ?

Compte tenu des expériences précédentes, le gouvernement Draghi s’annonce inquiétant. Certes, Draghi peut sembler moins néolibéral que Monti : son mandat à la BCE entre 2011 et 2019 a été applaudi par la presse libérale pour avoir sauvé la zone euro. Sa fameuse promesse de faire “tout ce qu’il faut” pour éviter la dislocation de la zone monétaire, principalement grâce à un programme massif de rachats d’actions dit quantitative easing qui perdure encore, a ainsi mis un terme à la spéculation financière sur les obligations des Etats européens, lui valant le surnom de “Supermario”.

Mario Draghi, alors gouverneur de la BCE, au Forum Economique Mondial de Davos en 2012. © World Economic Forum

Toutefois, il ne faut pas oublier que Draghi a été l’un des architectes de l’austérité au lendemain de la crise de 2008. Sa politique de rigueur budgétaire a étranglé de nombreuses économies européennes, notamment celles du Sud. De plus, les programmes d’assouplissement quantitatif mis en place sous sa direction, loin de pomper des ressources dans l’économie réelle, n’ont fait que gonfler les actifs sur les marchés financiers. Au final, l’économie allemande en a été la grande gagnante, grâce à la dévaluation de la monnaie.

Certains propos récents de Draghi peuvent amener à penser qu’il a tiré les leçons de l’échec de l’austérité. Dans un célèbre éditorial du Financial Times de mars 2020, l’ancien gouverneur de la BCE a ainsi déclaré qu’il fallait accepter jusqu’à nouvel ordre l’existence de dettes publiques élevées. En août, s’exprimant lors de la réunion annuelle du groupe catholique de droite Comunione e Liberazione, il a soutenu que les États devaient créer des “bonnes dettes”, c’est-à-dire des investissements dans les infrastructures productives. Ce changement de rhétorique rejoint les positions d’autres leaders du monde financier comme Kristalina Georgieva, l’actuelle directrice du Fonds monétaire international, qui a demandé aux gouvernements de “dépenser autant que possible”. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit de rien d’autre que des mesures visant à sauver du désastre un capitalisme défaillant.

En tant qu’ancien employé de Goldman Sachs, Draghi aura la responsabilité de gérer les deux cents milliards d’euros mis à disposition par l’Union européenne par le biais du fonds de relance. Il est probable qu’une partie considérable de ces fonds seront distribués aux grandes entreprises représentées par la Confindustria, l’équivalent italien du MEDEF. Sans surprise, la Confindustria est un des plus grands soutiens de Draghi.

Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Draghi n’aura probablement ni le temps ni le courage politique nécessaires pour abroger certaines politiques sociales comme le “revenu citoyen” (bien qu’il puisse en restreindre l’accessibilité) et imposer de nouvelles réductions des dépenses publiques. Mais il tentera sans doute de remettre l’économie italienne sur la voie de la “responsabilité fiscale” dont cette dernière s’est écartée depuis la crise du coronavirus, du moins s’il en croit les institutions européennes.

L’arrivée au gouvernement de Draghi va certainement signifier le non renouvellement de l’interdiction temporaire de licenciements, introduite en mars 2020 et devant prendre fin dans deux mois. Il s’agit là d’une des mesures les plus sociales mises en œuvre par le gouvernement Conte durant la pandémie, obligeant les entreprises privées à assumer une partie des coûts économiques de la crise. Mais la Confindustria ne cesse de réclamer le retour du privilège fondamental de l’entrepreneur : le droit de licencier des travailleurs. Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Désormais, la vraie question est celle de la réaction des forces politiques italiennes et des citoyens ordinaires face à cette dérogation scandaleuse aux principes démocratiques et à cette nouvelle tentative de subordonner la politique italienne à la responsabilité fiscale exigée par Bruxelles. Le parti démocrate a toutes les chances de suivre les appels à la “responsabilité” de Mattarella, lui-même issu de ce parti. Une majorité parlementaire pourrait être trouvée avec les votes du PD, de la Lega, de Forza Italia (parti de Berlusconi, ndlr), et des carriéristes qui abondent au Parlement italien.

Le Mouvement 5 Etoiles représente la seule formation politique qui puisse oser dire non, même si ce scénario est peu probable. Refuser de soutenir Draghi pourrait aider les 5 Etoiles à retrouver une partie de sa crédibilité auprès des Italiens, sérieusement abîmée après trois ans au gouvernement dans le cadre de deux coalitions différentes. D’ores-et-déjà, les Italiens sont en colère contre les manœuvres politiques de Renzi et le chaos qu’il a provoqué en pleine pandémie. Malgré le virus, les manifestations de différents groupes se succèdent depuis un an. Si Draghi ne se montre pas prudent, il pourrait se voir confronté non seulement à une urgence sanitaire et économique, mais aussi à une crise de l’ordre public.

Dans ce lugubre panorama, le seul espoir repose sur les citoyens, qui sont demeurés pour la plupart passifs pendant cette crise, mais qui pourraient se réveiller. Si cela ne se produit pas, un gouvernement réactionnaire dirigé par la Lega de Salvini et les Frères d’Italie post-fascistes de Giorgia Meloni a de bonnes chances de remplacer les technocrates lors des prochaines élections. Cette situation désastreuse est le résultat des calculs politiques de centristes corrompus ainsi que de la tendance de l’establishment italien, en temps de crise, à faire appel à des technocrates, plutôt que de convoquer des élections et de laisser le peuple décider du type de politique économique qu’il préfère.

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Italie : La stratégie du chaos pour dissimuler l’incompétence

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Le gouvernement italien a finalement fait adopter son plan économique. L’alliance formée par l’extrême droite de Matteo Salvini et le Mouvement cinq étoiles a vu la première version de son budget rejetée par la Commission européenne. En fonction depuis six mois, les nouveaux élus n’ont pas encore trouvé les fonds pour réaliser leurs promesses de campagne, comme le revenu de citoyenneté. En revanche, s’il y a un domaine dans lequel le gouvernement s’est manifesté dès son arrivée, c’est au niveau du démantèlement du système d’accueil des migrants et de la diabolisation des étrangers. Par Florian Pietron.

La promesse de campagne du Mouvement cinq étoiles : un revenu de citoyenneté basé sur des erreurs mathématiques.

Le Mouvement cinq étoiles prétendait lutter contre les inégalités sociales en se revendiquant apolitique et proche des citoyens. Sa communication est basée sur la désillusion des italiens concernant les gouvernements précédents : la droite conservatrice de Silvio Berlusconi ou la social-démocratie de Matteo Renzi. Ainsi, en adoptant une posture « qualunquiste », le parti de Luigi Di Maio est parvenu à convaincre la majeure partie des citoyens qui considèrent que les hommes politiques, indépendamment de leur parti, sont des élites qui n’ont pas la préoccupation d’améliorer la vie des italiens. Malheureusement, en terme factuel, le Mouvement cinq étoiles perpétue la politique libérale du gouvernement précédent.

Durant la campagne électorale de 2018, Luigi Di Maio, dirigeant du Mouvement cinq étoiles, avait promis d’abolir la pauvreté une fois les élections remportées. Pour ce faire, ce parti fondé par l’humoriste Beppe Grillo, affirmait être en mesure de débloquer 17 milliards d’euros afin de financer un revenu de citoyenneté. Le but était de permettre aux italiens percevant moins de 780 euros par mois, d’atteindre cette somme considérée en Italie comme le seuil de pauvreté. Cela concerne les chômeurs, les travailleurs précaires ou encore les retraités. Cependant, beaucoup d’incohérences ont émergé concernant le budget de cette mesure.

Tout d’abord, les ressources promises afin de financer le revenu de citoyenneté ont été revues à la baisse après l’élection du nouveau gouvernement. Les Ministres évoquent un budget annuel de 8 milliards d’euros, un montant bien inférieur aux 17 milliards initialement promis. D’autre part, Luigi Di Maio prétend pouvoir fournir une aide de 780 euros par mois à 6,5 millions de personnes. Or, un budget de 8 milliards d’euros annuels divisés par 6,5 millions de personnes équivaut à 1230 euros par an soit 102 euros par mois. Le compte n’y est pas. Ce nouveau revenu de citoyenneté serait même inférieur à l’aide sociale fondée par le gouvernement précédent, nommé revenu d’insertion, qui peut atteindre entre 190 et 485 euros par mois. Le projet du gouvernement pourrait donc avoir pour conséquence la diminution des aides sociales existantes, contrairement à une prétendue lutte contre la pauvreté.

L’autre grande erreur de calcul du gouvernement italien concerne le nombre de citoyens percevant moins de 780 euros par mois. Luigi Di Maio affirme qu’il s’agit de 6,5 millions de personnes. Ce chiffre est bien inférieur à la réalité. Il y a en Italie 14 millions de citoyens sous le seuil de pauvreté. En effet, les données des instituts de statistiques italiens (Istat et Inps) font état de 6 millions de sans-emploi, 4,5 millions de retraités sous le seuil des 780 euros par mois et 3 millions de travailleurs précaires. Ce revenu de citoyenneté devait être progressif, c’est-à-dire proportionnel aux revenus. Les chômeurs auraient perçu le montant maximal mais un travailleur précaire par exemple, s’il percevait un salaire de 500 euros par mois, aurait eu droit à une aide de 280 euros. Par conséquent, si le gouvernement souhaite effectivement que le revenu de citoyenneté concerne tous les citoyens sous le seuil de pauvreté, il doit prendre en compte 14 millions de personnes, dont 6 millions percevraient le montant maximum. C’est pourquoi, au regard des objectifs fixés, le budget du revenu de citoyenneté est insignifiant. Ces erreurs de calculs sont préoccupantes et dévoilent l’incompétence, si ce n’est la malhonnêteté des dirigeants du Mouvement cinq étoiles.

Manifestation des travailleurs « fantômes » contre le travail au noir à Naples.
PHOTO : ©DIEGO DENTALE

Enfin, le système prévu permettrait également de surveiller les achats contractés grâce au revenu de citoyenneté à l’aide d’une carte de paiement prévu à cet effet. Les « achats immoraux » seront sanctionnés via des peines allant jusqu’à six ans de prison, accentuant davantage la suspicion envers les plus démunis, qui seraient si on ne les surveille pas, tentés d’abuser de leurs privilèges. Aucune définition claire de ce que le gouvernement considère comme un « achat immoral » n’a été formulée. Un paquet de cigarette, une pilule abortive, un ordinateur, seront-t-ils considérés comme des achats immoraux ? Au regard des membres qui forment ce nouveau gouvernement très conservateur, on est en droit de se poser des questions.

Le paradoxe du Mouvement cinq étoile est donc de prétendre abolir la pauvreté alors qu’il maintien le système qui engendre les inégalités sociales. S’il voulait lutter de façon efficace contre la pauvreté, il serait pertinent d’instituer un salaire minimum. En effet, la péninsule n’a toujours pas légiféré dans ce domaine. À l’inverse, sous l’impulsion de Matteo Salvini, le gouvernement veut instaurer un impôt sur le revenu à taux unique, ou flat tax, ce qui favoriserait les revenus plus élevés. Il supprimerait donc le barème progressif qui a pour but de réduire les inégalités sociales en demandant une contribution plus importante de la part des plus fortunés. À cette incompétence sur le plan économique viennent s’ajouter des éléments inquiétants concernant les libertés individuelles.

Le Ministre de la famille qui combat l’avortement, le divorce et les lois contre la discrimination raciale.

À la tête du Ministère de la Famille et des handicaps a été nommé un membre de la Lega qui s’oppose aux libertés des homosexuels et des femmes. Il s’agit de Lorenzo Fontana, grand ami de Matteo Salvini. Le Ministre de la famille juge que les enfants conçus à l’étranger par des couples du même sexe ne doivent pas être reconnus par l’État italien. Son combat politique se focalise également contre l’avortement. Il est membre du « comité contre la loi 194 », qui instaurait en 1978 la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse jugée selon ce comité, un « holocauste oublié ». Dans un pays où les médecins ont la possibilité de refuser de pratiquer un avortement en se déclarant objecteurs de conscience, parvenir à trouver un chirurgien consentant relève du parcours du combattant. Dans certaines régions comme le Molise, seul un médecin accepte de pratiquer l’avortement.

Lorenzo Fontana affirme qu’interdire complètement les différents modes d’interruption de grossesse serait un moyen efficace de résoudre la crise démographique du pays. Pour ce faire, il souhaite instaurer une loi qui condamnerait les femmes ayant recours à l’avortement à des peines pouvant aller jusqu’à 12 ans de prison. À Vérone, fief de l’extrême droite, le Conseil municipal a récemment voté une motion anti-avortement, visant à mettre en place des actions afin de dissuader les femmes de ne pas donner naissance à leur enfant. La crainte des activistes qui luttent pour les droits des femmes est de voir arriver dans les centres de consultation et les hôpitaux de la région, des membres du mouvement catholique « ProVita », fervents détracteurs de l’avortement.

D’autre part, le Ministre de la Famille soutient Simone Pillon, sénateur du même parti, qui se consacre actuellement à la réalisation d’un décret de loi visant à rendre plus difficiles les séparations et les divorces. En effet, si ce décret était adopté, la procédure de séparation et l’organisation de la garde alternée seraient soumises à une médiation familiale obligatoire et onéreuse. Un médiateur serait en effet chargé de dissuader les couples de divorcer pendant une période de six mois, tout en obligeant les intéressés à financer cette procédure obligatoire.

Enfin, le Ministre de la Famille souhaite abroger la loi Mancino qui condamne les discriminations et les violences à caractère raciste, ethnique ou religieuse ainsi que la formation de groupes incitant à la haine raciale. C’est le combat de la Lega qui souhaite depuis quelques années supprimer cette loi contre l’idéologie raciale qu’elle juge liberticide. Bien qu’elle ne se déclare pas ouvertement fasciste, la Lega entretient des relations étroites avec des groupes politiques se réclamant de l’idéologie mussolinienne comme CasaPound, Forza Nuova ou encore Fratelli d’Italia, son allié dans la coalition qui l’a porté au pouvoir et qui descend du Mouvement social italien, créé par les fascistes de l’après-guerre.

Les inquiétantes références à Mussolini :

L’utilisation de références au fascisme vient compléter ce tableau noir. Matteo Salvini, le jour de l’anniversaire de Benito Mussolini, avait cité le dictateur : « tanti nemici, molto onore » (« de nombreux ennemis, un grand honneur »). Les mises en scène fréquentes au balcon de la part du Ministre de l’intérieur et de Luigi Di Maio, chef du parti au gouvernement (dont le père était néofasciste) rappellent l’habitude qu’avait Benito Mussolini de faire ses discours depuis le balcon du Palais Venezia à Rome.

Lien
Manifestation pour l’égalité des droits pour tous à Naples
Source: Potere al popolo

En face, l’opposition est inexistante. Au Parlement, le seul contre-pouvoir présent en nombre est le PD de Matteo Renzi, qui a fait preuve dans le passé d’une certaine inclination pour les politiques libérales et pour la répression envers les migrants à travers le décret Minniti. Son silence actuel sur la scène politique italienne est assourdissant, ce qui laisse le champ libre à l’alliance au pouvoir de faire ce que bon lui semble et la rend d’autant plus dangereuse.

La novlangue de Matteo Salvini.

Dans le domaine des politiques sociales en revanche, le gouvernement ne propose rien de convainquant. C’est à croire que sa propagande contre les plus démunis est trop chronophage pour lui permettre de se concentrer sur les questions de fond. À moins que ce ne soit une stratégie politique ? En martelant des messages contre les migrants et en leur faisant porter la responsabilité de la situation économique actuelle, Matteo Salvini cherche à faire diversion. À l’image de la novlangue conceptualisée par Georges Orwell, les slogans de Matteo Salvini ont une signification qui en réalité, se traduisent de façon concrète par leur opposé. Le Ministre de l’intérieur torture la sémantique afin de faire porter aux mots un sens qu’ils n’ont pas et créer une confusion linguistico-politique au sein de la population. Il sollicite les émotions primitives de son auditoire et l’affect des citoyens, à défaut de leur rationalité. Ses discours sont construits via un lexique très restreint visant à simplifier à l’extrême les problématiques de la péninsule. « Clandestin », « bulldozer », « tique communiste », sont des éléments récurrents du langage salvinien.

À titre d’exemple, le slogan de campagne de Salvini était « Les italiens d’abord ». Factuellement, les mesures du Ministre de l’intérieur ne se sont pas traduites par une amélioration de la situation des italiens. La conséquence directe a été la persécution des étrangers de la part du gouvernement et la destruction du système d’accueil des migrants. Cela a conduit à l’augmentation des clandestins et des sans-abris, qui auparavant étaient hébergés dans les centres publics pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. En aucun cas le gouvernement ne s’est attelé à aider les citoyens. Au contraire, l’augmentation des sans domicile fixe et la stigmatisation des personnes dans une situation de risque social élevé n’a fait qu’augmenter les tensions et la violence, ce qui est délétère pour l’ensemble du pays.

Une autre expression clé de l’argumentaire salvinien est « la fête est finie ». Dans le vocabulaire du Ministre de l’intérieur, cela signifie que les « profiteurs » du système, identifiés selon lui comme les étrangers, ne pourront plus parasiter l’économie italienne. En réalité, les migrants sont un facteur positif pour l’Italie puisqu’ils apportent jusqu’à 2,8 milliards dans les caisses de l’État selon le centre d’étude sur l’immigration (Idos).

À l’inverse, le parti de Matteo Salvini est impliqué dans le détournement de 49 millions d’euros de fonds publics. Le fondateur de la Lega Umberto Bossi et son ancien trésorier Francesco Belsito ont perçu ces sommes via des remboursements de frais électoraux indus. Évidemment, Matteo Salvini n’a pas condamné ces délits. En outre, cette affaire n’a eu que peu de conséquences pour le parti puisque la sentence a été très clémente. En effet, la magistrature a permis aux condamnés de restituer la totalité de la fraude à raison de 100 000 euros tous les deux mois, ce qui devrait prendre 81 ans à la justice italienne pour récupérer la totalité des sommes volées. S’il y a profiteur du système économique italien, ce ne sont donc pas les migrants.

Enfin, Matteo Salvini est lui aussi directement concerné par la tolérance de la justice envers les hommes politiques. Poursuivi par le procureur de Palerme pour arrestation illégale, abus de pouvoir et séquestration de personne dans le cadre de l’affaire du navire Diciotti, le Ministre de l’intérieur a vu son procès archivé et la procédure judiciaire abandonnée. Il avait empêché le navire des gardes côtes italiens de débarquer les 177 migrants secourus en mer comme le prévoit la loi. Ils furent donc contraints de rester séquestrés sur le bâtiment des gardes côtes pendant dix jours, suite à une traversée pour le moins éprouvante durant laquelle ils risquèrent leur vie.

Le mensonge de l’urgence migratoire en Italie.

Afin de défendre sa politique anti-migrants, le gouvernement prétend également que l’Italie est le pays qui accueille le plus d’immigrés et que ces derniers profitent du budget de l’État pour vivre luxueusement dans les centres d’accueil sans avoir besoin de travailler. Ces deux affirmations sont fausses. Elles viennent s’ajouter à la longue série de fake news propagées par le Mouvement cinq étoiles et la Lega au pouvoir.

En réalité, en 2016, l’Union européenne a conclu un accord controversé avec la Turquie pour contrôler les entrées depuis la Grèce. La surveillance dans les eaux territoriales turques a donc dissuadé les migrants de rejoindre l’Europe par cette voie. C’est pourquoi, l’Italie est devenue une des portes d’entrées principales. En réaction, le 2 février 2017, l’ancien Ministre de l’intérieur Marco Minniti, du Partito Democratico de Matteo Renzi, conclut un accord avec le gouvernement Libyen visant à intercepter les migrants en méditerranée. Ce texte prévoyait l’aide logistique de l’Italie, qui a fourni des navires et formé des garde-côtes, ainsi que la création de camps de détention en Libye pour les migrants interceptés. Selon Amnesty International, en 2017, 20 000 personnes ont été placées dans ces camps où des cas de tortures, d’arrestations arbitraires et d’extorsion sont quotidiennement rapportés. Par conséquent, depuis que le gouvernement italien a décidé de fermer ses frontières, c’est l’Espagne qui est devenu la principale voie d’entrée en Europe.

Arrivées et décès en Méditerranée en 2018. Source : IOM

D’autre part, la péninsule est très loin d’être le premier pays d’accueil des migrants. Selon Eurostat, en 2017, l’Allemagne a accepté 325 370 demandes d’asiles contre 35 130 en Italie. En ce qui concerne leur contribution à l’activité économique, les migrants travaillent et cotisent davantage qu’ils ne perçoivent d’aides sociales. C’est pourquoi, au lieu de mener sa guerre contre les migrants, le gouvernement pourrait développer des politiques d’intégration et faire naître de nouveaux équilibres vertueux, comme ce fut le cas à Riace, petite commune de Calabre devenue symbole d’accueil.

 

Riace, un exemple d’intégration menacé.

À Riace fut en effet mis en place par le Maire Domenico Lucano dit « Mimmo », un modèle qui devint un exemple au niveau international. Le village s’était massivement dépeuplé faute d’opportunités pour les jeunes générations et semblait voué à disparaître. Suite au naufrage d’un bateau de migrants kurdes sur la plage de la commune en 1998, Mimmo Lucano, alors Maire du village, avait décidé de mettre en place un système d’accueil, nonobstant l’absence d’aide financière de l’État. Chaque migrant du village parvint à participer à l’activité économique de la commune et à vivre en harmonie avec les habitants. Mimmo Lucano avait été jusqu’à contacter d’anciens habitants de Riace émigrés en Amérique latine afin de leur demander de concéder leurs maisons inoccupées aux nouveaux arrivants, ce qu’ils acceptèrent de bon cœur. Les migrants contribuèrent donc à la renaissance du village et grâce à cette politique, l’économie de Riace fit un bon spectaculaire.

Malheureusement, dans une Italie qui se replie sur elle-même, le modèle de Riace est violemment attaqué depuis octobre dernier. Une enquête a été ouverte contre Mimmo Lucano pour avoir « favorisé l’immigration clandestine ». En attendant le verdict, il est suspendu de ses fonctions de Maire et contraint de quitter Riace. Pourtant ce dernier n’avait fait que donner les moyens aux migrants arrivant dans sa commune de vivre dans des conditions dignes. Son travail avait été salué dans le monde entier et des prix internationaux lui avaient été décernés. Cette affaire a donc des allures de procès politique. Il est probable qu’un exemple aussi positif d’intégration ne devait pas exister aux yeux du Ministre de l’intérieur Matteo Salvini, qui a fait de la guerre aux migrants son cheval de bataille.

Mimmo Lucano et des personnes vivant à Riace

Pourtant, outre le devoir moral qui incombe les démocraties de permettre à des populations fuyant la détresse économique et la guerre de trouver refuge, il est important de noter l’impact positif des migrants sur l’économie italienne. En effet, ils soutiennent la production en apportant leur main d’œuvre et cotisent pour le financement des aides sociales et des services publics. En d’autres termes, ils sont une opportunité, pas un problème. L’exemple de Riace en témoigne. Sans eux, l’Italie ne parviendra bientôt plus à garantir son système des retraites, car la part des seniors est en augmentation et les jeunes actifs ont tendance à émigrer pour trouver du travail. D’ici 2040, le taux de retraités par rapport aux actifs cotisants devrait atteindre les 65% selon l’Istat (Institut National des Statistiques italien).

D’autre part, le nombre d’italiens qui émigrent à l’étrangers est aussi important qu’après la seconde Guerre mondiale. Selon l’Institut de statistiques sur les migrations (Idos) il y aurait eu en 2017 plus de 250 000 départs pour l’étrangers. Cela démontre l’absurdité de la distinction entre migrants « économiques » et demandeurs d’asiles. Cette dichotomie ne prend pas en compte les paramètres sociaux et les situations individuelles. Si un migrant est menacé par la guerre, il peut avoir une chance d’être régularisé. En revanche, s’il est menacé par sa condition économique, malgré tous les risques que cela comporte, il est contraint au rapatriement. Alors qu’en est-il des 5 millions d’italiens expatriés ? Nombre d’entre eux ont quitté le pays à cause de la situation économique.  Doivent-ils être rapatriés puisqu’ils sont eux aussi des migrants dits « économiques » ne justifiant pas leur présence par le droit d’asile ?

La discrimination raciale institutionalisée par Matteo Salvini

Malgré cela, le Ministre de l’intérieur Matteo Salvini mène une bataille sans relâche contre les étrangers. Les opérations de sauvetage des gardes côtes sont interrompues, les ports refusent l’entrée des navires des ONG et la propagande de son parti, vise à faire porter la responsabilité de la situation économique actuelle sur les nouveaux arrivants, alors qu’elle est liée à la mauvaise gestion de l’Italie depuis des décennies. À travers des slogans violents et démagogiques, Matteo Salvini a déclenché une guerre sanglante entre les plus démunis. Les agressions racistes se multiplient, l’aide aux migrants est criminalisée, les classes défavorisées se retournent contre ceux qui sont en détresse. Depuis le mois de janvier, plus de 1500 migrants sont morts en méditerranée à cause de la volonté du gouvernement de ne plus assurer la surveillance et le sauvetage en mer. Le « laisser mourir » s’est imposé comme le nouveau mode « made in Italy » de gestion des flux migratoires.

Dans le décret Salvini, des lois discriminantes contre les migrants ont vu le jour, telles que l’obligation de fermeture à 21h des magasins gérés par des étrangers, l’annulation de la protection humanitaire et la restriction des moyens alloués au système d’accueil des migrants, notamment au niveau financier. En outre, un couvre-feu a été imposé aux migrants vivants dans les centres d’accueil (CAS), ce qui accentue la ségrégation sociale et développe une inquiétante inégalité entre les citoyens en termes de droits civils, selon des critères culturels et sociaux. Récemment, le navire de sauvetage français de la mission SOS Méditerranée de Médecins sans frontières s’est vu retiré son pavillon par le Panama sous la pression des autorités italiennes. Bloqué depuis deux mois dans le port de Marseille, les dirigeants de la mission ont dû abandonner les opérations.

Une opération de sauvetage de l’Aquarius en Méditerranée.

Le nouveau gouvernement italien n’apporte donc pour le moment aucune réponse concrète aux besoins des citoyens. Sur le plan économique, il met en place des mesures libérales avantageant les plus aisés, contrairement à ce qui était annoncé pendant sa campagne. La création de lois liberticides et l’apologie conservatrice d’une prétendue « famille traditionnelle » laissent présager une dérive autoritaire inquiétante. Enfin, l’espace médiatique est saturé par la propagande anti-migrants de Matteo Salvini, qui masque les incohérences du gouvernement en matière de budget économique. Le Ministre de l’intérieur tire profit de cette situation de crise en désignant comme bouc émissaire les migrants, alors qu’ils sont en réalité les premières victimes de la précarité. De cette façon, il protège les intérêts des plus avantagés en empêchant la colère populaire de se retourner contre les vrais responsables.

Italie – Le budget 2019 passé au crible

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Prête à la confrontation au niveau européen, et à une potentielle nouvelle crise souveraine, la coalition M5S/LEGA propose un projet de budget 2019 ambitieux sur un plan social, voire infrastructurel, sans pour autant traiter nécessairement les enjeux de long terme du pays. Par le collectif Hémisphère Gauche.

Le Gouvernement italien a publié jeudi soir son projet de budget 2019 présentant, après plusieurs années de réduction graduelle du déficit mise en oeuvre par le Parti démocrate, une cible de déficit de -2,4% pour 2019 (contre -1,8% en 2018) suivie d’une légère baisse conditionnée à des niveaux de croissance élevés. Cette annonce a immédiatement entrainé de nouvelles tensions sur le marché de la dette italienne, le spread de taux d’intérêt à 10 ans avec l’Allemagne augmentant de plus de 160 points de base (figure 1) à un niveau proche 300 bps (soit un point encore loin des tensions extrêmes observées en 2011). Certains investisseurs mettent sous-pression les taux d’intérêt italiens en réduisant leur exposition aux titres d’État italien. Certains investisseurs font l’analyse d’un risque de redénomination, c’est-à-dire qu’ils parient sur la sortie du pays de la zone euro.

Dans ce contexte, le ministre italien de l’Économie et des Finances, Giovanni Tria n’a pas rassuré les économistes en communiquant les prévisions de croissance soutenant ce scénario (1,6% pour 2019 et 1,7% pour 2020, soit des niveaux qui n’ont pas été atteints depuis 2010). La crédibilité limitée de ces propositions place l’Italie dans une situation de confrontation avec le cadre de gouvernance budgétaire européen. Pourtant, ce budget contient certaines mesures intéressantes quoique mal calibrées (création d’un quasi-RSA, plan d’investissement public de 15 Mds EUR) et d’autres beaucoup moins pertinentes (flat tax, retour sur la directive Bank Recovery and Resolution ou BRRD), si bien qu’une approche moins brutale comme des mesures mieux ciblées pourraient davantage remettre l’Italie sur un sentier de croissance plus durable après une crise de plus de 10 ans.

Ce billet présente les enjeux de court terme du vote du budget italien, en particulier la confrontation avec le Conseil de l’UE et la Commission européenne, avant d’aborder le contenu du budget et les enjeux de long terme de l’économie italienne, troisième partenaire économique de notre pays.

Graphique 1 : Écart de taux d’intérêt à 2 ans et à 10 ans sur les emprunts d’État avec l’Allemagne (en point de base)

Source : Bloomberg

 

Le projet de budget, en confrontation avec le cadre de gouvernance européen, risque de replonger l’économie européenne dans l’incertitude.

Le projet de budget 2019 revient assez frontalement sur le précédent programme de stabilité du gouvernement démocrate de M. Gentiloni. Ce dernier prévoyait un maintien de l’ajustement primaire (c’est-à-dire un solde budgétaire hors intérêts sur les trois prochaines années) pour un déficit global atteignant -0,8% en 2019. Le projet de budget actuel prévoit lui d’atteindre -2,4% dès l’an prochain avant de diminuer progressivement en fonction des taux de croissance atteints. Il sera présenté aux chambres du Parlement italien autour du 10 octobre pour être présenté à la Commission européenne, dans le cadre du volet automnal du semestre européen, le 15 octobre. Cette dernière ne devrait avoir le choix que de déclencher une procédure pour déficit public excessif en particulier pour le non-respect du critère de réduction de la dette issu des nouvelles règles budgétaires votées lors de la crise.

Cette trajectoire rompt avec celle entamée par le Gouvernement précédent, qui prévoyait une réduction du ratio dette/PIB à horizon 2019. Il s’appuyait sur un niveau d’excédent primaire très élevé, qui tranche nettement avec la situation budgétaire française. Les remarques (très) déplacées du Gouvernement français ne font ainsi que renforcer le positionnement du Gouvernement italien dans ce jeu de rôle européen. Malgré son niveau de dette/PIB élevé, l’Italie a été un des États membres à faire les plus gros ajustements budgétaires depuis la crise, au dépend, sûrement, d’une reprise vigoureuse. Ainsi, depuis 2016, la solvabilité budgétaire est assurée c’est-à-dire que le niveau de déficit actuel permet de stabiliser le niveau du taux d’endettement public.

Histogramme 1. Soldes primaires français et italien depuis 1995

Sources : PICTET

Le budget proposé pour 2019 est très ambitieux sur le plan de la politique économique (avec une impulsion budgétaire proche de 0,7 point de PIB, pour un coût estimé sur 5 ans entre 108 et 126 Mds EUR selon l’Observatoire des finances publiques italiens[1]). Il pourrait remettre en cause cet équilibre : une dégradation de la croissance économique, une politique budgétaire trop expansionniste ou bien une forte hausse de taux d’intérêt auquel emprunte l’Italie menacerait la soutenabilité de la dette publique italienne à moyen terme. À court terme, toutefois, celle-ci n’est pas menacée mais fortement dépendante du niveau de croissance, comme le montrent nos simulations infra. Dans ce contexte, les prévisions du Tesoro italien semblent au dessus du consensus des économistes.

Graphique 2 : Dynamique de la dette publique italienne en fonction des prévisions de croissance, de taux d’intérêt et de politique budgétaire

Source : Eurostat, calculs de l’auteur

Or, le budget en question pourrait bien avoir un impact sur la croissance du pays, à tout le moins à très court terme. Ce budget propose en effet un panachage de mesures, plus ou moins pertinentes sur un plan économique (comme nous le verrons dans un second temps). Tout l’enjeu réside dans la capacité de l’économie italienne à créer de la croissance et de l’emploi, et donc à partiellement « autofinancer » ce déficit. Le calcul des multiplicateurs budgétaires et de l’élasticité des recettes sera à nouveau crucial. Les estimations fournies par la littérature académique penchent pour un effet favorable mais limité des mesures en recettes (ex. la flat tax) en fin de cycle, mais sur un effet positif des dépenses en infrastructure dans un environnement de taux bas. L’élasticité des recettes semble toutefois favorable, une fermeture progressive de l’écart de production entrainant une hausse importante des recettes (1pp pour 8-9 Mds).

Quoi qu’il en soit, le projet de budget sera confronté à court terme aux jugements du Président Mattarella, des agences de notation (Moody’s et Fitch doivent notamment revoir la notation du pays bientôt), des marchés et des partenaires européens.

 

Un projet de budget comprenant certaines avancées sans pour autant répondre aux importantes difficultés structurelles du pays.

Que contient le projet de budget 2019  à même de faire redécoller la croissance amorphe du pays depuis la crise (cf. graphique 3) ? Tout d’abord, le revenu de citoyenneté, si cher au Mouvement Cinq Etoiles pendant la campagne, qui consiste en réalité en une forme de RSA amélioré, avec une indemnité de 780 euros mensuels pour neufs millions d’italiens privés de revenus ou dont les revenus ne dépassent pas 9360 euros par ans (soit 780 euros par mois). En effet, contrairement à la France qui possède des minimas sociaux, l’Italie est peu solidaire sur ce volet. Ce projet est estimé à environ 9 et 10 Mds d’euros par le Tesoro et de 7 Mds d’euros par le gouvernement. Pour mettre en perspective, le taux de risque de pauvreté est de 20.6% en Italie alors que la moyenne de la zone euro est de 17.4% en 2016 selon Eurostat (France : 13.6%, Allemagne : 16.5%). Une mesure de soutien à la consommation en ce sens ne paraît pas absurde. Une approche plus ciblée et peut-être plus favorable au retour à l’emploi aurait pu faire sens également.

Graphique 3 : PIB volume (base 100 en 2008)

Source : Eurostat

Un autre élément positif est la relance de l’investissement public via un plan d’investissement de 4 à 6 Mds EUR. Celle-ci est primordiale pour l’Italie pour pouvoir relancer la croissance potentielle mais aussi pour protéger les italiens du risque de catastrophes dramatiques comme celle de Gênes en août dernier. En effet, alors que l’investissement public représentait 3.4% du PIB en 2009, il est désormais inférieur à 2%. L’estimation de la croissance potentielle de l’Italie s’élève quant à elle à 0.5% selon la Banque d’Italie, ce qui montre bien que les perspectives de l’économie italienne ne sont pas bonnes et qu’il est essentiel de stimuler le potentiel de croissance via des dépenses supplémentaires qui pourraient être crédibles pour les institutions et les partenaires européens.

Dans ce document, le gouvernement estime le coût du revenu minimum et de la réforme des retraites à 17 Mds d’euros. L’introduction de la « flat-tax » d’abord réservée aux PME italiennes ainsi qu’une hausse de l’investissement public (entre 4 et 6 Mds d’euros) figurent aussi dans le budget 2019. Il y figure aussi une annulation de la hausse de la TVA prévue pour 2019.

Le gouvernement parie sur une relance de la croissance par la concrétisation des mesures annoncées d’investissement public, de la baisse de la fiscalité́ et de soutien au revenu par le dispositif de revenu minimum. De quoi relever la croissance de 0,5-0,6 point par an, avec un multiplicateur qui serait donc de l’ordre de 1. Pas impossible en ce qui concerne l’investissement public (les estimations varient d’une valeur de 0,5 pour la CE, à 0,8-1,2 pour l’OCDE, à 1 pour le FMI ou encore à 1,6 pour la BCE). En revanche, l’effet multiplicateur semble beaucoup plus faible pour la baisse de la fiscalité, le revenu minimum ou bien l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, qui représentent les  montants les plus élevés inscrits dans le projet de Loi de finances. L’investissement public représente un volet relativement faible dans le budget alors que c’est bien cet élément qui peut renforcer la croissance potentielle de l’Italie.

 

Graphique 4 : Investissement public de l’Italie et de la zone euro (en % du PIB)

Source : Eurostat

Cependant, d’autres éléments du budget sont plus inquiétants et contestables : en particulier l’introduction d’une flat-tax«  sur l’impôt sur les sociétés des artisans (et à terme des entreprises) et plus tard pour l’imposition du revenu, qui ne stimule pas nécessairement l’investissement. Cette proposition de la Lega n’a pas forcément de rationalité économique. Elle s’inscrit dans la continuité des politiques de prédation fiscale que les États européens ont mis en place depuis près de 30 ans. Son coût est toutefois plutôt limité (3 Mds EUR à court terme, 7 Mds EUR de plus à trouver pour 2020). Idem, le coût du retour sur la réforme des retraites (7 Mds EUR en 2019) semble élevé vis à vis de son efficacité.

De surcroît, ces éléments ne sont pas suffisants pour répondre aux difficultés de long terme de l’économie italienne[2]. En effet, le problème structurel de l’Italie est la stagnation de la croissance de la productivité par tête, qui perdure depuis le début des années 2000 dû notamment à un manque d’investissement de la part des entreprises (mais aussi d’une forte baisse de l’investissement de la part de l’État[3]). Par le biais du canal d’investissement il existe en effet un cercle vicieux entre le manque de gains de productivité et la croissance nominale du PIB. La croissance du PIB potentiel de (estimé entre 0 et 0.5%) peut alors menacer la soutenabilité des finances publiques italiennes en cas de retournement conjoncturel, par effet de boucle. Le facteur travail est également touché. Après la Grande Récession, le taux de chômage italien a fortement augmenté et l’ajustement sur le marché du travail s’est fait par la marge intensive (la baisse des heures travaillées) notamment via le chômage partiel (ex dispositif de la « Cassa Integrazione Guadagni ») provoquant une stagnation de la productivité du travail[4].

Autre difficulté structurelle, le niveau du « capital humain ». L’Italie fait en effet face à un déficit de formation de la population active. Si l’on observe les enquêtes PIAAC de 2016 établies par l’OCDE, le pays est loin derrière les autres pays avancés avec un score de 249 alors que l’Allemagne a un score de 275 ou les pays nordiques (Finlande, Suède, Danemark) se situent autour de 282. Et si l’on regarde les études, il existe une forte corrélation positive entre ce score et le taux d’emploi. Autres chiffres alarmants: la part des diplômés de l’enseignement supérieur est de 16.3% en 2013 alors que la moyenne de l’OCDE est plus de double à 33.3% en 2013. Cette faible performance de l’Italie en matière de niveau de formation est principalement due à un faible niveau de dépenses d’éducation (4% en 2015 contre 6.2% en moyenne dans l’OCDE).

Enfin, derniers éléments structurels très connus mais non pris en compte dans cette ambition : la qualité des institutions, en particulier de la justice, mais également du système éducatif, de l’administration, ainsi que les nombreuses difficultés liées à l’économie souterraine[5].

En somme, la coalition présente un budget comportant des éléments intéressants quoique mal calibrés et d’autres mesures complètement à contre-emploi. L’équilibre général et l’optique de négociation choisis sont porteurs de risques importants quant à l’acceptabilité européenne de ce projet.

Sans tomber dans le catastrophisme, la situation italienne invite à s’interroger sur l’ampleur de la crise – économique, sociale, politique, culturelle– que connaît le pays et à inventer de nouvelles solutions. 

L’Union européenne gagnerait à s’inscrire dans le cadre d’un dialogue coopératif en évitant l’écueil de « faire de l’Italie un exemple » au sein de la zone euro – le précédent grec ayant fait la démonstration de l’inutilité d’une telle stratégie -, mais en prenant en compte ces difficultés et ces besoins propres, tout en restant très ferme et vigilante sur le respect des principes démocratiques.

[1] Osservatorio conti pubblici italiani (2018), « Quantificazione delle misure nei programmi elettorali », Università Cattolica del Sacro Cuore

[2] CER, Europe’s make or break country, 2016

[3] Artus P. (2018), « Même si l’Italie choisit aujourd’hui une politique budgétaire raisonnable, la zone euro n’est pas débarrassée du problème de l’Italie », Flash Économie, 26 septembre

[4] Mrabet H. (2016), « Comment expliquer la faiblesse de la productivité en Italie », Lettre du Trésor-Eco, n°170, mai

[5] Voir pour cela d’autres sources de solution : https://medium.com/@jean.dalbard/migliorare-lefficienza-allocativa-delle-risorse-in-italia-contributo-delle-nuove-tecnologie-46472178f0ae

Le destin de l’Europe se joue en méditerranée – penser l’Europe à l’aide de l’essai d’Ivan Krastev

Crédit Photo :
Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Même si les chiffres soulignent que le pic de la crise migratoire est passé, dû principalement à des traités douteux avec des pays tiers combiné aux évolutions de la guerre en Syrie, les gouvernements de l’UE continuent à gesticuler sur la thématique des migrations. Les dernières conclusions du conseil européen en juin confirment les analyses de Ivan Krastev, dans son livre Apres l’Europe, que la prochaine étape pour l’intégration européenne se fera sur les dos de ceux qui cherchent un meilleur avenir en Europe. La migration est désormais une question existentielle pour l’Europe. Article d’Edouard Gaudot initialement publié le 2 juillet sur le Green european journal.


« Seuls les Etats membres sont en mesure de répondre à la crise migratoire avec efficacité. Le rôle de l’Union européenne est de fournir son plein soutien de toutes les façons possibles. » Avec cette déclaration en ouverture du dernier sommet d’une année 2017 déjà riche en passions politiques, le président du Conseil européen, Donald Tusk, avait déclenché une de ces petites tempêtes dont la bulle bruxelloise a le secret, sinon le monopole. Depuis plus de deux ans maintenant, la querelle sur les fameux « quotas obligatoires » pour la redistribution sur le territoire de l’UE de groupes de réfugiés arrivés ces dernières années sur le continent enflamme la conversation politique européenne. De nombreux partis politiques en ont fait leur fortune électorale, dénonçant l’autoritarisme de « Bruxelles » ou l’aveuglement aventurier d’Angela Merkel – et surfant sans vergogne sur les fantasmes d’un péril sanitaire ou terroriste charrié par ces flots de malheureux.

Ces derniers jours, la tragédie de l’errance de l’Aquarius en Méditerranée a encore permis aux gouvernements européens de briller dans la coupe du monde de l’inhumanité. Certes, dans cette compétition sordide, l’administration de Donald Trump est venue montrer que l’Europe n’a pas le monopole de la dégueulasserie, mais de ce côté-ci de l’Atlantique, la palme revient désormais au nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui n’a pas hésité à fermer ses ports pour empêcher le débarquement des 629 passagers de l’Aquarius dont 7 femmes enceintes et 11 très jeunes enfants.

Pendant ce temps, à Vienne, le chancelier autrichien annonce la forme un nouvel « axe » européen – contre « l’immigration illégale ». Les mots ont une histoire, et celle de l’Axe n’est ni belle ni enviable. Entre le gouvernement italien dominé par la Lega Nord et le gouvernement autrichien, où siège le FPÖ, on est en famille. Mais quand le ministre de l’Intérieur bavarois, s’affranchissant de la tutelle de Merkel, décide de les rejoindre, la décomposition morale de l’Europe s’aggrave.

Le grand remplacement

Le geste inique de Salvini souligne surtout le cynisme de la majorité de ses collègues européens. Quand l’absence totale de solidarité et les discours creux de dirigeants soi-disant pro-européens est mise à nue par l’audace odieuse d’un ministre d’extrême-droite, on ajoute de la tragédie politique à la tragédie humaine. C’est la victoire idéologique de Viktor Orban qui se dessine, à l’avant-garde depuis 2010 de ces nouvelles formes de démocratie réactionnaire. Dès 2015, alors que la gare de Keleti au centre de Budapest se transforme en vaste camp pour réfugiés syriens en exode, l’homme fort de l’Europe centrale fait dresser des barbelés aux frontières de la Hongrie avec la Croatie et la Serbie, justifie les violences policières à leur encontre et organise un référendum bidon pour montrer que les Hongrois ne veulent pas de migrants. Enfin, surtout, il convoque l’imaginaire de la chute de Rome pour dramatiser la pression migratoire en la rebaptisant Völkerwanderung – « migrations des peuples ». En français, l’historiographie classique appelle cela les « grandes invasions », expression née du tropisme revanchard antiallemand de la fin du XIXe combiné à la perspective très occidentale d’une Gaule romanisée effrayée par la multiplication des incursions de tribus germaniques « barbares ».

Il y a d’ailleurs une forme d’ironie à voir ce discours de forteresse assiégée ressurgir dans la bouche des derniers grands envahisseurs à s’être établis durablement, quand les cavaliers magyars troquèrent les grands espaces de l’Asie centrale pour faire souche aux marches de l’empire romain germanique au tournant du millénaire. Depuis, adossés aux frontières de la chrétienté, ce sont les Hongrois catholiques au centre – et les Serbes orthodoxes dans les Balkans – qui revendiquent l’honneur douteux d’être les huissiers tatillons d’une Europe toujours destination finale et pas encore point de départ.

Ce discours des « vrais européens » défenseurs de la civilisation contre les hordes barbares est le voile classique à peine transparent jeté sur un fantasme moderne raciste, cultivé par la sphère intellectuelle réactionnaire et ses relais complotistes : le « grand remplacement », soit la substitution progressive de la population européenne de souche blanche et de culture chrétienne, par des peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, déguisant leurs sombres desseins colonisateurs sous le visage émouvant des réfugiés ou les hardes pathétiques des migrants de la misère.

Les propos d’Orban connaissent d’ailleurs un succès remarquable dans toutes les officines on– et offline où se distillent les vapeurs frelatées de la panique identitaire, entre déclin de la natalité et de l’économie, dynamiques de l’Islam, migrations, terrorisme, décadence morale de l’occident, etc., le tout organisé bien sûr par les élites libérales et cosmopolites du capitalisme financier mondialisé. Manifestation éclatante de cette détestation, la figure de George Soros érigée en ennemi public numéro un par le premier ministre hongrois dans un exercice de propagande digne des plus grands moments des régimes totalitaires – avec, pour compléter l’hommage, une petite touche d’antisémitisme à peine tacite.

La crise migratoire : la vraie crise existentielle

C’est sur cette vilaine toile de fond brune qu’Ivan Krastev projette ses réflexions sur le destin de l’Europe. Avec un fil rouge : ce n’est pas la gestion malheureuse de l’Eurozone ou le fameux déficit démocratique, encore moins Poutine ou le Brexit qui menacent l’existence même de l’Union européenne. La crise migratoire est d’une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’évaluer les chances de survies de l’Union européenne. Faisant un sort rapide d’ailleurs à la distinction légaliste entre migrants et réfugiés, Krastev assume de mélanger les deux, parce que dans l’imaginaire des Européens, et les discours politiques, populistes ou mainstream, il s’agit finalement de la même chose – au point d’ailleurs que même les migrations internes à l’UE s’y mêlent, du plombier polonais aux mendiants Roms : l’autre n’est jamais le même mais c’est un autre.

La problématique est posée. Dans le sillage des flux de migrants, c’est la triple crise du libéralisme, de la démocratie et donc de l’Europe qui se noue. Car ces trois concepts sont intiment liés, nous dit Krastev. Si le libéralisme est désormais aux yeux de tant de gens synonyme d’hypocrisie c’est en raison de l’incapacité et des réticences des élites libérales à débattre des vagues migratoires et à se confronter à leurs conséquences ainsi que de leur insistance à affirmer que les politiques existantes en la matière se ramènent toujours à un jeu à somme positive où il n’y aurait que des gagnants.

La crise des réfugiés est la dernière goutte d’eau d’un vase rempli à l’eau d’une angoisse identitaire profonde qui affecte les sociétés des États membres de l’UE, donc l’Europe tout entière. L’anxiété devant l’ampleur du phénomène dépasse la réalité des chiffres : si le nombre global rapporté à la population européenne est dérisoire, les concentrations ponctuelles sont spectaculaires, surtout aux premiers rivages européens que sont Lesbos, Lampedusa ou Harmanli. Et ce sont ces images, de la place Victoria à Athènes, de la jungle à Calais, des colonnes humaines dans les Alpes ou sur « la route des Balkans » qui marquent les imaginaires et nourrissent le sentiment d’envahissement. Cette crise a spectaculairement changé la nature de la politique démocratique au niveau national ; nous n’assistons pas simplement à une sédition contre l’establishment mais à une rébellion de l’électorat contre les élites méritocratiques; elle n’a pas seulement modifié l’équilibre gauche-droite et ébranlé le consensus libéral, elle a aussi provoqué une crise identitaire et mis à bas les arguments que l’UE avait avancés pour justifier son existence. C’est sur la démocratie et sa version historique libérale que l’UE a fondé sa légitimité et son projet politique : ce n’est pas seulement un projet de paix et prospérité partagées, mais bien celui d’une convergence des préoccupations, structures, procédés et perspectives de pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Et c’est ce « commun » que la crise migratoire est en train de briser, réveillant un clivage Est-Ouest qu’on avait rêvé disparu. C’est le paradoxe centre-européen que ce décalage entre des populations peu soupçonnables d’être eurosceptiques, mais votant pourtant sans état d’âme pour des partis populistes qui font de Bruxelles le nouveau Moscou d’un empire qu’ils font semblant de n’avoir jamais choisi de rejoindre. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace. Aspirant à la stabilité et à la possibilité de l’ascension sociale dans une économie libre, les classes moyennes forment traditionnellement le socle sociologique des régimes démocratiques. Mais les classes moyennes de l’Europe centrale ont une particularité : elles sont nées d’une catastrophe historique – ce fut la destruction des Juifs et l’expulsion des Allemands qui entraîna l’apparition des classes moyennes nationales. Des Vosges à la Volga, la Mitteleuropa si bien décrite par Jacques Droz reposait en effet sur ces deux liants culturels devenus antagonistes au fil de la construction des États-nations au XIXe jusqu’à la déflagration infernale du nazisme. Aujourd’hui, ces classes moyennes ethniquement homogènes à plus de 90%, sans expérience historique commune autre que celle du totalitarisme communiste et de sa chute se retrouvent confrontées à l’angoisse du déclin, et à l’incapacité de se penser en dehors d’un cadre national strict puisque les éléments cosmopolites qui les liaient ont disparu. C’est ainsi que la crise des réfugiés recouvre bientôt une crise de la démocratie.

Démocraties illibérales

Car justement la démocratie a changé de nature, nous dit Krastev : elle n’est plus l’instrument d’inclusion et de protection de la minorité. Autrement dit, le pacte démocratique qui garantit aux perdants d’un rapport de force de ne pas se retrouver la tête au bout d’une pique, ou proscrits en exil pendant qu’on pille leurs biens et massacre leurs proches restés sur place est remis en question. Krastev le souligne : un élément clé de l’attrait exercé par les partis populistes est leur exigence d’une réelle victoire. Si ces mouvements sont réactionnaires, c’est justement par rapport à leur perception d’être une majorité brimée par la minorité. Quand par exemple le ministre polonais des affaires étrangères déclarait dans les premiers jours de sa prise de fonction qu’il était temps de rompre avec « un modèle de mixité culturelle, de cyclistes et de végétariens » on se demande sincèrement à quel gouvernement il fait référence. Les majorités menacées donnent de la voix, et portent ainsi les Trump, Kaczynski ou Strache au pouvoir. Elles ramènent la démocratie et le vote à son sens d’origine, du temps de la République romaine : une confrontation violente entre partis pris, où justement la victoire dans le rapport de force confère le droit d’écraser et de pourchasser l’ennemi. C’est une démocratie au sens schmittien du terme. Une démocratie dans laquelle la victoire politique justifie toutes les atteintes aux principes de la séparation des pouvoirs. Une démocratie dans laquelle tout est politisé et polarisé et aucune idée n’est légitime tant qu’elle est hors du champ de la majorité. Ainsi, par exemple, les droits des femmes polonaises à disposer de leur corps ne relèvent plus des droits fondamentaux, mais d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et valeurs libérales. Sans cadre de référence légitime et commun, seule compte l’expression de la majorité. Une démocratie illibérale.

Non, l’histoire n’a pas touché à sa fin [comme le déclarait Francis Fukuyama] car les migrants sont ces acteurs de l’histoire qui décideront du sort de la démocratie libérale européenne. Krastev se réfère, entre autres, à Gaspar Miklos Tamas, le philosophe et ancien dissident hongrois qui pointait un paradoxe indépassable pour le projet européen et son idéal de citoyenneté universelle : le décalage entre nos droits universels d’habitants de la planète et les disparités culturelles, économiques et sociales irréfragables qui continuent de diviser l’humanité. Nul besoin de convoquer le fantôme de Carl Schmitt pour penser le battement du monde et l’impuissance libérale face à la résurgence de la politique définie comme une frontière entre amis et ennemis. La démocratie repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs partagées. D’où son caractère national qui lui permettait de se construire en distinction, voire en opposition parfois violente, à une autre communauté. C’est ce sentiment d’être ensemble, de communauté de valeurs que prétendent défendre les mouvements populistes. Il s’agit de redonner sens et cohésion à un collectif baptisé « peuple », construit autour de codes partagés et de marqueurs communs, comme le rejet des effets dissolvants du pluralisme, qui se traduit par une révolte contre les principes et les institutions du libéralisme constitutionnel.

Renationaliser les élites

Or cette remise en cause, c’est justement celle de l’essence même du projet européen. La crise de l’UE c’est la crise de la démocratie libérale et réciproquement. C’est là que se dessine le clivage entre « Nous les Européens » et « Eux les gens ». Ce clivage autour de la construction européenne est de plus en plus significatif. Le clivage traditionnel entre progressiste et conservateurs se structurait autour du rôle de l’État et de l’amplitude des politiques de redistributions sociales. Cette opposition n’a pas disparu. Mais elle a vu se superposer depuis deux décennies un autre clivage qui tourne autour de l’identité et de l’acceptation d’une société ouverte. Les « gens du n’importe où » et les « gens du quelque part », distinction faite par David Goodhart et reprise par Krastev pour opposer praticiens et adeptes de la globalisation et praticiens et adeptes du nativisme. Mondialistes contre patriotes, comme aime résumer Marine Le Pen, figure emblématique de cette nouvelle génération de leaders populistes d’extrême-droite qui prospère depuis une décennie sur la dénonciation conjointe de l’Islam et de l’UE.

En fait, le clivage oppose plus généralement ceux qui se sentent libres de leurs mouvements et ceux qui se sentent justement prisonniers, ceux qui sont de quelque part et ceux qui peuvent être de partout. « It’s the sociology, stupid ! » aurait-on envie de dire. C’est d’ailleurs ce qu’illustre le paradoxe de Bruxelles comme l’appelle Krastev : la méritocratie n’a plus bonne presse. Le débat du Brexit a accouché d’une condamnation brutale et méprisante des « experts », les administrations nationales et surtout européennes sont ravalées au rang de technocraties illégitimes et la remise en cause des élites est devenue le sport favori de l’ensemble des classes politiques européennes, quitte à provoquer de spectaculaires contorsions pour accuser le miroir sans condamner le reflet.

Le politologue Gael Brustier l’avait souligné, le problème majeur du processus sociologique de la construction européenne se pose là : elle est devenue un processus d’autonomisation des élites, de plus en plus détachées de leur ancrage national et social et des solidarités que cet enracinement suppose et impose. Or comme le souligne Krastev ce que craignent « les gens » par-dessus tout, c’est que leurs élites, les méritocrates, en cas de grandes difficultés choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’évasion fiscale a pris tant d’ampleur ces dernières années tant elle manifeste cette capacité détestables des puissants à user de leur liberté pour se soustraire à leurs responsabilités. Ce qu’exigent « les gens », ce que proposent les populistes, en quelque sorte, c’est de nationaliser leurs élites, et non les éliminer.

C’est le même sentiment d’éloignement que celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture pour cause de délocalisation ; le même sentiment du « pourquoi ne les prenez-vous pas chez vous ? » lancé en défi puéril aux responsables qui défendent les politiques migratoires généreuses.

Mais l’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? Le pessimisme de l’intelligence, et l’auteur dispose abondamment des deux, incite à reconnaître que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles. Mais la destination reste inconnue.

Car même s’ils sont compréhensibles et nécessaires, l’Europe mérite plus, mérite mieux que nos doutes. Elle reste une page d’histoire à écrire. Elle représente un horizon encore lointain, un processus humain très dépendant de ceux qui font l’effort de le penser et de le mettre en œuvre. En réalité les diverses crises que traverse l’Union européenne ont contribué bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles à consolider le sentiment que les Européens sont tous partie prenantes de la même communauté politique. Les signaux faibles de « la communauté de destin » de l’Europe sont peut être encore insuffisants pour masquer les signaux forts qui menacent sa survie. Mais survivre c’est un peu comme écrire un poème : même le poète ne sait comment se conclura sa page avant de finir. Il n’y a pas de plus belle définition de la politique que celle qui la réunit à sa dimension poétique, c’est-à-dire créatrice. Avec cette conclusion plus ouverte que jamais, Krastev fait la place à la seule chose qui puisse nous sauver : l’inconnu – et la poésie.

“Il y a une profonde différence entre être populiste et être populaire, qui est ce que nous essayons de faire” – Entretien avec Viola Carofalo

©Potere al Popolo

Potere al Popolo est un jeune mouvement qui a éclos en Italie à partir d’une convergence entre les centres sociaux et le Parti de la Refondation Communiste. Allié de Jean-Luc Mélenchon, le tout jeune parti a récolté 1,1% des voix aux dernières élections générales. Nous avons pu rencontrer Viola Carofalo à l’ex-OPG Je so pazzo de Naples et nous entretenir avec elle sur l’émergence du mouvement dont elle est porte-parole, et sur l’analyse plus générale qu’elle fait de la situation politique italienne. L’entretien a eu lieu le dimanche 22 avril, avant la formation du gouvernement Lega-M5S.


LVSL – Nous sommes venus hier au centre social observer les activités de l’ex-OPG. Nous voulions savoir comment vous êtes passés d’activités mutualistes à une activité électorale. Comment s’est opéré ce changement qualitatif ?

Pour nous, les activités mutualistes sont des activités politiques, dans le sens où nous ne comprenons pas le mutualisme simplement comme un geste de solidarité, mais comme la possibilité de développer une activité politique. Le foyer pour les migrants et les étrangers, par exemple, constitue un geste de solidarité, mais cela permet aussi de contribuer à la naissance d’un mouvement de revendication des droits des migrants.

Cela vaut pour toutes nos activités comme la médecine ambulatoire. Le mutualisme n’est donc pas une activité sociale séparée du politique : nous les concevons ensemble. Le passage à l’étape électorale a été naturel pour nous puisque c’était un moyen supplémentaire de continuer nos activités.

Mais surtout, c’était un moyen de nous mettre en réseau avec toutes les personnes en Italie qui travaillaient sur ces questions et sur d’autres. Cela nous a permis de mettre en commun ce travail et ces réalités politiques diverses.

LVSL – Comment avez-vous fait pour convaincre ces autres groupes de faire ce saut qualitatif?

Nous avons fait quelque chose de très simple. En novembre, nous nous sommes rendus compte qu’il n’y avait personne pour qui voter, qu’il n’y avait aucun parti ou mouvement qui se reconnaissait dans les valeurs de solidarité, d’antiracisme, et de la centralité du travail. L’offre politique était très à droite en Italie.

Nous avons fait une vidéo dans laquelle nous disions : “Essayons de nous organiser nous-mêmes pour les élections”. Nous l’avons postée sur internet en proposant de se retrouver à un théâtre à Rome pour évoquer cette question. Nous l’avons fait à partir des thèmes de la solidarité sociale, du travail, et de l’antiracisme.

Cette réunion a très bien fonctionné : près de 1 000 personnes sont venues de toute l’Italie. Nous avons alors compris que nous avions les bases suffisantes pour démarrer.

LVSL – Nous aimerions savoir comment s’est déroulée la politisation de ces groupes. Ce mouvement est un peu neuf en Italie. S’est-il construit sur des bases générationnelles, altermondialistes, ou est-il simplement lié à la crise économique ?

Au niveau italien ou au niveau de Naples ?

LVSL – Au niveau italien.

Chaque groupe a son histoire. Dans Potere al Popolo coexistent des subjectivités, des organisations, et des partis qui ont chacun leur histoire. Ce n’est pas nous qui les avons politisés. Nous sommes le produit d’une histoire plus longue. En ce qui nous concerne, l’inspiration initiale est venue de la Grèce, de Podemos, de La France insoumise, puisqu’il nous a semblé que ces mouvements avaient réussi à fournir une réponse à la crise économique et à la crise des modèles sociaux de leurs pays, en agrégeant de façon très large.

Le but était de commencer à former un ample mouvement d’opposition aux politiques néolibérales qui frappent l’Italie, qui était l’un des seuls pays dans lequel il n’y avait pas eu ce type de réponse à la crise.

LVSL – En France nous connaissons peu Potere al Popolo. Pouvez-vous nous parler des différents groupes, des différentes traditions du mouvement ?

Certains groupes comme le nôtre sont issus de centres sociaux [des centres auto-gérés qui accueillent, aident et soignent chômeurs, précaires et migrants en Italie] et de l’espoir qu’ils ont suscité à travers leur expérience et leur histoire. Il y a beaucoup d’expériences similaires à celle de l’OPG, par exemple en Toscane ou en Sicile.

Il y a également des groupes issus de partis : le Parti de la Refondation Communiste et le Parti Communiste, qui sont issus de la tradition du Parti Communiste Italien [longtemps un parti majeur de la politique italienne, avant d’exploser au début des années 1990], mais qui ont sensiblement évolué ces vingt dernières années.

Il y a également de nombreux comités et associations, qui s’occupent par exemple d’environnement et d’écologie, de la transformation et de la défense du territoire.  Il y a par exemple “No TAV”, qui est similaire aux mouvements d’opposition aux lignes à grande vitesse en France. D’autres associations s’occupent de questions liées à la pauvreté, à l’immigration et au féminisme.

C’est donc une coalition très hétérogène, du point de vue des mouvements, des militants ou des thématiques. Mais il y a surtout des histoires diverses, avec des personnes qui ont toujours été dans des partis, tandis que d’autres, comme moi, n’en n’ont jamais été membre. C’est la même chose du point de vue générationnel avec d’importantes différences liées à l’âge.

LVSL – Vous avez étudié la philosophie. Comment s’articulent selon vous ces deux activités, la politique et la philosophie ? Quelles sont vos références intellectuelles ?

Notre mouvement est collectif, donc mes références individuelles valent ce qu’elles valent ! Nous sommes évidemment marxistes, donc sur le plan philosophique je pense à Marx. Dans ma formation Franz Fanon a également beaucoup compté, ainsi qu’un certain nombre d’auteurs qui revisitent le marxisme et l’extirpent du contexte du XIXème siècle en essayant d’intégrer des dimensions plus complexes et variées.

“Étudier la philosophie me sert ainsi à juger ce que je fais quotidiennement, à évaluer les directions que je prends. Il y a aussi le risque inverse de se figer dans la pensée et de rester perdu dans les nuages, ce que je refuse.”

Fanon, comme Mao Zedong, a tenté de réactualiser le marxisme à partir d’un contexte différent. On dit souvent que l’activité militante prend le risque de la trahison du penseur, ce qui crée de la polarisation politique. Mais cette opposition est pour moi une trahison du marxisme car ce n’est que dans la dialectique entre l’action et la pensée qu’il est possible de trouver un chemin. Étudier la philosophie me sert ainsi à juger ce que je fais quotidiennement, à évaluer les directions que je prends. Il y a aussi le risque inverse de se figer dans la pensée et de rester perdu dans les nuages, ce que je refuse.

Ceci dit, nous avons des formations théoriques très hétérogènes, et c’est selon moi quelque chose de positif. Quand on effectue des actions politiques concrètes (à Naples, par exemple), nous n’évoquons quasiment jamais des aspects théoriques de manière négative : le fait que l’un soit trotskyste et que l’autre ne le soit pas n’a aucune importance. Nous avons des discussions transversales et sans a priori sur les références qui peuvent nous être utiles, sur celles qui sont actuelles, et qui ont de la valeur dans la conjoncture.

LVSL – On parle beaucoup, ces temps-ci, du populisme issu des théories de Laclau et de Mouffe, eux-même inspirés par Gramsci. Comment vous positionnez-vous sur ces questions ?

En Italie, le populisme a pris deux visages, tous deux néfastes : celui de M5S et celui de la Ligue. Nous avons un nom qui évoque à la fois le peuple et le populisme. Personnellement je crois la chose suivante : il y a une profonde différence entre être populistes et être populaires, qui est ce que nous essayons de faire.

Il existe un populisme que nous jugeons positif et que nous soutenons : celui de l’Amérique latine. Mais il existe également un populisme qui parle au ventre, aux sentiments les plus bas, au racisme, au nationalisme dans le sens négatif du terme, qui fleurit sur le culte du chef …

Si par “populisme” vous entendez la possibilité de parler au plus grand nombre avec des mots simples de manière à être compris, de faire autre chose que de répéter des slogans de gauche déconnectés du peuple – comme la gauche a eu tendance à le faire en Italie ces dernières années –, alors nous jugeons le populisme comme quelque chose de positif.

“Nous parlons de “peuple” car c’est un concept qui parle à beaucoup de monde, c’est un mot qui englobe plusieurs figures : le travailleur et le non-travailleur, l’étranger et l’Italien.”

Mais il y a une différence de taille qui tient au fait que nous sommes antiracistes, et cela n’est pas quelque chose de populiste. Car le populisme se fonde souvent sur une forme de pureté nationale, sur une démarcation entre le “dedans” et le “dehors”, entre ceux dans la nation et ceux qui sont étrangers. C’est ce que font la Lega et le M5S. À l’inverse, nous faisons un raisonnement de classe, et traçons une ligne de fracture entre le peuple d’un côté, les patrons de l’autre. Ce qui n’est pas un raisonnement transversal.

Nous parlons de “peuple” car c’est un concept qui parle à beaucoup de monde, c’est un mot qui englobe plusieurs figures : le travailleur et le non-travailleur, l’étranger et l’Italien. Ce terme reflète des aspects différents de la “classe” et il nous semble donc efficace, mais il n’a rien à voir avec le populisme de droite et la construction de la figure d’un chef qui transcende les masses. Le but est d’être parmi les masses, pas au-dessus d’elles.

LVSL – Pour la France insoumise et Podemos, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont des références intéressantes pour leur stratégie …

Nous sommes inspirés par Gramsci, pas par Laclau, je vais vous expliquer pourquoi. Ce dernier porte un discours trop subjectiviste. Et cela se ressent dans certains secteurs de Podemos. Il existe bien sûr une conscience de l’être-peuple, et donc une dimension subjective. Mais Il faut conserver une grille de lecture en termes de classes sociales – c’est la raison pour laquelle, en simplifiant, je préfère Gramsci à Laclau. Sinon, on prend le risque de glisser vers un mécanisme purement idéologique, qui fonctionne uniquement en ayant les outils d’information de son côté, et en ayant les outils de production du consensus avec soi sur le plan médiatique et hégémonique.

Cela risque d’être politiquement pauvre, et je crois que nous devons surtout faire en sorte que les gens parviennent à comprendre leur positionnement dans cette société, non du point de vue subjectif mais du point de vue objectif, c’est-à-dire à l’intérieur du rapport d’exploitation. Cette question est laissée en arrière-plan chez Laclau, tandis que pour Gramsci elle se trouve au premier plan.

LVSL – Podemos et la FI doivent aussi leur succès au rôle du leader, du porte-parole, et en dernière instance à une forme de verticalité. À Potere al Popolo, vous semblez rejeter la figure du leader. Quel rôle lui conférez-vous ?

Nous n’avons pas de leader, je suis porte-parole. Nous aurons prochainement plusieurs assemblées, où ces questions seront débattues, notamment lors de l’assemblée constituante en septembre, au cours de laquelle nous revoterons sur tous les sujets, et nous déciderons donc de la personne qui doit exercer le rôle de porte-parole.

Il est nécessaire d’avoir un porte-parole afin d’avoir un représentant qui s’exprime à la télévision et lors des interviews. Le problème réside dans la part que l’on attribue à la dimension collective et à la dimension personnelle de ce porte-parole. Nous vivons une époque où il y a une forte personnalisation de la politique partout, à droite comme à gauche. C’est donc en partie inévitable. Mais compter uniquement sur la figure d’un leader serait en contradiction avec la construction d’un mouvement pluriel basé sur des processus horizontaux.

Il est donc important d’avoir un porte-parole qui soit identifiable, mais il est également important que son rôle reste celui de porte-parole et que les décisions soient prises par les assemblées territoriales, de façon horizontale. Cela vaut aussi pour Podemos et pour la FI. Le problème n’est pas de savoir s’il vaut mieux laisser parler une seule personne ou dix. Le problème reste que la décision doit être une décision collective.

Quand on parlait du populisme, je vous disais que nous refusions le fait que les décisions émanent des chefs. Moi je ne décide rien et je n’ai jamais rien décidé. Ce sont les participants aux assemblées qui prennent les décisions et qui me disent : « Regarde ce qui a été décidé ». J’applique les décisions prises par d’autres, et je pense que c’est une bonne chose.

LVSL – Dans le populisme, on trouve aussi une prise de distance par rapport au clivage droite-gauche. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nous n’utilisons que rarement le terme « gauche ». Mais nous ne croyons pas que les idéologies soient dépassées. C’est une question de communication de ce qu’on veut transmettre, et qui vient du besoin d’utiliser des termes qui sont audibles au-delà des gens qui sont d’accord entre eux. Il faut faire attention aux mots utilisés. Pourquoi l’emploi du mot « gauche » est-il délicat ?

“Parler de “gauche” en Italie fait tout de suite penser au PD, et donc aussi à Renzi, lesquels ont fait beaucoup de dégâts. Ils sont restés loin des gens et sont détestés pour cette raison. […] C’est pourquoi je préfère paradoxalement utiliser le terme de “communiste”.”

Pas par rapport aux « valeurs de gauche », car je ne pense pas qu’elles soient dépassées. Au contraire, à chaque fois qu’on me l’a demandé, je n’ai pas eu de problème à dire que je suis communiste. Tout le monde ne l’est pas au sein de PaP, mais moi je le suis et il y en a beaucoup d’autres. Je n’ai pas de problème à m’identifier idéologiquement.

Il faut cependant faire attention, parce que parler de “gauche” en Italie fait tout de suite penser au PD, et donc aussi à Renzi, lesquels ont fait beaucoup de dégâts. Ils sont restés loin des gens et sont détestés pour cette raison. Les dernières élections en ont produit une démonstration éclatante : ils se sont effondrés et on a pu voir qui a voté pour la soi-disant « gauche », qui n’est pas de gauche, mais qui se définit comme « centre-gauche ». La majorité des voix du centre-gauche provient des classes aisées et des retraités. Les votes des prolétaires, des travailleurs et des chômeurs sont allés ailleurs.

Dans la communication politique, il faut faire attention, et c’est pourquoi je préfère paradoxalement utiliser le terme de “communiste”, qui est plus fort que le terme de “gauche”. Je préfère parler d’égalité sociale et d’antiracisme. Nous avons malheureusement beaucoup parlé d’antifascisme durant cette campagne électorale. Je dis « malheureusement » car, vu la quantité de petits partis fascistes, il fallait aborder le sujet. Pour nous cela ne représente pas une question fondamentale mais cela l’est devenu à partir du moment où ces partis ont eu la possibilité de se présenter – ce qui était normalement illégal du point de vue constitutionnel, et qui devrait être impossible.

Je préfère donc parler de tout cela que de “gauche” car, même si je peux m’y identifier, la plupart des gens ordinaires l’associent à une expérience, une histoire, dans lesquelles je ne me retrouve pas du tout. Je n’ai pas peur de dire que pour moi le « centre-gauche » [le Parti Démocrate] est identique au centre-droit. Cela ressemble à ce qui s’est passé en France après le quinquennat de François Hollande, y compris sur le plan électoral.

LVSL – Le Mouvement 5 Étoiles a connu un succès électoral considérable durant ces dernières élections, y compris au sein des couches populaires. Comment analysez-vous ce succès ?

C’est lié à ce que nous venons de dire. Il y a beaucoup de gens de gauche, pas de gauche modérée, mais d’extrême gauche et de gauche radicale, qui ont voté pour le M5S, et même pour la Lega dans certains cas au Nord. Bien évidemment, ce ne sont pas les seuls qui ont voté pour le M5S. Ce parti a récolté 53% des voix à Naples, ce qu’aucun parti n’a jamais réussi à obtenir dans toute l’histoire de la République Italienne, pas même la Démocratie Chrétienne [la Démocratie Chrétienne, parti de centre-droit, a longtemps été le principal parti politique italien entre 1945 et 1992, concurrencé seulement par le Parti Communiste]. Il faut donc avoir un peu de subtilité lorsqu’on analyse ce résultat.

“Il y a en tout cas un désir populaire, qui s’exprime peut-être de manière irrationnelle : l’envie d’envoyer un message, de dire à tous ceux qui ont voté le Jobs Act, qui ont détruit le système scolaire et les retraites, qu’ils doivent dégager.”

J’aime à dire pour plaisanter que c’est un « vote par procuration », dans le sens où je pense que la part des électeurs qui a vraiment été convaincu par les propositions du Mouvement 5 Étoiles existe, mais qu’ils sont une minorité. Je crois que la plupart des voix du M5S sont dues à un désir, dont je ne partage pas les modalités mais dont l’intention est légitime, de rompre avec la vieille classe politique. Quand je tractais, tout le monde me disait la même chose : « on n’en peut plus de Berlusconi et de Renzi, on ne veut plus les voir ». Nous répondions que voter pour le M5S ne signifiait pas que l’on allait en finir avec la vieille classe politique, en montrant concrètement ce que le M5S faisait, et en expliquant que ce n’était pas comme ça que la vieille classe politique pourrait être balayée.

D’ailleurs, l’actuelle loi électorale est faite pour éviter cela, mais aussi pour permettre la victoire de la Lega, ou la victoire des cinquestelle. Il y a en tout cas un désir populaire, qui s’exprime peut-être de manière irrationnelle : l’envie d’envoyer un message, de dire à tous ceux qui ont voté le Jobs Act [une loi portant sur la dérégulation du droit du travail], qui ont détruit le système scolaire et les retraites, qu’ils doivent dégager. Et pour les faire dégager, les gens votent pour le seul parti qui semble, pour le moment, porter cette discontinuité, entre autres parce qu’il a le poids électoral nécessaire pour le faire. Cela m’est arrivé de me faire arrêter par des gens qui me reconnaissaient, me félicitaient, et qui avaient voté M5S. Ils disaient : « je me reconnais dans vos valeurs, dans votre langage, dans tout ce que vous faites, mais pour ces élections j’avais besoin d’avoir la garantie que Renzi ne revienne pas ».

C’est le cas à Naples où ils ont fait 53%, mais c’est pareil dans le reste du sud du pays : en Sicile, dans les Pouilles, en Calabre, etc. Les résultats ont été similaires, et ils s’expliquent en grande partie par cette volonté de discontinuité. Les gens ne se sont pas convertis à l’idéologie du M5S de façon improvisée. Mais comme je vous l’ai dit, ils ne représentent pas une réelle rupture pour moi, malgré l’interprétation faite par les gens.

LVSL – Leur succès vient du fait qu’ils ont été capables de parler à différents secteurs de la population. Par exemple, ils se servent de deux figures complémentaires que sont Alessandro Di Battista et Luigi Di Maio. Comment analysez-vous cette stratégie ?

Voilà ce que je crois : ils ont une stratégie de marketing exceptionnelle qui est très adaptée à la période. Néanmoins, les stratégies de marketing ont une limite. Le M5S se présente avant tout comme un parti interclassiste. Di Maio représente la stabilité et Di Battista l’électron libre. Ils ressemblent un peu à Brandon et Dylan de Beverly Hills : il y a le bon gars et le rebelle. Cela peut fonctionner. Mais je pense qu’un parti, surtout un parti qui réussit à obtenir 30% des voix, doit être jugé par ses actes politiques. La question qui se pose donc est la suivante : quelles politiques vont-ils mettre en œuvre, au-delà de cette stratégie marketing du bon gars et du rebelle ?

“Le problème qui se pose, c’est ce que le M5S va réaliser concrètement. Il n’est pas prêt à rompre avec le néolibéralisme et avec les politiques racistes mises en place.

Sur le sujet du jus soli, le droit d’obtenir la citoyenneté italienne par le droit du sol, le M5S s’est abstenu, faisant un choix objectivement de droite. Sur les questions des politiques de l’emploi, et notamment sur leur mesure phare qu’est le revenu de citoyenneté, ils font un raisonnement qui va dans la direction d’un modèle très libéral. Au-delà du charme que ces deux figures peuvent avoir, une très grande partie de leur succès est due au fait qu’ils passent pour des personnes normales, et pas pour des politiques professionnels. Tous les deux, même Di Maio, qui joue un rôle plus institutionnel, ne cachent pas leurs origines sociales.

Di Maio ne cache pas le fait qu’il en est passé par des petits boulots et qu’il n’a pas toujours vécu dans le monde de la politique. Je crois que c’était ce qu’attendaient les gens. Le problème qui se pose, c’est ce que le M5S va réaliser concrètement. Il n’est pas prêt à rompre avec le néolibéralisme et avec les politiques racistes mises en place. Ils ont le nombre de députés suffisant pour abolir la réforme des retraites. Le M5S et la Lega ont promis l’abolition de la réforme Fornero [réforme historique du droit du travail et des retraites italiennes, qui a considérablement assoupli les normes sociales et reculé l’âge de départ à la retraite] : aujourd’hui, ils n’en parlent plus.

C’est la même chose pour le revenu universel, une promesse qui a si souvent été répétée durant la campagne électorale : ils n’en parlent plus. Il s’agit donc d’un excellent produit de marketing avant toute chose. Après tout, ils ont avec eux la Casaleggio associati, qui est la plus grande agence marketing du pays. Ce serait presque grave qu’ils ne soient pas en pointe dans ce domaine.

LVSL – Cela peut paraître bizarre, mais quand on regarde les votes du M5S au Parlement européen, ils sont très proches de ceux des partis de « gauche radicale ». Comment expliquez-vous cela ?

Il y a deux explications à fournir. La première concerne le caractère hétérogène et post-idéologique du M5S, ce qui se traduit au niveau des personnes. En l’occurrence, il faut voir quelle génération a été élue au Parlement européen en 2014. On a assisté à une profonde transformation des électeurs du M5S ces dernières années. Le parti a évolué vers une forme plus institutionnelle, et une orientation plus droitière.

Les élus M5S au Parlement Européen sont issus d’une phase antérieure du M5S, lorsque celui-ci était moins ancré à droite. Il s’agissait d’une phase que je ne partageais pas non plus à cent pour cent, mais qui était différente de ce qu’est désormais ce mouvement. Dans un parti post-idéologique comme le M5S, les électeurs sont déterminants dans l’orientation politique. Ce qui compte, c’est qui et à quel moment est allé voter.

“[Le M5S] n’a pas de véritable orientation politique. Ce parti s’adapte aux opportunités et change selon l’image qu’il cherche à donner.”

La seconde concerne l’échelle politique : le M5S s’est adapté à la droitisation de la politique italienne. Ce glissement doit nous faire réfléchir. Au départ, il y a 8 ou 10 ans, le M5S était très eurosceptique, c’était l’un de ses thèmes de prédilection et cela faisait partie de ses racines. Ils étaient très fermes sur le sujet. Mais lorsque le M5S a commencé à avoir un certain succès, cette position a été reniée. Ils pensaient qu’elle pouvait apparaître comme peu crédible et donner une image d’instabilité. La première chose faite par Di Maio pendant la campagne électorale a été de se rendre à la City de Londres pour rassurer les investisseurs quant à son euroscepticisme supposé.

Le M5S a donc totalement changé de registre et d’approche. Quel est le véritable M5S ? Celui qui, huit ans plus tôt, critiquait les institutions européennes ? Celui qui, aujourd’hui, se rend chez les investisseurs pour les rassurer ? Je l’ignore. Mais le seul fait que l’on puisse se poser cette question démontre une chose : il n’a pas de véritable orientation politique. Ce parti s’adapte aux opportunités et change selon l’image qu’il cherche à donner. Cela est dangereux parce que cela veut dire qu’on vote pour quelqu’un en signant un chèque en blanc. Demain, ce sont les élus du M5S qui vont décider s’ils seront eurosceptiques ou pas, s’ils seront racistes ou antiracistes. Le vote devrait, au contraire, investir nos représentants d’un mandat précis et déterminé.

Le M5S a donc évolué vers la droite, vers l’establishment, en partie parce qu’il était utile pour lui de s’adapter au discours dominant en Italie. C’est une contradiction qui n’en est pas une pour un mouvement qui ne possède pas d’identité. C’est inquiétant. La Lega tient paradoxalement un discours plus cohérent même si je ne le partage pas du tout. Du début à la fin, ils vous disent : « Nous sommes pour la souveraineté nationale et le rétablissement des frontières. Nous sommes eurosceptiques et nous critiquons fortement l’euro ». C’est discutable, mais il y a une continuité qui n’existe pas dans le M5S. Pour qui vote-t-on ? Pour quel type de parti ? Sur des questions aussi importantes que les politiques d’accueil, l’Union européenne, le travail et l’éducation, il faut avoir une position claire. Il ne s’agit pas de questions secondaires. Sans cette clarté nécessaire, il s’agit d’un vote à l’aveugle.

LVSL – Puisqu’on parle de l’Europe, Pablo Iglesias, Caterina Martins et Jean-Luc Mélenchon ont signé un document, l’Appel de Lisbonne. Quelle relation entretenez-vous avec ces mouvements, et pourquoi avez-vous signé cet appel ? 

Nous n’avons pas signé cet appel parce qu’ils ne nous l’ont pas demandé. Je plaisante, nous avons été très heureux de voir cet appel quand nous l’avons découvert. Nous avons des convergences avec Podemos et la France insoumise en particulier, que nous connaissons mieux et que nous apprécions beaucoup. C’est un bel espoir pour nous. Le risque était qu’il y ait des choix différents à faire pour les prochaines élections européennes. Nous avons immédiatement publié un communiqué pour soutenir l’Appel de Lisbonne.

“Les élections ne sont pas une priorité pour nous, donc la représentation ne l’est pas non plus. Mais s’il est possible de dépasser le seuil de 4% nécessaire à la représentation, pourquoi ne pas le faire ?”

S’ils nous demandent de le signer, nous le ferons. Ils ne l’ont pas encore fait pour le moment. Je pense qu’il faut créer des mouvements semblables en Italie, même si je ne sais pas dans quelle mesure ce sera possible. Reste que cette convergence entre Podemos et la France insoumise nous facilite les choses. Parce qu’il est évident que les choix effectués par les grands partis de la gauche radicale européenne affectent ceux des autres nations. L’absence d’unité nous aurait impactés.

Potere al Popolo participera aux élections européennes. Il faudra tenter de former une coalition plus ample que Potere al Popolo. L’objectif est de participer en essayant d’en faire un réel succès, même si le seuil est plus élevé pour la représentation que pour les élections générales, puisqu’il est fixé à 4% des suffrages. Nous allons devoir y réfléchir. Comme je vous le disais, les élections ne sont pas une priorité pour nous, donc la représentation ne l’est pas non plus. Mais s’il est possible de dépasser le seuil de 4% nécessaire à la représentation, pourquoi ne pas le faire ? Nous considérons donc favorablement toute possibilité d’élargir notre front. Beaucoup d’exemples ont germé ici et là.

Il y a par exemple le maire de Naples Luigi De Magistris, qui est une figure importante de la politique italienne, et qui s’intéresse aux prochaines élections européennes. Il a en effet organisé une rencontre à Naples avec Varoufakis et Guilhem. De Magistris semblait donc parti pour ce type rapprochement, mais je ne sais pas si cela va changer grâce à la convergence Podemos-France insoumise. Je souhaite qu’on puisse faire quelque chose de plus grand tous ensemble, à partir de principes clairs et bien définis.

Mais si cela ne s’avérait pas possible, je pense que nous participerions aux élections en tant que Potere al Popolo. Nous sommes en hausse, et pourrions dépasser le seuil nécessaire à la représentation : les derniers sondages nous placent à 2,4%, ce qui représente le double des résultats obtenus aux dernières élections. Par ailleurs, les élections européennes obéissent à une logique différente, le vote se fait différemment. En plus, nous avons déjà une députée européenne, qui est Eleonora Forenza, issue de la Rifondazione Comunista.

LVSL – Mais elle est plus proche de la Gauche Unitaire Européenne et du PGE non ?

Elle oui, mais je crois que la décision prise par Pablo Iglesias et Jean-Luc Mélenchon change beaucoup de choses. Il faut voir comment la réflexion va évoluer à l’intérieur des différents groupes au Parlement européen. C’est quelque chose que je ne peux pas prévoir. Je dis simplement que d’une façon ou d’une autre, quelle que soit la forme, c’est un rendez-vous que nous ne pouvons pas manquer, rien que pour pouvoir parler à nouveau d’Europe, afin de fixer un thème central dans l’agenda. Rien que pour cela, nous participerons. Nous serons donc présents, et si possible, à l’intérieur d’un front plus large.

LVSL – Quelles sont précisément vos positions sur l’Europe ? Seriez-vous prêts à sortir de l’Union européenne si elle ne s’avérait pas réformable ?

Nous sommes en accord avec la logique de Plan A – Plan B de Jean-Luc Mélenchon. L’idée n’est pas n’est pas de prévoir une sortie a priori. Il est possible que l’on puisse assister à une transformation des équilibres au sein de l’UE. Mais si ce n’est pas le cas, comme les contraintes européennes s’avèrent mortelles et le deviennent de plus en plus pour les classes populaires – entre autres à cause de l’équilibre budgétaire –, nous devons envisager un plan B, un plan de sortie.

Nous acceptons l’UE tant qu’elle n’impose pas de politiques excessivement dures à l’encontre des classes populaires. Mais vu que c’est ce qu’elle a fait jusqu’à présent, nous avons été très critiques à son égard. La sortie n’est donc pas la première option, mais si les circonstances l’imposent et qu’elle devient inévitable, ce ne sera pas un problème pour nous de l’envisager, même s’il s’agit d’un choix compliqué.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara. Retranscrit par Sonia Matino. Traduit par Rocco Marseglia, Francesco Scandaglini et Lenny Benbara.

 

Crédits photos : Potere al Popolo

Le Mouvement Cinq Étoiles est Laclausien sans le savoir – Nello Preterossi

Germinello Preterossi, philosophie du droit et des idées politiques.

Nello Preterossi est enseignant-chercheur en philosophie du droit et en histoire des doctrines politiques à la faculté de droit de Salerne. Il est notamment spécialiste de Carl Schmitt et d’Antonio Gramsci. Il est par ailleurs un fin observateur des dynamiques politiques italiennes.


LVSL – Avant les élections, tout le monde pensait que Berlusconi reviendrait au pouvoir. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit ?

Nello Preterossi – Pour Berlusconi, les élections ont constitué une déception parce qu’il espérait arriver devant la Ligue. Pour la première fois, Berlusconi a échoué : il a été vidé de sa substance en tant que phénomène politique. La Ligue a conquis l’hégémonie à droite et au centre-droit. Les choses se sont passées comme si Matteo Salvini était l’héritier naturel de Berlusconi – et ce, non parce que Berlusconi l’aurait choisi, mais parce que les électeurs de droite l’ont décidé.

C’est quelque chose de nouveau pour Berlusconi : par le passé, quand il perdait, c’était de justesse. Il y a quelques années encore, il renvoyait une image énergique. Il s’en sortait grâce à ses sketchs et à ses gags. Cette fois, le  disque s’est rayé pour plusieurs  raisons.

Forza Italia a été au pouvoir pendant très longtemps. Il lui est donc difficile d’apparaître en rupture et de représenter une alternative à l’austérité européenne. Au contraire, Salvini est jeune et apparaît, aux yeux des Italiens, comme celui qui a le courage d’évoquer certaines réalités avec clarté. Il parle régulièrement de la dégradation des conditions de travail. Ce sont là les conséquences logiques des politiques européennes imposées violemment, notamment depuis le gouvernement Monti. Salvini a également critiqué la Loi Fornero [une loi qui a eu pour conséquence une hausse importante de l’âge de départ à la retraite en Italie] et insisté sur le fait que de nombreuses personnes ne pourront pas partir à la retraite avant de nombreuses années. On peut discuter des points positifs de cette réforme. Reste que cette loi, votée sous le gouvernement Monti et soutenue par le Parti Démocrate et Forza Italia, a été imposée avec une violence extrême. Tout s’est passé en une nuit. Des personnes qui devaient prendre leur retraite le mois suivant se sont retrouvées à devoir l’attendre encore 6 ou 7 ans.

LVSL – En 2013, quand Matteo Salvini prend la tête de la Ligue, celle-ci rassemble péniblement 4% des électeurs. Aujourd’hui, elle tutoie les 18%. [Les sondages vont jusqu’à la donner à 27% en cas de nouvelles élections] Quelle a été la stratégie du leader leghiste pour arriver à ce résultat ? 

Nello Preterossi – Il faut reconnaître à Salvini de l’habileté tectique et une certaine épaisseur politique. Je sais qu’un tel propos ne fait pas consensus : il est en effet assez insupportable de reconnaître qu’un leader qui soutient des positions parfois inacceptables puisse en même temps être brillant. Cela ne demeure pourtant pas moins vrai. Lorsqu’il  prend la tête de sa famille politique, celle-ci était en état de mort clinique à cause de nombreux scandales. Elle est alors recroquevillée sur ses bastions nordistes. Salvini l’a transformée en un parti d’envergure quasiment nationale. La Ligue recueille désormais 20% des voix en Emilie-Romagne, et une proportion non négligeable de voix en Ombrie et en Toscane, régions où le parti communiste obtenait jadis des majorités absolues. Il en a également rassemblées beaucoup dans le Latium. Son score est certes un peu plus faible dans le Sud.

“La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.”

Est-ce que ceux qui ont voté Parti Communiste, puis Parti Démocrate, dans les régions du Nord, sont soudainement devenus fascistes et xénophobes ? Je ne le crois pas.

La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite alors de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.

Il faut bien comprendre ce qu’était la Ligue du Nord avant Salvini. Lorsqu’elle s’affirme dans les années 1990, la Ligue est une force nordique qui désigne ses ennemis : la caste, les voleurs, le gaspillage et le clientélisme. On peut presque qualifier sa matrice d’antifasciste, ou à tout le moins de non autoritaire. La Ligue n’a donc pas la même histoire que le FN : la Ligue ne provient pas du Mouvement Social Italien [Parti néo-fasciste né suite à la dissolution du Parti National Fasciste] et n’a aucun lien avec les héritiers de Mussolini. D’une certaine manière, la Ligue est vue comme un parti populaire et démocratique. Son électorat est constitué d’ouvriers qui se sont détournés du Parti Communiste. Aujourd’hui, diverses forces votent pour elle. Quand un parti recueille plus de 30% des voix dans des régions relativement aisées, il faut se poser des questions : je ne crois pas que tous ses électeurs soient fascistes et racistes.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Naturellement, la question migratoire est un facteur de perturbation. Elle n’a pas été prise en main, d’abord parce qu’elle est délicate, ensuite parce que la gauche a balbutié, pensant qu’il était possible d’apporter une solution « rhétorique » au problème, plutôt que des réponses sociales, via l’intégration. L’argument de Salvini est rude mais efficace. Il dit : “Vous ne faîtes rien pour les Italiens, par contre vous faîtes des choses pour les immigrés ?” Évidemment, ce n’est pas vrai. Rien n’est fait, pas plus pour les immigrés que pour les Italiens. Les élites ne s’intéressent aux immigrés que dans la mesure où ils sont à leur service, puis ils s’en désintéressent dès qu’elles rentrent chez elles. À Rome, quels habitants sont confrontés aux immigrés dans la vie quotidienne ? Ceux qui vivent dans les périphéries ou dans des quartiers où les conditions de vie sont déjà difficiles à cause de la pauvreté, du chômage, et de la dégradation des services publics. Dans ce contexte, la réaction populaire est la suivante : “Ils nous ont abandonné  Ils font venir des immigrés, et nous laissent livrés à nous-mêmes pour résoudre les problèmes”. Salvini profite de tout cela. Il tisse des liens entre les enjeux sociaux et identitaires. C’est très dangereux mais c’était prévisible.

“Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.”

Vous me demandez comment Salvini a-t-il fait pour connaître un tel succès ? La réponse est simple. Il tient un discours de « vérité » sur plusieurs questions qu’il met en relation. Donne-t-il des réponses adéquates ? La plupart du temps non. Il n’en demeure pas moins qu’il pointe du doigt les problèmes. Il ne faut pas croire que si Salvini n’exploitait pas ces problèmes, ceux-ci n’existeraient pas. En politique, il faut savoir aborder les défis et les problématiques. J’apporterais une réponse différente aux problèmes soulevés par Salvini. Regardez sur l’euro, par exemple : Salvini est le seul à dire la vérité. La zone euro impose aux pays les plus fragiles la déflation salariale et le chômage. Revendiquer la supériorité du droit constitutionnel italien sur le droit européen est une revendication légitime.

Tout en tenant ce discours, Salvini propose l’instauration d’une flat tax, ce qui est en contradiction totale avec le cœur même de la Constitution italienne. L’Italie se distingue en effet par la constitutionnalisation de la progressivité de l’impôt. C’est ce que l’on a appelé le constitutionnalisme social, c’est-à-dire l’idée que l’on doit redistribuer les ressources aux plus démunis en les prenant aux plus aisés. Sur ce point, le discours de Salvini présente une contradiction flagrante : il défend la Constitution italienne et défend une fiscalité en contradiction avec la dite Constitution. Salvini est un mélange de revendications d’autonomie politique, de souveraineté démocratique, et de libéralisme. Il défend l’idée que moins il y a d’impôts, mieux vont les choses. Cela le rapproche fortement de Berlusconi. Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.

LVSL – Que pensez vous de l’alliance  entre la Ligue et le M5S ?

Nello Preterossi – Si ces deux forces incarnent une même volonté de changement, il y a tout de même des différences importantes entre ces deux formations. Le M5S hérite d’une partie significative de l’électorat de centre-gauche. Sa progression entre 2013 et 2018 est due au transfert de voix entre le PD et le M5S. Ce type d’électorat a des idéaux et poursuit des objectifs qui sont peu compatibles avec ceux de la Ligue sur certaines questions : la question migratoire, la question fiscale et la question européenne. Cet électorat reste marqué par l’européisme caractéristique d’une certaine gauche.

LVSL – Sur la question européenne, le M5S a changé de position assez radicalement [L’entretien a eu lieu avant la crise avec les institutions européennes et le président Mattarella]. Comment s’explique ce changement ?

Nello Preterossi – Personne ne sait s’il s’agit d’un changement réel ou de façade. Je pense qu’un choix tactique a été opéré pour rassurer certains pouvoirs ainsi qu’une partie de l’électorat. Le M5S a voulu donner l’image d’un parti neuf, modéré, et rassurant.

Dans le Sud en particulier, le M5S incarne une forme de nouvelle grande Démocratie Chrétienne [Parti politique centriste, qui a longtemps disputé au Parti Communiste l’hégémonie du champ politique italien dans les décennies d’après-guerre]. Dans ces régions, le M5S réalise des scores souvent supérieurs à 40%. Cela signifie que quelque chose a profondément changé dans la société. Le taux de chômage dont est victime le Sud n’est pas tenable dans une démocratie. Quelque chose peut se passer.

Le fait que des gens aient voté en masse pour casser l’ancien système politique italien est un symptôme de la crise que traverse la démocratie italienne. Le M5S revendique l’honnêteté. C’est un vieux thème, qui rappelle celui de la morale politique et institutionnelle évoquée par Enrico Berlinguer [leader du Parti Communiste italien jusqu’à la fin des années 70]. Je souhaiterais vous faire remarquer que le M5S attire autant les jeunes précarisés que les votes issus de la bourgeoisie. À titre d’exemple, le M5S a gagné à Chiaia, le quartier bourgeois de Naples.

“Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire.”

Dans le Sud, ce parti constitue une force transversale, inter-classiste et hégémonique. Évidemment, c’est une hégémonie qui pourrait aussi se dégonfler, car elle est laclauienne [d’Ernesto Laclau, théoricien avec Chantal Mouffe du populisme de gauche.] Le M5S est laclauien, sans le savoir.

LVSL – Dans quel sens le M5S est-il laclauien ?

Nello Preterossi – Si l’on analyse les bizarreries et particularités du M5S, on se rend compte que Beppe Grillo en a été la grande auctoritas, la grande autorité interne et externe, un patron vertical qui vous approche et vous parle. Sans Grillo, le M5S n’aurait rien fait. Avant de créer un mouvement politique, Grillo tenait un blog dans lequel il dénonçait les mesures prises par les gouvernements sociaux-démocrates. Il pense alors à se lancer en politique, et renouvelle sa carte au PD qu’il proposait de transformer. Ce geste a certes sa part de provocation. Il se rend ainsi compte qu’il n’y a aucun moyen de changer le PD de l’intérieur. Il sent la poussée contestataire qui monte au sein de la société italienne.

À la suite de cela surviennent la crise structurelle de 2008, l’austérité, et le gouvernement Monti : une autoroute s’ouvre pour le M5S. Grillo devient celui qui incarne ce sentiment anti-politique et cette opposition à la caste. Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire. Se développe l’idée d’une horizontalité, d’une égalité entre tous les citoyens et d’une disparition des corps intermédiaires. Évidemment, c’est irréalisable, mais cette idée de citoyens qui s’auto-organisent, se regroupent, bref l’idée d’une horizontalité structurée par un réseau, s’impose grâce au message de Grillo.

Il faut cependant noter la présence de la Casaleggio Associati [ndlr, le M5S appartient à une entreprise de marketting, la Casaleggio Associati, du nom de l’idéologue Roberto Casaleggio aujourd’hui décédé]. C’est sans doute le point le plus trouble du M5S, parce qu’il est difficile de savoir clairement qui prend les décisions, de quelle manière, d’où vient et comment est géré l’argent. On est face à une situation paradoxale : le M5S profite de la crise du néolibéralisme, et en même temps, croît à partir de la mentalité néolibérale et de l’individualisme croissant de la population. Le mouvement est un contrat notarié, derrière lequel se cache une société de communication privée. Di Maio parle de « contrat de gouvernement » et non « d’accord » car l’accord contient l’idée de compromis. Il laisse penser que le gouvernement pourrait être le résultat d’un vrai contrat en bonne et due forme comme ils sont faits entre agences, entre consommateurs et entre entreprises.

Il est naïf de penser qu’il suffit d’agir avec de bonnes intentions et d’être honnête. C’est important pour le salut de votre âme, mais sur le terrain politique, cela ne fonctionne pas de cette manière. Les gouvernants devront affronter une série de nœuds : les contraintes imposées depuis l’étranger, le poids des marchés internationaux, la libre circulation des capitaux, etc. Comment pourront-ils mettre en oeuvre toutes leurs promesses dans ces conditions ? Leur réponse n’est finalement pas si différente de celle de Renzi. Ils souhaitent pouvoir jouer sur les marges laissées par les traités pour mettre en place des réformes qui ne soient pas totalement incompatibles avec l’austérité. À ce titre, Renzi a introduit un surplus de pouvoir d’achat de 80 euros. Le M5S compte, lui, mettre en place un revenu de citoyenneté. Ce sera peut-être déjà trop pour les gouvernants européens.

Beppe Grillo, fondateur et figure tutélaire du Mouvement Cinq Etoiles ©Niccolò Caranti

Cependant, ce n’est pas suffisant pour l’Italie : le pays a besoin d’investissements publics pour créer des emplois, d’une réduction des impôts sur le travail, de politiques contre la pauvreté, d’un revenu d’inclusion sérieusement financé, voire d’un revenu de citoyenneté conçu comme un instrument d’intégration et non de substitution à l’économie du travail. Combien tout cela coûte-t-il ? Au moins 5-6% du PIB soit entre 60 et 80 milliards d’euros. C’est un argent que nous n’avons pas. J’ajoute qu’il ne faut pas compter sur une reprise de la croissance. On ne pourra donc pas améliorer les conditions de vie des gens en jouant simplement sur les petites marges de manoeuvre que nous laisserait le carcan de l’austérité.

“Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire.”

Ce qui est extraordinaire, c’est que l’on a l’impression qu’en Italie, tout le monde pense avoir la recette pour tirer le meilleur parti des règles d’austérité budgétaire. Une fraction du M5S sait que cela n’est pas possible et tente donc de poser le problème de la zone euro. Toutefois, elle refuse de le faire clairement et explicitement. Les dirigeants du M5S ne veulent pas avoir l’air de ceux qui violent les pactes sans arrêt. Au fond d’eux-mêmes, ils savent peut-être que les réformes qu’ils prônent les mettront tôt ou tard au pied du mur ; ou alors ils sont inconscients, et croient vraiment pouvoir gouverner mieux dans le cadre de l’austérité européenne. Je crains que la deuxième analyse ne soit correcte concernant Luigi di Maio et ceux qui l’entourent. Les bruits courent que le M5S serait scindé entre Di Maio et Casaleggio d’un côté, Di Battista, Fico et Grillo de l’autre.

Une chose est sûre : depuis qu’ils sont aux portes du pouvoir, ils pensent qu’il faut envoyer un message rassurant. Pour cela, ils adoptent une posture pro-européenne et atlantique, comme s’ils voulaient souligner qu’il est nécessaire de faire un pacte avec les puissants.

Pour être honnête, le fait qu’ils aient choisi Giacinto della Cananea (juriste de grande valeur qui incarne l’establishment italien) pour présider un comité destiné à vérifier la compatibilité du programme du M5S avec ceux des autres partis, me fait penser qu’ils sont très disposés à s’institutionnaliser. C’est partiellement inévitable. La réalité reste la suivante : s’ils perdent leur énergie politique, le dynamisme que l’approbation du peuple leur a donné, cette approbation populaire disparaîtra.

De ce point de vue, Salvini semble tenir un discours plus constant. Il suffit de penser aux positions qu’il tient sur la Syrie, sur l’alliance atlantique, et même sur l’Europe. Quand il dit à Mattarella [le Président italien] que la Lega respectera les accords par lesquels l’Italie est engagée, mais pas au point d’aller à l’encontre du bien-être des Italiens, il pose une limite. Je ne fais pas l’éloge de Salvini. Je pointe du doigt le fait que certains problèmes devront être traités. J’espère qu’ils ne le seront pas par Salvini.

Il n’en demeure pas moins qu’il faudra dire la vérité sur la zone euro, et sur la mondialisation. Cette dernière provoque une crise de la démocratie et de la société italienne. Est-il possible de réformer la mondialisation ? Pour le faire, il faudrait reconquérir l’autonomie de l’Etat et notre souveraineté démocratique. À cette fin, il faut mener à bien une critique de la mondialisation et de l’européisme. Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire. Ailleurs en Europe, ce sont d’autres mouvements de droite identitaire qui prospèrent sur la désignation de bouc-émissaires. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas une belle perspective.

LVSL – Dans quelle mesure peut-on rapprocher le M5S d’autres mouvements politiques, comme la France Insoumise ou Podemos ?

N.P – Du point de vue du contenu, des idéaux et du profil identitaire, on peut, dans une certaine mesure, rapprocher le M5S de la France Insoumise et de Podemos. Des similarités avec Podemos son observables dans l’organisation. Ces deux forces sont muées par l’idée d’auto-organisation, d’horizontalité, et de société civile. Mélenchon et Podemos tentent de se situer au-delà du clivage gauche-droite. C’est la même chose pour le M5S, qui est encore plus transversal et post-idéologique que ces mouvements. Le M5S occupe l’espace qui, ailleurs, est occupé par des partis populistes laclauiens.

La théorie de Laclau – que les dirigeants du M5S ne connaissent pas – a beaucoup de défauts mais a le mérite de fonctionner. Elle décrit la forme populiste que prend actuellement la politique. Elle pose une frontière politique [Ndlr, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont théorisé le populisme comme une opération conflictuelle qui vise à créer une frontière politique entre un “eux” et un “nous”]. Le M5S définit cette frontière. Il occupe cet espace. Il paraît donc difficile qu’un autre mouvement populiste laclauien puisse émerger. Il n’est pas dit qu’il ne puisse pas naître dans un futur proche, si le M5S entre en crise.

Reste qu’actuellement, le M5S obéit à la logique laclauienne. Il incarne la logique du signifiant vide [Ndlr, chez Laclau, les signifiants vides sont des mots et des symboles consensuels dans la société que l’on charge politiquement pour assoir son hégémonie sur le champ politique]. J’ajouterais qu’un signifiant ne peut pas être complètement vide. Ernesto Laclau le disait aussi. Le signifiant vide, si on suit les théories reprises de Lacan, est vide fonctionnellement, c’est-à-dire qu’il fonctionne parce qu’il est vide. Politiquement, cependant, il ne peut pas être réellement vide. Des contenus politiques remplissent le signifiant vide. A mon avis, il est bon qu’il en soit ainsi, parce que la différence entre un mouvement et un autre est constituée par les contenus dont ils sont chargés.

Si nous prenons au sérieux la question de l’hégémonie gramscienne, le contenu doit entrer en jeu. On ne peut pas dire que le signifiant vide est suffisant, parce qu’à la fin il devient une réalité purement rhétorique. C’est l’une des limites de Laclau. C’est sa force et sa limite. Ce que contient le signifiant est important, car on ne peut conquérir l’hégémonie que si on parvient à répondre à des questions réelles, à travers un programme politique qui ne peut être simplement rhétorique. Il doit représenter des intérêts matériels. Sinon, un mot en vaut un autre. Le populisme, qui épouse la forme du conflit qui traverse les sociétés contemporaines, peut-il en être la solution ? En tant que lecteur de Gramsci, je l’espère. Un populisme de gauche doit néanmoins être chargé de contenu pour qu’il soit identifié comme étant de gauche.

Le logiciel du M5S est très simpliste. Cependant, les pulsions qu’il accueille sont des pulsions sociales. Prenons l’exemple du revenu de citoyenneté. C’est devenu un instrument très efficace de lutte politique. C’est un symbole. Cela est du au fait que, depuis une décennie, la population a été totalement laissée à elle-même alors que sa situation sociale se dégrade. Le M5S, instinctivement ou peut-être avec une astucieuse stratégie de communication derrière, a produit des propositions qui tirent leur force de leur simplicité. Le M5S parvient à articuler plusieurs demandes, sur un mode laclauien. Imaginez si la gauche historique avait réalisé cette opération, si elle s’était détournée de ce récit selon lequel tout va bien. Elle aurait du abandonner depuis longtemps ce récit qui a servi à faire passer la précarité, la flexibilité, les politiques anti-sociales et anti-populaires. Les héritiers de ce récit sont devenus partie intégrante de l’establishment. Le PD est le parti de l’establishment. Résultat : la proportion de la société qui les soutient représente à peine un quart de la population au lieu de deux tiers auparavant.

Je trouve singulière la prolifération d’écrits contre la démocratie : on lui reproche de porter au pouvoir des gens qui manquent de compétence. Dès que le peuple ne vote pas pour l’establishment, il devient “la masse”. Or sans le peuple rien ne se fait : entre le monarque de droit divin et le peuple, il faut choisir. Le peuple est une pluralité qu’il faut ramener à l’unité d’une façon ou d’une autre. S’en prendre à l’électorat, en répétant que les électeurs “ne nous ont pas compris” est la chose la plus stupide qui soit : non, c’est vous qui vous êtes mal exprimés. Ou alors ils ont très bien compris que vous avez fait le Jobs Act [Ndlr, une loi votée sous un gouvernement dirigé par le Parti Démocrate, qui flexibilise considérablement les conditions de travail des Italiens], et que vous avez soutenu le gouvernement Monti. Que les choses soient claires : Renzi n’est pas un novateur. Il est le chant du cygne noir. Il incarne la soumission au néolibéralisme. C’est un Tony Blair rance, et de petite qualité.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Francesco Scandaglini et traduit par Florine Catella.