Guerre commerciale : la nostalgie du libre-échange n’est pas la solution

Le port à conteneurs de Vancouver (Canada). © Kyle Ryan

La guerre commerciale de Trump a semé le chaos économique à travers le monde. Mais la tentation des libéraux de revenir simplement aux « beaux jours » du libre-échange n’est pas une solution. [1]

La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».

À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.

La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.

Les problèmes du libre-échange

Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.

Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.

Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.

Le mythe des avantages comparatifs

La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.

L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.

Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.

Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.

Les véritables enjeux du commerce mondial

Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.

Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.

Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.

Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.

Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.

[1] Article issu de notre partenaire Jacobin.

Accord UE-MERCOSUR : face à l’obsession libre-échangiste de Bruxelles, une opposition de pacotille

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en déplacement en Uruguay pour annoncer la fin des négociations sur l’accord avec le MERCOSUR. © Free Malaysia Today

La reconduction de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a ouvert la voie à la ratification du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les pays d’Amérique du Sud, réunie dans le MERCOSUR. Les protestations des responsables français ont peu d’effets face aux intérêts industriels. Alors que le protectionnisme est de retour, l’Union Européenne s’accroche plus que jamais à la mondialisation, au risque de sacrifier des intérêts économiques vitaux et d’accélérer la déforestation en Amazonie. S’il aboutit, cet accord sera une déflagration pour le monde agricole et un nouveau camouflet pour la démocratie, après le non-respect du référendum de 2005.

Plus rien ne semble pouvoir empêcher la ratification du traité de libre échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR. En déplacement en Uruguay le 6 décembre dernier, Ursula von der Leyen a annoncé la fin des négociations avec le marché commun d’Amérique du Sud regroupant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, ainsi que plusieurs pays associés. Ce sujet fondamental aurait dû être au cœur du débat des élections européennes. Pourtant le camp gouvernemental, déjà en difficulté, l’a totalement escamoté. Tandis que les Commissaires européens, Ursula von der Leyen en tête, l’ont passé sous silence. Cette dernière étant désormais réélue, la voie vers une ratification de cet accord discuté depuis un quart de siècle est donc ouverte. 

L’accord commercial avec le MERCOSUR a en réalité déjà été signé en 2019, après 20 ans de négociations. Toutefois, suite à d’immenses incendies en Amazonie encouragés par le Président brésilien de l’époque Jair Bolsonaro, qui y voit de nouvelles terres pour l’agro-industrie, le processus de ratification est alors gelé. Depuis le retour au pouvoir de Lula, l’accord est relancé. Si Emmanuel Macron se dit opposé « en l’état » au traité, entendant qu’il pourrait le soutenir moyennant quelques évolutions, la Commission européenne entend au contraire profiter du moment pour passer en force et enclencher la ratification au plus vite. Pour contourner un potentiel veto de Paris, elle entend d’ailleurs scinder l’accord en deux, ce qui permet un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 15 pays membres représentant 65% de la population) sur le volet commercial.

L’Union européenne dans une frénésie libre-échangiste

Construite autour du marché dès l’origine et imprégnée de l’idéologie néolibérale dans ses traités, l’Union européenne souhaite en effet cet accord depuis longtemps. Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste : la chute du mur de Berlin a ouvert d’énormes marchés à la mondialisation, les Etats-Unis ont mis en place l’ALENA avec leurs voisins mexicain et canadien en 1994, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est créée l’année suivante et la Chine rejoindra cette organisation deux ans plus tard, en 2001. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international libre de toute entrave apparaissait comme un horizon indépassable et inéluctable.

Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international apparaissait comme un horizon indépassable.

Alors que le monde a profondément changé depuis, la Commission européenne reste viscéralement attachée à ce credo libre-échangiste. Si l’OMC est aujourd’hui complètement bloquée, l’Union européenne consacre des moyens très importants pour lever tous les obstacles à la circulation des marchandises et des services dans le monde entier, via des accords bilatéraux : accord avec la Corée du Sud en 2011, avec le Canada (CETA) en 2016, avec le Japon (JEFTA) en 2019, avec le Kenya et le Chili en 2023, avec la Nouvelle-Zélande cette année… D’autres sont également en cours de négociations, avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines… Mais celui avec le Mercosur, qui donnerait naissance à la plus grande zone de libre-échange du monde, est sans doute le plus important pour Bruxelles, tant il est important symboliquement.

Pour convaincre des prétendus bienfaits de ces accords de plus en plus contestés, la Commission européenne parle d’accords « gagnant-gagnant », de nouveaux débouchés pour les PME ou encore de garanties environnementales ou pour les droits des travailleurs. Elle met aussi en avant le fait que l’UE a renoué avec les excédents commerciaux en 2023, après une année 2022 marquée par une flambée du coût des importations énergétiques, qui ont engendré un déficit commercial de 436 milliards d’euros pour l’ensemble du bloc. Outre notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, ces résultats de façade masquent une situation bien contrastée. En séparant les échanges intra et extra européens, elle considère indifféremment de fortes disparités entre les pays. Alors que l’Allemagne, la Suède ou l’Italie sont de forts exportateurs hors UE, traduisant notamment l’importance de l’industrie automobile, la Belgique, l’Espagne ou la Pologne présentent des déficits importants dégagent des excédents au sein du bloc, mais sont en déficit vis-à-vis du reste du monde. La France a quant à elle un énorme déficit commercial, de presque 100 milliards d’euros en 2023.

Un traité qui fédère les colères

Malgré la présentation très enthousiaste de la Commission européenne, la colère de nombreux acteurs apparaît bien légitime. La poursuite de la politique libre-échangiste obéit à une vision purement libérale des échanges, qui remonte aux travaux de l’économiste David Ricardo il y a plus de 200 ans. D’après sa théorie des « avantages comparatifs », la multiplication des échanges ne peut être que bénéfique, chaque zone étant amenée à se spécialiser au maximum afin de gagner en efficacité. Cette vision est pourtant largement datée et se heurte à une série d’objections. Surtout, elle ne prend pas en compte d’autres aspects des échanges commerciaux, pourtant essentiels à la souveraineté nationale, aux relations internationales ou à la préservation de la planète.

La récente pandémie de Covid-19 a violemment rappelé aux nations développées leur très forte dépendance et leur vulnérabilité, les nations européennes n’étant plus souveraines dans nombre de productions essentielles. Les traités de libre échange, en introduisant massivement des importations moins coûteuses, en sont les principaux responsables. Par ailleurs, la vision portée par les élites depuis les années 1990 d’une économie centrée sur les services et les productions à haute valeur ajoutée est également remise en cause. Outre la concurrence accrue des pays émergents sur ce segment, elle apparaît très vulnérable au cycle économique et laisse de côté toute une partie des salariés. Enfin, l’impact climatique du commerce mondial et la pollution supplémentaire entraînée par la délocalisation d’activités dans des pays à la réglementation environnementale très faible sont à contre-courant de l’indispensable bifurcation écologique.

En pleine crise, un nouveau traité ouvre certes des relais de croissance pour quelques secteurs. Mais dans le même temps, il risque de frapper plus durement encore les secteurs fragilisés, encore mal remis de la crise du Covid et de ses conséquences. Or l’ouverture indistincte des marchés, malgré quelques restrictions prévues, risque de mettre en péril des secteurs entiers. L’agriculture, et l’élevage plus particulièrement, souvent présentée comme une « monnaie d’échange », et sacrifiée pour le développement industriel et du tertiaire. Ainsi, si les quotas d’importation, représentant une faible part de notre production, sont présentés comme des garanties, il ne faut pas négliger qu’au fil de ces accords, les différents quotas se cumulent. De plus, ces quotas sont généraux (porc, bœuf…) et des importations ciblées peuvent compromettre un segment de la production plus fragile, comme le jambon par exemple.

Le mirage des « clauses miroirs »

Enfin, le cœur de la contestation porte sur la réciprocité du respect des normes. Souvent présentée comme une opportunité, par exemple sur la reconnaissance des AOC/AOP, elle s’avère in fine quasi inopérante. Ainsi, si l’accord précise bien que l’Union Européenne souhaite respecter les accords de Paris, il n’existe aucun mécanisme contraignant en cas de non-respect. De même, les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs. Or, le secteur alimentaire est coutumier des scandales sanitaires ou de défauts de traçabilité. 

Les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs.

Ces dangers pour le secteur agricole pousse même la toute-puissante FNSEA à s’opposer à l’accord « tel qu’il est rédigé », alors que le syndicat agricole majoritaire est habituellement favorable au libre-échange. Le président du syndicat, Arnaud Rousseau, est emblématique de ces contradictions, puisque le groupe Avril, dont il est le PDG, a récemment acheté une société brésilienne produisant et transformant de l’huile de ricin, et a donc tout intérêt à la conclusion de cet accord… Plus largement, tout le lobby agro-industriel est dans un double discours sur cet accord. Si la concurrence déloyale face à des produits contenant des antibiotiques ou pesticides interdits en France ou en Europe est souvent dénoncée, c’est généralement pour prôner un alignement vers le bas, en dérégulation et en réduisant les contrôles des exploitations, afin de pouvoir utiliser les produits autorisés à l’étranger.

Quant aux fameuses « clauses miroirs » continuellement mentionnées par les soutiens de l’accord, elles restent un mirage. D’une part, car il est très difficile de faire adopter par d’autres pays nos standards sanitaires et environnementaux, et plus encore de s’assurer de leur respect. Par ailleurs, comme l’avait mentionné le ministre de l’agriculture dans une réponse à un sénateur, « la mise en place de mesures miroirs nécessite de s’assurer qu’elles soient compatibles avec les règles de l’OMC », faute de quoi elles exposent à des mesures de rétorsion. L’eurodéputé macroniste Pascal Canfin reconnaît d’ailleurs lui-même à quel point l’ouverture à la mondialisation rend le respect des règles quasi-impossible : sur France info, celui-ci déclarait que « si demain matin on mettait une clause miroir sur le poulet ukrainien, la moitié de nos étals de supermarché n’auraient plus de nuggets. »

Ainsi, les « clauses miroirs » ne sont qu’un miroir aux alouettes destiné à faire passer la pilule de tels accords, avec presque aucun effet concret. Si l’autarcie alimentaire n’est pas un horizon envisageable, et pas forcément souhaitable, l’ouverture totale aux produits de l’autre bout du monde cultivés n’importe comment est en revanche certaine de continuer à décimer l’agriculture française. Autant d’éléments qui invalident les doubles discours consistant à s’opposer à l’accord « en l’état », tout en demandant des ajouts principalement symboliques et largement inapplicables.

Une lutte d’influence

Dès lors, ouvrir davantage les vannes du commerce international apparaît au cœur d’un cruel dilemme. La préservation de puissantes industries exportatrices ou de services doit-elle se faire au détriment des pays ou filières les plus fragiles ? La reconquête d’une souveraineté technologique suppose-t-elle de renoncer à des productions vitales ? Alors que leur modèles industriels sont en difficulté, l’Allemagne et l’Italie sont ainsi fortement incitées à ouvrir de nouveaux débouchés à leur industrie automobile grâce à cet accord. En face, l’accord devrait aussi faciliter l’accès à des matériaux stratégiques indispensables à l’électrification des usages comme le cuivre et le lithium, dont la Bolivie et l’Argentine sont d’importants producteurs. Pour Lula, qui essaie tant bien que mal de ne froisser ni l’agro-business ni le mouvement des paysans sans terre, et pour les autres États sud-américains, le surplus de croissance apportée par les nouveaux débouchés agricoles est prometteur. Dans ce vaste marchandage, le secteur agricole européen, déjà en grande difficulté, semble être condamné par la concurrence des géants du Mercosur. 

Dans ce contexte, les protestations d’une partie de la classe politique, soudainement opposée à un accord qu’elle a longtemps soutenue, sont largement teintées d’hypocrisie. En octobre 2020, un amendement pour s’opposer à l’accord avec le Mercosur a ainsi été rejeté par le Parlement européen : les macronistes et les Républicains ont soutenu l’accord, tandis que le RN s’abstenait. Quant au PS, s’il s’est effectivement opposé à l’accord, son groupe le soutient très largement. Seuls les écologistes et le groupe de la gauche européenne, auquel appartient la France insoumise, se sont mobilisés pleinement contre cet accord depuis le début.

Les revirements tardifs de certains sur le sujet, influencés par la protestation des agriculteurs et l’opposition de 3 Français sur quatre à l’accord, apparaissent donc comme un mensonge. Peu importent la récente tribune de 600 parlementaires français à Ursula von der Leyen ou le vote d’une résolution hostile à l’accord « en l’état » par le Parlement français : ces actes restent symboliques, la décision politique a déjà été prise. Le rejet de la ratification du CETA par le Sénat en avril dernier l’a rappelé : cette opposition n’a aucun effet concret car l’accord s’applique même en n’étant pas ratifié, la politique commerciale étant déléguée à Bruxelles par les traités européens.

Désormais, la seule option pour empêcher la conclusion de l’accord est de réunir une minorité de blocage suffisante, rassemblant au moins quatre Etats membres représentant plus de 35 % de la population européenne. Si la Pologne, les Pays-Bas, l’Autriche et l’Irlande ont eux aussi émis des doutes sur l’accord, leur poids combiné à celui de la France ne suffit toujours pas. Seul un basculement de l’Italie contre l’accord est encore susceptible d’inverser les choses. Mais le crédit d’Emmanuel Macron sur la scène européenne étant plus faible que jamais, notamment en raison de son manque de cohérence, sa capacité à conduire une coalition des opposants semble presque nulle. Si tout doit être fait pour éviter la mise en œuvre de ce traité délétère, encore faut-il savoir à qui faire confiance pour mener ce combat.

L’agonie du rêve européen de l’Allemagne

Scholz - Trump - Le Vent Se Lève
Le chancelier allemand Olaf Scholz en compagnie de Donald Trump

Des décennies durant, les gouvernements allemands ont poursuivi le projet d’un empire européen fondé sur le libre-échange. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine sape les fondements de son hégémonie. Dans le même temps, un processus souterrain mine la souveraineté de Berlin : la progression de la finance américaine sur l’appareil productif allemand. Une évolution face à laquelle la coalition dirigée par Olaf Scholz réagit en prônant le business as usual. Par Tommaso Nencioni, traduction Alexandra Knez [1].

La coalition allemande est peut-être devenue la première victime de la réélection de Donald Trump. Et ce n’est pas dû au président élu, qui avait pris pour cible son gouvernement – issu de l’accord de 2021 entre sociaux-démocrates (SPD), Verts et les intégristes néolibéraux du Parti libéral-démocrate (FDP) – à plusieurs reprises. La crise au sein du gouvernement allemand remonte à plus loin. Mais les principaux acteurs ont attendu le résultat des élections américaines pour la faire éclater au grand jour.

Quelques heures seulement après la confirmation de la victoire de Trump, le chancelier Scholz a limogé son ministre des Finances, Christian Lindner, qui est également le chef du FDP. Lindner est l’ardent défenseur d’une orthodoxie monétariste qui s’avère de moins en moins défendable, même en Allemagne. Mais quelles sont les véritables racines de la crise allemande ?

Un empire libéral nommé Union européenne

Dans le dernier livre de Wolfgang Streeck, qui paraîtra en anglais la semaine prochaine sous le titre Taking Back Control ?, le sociologue allemand décrit le processus d’intégration européenne depuis le Traité de Maastricht en 1992 comme la construction d’un empire libéral piloté par l’Allemagne. Lorsque Streeck parle d’« empire », il n’entend pas une puissance fondée sur l’instrument militaire. Il utilise plutôt ce terme pour désigner une polarisation entre un centre et des périphéries économiques, dont les institutions politiques cèdent leur souveraineté face au premier.

L’empereur est nu : le centre de l’empire est plus soumis encore que la périphérie à un projet dont le coeur se trouve à l’extérieur du continent – à Washington et à Wall Street.

Un centre fort – celui de l’ancienne zone du deutsche mark – et une périphérie – Méditerranée et Europe de l’Est – : il n’est pas difficile d’adhérer à la vision des choses défendue par Streeck. Dans le même temps, Streeck indique une condition préalable importante pour la construction d’un empire sur une base « libérale ». En bref, il faut qu’il y ait une élite dirigeante dans les pays périphériques qui soit prête à assumer les conditions fixées par le centre impérial. Cette élite compte donc sur une légitimité venant « d’en haut ». Mais elle doit aussi rendre cette relation acceptable pour son propre électorat national, en faisant passer le message que tout ce qui profite au centre impérial aura des répercussions positives pour les périphéries également. Un message qui a pris la forme du projet européen, présenté comme un moyen de dépasser les antagonismes nationaux.

La thèse centrale du livre est que l’austérité a été la pierre angulaire de ce processus d’intégration impérial. Mais pas uniquement. La guerre en Ukraine a brusquement mis fin à ce processus de construction impériale. Avec la guerre, l’un des piliers de la conception hégémonique allemande – la possibilité d’un approvisionnement en matières premières à bas prix – a été miné. Bien sûr, la (non) réaction de la classe dirigeante allemande au sabotage du gazoduc Nord Stream a achevé d’ébranler sa crédibilité.

Ce coup d’estoc porté à l’hégémonie allemande est-il une bonne nouvelle ? Il est clair qu’il n’a pas conduit à une remise en cause du fonctionnement de l’Union européenne : une nouvelle vague d’austérité déferle sur l’Europe, n’épargnant même pas l’Allemagne elle-même. D’une austérité imposée par Berlin, le Vieux continent est passé sans transitions – à l’exception du bref intermède de la pandémie – à une austérité imposée par Wall Street. Si la première vague d’austérité imposée à l’Europe répondait aux ambitions impériales de l’Allemagne, cette nouvelle vague constitue l’un des fondements de la tentative américaine de maintenir son hégémonie mondiale.

Aux origines de la domination allemande

La nation allemande, de par sa capacité économique et démographique, est arrivée à l’unification en 1871 munie d’un potentiel industriel et impérial immédiat. Mais cette immense capacité de développement était limitée à un territoire exigu qui manquait de débouchés « pacifiques » – c’est-à-dire qui n’impliquaient pas de conflit immédiat avec les puissances impérialistes établies. Lors de la fondation du Reich, les mers étaient dominées par l’Empire britannique et les zones terrestres convoitées par Berlin l’étaient également par d’autres puissances européennes. Ainsi, l’État allemand n’a pu mettre en place une solution impériale « terrestre » sur le modèle des États-Unis.

Avec la défaite de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a dû définitivement renoncer à un modèle impérial « à la britannique ». Et avec la défaite de la Seconde Guerre mondiale, à une approche « à l’américaine » de la conquête terrestre – malgré la sauvagerie de la colonisation de la « frontière » orientale (lebensraum), où les peuples slaves ont joué le rôle dévolu, outre-Atlantique, aux Amérindiens. Les différentes propositions de paix après 1945 étaient donc basées sur le démembrement de l’État allemand. Avant que la décolonisation ne confirme que la Guerre froide était une véritable compétition mondiale, elle était avant tout une réponse à la question allemande.

Il en va de même pour les premières tentatives « transatlantiques » d’intégration européenne. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) visait à placer la production d’acier et de charbon (industries de guerre par excellence) sous un contrôle commun ; et avec la Communauté européenne de défense (projet d’alliance militaire avorté au début des années 1950), on a tenté d’intégrer les systèmes de défense. Plus les années s’écoulaient, et moins il était possible d’écarter l’Allemagne du concert des nations occidentales. Surtout si l’on considère que son concours était indispensable pour lutter contre la « menace soviétique »…

Ce n’est qu’avec la détente et l’apaisement des tensions de la Guerre froide dans les années 1970 que les projets d’intégration militaire de l’Europe ont été réellement supplantés par des projets économiques. Le traité de Rome de 1957 avait donné naissance à la Communauté économique européenne, marché unique au sein duquel l’économie ouest-allemande, qui connaissait une période de croissance économique accélérée, était appelée à jouer un rôle de premier plan. Cela n’allait pas sans risque pour les pays du sud de l’Europe, exposés à la concurrence de la puissance industrielle allemande. On pensait cependant que cette asymétrie pourrait être compensée par une intégration politique, qui contiendrait des mécanismes de rééquilibrage. D’autant que la longue hégémonie des sociaux-démocrates ouest-allemands avait fini par accoucher d’un horizon de paix et de coopération avec la République démocratique allemande (RDA), sous la forme de l’Ostpolitik prônée par le chancelier Willy Brandt.

La réunification allemande devait finir de doucher ces espoirs. À la stratégie de l’Ostpolitik, la République Fédérale allemande (RDA) devait substituer l’annexion des territoires est-allemands. Cela impliquait de noyer son système productif sous un torrent de marchandises produites avec d’incomparables avantages compétitifs. Peu après, les économies de l’ancien bloc soviétique ont été placées dans une position subordonnée au sein de l’espace économique organisé autour d’une nouvelle Allemagne unie.

Sous le signe de l’austérité

Au fil du temps, le projet d’une nouvelle hégémonie allemande s’est étendu à l’ensemble de l’espace continental. L’austérité imposée aux États membres et l’élargissement illimité de l’UE vers l’est ont été les piliers qui ont soutenu la construction de l’empire néolibéral allemand.

L’élargissement de l’UE a permis à l’industrie allemande d’étendre ses chaînes de valeur à des zones géographiques riches en main-d’œuvre qualifiée et bon marché, tout en bénéficiant de régimes fiscaux favorables. Dans le même temps, l’austérité a donné au capital allemand un triple avantage concurrentiel. Elle a d’abord permis à Berlin de financer ses dépenses publiques à des taux d’intérêt faibles, grâce au mécanisme du spread (différence entre les rendements obligataires dans les différents États-membres de la zone euro, qui mesure la « confiance »). En outre, elle a contribué à laminer l’appareil productif des potentiels pays concurrents. Enfin, elle a offert aux classes dirigeantes des pays périphériques la motivation idéale pour réduire les salaires dans les régions, abaissant ainsi les coûts de ces approvisionnements.

La Commerzbank devait-elle être rachetée par des fonds spéculatifs américains, ceux-ci contrôleraient le principal centre financier de l’Allemagne – et une grande partie de l’appareil productif allemand

Le pacte entre le grand capital allemand et la haute finance européenne a modelé la construction de l’Union européenne. Avec les réformes néolibérales introduites par les sociaux-démocrates allemands (alors dirigés par Gerhard Schröder), l’Allemagne passait du rôle d’« homme malade de l’Europe » à celui de « moteur de la croissance européenne ». Paradoxalement, ce n’est pas le SPD qui a profité des dividendes de cet apparent second miracle économique (après celui des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale), mais leurs adversaires chrétiens-démocrates sous la direction d’Angela Merkel.

De la domination allemande à celle de Wall Street

La guerre en Ukraine a brusquement interrompu ce processus de construction impériale. Le sabotage du gazoduc Nord Stream 2 a servi de catalyseur à cette crise. Sur le plan économique, c’est l’un des fondements du capitalisme allemand qui était réduit en poussière – à savoir la fourniture en gaz à bon marché. Surtout, c’est la crédibilité des élites allemandes comme classe dirigeante impériale qui a été minée. L’empereur est nu : le centre de l’empire est plus soumis encore que la périphérie à un projet dont le coeur se trouve à l’extérieur du continent – à Washington et à Wall Street. L’Allemagne s’est révélée être un géant économique aux pieds d’argile, et un nain politique.

La nouvelle vague d’austérité qui s’annonce en Europe, loin d’aider à la reprise de la construction européenne allemande, plombe définitivement les ambitions de Berlin. Le pays est aujourd’hui aux prises avec une récession dont il ne peut s’extirper en raison de dogmes de politique économique figurant même dans la Constitution nationale depuis 2008.

Ainsi, le Vieux continent est passé d’une austérité allemande à une austérité qui alimente Wall Street. Avec la nouvelle vague de privatisations et de réduction des aides sociales en Europe, ce sont les fonds spéculatifs américains qui se voient offrir la possibilité d’investir dans les secteurs monopolistiques de l’énergie et des télécommunications, et d’offrir aux Européens (du moins aux plus aisés) des assurances privées. Les hedge funds deviennent ainsi les gestionnaires d’un immense fleuve de liquidités, à réinvestir – compte tenu des taux d’intérêt élevés garantis par la Fed – dans la dette gouvernementale américaine.

L’administration Biden, la Réserve fédérale et les grands fonds d’investissement ont donc tenté d’établir un pacte d’acier pour tenter de maintenir à flot l’hégémonie mondiale des États-Unis, en se déchargeant des coûts de l’opération sur l’Europe et en particulier sur ses secteurs les plus faibles. L’Inflation Reduction Act (IRA) et la nouvelle course aux armements ont été indirectement financées par l’épargne des classes moyennes européennes, par l’intermédiaire de fonds spéculatifs tels que BlackRock, Vanguard et State Street. Le PDG de BlackRock, Larry Fink, est l’invité d’honneur de presque toutes les chancelleries européennes – en premier lieu celle du gouvernement italien, dirigé par la prétendue « souverainiste » Giorgia Meloni.

Fuite en avant

Mais c’est l’Allemagne elle-même qui est dans le collimateur de la nouvelle alliance entre la Maison Blanche et la haute finance de Wall Street. Et en particulier son appareil productif encore peu financiarisé.

Ainsi, l’Italien Unicredit – largement contrôlé par les Big Three, les trois principaux fonds d’investissement de Wall Street – a récemment tenté une OPA hostile sur la Commerzbank, un acteur majeur de l’économie allemande. Devait-elle tomber entre les mains d’Unicredit, ces fonds spéculatifs américains contrôleront le principal centre financier de l’Allemagne – et, indirectement, une grande partie de l’appareil productif allemand.

Pendant ce temps, l’Allemagne elle-même devient l’épicentre de bouleversements politiques graves et inquiétants. L’avalanche électorale de l’extrême droite dans les États d’Allemagne de l’Est n’est que le premier signe d’une dynamique qui ne se limite guère à l’Allemagne. Ce cocktail de crise sociale et de réveil du sentiment national allemand humilié devrait donner des sueurs froides à l’Europe.

Ceci, dans une situation où les guerres font rage aux frontières orientales et méridionales de l’Europe ; où une réunion des BRICS à Kazan, en Russie, a mis à l’ordre du jour le début du désengagement du dollar en tant que monnaie de réserve internationale ; et où la crise sociale remet au goût du jour les mouvements nationalistes et racistes. Dans une telle situation, l’ambition originelle de Willy Brandt retrouve toute sa pertinence : une Europe démocratique capable de jouer un rôle de médiateur entre l’Ouest et l’Est, entre le Nord et le Sud.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Germany’s Project for Europe Is in Tatters ».

Souveraineté alimentaire : un concept anticapitaliste récupéré par le gouvernement

© Taylor Siebert

Après les manifestations des agriculteurs en début d’année, le Parlement étudie actuellement le projet de loi d’orientation agricole concocté par le gouvernement, qui doit sanctuariser la « souveraineté alimentaire de la Nation ». Si cette notion fait en apparence consensus, sa signification politique est disputée. Ainsi, le gouvernement veut s’appuyer sur cet objectif pour encourager encore davantage l’agriculture intensive et exportatrice, notamment en rognant les protections environnementales. Une vision à l’opposé du concept initial, élaboré par des mouvements paysans opposés à la mondialisation, pour qui la sécurité alimentaire d’une nation passe au contraire par la sortie de l’agriculture du cadre marchand. Décryptage.

La question de la souveraineté agricole est historiquement au cœur des crises du secteur. Pourtant, le concept en tant que tel n’est apparu qu’au XXème siècle. Intrinsèquement liée à la notion de sécurité alimentaire, elle porte à la fois sur la couverture des besoins d’une population, la préservation des ressources nationales et le droit des peuples à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Historiquement, c’est surtout le premier enjeu qui a primé, étant donné que les famines et les émeutes de la faim étaient fréquentes. Si cette perspective est désormais écartée dans un pays comme la France grâce à l’essor des rendements – bien que 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim – elle reste fondamentale dans de nombreux pays incapables de nourrir seuls leur population galopante comme l’Egypte.

Une notion issue du mouvement altermondialiste

Cet sont d’ailleurs des pays en développement qui inscrivent cette notion de sécurité alimentaire dans les instances onusiennes durant les années 1970, à travers la création du comité des Nations Unies pour la sécurité alimentaire. Mais l’influence du courant tiers-mondiste, qui plaide alors pour réduire les inégalités Nord-Sud et une véritable décolonisation économique, ne dure guère. Avec la fin de la guerre froide et la mondialisation, les échanges commerciaux se libéralisent, notamment sous l’influence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

C’est en réaction aux effets dévastateurs de l’ouverture des marchés agricoles à la concurrence étrangère que naît en 1993 la Via Campesina, un mouvement international de petits paysans et de travailleurs agricoles qui souhaitent reprendre le contrôle sur leur activité et leur production. C’est ce mouvement qui élabore alors l’idée de souveraineté alimentaire, définie comme « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. »

Dans les pays du Nord, cette période coïncide avec les luttes contre les semences transgéniques et les craintes d’une privatisation du vivant par des grandes firmes comme Monsanto. Si cette problématique se retrouve aussi dans les pays du Sud, les combats y sont encore plus vastes, notamment du fait de la très inégale répartition des terres et de la ruine qu’occasionnent les accords de libre-échange pour les producteurs locaux, soumis à la concurrence déloyale de productions subventionnées d’Europe et d’Amérique du Nord. Avec la spéculation boursière croissante sur les produits agricoles, la sécurité alimentaire est d’ailleurs redevenue un enjeu majeur pour de nombreux Etats, notamment les pays du Moyen-Orient et du Maghreb, où les émeutes de la faim qui débutent à partir de 2007 débouchent sur les printemps arabes. Dans le cas de l’Europe, la prise de conscience des risques causés par la mondialisation est plus récente, notamment à l’occasion des pénuries intervenues ces dernières années avec le Covid et la guerre en Ukraine, dont l’effet a été décuplé par la spéculation.

La France, terreau fertile de la contestation agricole

La France représente d’ailleurs un terreau particulièrement favorable au concept de souveraineté alimentaire, du fait de son histoire. Tout d’abord, à la différence du Royaume-Uni qui voit dès le XVIIIe siècle le développement de grands domaines, notre pays connaît une propriété beaucoup plus morcelée. Cet écart se trouve accentué au moment de la Révolution française à travers la distribution des terres des grands domaines (émigrés, biens religieux) et les dispositions du Code Civil prévoyant l’égalité entre les héritiers, bien que de nombreuses exceptions existaient. Or, si la division des terres entre un grand nombre d’agriculteurs est positive, beaucoup ont du mal à vivre de leurs petites productions. En témoignent ainsi les révoltes des métayers (agriculteurs non propriétaires de leurs terres qui reversent une part des récoltes aux propriétaires des sols, ndlr) au début du XXème siècle.

Dès cette époque, la question de la concurrence étrangère devient aussi un carburant de la révolte paysanne. C’est par exemple le cas de la révolte des vignerons du Languedoc en 1907 contre les importations de vin étranger. Cette même profession se soulève à nouveau pour les mêmes raisons en 1976, ce qui donne lieu à un affrontement sanglant à Montredon (Aude) entre viticulteurs armés de fusils de chasse et CRS. On déplore alors deux morts et une trentaine de blessés. Cette période des Trente Glorieuses est également marquée par la forte baisse du nombre d’agriculteurs et la forte augmentation des superficies des exploitations grâce à la mécanisation.

En réaction à cette concentration croissante des terres à travers le « remembrement » des parcelles, une première scission apparaît en 1959 au sein de la FNSEA, qui donne naissance au Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF, syndicat agricole proche du Parti Communiste Français, ndlr). Petit à petit, la domination de la FNSEA s’érode. Le syndicat majoritaire, très proche des gouvernements successifs et dominé par les intérêts des grands exploitants tournés vers l’international, ne sert en effet pas les intérêts des petits agriculteurs. La Confédération Paysanne voit ainsi le jour en 1987 pour défendre une agriculture à taille humaine et tournée vers des méthodes alternatives, plus respectueuses de l’environnement et du vivant. Quatre ans plus tard, une nouvelle scission au sein de la FNSEA concernant une réforme de la Politique Agricole Commune (PAC) donne naissance à la Coordination Rurale, qui est vigoureusement opposée au libre-échange.

La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier.

Depuis les années 1990 au moins, les failles du modèle agricole dominant sont donc de plus en plus visibles. La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier. En outre, le modèle d’exportation s’essouffle : la France perd peu à peu des parts de marché et est sortie du top 5 mondial des exportateurs agricoles. Un récent rapport du Sénat sur la « compétitivité de la ferme France » pointe également les limites du modèle productiviste. D’après celui-ci, la production stagne depuis 1997 à la fois du fait du plafonnement des rendements et de la baisse du nombre d’agriculteurs et de surfaces exploitées. Autant d’ingrédients qui ne pouvaient conduire qu’à un embrasement majeur du secteur.

Une récupération politique chargée d’ambiguïté

Depuis la profonde crise de janvier 2024, la notion de souveraineté alimentaire est ainsi revenue en force dans le débat public et est devenue un enjeu politique majeur. Le pouvoir a choisi de se focaliser, au travers d’un discours belliciste, sur une menace imminente. Ceci permet habilement d’occulter les difficultés structurelles du secteur, en premier lieu d’ordre économique. Ainsi, les libéraux sont parvenus à fusionner les notions de souveraineté et de compétitivité au cœur de leur discours. Selon eux, la reconquête de la souveraineté passe dès lors par une industrialisation massive, l’objectif étant de pouvoir concurrencer les autres grandes puissances sur un marché agricole mondial.

Ce discours occulte néanmoins que le jeu du marché suppose d’ouvrir en parallèle les marchés. Selon le principe de Ricardo, on contribue ainsi à l’émergence d’un modèle agricole de moins en moins polyvalent. C’est ainsi que la colère des agriculteurs sur leur niveau de vie et leur revenu s’est transformé en plan d’action sur l’abaissement des normes environnementales. Il s’agit moins de protéger des petites et moyennes exploitations que d’aider les plus importantes à exporter d’avantage.

À l’autre bout du spectre, l’extrême droite s’est retrouvé aux prises avec un impensé idéologique. Ceci a donné lieu à un couac entre les deux principaux dirigeants du RN concernant les prix planchers. Le parti a maladroitement tenté de rapprocher la notion de souveraineté de ses dogmes, la fermeture des frontières ou la préférence nationale. Ceci se heurte néanmoins à une réalité hétérogène qui se plie mal aux concepts simplistes. Cette position, sans se révéler explicitement souverainiste, s’appuie uniquement sur la production agricole sans penser l’alimentation dans son ensemble.

Le « localisme » du RN témoigne ainsi d’une méconnaissance complète des circuits alimentaires, qui occulte la dépendance de fait de notre agriculture. En effet, elle exclut le fait que la France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée. La France n’est ainsi plus qu’une terre où se passe une part seulement de la production de valeur ajoutée agricole, au sein d’un vaste système mondialisé. La guerre en Ukraine ainsi démontré notre grande dépendance aux intrants. De même, il n’est pas rare qu’un broutard, jeune bête, né en France soit ensuite engraissé en Italie, pour être abattu en Allemagne puis transformé en France. Sans cette analyse fine et une politique stratégique et active pour reconstituer ces filières en France, ces discours se limitent à de simples proclamations sans effet.

La France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée.

Enfin, l’ensemble de ces discours présentent un même défaut. Celui de considérer le secteur agricole comme uniforme, ou même homogène. Cette crise agricole a révélé des profondes divergences dans le monde syndical, se traduisant par la signature inédite d’une déclaration de trois organisations sur les prix planchers. Rappelons aussi qu’il existe de grandes inégalités entre les exploitations, notamment dûes à l’absence de plafonnement des aides PAC à la surface. Résultat : les plus agriculteurs captent la grande majorité des subventions européennes et ne laissent que des miettes aux plus petits.

Les inégalités au sein du secteur agricole français sont également régionales : le taux de pauvreté dans les ménages agricoles varie ainsi de 10 % dans le Grand Est à 30 % et 40 % en Occitanie ou en Corse. De même le taux de pauvreté va du simple aux doubles entre les secteurs moins frappés, comme la grande culture et la viticulture (13%) et les élevages (ovins et bovins, 25%). Les différentes filières ne sont pas toutes également concernées par les éventuelles barrière aux libre échange. À titre d’illustration, la filière de la pêche française ne dispose que de 1,2 % de parts de marché mondial, ce chiffre atteignant 17,5 % pour le secteur du viticole et des spiritueux, où la France reste le leader mondial.

La politique agricole, angle mort du macronisme

Cette nouvelle crise n’est qu’un symptôme supplémentaire de plusieurs décennies de fragilisation du secteur agricole. De crise en crise, et faute de solutions structurelles, les producteurs sont restés soumis aux aléas du marché. Cette crise dénote surtout l’échec des politiques publiques, conduites depuis 7 ans. Le soudain revirement du Président de la République sur les prix planchers – dont la traduction législative reste incertaine – traduisant cruellement une absence de vision stratégique sur le sujet. Ce que la reprise opportuniste de la notion de souveraineté peine à dissimuler.

Or l’exposition du monde agricole au modèle libéral est particulièrement préjudiciable. Le travail sur le temps long s’accommode péniblement des variations du marché. Tandis que les politiques reposant les comportements individuels ne permettent pas de lever les blocages à une transition agricole.À cet égard, la relative perte de compétitivité de la « ferme France » traduit un échec de vision. La politique d’ouverture des marchés visant à accroître les exportations a menacé les filières les plus fragiles comme l’élevage, tandis que la compétitivité prix atteint vite des limites. Cette politique est pourtant soutenue ardemment au niveau européen. L’Union Européenne étant la première contractante mondiale avec 42 accords recensés. Un rapport parlementaire récent pointe notamment les lacunes des contrôles aux frontières, malgré les demandes répétées des professionnels.

À échelle nationale, les deux lois EGALIM se révèlent être de cinglants échecs. Pour rappel, il s’agissait de la pierre angulaire du premier quinquennat, symbole du macronisme disruptif. Une vision empreinte de naïveté, espérant rééquilibrer les négociations entre distributeurs et producteurs, par des procédés de pures formes. Le rapport de force défavorable aux producteurs est tout bonnement occulté. Faute de vouloir prendre des décisions fortes, comme l’encadrement des prix, l’encadrement des discussions s’avère au mieux anecdotique. Ceci alors qu’un observatoire des prix et des marches suit l’évolution des coûts pour chaque filière.

Ceci a conduit à une loi Egalim 2 en 2021 tout aussi symbolique. Celle-ci comporte des mesures techniques, telles que l’ajout d’une clause de révision des prix dans les contrats, ainsi que des mesures d’affichage (expérimentation d’un « affichage rémunérateur » ou renforcement de l’information sur l’origine des produits). Là encore, les mesures visent à faire changer les comportements du consommateurs, comme seul ressort d’une souveraineté.

Dans cette même veine, les efforts de plusieurs ministres pour lutter contre « l’agribashing » se révèlent anecdotiques, voire contre-productifs. En tentant de créer un clivage à l’égard des opposants à l’agriculture française, le gouvernement a tenté de s’en faire passer pour les défenseurs. Las, les campagnes de communication pour donner une image « positive » du monde agricole n’ont pas sérieusement permis de répondre aux lourdes difficultés économiques et sociales. Tandis que la mobilisation des paysans pour un revenu décent a considérablement amélioré leur image dans l’opinion.

La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite.

Le bilan de la politique agricole se mesurera à la capacité à garantir la pérennité du secteur. Pour l’heure, la baisse du nombre d’exploitants est une tendance de long terme. Celle-ci est pour l’heure compensée par la hausse de la taille des exploitations. Mais le secteur s’avère profondément menacé. Tout d’abord par le manque de renouvellement criant des chefs d’exploitation, dont la moitié a déjà plus de 50 ans. La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite, en l’absence d’un nombre suffisants de candidats à la reprise. Ce processus est accéléré par les difficultés financières, avec un bon des défaillances d’exploitations de 7 % en 2023.

Loccasion manquée de la loi d’orientation agricole

À ce titre, le projet de loi agricole pour favoriser les transmissions, apparaît dans cette lignée politique. Comportant un total de 19 articles, il apparaît vague et globalement inopérant. À ce titre, les deux premiers articles se limitent à définir un cadre d’intention.

Les mesures pratiques n’apparaissent pas à la hauteur des enjeux. Les articles consacrées à la formation posent les bases d’une revalorisation de la filière agricole (articles 3 à 5), sans néanmoins en préciser les modalités. L’essentiel des autres articles portent sur des mesures de simplifications techniques. Le cas des haies, longuement utilisée comme exemple concret, faisant l’objet d’un article. Tandis que les autres articles portent des risques pour l’environnement en encadrant d’avantage les recours, ou en modifiant les nomenclatures. Dans ce rayon, la création d’un France Services agricole s’avère un aveu d’impuissance face à la complexité normative.

Dans cette liste, l’article 12, portant sur la création de groupements fonciers agricoles d’investissement (GFAI) doit particulièrement attirer l’attention. En effet, ce véhicule d’investissement risque d’introduire les dérives de la finance dans le monde agricole. L’article vise à découpler la possession de la terre de l’exploitation afin de lever le blocage à l’installation de jeunes. Toutefois, l’arrivée d’investisseur sur cette ressources rares comme prisées est particulièrement inquiétante. Tout d’abord, les SAFER ont alerté sur le fait que les investisseurs privilégieront les exploitations les plus sûrs, ce mécanisme ne profitera qu’à la marge aux nouveaux installés. En outre, ce mécanisme risque d’apporter une instabilité supplémentaire dans le monde agricole, qui a besoin de garanties sur le temps longs. Le changement d’investisseurs dans le groupement propriétaires, la révision des tarifs de location pour suivre les évolutions du marché ou bien assurer un rendement maximum, risque de compromettre de nombreuses installations.

Enfin, au rang des absents, la question des revenus est totalement occultée. Alors que celle-ci était au cœur de la mobilisation de janvier. Par ailleurs, aucune disposition ne permet sur le long terme de remédier aux retards de paiement des aides. Le manque de moyens de l’État conduit en effet à fragiliser financièrement des exploitations, en termes de trésorerie. À fin mars, c’est 1 milliard d’euros d’aides qui restaient encore à distribuer. Quant à la proposition des prix planchers, elle est tout simplement remisée. Le secteur bio étant particulièrement exposé, notamment pour les aides à la transition. En conclusion, le projet de loi se limite à des décisions techniques immédiatement à la main des services de l’État. Et dont certaines restent encore grandement floues, quand ce n’est inquiétante.

La transition agro-écologique, chemin vers la souveraineté alimentaire

L’angle mort de cette déclaration d’intention du gouvernement est celle de maintenir un tissu agricole à taille humaine. En effet, l’enjeu fondamental du maintien de la souveraineté est la préservation d’un tissu agricole dans les campagnes. Les exploitations de moindre dimension sont autonomes et plus difficiles à intégrer. Elles permettent une meilleure prise en compte de l’environnement, comparé à de pratiques industrielles sur de grandes étendues, le développement d’une polyculture ainsi que de circuits courts. Le Haut Conseil pour le climat a notamment pointé que les émissions de gaz à effet de serre de la production française diminue, à l’inverse de ceux générés par nos importations. En outre, il s’agit du meilleur moyen de maintenir une force agricole dans la durée. Or la financiarisation du secteur compromet largement cet objectif.

L’ambition de recouvrir une souveraineté agricole, exige ainsi de garantir un nombre d’exploitants et d’actifs agricoles suffisants. Or, prétendre soutenir le secteur agricole, sans considération pour les contraintes environnementales s’avère être un non sens. Ces raisonnements s’appuient sur les difficultés économiques évidentes pour appuyer une idéologie rétive à tout changement. Tout d’abord, il s’agit du premier secteur exposé à son impact, avec des phénomènes climatiques extrêmes. Ensuite, la préservation de la qualité de l’environnement a un impact global, comme l’a illustré le débat sur l’emploi des néonicotinoïdes, menaçant l’apiculture et les cultures dépendants des pollinisateurs. Enfin, il existe un véritable débat de santé publique, qui touche en premier lieu les exploitants, mais devrait mobiliser tous les citoyens. À titre d’illustration, on peut souligner l’enquête du Monde sur la pollution des eaux, qui présente des niveaux de pollutions anormaux directement liés aux productions agricoles.

En outre, un récent rapport parlementaire a pointé le défaut d’indicateurs fiables au niveau européen ou français pour mesurer la dépendance alimentaire (balance commerciale, taux de couverture des besoins). En complément, il s’avère nécessaire de posséder une vision d’ensemble du circuit de transformation des produits. Il faut en effet considérer l’alimentation d’avantage que la seule production. Et ce au-delà des productions génériques du Haut Commissariat au Plan. Ceci permettrait d’identifier les points de fragilité et les secteurs à soutenir, et a minima d’établir une stratégie cohérente.

Si « la souveraineté alimentaire [devient] un objectif structurant des politiques publiques », avec le projet de loi gouvernemental, ceci exige des mesures fortes. En premier lieu, cet engagement exige de sanctuariser le monde agricole au sein des traités de libre échange. La porosité des clauses miroirs, à savoir la réciprocité des normes, a été largement dénoncée au moment de la crise. A minima, une différenciation par produit permettrait d’amortir les effets chocs qui fragilisent des filières entières.

Il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement. 

Aussi, il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement. Cette mesure a bien été porté par le groupe Rassemblement National à l’Assemblée Nationale. Mais le texte ne va pas au-delà des intentions. Alors qu’il suffit d’étendre au domaine des terres agricoles le décret Montebourg encadrant les investissements étrangers.

Pour protéger notre souveraineté, un État stratège doté de moyens adéquats est incontournable. En particulier, accompagner les transitions va devenir essentiel. Ceci suppose une prise en compte de l’impact du dérèglement climatique sur les différentes productions. Il s’agit notamment de réviser les productions et les modes de production, notamment en matière d’irrigation. Ceci suppose également d’accompagner les producteurs dans les changements en matière de consommation. Il est ainsi éloquent que l’un des produits sur lesquels la France présente le déficit le plus important soit le soja1. Cette vision d’ensemble doit permettre de rééquilibrer les inégalités entre filières. Ceci passe notamment par une assurance globale et publique sur les récoltes, pour collectiviser le risque. Alors que pour l’heure la gestion par le privé entrave toute généralisation, avec des résultats mitigés.

En fait, il s’agit de passer d’une politique agricole à une politique de l’alimentation. La loi Egalim a posé des bases mais sans définir de moyens associés. Les plans alimentaires de territoire, 431 à ce jour, couvrent la quasi totalité du pays. Pour l’heure, les débouchés concrets sont très limités. La Stratégie Nationale pour l’Alimentation, la Nutrition et le Climat (SNANC) a consacré 20 M€ à ces plans. Ceci ne représente que le financement d’un poste pour chacun d’eux. La principale vertu de ce dispositif est d’avoir fait prendre conscience aux différents échelons de la nécessité d’une politique de l’alimentation. Il s’agit également d’un bon point d’appui pour réunir les acteurs, en particulier les consommateurs et les producteurs.

Sortir l’alimentation du libre marché

Le projet de sécurité sociale de l’alimentation est pour l’heure limitée à quelques expérimentations audacieuses. Cette mesure ne bénéficie pas encore d’un soutien public déclaré. Plus globalement, la France pourrait devenir le pays de l’alimentation de qualité, qui ne soit pas réservée à une élite, renouant avec sa longue tradition culinaire. Aussi la politique d’aide alimentaire (estimée à environ 1,5 milliards d’euros en 2018) constituerait un bon point d’appui pour expérimenter la transition alimentaire.

Enfin, des mesures plus fortes du point de vue économiques pourraient être prises. En effet, tout d’abord la concentration des réseaux de distribution ne permet pas d’envisager un rééquilibrage des négociations. Les mesures formelles s’avèrent inopérantes. En France, 7 enseignes représentent 85 % des parts de marché. En filigrane, les opérations de rapprochement entre centrales d’achats se poursuit. Dès lors, au nom de la concurrence, la question du découpage de ces groupes est posée.

En complément, la protection des petites exploitations fragilisée pourrait se faire par la création d’une foncière publique. Celle-ci absorberait la propriété des terrains des exploitations en difficulté en contrepartie de l’effacement des dettes publiques. Par ailleurs, un groupement public permettrait d’externaliser la gestion administrative. Ceci permettant à l’exploitant de se concentrer sur sa seule activité de production tout en assurant un suivi. Ceci permettrait de soutenir le secteur, éviter la destruction économique en offrant des garanties patrimoniales à la puissance publique. À terme, cette mesure favorisera la redistribution des terres et l’installation de nouveaux exploitants.

1 avec un taux de couverture de la consommation nationale de 32% – annexe au projet de loi

Le tournant patronal du Rassemblement National

Jean-Philippe Tanguy, Marine Le Pen et Jordan Bardella, figures majeures du Rassemblement National. © Joseph Edouard pour LVSL

Déjeuners avec les grands patrons français, positionnement géopolitique de plus en plus atlantiste, opposition au libre-échange largement adoucie… Porté par d’excellents sondages, le Rassemblement National prépare activement sa potentielle arrivée au pouvoir en se rapprochant des milieux économiques et en tournant définitivement la page de l’ère Philippot. Qu’il s’agisse de rencontres avec des figures du monde des affaires, de changements programmatiques ou de refonte des alliances avec les autres partis d’extrême-droite, le RN est toujours discret sur ces évolutions. Il sait en effet que son électorat populaire en sera la première victime.

Mais où était Jordan Bardella ? Pendant des semaines, l’ultra-favori de l’élection européenne a séché tous les débats télévisés, envoyant ses lieutenants à sa place. Certes, en acceptant les invitations, il aurait été la cible de toutes les attaques et avait donc plus à perdre qu’à gagner. Bien sûr, il a aussi fait quelques meetings et tourné des vidéos pour ses réseaux sociaux. Mais le dauphin de Marine Le Pen semble surtout s’être employé à convaincre un groupe jusqu’alors assez réticent à l’arrivée du pouvoir du RN : le patronat.

Opération séduction devant les patrons

En plus des discours officiels adressés au MEDEF, à la confédération des PME, aux mouvements des entreprises de taille intermédiaires (METI), à FranceInvest ou à Croissance Plus, le jeune prodige lepéniste et sa patronne ont multiplié les déjeuners secrets avec nombre de figures du monde des affaires français. De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National. Sophie de Menthon, dirigeante du mouvement patronal Ethic, Alexandre Loubet, directeur de campagne de Jordan Bardella et Sébastien Chenu, député RN, se chargent alors de caler les rendez-vous et de réserver des restos chics et discrets.

Certes, les motivations des intéressés divergent : certains sont déçus par Macron – qui a pourtant redoublé d’efforts depuis 10 ans pour séduire ce groupe social – tandis que d’autres cherchent surtout à nouer des contacts « au cas où ». Habitués à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, les grands chefs d’entreprises ont longtemps entretenu des contacts tant avec le Parti Socialiste (PS) qu’avec la droite (UMP/Les Républicains), avant que Macron ne rassemble ces deux écuries autour de sa personne. Mais cette ère semble sur sa fin : ne pouvant se représenter, le chef de l’Etat fait face à une guerre des égos entre ses successeurs potentiels. Édouard Philippe, Gabriel Attal, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire… les candidats sont nombreux, mais aucun ne se détache vraiment du lot. Pour les grands patrons français, qui ont toujours vécu en grande partie de la commande publique, il serait donc hasardeux de tout miser sur le camp macroniste. Dès lors, prendre attache avec le Rassemblement National est une façon d’assurer la préservation de leurs intérêts.

De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National.

Pour les séduire, le parti d’extrême-droite redouble d’efforts. Sur les salaires d’abord, le parti s’oppose résolument à leur hausse, alors qu’il prétend pourtant défendre le pouvoir d’achat des Français. Le parti s’est ainsi systématiquement opposé à la hausse du SMIC ou à l’indexation des salaires sur l’inflation et préfère promettre une hausse des salaires obtenue en baissant les cotisations sociales qui assurent pourtant le bon fonctionnement de la Sécurité sociale. Une position identique à celle du camp présidentiel. Toujours en matière de pouvoir d’achat, le groupe s’oppose aussi au blocage des prix proposé par la France insoumise et ses alliés et s’est abstenu lors du vote sur l’instauration d’un prix minimum sur les produits agricoles, demande centrale des paysans mobilisés début 2024. Citons également la ferme opposition du RN à la loi Zéro Artificialisation Nette et plus largement aux règles environnementales, dont les patrons ne cessent de se plaindre qu’elles entravent leur business. Le parti s’est aussi fait le relai à de très nombreuses reprises des demandes des lobbys, par exemple dans les domaines de la santé, du bâtiment ou de l’automobile. Enfin, bien qu’il se déclare pour le retour partiel à la retraite à 60 ans, le RN n’a jamais soutenu les mobilisations syndicales pour s’opposer à la réforme conduite par Macron. 

L’enterrement définitif de l’ère Philippot

Outre cette défense constante des intérêts des grands groupes, le camp lepéniste envoie également d’autres signaux remarqués aux patrons français. Citons en particulier la tribune de Marine Le Pen sur la dette publique dans Les Echos, quotidien économique de Bernard Arnault, dans laquelle elle reprend tous les poncifs libéraux entendus depuis des décennies. Surtout, le parti semble avoir enfin réussi à s’entourer d’un aréopage de conseillers de l’ombre aux CV bien remplis. Ce « cercle des Horaces », qui rassemble hauts-fonctionnaires, anciens conseillers ministériels et cadres de grandes entreprises, fournit aux leaders du parti des notes oscillant entre guerre de civilisation et plaidoyer du libéralisme économique. Ce cabinet secret est chapeauté par François Durvye, directeur général d’Otium Capital, le fonds d’investissement du milliardaire ultra-conservateur Pierre-Edouard Stérin, un exilé fiscal en Belgique candidat au rachat de l’hebdomadaire Marianne. Durvye a notamment accueilli Marine Le Pen dans son manoir en Normandie pour préparer le débat de second tour en 2022, avec quelques conseillers clés, dont Jean-Philippe Tanguy. Issu des rangs de l’ESSEC et du parti de Nicolas Dupont-Aignan, le député RN de la Somme est l’un des plus actifs du groupe à l’Assemblée et dans les médias, en particulier sur les questions économiques.

Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.

Avec cette équipe de grandes fortunes et d’obsédés de la dérégulation, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont enfin parvenus à tourner la page de l’ère Florian Philippot. Fidèle lieutenant de Marine Le Pen jusqu’en 2017, cet énarque n’avait pas seulement contribué à la fameuse « dédiabolisation » : il avait aussi lourdement pesé sur le programme du RN en l’articulant autour du souverainisme, avec une volonté explicite de dépasser le clivage gauche-droite et de réunir le camp du « non » au référendum de 2005. Jusqu’en 2017, le FN défend donc une forme de sortie de l’euro, un référendum sur le Frexit ou encore le retrait du commandement intégré de l’OTAN. Sans défendre explicitement une sortie du cadre européen et atlantiste, le parti est alors, avec la France Insoumise, très critique de ces pertes de souveraineté monétaire, militaire, économique et politique. Cet héritage est désormais très largement liquidé. Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.

L’opposition au libre-échange, qui a toujours été une des craintes majeures des patrons vis-à-vis du RN, notamment ceux tournés vers l’export, est elle aussi en train d’être largement adoucie. Certes, le parti est contraint à un jeu d’équilibriste sur cette question, tant elle est fondamentale pour les milieux populaires victimes de la mondialisation. Dans son programme européen, le RN plaide ainsi pour une « concurrence loyale » au sein du marché européen, sans préciser ce que recouvre cette notion, ainsi que pour la « priorité nationale » dans la commande publique, formellement interdite par les traités de l’UE. Une profonde réforme de ces derniers sera donc nécessaire pour appliquer ces promesses. Le RN ne manque certes pas d’idées sur la question, notamment un référendum pour faire à nouveau primer la Constitution française sur le droit européen et la transformation de la Commission européenne en secrétariat du Conseil, institution réunissant les chefs d’Etats. Des propositions plutôt intéressantes pour que l’Union européenne soit une véritable « Europe des nations » plutôt qu’un proto-Etat supranational, mais qui nécessitent d’avoir des soutiens dans les autres Etats pour aboutir.

Or, si le RN peut théoriquement s’appuyer sur ses alliés d’extrême-droite à travers le continent, tous ne soutiennent pas une politique protectionniste. En témoigne ainsi le fait que 60% des eurodéputés du groupe Identité et Démocratie, auquel appartient le RN, ont voté pour le récent accord de libre-échange entre l’UE et la Nouvelle-Zélande ! De même, lors du vote sur les accords avec le Chili et le Kenya fin janvier, en pleine mobilisation des agriculteurs : le RN s’est abstenu, tandis que ses partenaires étrangers approuvaient largement les deux textes. De quoi sérieusement douter des promesses protectionnistes du parti.

Sur le plan géopolitique, l’évolution du Rassemblement National est également notable. Sans doute redevable au pouvoir russe, qui lui a accordé deux prêts en 2014 pour un total de 11 millions d’euros, Marine Le Pen a longtemps défendu un rapprochement avec le Kremlin, tout comme son allié italien Matteo Salvini. Cette position se matérialise notamment par le soutien à l’annexion de la Crimée et une série de rencontres, notamment une entre Marine Le Pen et Vladimir Poutine en mars 2017, juste avant l’élection présidentielle. Longtemps admiratrice du dictateur russe, Marine Le Pen a finalement été contrainte de défendre du bout des lèvres l’Ukraine depuis deux ans. Si elle a critiqué l’inefficacité des sanctions économiques contre Moscou et l’instrumentalisation du conflit à des fins politiciennes, ses propositions sur le sujet restent vagues et pleines de contradictions. Ces hésitations sont sans doute le reflet de la guerre d’influence que livre Jordan Bardella à sa patronne : le président du parti s’est, à plusieurs reprises, positionné explicitement dans le camp atlantiste et pour le maintien dans toutes les instances de l’OTAN, alors que Marine Le Pen est plus nuancée sur la question.

Recomposition de l’extrême-droite européenne

Ce tournant atlantiste et pro-européen est une forme de retour à la ligne originale du parti lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen. Se présentant alors comme le « Reagan français » et assumant un programme très libéral sur le plan économique, le père de Marine Le Pen était également un fervent défenseur de l’OTAN et de la construction européenne, qu’il voyait comme des remparts contre le communisme alors en place à l’Est de l’Europe. A l’époque, cette opposition frontale à la gauche permet au Front National de sortir brièvement de l’isolement politique, entre 1986 et 1988, lorsque le parti obtient ses premiers députés et apporte un soutien décisif à la droite traditionnelle pour gouverner cinq régions, qui lui offre quelques vice-présidences en échange. Excepté ce bref interlude, et malgré un affaiblissement continu depuis l’ère Sarkozy, le « cordon sanitaire » empêchant l’union des droites tient toujours de manière officielle.

Sur ce plan, l’élection européenne de 2024 pourrait marquer un tournant. L’extrême-droite progresse en effet sur tout le continent et les gouvernements reposant sur des accords entre la droite traditionnelle et l’extrême-droite se multiplient (Italie, Suède, Finlande, Croatie…). Fragilisée par plusieurs scandales, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen, issue du Parti populaire européen (PPE, droite) n’exclut d’ailleurs pas de conclure une alliance avec le groupe des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE, extrême-droite) pour se maintenir au pouvoir. Depuis plus d’un an, elle ne rate ainsi jamais une occasion d’afficher sa proximité avec la Première ministre italienne Giorgia Meloni, dont le parti Fratelli d’Italia détient l’une des plus importantes délégations d’eurodéputés du groupe CRE.

Rassemblant également le parti Droit et Justice polonais (PiS), les Démocrates de Suède et le parti espagnol Vox, ce groupe se distingue de l’autre groupe d’extrême-droite au Parlement européen, dénommé Identité et Démocratie (ID), sur deux aspects : la politique étrangère et la volonté de s’allier avec la droite traditionnelle. Tandis que les partis membres du groupe CRE ont toujours affirmé leur atlantisme et leur ouverture à l’union des droites, ceux du groupe ID sont davantage pro-russes et souvent isolés par leur radicalité. On retrouve notamment dans ce second groupe le Rassemblement National et la Lega de Matteo Salvini, ainsi que l’AfD allemande. Cette dernière est de plus en plus infréquentable : après les révélations sur une réunion secrète destinée à planifier un plan de « remigration » de deux millions de personnes d’origine étrangère vivant en Allemagne, l’AfD s’est à nouveau illustrée récemment en tentant de réhabiliter une partie des SS… 

La présence remarquée de Marine Le Pen au forum « Viva 2024 » à Madrid indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox.

Face à cet allié encombrant dont les outrances desservent sa stratégie de notabilisation, le RN a décidé de quitter le groupe ID et de rejoindre les CRE après le 9 juin, tout comme la Lega et le Fidesz de Viktor Orban. Des ralliements qui ont été mis en scène lors d’un grand rassemblement à Madrid le 19 mai, où les leaders de l’extrême-droite européenne étaient rejoints par des figures latino-américaines dont le Président argentin Javier Milei et un ministre du gouvernement Nethanyahou. Intitulée « Viva 2024 », cette démonstration de force a permis de renforcer les liens autour d’un agent réactionnaire commun. La présence remarquée de Marine Le Pen sur place indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox, ce qui peut rassurer un certain pan de l’électorat jusqu’alors inquiet des accointances russes du RN.

Un électorat moins populaire mais toujours plus large

Cette stratégie de respectabilité s’est également incarnée par l’arrivée de plusieurs personnalités sur la liste européenne du Rassemblement National, notamment Fabrice Leggeri, ancien directeur de l’agence de gestion des frontières extérieures de l’UE Frontex, énarque, normalien et haut-fonctionnaire au Ministère de l’intérieur. Ce ralliement largement médiatisé a été mis en avant par le RN comme une preuve de plus de sa capacité à gouverner grâce à des profils expérimentés et donc supposés « sérieux ». Sauf que cette « expérience » pose question : Fabrice Leggeri est visé par des plaintes pour complicité de crimes contre l’humanité et complicité de tortures en raison de la coopération de Frontex avec les gardes-côtes libyens, qui appartiennent pour beaucoup à des milices pratiquant le trafic d’êtres humains. Pour le sérieux, on repassera aussi : le RN demandait la suppression de Frontex, qu’il qualifiait de « supplétif des passeurs », lorsque Leggeri la dirigeait…

Malgré les énormes incohérences du RN, notamment entre les postures prétendant défendre les Français populaires face aux riches et la réalité de son programme et de ses votes, le pari semble fonctionner. En plus de conserver son socle populaire de vote contestataire, le parti d’extrême-droite attire de plus en plus de classes moyennes et de retraités. Cette dernière catégorie d’électeurs est souvent décisive : alors que les jeunes et les plus pauvres votent peu, les seniors se déplacent massivement. Un phénomène d’autant plus fort lors d’élections intermédiaires comme les européennes, où environ 50% des électeurs s’abstiennent. Avec cette progression chez les retraités, Bardella ferait donc sauter le « plafond en béton armé » qui a longtemps empêché son parti de remporter les élections. Si une victoire du RN à la prochaine présidentielle n’est pas encore acquise, sa probabilité ne fait donc que grandir.

Si le rejet viscéral du macronisme et l’argument du « le RN, on a pas encore essayé » jouent bien sûr un rôle important, résumer l’addition de votes populaires et de votes bourgeois en faveur du parti lepéniste à la seule volonté de « renverser la table » est trop simpliste. Comme l’explique le chercheur Félicien Faury, qui a interrogé nombre d’électeurs frontistes dans le Sud de la France, le parti parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ». Ainsi, le parti refuse par exemple de construire plus de logements sociaux, mais entend en expulser les immigrés pour que davantage de Français en bénéficient. Au-delà du racisme, la popularité croissante de ce genre de thèses est directement corrélée à la résignation des Français : quoi que l’on fasse, les réformes libérales finissent par s’appliquer. 

Le RN parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ». 

Pour convaincre les Français qu’une autre société est possible, la gauche aura donc fort à faire. Avec une telle popularité des idées défendues par Bardella et Le Pen, invoquer la peur de l’inconnu et l’histoire du parti ne fonctionne plus. Plus que jamais, il lui faut pointer les contradictions du RN et son agenda anti-social afin de démontrer quels intérêts l’extrême-droite défendra réellement si elle parvient au pouvoir. Mais pour cela, encore faut-il que la « gauche » en question soit crédible. Les trahisons et attaques anti-sociales des parangons de la « mondialisation heureuse », du « rêve européen » et autres sociaux-démocrates rêvant de renouer avec le hollandisme sont en effet les premières raisons de l’essor initial du RN.

« Le capitalisme est en passe de tuer l’agriculture paysanne » – Entretien avec la Confédération paysanne

Manifestation de la Confédération Paysanne devant la préfecture de Bretagne le 2 février 2024. © Vincent Dain

Pour éteindre la contestation des agriculteurs, le gouvernement a cédé aux demandes de la FNSEA : moins de normes, des aides d’urgence, suspension du plan de réduction des pesticides et promesses de faire respecter les lois Egalim. Des mesures qui ne répondent en rien aux problèmes fondamentaux soulevés par les paysans : leurs revenus sont bien trop faibles et le libre-échange accélère leur ruine. Face à l’impasse de la fuite en avant proposée par la FNSEA et le pouvoir politique, la Confédération Paysanne, syndicat agricole classé à gauche, a décidé de poursuivre sa mobilisation.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national à la Confédération paysanne depuis mai 2023, nous explique pourquoi. A l’opposé de la marchandisation de l’alimentation et du libre-échange généralisé, il plaide pour un modèle alternatif, plus rémunérateur et plus respectueux de la nature. Il nous décrit les mesures que défend son syndicat, le projet de société autour de la Sécurité sociale de l’alimentation et leur travail pour amplifier les liens avec les syndicats ouvriers. Entretien.

Le Vent Se Lève – Un élément déclencheur du mouvement des agriculteurs a été l’annonce d’une hausse de la taxe sur le gazole non-routier (GNR), à laquelle l’exécutif a depuis renoncé. Quels sont les autres facteurs, structurels ou conjoncturels, qui nourrissent selon vous la contestation ?

Stéphane Galais – Tout d’abord, il faut rappeler qu’il s’agit au départ d’un mouvement tout à fait spontané, ayant émergé dans le Sud-ouest de la France. A la question du GNR s’ajoute la difficulté conjoncturelle de la maladie hémorragique épizootique (dite MHE), qui a particulièrement affecté les élevages bovins et ovins de cette région. L’impossibilité pour les éleveurs d’écouler leur production et le refus gouvernemental d’octroyer des compensations se sont ajoutés à des problèmes plus structurels, comme la faiblesse du cours de la viande ou les aléas climatiques, notamment les sécheresses.

En fait, la MHE n’est que l’allumette qui a mis le feu aux poudres de toutes ces difficultés cumulées. Ce n’est qu’ensuite que la FNSEA s’est emparée d’un mouvement de colère d’abord spontané, nourri de la difficulté à vivre de son métier. Par ailleurs, l’impression qu’ont les paysans français d’être déconsidérés par le reste de la société participe certainement au ras-le-bol général qui a conduit aux manifestations.

LVSL – La FNSEA dénonce les pesanteurs administratives qui empêchent l’exercice serein du métier et rejette l’accumulation des normes tant étatiques qu’européennes qui, selon elle, portent atteinte à la compétitivité de l’agriculture française, la mettant ainsi en péril. Pourquoi avoir rejoint le mouvement ? Quelles sont les revendications que porte votre syndicat, la Confédération paysanne ?

S. G. – Nous partageons le constat du syndicat majoritaire quant aux lourdeurs administratives. Mais ce n’est certainement pas la cause profonde du mal-être des paysannes et des paysans. En réalité, ce sont les revenus qui sont au cœur du problème. Lorsqu’il gagne bien sa vie, un paysan est en mesure d’affronter sereinement les complications administratives, mais aussi de répondre aux répercussions du changement climatique sur son travail. La FNSEA a tenté de se tirer d’affaire, c’est-à-dire de faire l’impasse sur la question du revenu, en mettant prioritairement l’administration en cause. La mobilisation l’illustre parfaitement dans la mesure où les revendications des adhérents diffèrent parfois radicalement des discours portés par les dirigeants syndicaux.

« La dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business. »

C’est justement parce que la question du revenu était au centre de la contestation que la Confédération paysanne s’est ralliée au mouvement. Nous avons d’abord été surpris par son ampleur avant de réaliser qu’il nous fallait absolument prendre le train en marche pour tenter de faire émerger nos propres revendications. Depuis, nous avons pas cessé de rappeler que le revenu est le véritable enjeu de ce mouvement social, et non les démarches administratives, bien qu’elles puissent évidemment aggraver la condition des paysannes et des paysans. Ceci étant dit, la dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business.

LVSL – Peut-on parler d’une fuite en avant vers l’export, conçu comme la condition de viabilité de l’agriculture française ?

S. G. – Il est clair que pour les dirigeants de la FNSEA, le modèle libéral, consacré par le libre-échange, demeure l’horizon vers lequel doit tendre l’agriculture française. C’est une conception selon laquelle seule une poignée d’agriculteurs, plus proches de l’entrepreneur ou de l’homme d’affaire que du paysan, se trouve en capacité de faire face à la concurrence et de porter vers l’excédent la balance commerciale agricole.

Selon moi, nous nous trouvons aujourd’hui à une époque charnière où le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne, fondée sur l’exploitation familiale petite ou moyenne. L’accaparement croissant des terres et leur concentration toujours plus poussée entre les mains d’un petit nombre d’entrepreneurs en est un bon exemple. C’est justement dans ce basculement que prend racine le malaise paysan actuel.

LVSL – Si le gouvernement semble faire preuve d’une mansuétude et d’une capacité d’écoute particulièrement importante – voire surprenante – pour un mouvement de contestation sociale, les annonces du gouvernement répondent-elles vraiment à la crise du monde agricole ? Désormais, la FNSEA et les JA avancent que les problèmes sont réglés. Votre syndicat est en désaccord. Pourquoi ?

S. G. – Les mesures annoncées par Gabriel Attal ont surtout pour but de faire respecter la loi Egalim. Or, cette loi est largement insuffisante dans la mesure où elle ne permet pas de garantir le revenu paysan. Bien qu’elle contraigne les distributeurs à intégrer les coûts de revient au prix d’achat, elle n’assure pas un prix plancher qui couvre à la fois les coûts de production, le salaires des paysannes et des paysans, ainsi que leur protection sociale. C’est donc un texte qui ne prend pas à bras le corps le problème du revenu agricole.

« Le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne. »

Le gouvernement a également déclaré mettre en pause l’application du plan Ecophyto, ce qui est surtout dommageable sur le plan symbolique. Lorsque celui-ci était en vigueur, le plan Ecophyto n’a jamais véritablement permis la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Sa mise en place relève davantage du greenwashing que d’une réelle prise en compte des pollutions que ces intrants engendrent. En revanche, l’annonce gouvernementale est de mauvaise augure puisqu’elle signifie un certain renoncement politique : la lutte contre les pesticides et autres intrants phytosanitaires n’est désormais plus à l’ordre du jour des pouvoirs publics. Revenir sur le plan Ecophyto, c’est revenir sur le principe de non-régressivité, qui consacrait un « effet cliquet » dans la production de normes agro-environnementales.

C’est en ce sens que la décision du gouvernement est alarmante, d’autant plus qu’elle consacre le refus de la surtransposition des normes européennes, c’est-à-dire la mise en place au niveau national de normes plus contraignantes que celles instaurées par Bruxelles. D’autre part, ces annonces ont également une portée politique : elles offrent à la FNSEA, prise au dépourvu par un mouvement qui dépasse les cadres qu’elle lui avait fixé, une porte de sortie. En d’autres termes, elles lui ont permis de proclamer satisfaites les revendications et d’appeler à la fin des mobilisations.

LVSL – Il est clair que le syndicat majoritaire (la FNSEA, ndlr) défend un modèle qui ne profite qu’aux grandes exploitations et aux agro-industriels. Mais dans ce cas, comment expliquer un ralliement massif des paysans à l’organisation et la quasi-absence de réflexion sur les intérêts capitalistes qu’elle défend ? Comment on sort de cette logique ?

S. G. – Ce qui explique que les gens votent FNSEA, c’est que c’est un syndicat de clientélisme. Ils offrent des services, notamment une sécurité sur l’accès au foncier. La FNSEA a toujours été construite comme ça, ils sont dans tous les organes décisionnaires de l’agricultures : chambres d’agriculture, SAFER, présidence des CA des coopératives, du Crédit Agricole. En fait, ils offrent cette espèce de boutique qui fait que, lorsqu’on est paysan, c’est plus pratique pour tes intérêts propres d’être à la FNSEA que d’aller à contre-courant et d’aller à la Confédération paysanne.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national de la Confédération Paysanne. © Stéphane Galais

Cette inertie est difficile à combattre. Nous essayons de la l’affronter, par exemple au travers des élections professionnelles en juin. Stratégiquement, cela implique d’aller au plus près des paysans et paysannes, de leur parler et d’être présent institutionnellement partout où l’on peut.

On a toujours eu ces deux jambes : être très institutionnel, via nos représentants dans les chambres d’agricultures et les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargées d’attribuer les terres agricoles, ndlr), tout en étant dans l’action.

LVSL : Alors que le Sénat a unanimement rejeté l’accord avec le Mercosur, le gouvernement hésite à se prononcer définitivement et les négociations européennes se poursuivent. Le libre-échange semble toujours être la pierre angulaire de la politique agricole française. Pourquoi faut-il combattre le libre-échange ?

S. G. – L’agriculture ne produit pas des marchandises comme les autres dans la mesure où l’alimentation est fortement corrélée à la subsistance des peuples. C’est cette préoccupation première qui devrait nous pousser à faire sortir l’agriculture du libre-échange. La mise en concurrence des paysans à travers le monde a des effets délétères. Par exemple, la France a longtemps exporté des poudres de lait dans de nombreux pays puisqu’elle était en situation de surproduction laitière. Cela a eu pour conséquence la déstructuration des marchés locaux et la paupérisation des paysanneries étrangères soumises à cette concurrence.

A la Confédération paysanne, nous avons toujours lutté contre la mondialisation libérale qui détruit les agricultures et empêche les peuples d’être souverains quant à leurs choix alimentaires et agricoles. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les agricultures étrangères qui essuient les plâtres du libre-échange ; nos paysans subissent également un retour de bâton, après avoir été compétitifs pendant des années. Les clauses-miroirs, présentées comme des garde-fous, ne concernent que certaines normes spécifiques, relatives aux phytosanitaires ou au bien-être animal. Mais fondamentalement, cela n’empêchera pas la perte de compétitivité face à des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Argentine ou l’Ukraine, qui ont des potentiels agronomiques différents de ceux de la France. La mise en concurrence des agricultures est un non-sens du point de vue paysan.

LVSL – La Confédération paysanne se bat donc contre ces accords de libre-échange, en France mais aussi à l’échelle internationale avec le mouvement Via Campesina (mouvement altermondialiste de défense des paysans du Sud global, ndlr). Comment envisagez-vous la sortie de ce paradigme et le rétablissement de la souveraineté alimentaire en France ?

S. G. – Nous avons une proposition très directe à la Confédération paysanne : instaurer des prix minimums d’entrée. Il s’agit d’un principe selon lequel aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. L’intérêt immédiat, c’est de protéger la paysannerie du pays considéré, en l’occurrence la France. Mais les prix minimums d’entrée bénéficient également aux exportateurs étrangers, dont les biens seront achetés à un prix plus élevé, ce qui leur offre l’opportunité de mieux lutter en interne pour une meilleure répartition de la valeur ajoutée. Cette mesure protectionniste se révélerait en fait avantageuse tant pour les producteurs nationaux que pour les paysans exportateurs étrangers.

« Aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. »

Par ailleurs, il existe d’ores et déjà des leviers d’action pour encadrer ou limiter le libre-échange et la mise en concurrence internationale des paysans. L’exemple le plus probant est sans doute celui des mesures de sauvegarde sur les produits d’importations. Celles-ci permettent à l’Etat de refuser au cas par cas certains produits pour des raisons sanitaires, environnementales ou sociales. Ces outils sont autorisés par l’Union Européenne et pourtant ils ne sont pas toujours employés. Il en va de même pour le contrôle des fraudes qui pourraient être considérablement renforcé sans modifier le cadre légal actuel.

LVSL – Quel est le modèle de ferme et de la propriété de la Terre que préconise la Confédération Paysanne ?

S. G. – Nous portons un projet politique qui s’appelle l’agriculture paysanne, avec de grandes thématiques comme la qualité des produits, la solidarité entre paysans français mais aussi avec les paysans du monde, la répartition de la richesse produite. C’est un aspect qui n’est pas ressorti dans la mobilisation. On a parlé du revenu, de sortir les agriculteurs de l’échange marchand, mais aussi il faut parler de la répartition des volumes.

Même si on arrivait à mettre en place la loi Egalim qui garantit la répartition de la valeur, ça n’empêcherait pas la compétition entre paysans. Ce qu’il faut c’est la solidarité entre paysans et ça fait partie de la charte paysanne que nous défendons. C’est une espèce d’association entre les enjeux sociaux pour les agriculteurs et le respect de la nature. C’est ça le choix de l’agriculture paysanne. Il n’y a pas un modèle type de ferme mais il y a un modèle qui correspond à notre utopie politique : le partage, la juste répartition de la valeur ajoutée et l’installation du plus de paysans et de paysannes possible sur l’ensemble du territoire, tout en diminuant la prédation sur les ressources. C’est un projet très anticapitaliste et nous le revendiquons. On ne le crie pas sur tous les toits parce que ça fait peur à certains, mais c’est vraiment un projet qui se veut à contre-courant du carcan néolibéral actuel.

« Nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation. »

Nous voulons refaire du commun, partir des territoires, relocaliser la production, se réapproprier les outils de production et de transformation et se ré-accaparer la valeur ajoutée de la production, aujourd’hui captée par des coopératives qui ne défendent pas les paysans. S’émanciper de l’agro-industrie n’est pas simple. Nous avons longtemps soutenu la vente directe par exemple, mais c’est aussi un système libéral du chacun pour soi et reposant sur les marchés. Pour aller plus loin et disposer vraiment de moyens de transformation et moins dépendre d’autres acteurs, on travaille par exemple sur les abattoirs de proximité, qui créent de la valeur au plus proche de la ferme et son positifs pour le bien-être animal. En bref, nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation.

LVSL – La Confédération paysanne a bloqué plusieurs jours le plus grand centre logistique de France à Saint-Quentin-Fallavier (vers Lyon) pour dénoncer la grande distribution. Que faire pour mieux répartir la valeur de l’agro-alimentaire ? Quid d’un prix-plancher pour les prix agricoles ?

S. G. – Outre le centre de Saint-Quentin-Fallavier, nous avons aussi bloqué plusieurs plateformes logistiques, notamment un centre Leclerc de 30 hectares. Nous revendiquons un prix qui couvre le coût de production, la rémunération du paysan ou de la paysanne et la protection sociale. C’est vraiment le sujet central.

Or, la loi Egalim ne le garantit pas. Le calcul avec le coût de revient prend aussi en compte le prix du marché. Ils font une espèce d’équation pour déterminer le prix contractuel, qui ne couvre pas tous les produits, car elle s’applique uniquement aux produits sous contrat, comme le lait et certains fruits et légumes. D’autres produits y échappent, comme le miel, où il n’y a pas de filière structurée. Souvent ça passe aussi par une négociation entre l’industriel et le distributeur.

Par ailleurs, les engrenages Egalim ne sont pas simples. Sur le lait par exemple, la négociation entre l’industriel et le distributeur se déroule avant les négociations avec les organismes de producteurs, donc à la fin c’est toujours au profit de l’industriel et du distributeur. En plus, le distributeur utilise aussi comme argument les prix du marché mondial dans le calcul de son prix contractuel. Au final, la loi Egalim n’a pas du tout changé les rapports de force. Les agriculteurs continuent à signer avec le bras tordu dans le dos. C’est pourquoi nous réclamons de contraindre les distributeurs à payer le prix plancher correspondant au prix de revient.

LVSL – Votre syndicat fait aussi partie des différentes structures qui défendent l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

S. G. – La Sécurité sociale de l’alimentation est un projet assez central chez nous qu’on porte depuis deux congrès. L’objectif est de rendre l’alimentation accessible à tous et à toutes, tout en construisant un modèle équitable et rémunérateur pour la paysannerie. C’est compliqué parce qu’il faut aussi s’entendre avec d’autres acteurs de la société, mais c’est un sujet central dans la réflexion politique. Ce n’est pas une utopie, car c’est faisable, mais plutôt un projet politique à vocation utopique autour duquel nous construisons nos revendications syndicales. Par exemple, en ce moment on recrée une école politique, « l’école paysanne », qui doit permettre de remettre à plat notre projet politique et la question de la sécurité sociale de l’alimentation y occupe une place centrale. Pour l’instant on en est là.

LVSL – Avec l’idée de cotisations ?

S. G. – Oui, le principe est le même que la Sécurité sociale. Nous nous inspirons notamment des travaux de l’économiste Bernard Friot. L’idée c’est que chacun ait sa carte de Sécu et qu’il puisse disposer de 100 € à 200 € pour s’alimenter correctement. C’est une idée permettant de sortir l’alimentation de la marchandisation : l’alimentation devient un commun, au même titre que la santé. On sort de ce réflexe consistant à considérer la production alimentaire comme n’importe quelle marchandise.

L’alimentation en question est choisie de manière démocratique par les cotisants. Sur chaque territoire, on choisit démocratiquement quelle agriculture on veut. Nous espérons que cela encourage l’agriculture paysanne. Quand les citoyens sont correctement informés, ils font vite le choix entre une pomme avec 15 pesticides et une pomme qui en est exempte ! Il y a une vraie logique d’éducation populaire et de participation des citoyens.

LVSL – Disposez-vous de stratégies d’actions pour les semaines et mois à venir ?

S. G. – Ça se décide au fur et à mesure avec le comité national. La situation actuelle rebat un peu les cartes. On était jusque-là sur une stratégie d’action sur les communs, notamment sur l’eau. On est un peu sorti de cette campagne-là pour se replonger là plutôt sur des questions purement agricoles, avec en vue les élections des chambres d’agriculture (qui auront lieu en 2025, ndlr), afin de parler au plus grand nombre. Je pense toutefois, qu’à terme, notre discours va parler de plus en plus aux paysans justement parce qu’ils sont confrontés aux problématiques environnementales comme la sécheresse. Sur ce sujet comme sur d’autres, on a déjà les clefs, alors que la FNSEA est loin de les avoir. Bien sûr, si nous avions la stratégie parfaite, nous serions déjà le premier syndicat agricole, donc il reste du travail.

Je crois aussi aux stratégies d’alliances avec le milieu ouvrier car il y a une porosité entre le monde ouvrier et paysan : un ouvrier agricole a souvent un conjoint qui n’est pas sur la ferme. Cette porosité nous amène à travailler avec les syndicats ouvriers.

LVSL – Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a d’ailleurs appelé les travailleurs à soutenir le mouvement des agriculteurs. Quelle est l’articulation de votre action avec la CGT et les autres organisations syndicales ouvrières ?

S. G. – C’est quelque chose qu’on travaille car c’est encore assez nouveau. Nous venons de signer une tribune commune avec la CGT, la FSU, Solidaires et le MODEF. On les a rencontrés et nous partageons cette volonté de recréer un mouvement de gauche qui sorte d’un certain élitisme et cherche à récréer du lien entre paysans et ouvriers. On a les mêmes ambitions et il y a une porosité naturelle au sein de la France périphérique.

LVSL – Le monde agricole parait parfois se penser en marge du reste du salariat, de part sa relation au travail et au revenu, à la terre et à la propriété. Cela peut sembler novateur et innovant de parler de convergence ?

S. G. – A la confédération paysanne, ce n’est pas nouveau. Bernard Lambert (un des fondateurs de la Confédération paysanne, ndlr) a écrit un livre à ce sujet, Les paysans dans la lutte des classes, justement pour rappeler cette possibilité. C’est un livre fondateur de la Confédération paysanne, où l’auteur appelle justement à rejoindre le milieu ouvrier pour converger sur la lutte des classe. C’est plus nouveau du côté des syndicats ouvriers qui nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. Certes, nous ne sommes pas des salariés, nous sommes des patrons, mais nous ne nous sommes jamais positionnés comme défenseurs des patrons : nous revendiquons défense du salariat paysan, des travailleurs saisonniers.

« Les syndicats ouvriers nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. »

LVSL – Dans le reste de la paysannerie, il semble pourtant y avoir un attachement spontané à la propriété, qui amène à trouver un terrain d’entente naturel avec les autres propriétaires qui sont les grands patrons. Partagez-vous ce diagnostic d’une forme d’ethos conservateur chez les agriculteurs ?

S. G. – La propriété ce n’est pas le capital. Nous défendons la propriété de l’outil de travail. La propriété devient du capital à partir du moment où l’on accumule des richesses. Pour beaucoup d’agriculteurs, ce n’est pas le cas. Pour notre part, nous sommes sur une approche assez marxiste : la propriété qui compte vraiment est la propriété d’usage, c’est-à-dire la liberté de posséder son outil de travail en tant que tel. Ce questionnement se retrouve dans tous nos projets collectifs, avec par exemple notre proximité avec l’association « Terres de liens » (foncière associative qui rachète des terres pour promouvoir un autre modèle agricole, ndlr).

LVSL – Comment voyez-vous la suite, après ce mouvement historique ?

S. G. –La situation actuelle a suscité à la fois un engouement, avec un réveil paysan hyper excitant, mais en même temps, de manière assez personnelle, une déception, avec le recul sur les normes environnementales. L’enjeu environnemental et climatique est vital ; on ne peut pas passer à côté. Au-delà de l’environnement, un des volets les plus motivants du syndicalisme à la Confédération paysanne, c’est que nous défendons la subsistance. Cette possibilité de subvenir à ses besoins est consubstantielle à la notion de souveraineté alimentaire.

Nous allons faire face à des enjeux mondiaux : si nous ne sommes pas capables, nous paysans, d’être des leviers de transformation sociétale sur ces enjeux-là, c’est dramatique. Une des réponses possibles aux accords de libre-échange, c’est une dérive de droite fascisante et ça, ce n’est sûrement pas la bonne réponse. Le repli corporatiste, qui consiste à prendre en compte uniquement mes intérêts sans prendre en compte les difficultés des citoyens ou des autres paysans dans le monde, me fait également peur. Je suis particulièrement agacé par le fait qu’on renvoie la faute aux consommateurs : eux aussi galèrent à faire le plein de leur véhicule !

Il faut sortir de l’individualisme et arrêter d’accuser les autres, notamment les étrangers, comme l’origine de la menace. Les frères Lactalis empochent 43 milliards d’eux, ce sont eux qui captent la plus-value ! En réalité, entre citoyens et paysans, c’est le même combat. Nous devons aller ensemble taper sur les grands industriels et distributeurs.

Christophe Bex : « Le gouvernement est incapable de répondre aux problèmes des agriculteurs »

Le député France Insoumise Christophe Bex à la rencontre des agriculteurs qui bloquent l’autoroute à Carbonne (Haute-Garonne). © Christophe Bex

Depuis une semaine, les manifestations des agriculteurs secouent la France entière. Celles-ci ont débuté à Carbonne (Haute-Garonne) avec un blocage autoroutier, qui n’a toujours pas été levé. Député de la circonscription, l’insoumis Christophe Bex s’est rendu à plusieurs reprises sur le blocage pour échanger avec les agriculteurs. Il y a observé une colère très profonde, que les récentes mesures annoncées par le gouvernement ne pourront pas calmer. D’après lui, l’incapacité des agriculteurs à vivre dignement de leur travail n’est pas due à des normes ou à des taxes excessives, mais bien au libre-échange et à la dérégulation totale du marché alimentaire, qui risque de tuer le secteur agricole, comme l’industrie auparavant. Pour Christophe Bex, ce mouvement social, qui échappe largement à la FNSEA, offre l’occasion d’arrêter cette destruction avant qu’il ne soit trop tard, à condition de prendre des mesures fortes. Entretien.

Le Vent Se Lève : La vague de mobilisation des agriculteurs a débuté il y a une semaine dans le Sud-Ouest de la France, en partant de votre circonscription, à Carbonne, où vous vous êtes rendus à plusieurs reprises sur l’autoroute A64 bloquée. La France compte pourtant beaucoup d’autres zones agricoles. Pourquoi, d’après vous, ce mouvement a-t-il commencé en Haute-Garonne ?

Christophe Bex : D’abord, je pense que c’est lié aux spécificités de l’agriculture dans le Sud-Ouest. Je suis originaire de Lorraine et j’ai également vécu en Seine-et-Marne, l’agriculture qu’on y trouve est tout à fait différente. A chaque fois, l’agriculture dépend du relief et du climat. En Haute-Garonne, nous sommes proche des Pyrénées et avons des petites parcelles. Ça n’a rien à voir avec les grands céréaliers comme le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles, syndicat majoritaire, ndlr) qui a une propriété de 700 hectares. Or, la FNSEA ne défend pas les petits agriculteurs.

Cette spécificité territoriale a une conséquence politique : le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (organisme départemental chargé d’accompagner les agriculteurs et géré par des élus des syndicats agricoles, ndlr) est le seul en France métropolitaine à ne pas être issu de la FNSEA, mais des Jeunes Agriculteurs. Bien sûr, ils sont proches, mais ils ont tout de même une certaine indépendance vis-à-vis du syndicat dominant et localement, ils travaillent bien avec la Confédération Paysanne (syndicat défendant une agriculture locale et respectueuse de l’environnement, classé à gauche, ndlr). Le Président de la chambre n’a que 33 ans, donc il a une vision de long-terme de l’agriculture : il a intégré que les consommateurs vont manger moins de viande, que le climat va devenir plus chaud, qu’on manque de plus en plus d’eau… On n’est certes pas d’accord sur tout, mais on converge sur beaucoup de points.

« On ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. »

Or, on ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. Actuellement, on leur impose de changer leurs méthodes de production, tout en dirigeant notre agriculture vers l’exportation, notamment les céréales, les spiritueux et le lait. D’un côté, on leur demande une bifurcation écologique, de l’autre il faut produire toujours plus pour vendre à l’étranger. Pour l’instant, on fait le choix d’exporter massivement certains produits et d’importer tout le reste : on est en déficit sur la viande, sur les fruits et légumes etc. Pourtant, notre pays est riche de la diversité de ses sols et de ses climats et est capable de nourrir sa population. La France était une grande puissance agricole, mais nous sommes en déclassement. C’est un choix politique : certains responsables politiques considèrent que l’agriculture n’est pas nécessaire, qu’on peut tout importer et que notre pays n’a qu’à devenir une grande plateforme logistique, un parc d’attraction pour touristes ou à accueillir les Jeux Olympiques.

LVSL : On a l’impression que l’agriculture française est en train de subir le même destin que l’industrie, qui a largement disparue…

C. B. : Oui, il se passe actuellement dans le monde agricole la même chose que dans l’industrie depuis les années 1980. Je me suis récemment rendu à Tourcoing pour soutenir la lutte des travailleurs de Valdunes, la seule entreprise française qui produit encore des roues de trains, de tramways et de métros. Tout le monde s’accorde sur le fait que la transition écologique implique que les voyageurs et les marchandises prennent davantage le train. Pourtant, l’entreprise est menacée de fermeture car les actionnaires ne la jugent pas assez rentable et veulent la délocaliser. Ces savoir-faire sont pourtant inestimables, il faut les protéger. Si les actionnaires ne veulent plus assurer cette production, nationalisons-là ! Elle est suffisamment importante pour que cela le mérite.

L’agriculture fait face au même dilemme que l’industrie avant elle : que veut-on produire, où, et dans quelles conditions sociales et environnementales ? Soit on se focalise sur quelques secteurs exportateurs et on importe tout le reste, avec un coût humain et environnemental considérable, soit on relocalise, on réindustrialise, on répond aux besoins français en priorité, avec les savoir-faire des travailleurs. Pour l’instant, c’est la première option qui est choisie. En Lorraine par exemple, lorsque la sidérurgie a été liquidée avec l’aide des socialistes au pouvoir, on a remplacé les hauts-fourneaux par un parc d’attractions, le Schtroumpfland, en espérant redynamiser le secteur. 

On voit bien que c’est un échec : on ne peut pas remplacer une tradition, une histoire, des emplois syndiqués et correctement payés par des emplois de service, mal payés, sous-traités, voire exercés par des auto-entrepreneurs. C’est toujours la même histoire : le gouvernement se targue d’arriver au plein-emploi, mais la misère ne fait qu’augmenter. Oui, on peut arriver à de belles statistiques en matière de chômage grâce à des emplois à un euro de l’heure, mais les conditions de vie des gens se dégradent d’année en année.

« Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste. »

Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’industrie et l’agriculture. Il y a deux semaines, j’ai aussi rencontré des petits commerçants, notamment des boulangers et des pizzaïolos, très inquiets de la hausse des prix de l’électricité. Eux aussi font face à une concurrence déloyale : celle des supermarchés et de chaînes comme Marie Blachère, qui ont une force de frappe beaucoup plus forte, qui emploient à des coûts salariaux très bas, qui ouvrent le dimanche et qui peuvent se permettre de vendre une baguette 65 centimes. Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est la même logique, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste qui ne cherche qu’à maximiser le profit. Ce que je regrette, c’est que les luttes restent cloisonnées, que les ouvriers ne fassent pas grève en soutien aux paysans ou que ces derniers n’aient pas guère pris part aux manifestations contre la réforme des retraites par exemple. En tant que député, j’essaie donc de faire lien entre toutes ces luttes.

LVSL : En effet, le point commun est l’incapacité à vivre correctement de son travail. Mais on entend aussi beaucoup la FNSEA et une grande partie du spectre politique, des macronistes au Rassemblement National en passant par les Républicains, dire que le problème vient avant tout des normes. Lorsque vous vous êtes rendus auprès des agriculteurs, quelles revendications mettent-ils le plus en avant ?

C. B. : Le premier discours que j’ai entendu, c’est « on croule sous la paperasse, on a autre chose à faire ». Mais quand on creuse un peu, on comprend qu’ils ne demandent pas forcément moins de normes. Ils veulent bien respecter des règles, ils ne sont pas nécessairement opposés au bio. Les paysans savent très bien qu’ils sont les premières victimes des pesticides. On parle souvent des deux suicides d’agriculteurs par jour, qui sont extrêmement tragiques, mais on ne doit pas non plus oublier tous les paysans qui sont malades et qui meurent de cancers, de la maladie de Parkinson etc. Il suffit de regarder le scandale du chlordécone dans les Antilles françaises auprès des producteurs de bananes.

Le problème n’est donc pas le bio, mais la concurrence déloyale : les poulets d’Ukraine, les agneaux de Nouvelle-Zélande, les porcs de Pologne sont à des prix défiant toute concurrence car les salaires sont bas et les normes environnementales quasi-inexistantes. Les agriculteurs français sont très attachés au fait de faire des produits de qualité, mais ils ne peuvent pas faire face à ces productions importées. Cette mondialisation a aussi pour conséquence de faire voyager des virus qui affectent les cultures et les animaux. Par exemple en Haute-Garonne, on a actuellement une vague de maladie hémorragique épizootique, qui est probablement venue d’Espagne. Le gouvernement a annoncé que 80% des frais liés à cette maladie seraient pris en charge, mais les agriculteurs demandent que cela soit 100%.

« Le problème n’est pas le bio, mais la concurrence déloyale. »

Mais ces aides impliquent à chaque fois beaucoup de paperasse. Même chose pour les remises sur le « rouge », le gazole non-routier : il existe des déductions fiscales, mais qui supposent là encore des démarches administratives. Les agriculteurs ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ils veulent vivre de leur travail. C’est qu’ils mettent tous en avant. Or, ils sont nombreux à ne plus y arriver. Et pour un agriculteur, faire faillite, c’est encore plus traumatisant que pour les autres chefs d’entreprise car ils ont une forte charge familiale et historique. Souvent, ils ont hérité la ferme de leurs parents et grands-parents, qui ont placé tous leurs espoirs en eux. C’est une pression très difficile à gérer quand on est en difficulté, donc beaucoup finissent malheureusement par se suicider, car ils ont l’impression d’avoir trahi leur famille.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Heureusement, le mouvement actuel recrée de la solidarité. Sur les barrages, on voit beaucoup d’agriculteurs à la retraite qui viennent soutenir leurs enfants. Et ça va au-delà des seuls agriculteurs : j’ai aussi rencontré des bouchers et des élagueurs, qui sont venus soutenir ceux avec qui ils travaillent au quotidien. On rappelle souvent que le nombre d’agriculteurs a beaucoup baissé, c’est vrai, mais ils restent tout de même au cœur de la vie des villages, car beaucoup d’activités dans la ruralité sont liées à l’agriculture. En Haute-Garonne, on parle toujours d’Airbus, mais le chiffre d’affaires de l’agriculture et de l’élevage est plus important que celui de l’aéronautique ! N’oublions pas aussi que beaucoup de maires ruraux sont agriculteurs. Donc, le nombre de paysans baisse, mais leur présence sociale, économique, politique et culturelle reste forte.

LVSL : J’en reviens à ma question précédente : vous dites que le problème n’est pas tant un excès de normes, mais plutôt la mauvaise organisation de la bureaucratie et surtout une concurrence déloyale. Mais concrètement, quand vous leur parlez de prix garantis, de quotas de production etc, est-ce qu’ils adhèrent à ces idées ?

C. B. : En fait, ils veulent avant tout des objectifs clairs. Pour l’instant, il n’y en a pas. On leur demande en permanence de produire autre chose qui se vendra mieux en fonction des cours internationaux, alors qu’ils ont souvent fait de gros investissements pour lesquels ils n’ont pas encore remboursé les prêts. Cette logique ne mène nulle part. On voit bien que la marge sur l’alimentaire n’est pas faite par les agriculteurs, mais par la grande distribution et les industriels de l’agro-alimentaire. Ils se gavent des deux côtés : sur le dos des consommateurs et sur celui des paysans. Il faut s’y attaquer, en encadrant les marges et en instaurant des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire.

« Il faut encadrer les marges et instaurer des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire. »

Pour partager la valeur ajoutée, il faudrait aussi que l’agro-alimentaire soit moins concentré et que la production soit plus locale. Certains paysans parviennent à transformer et vendre eux-mêmes leurs produits, souvent avec l’aide de leur entourage familial. Mais tout cela demande du temps et des savoir-faire : tout le monde ne s’improvise pas boulanger ou vendeur sur un marché. C’est pour ça que je plaide, comme la Confédération Paysanne, pour des unités de production plus locales. Cela éviterait que quelques grands groupes ne captent toute la marge et que les produits voyagent sur des centaines de kilomètres et cela récréerait de l’emploi et du lien dans les territoires ruraux.

LVSL : Vous évoquez la Confédération Paysanne. Ce syndicat a plein de propositions intéressantes, mais reste peu puissant face à l’hégémonie de la FNSEA dans le monde agricole. Pensez-vous que la FNSEA soit actuellement dépassée par sa base ?

C. B. : Oui. Les paysans que j’ai rencontrés ont organisé les blocages eux-mêmes, en dehors des syndicats et notamment de la FNSEA. Ils en ont marre de se faire balader par ce syndicat. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Haute-Garonne : il y a deux semaines, les agriculteurs manifestaient à Toulouse en déversant du fumier partout pour se faire entendre. Et puis à 16h, les représentants de la FNSEA arrivent pour leur dire de rentrer chez eux avec leurs tracteurs et qu’ils vont négocier pour eux. Les paysans ont refusé de partir et ont décidé de bloquer l’autoroute à Carbonne. Bien sûr, la FNSEA a ensuite rejoint le blocage avec ses drapeaux. Mais elle ne maîtrise pas ce mouvement.

Les agriculteurs que j’ai rencontrés ne sont pas syndiqués ou sont proches d’autres syndicats, mais en tout cas, ils ne croient pas au discours de la FNSEA. Ils suivent ce qui se passe dans la société, ils voient que le modèle suivi par leurs parents, en produisant et en s’endettant toujours plus, va dans le mur. Ce n’est pas pour autant qu’ils adhèrent au discours d’autres syndicats : le patron de la chambre d’agriculture issu des JA est là, mais il ne fait pas la propagande de son syndicat. Même chose pour la Confédération Paysanne. Les agriculteurs veulent échapper à toute récupération syndicale, mais aussi politique. Moi j’y suis allé humblement, sans volonté de m’approprier quoi que ce soit. Jean Lassalle est également passé, Carole Delga a fait son show, puis Gabriel Attal vendredi, mais ils ont refusé que Jordan Bardella vienne.

LVSL : Gabriel Attal s’est rendu à Carbonne le 26 février, où il fait toute une mise en scène avec des bottes de foin et des agriculteurs triés sur le volet. Il a annoncé quelques mesures, comme le renoncement aux hausses de taxes sur le GNR et un « choc de simplification ». La plupart des agriculteurs rejettent ces mesures cosmétiques et annoncent poursuivre leurs actions. Pensez-vous que le gouvernement soit capable de répondre aux demandes des agriculteurs ?

C. B. : Non. Ce n’est pas avec des effets d’annonce que le gouvernement satisfera les agriculteurs. De toute façon, ils sont dans une logique capitaliste, d’accords de libre-échange, de libéralisme exacerbé… Or, répondre aux demandes des agriculteurs impliquerait des prix planchers, du protectionnisme, des quotas de production, etc. Ils devraient renier toute leur philosophie politique, ce qu’ils ne feront jamais. Donc ils se contentent de faire de la communication : Attal nous refait le même show que Macron il y a sept ans avec les Etats généraux de l’alimentation. On a vu le résultat !

Ils ont annoncé faire respecter les lois Egalim en envoyant 100 inspecteurs. Pour 400.000 exploitants, c’est de la rigolade. Attal espère que les mesurettes qu’il a annoncées suffiront à calmer les agriculteurs grâce à la courroie de transmission qu’est la FNSEA, mais ça ne marchera pas. Les agriculteurs sont à bout, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, qui les soutient largement. La colère qui s’est exprimée durant les gilets jaunes ou la réforme des retraites est toujours là et elle s’est même amplifiée. C’est impossible de prévoir sur quoi cela va déboucher, mais il est possible que ça prenne un tournant violent, même si je ne le souhaite évidemment pas car le pouvoir risque de s’en servir.

LVSL : Justement, on voit que le gouvernement fait pour l’instant le choix de ne pas réprimer le mouvement. Les paroles de Gérald Darmanin, qui parle de « coup de sang légitime » et évoque le recours aux forces de l’ordre seulement « en dernier recours » détonnent par rapport à la répression immédiate des autres mouvements sociaux. Comment analysez-vous cela ?

C. B. : C’est clair qu’il y a un deux poids, deux mesures. Quand les gilets jaunes occupent les ronds-points, quand les syndicalistes occupent des usines ou quand des militants écolos manifestent, les CRS débarquent très vite. Là, à Carbonne, les gendarmes viennent boire le café et manger le sanglier ! Ça change des Robocops qu’on a en ville ! La nature des forces de l’ordre joue d’ailleurs un rôle : les gendarmes côtoient les agriculteurs au quotidien, alors que les CRS sont déconnectés du territoire et ne font pas de sentiment.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Je ne sais pas si ça tiendra longtemps ou non, mais dans tous les cas le gouvernement est mal à l’aise. Car en face, les agriculteurs ont des gros tracteurs et sont souvent aussi chasseurs, donc ils ont des armes. C’est un peu comme avant quand les ouvriers de l’industrie manifestaient avec leurs casques et tout leur matériel. C’est plus dur à réprimer que les gilets jaunes. Dans tous les cas, j’espère vraiment que ça ne prendra pas un tour violent.

LVSL : Vous évoquez le fait que les agriculteurs sont très soutenus parmi la population et que la colère est très forte parmi les Français. Pensez-vous que le mouvement des agriculteurs puisse être rejoint par d’autres ? Croyez-vous à la « convergence des luttes » ?

C. B. : En tout cas, je le souhaite ! Mais pour ça, il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. La FNSEA fait d’ailleurs tout pour entretenir ces clichés, par exemple quand elle déverse du fumier devant les locaux d’Europe Ecologie Les Verts. Mais pour casser ces clichés, il suffit d’aller sur le terrain et de parler avec les gens. A chaque fois, j’ai été bien accueilli : tout le monde sait que je suis député France Insoumise, mais ça n’a posé aucun problème, on a pu discuter sereinement. Je suis issu de la campagne, ma femme est fille de paysans, donc je connais assez bien les problématiques du monde agricole.

« Il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. »

Mais ces échanges m’ont permis d’apprendre des choses : par exemple, on m’a expliqué que l’agriculture bio nécessitait souvent plus de gazole car sans herbicide, il faut retourner la terre plus souvent. Il existe bien sûr des possibilités pour en consommer moins, mais cela montre en tout cas la nécessité d’écouter les agriculteurs pour changer les méthodes de production. Il faut que la population s’empare de ces sujets et aille discuter avec eux pour mieux se rendre compte de ce qu’est l’agriculture dans notre pays et de ce qu’elle risque de devenir si on laisse faire. Autour de Carbonne, les exploitations font 50 ou 60 hectares, on est loin du Brésil, de l’Australie ou des Etats-Unis, avec des fermes-usines de dizaines de milliers d’hectares. Mais si on ne fait rien, c’est ce modèle qui s’imposera !

Donc oui, j’espère qu’il y aura une convergence des luttes car nous y avons tous intérêt. J’y travaille à mon échelle, par exemple en préparant un grand plan ruralité avec une vingtaine de mes collègues insoumis. Contrairement au plan ruralité d’Elisabeth Borne, qui va investir quelques millions pour ouvrir à peine quelques commerces, nous allons sillonner la France rurale, parler avec les gens et construire un plan de grande ampleur pour ranimer nos campagnes. Il faut y recréer des services publics, éviter de contraindre les gens à faire 50 kilomètres tous les jours pour aller travailler, redonner accès à la culture… Il y a beaucoup à faire, mais nous sommes déterminés et ce mouvement est une très bonne occasion de se pencher sur les problèmes de nos campagnes et d’y apporter des solutions.

Manifestations des agriculteurs : la FNSEA dépassée ?

Des agriculteurs déversent du fumier, du lisier et des déchets devant la préfecture d’Agen et y allument des feux, le 24 janvier 2024. © Capture d’écran – vidéo du compte Twitter Anonyme Citoyen

« Agriculteurs en colère », « on marche sur la tête », «on veut nourrir, pas mourir », « on est sur la paille »… Cet automne, les banderoles de ce type se sont multipliées dans la France rurale, notamment aux abords des axes routiers. Depuis quelques jours, les actions des agriculteurs se sont intensifiées et le gouvernement craint un embrasement général. Les racines de la colère sont en effet profondes : incapacité à vivre de leur travail, exaspération face à la bureaucratie, rejet des accords de libre-échange et parfois aussi opposition aux normes environnementales jugées trop contraignantes. Si la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, défenseurs de l’agro-industrie, tentent de canaliser le mouvement, celui-ci semble leur échapper. Une occasion de pointer enfin l’hypocrisie de ces syndicats, qui prétendent défendre les agriculteurs en les enfermant dans un modèle en échec.

Durant l’automne, les habitants des campagnes françaises ont vu les panneaux d’entrée de commune être retournés et les banderoles de détresse des agriculteurs se multiplier. Dans les préfectures et sous-préfectures rurales, le monde agricole déployait son répertoire d’action habituel : manif en tracteurs, déversement de fumier devant les bâtiments officiels, actions « caddies gratuits » ou lancers d’œufs sur les supermarchés accusés de faire de trop grosses marges… Pourtant, les médias nationaux ont peu couvert ces manifestations. Si l’actualité nationale et internationale était alors chargée, le fait que Paris n’était touché par aucune manifestation, doublé d’un certain mépris pour les « bouseux » des campagnes, expliquent sans doute aussi en partie ce désintérêt médiatique.

De la colère à la révolte

Désormais, le mouvement fait la une des médias. L’intensification des actions, avec le blocage d’axes routiers et autoroutiers, d’abord dans le Sud-Ouest puis dans toute la France, et la multiplication des actions spectaculaires y est sans doute pour quelque chose. Ces modes d’action, qui rappellent ceux des gilets jaunes, inquiètent de plus en plus le pouvoir. Alors que certaines figures de la contestation menacent de boycotter le salon de l’Agriculture et qu’un blocage de Paris est désormais annoncé, la tension est montée d’un cran. La crainte du gouvernement de voir les blocages de grande ampleur observés en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Espagne être imités en France est en train de prendre forme. Il tente donc de contenir l’incendie en envoyant ministres et préfets à la rencontre des agriculteurs, mais ne parvient pour l’instant pas à convaincre.
L’empressement du gouvernement à négocier tranche avec l’approche habituelle des macronistes vis-à-vis des mouvements sociaux, qui consiste à les caricaturer et à les réprimer. Une démarche surprenante, alors que les actions des agriculteurs prennent parfois un tournant violent, comme lors de lancers de projectiles contre des policiers à Saint-Brieuc le 6 décembre dernier ou l’explosion d’un bâtiment – vide – de la DREAL à Carcassonne revendiquée par le Comité d’Action Viticole le 19 janvier. Le déversement massif de fumier et de déchets agricoles sur les préfectures est quant à lui généralisé.

Alors que les médias s’empressent habituellement de dénoncer le moindre feu de poubelle ou des barricades érigées avec des trottinettes, ils se montrent cette fois-ci bien plus conciliants. Le double décès dans l’Ariège, où une agricultrice et sa fille présentes sur un barrage ont été percutés par une voiture, aurait également pu servir d’argument au gouvernement pour demander la levée des blocages. Gérald Darmanin demande au contraire « une grande modération » aux forces de l’ordre, qui ne doivent être utilisées « qu’en dernier recours ».

Pourquoi le mouvement n’est pas réprimé (pour l’instant)

Si ce traitement peut surprendre, il se comprend à l’aune de plusieurs facteurs : l’image des agriculteurs dans l’opinion, les spécificités de ce groupe social et la symbiose entre la FNSEA et le gouvernement. 

D’abord, incarnant une France rurale travailleuse et dont l’utilité sociale est évidente, les agriculteurs bénéficient d’une forte sympathie dans l’opinion. Un sondage réalisé le 23 janvier chiffre d’ailleurs le niveau de soutien au mouvement actuel à 82%, soit 10 points de plus que les gilets jaunes au début de leur mobilisation. De même, bien que le nombre d’exploitants agricoles ait fortement diminué au cours des dernières décennies et se situe désormais autour de 400.000 personnes, le vote de cette profession reste fortement convoité par tout le spectre politique, ne serait-ce que pour ne pas apparaître comme des urbains déconnectés du reste du pays.

Les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer.

Ensuite, les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer. Lorsque les manifestations ont lieu à la campagne, il est fréquent que les gendarmes et les agriculteurs se connaissent, ce qui incite moins les forces de l’ordre à les affronter. Les combats seraient d’ailleurs compliqués : la taille imposante des tracteurs et le fait que leurs cabines soient difficiles à atteindre protègent les agriculteurs d’une potentielle répression. Enfin, beaucoup d’agriculteurs sont également chasseurs et donc armés.

Enfin, le pouvoir est en très bons termes avec les deux syndicats agricoles majoritaires. La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) et le mouvement des Jeunes Agriculteurs, alliés dans presque tous les départements, ont obtenu ensemble 55% des voix aux élections des chambres d’agriculture en 2019. Leur vision productiviste et tournée vers l’export s’accorde en effet pleinement avec celle des macronistes, qui souhaitent une agriculture toujours plus mécanisée, robotisée et digitalisée pour augmenter la productivité. Le soutien de la présidente de la FNSEA à Emmanuel Macron lors de la première réforme des retraites en 2019 et la création de la cellule Demeter, une unité de renseignement de la gendarmerie destinée à la traque des militants écologistes opposés à l’agro-industrie, en témoignent. Ainsi, lorsque la FNSEA et les JA appellent à la mobilisation des agriculteurs, ce n’est que pour mieux renforcer leur position de négociation avec le gouvernement.

Les racines de la colère

C’est bien dans cette perspective que les deux syndicats ont initié les mobilisations de l’automne. Leur objectif principal était d’arracher des concessions à l’Etat dans la future Loi d’Orientation de l’Agriculture, de nouveau reportée suite aux mobilisations, et à l’Union européenne, sur le Green Deal et la loi de restauration de la nature. En filigrane, la FNSEA et les JA ont aussi en tête les élections de 2025 dans les chambres d’agriculture. En démontrant leur capacité à peser dans le rapport de force avec les responsables politiques, ils espéraient renforcer encore leur pouvoir sur le monde agricole. Si cette stratégie a plutôt fonctionné à la fin 2023, le mouvement actuel semble toutefois leur échapper. Il faut dire que les agriculteurs ne manquent pas de raisons pour se mobiliser.

Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’aux agriculteurs.

Tous font le même constat : il est extrêmement difficile, même en travaillant sans relâche tous les jours, de vivre de leur travail. Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’à eux et reste captée par les négociants qui spéculent sur les prix agricoles, les industriels et la grande distribution : entre fin 2021 et le deuxième trimestre 2023, la marge brute de l’industrie agroalimentaire est passée de 28 à 48% ! Pendant ce temps, beaucoup d’agriculteurs vendent leur production à perte. C’est notamment le cas du lait, dont la filière, dominée par quelques gros acteurs comme Lactalis, refuse de communiquer ses taux de marge. Le racket s’organise aussi en amont, avec quelques gros fournisseurs de produits phytosanitaires, d’engrais, de semences ou de matériel agricole. Ceux-ci ont fortement augmenté leurs prix dernièrement, certes pour des raisons exogènes comme la guerre en Ukraine, mais aussi par pure rapacité.

Pour survivre, les agriculteurs sont donc sous perfusion constante de subventions. Aides à l’investissement, aides aux revenus de la Politique Agricole Commune (PAC) en fonction du nombre d’hectares cultivées ou de la taille du cheptel, aide à la conversion et au maintien en bio, aide à l’entretien des bocages… Il en existe pour à peu près tout. Encore faut-il pouvoir remplir une montagne de formulaires pour en bénéficier et espérer que l’administration parvienne à les traiter dans les temps. Or, des années d’austérité et de complexification des procédures ont rendu la bureaucratie incapable d’assurer ses fonctions. En réalité, les plus gros agriculteurs sont souvent les seuls à capter les aides. On comprend alors pourquoi les bâtiments administratifs sont particulièrement visés par les contestataires.

Alors que l’équation économique est déjà intenable pour les petits agriculteurs,  une nouvelle vague de libre-échange est en train de déferler sur eux. Après la concurrence espagnole sur les fruits et légumes ou celle des éleveurs allemands et polonais sur le porc, ils vont devoir faire face à celle de la Nouvelle-Zélande, avec laquelle l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange. En pleine urgence écologique, l’importation de viande et de lait de moutons de l’autre bout de la planète était sans aucun doute la priorité. L’UE finalise également les démarches pour supprimer les barrières douanières avec le Mercosur, le grand marché commun sud-américain. Face aux fermes-usines du Brésil ou de l’Argentine, qui exploitent le soja ou les bœufs sur des surfaces immenses, il est pourtant clair que l’agriculture française, excepté les filières haut de gamme, ne pourra pas faire face. Le fait que ces pays utilisent des antibiotiques, des hormones de croissance, des pesticides et toutes sortes de produits interdits en Europe est vaguement reconnu par la Commission européenne, qui met en avant des « clauses miroirs » dans l’accord, mais sans aucune précision sur le fond. Enfin, l’UE ne cesse d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine, dont les produits agricoles qui ont envahi les marchés d’Europe centrale et ont déjà conduit à la ruine d’agriculteurs polonais et hongrois.

Les agriculteurs sont-ils vraiment anti-écolos ?

Pourtant, si ces motifs de colère sont extrêmement partagés par les agriculteurs, ils ne constituent pas le cœur des revendications de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. Les deux syndicats focalisent plutôt leur opposition sur des mesures tournées vers la transition du secteur à des modes de production plus écologiques. Ils ont notamment dénoncé la hausse d’une taxe sur les pesticides et d’une redevance sur l’eau utilisée pour l’irrigation. Visant à financer le Plan eau du gouvernement et à réduire l’épandage de pesticides afin de préserver cette ressource de plus en plus rare, ces deux taxes ont été abandonnées dès décembre. La fin progressive de l’exonération fiscale sur le gazole non routier, carburant des engins agricoles, a elle aussi été dénoncée, bien que la FNSEA soit quelque peu en difficulté sur ce terrain : dans un deal avec le gouvernement cet été, elle a accepté cette hausse en échange d’une réforme de la taxation des plus-values agricoles qui avantage les gros agriculteurs.

Au-delà des taxes, la FNSEA et les JA attaquent particulièrement de nouvelles normes environnementales européennes, comme la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » et le « Green Deal ». La première vise notamment à ce que 25% des surfaces agricoles utilisées soient en bio d’ici 2030, tandis que le second a déjà été largement vidé de sa substance. Pour Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, cette transition – pourtant timide – vers l’agro-écologie conduirait en effet à une « agriculture décroissante » qui serait alors incapable d’assurer les besoins alimentaires de la France. En agitant cette peur du retour de la faim, il espère faire échouer les tentatives limitées de convertir le secteur à des modes de production plus durables. Pour la FNSEA, la solution aux problèmes de productivité posés par l’épuisement des sols, le changement climatique, la multiplication des épidémies ou la crise de la biodiversité se situe uniquement dans le progrès technique, à coup de drones, de digitalisation, de méga-bassines, de robotisation ou d’organismes génétiquement modifiés (OGM).

En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle.

Le mépris flagrant du syndicat majoritaire pour l’environnement n’est pourtant pas représentatif de la vision de tous les agriculteurs. En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle. Mais alors que le passage au bio demande des années et que les prêts à rembourser sont souvent considérables, aucune transition n’est possible sans aide conséquente des pouvoirs publics. Or, les aides à la transition et au maintien dans l’agriculture biologique sont notoirement insuffisantes et rarement versées à temps. Sans parler de la chute du marché du bio de 4,6% en 2022, qui s’est poursuivie pour 2023. Trop chers – en raison notamment des sur-marges pratiquées par la grande distribution – ces produits sont de plus en plus boudés par des consommateurs aux moyens érodés par l’inflation. 

Au-delà du bio, les injonctions à aller vers plus d’agro-écologie ne sont pas non plus accompagnées de moyens suffisants. En témoigne par exemple la mobilisation conduite par la Confédération Paysanne et les CIVAM en Bretagne l’automne dernier pour plus de financements dédiés aux mesures agro-écologiques et climatiques (MAEC), qui encouragent les éleveurs à dédier une plus grande part de leur exploitation aux prairies, afin de préserver l’environnement. Ainsi, beaucoup d’agriculteurs souhaiteraient avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement – mais aussi du bien-être animal – mais n’en ont tout simplement pas les moyens.

La FNSEA, fausse alliée du monde agricole

Au lieu d’allier le nécessaire tournant écologique de l’agriculture avec des mesures permettant de le réaliser – protectionnisme et hausses des rémunérations des agriculteurs – la FNSEA et dans une moindre mesure les JA, préfèrent donc rejeter cette transition. Cela n’a rien de surprenant : bien que prétendant représenter tous les agriculteurs, la FNSEA ne défend que les plus gros d’entre eux. Les salaires des dirigeants du syndicat, dévoilés en 2020 par Mediapart, témoignent de leur déconnexion avec les paysans : le directeur général de l’époque émergeait alors à 13.400€ bruts par mois, soit plus que le ministre de l’Agriculture, tandis que l’ancienne présidente, qui ne travaillait que trois jours par semaine, touchait en un mois autant qu’un agriculteur moyen en un an !

La personnalité de l’actuel président du syndicat résume à elle seule les intérêts réellement défendus par la fédération : diplômé d’une école de commerce, Arnaud Rousseau commence sa carrière dans le négoce des matières premières, c’est-à-dire la spéculation… Il reprend ensuite l’exploitation céréalière familiale de 700 hectares, une parfaite incarnation de l’agriculture productiviste gavée de subventions de la PAC. Au-delà de sa ferme, Rousseau est également le directeur général d’un groupe de méthanisation, administrateur du groupe Saipol, leader français de la transformation de graines en huiles, président de Sofiprotéol, une société qui propose des crédits aux agriculteurs et d’une douzaine d’autres entreprises. Surtout, il est le PDG d’Avril, un énorme groupe industriel, qui possède notamment les huiles Puget et Lesieur. En 2022, le chiffre d’affaires de ce mastodonte de l’agroalimentaire et des agrocarburants atteignait 9 milliards d’euros tandis que son résultat net a explosé de 45% ! Un groupe dont était déjà issu l’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin, entre 2010 et 2017.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française. Il ne manquait guère que les semenciers et les vendeurs de matériel agricole et le compte y était. Aucune surprise, dès lors, à ce que la FNSEA ne se contente que de maigres communiqués contre les accords de libre-échange sans appeler à se mobiliser pour les faire échouer ou à ce qu’elle défende ardemment une PAC qui ne bénéficie qu’aux plus gros. Il en va de même avec la défense des « méga-bassines » par le syndicat majoritaire : présentées comme une solution face à la généralisation des sécheresses, ces bassins bénéficient aux plus gros agriculteurs qui refusent de changer leurs méthodes et accaparent l’eau aux plus petits pour produire des denrées souvent destinées à l’exportation.

Quel débouché au mouvement ?

Habituellement, les trahisons de la FNSEA et des JA auprès de leur base ne suscitaient guère de réaction de la part de cette dernière. Cette fois-ci, il semble cependant que leurs tentatives pour contrôler le mouvement ne prennent pas. A Toulouse, un représentant du syndicat invitant les agriculteurs à rentrer chez eux et à laisser son syndicat négocier en leur nom a été copieusement hué. En Haute-Saône, le blocage d’une usine Lactalis à l’aide de fumier et de déchets, suffisamment rare dans ce type de mouvement pour être souligné, est une action que n’aurait probablement jamais soutenue la FNSEA. Plus largement, les agriculteurs en révolte préfèrent généralement ne pas afficher leur appartenance syndicale – quand ils en ont une – et se montrent très soucieux d’échapper à toute récupération politique. 

Que proposent justement les différents camps politiques ? Du côté du gouvernement, la ligne n’est pas claire et le bilan des sept dernières années au pouvoir difficile à assumer. Il est cependant probable que les macronistes finissent par conclure un accord avec la FNSEA autour d’aides d’urgences et de suppression de règles environnementales dans l’espoir de calmer la colère. Si des évolutions législatives sont nécessaires pour les appliquer, cela ne devrait pas poser de problèmes : dans leurs prises de parole, Les Républicains, alliés non-officiels du gouvernement, s’alignent totalement sur les revendications de la FNSEA

Le Rassemblement National (RN) se montre lui plus critique du syndicat majoritaire, mais reprend la plupart de ses arguments sur le fond. Seule différence notable : la question du libre-échange, fermement combattu par l’extrême-droite. Un point qui la rapproche de la Coordination Rurale, un syndicat agricole qui se positionne depuis longtemps pour une « exception agriculturelle » dans le cadre de la mondialisation. Si Marine Le Pen et ses troupes tentent évidemment de récupérer le mouvement et ciblent directement l’Union européenne dans leurs critiques, dans le but de gonfler leur score aux élections de juin prochain, ils n’ont en revanche pratiquement rien à proposer en matière de régulation des prix, de réforme de la PAC, de revenu paysan ou sur le plan environnemental.

La gauche parviendra-t-elle à convaincre ?

Quant à la gauche, elle se trouve plus ou moins dans la même situation que la Confédération Paysanne, incarnation de ce camp politique parmi les syndicats agricoles. Bien que les manifestations des agriculteurs fassent écho à nombre d’alertes émises par la « Conf’ » depuis des années (traités de libre-échange, folie de la libéralisation des marchés et de la fin des quotas de production, injustice des aides, impossibilité de verdir l’agriculture sans soutien financier, adaptation des normes aux réalités des petites fermes …), cela n’entraîne pas nécessairement un soutien aux propositions de ce syndicat. Pour la gauche, l’enjeu de cette séquence est de réparer son image auprès du monde agricole en cassant le discours autour de « l’agri-bashing » ou du bobo urbain végétarien donneur de leçons.

Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas.

De récentes interventions de députés de gauche dans les médias et à l’Assemblée nationale donnent l’espoir de rompre avec cette image. Les députés insoumis François Ruffin, Mathilde Hignet (ancienne ouvrière agricole) et Christophe Bex, ainsi que la députée écologiste Marie Pochon (fille de vignerons), ont clairement ciblé les vrais adversaires du monde agricole, à savoir les distributeurs, les industriels de l’agro-alimentaire, les fermes-usines étrangères et la FNSEA. Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas. Rappelons d’ailleurs que la France Insoumise avait justement proposé l’instauration d’un prix plancher sur les produits agricoles le 30 novembre dernier, qui a été rejeté à seulement 6 voix. A plus long terme, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation, qui fait petit à petit son chemin à gauche et dont les expérimentations locales se multiplient, pourrait constituer un nouveau cadre pour sortir vraiment l’agriculture du marché. 

Certes, cet horizon peut paraître lointain. Bien sûr, il est probable que le mouvement actuel finisse par retomber, entre fatigue des personnes mobilisées en plein hiver sur les routes, nécessité de faire tourner les fermes pour rembourser les crédits et probable accord entre la FNSEA, les JA et le gouvernement pour calmer la foule. Le fait que ce mouvement social reste pour l’instant très sectoriel ne plaide pas non plus pour sa longévité. Toutefois, il a déjà permis de rouvrir des débats fondamentaux sur notre alimentation, la mondialisation, le travail et la répartition très inégalitaire de la valeur. En cela, il a brisé le cadre libéral dans lequel la FNSEA veut enfermer toute pensée politique du monde agricole. C’est déjà une grande victoire.

Intégration régionale, libre-échange et « non-alignement » : entretien avec Cecilia Nicolini

Cecilia Nicolini au Parlement européen le 8 juin © Pierre Lebret pour LVSL

Le 8 juin, au Parlement européen, un sommet réunissait des membres du Grupo de Puebla (coalition de leaders de gauche d’Amérique latine) et du groupe des eurodéputés socialistes. Relativement alignés sur les questions touchant à l’écologie ou aux valeurs défendues, ils ont davantage divergé lorsqu’il s’est agi d’aborder les enjeux géopolitiques. Nous avons rencontré Cecilia Nicolini, secrétaire d’État argentine à la lutte contre le changement climatique. Avec elle, nous discutons de l’intégration régionale latino-américaine, du traité de libre-échange UE-Mercosur, ou encore de la posture de « non-alignement » revendiqué par son gouvernement. Entretien réalisé par Pierre Lebret.

LVSL – Comment concevez-vous l’intégration régionale ? Pensez-vous qu’elle doive s’opérer sur des fondements idéologiques minimaux ? Ou estimez-vous que la région est unie par une communauté d’intérêts suffisamment forte pour que l’on fasse abstraction de ceux-ci ?

Cecilia Nicolini – L’une des fonctions du Grupo de Puebla est de concrétiser cette intégration régionale latino-américaine, qui est en suspens depuis un certain temps. Comme région, nous souffrons du défaut d’intégration, qui est nécessaire face aux crises globales, par rapport auxquelles les États nationaux peuvent difficilement, seuls, apporter des réponses. Nous parlons depuis le Parlement européen, et nous fondons bien sûr sur l’expérience de l’Union européenne – en gardant à l’esprit ses déficiences, sa complexité et ses problèmes – comme espace commun.

En Amérique latine, cette intégration se décline d’une part via le marché commun, le MERCOSUR. C’est une dimension que l’on doit approfondir, qui est surtout économique en l’état, mais à laquelle on doit adjoindre un aspect social. Via l’UNASUR d’autre part. Comme membre historique de cette institution, l’Argentine a pour vocation de la réactiver. Il faut aller au-delà des questions idéologiques : une intégration institutionnelle qui prendrait en compte les divergences entre États-membres est tout à fait possible.

LVSL – La place du Venezuela fait toujours débat. Comment analysez-vous les frictions qui se sont produites à Brasilia, entre le président chilien Gabriel Boric et le président Lula ? Le premier avait critiqué la politique interne de Nicolas Maduro, le second s’était refusé à le faire, et considère Maduro comme un partenaire dans le processus d’intégration.

CN – Je crois qu’il y a une confusion quant aux espaces dédiés à ces débats. Le sommet réuni par Lula à Brasilia était destiné promouvoir l’intégration régionale, au-delà de la coloration idéologique des gouvernements. D’autres espaces qui permettent de débattre de ces questions idéologiques relatives à la politique interne des États. Le gouvernement chilien, en confondant ces deux espaces, entrave la possibilité d’une intégration plus institutionnelle…

Le conflit ukrainien nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises (…) de là la position latino-américaine : au-delà de la condamnation de l’invasion, le conflit doit se terminer le plus vite possible

LVSL – Il a été question, lors de ce sommet, de la place de l’Amérique latine dans l’affrontement entre l’Occident et la Russie. Les eurodéputés du groupe socialiste souhaitaient manifestement que la gauche latino-américaine se rapproche de leurs positions. L’Argentine défend-elle, comme le Brésil, une position de « non-alignement » ?

CN – Notre analyse du conflit est conditionnée par la manière dont il affecte notre région. Si l’on s’attend à ce qu’un Latino-américain raisonne comme un Européen, cela génère des mécompréhensions.

L’Amérique latine est une région sévèrement affectée par cette guerre, quand bien même elle ne se situe pas sur le territoire des affrontements. Nous ne sommes absolument pas indifférents aux pertes en vies humaines : l’Amérique latine est un continent traditionnellement pacifique qui s’est toujours opposé aux violations du droit international. Mais la guerre nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises : la pénurie induit une difficulté d’investissements, ce qui favorise à son tour la dépréciation et l’inflation – vous comprenez le cercle vicieux qui s’ensuit.

De là notre position : le conflit doit se terminer le plus rapidement possible. Au-delà de la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous souhaitons mettre l’accent sur cet objectif. Le conflit prolonge, pour l’Amérique latine, les terribles dynamiques induites par la pandémie – endettement, basse croissance, inflation.

L’Argentine et le Brésil ont été frappé par une sécheresse historique ces trois dernières années, et un accroissement inquiétant de certains indicateurs comme celui de l’anémie. Je rappelle que nous ne sommes pas les principaux responsables de la crise climatique. Ce sont les pays du Nord global – Europe, Amérique, Russie et Chine – qui y contribuent le plus. Je pense qu’on ne peut comprendre la position latino-américaine sans ces coordonnées à l’esprit.

LVSL – L’Argentine et le Brésil ont annoncé la mise en place d’une devise commune, destinée à contrebalancer l’hégémonie du dollar. S’inscrit-elle dans le cadre de cette intégration régionale ?

CN – L’intégration ne peut rester cantonnée à l’accroissement des flux de biens et de services. Elle doit avoir trait aux forces de travail, à la mobilité et aux questions financières – qui peut déboucher sur une intégration par la monnaie. L’Europe s’est fondée sur ce principe, ce qui a eu pour avantage de stabiliser les économies autour d’une monnaie commune stable – même si cela a pris cinquante ans. Pouvons-nous aspirer à un horizon similaire ? Pourquoi pas ! Il faut bien sûr prendre en compte les spécificités monétaires de chaque pays, mais si l’intégration par la monnaie peut accroître le bien-être des pays, en l’occurrence le Brésil et l’Argentine, alors c’est un chemin qu’il faut suivre.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition d’accord de libre-échange entre le MERCOSUR et l’UE ? N’irait-il pas à l’encontre de cette volonté d’indépendance régionale ? Ne compromettrait-il pas les ambitions écologiques affichées par les membres du Grupo de Puebla ?

CN – Tout dépend de la manière dont on pose le problème. Il faut songer à un traité qui ne soit pas simplement un accord de libre-échange. C’est presque systématiquement le cas lorsqu’on parle des accords entre blocs régionaux, et c’est un problème : il faut des règles, qui d’une manière ou d’une autre bénéficient à tout le monde.

Il faut ainsi veiller aux intérêts de chaque partie, et s’attarder sur les questions qui sont sensibles pour les uns et les autres : la politique agraire pour l’Union européenne et le degré de protection qu’elle requiert, des investissements dans notre région qui nous permettraient de développer des filières correspondant aux critères écologiques de l’Europe en matière d’émissions carbone ou de lutte contre la déforestation.

LVSL – Comme secrétaire d’État à la lutte contre le changement climatique d’Argentine, que pensez-vous du concept de « dendettement pour cause écologique », proposé par le président colombien Gustavo Petro ?

CN – Je l’approuve, bien sûr. Le président Nestor Kirchner, en son temps, avait déjà avancé que nous étions les créanciers environnementaux de nos créanciers financiers : l’Amérique latine est riche de ressources écosystémiques sur lesquelles l’économie du nord est fondée ! On peine cependant à voir un système financier qui émergerait sur ces principes, quand bien même des avancées sont faites ici et là. Elles ne sont pas à la hauteur des investissements dont nous avons besoin pour transformer notre matrice productive – surtout si nous voulons le faire de manière socialement acceptable.

LVSL – Comment définiriez-vous l’attitude de l’administration Biden à l’égard de l’Amérique latine ? L’arrivée au pouvoir des démocrates a-t-elle changé la donne par rapport à l’ère Trump ?

CN – Si nous partageons davantage de valeurs avec l’administration Biden quant à sa politique interne – une attention portée aux classes défavorisées, aux travailleurs -, le problème réside dans le fait que la politique étrangère des États-Unis, quant à l’Amérique latine, repose souvent sur des principes distincts. Ainsi, je pense que la politique latino-américaine des États-Unis n’a pas tellement changé.

Bien sûr, Trump a causé d’immenses dommages en soutenant, pour des raisons idéologiques, des gouvernements de droite. C’est quelque chose de relativement clair si l’on considère le prêt historique de 44 milliards de dollars accordé par le FMI à l’Argentine, sous la présidence de Mauricio Macri, ce qui était totalement irresponsable. Les yeux rivés sur sa seule réélection, Macri a accru l’endettement de générations et de générations d’Argentins. Cette administration est sensiblement plus responsable, mais disons que d’une manière générale, les changements ne sont pas structurants.

LVSL – Un mot sur la montée en puissance d’une forme libertarienne d’extrême droite au Brésil ?

CN – Dans ce contexte de polarisation, notre rôle est plus important que jamais. Non pour accroître les crispations déjà existantes, mais pour défendre la conception que nous nous faisons de la société. Cette extrême droite n’a pas de projet cohérent : ce sont surtout des cris et des slogans, qu’il ne coûte rien de déclamer. En Argentine, le leader d’extrême droite Javier Milei prétend rien de moins que dollariser l’économie – ce qui n’a pas le début du commencement d’un fondement théorique ! -, instituer un marché des organes, ou encore mettre fin à l’investissement dans la santé et l’école publique. C’est contre ces discours que nous sommes utiles, moins pour apporter des informations que des certitudes dans ce contexte si incertain. En Argentine, où nous avons réussi à instituer un filet de sécurité qui permette aux plus pauvres d’avoir accès une fraction, même infime, de la richesse nationale : nous ne pouvons permettre que l’on menace notre tissu social de la sorte.

Comment désindustrialiser notre production alimentaire ?

Usine agroalimentaire aux Etats-Unis. © Oregon Department of Agriculture

Alors que la réindustrialisation est devenue une priorité des gouvernements, le secteur agro-alimentaire paraît au contraire sur-industrialisé. Contrairement à d’autres domaines où elle a bradé ses fleurons, la France compte d’ailleurs plusieurs géants mondiaux dans ce domaine, avec Danone, Bonduelle ou Lactalis. Or, cet état de fait pose désormais de nombreuses difficultés, que ce soit en matière de qualité, de santé, d’impact écologique ou de bien-être animal. Alors que de nombreuses voix prônent la relocalisation plutôt que le libre-échange, il apparaît de plus en plus que la reconquête d’une souveraineté alimentaire doit s’appuyer sur un vaste mouvement de désindustrialisation. Un timide mouvement en ce sens a déjà débuté sur quelques produits, mais le processus promet d’être long.

L’industrie agro-alimentaire traverse t-elle une mauvaise passe ? Cette année Buitoni, Kinder ou encore le géant de la glace Häagen-Dazs ont été au cœur de scandales sanitaires. Des affaires à répétition qui jettent le soupçon sur la qualité de la production des grands groupes. Plus encore, leur gestion a démontré le pouvoir acquis par cette industrie, qui semble les mettre au-dessus de tout contrôle. Avec un mouvement de reprise du contrôle de notre alimentation, ceci pose la question de la désindustrialisation de ce secteur ultra-industrialisé.

La France est un pays de tradition agricole, et l’agro-industrie y constitue le premier secteur industriel en termes d’emplois et de chiffre d’affaires. Au point que notre pays se trouve mieux placé dans les exportations de produits transformés que de produits bruts. Il en exporte deux fois plus, contribuant à une amélioration de la balance commerciale. La France comprend notamment de grands groupes de transformation, qui représentent, de fait, une part de notre compétitivité à l’échelle internationale.

Rang de la France dans les exportations mondiales par type de produit en 2020. Source : “LES PERFORMANCES À L’EXPORT DES FILIÈRES AGRICOLES ET AGROALIMENTAIRES – Situation en 2020”, France Agri Mer

Longtemps, ce modèle représentait l’avenir. Porté par les économies d’échelle et la standardisation des produits, le secteur alimentaire pouvait proposer des aliments toujours moins chers. Son développement s’accompagnait d’un vaste mouvement d’urbanisation (et donc d’éloignement vis-à-vis de la production agricole) et de diminution du temps et du budget consacré à la cuisine.

Autant de tendances aujourd’hui bousculées par une attention portée sur la santé, et en son cœur à la qualité de l’alimentation, et à un mode de vie plus maîtrisable. Par ailleurs, la montée des préoccupations environnementales, de la thématique du bien-être animal ou encore la quête d’authenticité dans un monde de plus plus uniforme contribuent elles aussi à remettre en cause le modèle, certes toujours dominant, de l’agro-industrie. Enfin, les préoccupations autour de la souveraineté alimentaire devraient continuer de croître dans les prochaines années, étant donné le contexte de crise alimentaire mondiale, l’alimentation représentant un levier géopolitique.

Pour clarifier un débat qui souffre des caricatures, il ne s’agit pas de remplacer un modèle par un autre, mais plutôt de revenir à un certain équilibre. Longtemps, la priorité a été donnée à une production au service de l’industrie de transformation. Ainsi, même dans le monde bio, le plus avancé sur le sujet, la transformation touche 50 % des producteurs. Cela a produit un grand déséquilibre entre les producteurs et l’industrie que les lois Egalim (2018 et 2022) ne sont toujours pas parvenues à rééquilibrer. Au point de faire naître des projets d’Egalim 3.

La marche vers la désindustrialisation de l’alimentation doit s’entendre en réponse à plusieurs problématiques posées par l’intensification du modèle actuel. Tout d’abord, elle permet par la qualité de la production ou la différenciation des produits de contrer la baisse tendancielle du budget des ménages consacrés à l’alimentation, premier facteur de la détresse financière des agriculteurs. Cela ne signifie pas pour autant que toute transformation est à bannir, la transformation à la ferme étant apparue pour de nombreux producteurs comme un moyen de compléter leur revenus.

Part des agriculteurs classés en agriculture biologique qui pratiquent la vente directe en 2016. Cité dans : Mathieu Béraud. Motivations et déterminants des producteurs en circuits courts alimentaires de proximité : Quels effets sur les pratiques de production ? : Rapport réalisé dans le cadre du Projet Alimentaire Territorial ”Imaginons ensemble un projet alimentaire territorial pour le sud de la Meurthe et Moselle”. [Rapport de recherche]

Aller vers un modèle plus artisanal

Le premier problème de l’industrialisation de la production alimentaire est celui de la standardisation des produits. La simplification et l’efficacité des processus industriels exigent en effet de réduire la gamme des produits et d’en simplifier la fabrication. L’existence de méga-usines à échelle européenne garantit que plusieurs marchés alimentaires soient couverts par un produit quasi-unique. Or, revenir à des productions de plus petite échelle permet notamment d’envisager un retour au goût différencié et à des recettes différentes. Ainsi, ces productions ont souvent été en avance sur certaines demandes. Les produits sans gluten par exemple, qui n’intéressaient pas au départ les industriels faute d’un marché suffisant. Ou plus généralement concernant la présence d’allergènes dans les produits. Il s’agit désormais, à travers des goûts originaux, d’un véritable marqueur de différenciation vis à vis de l’industrie, privilégiant l’expérience à la consommation.

La désindustrialisation répond aux excès du modèle actuel, déjà bien identifiés.

Cette exigence s’inscrit dans un mouvement général de scepticisme à l’égard de la mondialisation. En parallèle de la concentration de la production, les industriels n’ont pas manqué de découper la chaîne de valeur. Diviser la production à travers le monde permet de bénéficier des avantages de chaque pays. Ceci conduit à une spécialisation des modèles agricoles, qui créent une pression forte sur la culture vivrière. Cette préoccupation s’est trouvée renforcée par le contexte de guerre et les alertes sur le risque de pénurie. La France, grande puissance agricole, a redécouvert sa vulnérabilité sur certains produits élémentaires comme la moutarde ou l’huile.

La contrainte écologique vient également heurter la logique d’un système où un produit peut faire plusieurs milliers de kilomètres avant de se trouver dans les rayons. Ainsi une étude menée pour le Projet CECAM, conduite par le CNRS, conclut que les importations d’aliments représentent 77 % du trafic lié à la production agricole. Sans compter que les produits importés ne répondent pas aux mêmes exigences écologiques. Aussi, les échanges alimentaires sont un vrai point de fragilité des traités de libre-échange. Même au niveau européen, où l’on continue pourtant de signer des accords de libre-échange, on reconnaît que ces traités tendant à fragiliser les producteurs européensi.

Empreinte énergétique et empreinte carbone des principaux produits transformés en France. Source : L’empreinte énergétique
et carbone de l’alimentation en France de la production à la consommation

Le principe de la désindustrialisation obéit également à un intérêt sanitaire. Dans les faits, il n’est pas possible de conclure que l’industrialisation ait conduit à de plus grands risques sanitaires. Le développement des conserves et des surgelés par exemple, a permis de grandes avancées en matière de préservation des aliments qui réduisent les risques de consommer des produits avariés. En revanche, les scandales récents viennent rappeler plusieurs faits élémentaires. Tout d’abord, avec des productions à grande échelle, l’impact d’un défaut a des conséquence plus grandes. Les fréquents rappels de produitsii viennent nous le rappeler. Ensuite, la question des scandales alimentaires vient rappeler le déséquilibre croissant entre les multinationales et les pouvoirs publics. Ceci explique les accommodements accordés aux grandes marques pour communiquer sur les défauts sanitaires. Enfin, la concentration de la production ne favorise pas visiblement la conduite des contrôles. Au contraire d’une production industrielle et anonyme, de petites unités de production permettent elles un contrôle social plus affirmé par leur environnement proche

Le cas le plus probant de ce dernier principe est celui des abattoirs. Cette étape charnière de la production de viande incarne les risques de la sur-industrialisation pour le bien-être animal. Avec 125 établissements fermés en moins de 10 ans, et 20 établissements qui représentent 50 % de la production, le secteur est toujours plus concentré. Or celui-ci est régulièrement frappé par les scandales de maltraitance et d’hygiène, sans parler des conditions de travail désastreuses pour les employés.

Ces problèmes sont en partie dus à des processus industrialisés, anonymisés et fondés sur le rendement, qui imposent une séparation entre le producteur et l’abattoir. En outre, pour de nombreux éleveurs, la perte de contact avec l’étape de l’abattoir constitue un déchirement, ceux-ci étant particulièrement attachés à leur bêtes. Les abattoirs mobiles constituent sans doute une réponse intéressante. Ils permettent tout à la fois de traiter de petites unités dans le respect du bien-être animal, même si leur développement reste encore timide.

Plus profondément, l’essentiel des producteurs s’étant tourné vers une transformation locale se réjouissent du contact retrouvé avec les consommateurs, qui sont également des voisins. Ce rapprochement permet également une meilleure compréhension du processus de production et de ses contraintes. Un lien qui endigue les débats stériles souvent fondés sur une méconnaissance du secteur. En se réappropriant le cycle de production, le consommateur perçoit en effet mieux les contraintes qui lui sont inhérentes.

Dans le contexte de crise énergétique et de risque de pénurie, des productions à plus petite échelle apparaissent aussi comme une solution.

Enfin, dans le contexte de crise énergétique, la production de masse, très gourmande en énergie, se trouve directement menacée. Les professionnels du secteurs, confrontés aux réglementations européennes, ont d’ores et déjà tiré la sonnette d’alarme. Se profilent alors le risque de défaillances et de pénurie, au moins sur certains produits. En effet, le secteur agro-alimentaire représentait 14 % de la consommation du secteur industriel, avec une dépendance croissante au gaz.

La désindustrialisation présente à ce titre plusieurs avantages. Tout d’abord, une production moins concentrée et reposant sur des modes de production plus variés permet plus de flexibilité, en l’absence d’investissements massifs à rentabiliser. Toutefois, les petits producteurs ne sont pas complètement à l’abri de la menace. Les plus exposés sont ceux qui n’ont pas encore atteint leur point d’équilibre, et qui risquent en outre de se trouver écartés des mécanismes de soutien public.

La désindustrialisation, une voie déjà suivie

Depuis les années 2000, les voies de la désindustrialisation sont donc empruntées par plusieurs catégories de producteurs. Parce que diffus et progressif, ce mouvement est pourtant mal identifié. Ainsi, certains produits, devenus familiers, sont sortis du moule industriel. Explorer le développement de ces filières permet de mieux saisir les leviers pour effectuer une désindustrialisation de ce secteur.

L’exemple le plus flagrant de produit ayant réussi ce tournant, par le nombre de producteurs qu’elle a fait apparaître, est sans conteste la bière. À ce jour, on compte 2 394 producteurs de bière artisanale en France. Ces brasseurs proposent plus de 10.000 références, couvrant 70 % de la consommation nationale. Ce tournant a mis fin à l’hégémonie de deux grandes marques industrielles sur ce produit, les fameux « packs » de supermarchés. La boisson était notamment pénalisée par son image véhiculée par les chansons de Renaud ou la caricature de Chirac. Ainsi, le marché de la bière, en déclin constant depuis 30 ans, a retrouvé la croissance depuis 2014.

Le renouveau de la bière artisanale doit être appréciée sous plusieurs angles. Tout d’abord, la désindustrialisation a fait renaître la subtilité du goût de ce produit, les producteurs ayant joué sur la variété des gammes. Ceci a permis de faire passer la bière d’un produit standard de grande distribution à un produit de dégustation, considéré comme plus savoureux.

L’exemple des bières artisanales montrent le foisonnement possible d’une production qui a redressé un marché en déclin.

Ce changement s’est accompagné d’un fort ancrage territorial, notamment dans les zones rurales. Il n’est désormais plus une région qui propose son propre houblon. Aussi, malgré une forte concurrence, le marché préserve une forte dimension artisanale : 30 % des producteurs sont des micro-brasseries, sortant en moyenne 150hl des cuves. Enfin, le regain de la dégustation est adossée à une consommation collective, et festive, notamment lors des concerts et festivals. Le regain de la consommation du produit s’est allié à un renouveau de la façon de consommer, privilégiant la bière en pression à la bouteille. Ce foisonnement de production bénéficie encore de solides perspectives. En effet, les importations de bière restent encore supérieures à nos exportations, le déficit commercial atteignant 300 M€ pour l’année 2019.

Carte de France des brasseries artisanales – consultation au 9 juillet 2022. Source : DMB Brasserie

De même, la production de miel a connu un fort essor ces dernières années. Ainsi, le nombre de producteurs déclarés a augmenté de 74 % entre 2015 et 2020, porté principalement par les petits apiculteurs qui alignent moins de 50 ruches. Cette montée en puissance est facilitée par l’absence de transformation et la facilité de travail de ce produit naturel, qui repose sur des normes sanitaires encore souples facilitant l’émergence de petites productions. Ainsi, plus de 85 % des producteurs qui ont moins de 150 ruches conditionnent eux-mêmes leur miel. Commercialement, 45 % de la production s’écoule en vente directe. En complément, 7 % sont dédiés à l’auto-consommation ainsi qu’aux dons. Cet essor des essaims a permis, en parallèle d’une offre standardisée, de proposer une variété de produits, reflétant les plantes pollinisées, en fonction des essences locales.

Le développement du miel local a bénéficié de la facilité de son conditionnement, mais aussi de la mauvaise image des produits importés.

L’intérêt pour cette production, amorcée avant le confinement, provient également de la mauvaise image associée aux produits importés de Chine. En particulier, l’ajout de sirop au produit, désormais largement connu, a contribué à faire reculer fortement les importations. La Chine représentait ainsi 22 % des importations en 2015, et plus que 7 % quatre ans plus tard. Enfin, il faut souligner que les produits liés au miel (cire, gelée…) représentent encore une part marginale des revenus des producteurs (entre 3,5 % et 7,8 % du chiffres d’affaires selon la taille de l’exploitation), ce qui constitue un futur axe de développement.

Le dernier marché qu’il est utile d’analyser est celui de la pâte à tartiner. Les français sont les champions de la consommation de ce produit, 300.000 pots étant consommés chaque jour. Ceci explique l’implantation de l’une des plus grandes usines du monde en Seine et Marne. Longtemps dominant, le géant italien Ferrero (fabricant du Nutella) a été victime d’une mauvaise publicité, liée à l’emploi de l’huile de palme, et à l’appétit de puissants concurrents : ses parts de marché sont passées de 85 % en 2013 à 65 % en 2019, dans un contexte de hausse globale des ventes. En effet, la moitié des consommateurs ont réduit, si ce n’est abandonné, la consommation de ce produit en raison du scandale associé.

Le marché de la pâte à tartiner, pour le moment très concentré, suscite la gourmandise de concurrents de tout niveau.

Or, cette ouverture à la concurrence a permis à de petites productions locales de se faire une place aux côtés des grandes marques qui cherchent également à investir ce marché. Elles ont su capitaliser sur un créneau bio, sans huile de palme, en développant également de nouvelles recettes et en utilisant des circuits alternatifs de distribution. Ce dernier cas est significatif, car les différents concurrents, tout en mettant en avant leur spécificité, ne peuvent totalement s’éloigner du goût ou de l’aspect standardisé du produit original. Le défi de ces producteurs est désormais de ne pas atteindre une échelle industrielle dans la compétition avec des mastodontes de l’agro-alimentaire qui se sont invités dans ce rayon.

Remonter les chaînes de valeur

Ces différents cas, qui visent à illustrer une dynamique, font ressortir des caractéristiques communes qui facilitent la désindustrialisation des productions. Tout d’abord, elles se basent sur un conditionnement simple qui facilite le transport et la conservation. La gestion d’une production de taille réduite impose en effet la possibilité d’un stockage des produits pour répondre à la demande. Le cas le plus emblématique étant celui du miel, qui n’est pas périssable. Par ailleurs, le conditionnement en petits formats permet d’envisager un prix unitaire acceptable pour le consommateur malgré un prix de revient au kilo plus élevé que celui des produits industriels. Enfin, il est indéniable que chacun des trois produits a pu bénéficier d’une image négative du produit industrialisé.

En complément, ces produits répondent pour l’essentiel a un « achat plaisir » : il s’agit d’achats plus ou moins exceptionnels, mais associés à un plaisir de la dégustation. Ceci justifie d’accepter un prix d’achat plus élevé que la moyenne, ou bien de prendre le temps de chercher un producteur à proximité. La réussite de la coopérative « C’est qui le patron ?», qui s’est inscrite dans les circuits de la grande distribution, offre néanmoins un contre-exemple sur les produits du quotidien. Grâce à la promesse d’une juste rémunération du producteur, la marque est devenue leader sur la vente du litre de lait en dépit d’un prix légèrement supérieur à la concurrence.

Il ne faut pas négliger les sérieux obstacles qui handicapent les petites unités de production.

Toutefois, cette stratégie de reconquête de la souveraineté alimentaire voit son développement bridé par de sérieux obstacles. Tout d’abord, les économies d’échelle offertes par un prix de revient moins élevé permettent une compétitivité-prix immédiate. Cet avantage apparaît d’autant plus précieux dans un contexte d’inflation. En effet, les dépenses d’alimentation constituent la première variable d’ajustement face aux dépenses contraintes. Bien que la crise énergétique pourrait rendre relativement plus compétitive la production artisanale, elle risque de souffrir de son image de produits haut de gamme, voire hors de prix.

En outre, la production en unités réduites présente une difficulté d’appariement entre l’offre et la demande. En effet, la production se trouve limitée par des capacités réduites et peut faire face à une demande très variable. Ceci réduit également la visibilité du producteur sur ses ventes, une difficulté que cherche à corriger le système d’AMAP. Enfin, cette activité exige d’un producteur à s’engager dans une activité de commercialisation. Or ce basculement exige du temps et des compétences spécifiques. Le producteur/commerçant se retrouve ainsi face à des arbitrages constants, de temps comme de moyens consacrés à chacune de ces activités.

Pour remédier à ces obstacles, des leviers peuvent être activés au niveau local, afin de favoriser la souveraineté alimentaire. Tout d’abord, le constat doit être fait que, hormis au travers d’associations, la production/transformation reste isolée. Le producteur se retrouve avec la charge de la commercialisation pour sa propre production. Or, regrouper des producteurs d’un même produit, sans effacer les spécificités, permet de proposer une offre plus pérenne permettant de répondre des demandes régulières, ou de grands volumes. D’autre part, la commercialisation croisée entre producteurs d’un même territoire pourrait faciliter l’accès des consommateurs aux produits et peut être source d’économies, notamment en matière de transports. Deux leviers importants pour démocratiser les productions locales et artisanales.

Préserver la souveraineté, un enjeu pour les pouvoirs publics

Par ailleurs, les collectivités locales ont la possibilité d’offrir un débouché aux productions locales, grâce à la restauration collective. Au delà de l’enjeu de santé publique, la démarche présente l’intérêt d’offrir une demande significative et régulière aux producteurs. La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines. Fin 2021, ils ne représentaient que 10 % des produits consommés. L’objectif légal – 50 % de produits locaux et issus de l’agriculture biologique en 2022 – apparaît hors d’atteinte. Ceci vient rappeler que les lois fixant des objectifs ne peuvent faire l’économie de contraintes ou de crédits pour se concrétiser. En l’espèce, les élus sont peu suspects de mauvaises volontés. En revanche, ils sont confrontés à des difficultés logistiques, pour respecter les contraintes sanitaires et de la commande publique, qui impose la mise en concurrence pour les achats publics.

Dès lors, le rôle de l’État apparaît incontournable. Tout d’abord pour mettre en relation et permettre la structuration de filières. À ce stade, les fonds alloués aux produits locaux se bornent à subventionner la formation des employés de la restauration collective publique ou à la création d’un futur label « cantine de qualité ». Une fois de plus, l’État préfère accompagner des initiatives individuelles, au lieu d’impulser un mouvement. Par exemple au travers des directions agricoles des préfectures.

La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines.

Rassembler les acteurs et poursuivre une vraie stratégie de souveraineté conduirait à identifier les blocages pour y apporter une réponse commune. Tandis qu’au niveau national, l’État s’engagerait à réviser les règles d’achats publics pour introduire une exception alimentaire. Pour l’heure, cette mission incombe aux collectivités locales, au travers des « Projets alimentaires territoriaux », dont le bilan serait prématuré. Toutefois, en reposant sur les ressources locales, cette démarche risque de favoriser les territoires les mieux dotés, au détriment de ceux qui en auraient sans doute le plus besoin.

Enfin, il est possible d’effectuer un vrai travail concernant les filières pour lesquelles la couverture des besoins nationaux est la plus fragile. Les données des douanes permettent d’avoir une vue d’ensemble sur la balance commerciale alimentaire de la France. Hormis certains produits très spécifiques, difficilement substituables, le cacao ou bien le whisky écossais, certains peuvent être ciblés. Il ressort des principaux postes de déséquilibre un déficit important sur les produits nécessaires à l’industrie agroalimentaire (matières grasses, amandes douces, soja…). En complément, certains produits, bien identifiés, souffrent d’une concurrence européenne forte (tomates, avocats). Ces éléments, permettent de prioriser les productions pour lesquelles il existe une solide demande interne et des marges de souveraineté.

Quel modèle d’alimentation pour demain?

Dans un récent rapport, le sénateur LR Laurent Duplomb s’inquiète de la possible perte d’influence de l’agriculture française. Il note en particulier l’échec d’une stratégie de montée en gamme de la production, associée à une ouverture des frontières. Un tel calcul favorise uniquement les produits de masse issus d’une agriculture aux standards écologiques et sanitaires dégradés. Facteur aggravant, entre 10 % et un quart des produits importés ne répondent pas à nos normes et sont possiblement dangereux. Le budget alloué au contrôle sanitaire, limité à 10 M€, est trop faible pour contenir ces risques.

La stratégie alimentaire de la compétitivité ne fonctionne pas. Il faut désormais changer de modèle.

Ce constat oblige à recentrer la stratégie qualitative poursuivie par l’agriculture française. Il convient désormais de privilégier le bien-être de la population à une stratégie commerciale, tournée vers la rentabilité. Sans quoi, le secteur devra se calquer sur les modèles hyper-industrialisés et concentrés, comme aux États-Unis ou au Brésil. Bien qu’aucun responsable politique ne prône officiellement ce modèle, la logique de la compétitivité y mène droit. Pour conjurer ce modèle, des options fortes doivent être assumées. Tout d’abord, prendre un virage protectionniste, en se fixant un objectif minimum de souveraineté sur les produits de l’alimentation. C’est-à-dire en acceptant une approche souple du libre-échange, avec des limitations ou des tarifications ciblées, déjà existantes dans certains domaines. En complément, pour être à la fois juste et viable, cette politique implique un volet social fort. Des chèques alimentaires ponctuels ne peuvent en effet suffire à démocratiser l’accès aux produits bio et locaux.

Or, l’alimentation reste encore un miroir des inégalités sociales. Paradoxalement, si les consommations se sont relativement uniformisées, sous l’effet de la grande distribution, les écarts se font plus subtils. Les catégories populaires sont tenues par les prix des produits. Ainsi, pour un même produit, les plus pauvres vont recourir d’avantage à des produits plus transformés ou de moins bonne qualité. Ceci contribue à expliquer leur plus forte exposition au risque d’obésité notamment, même si ce phénomène est multifactoriel.

Pour éviter une alimentation à deux vitesses, il faut des engagements forts sur le protectionnisme et l’accès à tous à une alimentation de qualité.

Le risque est alors grand, sans une vision publique forte, de voir le secteur se polariser. D’une part, des produits raffinés, artisanaux, réservés aux privilégiés. D’autre part, une dépendance de l’essentiel de la population à des produits toujours plus industrialisés. Cette tendance constitue un prolongement, dans l’assiette, des inégalités de revenus dans la société. Il s’agit là d’un combat culturel, la cuisine constituant véritablement un commun de la Nation, ainsi qu’une spécificité française. Lutter contre cette tendance implique également une vraie formation au goût dans les écoles. Alors que de plus en plus de jeunes ont du mal à reconnaître des fruits ou des légumes, il faut que celle-ci dépasse les dégustations lors de la semaine dédiée, comme le réclame des chefs cuisiniers comme Thierry Marx. Pour l’heure, le bien nommé Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ne s’est pas engagé aussi loin.

La crainte de pénurie, de retour depuis le confinement et la guerre en Ukraine, avait commencé à rendre les produits artisanaux relativement plus compétitifs, leur approvisionnement étant garanti. Toutefois, la hausse brusque des prix menace désormais les petits producteurs. Même à échelle artisanale, la transformation implique des processus très gourmands en énergie, pour des modèle encore difficilement à l’équilibre. Or l’alimentation est l’un des domaines qui concentre les hausses les plus fortes de prix, ce qui conduit à des arbitrages des consommateurs. Ceci est déjà flagrant pour la filière bio, qui a subi un violent coup d’arrêt après des années de forte croissance. Un contexte qui plaide pour une véritable Sécurité sociale alimentaire, permettant de concilier les enjeux économiques, sanitaires, sociaux et de souveraineté.

i « L’UE vise avant tout à protéger les agriculteurs et les consommateurs européens. Ainsi, l’accord conclu avec la Nouvelle-Zélande tient compte des intérêts des producteurs de produits agricoles sensibles de l’UE: plusieurs produits laitiers, viande bovine et ovine, éthanol et maïs doux. Pour ces secteurs, l’accord n’autorisera les importations à des taux de droit zéro ou réduits en provenance de Nouvelle-Zélande que pour des quantités limitées (au moyen de contingents tarifaires). »

ii4945 sur l’alimentation à date de consultation [20 juillet 2022] depuis mars 2021