Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne

© Léo Balg

Chaque nouvelle crise déchire les voiles pudiquement jetés, en temps normaux, sur les rapports de force. Dominants et dominés, empires du centre et régions de la périphérie, réapparaissent alors sans fard dans le jeu à somme nulle de la mondialisation. Les structures de pouvoir se départissent en un éclair de leurs atours humanitaires, et la loi d’airain de la souveraineté, que l’on avait crue un instant disparue, s’impose à nouveau comme une évidence. L’Union européenne, dont les dirigeants ne cessent depuis 1992 d’entretenir l’illusion d’une possible réforme, agit en conformité avec l’esprit de ses institutions. À l’heure de la plus grave crise du XXIe siècle ses traités deviennent des carcans, les liens qu’elle a tissés se muent en chaînes, et la « solidarité » européenne, tant vantée par ses thuriféraires, prend tout son sens étymologique : celle d’une dépendance de ses populations à l’égard d’institutions technocratiques principalement au service des intérêts allemands. Par Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Les pays du Sud, et en particulier l’Italie, affichent une défiance historique à l’égard des institutions européennes. À gauche, les condamnations de l’« égoïsme national » de l’Allemagne ou des Pays-Bas – qui refusent toute mutualisation des dettes ou des budgets – se sont multipliées, ainsi que les appels à une intégration européenne accrue, présentée comme le moyen de forcer les États les plus riches à contribuer à l’effort commun. Au point parfois d’en oublier le rôle déterminant des institutions européennes, Commission et Banque centrale européenne (BCE) au premier chef, dans l’affaiblissement des systèmes sanitaires des pays les plus fragiles, par l’imposition de décennies d’austérité et leur responsabilité dans la crise actuelle.

Faut-il mettre en cause la trop grande importance de l’intégration européenne ou au contraire la persistance des « égoïsmes nationaux » ? En réalité, ces deux phénomènes ne sont aucunement contradictoires – « intégration » n’étant pas synonyme d’entraide, et « égoïsme national » ne signifiant aucunement autarcie.

Les systèmes de santé sacrifiés sur l’autel de l’austérité budgétaire imposée par l’Union européenne

La crise sanitaire n’a pas commencé avec la pandémie. Celle-ci en a moins été le catalyseur que le révélateur. Le coronavirus aura eu pour effet de forcer les gouvernements, restés sourds pendant des années aux cris d’alarmes du personnel soignant, à jeter un regard sur les conséquences désastreuses des coupes budgétaires.

Ce sont les pays placés sous la tutelle de la « Troïka » qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014. La mortalité infantile a progressé de 35 %.

En France, ce sont 13 % des lits d’hôpitaux qui ont été supprimés entre 2003 et 2016, tandis que le nombre de prises en charge annuel aux urgences doublait, passant de 10 à 20 millions1. Une situation qui paraîtrait enviable à l’Italie, qui a subi une diminution de 31 % de son effectif sur la même échelle temporelle, et se retrouve aujourd’hui avec à peine plus de 3 lits pour 1,000 habitants, contre plus de 9 en 1980.

Sans surprise, ce sont les pays du Sud de l’Europe, ainsi que ceux qui ont été placés sous la tutelle de la Troïka (BCE, Commission européenne et Fonds monétaire international), qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014, passant de 9,9 % du PIB à 4,7%. Les gouvernements grecs successifs ont été contraints de remercier 25 000 fonctionnaires travaillant dans le domaine de la santé publique. Les indicateurs sanitaires attestent de la détérioration provoquée par ces économies budgétaires, que n’a pas remis en cause le gouvernement de gauche radicale mené par Alexis Tsipras. Un rapport de la Banque de Grèce notait une augmentation de 24 % des maladies chroniques entre 2010 et 2016. La mortalité infantile, quant à elle, a progressé de 35 % de 2008 à 2016.

Une étude du journal médical The Lancet constatait en 2016 une hausse spectaculaire du taux de mortalité global en Grèce : 128 000 morts annuels en 2016 contre 112 000 en 2010. Les auteurs, sans parvenir à établir un lien de cause à effet évident, s’interrogent : dans quelle mesure les économies budgétaires dans le domaine de la santé ont-elles contribué à cette hausse si prononcée de la mortalité globale des Grecs ?

Certains ne verront dans tout cela qu’un rapport lointain avec l’Union européenne. L’impératif de contraction du budget alloué à la santé, telle une tâche aveugle, n’apparaît en effet nulle part dans les textes constitutionnels européens, desquels il découle pourtant logiquement. Semblable en cela au narrateur de Flaubert, présent partout et visible nulle part, il n’est que rarement mentionné dans les discours des dirigeants européens. On parlera de « rationalisation », de « réorientation », « d’optimisation », ou « d’ajustement » des ressources, mais de « coupes », de « contractions » ou « d’économies » dans la santé, point.

Il est pourtant impossible de comprendre pourquoi ces économies budgétaires ont été mises en place sans prendre en compte les contraintes qu’impose le cadre européen. L’indépendance de la BCE a été constitutionnalisée par le Traité de Maastricht, qui lui a conféré un monopole de fait sur la politique monétaire des États membres. Les critères de convergence de ce même traité limitent à 3 % le déficit public annuel autorisé, avec une série de mesures de rétorsion à la clef pour les gouvernements qui les dépasseraient. Le Pacte budgétaire européen (TSCG), entré en vigueur en 2013, signé par le président Hollande malgré ses promesses de renégociation, durcit encore les contraintes imposées aux États déficitaires ; le traité est explicite : « rappelant (…) la nécessité d’inciter, et au besoin de contraindre les États-membres en déficit excessif », il systématise l’usage de sanctions contre les pays dont le déficit structurel excède les 0,5 % après l’aval de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Cet arsenal juridique pèse-t-il réellement comme une épée de Damoclès sur les gouvernements de la zone euro ? Il faut bien sûr éviter de pêcher par juridisme : nombreuses sont les entorses faites aux traités européens, souvent en toute impunité. L’expérience de SYRIZA au pouvoir a cependant révélé toute la puissance disciplinaire de ces textes dont elle a tenté de s’affranchir. Ce cas-limite, qui a vu la BCE interdire purement et simplement à la Grèce d’accéder à des liquidités, a montré que les institutions européennes veillent à ce qu’aucun changement de paradigme politique ne puisse advenir dans l’Union. Si l’arme du droit ne suffit pas, celle de la monnaie vient à la rescousse.

Les principaux déterminants de l’austérité budgétaire ne sont cependant pas nécessairement juridiques ou monétaires. C’est sans doute moins dans le marbre des traités ou dans les flux de la BCE qu’il faut les chercher, mais dans le simple agencement des économies européennes. L’Union européenne a poussé à son paroxysme le principe d’abolition de toute frontière économique, dopant les revenus des puissances exportatrices et grevant l’équilibre des autres. L’Allemagne détient le record mondial de l’excédent commercial : il se chiffrait à 232 milliards d’euros en 2018.

La même année, la France enregistrait un déficit commercial de 76 milliards d’euros, le Portugal de 17 milliards d’euros, la Grèce de 20 milliards d’euros et l’Espagne de 36 milliards d’euros – les 100 milliards d’euros ont été dépassés plusieurs fois dans les années 2000. L’inscription des « quatre libertés » (circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs) dans les traités européens, ainsi que le passage à l’euro, ont encouragé l’apparition de tels déséquilibres. La monnaie unique empêche en effet toute dévaluation, laquelle consistait en une forme de protectionnisme monétaire, permettant autrefois aux pays en déficit commercial de jouer sur les taux de change pour le contrecarrer.

Les pays du nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux

En l’absence de ces mécanismes protecteurs, les pays déficitaires sont mécaniquement poussés à s’endetter, tandis que les pays excédentaires sont conduits à prêter. C’est ainsi que l’on retrouve, sans surprise, l’Allemagne en position de créancière face à l’Espagne, l’Italie ou la Grèce – doublant son excédent commercial considérable par un excédent financier plus que confortable.

Une politique de relance minimaliste de la BCE

S’il restait encore un doute sur l’inexistence de coopération entre les États de la zone euro, l’échec de la mise en place des coronabonds a le mérite de l’écarter. Impulsée par les États du sud, dont la France, l’idée d’émettre une euro-obligation souveraine au niveau de la zone euro dans son ensemble – un titre dont la nationalité de l’émetteur est inconnue – implique de mutualiser les risques liés à ces obligations et par conséquent d’y associer un taux d’intérêt commun.

Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs États du Nord, notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, ont balayé cette initiative d’un revers de la main, avec à peu de choses près, les mêmes arguments qu’après la crise de la dette de 2010-2011. En effet, les pays du Nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du Sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux – jugés moins « responsables » au niveau de leurs politiques budgétaires.

Autrefois contrebalancés par l’appréciation du mark, les excédents commerciaux allemands ne rencontrent plus aucune régulation par le taux de change dans une zone euro taillée à leur mesure. Cela libère bien entendu des marges budgétaires associées à une rente d’exportation, accrue par les réformes Hartz : en flexibilisant le marché du travail, celles-ci ont contribué à la stagnation des salaires allemands, ont fait chuter la consommation populaire de l’Allemagne et, par conséquent, ses importations. L’hypocrisie atteint son paroxysme lorsqu’on réalise que si les pays du sud réduisaient leurs déficits à l’allemande, c’est-à-dire en prenant les parts de marché des pays du Nord dans les productions où ils sont spécialisés, cela se ferait au détriment des excédents allemands. Autrement dit, si tout le monde copie le modèle allemand, il n’y a plus de modèle allemand.

Face à ce manque de coopération et au vu la magnitude de la crise actuelle, la BCE tente de prendre le relais en matière de financement des déficits. L’organisme annonce plusieurs plans de rachats massifs des dettes souveraines et d’obligations de grands groupes européens sur le marché secondaire. Annoncé comme un bazooka, le dernier d’entre eux suppose d’injecter 750 milliards d’euros sur les marchés afin d’y pallier le manque de liquidités mais aussi de financer indirectement les États. Si cette somme, véritable camouflet pour la mortifère orthodoxie budgétaire prônée par l’Europe du Nord, peut paraître colossale, elle ne représente en réalité que 6% du PIB de la zone euro.

Surtout, le périmètre de cette intervention monétaire, un Quantitative easing (QE) élargi, apparaît comme beaucoup trop réduit par rapport aux enjeux actuels. En comparaison, de l’autre côté de l’Atlantique, la Federal Reserve Bank (Fed) et le Trésor américain se coordonnent pour mettre en place un plan de relance d’un volontarisme inimaginable en Europe. D’une part, la Fed annonce qu’elle ne met plus aucune limite au rachat de bons du Trésor ou de titres hypothécaires et s’apprête aussi à intervenir pour d’autres obligations publiques et privées. Les États-Unis font le constat qu’une injection illimitée de liquidités sur les marchés financiers ne suffit pas et se préparent à aller bien au-delà. Le Sénat et la Maison Blanche tablent sur un accord qui permettrait de mettre en place un plan de relance d’environ 2000 milliards de dollars – presque un dixième du PIB américain, soit la quasi-totalité du PIB français – qui inclut 500 milliards de dollars d’aide directe aux ménages sans contreparties.

Morcelés par des traités trop contraignants, piégés dans des logiques concurrentielles et inscrits dans des institutions où leur souveraineté se dilue, les États membres de la zone euro sont bien incapables de se préparer correctement au tsunami qui arrive.

Le mirage de la solidarité européenne et la marche vers l’implosion

La solidarité européenne résonne désormais comme un mantra creux, une opération de communication qui ne trompe plus grand monde. L’Italie, troisième économie de la zone euro, déjà abandonnée sur la crise migratoire, en a de nouveau fait l’expérience lorsque la Lombardie a été décrétée premier foyer épidémique du coronavirus en Europe. La sainte règle de la discipline budgétaire s’est vue assouplie pour laisser Rome respirer, mais quasiment aucune assistance médicale n’a été envoyée à tel point que le pays a dû se tourner vers Cuba, le Vénézuela, la Chine ou encore la Russie pour recevoir des masques et du personnel médical.

Les propos du « gouverneur faucon de la Banque centrale autrichienne, Robert Holzmann », sont effarants à ce sujet : la « destruction créatrice schumpeterienne », qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

La détresse des Italiens, durement touchés par cette épidémie se heurte à l’inertie de ses partenaires, entre le refus allemand d’activer le mécanisme européen de stabilité de façon inconditionnelle, leur hostilité à la mise en place d’euro-obligations, et les commentaires de Christine Lagarde, qui n’estime pas du devoir de la BCE d’harmoniser les taux allemands et italiens – autant de réactions qui auront probablement de lourdes conséquences sur le projet européen.

Pire encore, lorsqu’il ne s’agit pas d’inaction ou de mépris teinté du stéréotype de l’italien indiscipliné, on apprend qu’un des stocks de masques chinois à destination de l’Italie aurait été intercepté et confisqué par la République Tchèque, autre pays membre. Ailleurs, le président Serbe pourtant habituellement féru d’Union européenne, n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier l’inaction européenne :  « Je ne tirerai pas de conclusions politiques maintenant, mais nous avons réalisé qu’il n’y a pas de solidarité internationale ou européenne, tout cela n’étant que contes de fées ». Luigi Di Maio a quant à lui réagi avec des propos comparables : « Nous attendons de la part de nos partenaires européens de la loyauté, nous attendons que l’Europe fasse sa part, parce que les belles paroles, on ne sait pas quoi en faire ».

Plus largement, cette pandémie recouvre tous les symptômes du malaise européen. L’épidémie, dont la croissance rapide, un temps attribuée à la mauvaise gestion sanitaire italienne ou à son système de santé, n’inquiète d’abord pas outre mesure, ni ne suscite d’empathie particulière. Le virus sous-estimé finit pourtant bien par se propager et n’entraîne de réaction proportionnée de la part des autres pays que lorsqu’il s’avère être déjà présent sur leur territoire. Tout arrive trop tard, comme si la résilience à ne pas entraver la circulation, de biens ou de personnes était plus forte que la volonté de limiter les dommages sanitaires.

Il faut dire que les mesures restrictives qu’impose cette pandémie représentent des violations à la pelle des règles européennes : entre la suspension de Schengen, la souplesse budgétaire ou encore l’entrave aux quatre libertés de l’Union, ce sont les principes mêmes de l’Europe maastrichienne qui sont reniés. Ce défi sanitaire qui, pour peu qu’on le prenne au sérieux, nécessiterait mutualisation de la dette, euro-obligations, et autres réponses ambitieuses, créatives, représente autant de choses que l’Union européenne semble incapable soit de produire, soit même de concevoir en son carcan étriqué.

Ce chacun pour soi révèle aussi l’écart qui existe entre les pays membres pour mobiliser des ressources et faire face à cette crise : « ceux qui ont des munitions les utilisent mais d’autres ne peuvent pas et les mesures européennes sont très limitées », a déclaré à ce sujet Lorenzo Codogno, conseiller en macroéconomie. L’Allemagne, plus souveraine que jamais, a pris des mesures nationales pour ses entreprises : 550 milliards de prêts accordés et garanties par l’État ; un plan que bien des pays de la zone euro, ne bénéficiant pas d’excédents comparables à ceux de l’Allemagne, ne peuvent pas se permettre. Bien moins dispendieuse lorsqu’il s’agit de se tourner vers les européens, Angela Merkel est apparue dans une interlocution télévisée inédite dans laquelle comme le signale Marianne, le mot « Europe » n’apparaît pas une seule fois.

Monitor Italia (Tecné) a publié un sondage récent dans lequel 88% des Italiens estimaient que l’Union européenne n’avait pas assez agi pour aider l’Italie, et dans lequel 67 % des gens interrogés pensaient que l’appartenance à l’Union européenne était un désavantage pour leur pays, contre 47 % en novembre 2019. Du côté des autorités italiennes, le strict encadrement des mesures qui sont envisagées comme des concessions à l’Italie pour absorber le choc, augurent d’une thérapie austéritaire. À cet égard, le Corriere della Sera est allé jusqu’à accuser l’Allemagne de vouloir faire payer un plan de sauvetage au prix fort en imposant les fameuses réformes structurelles voulues de longue date par Berlin. Les propos recueillis par Der Standard et relayés par The Telegraph du « gouverneur faucon de la BCE autrichienne, Robert Holzmann » sont effarants à ce sujet. Pour Holzmann, la « destruction créatrice schumpeterienne » qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

Faut-il blâmer les « égoïsmes nationaux » ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’UE est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

La situation est telle pour l’Union européenne que même certains irréductibles centristes s’en détachent, désabusés par l’impossibilité pour les institutions européennes de réaliser l’effort que nécessite cette crise d’ampleur inédite pour son destin : « le Covid-19 a montré à quel point il est peu important d’être européen en temps de crise. L’Europe doit changer rapidement et fondamentalement », a déclaré Guy Verhofstadt. Bruno Le Maire affirme quant à lui que  « si nous ne sommes pas capables de nous rassembler, c’est le projet politique européen qui sera emporté par cette crise » – sans rien préconiser de plus précis. En parallèle et à mesure que l’inaction européenne se fait chaque jour plus outrageuse, les Italiens semblent se rapprocher dans cette crise qui provoque une « immense émotion collective ». De quoi envisager prochainement un Italexit ?

Une issue est-elle possible dans le cadre européen ?

En conduisant l’Allemagne à refuser ouvertement le principe d’une mutualisation des dettes souveraines, la crise du coronavirus l’aura fait apparaître comme le principal facteur de désunion européenne. La vieille ligne de fracture entre nations pro-européennes et anti-européennes s’effrite ; les frissons sacrés de l’exaltation du fédéralisme européen sont brutalement plongés dans les eaux glacées de l’intérêt national bien compris.

En 1871, Bismarck déclarait avec ironie : « J’ai toujours trouvé le mot Europe dans la bouche des politiciens qui tentaient d’obtenir des concessions d’une puissance étrangère sans oser les demander en leur propre nom »2. La construction européenne a-t-elle jamais fonctionné sur un autre principe ? Que l’Allemagne et les Pays-Bas, dont le ratio dette/PIB est respectivement de 62 % et de 49,3 %, soient hostiles à la mutualisation des dettes européennes que demandent la Grèce (180 % d’endettement public par rapport au PIB), l’Italie (130 %) ou le Portugal (122 %), n’a rien de surprenant. À l’inverse, que cette hostilité à une intégration européenne par la dette fasse place à des déclarations passionnées en faveur du libre-échange et de l’euro – et à une vertueuse condamnation des velléités de protectionnisme – n’a pas non plus de quoi surprendre lorsqu’on garde les yeux rivés sur l’excédent commercial record de l’Allemagne (232 milliards d’euros en 2018) ou sur celui, confortable, des Pays-Bas (67 milliards d’euros).

Faut-il donc blâmer les égoïsmes nationaux, regretter que populations et gouvernements refusent de se départir de leurs avantages structurels pour les partager avec ceux qui en sont dépourvus ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’Union européenne est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

Dans l’immense zone de libre-échange que constitue l’Union européenne, les gains des uns (que l’on parle d’excédents commerciaux ou de créances) constituent nécessairement les pertes des autres (que l’on parle de déficits commerciaux ou de dettes). En instituant un tel jeu à somme nulle, le cadre européen a intimement lié la prospérité des populations allemande et hollandaise au respect le plus strict de l’orthodoxie des traités.

Les travailleurs d’Allemagne subissent pourtant de plein fouet la concurrence induite par les quatre libertés : au cœur de l’empire économique européen, entre 16 et 17 % des Allemands sont victimes de pauvreté – contre 12,5 % en 2000. Selon les chiffres d’Eurostat, les chômeurs Allemands sont en outre les plus exposés au risque de pauvreté (70 %) de tout le continent. La flexibilisation du droit du travail et des aides sociales, mise en place pour faire face à la concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est, n’y est pas pour rien. Une étude publiée par le Bureau international du travail tend à établir que le dumping induit par le cadre européen a provoqué une décélération des salaires de 10 % entre 2002 et 20123. L’extension de l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, où les salaires minimaux se situent entre 210 et 300 €, ne fera qu’accroître cette logique.

Paradoxalement, cette souffrance sociale pourrait contribuer à expliquer l’attachement des Allemands à l’Union européenne. Toute perspective de revalorisation salariale soutenue ayant été abandonnée depuis trois décennies, il n’apparaît donc pas surprenant que bien des Allemands souhaitent compenser les pertes que l’Union européenne leur impose par la défense de leurs excédents que celle-ci permet en retour – synonyme d’une domination économique accrue sur le reste de la zone, seule marge de manœuvre que leur laisse le cadre actuel.

Le juriste Louis Franck, évoquant la construction européenne, écrivait en 1967 : « Le concurrentialisme se substitue au libéralisme d’autrefois. C’est l’idée de base du néolibéralisme contemporain »4. Ce cadre étant posé, que vaut un jugement moral porté sur l’égoïsme national de tel ou tel dirigeant ou population ? Blâmer les acteurs politiques et ignorer les cadres qui les agencent – de même que, dans d’autres circonstances, blâmer les individus en ignorant les structures qui les déterminent – semble ici constituer la démarche antipolitique par excellence. La gauche morale, qui n’a pas de mots assez durs contre « l’égoïsme » financier allemand, ne reproduit-elle pas les erreurs de celle qui blâmait hier « l’égoïsme » commercial britannique, ou encore « l’irresponsabilité » budgétaire italienne, sans mettre en question les institutions européennes ?

En 2002, l’universitaire Erik Jones écrivait : « La probabilité pour qu’un jour, des groupes au sein de l’Europe identifient l’Union économique et monétaire comme la source de leurs difficultés économiques ou qu’ils se mobilisent directement contre celle-ci est très faible »5. Ce jour est-il venu ?

 

Notes :

[1] Frédéric Pierru et Pierre-André Juven, La casse du siècle, 2019, Raisons d’agir.

[2] Cité dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[3] Citée dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[4] Cité dans Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009, La découverte.

[5] Cité dans Frédéric Lordon, La malfaçon – monnaie européenne et souveraineté démocratique, 2014, Les liens qui libèrent.

 

En pleine crise du coronavirus, l’Union européenne étend l’empire du libre-échange dans les Balkans

La pandémie signerait-elle la fin de la mondialisation néolibérale ? La crise passée, les gouvernements enclencheront-ils une dynamique de relocalisation de la production des flux ? Rien n’est moins sûr. Alors que les morts s’entassent par milliers en Europe, que le vieux continent se confine à l’aide de policiers et de militaires, que l’épisode du Brexit n’a pas encore livré toutes ses conséquences, l’Union européenne, elle, se confine dans ses dogmes et son schéma du big is beautiful. Avec l’ouverture des négociations en vue de l’intégration de la Macédoine du Nord et de l’Albanie, elle prévoit encore de s’élargir dans les Balkans occidentaux – une région minée par des divisions ethniques et religieuses, aux standards sociaux extrêmement faibles.


Heureux comme un technocrate bruxellois

Le coronavirus agit comme un puissant révélateur de la lourdeur et de l’apathie des institutions européennes. Ces dernières sont inexistantes dans la lutte contre la propagation du virus alors que l’Europe est à ce jour le premier foyer de la pandémie. Les dirigeants européens n’avaient pas fait preuve de la même légèreté lorsqu’il s’agissait de compliquer à l’extrême la bonne exécution du Brexit.

Mais à l’apathie se double le cynisme technocratique. Et pour cause : au moment où des pays fragilisés par des années d’austérité et de rigueur budgétaire se démènent, tant bien que mal, contre un ennemi invisible, l’institution bruxelloise, elle, pense à son élargissement vers des contrées où le droit du travail est plus favorable à sa doxa néolibérale. Le 26 mars 2020 la Commission européenne a validé l’ouverture des négociations pour l’intégration de la Macédoine du Nord et l’Albanie à l’Union, virtuellement 28e et 29e membres.

C’est par un tweet ubuesque du 25 mars que le Commissaire européen à l’élargissement, Oliver Varhelyi, a annoncé la décision de nouvelles négociations pour l’intégration de ces États des Balkans occidentaux : « Je suis très heureux que les États membres de l’Union européenne soient parvenus aujourd’hui à un accord politique sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord […]. Cela envoie également un message fort et clair aux Balkans occidentaux : votre avenir est au sein de l’Union européenne. »

On est en droit de s’interroger sur ce qui fonde le bonheur du Commissaire européen, à l’heure où les pays européens enregistrent des centaines de décès par jour – jusqu’à 1000 parfois. Ces décomptes macabres se font dans le silence assourdissant de l’Union européenne et de l’Allemagne, refusant toute solidarité avec ses voisins, notamment dans le partage de son matériel médical.

Pire, l’Allemagne a notamment fait blocage à la mise en place des fameux coronabonds, provoquant l’ire des pays de l’Europe du Sud. Le dispositif aurait permis de mutualiser les dettes européennes et d’offrir une plus grande marge d’actions aux États touchés par la crise. Il s’agit pour ces pays d’une question de vie ou de mort économique. Les prévisions de croissance sont, par ailleurs, catastrophiques : Goldman Sachs prévoit une baisse d’environ 10%[1] du PIB pour l’Italie et l’Espagne. La France quant à elle perdra 2,6 points de PIB pour un mois de confinement, selon l’OFCE[2].

« La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerre, les logiques ethniques demeurent. »

Une région instable dans une Union malade

En réalité, le processus d’intégration de la région, qu’on nomme les Balkans occidentaux, date de 1999 via le Processus de stabilisation et d’association (PSA). Ce dernier vient régir les relations entre les institutions européennes et les pays des Balkans. Par la suite, le conseil européen de Thessalonique de 2003 a admis comme candidats potentiels tous les pays issus de ce PSA. On compte parmi eux l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la République de Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro et la Serbie. Ces pays de l’ex-Yougoslavie sont tourmentés par des siècles de tensions et de guerres ethno-religieuses. La position géographique de ces territoires a également été un élément de leur déséquilibre, faisant d’eux un lieu de passage pour les grands puissances : empire ottoman, URSS, Allemagne nazie, etc.

La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerres, les logiques ethniques demeurent ; couplées à la grande diversité culturelle et religieuse, elle rend les relations entre ces États extrêmement tendues. L’épisode du drone arborant le drapeau albanais, provoquant une bagarre sur le terrain durant le match de football Serbie-Albanie en 2014[3], a ramené les observateurs à cette triste réalité de méfiances ethniques toujours présente, nonobstant les mises en scène de réconciliations entre dirigeants. Plus récemment, lors de la coupe du monde 2018 en Russie, un match opposant la Serbie à la Suisse a aussi créé l’émoi, à la suite de la célébration de deux joueurs suisses, aux origines albanaises, mimant l’aigle, le symbole de l’Albanie[4].

En outre, il existe toujours des discussions sur certaines frontières qui pourraient entraîner des mouvements de populations et de vives tensions. Depuis 2018, le Kosovo et la Serbie négocient entre eux. Le marché : une reconnaissance d’un Kosovo souverain par la Serbie contre une redéfinition des frontières entre les deux pays. Une telle décision serait de nature à réveiller de vieux démons nationalistes dans cette zone d’Europe[5].

De plus, la question de la corruption dans ces États pose une véritable difficulté[6]. On pense notamment aux trafics de contrebandes et autres privatisations douteuses, comme celles de la compagnie Elektroprivreda Srbije[7], la première entreprise d’énergie en Serbie. Dans son rapport de 2019, le GRECO (Group of states against corruption) écrivait, d’ailleurs, que la corruption est sans doute le problème le plus important auquel ces pays devaient faire face. Ils indiquent également que les réformes pour lutter contre cette corruption ne vont pas assez loin et assez vite.

Concernant cet élargissement, la position de la France a évolué. Emmanuel Macron soutenait en octobre dernier que toute nouvelle négociation devait être soumise à une réforme des institutions européennes, devenues « trop bureaucratiques » et qui ne « parlent plus aux peuples ». En effet, le président français demandait des négociations réversibles afin de pouvoir sanctionner tout manquement des pays candidats dans les réformes à mener. De facto, sans unanimité le processus se trouvait bloqué par le veto français. Revirement de situation le 26 mars dernier : les 27 membres de l’Union européenne se sont mis d’accord pour l’ouverture des négociations avec les deux pays des Balkans. La France a pu obtenir gain de cause avec l’ouverture de négociations dites réversibles.

Si la Macédoine du Nord semble être en bonne voie, ce sera plus difficile pour l’Albanie. Celle-ci doit encore mener un ensemble de réformes structurelles pour satisfaire les États européens, notamment l’Allemagne et les Pays Bas. On compte parmi les réformes à mener la refonte de leur code électorale, un financement des partis plus transparent, des lois plus efficaces contre la corruption, etc. Ces évolutions structurelles devront être menées avant la conférence sur l’avenir de l’Europe, prévue normalement le 9 mai 2020.

La course vers l’Est et les Balkans : les chaises musicales de la précarité

Les élargissements successifs ou accords de partenariats depuis le début des années 2000 ont eu un effet délétère : celui d’enclencher les chaises musicales de la précarité, les pauvres d’un nouveau pays venant remplacer les anciens. Ce petit jeu n’est bien sûr pas pour déplaire au patronat européen.

Dans une union monétaire comme la zone euro, les écarts de compétitivité entre les États ne peuvent être réduits à l’aide d’une dévaluation monétaire. Pour y remédier, les États doivent opter pour ce que l’on appelle une dévaluation interne, qui consiste en une diminution des coûts salariaux dans le pays afin de baisser les coûts de production et ainsi regagner de la compétitivité-prix. C’était l’un des objectifs des politiques d’austérité menées après la crise des dettes souveraines en Europe. L’Europe du Sud – surnommée le Club Med à plusieurs reprises par certains responsables allemands entre autres -, a été la première victime de cette politique avec les baisses drastiques de salaires et de pensions de retraites, en Espagne, en Italie et en Grèce.

La baisse infinie des standards sociaux provoque bien des réactions plus ou moins violentes dans le corps social. Qu’à cela ne tienne : comme dans tout bon jeu, il y a des moyens de contourner les règles. Dans l’Union néolibérale, ces contournements ont pour nom libre circulation des capitaux, marché unique et travailleurs détachés. Ce dernier dispositif permet d’importer des travailleurs à bas prix : bien que le travailleur se déplace, son contrat reste régi par les lois de son pays d’origine.

Le cas le plus récent, avant l’ouverture des négociations pour l’intégration de l’Albanie et de la Macédoine, est celui de l’Ukraine. En 2017, les accords de libre-échange entre Kiev et l’Union européenne deviennent pleinement opérationnels. Ainsi, au moment de la prise d’effet dudit accord, le salaire mensuel moyen en Ukraine se situait entre 200 et 300 euros, soit moins que son équivalent chinois. Dès lors, ces nouveaux pauvres, forts de ce beau partenariat passé avec les institutions de Bruxelles, ont émigré vers la Pologne à la recherche de meilleurs revenus. Ils ont profité du vide laissé par ces mêmes Polonais, qui avaient quitté leur pays pour rejoindre l’Ouest, en quête… de meilleurs revenus. En 2018 la Pologne a délivré 1,7 million de permis de travail uniquement pour les Ukrainiens. Un jeu de chaises musicales qui n’aura pas même pour effet de tirer les standard sociaux des Ukrainiens vers le haut, soumis à un plan d’ajustement structurel supervisé par le FMI depuis l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement pro-européen en 2014.

C’est dans l’Est de l’Europe que l’on compte les plus bas niveaux de salaires minimums de l’Union européenne. La Bulgarie, la Roumanie, la Lettonie et la Hongrie comptent parmi les derniers avec un salaire minimum inférieur à 500 euros[8] par mois. Cependant, ces salaires sont en progression sur les dernières années, notamment en Roumanie et Bulgarie. Par conséquent, il est à craindre que les ouvriers des pays balkaniques deviennent la nouvelle armée de réserve de l’Union européenne.

Au vu de ces différents éléments, il est légitime de se questionner sur les motivations à l’origine de l’ouverture de négociations avec les deux États des Balkans occidentaux – dont le salaire moyen est aux alentours de 200 à 300 euros. Les Macédoniens et les Albanais seront-ils les nouveaux pauvres de l’Union, nouvelle chair à canon aux bas salaires, maillon essentiel d’une Europe néolibérale qui a fait de l’harmonisation salariale par le bas sa marque de fabrique ?

L’Union européenne s’est toujours heurtée aux réticences des États de l’Est et du Nord dans la mise en place d’un salaire minimum à l’échelle de l’Europe[9]. Pour se convaincre du caractère chimérique d’une harmonisation salariale par le haut à échelle européenne, s’il le fallait encore, il suffit de lire la déclaration de Pierre Gattaz, ancien président du Medef et actuel président de l’organisation patronale BusinessEurope : « BusinessEurope soutient l’objectif d’une économie sociale de marché qui fonctionne pour les gens […]. La fixation du salaire minimum est une compétence nationale […]. BusinessEurope est fortement opposée à la législation européenne sur les salaires minimums [..] C’est important de rappeler que les salaires ne sont pas le bon outil pour la redistribution des richesses. »[10]

L’ouverture des négociations en vue de l’adhésion des deux premiers pays des Balkans occidentaux en pleine crise du Covid-19 montre, une fois de plus, la déconnexion technocratique des élites bruxelloises. Si d’aventure ces négociations arrivaient à leur terme, le marché unique recevrait une nouvelle garnison de travailleurs à bas prix.

L’Union européenne tousse et ne tardera pas à avoir besoin d’un lit de réanimation équipé d’un des respirateurs artificiels, qui font tant défaut à la France ou à l’Italie, mais son cerveau est d’ores et déjà en encéphalogramme plat…

Notes :

[1] https://www.telegraph.co.uk/business/2020/03/25/economic-shock-coronavirus-forces-europe-face-hamilton-moment/

[2] Observatoire Français des Conjonctures Economiques

[3] https://www.europe1.fr/sport/Serbie-Albanie-un-drone-un-drapeau-puis-le-chaos-861372

[4] https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/coupe-du-monde/coupe-du-monde-2018-pourquoi-deux-aigles-mimes-par-des-suisses-ont-relance-les-tensions-sur-le-kosovo_2817351.html

[5] Une vison large sur les tensions qui existent dans cette région d’Europe https://www.monde-diplomatique.fr/2019/08/DERENS/60133

[6] https://euobserver.com/opinion/146614

[7]  Pour aller plus loin sur l’élargissement vers les Balkans : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-1-page-173.htm#no18

[8] Eurostat 2019 via https://www.insee.fr/fr/statistiques/2402214

[9] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

[10] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

Justin Trudeau, archétype de la faillite des élites face au coronavirus

Emmanuel Macron et Justin Trudeau © RFI

Depuis l’apparition du Covid-19 en Chine, les dirigeants de la planète et, plus généralement, les élites économiques et politiques semblent pétrifiées. Tétanisées de voir qu’elles sont incapables, dans leur grande majorité, de répondre, non pas tant à l’épidémie qu’à leurs actes passés. Ayant fait une croix sur l’éventualité qu’il existerait une alternative au néolibéralisme, elles gèrent la crise en catastrophe, à l’aide d’une rationalité comptable et court-termiste. Dans sa piètre défense de l’environnement, dans sa volonté de multiplier les accords commerciaux de libre-échange et, pire, dans sa volonté de maintenir les frontières ouvertes coûte que coûte en pleine épidémie du coronavirus, un chef d’État s’est distingué. Il incarne pour tous les autres la déliquescence de l’élite dirigeante. Cet homme, c’est Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada.


L’éloquence avec laquelle Justin Trudeau dévaste au moyen de politiques néolibérales le Canada n’a pas d’équivalence. Cependant, à la manière d’Emmanuel Macron en France, il aurait plutôt tendance à achever la sale besogne. La crise du Covid-19 vient de fait éclairer les limites d’une politique menée tambour battant, à l’étranger comme au Canada, depuis la fin des années 1970. En 2013, la revue Diplomatie titrait dans son bimestriel, non sans audace : « Canada, l’autre puissance américaine ? ». Le pays, souvent effacé derrière son voisin du Sud, semblait, à première vue, prendre une nouvelle direction. Il y a sept ans, Justin Trudeau n’était pas encore Premier ministre mais simple député libéral au parlement fédéral. C’est Stephen Harper, Premier ministre conservateur, qui travaillait depuis 2006 à s’affranchir des États-Unis, et surtout, du modèle politique incarné par Barack Obama. Il a façonné une parenthèse conservatrice de dix ans durant laquelle le Canada a semblé rompre non seulement avec les carcans de l’élite politique libérale d’Ottawa mais également avec l’élite économique libérale de Toronto. Ce faisant, il voulait bâtir une nouvelle image du Canada, loin du pays de Bisounours qui lui collait à la peau et comme véritable puissance mondiale. Les alliés diplomatiques du Canada étaient dans l’expectative et le projet de pipeline Keystone XL finissait de tendre les relations avec Washington.

Peu de temps avant les élections fédérales de 2015, et alors que Justin Trudeau n’était placé que troisième dans les intentions de vote, Radio-Canada, la télévision publique d’État, proposa plusieurs reportages sur l’héritage que pouvait laisser Harper au Canada. Nombre d’observateurs soulignaient que, même en cas de défaite, l’Albertain avait tant changé le pays que ce dernier ne pouvait retrouver son idéal libéral-progressiste d’antan.

« Les élites économiques et politiques se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau »

Lourde erreur ? Sitôt élu, avec une majorité absolue, Justin Trudeau a proclamé au monde entier « Le Canada est de retour ». La Trudeaumania naissait. Toutefois, oui, il y a eu une lourde erreur d’analyse de la situation. L’erreur n’est pas tant d’avoir cru à une rupture politique proposée par Stephen Harper que d’avoir pensé que la politique économique et sociale des conservateurs différait de celles des libéraux. Au mieux, il serait aisé de parler d’ajustement. Au pire, de continuité. L’élite économique et surtout l’élite politique se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau. Les politiques néolibérales ont pu de nouveau s’élancer sans crainte de contestation particulière, le sociétal se chargeant de polir la façade.

Justin Trudeau est le résultat d’un héritage politique ancien

Élu à la majorité absolue, Justin Trudeau, quoique épigone, a pu sans difficulté reprendre à son compte les politiques menées par son père Pierre Eliott dans les années 1970 mais surtout par Jean Chrétien et son ministre des Finances Paul Martin. Tous issus du Parti libéral du Canada (PLC), ce dernier, depuis les premières élections dans la confédération au XIXe siècle, a pratiquement envoyé sans discontinuité ses dirigeants à la tête du pays. Les hiérarques du PLC sont au demeurant, pour leur majorité, des descendants de l’élite coloniale britannique. C’est donc une élite essentiellement anglo-canadienne, y compris au Québec, qui dirige le pays. Ainsi, si Stephen Harper a affiché une connotation conservatrice à sa politique, il est resté fidèle à une tradition d’ouverture au libre-échange, ancrée et admise au Canada, qu’il a exploitée au péril de l’environnement par une exploitation massive des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. D’ailleurs, et cela sera précisé après, Justin Trudeau a, sur ce sujet, mené une politique comparable.

Convaincue de fait par le libre-échange, l’élite canadienne a naturellement épousé les thèses néolibérales développées par ses plus proches partenaires, à savoir Londres et Washington et ce dès le milieu des années 1980. Les privatisations, telles que Petro Canada ou le Canadien National, se sont enchaînées. Bien avant le TAFTA et le CETA, l’Alena, l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, fut signé en 1994. Le Premier ministre du Canada d’alors, Brian Mulroney, soutint ardemment l’accord, qu’il voyait comme un moyen pour le Canada de stimuler l’industrie automobile et agroalimentaire. À l’époque, avant de développer les exportations, c’était aussi avant tout un moyen de se servir du retard économique et agricole du Mexique pour libéraliser son économie, tout en évitant d’ajuster les standards sociaux américains et canadiens à celui de Mexico…

« Justin Trudeau a réalisé le tiercé : soutien aux exploitations pétrolières, signature de l’accord de libre-échange aceum et gestion à vue du Covid-19 »

En est-il de même pour Justin Trudeau ? Il a certes déclaré, à l’orée de l’an 2020 : « Nous devons de nouveau défendre les valeurs de respect, d’ouverture et de compassion qui nous définissent en tant que Canadiens. […] En unissant nos forces, nous bâtirons un avenir meilleur pour tout le monde ». L’ouverture aux communautés ethniques et religieuses, pour ne pas dire le sans-frontiérisme véhiculé par Trudeau, est non seulement sa marque de fabrique mais elle est caractéristique d’un dirigeant canadien qui encourage, sinon favorise, le multiculturalisme. Les intellectuels canadiens Charles Taylor – dans sa théorie du multiculturalisme de la reconnaissance – et Will Kymlicka, qui promeut la citoyenneté multiculturelle, participent de cette construction politique au Canada, à l’exception manifeste du Québec. C’est un fait, en matière sociétale, Justin Trudeau dispose d’un catalogue aussi large que l’imagination de Donald Trump en matière de tweet. Ce n’est cependant pas suffisant pour combler sa politique générale menée depuis 2015. À défaut d’exhaustivité, trois politiques menées peuvent être passées à la loupe. La préservation de l’environnement couplée à la question du changement climatique, la politique commerciale et la gestion de crise du coronavirus sont suffisantes pour montrer que Justin Trudeau est un parangon d’élite néolibérale déconnectée du monde présent.

La faillite est portée à son paroxysme sur trois enjeux

Justement, sur ces trois aspects, Justin Trudeau a réalisé le tiercé. En quelques semaines seulement, il a réussi à se mettre à dos les communautés autochtones de l’ensemble du Canada avec un nouveau projet de gazoduc. Il a ratifié en février le nouvel Alena, subtilement nommé ACEUM, pour Accord Canada-États-Unis-Mexique. Enfin, il s’est résolu très tardivement à fermer les frontières canadiennes de peur de passer pour un xénophobe et au risque que cela ne déstabilise l’économie.

Dans l’ordre du tiercé, l’environnement est l’autre cheval de bataille de Justin Trudeau. Depuis son élection en 2015, il a promis, non seulement aux Canadiens mais également aux instances internationales, qu’il ferait son maximum pour préserver la faune et la flore, sévèrement attaquées avec l’exploitation des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. Il a promis par ailleurs de lutter contre le réchauffement climatique en œuvrant pour la réussite de l’accord de Paris lors de la COP21 en décembre 2015. La dernière crise majeure énergétique au Canada prouve une nouvelle fois que seuls les intérêts économiques des majors pétrolières motivent les décisions de l’administration Trudeau. Cette crise, c’est celle de la construction d’un gazoduc par la compagnie Coastal GasLink, censé relier le terminal méthanier LNG Canada en Colombie-Britannique. D’un coût de 6,6 milliards de dollars canadiens, soit environ 4,6 milliards d’euros, le gazoduc doit transporter 700 000 litres de gaz liquéfié par jour à destination de l’Asie d’ici 2025. Or, le gazoduc est censé traverser le territoire d’une Première Nation, à savoir les Wet’suwet’en. Opposée au projet, la communauté autochtone a reçu un soutien en chaîne de la grande majorité des Premières Nations canadiennes, ainsi que de nombreux activistes écologistes comme Extinction Rebellion à Montréal. La mobilisation a été telle que de nombreuses communautés autochtones ont bloqué les voies de chemin de fer canadiennes en février, obligeant Via Rail, l’équivalent canadien de la SNCF, à suspendre ses activités en Ontario et au Canadien National, qui gère les voies ferrées, à tirer la sonnette d’alarme. La seule réponse qu’a trouvée pendant des semaines Justin Trudeau, avant qu’un début de négociation ne s’établisse début mars, est le droit, puisque la Cour suprême canadienne a autorisé les travaux en dernier ressort. La faible réponse politique, davantage motivée par les ambitions énergétiques et économiques de Justin Trudeau et de son gouvernement, n’est que le dernier exemple de son double discours en matière environnementale. Les précédents sont nombreux, à l’image de l’oléoduc TransMountain, censé traverser l’Alberta jusqu’à la Colombie-Britannique ou le corridor Énergie Est, là encore soutenu par le Premier ministre pour transporter les hydrocarbures albertains jusqu’au Québec.

La deuxième forfaiture de Justin Trudeau commise à l’encontre des Canadiens concerne les accords régionaux de libre-échange. Le CETA, l’accord de libre-échange négocié dans la douleur entre Ottawa et Bruxelles, n’est pas du fait de Justin Trudeau. Il fut négocié en amont par Stephen Harper avant d’être officiellement ratifié par l’Union européenne et le Canada durant le premier mandat de Justin Trudeau. Pour l’élite politique et économique canadienne, les accords régionaux de libre-échange sont un prérequis pour mener une bonne politique commerciale. Le Canada se vante d’ailleurs d’être le champion du multilatéralisme. Aussi, la signature de l’Alena en 1994 a été vue par les décideurs canadiens comme le début de l’eldorado, tant il est vrai que le pays est largement dépendant des États-Unis. Pourtant, est-ce que cela sert réellement les intérêts des Canadiens ? Avec le CETA, il était déjà permis d’en douter. Bien que Chrystia Freeland, l’actuelle Vice-première ministre du Canada et ancienne ministre des Affaires étrangères, ait pleuré lorsque Paul Magnette a bloqué l’accord transatlantique, les agriculteurs canadiens, et tout particulièrement québécois, ont une crainte fondée, celle que l’ensemble de leur filière ne puisse résister à la concurrence des produits laitiers européens.

« Justin Trudeau ne souhaite pas à ce stade confiner entièrement la population de crainte que ça affaiblisse l’économie canadienne »

À ce jour, de nombreux responsables européens clament d’ailleurs que le CETA, partiellement mis en œuvre avant que l’ensemble des parlements européens ne l’ait ratifié, est davantage profitable aux Européens plutôt qu’aux Canadiens. Cela n’a pas empêché Justin Trudeau de pousser pour l’aboutissement de l’accord commercial CPTPP, en lieu et place du TPP que les États-Unis ont quitté. Cet accord commercial, qui touche onze pays dont le Vietnam, l’Australie, le Japon, le Mexique ou encore le Chili, présente des similitudes fortes avec le CETA. Mais le plus inquiétant concerne la renégociation à marche forcée par Donald Trump de l’Alena, après l’avoir dilacéré, qui a abouti dans la douleur à un vaste accord pour l’ACEUM en 2019, ratifié par le parlement canadien le 13 mars 2020. Pour parvenir à un accord avec les États-Unis, le gouvernement canadien a sacrifié deux secteurs québécois stratégiques : le secteur laitier, déjà impacté par le CETA, mais aussi l’aluminium, qui représente une bonne part de l’industrie québécoise avec Rio Tinto comme principal employeur. Au contraire, il a limité les pertes pour l’industrie automobile en Ontario, bien que rares soient les analystes à parier sur des bénéfices pour le Canada.

Enfin, la dernière trahison de Justin Trudeau faite aux Canadiens concerne sa gestion de la crise du coronavirus. Il est ici davantage question de gestion plutôt que de réelle politique mise en œuvre, tant le gouvernement canadien navigue à vue. Dès le 26 janvier, une première personne est détectée positive au Covid-19 en Ontario. Le 9 mars, un premier décès des suites de la maladie est annoncé en Colombie-Britannique. Le pays compte au 30 mars plus de 7400 personnes infectées et 89 décès, dont la majorité se situe au Québec et en Ontario. Au départ, à l’image de ses homologues européens, Justin Trudeau s’est montré peu préoccupé par la propagation du virus. La première détonation est venue de l’infection de sa femme, Sophie Grégoire, par le virus, début mars, qui a obligé le Premier ministre à se confiner. Ensuite, de nombreuses provinces, et tout particulièrement le Québec en la personne de François Legault, le Premier ministre, ont commencé à hausser le ton faute de mesures mises en place au niveau fédéral. La principale pomme de discorde a concerné les contrôles aux aéroports internationaux et la fermeture de la frontière – la plus longue du monde – avec les États-Unis, que Justin Trudeau se refusait à fermer, au risque de voir… le racisme progresser. La principale préoccupation du Premier ministre est donc davantage de savoir si les Canadiens seront plus racistes plutôt que de les savoir en bonne santé ! François-Xavier Roucaut, du Devoir, ne s’est pas privé de souligner « l’insoutenable légèreté de l’être occidental » en pointant tout particulièrement la différence entre la gestion de la crise par les asiatiques et les occidentaux. Finalement, par un accord mutuel, la frontière a été fermée pour trente jours et les voyageurs étrangers sont depuis refusés au Canada. Mais il ne s’agit que de la circulation des personnes et non des marchandises. Chrystia Freeland a d’ailleurs tenu à souligner que « Des deux côtés, nous comprenons l’importance du commerce entre nos deux pays et l’importance est maintenant plus grande aujourd’hui que jamais ». C’est-à-dire que l’ensemble des transports de marchandises, même non essentielles au Canada, vont se poursuivre. De son côté, Justin Trudeau ne souhaite toujours pas confiner la population, soutenu par son ministre des Finances Bill Morneau, rejetant la responsabilité sur les provinces et arguant que cela nuirait trop … à l’économie canadienne.

« Le gouvernement canadien pousse pour une baisse des évaluations environnementales et souhaite injecter 15 milliards de dollars dans les hydrocarbures et les sables bitumineux »

Le coronavirus n’empêche d’ailleurs pas le gouvernement canadien et son ministre de l’Environnement Jonathan Wilkinson de pousser pour de nouveaux projets dans le secteur énergétique. Ainsi, une immense exploitation de sables bitumineux détenue par Suncor est en cours d’évaluation environnementale à proximité de Fort McMurray en Alberta, tout comme une consultation publique pour une mine de charbon également en Alberta. Une autre consultation publique est menée en plein Covid-19 pour réduire les … évaluations environnementales en matière de forage pétrolier et gazier en mer. Cette consultation pourrait concerner une centaine de forages au large de Terre-Neuve alors que de nombreuses espèces comme la baleine noire pourraient être touchées dans leur écosystème. Enfin, 15 milliards de dollars canadiens devraient être injectés en direction des industries gazières et pétrolières de l’Alberta pour les aider à surmonter la crise énergétique déclenchée par l’Arabie saoudite et la Russie.

L’élite néolibérale doit être une parenthèse

Par ces exemples, Justin Trudeau a montré sa parfaite déconnexion avec les réalités quotidiennes du Canada et des Canadiens. La prime à l’ouverture et aux échanges économiques, le laissez-faire en matière environnementale et son désarmement face au Covid-19 rappelle le piège dans lequel les politiques néolibérales, pour l’essentiel, ont plongé nos États. Davantage encore, ces politiques ont donné aux milieux économiques une place prépondérante, milieux qui se révèlent faillibles dès qu’une crise majeure intervient, telle celle que nous connaissons de nos jours. Justin Trudeau incarne ainsi, par ses renoncements et ses obsessions, ce qu’il y a de pire dans la déliquescence des élites.

Il est, pour ainsi dire, responsable de prévarication. Quant aux élites, elle restent accrochées à des totems, ne renonçant pas à vivre tels des sybarites. Le piège dans lequel le monde occidental est enfermé depuis quarante ans n’est pas une fatalité. Il oblige les citoyens à une réflexion de fond sur les actions à mener au sortir de cette crise. Surtout, à mener cette réflexion avec alacrité. William Faulkner ne disait pas mieux en 1958 : « Nous avons échoué à atteindre nos rêves de perfection. Je nous juge donc à l’aune de notre admirable échec à réaliser l’impossible ».

Le libre-échange, c’est la guerre

© Edward Duncan, La Nemesis, navire de guerre britannique forçant le barrage formé de jonques de guerre chinoises dans le delta de la rivière des Perles, 7 janvier 1841.

« Le protectionnisme c’est la guerre » déclara Emmanuel Macron au cours d’un meeting à Arras en 2017, dans une volonté de faire écho à la formule de François Mitterand. Nationalisme et protectionnisme constitueraient ainsi les deux faces d’une même pièce, comme il en est question dans la suite de son intervention. La filiation historique et idéologique de ce genre de discours est aisément discernable. Des célèbres adages de Montesquieu aux poncifs en vogue aujourd’hui sur la nécessité de faire tomber les barrières commerciales pour œuvrer à la paix entre les peuples, la logique en est bien connue. Un examen historique des conditions d’introduction du libre-échange en Asie du Sud-Est au XIXe siècle suggère pourtant bien autre chose…


Opium et obus, le prix du libre-échange

Si le protectionnisme dispose d’un imaginaire associé au nationalisme des années 1930, les conflits liés à la diffusion du libre-échange en Asie du Sud-est, déterminants pour l’histoire récente, sont méconnus en Occident. C’est dans cette période d’internationalisation économique naissante que l’on soumet la Chine à la dépendance1 de l’importation de produits étrangers, notamment l’opium, que les Britanniques acheminent depuis leurs colonies indiennes.

Avec la modernisation navale et l’opportunité croissante de la demande étrangère ayant eu cours dans la première moitié du XIXe siècle, les capitaux occidentaux se dirigent vers des pays de plus en plus lointains. La Grande-Bretagne, désireuse de rétablir sa balance commerciale déficitaire avec l’Empire du milieu, voit l’opium comme une opportunité d’inverser cette tendance. Devant les mesures de rétorsion que met en place l’empereur Daoguang pour endiguer ce fléau qui mine la société chinoise, les passeurs et trafiquants anglais initient un trafic d’opium, entraînant son lot de corruption, alors que la Compagnie britannique des Indes orientales s’efforce de contourner les interdits chinois.

Suite au transfert des réseaux marchands de la Compagnie britannique des Indes orientales à la couronne anglaise, l’opium devient une affaire d’État. Les country traders fomentent une véritable contrebande étatique et leurs convois sont directement placés sous escorte navale britannique, le tout sans grande discrétion. Face aux tentatives chinoises de juguler l’afflux d’opium, les marchands privés réclament depuis un moment déjà une intervention militaire de leur pays au nom du droit à commercer librement.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine, ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Mais le prétexte à la guerre advient le 3 juin 1839 lorsque les autorités chinoises saisissent et détruisent un stock d’opium de 1188 tonnes et proclament son interdiction. Le port de Canton est fermé aux Anglais. Le 4 septembre de la même année, la première escarmouche navale entre les deux belligérants éclate lorsque les navires britanniques forcent le blocus chinois du port de Kowloon, lieu de ravitaillement pour la contrebande d’opium. À la grande satisfaction des country traders, l’Angleterre cautionne alors une intervention militaire officielle qui se fixe pour but d’obtenir un dédommagement sur la perte de marchandise d’opium, mais également l’ouverture de plusieurs ports aux Anglais, l’occupation d’îles côtières (notamment Hong-Kong) et enfin la ratification d’un traité de commerce plus équitable. En réalité, le traité de Nankin est largement à la faveur des Anglais et reflète bien la dissymétrie des relations sino-britanniques de l’époque. Des relations pourtant revendiquées sous l’égide d’un libre-échange théorisé comme le moyen de maximiser des intérêts mutuels marchands, auquel nous prêtons aujourd’hui la vertu de lisser les rapports de force et de stériliser toute politique nationaliste agressive.

Après une expédition militaire qui tourne rapidement à l’avantage de la flotte anglaise, la Chine est contrainte au versement d’une réparation de 21 millions de dollars, ainsi qu’à l’ouverture de cinq de ses ports au commerce international (Shanghai, Ningbo, Amoy, Canton, Fuzhou). L’île d’Hong-Kong est cédée aux Anglais, des consulats sont imposés un peu partout, seuls compétents à juger les commerçants étrangers au nom d’un principe d’extra-territorialité qui restera un terrible affront pour la souveraineté chinoise.

© Léon Morel-Fatio, Prise des forts du Peï-Ho par la flotte britannique lors de la seconde guerre de l’opium le 20 mai 1858.

Une seconde campagne sera menée contre la Chine en 1858, à laquelle s’ajoutent les Français, qui conduit à la prise de Pékin et au pillage du Palais d’été. De nouveaux ports sont ouverts au commerce étranger et le commerce d’opium se voit officiellement légalisé par les traités de Tianjin (1858) et la convention de Pékin (1860). C’est l’avènement des concessions étrangères avantageant les marchands occidentaux par rapport aux marchands locaux. Les cessions progressives des douanes impériales aux intérêts anglais2, la constitution au sein de la capitale chinoise d’ambassades étrangères, les missionnaires chrétiens dans les campagnes, seront autant de facteurs déstabilisants pour la culture, la souveraineté et l’industrie chinoise. Pendant ce temps, le commerce d’opium se révèle plus prospère que jamais et prolifère jusqu’à atteindre les 10 % d’opiomanes dans la population adulte chinoise en 1905.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Commodore Perry et la Gunboat diplomacy3 , une autre facette du libre-échange

En juillet 1853, le plus gros navire de guerre de son temps, avec à son bord l’amiral américain Matthew Perry, s’approche de la baie d’Edo au Japon, escorté par quatre autres navires. Rapidement surnommés « bateaux noirs » par les locaux, ces navires de guerre débarquent 300 fusiliers marins sur les côtes japonaises. Cette démonstration de force accompagne une lettre destinée au shôgun d’Edo. Le président américain enjoint vivement le shôgun à ouvrir des relations diplomatiques et économiques avec le pays, dont la fermeture aux Occidentaux est en vigueur depuis 1641.

Début 1854, l’amiral Perry est de retour avec sept navires de guerre, dont trois frégates, 1700 matelots et une centaine de canons. Le shogunat Tokugawa cède à la demande des Américains et signe le 31 mars de la même année un traité d’amitié nippo-américain, stipulant l’ouverture des ports de Shimoda et de Hakodate aux étrangers, faisant ainsi des États-unis d’Amérique la nation étrangère la plus favorisée des relations diplomatiques japonaises – ce qui ne manque pas de déstabiliser la cour impériale et son dogme autarcique. Cette victoire audacieuse et agressive de la gunboat diplomacy américaine connaît un fort retentissement. Devant l’appât du gain, les Russes ne tardent pas à leur emboîter le pas en signant en 1855 un traité semblable proclamant l’ouverture du port de Nagasaki et glanant au passage l’archipel d’Ouroup. Suivront naturellement la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et la France.

Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji5 et à la chute du régime shôgunal.

Les Américains obtiennent finalement l’ouverture d’un consulat permanent à Shimoda, dans un temple désaffecté. Au départ réticente, la cour impériale japonaise finit par céder sous la pression et la nouvelle de bombardements franco-britanniques à Canton, sur les côtes chinoises, en 1858. De nouveau, les grandes puissances occidentales signeront une à une des accords semblables. De nouveaux ports s’ouvrent aux étrangers (Edo, Osaka), qui ne sont plus obligés de traiter avec les représentants et fonctionnaires du shogunat pour mener à bien leur commerce. Parallèlement aux traités sino-britanniques ratifiés après les deux guerres de l’opium, les autorités consulaires sont seules compétentes à juger un acte délictueux commis sur le sol japonais par un étranger et ce selon les lois de son propre pays. Les concessions habitées par ces mêmes étrangers deviennent de véritables zones d’extraterritorialité. Les navires occidentaux amarrés dans les ports japonais qui leur sont ouverts ne sont soumis qu’à l’autorité de leurs pays respectifs, transformant de fait ces ports en quasi-bases militaires occidentales. Le droit de douane relatif à l’exportation est plafonné à 5% (ceux relatifs à l’importation doivent passer par une négociation) pour le bakufu4. Ces traités qui placent le Japon dans un état de mi-sujétion sont en vigueur pour une durée indéterminée.

© Wilhelm Heine, le Commodore Perry rencontre les commissaires du shôgun à Yokohama en 1855.

Dès 1867, l’afflux de produits étrangers désorganise profondément les circuits commerciaux et plonge le pays dans une crise économique. La forte demande en soie rompt le marché intérieur, l’inflation explose et le prix du riz se voit multiplié par six de 1864 à 1867. La vampirisation économique que provoquent les concessions étrangères entraîne le contournement de l’activité et des circuits ruraux, et la concurrence ruine les marchands de cotons. Devant le risque d’une guerre impossible à remporter, les autorités japonaises cèdent à des demandes étrangères aussi dégradantes qu’impopulaires, qui provoquent une instabilité politique et des actions de terrorisme visant à la fois des dirigeants politiques japonais et des occupants étrangers. Après des tentatives politiques d’opposition aux concessions étrangères, les flottes françaises, anglaises et américaines ripostent et obtiennent gain de cause. Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji et à la chute du régime shôgunal.

À qui le libre-échange profite-il ?

Ces épisodes du XIXe siècle illustrant la mise au pas et la conversion de la région est-asiatique au libre échange, au moyen de la force militaire, remettent en question les lieux communs érigeant cette doctrine comme aboutissement de la communication et des relations apaisées entre les peuples. Les idéologues et promoteurs de ce qui est présenté de nos jours comme un truisme adossé au sens de l’histoire se trouveront ici en prise avec deux sérieux contre-exemples. 

Le caractère extatique et presque religieux de la foi en un libre-échange vertueux, que l’on retrouve partout aujourd’hui, du FMI jusqu’à l’OMC, se trouve déjà chez Richard Cobden, industriel et homme d’État anglais lorsqu’il s’exprime dans un discours adressé à la chambre des Lords en 1846 : « Je regarde plus loin ; je vois le principe du libre-échange jouant dans le monde moral, le même rôle que le principe de la gravitation dans l’univers : attirant les hommes les uns vers les autres, rejetant les antagonismes de race, de croyance et de langue ; et nous unissant dans le lien d’une paix éternelle ».

L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposant alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer.

Le libre-échange ne débouche pas nécessairement sur des tensions commerciales, pas plus qu’il n’endigue les conflits armés, mais il peut être le prolongement économique d’une politique agressive, le cheval de Troie d’une relation commerciale inégale, comme cela a été le cas lors de ces deux événements historiques. La réduction des obstacles au commerce ne produit pas nécessairement le cercle vertueux de l’échange favorisant la paix, la communication et la compréhension mutuelle entre les peuples. À l’opposé, les mesures de protection économique peuvent se muer en un rapport de force garantissant une certaine équité et limitant un éventuel déséquilibre dans les relations commerciales entre pays.

Cette propagation du libre-échange en Asie du Sud-Est intervient dans un contexte diplomatique et international bien précis, celui d’une domination et d’une soif d’expansion marchande de l’Occident, dont le libre-échange incarnera la traduction économique. C’est parce que le libre échange est un vecteur possible de domination quasi-colonial qu’il a été promu comme fer de lance de la volonté de conquête du marché chinois par les Britanniques, plus que par idéologie pure. L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposait alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer. C’est ce que les Anglais ont compris en faisant de la défense d’un principe libéral le moyen d’étendre leur assise économique dans la région. L’accord de Nankin finalise une position de faiblesse chinoise dans les négociations, exploitée par les britanniques, au moyen du free-trade.

De quoi la doctrine libre-échangiste est-elle le nom ?

L’assimilation du commerce au seul libre-échange, comme cela est couramment orchestré de nos jours, constitue un tour de force et une victoire idéologique des libre-échangistes. L’alternative présumée entre politique commerciale protectionniste ou libre-échangiste se réduirait, nous dit-on, à choisir entre une autarcie régressive et une ouverture philanthropique et progressiste.

Ce schéma se heurte à l’histoire des politiques commerciales. Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique. Il s’agit d’un cas extrême d’absence de protections douanières, auquel s’oppose l’autarcie, c’est-à-dire la fermeture totale au monde extérieur. L’espace entre ces deux extrémités balaye tout le champ de la politique commerciale protectionniste. Dès lors, il est incorrect d’opposer ces deux doctrines, libre-échange et protectionnisme, comme le pendant l’une de l’autre. Le protectionnisme, en fait ostracisé comme mesure extrême et déraisonnable, couvre au contraire un pan large et ajustable de freins douaniers qui s’apparente plutôt à un niveau intermédiaire dans le spectre des politiques économiques.

Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique.

Un examen historique des revirements de politiques commerciales oblige à tirer des conclusions plutôt pragmatiques. En réalité, l’alternance entre politique tantôt fondée sur le protectionnisme, tantôt sur le libre échange découle davantage d’une analyse des circonstances économiques d’un pays donné. Le choix d’une politique au détriment d’une autre est donc le fruit d’une réflexion sur les avantages qu’en tirera le pays, et non d’une volonté de défendre une certaine vision de l’économie. Comme l’affirme Paul Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Gallimard, 1994, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Gallimard, 1997) : « dans l’Histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle ». De façon plus notable encore, il observe qu’au long du XIXe siècle, le monde occidental s’apparente à « un océan de protectionnisme cernant quelques îlots libéraux » si ce n’est pour une courte période de libre-échangisme entre 1860 et 1870. Tandis que seuls la Grande-Bretagne et les Pays-Bas prônent clairement le libre-échange au sein des pays développés, Bairoch remarque que les pays du Sud constituaient « un océan de libéralisme sans îlot protectionniste ». C’est même pour lui, l’imposition de traités libre-échangistes qui a appauvri les pays du Sud, et le protectionnisme en vigueur chez les Occidentaux, en particulier aux États-unis, qui a permis à ces derniers de se développer au cours de cette période.

Le libre-échange adoucit les mœurs ?

Pour Montesquieu (Montesquieu, De l’esprit des lois, GF, 2019), « l’histoire du commerce est celle de la communication des peuples » ; « le commerce guérit des préjugés destructeurs », ajoutait-il : « et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ». Il s’agit d’interroger le subtil amalgame qui s’est insinué au fil du temps par la juxtaposition de la notion même de commerce à celle, exclusivement, de libre-échange. Le commerce auquel fait référence Montesquieu recouvre une signification plus vaste que l’on ne veut bien admettre aujourd’hui. Lorsqu’il affirme que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », il s’agit aussi bien d’un commerce culturel que d’un échange exclusivement marchand.

Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, il peut devenir  l’instrument d’une domination économique.

Cette maxime reste justifiée et peu s’avérer intéressante pour peu qu’on l’épure d’un certain usage moderne, dévoyé et subverti. Si toutefois l’argument de l’échange culturel subsiste de nos jours, c’est qu’il n’est qu’un masque posé sur le visage d’une pensée économique radicale qui se drape de bonnes intentions pour se faire accepter. De plus, cette vision candide du libre-commerce qui fait dire à l’économiste Frédéric Bastiat que : « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront6 » ignore totalement la dissymétrie qu’instaure le libre-échange dans une relation économique entre partenaires inégaux, subordonnant toute possibilité « d’échange culturel » à un déversement à sens unique de soft-power aux vertus d’acculturation. Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, peut devenir l’instrument d’une domination économique.


1 Une dépendance au sens strict du terme, puisqu’il s’agit pour les marchands anglais d’inonder le marché chinois d’un produit addictif auquel beaucoup de consommateurs deviendront physiquement dépendants.

2 Qui débouchent sur des impositions de tarifs douaniers

3 Diplomatie de la canonnière

4  Shogunat de l’époque

5  Ère d’ouverture, de modernisation et d’industrialisation initiée sur la base du modèle occidental.

6  À propos de la relation de libre-échange entre Haïti et la République dominicaine

Traité de libre-échange UE-MERCOSUR : la liberté de tout détruire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Terra_Ind%C3%ADgena_Tenharim_do_Igarapé_Preto,_Amazonas_(41737919154).jpg
Déforestation et destruction des terres indigènes dans la forêt amazonienne ©Ibima

Plus rien n’arrête la Commission européenne. Depuis la conclusion de l’accord commercial avec le Canada (AECG/CETA) en 2016, elle en a déjà signé un autre avec le Japon (JEFTA) en juillet dernier et vient d’annoncer victorieusement, après deux décennies de négociation, la signature vendredi 28 juin, d’un nouveau traité de libre-échange qui lie l’Union européenne et les pays du MERCOSUR (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay). Une course effrénée qui semble insidieusement occulter les préoccupations écologiques, démocratiques et sanitaires que recèlent ces traités.


Le nouvel accord commercial UE-MERCOSUR, aux allures historiques, est jugé comme faisant contrepoids au protectionnisme du président Trump[1]. La Commission européenne est fière d’annoncer qu’il prévoit des baisses de tarifs douaniers de 4 milliards d’euros annuel en faveur de l’UE faisant de lui le « traité le plus important jamais négocié par l’UE ». En effet, les taxes sur ses importations de voitures, pièces détachées, produits chimiques, vins ou encore de spiritueux en direction de l’hémisphère Sud devraient disparaître. Cependant, la création de ce marché intégré de 780 millions de citoyens-consommateurs sud-américains comme européens, a un coût.

En contrepartie, Bruxelles a notamment concédé au marché commun du Sud l’importation massive sur le territoire européen de denrées bovines en provenance de l’Argentine et du Brésil, tous deux grands producteurs d’OGM.

De surcroît, alors même que les négociations se sont déroulées dans l’opacité, le texte intégral demeure encore indisponible. Pour l’instant, il faudra se contenter d’éléments essentiels sur l’accord[2].

L’agriculture traditionnelle à l’épreuve d’une forte concurrence et d’importants problèmes sanitaires

Ce ne sont pas moins de 99 000 tonnes/an de bœuf (55% de produits frais et 45% de produits congelés), 180 000 tonnes/an de volaille et 25 000 tonnes/an de porc, qui devraient inonder le marché européen, venant fortement concurrencer les agriculteurs français, déjà accablés. Scandalisés, les agriculteurs des réseaux FNSEA et Jeunes agriculteurs se sont rassemblés mardi 2 juillet au soir dans toute la France, pour dénoncer les profondes distorsions de concurrence qu’ils craignent de subir avec l’importation de denrées agricoles d’Amérique latine produites selon des standards de moindre qualité et à moindre coût[3]. Une crainte justifiée concernant la teneur de ces denrées en hormones, antibiotiques et pesticides.

Le Brésil a homologué 239 pesticides en 6 mois, dont une forte proportion de produits classés toxiques ou hautement toxiques pour la santé et l’écologie et dont 31% sont interdits dans l’UE. Même si l’on pourrait espérer que les pays du MERCOSUR seraient obligés, au moins concernant les produits à destination de l’UE, de se conformer aux standards européens, en aucun cas l’accord incite l’UE à diminuer sa propre utilisation de ces produits et ce malgré la récente alerte de l’IPBES – Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques – sur le déclin de la biodiversité et ses recommandations quant à la réduction de l’utilisation des pesticides.

D’autant plus qu’aucun mécanisme de traçabilité des produits n’a encore été révélé. Pourtant, une aussi grande quantité de produits importés nécessite un important contrôle de la part de l’UE afin d’assurer que les produits circulants sur son territoire soient soumis aux mêmes degrés de vigilance sanitaire. Cela aurait dû faire partie des points dits essentiels de l’accord.

Après le CETA et avec l’accord EU-MERCOSUR, quoi de plus savoureux pour nous mettre en appétit que d’avoir conscience qu’il sera bientôt plus probable que l’on retrouve dans nos assiettes une viande étrangère nourrie aux hormones dont les conditions d’élevage nous seront inconnues et ayant parcouru des kilomètres plutôt qu’une viande de pâturage issue de l’agriculture française ?

La prétendue protection de l’environnement grâce au commerce, un alliage qui ne convainc plus.

A l’heure où la Commission européenne devrait s’afférer à préparer la transition écologique, l’urgence climatique ne semble pas être la priorité de son agenda. A contrario, elle imagine encore que la conclusion d’accords de libre-échange œuvre à la protection de l’environnement, énonçant sans rougir que « cet accord aura également des effets positifs sur l’environnement ». Même un paragraphe intitulé Trade and Sustainable Development figure dans la liste des éléments essentiels de l’accord[4].

Le concept de développement durable comme logique de conciliation du développement économique et protection de l’environnement, est assez ancien puisque déjà l’OMC considérait en 1994 « qu’il ne devrait pas y avoir, et qu’il n’y a pas nécessairement, de contradiction […] entre la préservation et la sauvegarde d’un système commercial multilatéral ouvert […] et les actions visant à protéger l’environnement et à promouvoir le développement durable ».[5]

« Le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. »

Ce discours qui tend à légitimer la libéralisation du commerce international doit désormais être révolu. Accroître la production nécessite l’accroissement des activités industrielles. Ainsi, le recours aux transports pour l’acheminement des marchandises fabriquées augment autant que l’utilisation de combustibles fossiles comme le charbon et le pétrole. Cela a pour conséquence d’aggraver la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre, ce qui concourt considérablement au réchauffement climatique.

La méprise a trop duré. Comme l’a confié Nicolas Hulot, ancien ministre de l’écologie, au journal le Monde : « le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. Il faudra d’ailleurs comprendre un jour qu’une des premières obligations va être de relocaliser tout ou partie de nos économies. »

Si la Commission européenne affirme que l’accord UE-MERCOSUR devra être conditionné au respect de l’accord de Paris sur le climat, aucun objectif concret visant à décarbonner les procédés et méthodes de production pour répondre aux objectifs de l’article 2 de l’Accord de Paris[6] n’est précisé dans les points essentiels.

Par ailleurs, tout comme le CETA, la procédure de règlement des différends relatifs à l’environnement et le travail prévoit seulement des « recommandations publiques » en cas d’une violation de leurs obligations en la matière. La procédure est différente de celle régissant les conflits commerciaux, qui prévoit des sanctions économiques. Cette hiérarchie de valeur fait une fois de plus prévaloir la protection du commerce sur celle de l’environnement et des conditions de travail.

Une politique de l’autruche face aux actes anti-démocratiques et écocides du Brésil

La situation démocratique et écologique au Brésil depuis l’investiture en janvier du président d’extrême droite, Jair Bolsonaro inquiète autant les ONG environnementales que celles qui militent pour le respect des Droits de l’Homme. Greenpeace soulignait à quelques heures de la signature de l’accord que l’arrivée au pouvoir du gouvernement Bolsonaro a conduit au démantèlement de protections environnementales, toléré les incursions d’hommes armés sur les terres des peuples autochtones et supervisé une augmentation spectaculaire du taux de déforestation en Amazonie.

La participation du Brésil à cet accord de libre-échange rend complices les autres parties par leur inertie face à sa politique anti-démocratique et écocide.

Néanmoins cela ne semble pas ébranler notre président Emmanuel Macron qui a salué la conclusion de ce traité en déclarant samedi dernier en marge du G20 que « cet accord est bon à ce stade, il va dans la bonne direction ».

Et ce, tout en fustigeant la politique criminelle de Bolsonaro ou après avoir certifié en février 2018 devant l’inquiétude des agriculteurs qu’« il n’y aura jamais de bœuf aux hormones en France » ni « aucune réduction de nos standards de qualité, sociaux, environnementaux, ou sanitaires à travers cette négociation ». Encore une posture hypocrite, pourtant décriée depuis plus de 8 mois par les Gilets jaunes.

Même si l’accord UE-MERCOSUR doit encore être validé par le Conseil européen, le Parlement européen et les parlements nationaux, permettra-t-on une fois de plus que le bien commun soit sacrifié sur l’autel du libre-marché ?

[1] Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne : « Je pèse soigneusement mes mots lorsque je dis qu’il s’agit d’un moment historique. Dans un contexte de tensions commerciales internationales », Communiqué de presse de la Commission Européenne, vendredi 28 juin, 2019.

[2] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf

[3] AFP, le 2 juillet 2019

[4] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf, pt. 14.

[5]  Décision sur le commerce et l’environnement, adoptée par les ministres à la réunion du Comité des négociations commerciales du Cycle d’Uruguay qui s’est tenue à Marrakech le 14 avril 1994.

[6] Article 2, §1 a) : « Contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C »

Manifeste québécois pour la démondialisation

LVSL reproduit, en accord avec ses auteurs, “Le manifeste québécois pour la démondialisation”.  En effet, ce manifeste présente l’intérêt d’articuler les questions d’écologie, de justice sociale et de souveraineté populaire, dans la perspective d’une démondialisation des échanges commerciaux. 

Ce texte a été rédigé par Jonathan Durand Folco, professeur à l’université Saint-Paul d’Ottawa, Eric Martin, professeur de philosophie au Collège Édouard-Montpetit, et Simon – Pierre Savard-Tremblay, doctorant à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris.


Démondialisation et dépossession

L’année 2018 est une année électorale où les Québécois sont appelés à choisir un nouveau gouvernement. Nous nous rendons aux urnes comme d’habitude, c’est-à-dire en faisant comme si nous élisions des gens capables d’exercer les pleins pouvoirs, de réaliser tous les projets et promesses qu’ils nous proposent.

Pourtant, il existe quelque chose de plus grand que nous, une force qui vient sévèrement réduire la marge de manœuvre et le champ des possibles : la mondialisation.

Dans plusieurs pays du monde, elle est remise en question : les classes travailleuses savent que le libre-échange les a flouées et que les peuples ont perdu le pouvoir de décider pour eux-mêmes. Ce pouvoir a été confisqué par le processus de la mondialisation, par les entreprises multinationales et les grandes institutions comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), les Sommets du G7, etc. Au Québec, cependant, nous continuons à discuter en faisant abstraction de la faillite de la mondialisation et de la nécessité de changer de logique.  Il est temps de cesser de jouer à l’autruche et de nous engager dans une autre voie qui permettra de reprendre le contrôle sur notre existence collective : celle de la démondialisation.

Pour l’heure, nos institutions politiques ont les mains liées face à l’ordre international. Les orientations actuelles ne font pas l’objet d’un débat démocratique, mais sont imposées au peuple par une minorité qui se trouve dans les grandes institutions servant les plus nantis.  Le Québec, pour sa part, est aussi coincé à l’intérieur du régime canadien, qui a confisqué à son avantage les principaux pouvoirs et nie l’autodétermination des peuples aussi bien québécois qu’autochtones. Il suffit de considérer le traitement réservé aux autochtones, les récentes discussions constitutionnelles avortées avant même d’avoir commencé, ou l’influence croissante du gouvernement des juges pour comprendre que les conditions d’une démocratie véritable ne sont pas réunies actuellement et ne le seront pas tant que le Québec demeurera inféodé au régime canadien et à la constitution canadienne.

Bien sûr, l’absence de l’indépendance n’est pas le seul problème auquel est confronté le Québec. Le néolibéralisme a transformé les gouvernements en États-succursales de la mondialisation et les territoires en terrains de jeu des multinationales. Ceci ne veut pas dire que les États vont disparaître : bien plutôt, ils sont amenés à se détourner de l’intérêt général pour appliquer partout la même politique unique au service de la concurrence et dans le but d’attirer des investissements. La concurrence généralisée semble aujourd’hui être devenue leur seul projet de « société ». L’État est ainsi amené à agir comme un acteur privé au sein d’un grand marché universel ; toutes ses politiques sont pensées en fonction de faire la concurrence aux autres États pour plaire aux multinationales et pour maximiser la croissance de l’argent qui ne profite ultimement qu’à une minorité nantie. Le projet principal des États est aujourd’hui de mettre en place un cadre favorable à la libre action des entreprises multinationales, comme en fait foi l’exemple du « Plan Nord » des libéraux provinciaux, véritable exemple de marketing territorial.

Ces États évoluent dans un contexte mondial où le libre-échange a pris une place croissante. Il faut cependant noter que le nouveau libre-échange qui est en vogue aujourd’hui est différent de celui dont on discutait dans les années 1980. À l’époque, il s’agissait d’assurer la libre circulation des marchandises commerciales ; ceci est aujourd’hui vastement accompli. Désormais cependant, les traités de libre-échange servent surtout à mettre en place une nouvelle « politique permanente » qui va bien au-delà du commerce et vise à transformer des domaines de plus en plus vastes en marchandises, comme les services publics. Comme le disait Joseph Stiglitz en parlant du Partenariat transpacifique (PTP) : « it is about many things, but free trade not so much ». On est ainsi passé du GATT (abolition des barrières tarifaires) à l’ALENA (abolition des barrières non-tarifaires (licences, quotas, accords, etc.), puis au PTP qui agit sur un nombre innombrable de domaines.

“Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique.”

Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique. Ce règne du néo-libre-échange rime avec la dépossession des peuples, privés de plusieurs pouvoirs, aussi bien au niveau local, régional et national qu’au niveau international. La concurrence, au sein du système économique mondialisé, s’est à ce point intensifiée et accélérée que plus personne ne semble en mesure de planifier et de réfléchir à ce qui vient : au contraire, chacun essaie de s’adapter le plus rapidement aux circonstances fluctuantes sans se demander si cela est véritablement souhaitable. Le monde se dirige ainsi vers des catastrophes sans le voir, puisqu’il est trop occupé à tenter de suivre la marche du système. Dans les traités, des clauses protègent les investisseurs et entreprises contre les États qui voudraient les poursuivre ; ou encore, elles permettent aux acteurs privés de poursuivre les États qui voudraient entraver leurs opérations et les priver des profits qu’ils escomptent.

Voici quelques exemples : en 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars ; en 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour avoir interdit, entre 1995 et 1997, l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9 millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

Les manifestations de l’échec de la mondialisation sont multiples : Brexit en Grande-Bretagne, montée du Front National et de la France Insoumise en France, Sanders et Trump aux États-Unis, référendum en Grèce en 2015 pour rejeter le plan des instances pro-mondialisation, arrivée de Podemos en Espagne. À droite comme à gauche, des voix s’élèvent pour décrier la perte de pouvoir des collectivités aux mains des instances supranationales (Union Européenne) ou mondiales qui privent les populations du pouvoir de décider. La situation des classes travailleuses est de pire en pire, les inégalités sociales n’ont jamais été aussi élevées. Nous sommes déjà au cœur d’une crise écologique sans précédent. Et tout ceci, loin de ralentir, ne fait qu’accélérer constamment.

Au cours des années 1990-2000, le mouvement antimondialisation ou altermondialiste avait provoqué un débat public sur ces questions, autour de l’AMI et de la ZLÉA par exemple. Aujourd’hui, cependant, les sommets de décideurs se sont fait plus discrets et l’enjeu du libre-échange et de la mondialisation a été éclipsé des nouvelles. Certes, plusieurs revendications sociales « font les manchettes » mais le lien qui unit ces luttes particulières avec le problème structurant du libre-échange et de la mondialisation ne se fait plus aussi clairement au Québec. La défaite des deux référendums a contribué à faire disparaître la question nationale de l’avant-scène : beaucoup de gens se comportent ainsi comme si elle était réglée ou devenue sans importance, alors qu’elle est toujours d’une actualité brûlante. Il en va de même avec la mondialisation : nous vivons à chaque jour comme s’il s’agissait d’une évidence naturelle dont il ne servirait plus à rien de parler, alors que la reconquête de la capacité de décider, confisquée par le néolibéralisme globalisé, est l’une des questions les plus importantes à l’ordre du jour.

L’heure n’est pas à la démission, à l’inaction ou aux constats d’impuissance. Il est urgent non seulement de renouer avec la critique de la mondialisation et du libre-échange, mais de proposer de nouvelles institutions locales, régionales, nationales et internationales pour remplacer celles qui ont été corrompues par la logique entrepreneuriale et organisationnelle. C’est en proposant de nouvelles institutions et de nouvelles normes que nous pourrons reconstruire le pouvoir des communautés politiques à se prendre en charge par elles-mêmes et récupérer la capacité de décider, du local au global.

“Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde.”

Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde. Contre la logique économique injuste et ennemie de la nature que l’on nous impose, il faut reprendre le pouvoir d’agir de concert à tous les échelons en faveur du bien commun et pour faire face aux problèmes du siècle. 

Nous, signataires du présent manifeste, proposons de nous donner les moyens d’agir à nouveau ensemble.

Démondialiser et se réapproprier le pouvoir d’agir 

Voici les quatre principales avenues que nous proposons de mettre en discussion en vue de reprendre collectivement du pouvoir :

  1. La démondialisation : contre la logique dominante imposée par le haut, construire le pouvoir des gens d’en bas.

Le concept de démondialisation apparaît la première fois en 1996 sous la plume de Bernard Cassen du Monde diplomatique. L’objectif est alors de sauvegarder les espaces qui n’ont pas encore été marchandisés par la mondialisation et de lutter afin de retrouver la capacité de décider ensemble, démocratiquement, afin de réguler et contrôler l’économie et la finance. À cette fin, Cassen proposait une série de pistes : des taxes aux entreprises, interdire les paradis fiscaux, freiner la circulation déstabilisatrice des capitaux mondiaux, mettre des conditions écologiques, sociales et culturelles à tout échange commercial. Bien sûr, cela suscite des accusations de « protectionnisme », mais il ne faut pas se laisser impressionner, puisque l’alternative est de continuer à laisser les multinationales faire n’importe quoi, n’importe où, ce qui est inacceptable.

En 2002, le concept de démondialisation est repris et développé par le sociologue philippin Walden Bello. Celui-ci en appelle au démantèlement des grandes institutions économiques internationales et à fonder un nouvel ordre économique mondial plus juste envers l’ensemble des peuples. Pour Bello, la démondialisation se résume en quatorze principes, dont la revalorisation de la production et de la démocratie locale, la décroissance, l’égalité entre les sexes ou le développement de technologies écologiques pour ne nommer que ces exemples. Le concept de démondialisation a aussi été abordé par d’autres auteurs comme Jacques Sapir ou plus récemment par Aurélien Bernier.

Nous proposons d’engager au Québec une démarche de démondialisation visant à contrer la logique dominante imposée par la mondialisation et le libre-échange afin de donner du pouvoir aux gens d’en bas, c’est-à-dire au peuple. Ce projet visant une indépendance réelle du peuple n’est aucunement à confondre avec le repli et la fermeture sur soi.  Au contraire, il est la condition pour établir, par-delà la mondialisation néolibérale, une véritable coopération humaine et une véritable solidarité internationale.

  1. Se réapproprier la souveraineté.

La mondialisation libre-échangiste a confisqué la souveraineté des peuples pour la remettre au marché et aux multinationales. Les peuples doivent donc récupérer cette souveraineté pour pouvoir réorienter leur devenir démocratiquement en fonction de la justice sociale et de l’écologie. Le Québec, cependant, ne peut pas récupérer cette souveraineté directement puisqu’il ne l’a jamais détenu, n’étant pas indépendant et étant prisonnier du carcan du régime canadien, tout comme le sont les nations autochtones qui sont elles aussi privées du pouvoir de s’autodéterminer comme peuples. C’est donc dire que la démondialisation suppose aussi un processus qui demande de sortir du régime, des institutions, de la constitution et du droit canadiens, afin de refonder de nouvelles institutions démocratiques. La démondialisation nous amène à repenser l’indépendance d’une nouvelle manière : il ne s’agit pas de répéter les années 1960-70, mais de prendre les moyens de développer de nouvelles capacités et de nouvelles forces afin que le peuple du Québec et les peuples autochtones puissent reprendre le pouvoir d’agir en commun qui leur a été confisqué.

La meilleure réponse au contexte de la mondialisation est de reprendre le contrôle sur notre capacité de décision, de voter nos propres lois et traités, de contrôler notre fiscalité, nos politiques culturelles, de décider des institutions que nous voulons pour organiser le vivre-ensemble. Les institutions britanniques et monarchiques actuelles sont tout sauf démocratiques. Il ne s’agit pas simplement de défendre l’ancien modèle de l’État contre l’État néolibéral, mais de penser à ce que pourraient être de nouvelles institutions politiques souveraines et démocratiques.  Depuis les Patriotes de 1837, l’idée de République circule au Québec. N’est-il pas temps de mettre en place et de donner à cette république une forme et un contenu qui nous correspondent ? Ne faudrait-il pas chercher à élaborer cette république en solidarité avec les autochtones ?

La logique actuelle n’en a que pour la centralisation du pouvoir économique et politique, au mépris des gens qui vivent hors des grands centres et dans des régions éloignées, sur la Côte-Nord aussi bien qu’en Gaspésie, une région que le conseil du patronat suggérait d’ailleurs carrément de « fermer » (!). Nous pensons au contraire que l’avenir est à la décentralisation et à la démocratisation du pouvoir politique et économique sur l’ensemble du territoire du Québec. Les clivages villes/régions, urbains versus non-urbains ne servent personne mis à part l’élite et le système.

De même les luttes des femmes et des minorités visent une justice sociale qui restera toujours inachevée sans la mise en place d’une nouvelle république citoyenne et laïque et sans récupérer la souveraineté. Sans avoir les leviers nécessaires, sans avoir notre mot à dire, nous ne pourrons mettre en place la nécessaire transition économique et écologique. Il ne peut y avoir de démondialisation sans décolonisation et sans retour à la souveraineté. Sans la pleine possession de nos moyens nous resterons prisonniers de la cage de fer de la mondialisation libre-échangiste.

  1. Démocratiser l’économie : un nouveau mode de développement économique plus juste et plus écologique.

Il est certain que l’économie actuelle fondée sur la croissance infinie pose de sérieux problèmes, notamment au niveau écologique. Malheureusement, sans la démondialisation et la récupération de la souveraineté, les peuples ne peuvent pas décider de faire autrement, alors qu’une transition vers un nouveau mode de développement économique plus équitable et plus écologique est à l’ordre du jour et même urgente. Le mode de développement actuel laisse de plus en plus de gens des classes travailleuses, de villages, et même de régions entières, à l’abandon parce qu’ils ne sont plus jugés « concurrentiels ». 

Nous pouvons au contraire chercher à inventer et à mettre en place une nouvelle dynamique économique plus juste et respectueuse de la nature, qui serve les besoins des gens au local avant de servir les intérêts des entreprises multinationales. Ceci peut vouloir dire fermer des industries polluantes, mais aussi rapatrier chez nous des industries délocalisées à l’autre bout de la planète alors qu’il serait plus sensé et plus écologique de produire localement (une politique de réindustrialisation manufacturière dans certains secteurs).

“L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer.”

L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer. Actuellement, l’autorité est concentrée entre les mains d’une élite de technocrates financiers, de grandes entreprises et d’organisations économiques internationales antidémocratiques. Il est urgent de récupérer la puissance d’agir au sein des communautés, ou encore redonner du pouvoir aux salariés dans les entreprises. Au niveau local, municipal et régional, bien sûr. Mais ceci est impossible sans la capacité de produire un cadre réglementaire national et des normes internationales au service de la reprise du pouvoir au local, aussi bien sur la production paysanne ou artisanale qu’industrielle, et en vue de protéger le territoire contre la dévastation. En vertu du principe de subsidiarité, il faut donner le maximum de possibilité de régler au niveau local ce qui peut l’être.

Contre le développement irréfléchi au service de la mondialisation libre-échangiste, il faut se diriger vers une forme de développement local et soutenable qui ne vise pas d’abord l’exportation, mais la satisfaction des besoins de proximité : rapprocher les producteurs des consommateurs ; d’abord produire pour les gens qui sont sur le territoire plutôt qu’à l’avantage de telle ou telle multinationale. Mettre en place une telle transition est à la fois impératif et urgent ; autrement, nous assisterons non seulement à une augmentation des inégalités sociales et de l’appauvrissement, mais à des catastrophes écologiques qui seront la source de grandes souffrances et de grandes destructions.

  1. Développer la coopération : démondialisation et internationalisme

Démondialiser ne signifie pas se replier sur nous-mêmes en devenant indifférents au sort des autres peuples du monde. Au contraire, les êtres humains sont interdépendants, aussi bien au sein de leurs communautés politiques qu’à l’échelle de l’humanité. C’est pourquoi la mise au rencart de la mondialisation libre-échangiste, fondée sur la concurrence et la guerre économique de tous les peuples entre eux, doit être accompagnée d’une démarche visant la solidarité internationale, notamment en réformant ou en mettant en place de nouvelles institutions de coopération entre les peuples afin d’assurer, notamment, l’équité et la lutte contre la pollution à l’échelle internationale.

Plusieurs propositions ont été discutées ces dernières années : encadrer plus sévèrement Wall Street, mettre en place la taxe Tobin, interdire les produits financiers toxiques, voire même abolir les bourses et la finance. Certaines propositions visent d’abord à ralentir et à civiliser le système capitaliste financier. D’autres visent carrément à le dépasser et à le remplacer par un autre système économique. Ce fut, à une autre époque, un grand débat entre keynésiens et marxistes.

Nous ne prenons pas ici position sur la question. Nous en appelons à des débats et des discussions urgentes et essentielles. Nous relevons cependant l’importance de penser de nouveaux mécanismes en vue de la justice globale, de la redistribution Nord-Sud et de la mise en place de rapports plus équitables entre les nations du monde. Au plan politique, nous pensons qu’il faut œuvrer pour soutenir les peuples qui n’ont pas les conditions nécessaires leur assurant la capacité démocratique de décider et de s’autodéterminer afin qu’ils puissent récupérer leur souveraineté : le droit à l’autodétermination est un droit fondamental pour tous les peuples.

Nous ne proposons d’aucune façon de cesser les échanges (politiques, culturels, économiques, etc.) avec les autres peuples. Nous voulons simplement que ces échanges se fassent de manière juste et démocratique, en visant la coopération et l’égalité entre les peuples plutôt que la domination et le déséquilibre. Démondialiser ne signifie pas couper nos liens avec les autres peuples, mais remplacer une logique de guerre économique par une logique de coopération et de solidarité humaine internationale.

Il y a parmi les signataires de ce texte des gens différents qui proviennent de plusieurs horizons. Nous ne prétendons pas nous entendre sur tout. Une chose fait cependant consensus chez nous, et c’est l’urgence de rompre avec le système actuel de la mondialisation néo-libre-échangiste et néolibérale. Ce manifeste n’est pas un programme exhaustif, mais l’appel à une grande discussion collective autour de l’idée de démondialisation, dont les contours et implications particulières restent encore à définir. 

Nous appelons à l’union des démondialistes au Québec aussi bien que dans tous les pays afin de reconstruire un ordre politique et économique fondé non pas sur l’exploitation prédatrice des peuples, mais sur la liberté, la justice, le respect des cultures et celui de la nature.

Les ravages du nouveau libre-échange

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Le libre-échangisme va-t-il couler?

Le recours aux tribunaux d’arbitrage par les multinationales tend à se massifier depuis une décennie. Ils permettent à ces entreprises d’attaquer les États en justice sur la base du non-respect d’un traité d’investissements. Ces mécanismes mettent en péril la souveraineté des États du Sud, et permettent souvent au gouvernements du Nord de négocier avec eux dans une situation d’asymétrie. Néanmoins, les pays du Nord eux-mêmes ne sont pas à l’abri de procès intentés par les multinationales. Par Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange (Montréal, VLB Éditeur, 2018) et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle dans l’apolitisme. On a dit qu’au-delà de l’hégémonie des grandes entreprises, le libre-échange est le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné, les gouvernants étant tenus de gérer et d’administrer les choses économiques dans un cadre prédéfini et orienté.

Le recours à l’expertise, à l’argument d’autorité, justifie son congé de participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce consommé entre le savant et le politique. Nos sociétés devraient donc être régies par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, comme si l’avenir des collectivités pouvait être légitimement déterminé par des algorithmes. La culture du secret dans laquelle se déroulent les négociations des traités de libre-échange est un signe éloquent de cette « expertocratie ». On l’a vu : les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », mais du « comment ». La classe politique est si unanime – ses déclarations contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute prête à remettre, clés en mains, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.

 

L’expert mobilisé n’est pas que l’économiste qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient une position prépondérante dans le régime. On utilise fréquemment l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux. Le libre-échange est aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.

 

En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques absconses. Les conflits sont d’autant plus difficiles à trancher pour le profane que des efforts de traduction sont exigés. En revanche, certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont fréquemment des condensés de bons sentiments, sans exigences concrètes. Nul risque d’astreinte pour un signataire pollueur : les mécanismes de contrôle prévus sont presque toujours consultatifs ou non contraignants, contrairement à ceux s’appliquant aux investissements.

“Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.”

Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice. En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI aurait favorisé la remise en question la souveraineté nationale en permettant aux investisseurs de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement.

 

L’AMI permettait aussi à l’«investisseur» de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Un État pouvait aussi être tenu pour responsable pour toute pratique nuisant à l’activité d’une entreprise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère flou de cette prescription ouvrait la porte aux abus en tout genre. On a dès lors pu pousser un grand soupir de soulagement à l’enterrement de l’AMI, qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne faut pas se réjouir trop vite. La prééminence des intérêts des transnationales au détriment des lois des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’ALENA, lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.

 

Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.

 

L’« investissement » dans ce type d’accords dénote une vision hautement financiarisée de l’économie où « investir » peut n’être qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet. L’OCDE définit ainsi l’investissement international direct : “un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un «intérêt durable» est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10% des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances“.

 

Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. Un document de deux organisations non gouvernementales a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.

 

J’ai dressé une courte liste de poursuites commerciales subies par des États. Toutes ne sont pas causées par l’ALENA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Maissi l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :

En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars.

En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.

En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.

En 2009, l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit, pour perte de profit escompté, le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences nationales. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite. En 2016, le Salvador a finalement eu gain de cause, mais la poursuivante ne lui paye que les deux tiers de ses dépenses de défense. Les 4millions de dollars américains perdus, dans un pays qui en arrache, auraient bien pu servir à des programmes sociaux.

En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.

“Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse.”

La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‑Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4millions à Murphy en dommages.

Toujours en 2010, Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques. La plainte, qui remontait à l’année précédente, était faite en vertu de L’accord de libre-échange Amérique centrale-États-Unis.

En 2012, le groupe Veolia a poursuivi l’Égypte devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), affilié au Groupe de la Banque mondiale, à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum. En 2016, Veolia s’en prenait devant le CIRDI à la Lituanie pour ne pas avoir reconduit un contrat avec elle. De graves soupçons de corruption et de pots-de-vin planaient sur la concession.

La même année, la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne devant le CIRDI, suite à la décision du pays de renoncer au nucléaire d’ici 2022.

Toujours en 2012, la compagnie WindstreamEnergya contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2millions de dollars canadiens en dommages.

Et c’est aussi dans cette année 2012 décidément chargée en litiges que le Sri Lanka a été condamné par le CIRDI à verser 60 millions de dollars à la Deutsche Bank à cause de changements apportés à un contrat pétrolier.

En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.

En janvier 2016, le Parlement italien a voté en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction dans les Abruzzes. La compagnie avait obtenu en 2015 une première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus des autorités italiennes. L’entreprise poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante compensation financière.

Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.

Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 % des cas.

Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords »”

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.

Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.

Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte ! C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.

“Le Canada doit réduire sa dépendance au pétrole” – Entretien avec Alexandre Boulerice

Alexandre Boulerice (45 ans) est un syndicaliste, journaliste et homme politique canadien. Il est militant du Nouveau Parti Démocratique (NPD). Député fédéral de la circonscription de Rosemont-La Petite Patrie depuis 2011, il est également porte-parole du NPD sur les questions d’environnement.

LVSL – En 2015, Justin Trudeau a fait campagne sur un programme plutôt progressiste. Quelle est l’analyse du Nouveau Parti Démocratique (NPD) sur le bilan à mi-mandat de Justin Trudeau ?

Alexandre Boulerice – Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie. Il est beaucoup plus difficile à démasquer que le gouvernement conservateur précédent de Stephen Harper, qui était clairement favorable aux pipelines, aux entreprises privées, contre les services publics et contre les syndicats. Monsieur Trudeau a fait campagne avec un vernis social-démocrate, certains de ses propos sont assez justes et semblent être du côté des travailleurs, des classes moyennes, des plus démunis, etc. Mais lorsqu’on regarde les actions, soit elles ne suivent pas, soit elles sont complètement contradictoires avec les promesses de campagne.

La réforme du mode de scrutin est une des premières grandes promesses brisées du mandat. Justin Trudeau avait promis que l’année 2015 serait la dernière élection avec le mode de scrutin injuste que nous connaissons : uninominal majoritaire à un tour. Il a organisé de grandes consultations publiques. Finalement, il a dit qu’il n’y avait pas de consensus ; ce qui était tout à fait faux. Il a dit aussi qu’il allait faire la “lutte à l’évasion fiscale”. Le NPD a présenté une motion au Parlement invitant à prendre des mesures sérieuses contre les paradis fiscaux. Les libéraux ont voté pour, mais par la suite ils ont signé deux conventions avec des paradis fiscaux, dont les îles Cook.  

Troisième et dernier exemple, l’environnement. Quand Trudeau et les libéraux ont été élus, ils prétendaient mettre fin aux “années noires du pétrole sale” de Harper, et quitter peu à peu l’extraction de combustibles fossiles. Ils disaient vouloir faire la transition énergétique, signer les accords de Paris, développer la nouvelle économie, etc.  Et ce dont on se rend compte en réalité, c’est qu’il conservent les mêmes cibles de réduction de l’effet de serre que le gouvernement Harper, le même plan de marche.

Et qu’en plus de cela, ils ont décidé de racheter avec de l’argent public un pipeline dans l’Ouest Canadien (entre l’Alberta et la Colombie-Britannique) appartenant à Kinder Morgan. A l’origine, la compagnie Kinder Morgan voulait multiplier par trois les capacités de transport du pétrole de l’Alberta, qui est un pétrole extrêmement dangereux, à base de bitume brut. Il y a eu beaucoup de contestations du gouvernement de Colombie-Britannique, des Premières Nations, des environnementalistes, etc. Entretemps, Kinder Morgan a renoncé au projet. Le gouvernement fédéral a décidé de racheter l’oléoduc à Kinder Morgan pour 4,5 milliards de dollars, ce qui donne un taux de profit pour Kinder Morgan de 637%.

LVSL –  A l’acquisition du pipeline s’ajoutait le coût des travaux…

Alexandre Boulerice – Exact. Kinder Morgan a estimé le coût des travaux à 7,4 milliards de dollars. Donc, on parle d’à peu près 12 milliards de dollars au minimum d’argent public. Et l’objectif c’est d’être capable de revendre ce pipeline tout neuf à l’entreprise privée. Le NPD a pris position contre ce projet. C’est un projet qui crée très peu d’emplois (300 à 400 emplois par an). Il augmente nos émissions de gaz à effet de serre. Il est extrêmement dangereux pour les côtes de Colombie Britannique. Le bitume, contrairement à d’autres genres de pétrole, tombe dans le fond en cas de déversement dans l’eau. Il ne flotte pas. Donc on ne sait pas comment le ramasser. Et en plus de cela, la demande mondiale de pétrole va commencer à diminuer, dans les prochaines années, parce que tous les investissements dans les différentes énergies renouvelables vont faire en sorte que cela va être de moins en moins en demande. Et le premier pétrole qui va être abandonné par les marchés, c’est celui qui coûte le plus cher à produire. Et c’est celui-là.

LVSL – Dans la presse française, Justin Trudeau est souvent comparé au Président Macron. Ils sont qualifiés de “deux jumeaux de la politique”, et sont tous deux “confrontés à un hiatus entre la communication et l’action politique”. Est-ce un constat que vous partagez ?

Alexandre Boulerice – En termes de comparaison, c’est sûr que dans la génération, dans le style, dans la capacité à communiquer, il y a des ressemblances entre les deux. J’ai l’impression que Monsieur Macron a voulu rassembler des gens de gauche, des gens du centre et des gens de droite. J’imagine que les gens de gauche doivent être particulièrement déçus d’avoir cru en Macron. S’agissant du droit du travail, il a une position sociale-libérale voire néolibérale, et qui n’est pas tellement favorable à la classe ouvrière. Ici, c’est un peu la même chose. Monsieur Trudeau a posé quelques gestes, au départ, pour rassurer les grands syndicats. Mais, par la suite, les mandats de négociation avec la fonction publique fédérale n’ont pas été modifiés par rapport au gouvernement Harper. Il continue dans la même veine de rapports difficiles avec les organisations de la fonction publique fédérale. Mais quand même, Monsieur Macron et Monsieur Trudeau ne sont pas dans la provocation comme Monsieur Trump.

“Monsieur Trudeau bénéficie de l’effet de contraste avec Monsieur Trump.  C’est-à-dire, qu’il a l’air beaucoup plus posé et raisonnable que le président américain. Cet effet de comparaison est bon pour lui. Vous, vous avez toute une panoplie de leaders en Europe. Nous, il y a juste le Président américain, qui est notre voisin, et qui sert d’épouvantail.”

Monsieur Trudeau bénéficie de l’effet de contraste avec Monsieur Trump. C’est-à-dire, qu’il a l’air beaucoup plus posé et raisonnable que le président américain. Cet effet de comparaison est bon pour lui. Vous, vous avez toute une panoplie de leaders en Europe. Nous, il y a juste le Président américain, qui est notre voisin, et qui sert d’épouvantail.

LVSL – Les élections fédérales de 2015, ont provoqué un certain nombre de remises en cause au sein du NPD : la destitution de votre chef de parti (Thomas Mulcair) en 2016 et des modifications de la ligne politique lors du congrès de 2018 en particulier. Qu’est-ce qui a changé fondamentalement dans votre orientation politique ?

Alexandre Boulerice – Je pense qu’on est revenu un peu plus à ce qu’était le Nouveau Parti Démocratique des années de Jack Layton (NDLR : le chef précédent du NPD). On a voulu être extrêmement rassurants en 2015. On était aux portes du pouvoir. Donc on avait une plateforme très raisonnable, qui manquait d’audace. Le mode de scrutin actuel ne nous a pas aidés aussi, avec l’effet du “vote stratégique”.  Au début de la campagne, les sondages nous étaient favorables, et en fin de campagne, c’était le parti de Monsieur Trudeau qui était en avance. Il a mené une campagne plus sociale-démocrate, plus keynésienne que nous, qui avions promis l’équilibre budgétaire. Monsieur Trudeau, au contraire, n’avait pas peur de promettre une politique de relance ; ce qu’on n’avait pas osé faire, et qu’on aurait dû faire, dans l’objectif de susciter une reprise de la croissance et des créations d’emplois.

Alexandre Boulerice et Jagmeet Singh, nouveau Chef du NPD

Nous avons élu un nouveau leader, Jagmeet Singh, qui représente une nouvelle génération, qui est le premier leader, fils d’immigré, issu d’une minorité visible de l’histoire du Canada.

Du point de vue programmatique, nous sommes sur une nouvelle dynamique. Nous voulons mettre en l’avant trois piliers : l’environnement, la lutte contre les inégalités et la démocratie. Entre autres, avec un nouveau mode de scrutin, mais également en favorisant d’autres formes de mise en commun, notamment l’économie sociale et les coopératives. Parce que cela fait partie de notre histoire et de nos valeurs, de sortir de la dichotomie entre entreprises publiques et entreprises privées.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la campagne et le programme de Bernie Sanders et de son mouvement “Our Revolution” ?

Alexandre Boulerice – On voit cela d’un oeil favorable et inspirant. Une des choses qui est remarquable avec la jeune génération, aux Etats-Unis, mais aussi dans une certaine mesure au Québec et au Canada, c’est cette espèce de décrispation sur l’utilisation du mot “socialiste”. On dirait que les nouvelles générations n’ont pas de craintes à utiliser un mot comme le “socialisme”, pour définir leur projet politique ; celui d’une économie beaucoup plus égalitaire, redistributive, participative et démocratique. Et je pense que c’est ce qu’on voit avec l’élection de toutes ces jeunes femmes dans les primaires démocrates, qui mettent dehors les vieux bonzes centristes. Je pense que c’est une espèce d’appétit et de désir d’une société plus juste. Et je suis content que notre nouveau chef Jagmeet voit également cela d’un oeil favorable.

LVSL – Vous parliez de la question de l’environnement et de l’extraction pétrolière. Quelles sont les propositions du NPD pour sortir de la dépendance au pétrole, pour mettre en oeuvre la transition énergétique ? Sachant que vous êtes porte-parole du NPD sur l’environnement.

Alexandre Boulerice – Je suis effectivement porte-parole du NPD sur l’environnement, mais je ne vais pas être capable d’être extrêmement précis sur ce sujet là, car c’est justement une de mes tâches de l’automne prochain que d’élaborer ce plan de transition énergétique, qu’on appelle ici “plan de transition juste”.  C’est un plan sur lequel beaucoup de groupes environnementalistes et de syndicats réfléchissent déjà. Je participe à différents colloques, à différents congrès.

Evidemment, nous avons des pistes qu’il va falloir explorer davantage et détailler, mais nous souhaitons élaborer une plateforme de transition énergétique robuste, crédible et ambitieuse pour l’élection de 2019. Nous nous engagerons probablement en faveur d’un moratoire sur l’extraction de sables bitumineux. Je pense que c’est incontournable. On ne peut pas diminuer nos émissions de gaz à effet de serre tout en continuant à augmenter l’extraction de ce pétrole qui est extrêmement polluant. Ensuite, il va falloir mettre en place des investissements publics pour soutenir la création d’emplois dans les énergies renouvelables et l’utilisation de ces énergies. Par exemple, en Californie, toutes les nouvelles maisons doivent être équipées de panneaux solaires. Est ce qu’ici au Canada, les panneaux solaires sont la meilleure solution ? Je ne sais pas. Mais c’est le genre de mesure qui pourrait aider les gens dans leur maison, dans leur coopérative d’habitation, ou dans leur HLM, à accéder aux énergies renouvelables.

Troisième chose qui est très importante, c’est la formation de la main d’oeuvre. Il va falloir démontrer aux travailleurs des secteurs gaziers et pétroliers de l’Alberta qu’il y a des débouchés d’emplois réalistes dans le secteur des énergies renouvelables. Il faudra accompagner ces travailleurs, les payer durant cette reconversion personnelle.

“Et puis, j’ai fini par comprendre que quand on dénonce les sables bitumineux, si on le fait sans nuances, sans parler en faveur des travailleurs, ces gens-là se sentent attaqués personnellement. Parce que c’est pas juste leur gagne-pain, c’est aussi leur identité.” 

Et puis, j’ai fini par comprendre que quand on dénonce les sables bitumineux, si on le fait sans nuances, sans parler en faveur des travailleurs, ces gens-là se sentent attaqués personnellement. Parce que c’est pas juste leur gagne-pain, c’est aussi leur identité. Il faut leur dire, “C’est pas contre vous. On n’est pas contre votre famille et puis contre votre emploi. C’est juste qu’on va vous accompagner pour être capables de passer à autre chose.”

Il y a une grosse résistance des travailleurs en Alberta. C’est également un sujet épineux du point de vue politique : le gouvernement de l’Alberta actuel est un gouvernement NPD, le gouvernement de Colombie-Britannique est un gouvernement NPD. Et ils s’affrontent sur le sujet du pipeline Kinder Morgan, parce qu’ils n’ont pas du tout la même perspective. Et au départ, nous [NDLR : La direction nationale du NPD] étions dans une situation inconfortable. Nous considérions que les deux provinces faisaient leur travail, qu’elles défendaient leurs intérêts. A la fin, nous avons pris le parti de la Colombie-Britannique, pour des raisons de respect des peuples Autochtones, des citoyens et de l’environnement. C’était la meilleure position à prendre.

LVSL – Trump a décidé de soumettre les productions étrangères d’aluminium et d’acier (dont celles du Canada) à des mesures protectionnistes. Dans le même temps, l’Italie a annoncé récemment qu’elle se refusait à ratifier le CETA. Est-ce qu’il n’y aurait pas là une fenêtre d’opportunité pour remettre en cause, d’un point de vue progressiste, les traités de libre-échange ? Autrement dit, doit-on laisser aux néo-conservateurs le monopole de la critique du libre-échange ?

Alexandre Boulerice – Le NPD a traditionnellement été extrêmement critique au sujet des traités de libre-échange. Nous sommes en faveur du “fair trade” et non pas du “free trade”. Parce que la liberté économique, quand on est de droite ou néolibéral, c’est la liberté de s’enrichir sans aucune limite, et puis la liberté pour les travailleurs de crever de faim s’ils ne sont pas assez productifs. 

Le NPD a toujours été opposé aux clauses permettant aux multinationales de poursuivre les gouvernements devant les tribunaux d’arbitrage parce que c’est un affront à la souveraineté nationale. Ces traités deviennent des chartes des droits des “grandes corporations” [NDLR : terme désignant les multinationales] et non pas des citoyens et des travailleurs.

J’ai rencontré récemment une délégation de membres du Congrès des USA, et nous faisions le constat commun que le meilleur moyen de protéger l’emploi des travailleurs Américains et Canadiens, c’est d’augmenter les salaires au Mexique. Et la gauche canadienne et la gauche américaine sont très critiques du gouvernement mexicain précédent, qui n’a pas augmenté le salaire minimum. Ils ont fait en sorte que leur “cheap labor” continue à être une force d’attraction pour les délocalisations des entreprises Canadiennes et Américaines. Le meilleur moyen de garder de bons emplois ici, c’est que les emplois deviennent meilleurs au Mexique. Cela fait partie des promesses de campagne d’AMLO. Ce serait une bonne nouvelle pour les Mexicains, mais ce serait aussi une bonne nouvelle pour nous.

Deuxièmement, quand on regarde du côté de l’Europe, quand on regarde le “filet social”, la protection des travailleurs, les services publics, les règles sur l’environnement, ce qui existe en Europe est soit équivalent soit supérieur à ce que l’on connait au Canada. Donc ça devrait être naturel d’avoir des accords commerciaux avec les pays Européens, puisqu’il y a moins de chances d’avoir du dumping social, de l’utilisation de “cheap labor” ou de lois environnementales complaisantes. Malheureusement, les gouvernements n’ont pas réussi à négocier un CETA qui respecte la démocratie et les peuples. C’est une occasion manquée. Mais peut-être que là, il y a une occasion que l’on pourrait saisir, si les débats continuent au sein de l’Union européenne, pour amender le CETA. Pour l’amender ! Parce que d’un point de vue Québécois ou Canadien, on est coincés avec notre géant américain comme presque seul marché d’exportation : 90% de nos exportations vont aux Etats-Unis. Alors, une des options serait de réduire notre dépendance au commerce américain et de diversifier nos échanges commerciaux. Et l’Europe devrait être à la tête de cette liste-là. C’est un peu dommage qu’avec le CETA, on ait manqué cette occasion. 

“Quant aux mesures protectionnistes décidées par Monsieur Trump sur l’aluminium et l’acier, elles sont tout simplement irrationnelles, contre-productives, pour les Américains comme pour les Canadiens ; mais Monsieur Trump ne fait pas de la rationalité sa vertu principale.”

Quant aux mesures protectionnistes décidées par Monsieur Trump sur l’aluminium et l’acier, elles sont tout simplement irrationnelles, contre-productives, pour les Américains comme pour les Canadiens ; mais Monsieur Trump ne fait pas de la rationalité sa vertu principale. Parfois, il est convaincu de quelque chose, et veut punir les gens. Que ce soit les Mexicains avec le mur ou les Canadiens avec notre “système de gestion de l’offre”, qui protège les producteurs de lait, de volaille et d’oeufs [NDLR : ce système est basé sur des quotas de production, des prix garantis et des droits de douane protégeant le marché intérieur du Canada]. Monsieur Trump est très fâché contre ce système  qui garantit des revenus à nos fermiers, et qui limite l’accès des productions Américaines au Québec et au Canada. C’est un bon système, mais il a décidé de l’attaquer, alors que cela ne le prive pas de grand-chose, en fait.

LVSL – Est ce que le NPD, dans le cadre de ces accords commerciaux, serait prêt à défendre le principe de souveraineté alimentaire ?

Alexandre Boulerice – Oui, absolument. Par exemple, le système de gestion de l’offre qui existe au Canada est conçu dans cette logique-là. Le Canada a mis en place ce système dans le but d’occuper le territoire. C’est-à-dire qu’on ne veut pas d’une agriculture industrielle massive, qui serait concentrée dans quelques petits endroits. Toutes les régions du Québec doivent disposer de leur propre production locale et régionale. Qu’elle soit vendue principalement ici également, pour éviter qu’on soit dépendants. J’aime beaucoup les kiwis, mais c’est un petit peu absurde de faire venir des fruits de l’autre bout de la planète. 1) C’est très polluant, 2) on pourrait peut-être avoir des fruits en serre ici, qui seraient bons pour la santé, mais qui créent des emplois ici et qui feraient en sorte qu’il y aurait moins de transports autour de la planète.

LVSL – Vous parliez des élections, il y aura un certain nombre d’échéances électorales qui vont être étroitement imbriquées. Comment les appréhendez-vous ?

Alexandre Boulerice – Les USA ont leurs élections de mi-mandat cet automne. Les élections provinciales au Québec auront lieu également en automne. Le Parti Libéral du Québec risque de perdre les élections, au profit d’un parti de la droite conservatrice, la Coalition Avenir Québec. On vient d’avoir des élections en Ontario où les libéraux ont perdu. Le NPD a gagné 20 députés, mais c’est la droite conservatrice de Monsieur Ford qui l’a emporté. Au printemps prochain, la droite a également de bonnes chances de revenir au pouvoir en Alberta. Donc d’ici les élections fédérales de l’automne 2019 au Canada, il y a plusieurs élections intermédiaires au Canada et à l’étranger qui vont redéfinir la carte dans laquelle on va devoir évoluer et élaborer nos stratégies.

Entretien réalisé par Sebastien Polveche pour LVSL

Comment le Labour britannique peut-il arriver au pouvoir ?

Jeremy Corbyn lors d’un meeting.

Le Labour revient de loin. Après avoir incarné un modèle de reconversion de parti de masse de la classe ouvrière en parti néolibéral “moderne” prônant une “Troisième Voie” entre conservatisme et socialisme avec l’arrivée de Tony Blair à sa tête en 1994, 13 ans d’exercice du pouvoir avaient épuisé le parti. A la fin du mandat de Gordon Brown en 2010, le “New Labour” se retrouva coupé de sa base militante, décrié pour sa mauvaise gestion de la crise financière, empêtré dans différents scandales et fustigé pour son aventurisme en Irak aux côtés des États-Unis. La campagne peu inspirante d’Ed Miliband contre David Cameron en 2015, marquée par une hémorragie électorale en Écosse face au SNP, semblait indiquer un déclin massif du principal parti de gauche britannique, le conduisant sur la même voie que ses cousins sociaux-démocrates du continent européen, notamment le PS français et le PASOK grec.


En septembre 2015, Jeremy Corbyn est élu par surprise par les militants face à des représentants de l’establishment du parti.  Son combat de plusieurs décennies pour la protection des travailleurs, la lutte contre les privatisations, la paix et même la mise en place d’une république remotiva la base militante, longtemps marginalisée. En dépit de la polarisation sur la question européenne créée par la campagne sur le Brexit et de la fronde de nombreux parlementaires travaillistes contre leur nouveau leader – qui provoqua une nouvelle élection interne en septembre 2016-, Corbyn fut non seulement réélu à la tête du Labour avec une majorité de voix encore plus importante – 62% – mais parvint aussi à priver les Conservateurs de majorité à la Chambre des Représentants l’an dernier. Et ce en dépit de l’avance de plus de 20 points de ces derniers au début de la campagne. Fragilisée et décrédibilisée, Theresa May est pourtant parvenue à se maintenir au pouvoir grâce au soutien d’un petit parti unioniste réactionnaire d’Irlande du Nord, le DUP. Alors que le Labour incarne désormais une vraie alternative face aux Conservateurs, il devient crucial de s’interroger sur ce qui fait sa force et sur les éventuels obstacles qui pourraient compromettre son arrivée au pouvoir.

Jeremy Corbyn lors d’un meeting. © Wikimedia

Affirmer que les conséquences du référendum du 23 juin 2016 sur la vie politique d’outre-Manche se font encore sentir relève de l’euphémisme. Toute la vie politique du Royaume-Uni a été bouleversée par la victoire du Brexit, que la plupart des sondeurs et des politiques ont été incapables de voir venir. Les projets indépendantistes de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ont été réanimés instantanément : leurs soutiens arguent que l’option du maintien dans l’Union y est majoritaire. Ces territoires ne peuvent continuer de suivre les décisions de Westminster, formulées majoritairement par les Anglais. Le UKIP y vit la consécration d’années de combat mais surtout une perte de crédibilité totale suite à l’amateurisme et aux mensonges de Nigel Farage. C’est en somme l’obsolescence quasi-instantanée d’un parti pourtant en plein essor les années précédentes. Les Libéraux-Démocrates, à la recherche d’une idée phare qui fasse oublier leur appui à la politique d’austérité de David Cameron, plaident pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE et l’organisation d’un second référendum. Dédaignant la consultation populaire de 2016, ils espèrent profiter d’une polarisation politique autour du Brexit qui attirerait vers eux les 48% de “Remainers”. Quant aux deux grands partis historiques, les Tories et le Labour, après avoir été fracturés en leur sein par une campagne historique, ils ont peu à peu repositionné leur offre politique sur les deux grandes options possibles à la suite du référendum. Sortir de l’Union et de toutes les institutions et structures qui y sont liées – le “Hard Brexit” – pour les Tories ; maintenir un niveau de coopération minimum sur un certain nombre de dossiers malgré la fin de l’appartenance en bonne et forme à l’Union pour les travaillistes. Alors que les indépendantistes se remobilisent à l’échelle régionale, la polarisation autour du Brexit a rétabli la puissance du bipartisme traditionnel outre-Manche : les deux grands partis obtiennent un score combiné de 87.5% en 2017, un niveau record depuis les années 1970.

« Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés.  »

Alors que la stratégie de Theresa May, ancien soutien modéré du “Remain”, s’affirme chaque jour davantage comme un échec manifeste, l’opposition travailliste a longtemps eu le luxe de pouvoir critiquer les errements du gouvernement tout en maintenant un certain flou sur ses positions réelles. Depuis le 26 février dernier, ce n’est plus le cas. Jeremy Corbyn a dévoilé ses propositions pour la sortie de l’Union Européenne, exercice périlleux tant le leader de Labour avait hésité sur la position à adopter lors de la campagne du référendum. Il avait en tête l’opposition majoritaire de ses électeurs à une Union Européenne représentant une oligarchie hostile à leurs intérêts. Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés. C’est dans ce contexte que le Labour a proposé de demeurer dans l’union douanière ainsi que dans différentes agences européennes telles l’Agence Européenne du Médicament ou EURATOM afin d’éviter une catastrophe économique à partir de mars 2019, date officielle de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.

Une protestation contre la politique de Theresa May avant la conférence du parti conservateur à Manchester en Octobre dernier. © Wikimedia

La stratégie des travaillistes a certes le mérite de proposer une alternative claire au “Hard Brexit” aventureux des Conservateurs. Ceux-ci cherchent depuis deux ans à séduire les opposants les plus radicaux à l’Union Européenne en reprenant la rhétorique de l’UKIP. Ainsi, le Labour, en tant que premier parti d’opposition, tente de proposer une stratégie alternative répondant aux demandes antagonistes de sa base, où l’on retrouve pro et anti-Brexiters. Pour certains commentateurs londoniens, la prise de position de Jeremy Corbyn en faveur de l’appartenance à l’union douanière signale un “pragmatisme” économique, au contraire des Conservateurs de plus en plus opposés au libre-échange. En réalité, il y a fort à parier qu’il s’agisse avant tout d’un calcul politique destiné à infliger une défaite à Theresa May lors du vote de la Chambre des Représentants sur l’union douanière. En effet, une dizaine de députés conservateurs pourraient voter en faveur de l’appartenance à l’union douanière, aux côtés des travaillistes et des libéraux. Étant donné que sa majorité est très restreinte – 13 sièges – Theresa May a reporté ce vote à une date ultérieure et a menacé de considérer ce vote comme un vote de confiance, ce qui entraînerait la démission du gouvernement si l’appartenance à l’union douanière était adoptée. Une opportunité que le Labour entend sans doute faire fructifier : en exposant au grand jour les divisions internes du parti Conservateur, ce vote non seulement fragiliserait davantage le gouvernement, mais surtout démontrerait que les Conservateurs sont incapables de prendre des décisions d’intérêt national à cause de querelles internes. Pourtant, l’appartenance à l’union douanière est un sujet économique crucial qui pourrait remettre en cause la politique économique voulue par Jeremy Corbyn.

Demeurer dans l’union douanière permettrait de pas fermer la frontière entre les deux Irlandes et de continuer à commercer sans droit de douane avec l’UE – premier partenaire commercial du Royaume-Uni – tout en évitant de devoir contribuer au budget de l’Union, d’appliquer la libre circulation des individus ou d’être sous la supervision de la Cour Européenne de Justice. En somme, le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté politique et ne serait soumis aux règles européennes que dans le domaine commercial, une situation semblable à celle de la Turquie. Cela éviterait également de devoir négocier des dizaines d’accords de libre-échange bilatéraux avec des pays du monde entier, travail mené par la Commission Européenne depuis de nombreuses années. Cependant, cela pose un double problème essentiel pour le Royaume-Uni, expliqué en détail dans The Guardian. Premièrement, le marché britannique serait ouvert à la concurrence étrangère mise en place par l’UE dans sa zone de libre-échange, sans ouverture réciproque aux produits britanniques des marchés étrangers avec lesquels l’UE conclut des traités, tels que le Canada (CETA), les USA (TAFTA-TTIP actuellement suspendu) ou le Mercosur. Théoriquement, le Royaume-Uni pourrait tenter de peser dans les négociations poursuivies par la Commission Européenne et de décrocher au minimum l’ouverture réciproque de marchés étrangers aux produits britanniques. Mais avec Jeremy Corbyn au pouvoir, la Commission Européenne y serait-elle vraiment prête? C’est peu probable. Par ailleurs, compte tenu des orientations très libérales de la Commission Européenne, les accords de libre-échange qu’elle conclut poursuivent des objectifs de concurrence des régimes sociaux, environnementaux et fiscaux. Cette situation ne bénéficie qu’aux “moins-disants” ou aux productions spécialisées basées sur la compétitivité hors-prix tels que les machines-outils et automobiles allemandes. Le Royaume-Uni se retrouverait alors prisonnier des décisions commerciales de l’Union sans pouvoir peser sur elles puisque désormais absent des institutions européennes.  Enfin, l’appartenance à l’union douanière ne garantit en rien une ouverture sans friction du marché européen, réservée aux pays acceptant la liberté de mouvement comme la Norvège, comme en témoigne les files de camions en attente à la frontière UE-Turquie.

L’appartenance à l’union douanière mérite au minimum un véritable débat, notamment au sein du Labour, voire un second référendum tant la question est cruciale. Quant à la capacité du Royaume-Uni à définir un traité bilatéral particulier avec l’UE qui lui permette de choisir son degré de participation aux structures européennes au cas par cas, celle-ci s’amenuise au fur et à mesure que l’échéance de mars 2019 se rapproche. Les négociateurs européens, pleinement conscients que le temps joue en leur faveur, ne veulent rien lâcher au Royaume-Uni sans contrepartie, afin de forcer leurs “partenaires” à accepter des concessions sur de nombreux sujets. Le récent accord sur une période de transition de 21 mois, qui laisse de nombreuses questions non résolues, permet de retarder l’entrée en vigueur concrète du Brexit, mais n’a été obtenu par Londres qu’au prix de concessions importantes, notamment le versement progressif de 40 milliards de livres sterling jusqu’en 2064. Les reculs des Conservateurs par rapport à leurs ambitions irréalistes dans les négociations avec l’UE ne surprennent guère, mais il est dangereux pour le Labour de soutenir une union douanière gérée par Bruxelles simplement pour fragiliser davantage le gouvernement. Nul ne doit douter un seul instant que les commissaires européens utiliseront à leur tour tous les moyens à leur disposition pour fragiliser Jeremy Corbyn ainsi que sa politique d’économie mixte et d’État-providence.

Dans les sondages comme sur le terrain, le Labour est en pleine forme, dans un contraste saisissant avec le parti conservateur qui souffre de la mauvaise image de Theresa May, des conséquences de sa politique d’austérité ainsi que de son amateurisme dans la gestion du Brexit. Avec 550 000 adhérents en juin 2017 (dernières données disponibles), le Labour a retrouvé une présence sur le terrain d’une ampleur inédite depuis les années 1970 et peut se targuer d’être le premier parti d’Europe. L’organisation Momentum (en français “élan”, “dynamisme”, ndlr), formée après la campagne réussie de Jeremy Corbyn pour le leadership du Labour en 2015 afin de continuer la mobilisation autour de celui-ci et de ses idées, dispose quant à elle de 37.000 membres et croît à un rythme soutenu, ce qui lui permettrait théoriquement d’avoir plus de militants que le parti conservateur dans deux ans si les tendances se prolongeaient. Cette organisation a joué un rôle clé dans les structures internes du parti, auquel elle est désormais officiellement affiliée, pour en assurer la démocratisation et l’implication massive des militants, tout en fournissant des cadres pour occuper des mandats partisans, afin d’assurer un soutien solide à Jeremy Corbyn dans un Labour qui lui a longtemps été hostile. Sur la scène nationale, Momentum s’est fait connaître par sa présence en ligne, propageant le discours du Labour dans de courtes vidéos faisant plusieurs millions de vues ou défendant Corbyn contre une pluie incessante d’attaques médiatiques. Son efficacité n’est plus à prouver puisque chaque offensive des tabloïds contre Corbyn – de la soi-disant affaire de collaboration avec les services secrets tchécoslovaques durant la Guerre Froide à la prétendue défense du Kremlin – booste le nombre d’adhésions à Momentum. Motivés par l’idée d’une organisation radicale offrant aux militants les plus endurcis une occasion d’être en première ligne, les Conservateurs ont tenté de créer une copie de Momentum, dénommée Activate, à grand renforts de community managers et de marketing, qui s’est révélée être un échec retentissant après une polémique horrible sur un groupe Whatsapp lié à l’organisation.

« Le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme “For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. »

Le clivage générationnel observé durant l’élection de 2017 est une des lignes de fracture les plus importantes dans la politique britannique, avec le niveau d’éducation. © YouGov

La comparaison entre Momentum et l’éphémère Activate permet d’analyser les stratégies respectives des deux grands partis ainsi que la sociologie de leur électorat. Ainsi, le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme ”For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. Les conservateurs préfèrent quant à eux user de campagnes publicitaires traditionnelles et espèrent que les calomnies des tabloïds possédés par les milliardaires suffiront à démobiliser suffisamment l’électorat du Labour pour se maintenir au pouvoir. La fracture générationnelle est particulièrement forte entre les deux partis: le Labour dispose d’un soutien extrêmement fort chez les jeunes, frappés de plein fouet par les prix exorbitants des logements, les frais de scolarité et la surqualification sur le marché de l’emploi. Les Conservateurs séduisent davantage chez les plus âgés, moins touchés par les conséquences de l’austérité et qui se sont majoritairement prononcés en faveur du Brexit il y a deux ans. La question de la participation aux élections est donc cruciale pour les deux partis. Le Labour a intérêt à mobiliser encore davantage les jeunes s’il souhaite arriver au pouvoir. Un objectif difficile à atteindre quand on sait que ce groupe social figure parmi les plus enclins à l’abstention, mais pas hors de portée, comme le montre le taux de participation des électeurs de 18 à 24 ans à l’élection de Juin 2017, 64%, établissant un record depuis 1992, sans doute en partie motivés par la sensation de défaite lors du référendum sur le Brexit, où la majorité d’entre eux avaient voté pour le maintien dans  l’Union Européenne.

« La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). »

Malgré ces données encourageantes et la fragilité du gouvernement actuel, l’élection anticipée de juin 2017 a prouvé combien les résultats pouvaient être serrés et une majorité difficile à réunir. La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). En effet, le Royaume-Uni a beau avoir vu une résurgence inespérée du bipartisme traditionnel au détriment d’autres forces politiques, la mobilisation dans les deux camps promet d’être forte si une nouvelle élection était organisée, tant la société britannique est divisée. Ainsi, de petits écarts peuvent conduire à une différence majeure dans le résultat final en empêchant la formation d’une majorité d’un seul parti. L’avance actuelle du Labour dans les sondages, évaluée à 7 points par Survation (l’organisme à l’estimation la plus juste de l’élection de 2017), ne constitue pas un rempart suffisant, tant il est possible que ce chiffre encourage certains électeurs travaillistes à rester à la maison et au contraire booste la mobilisation des électeurs conservateurs, effrayés par la perspective de voir Corbyn devenir Premier Ministre.

Une fois prise la mesure de cette situation, les questions des alliances et des défections s’affirment plus importantes que jamais. Comme le suggère Owen Jones, journaliste à The Guardian et auteur, et Jon Lansman, président de Momentum, les Verts auraient tout intérêt à s’allier avec le Labour tant leur force électorale est devenue faible depuis que Jeremy Corbyn est arrivé à la tête des travaillistes en reprenant nombre de leurs propositions. S’ils constituaient en effet une alternative de gauche au New Labour néolibéral et au manque de radicalité d’Ed Miliband, les Verts sont désormais concurrencés directement par le Labour, au point qu’ils ne disposent que d’une seule élue à la Chambre des Représentants et ont dû choisir entre retirer leurs candidats ou risquer une victoire des Conservateurs face au Labour dans de nombreuses circonscriptions l’an dernier. Un tel pacte, qui peut prendre la forme d’une double appartenance partisane, vert-rouge, pour ceux qui le souhaitent, aurait le mérite de mettre fin à une division désormais inutile et contre-productive de la gauche britannique, tout en accroissant la percée des revendications écologistes au sein du Labour. Si certains membres des Verts sont idéologiquement plus proches des Libéraux-Démocrates, une éventuelle scission du parti profiterait sans doute à la clarification du débat politique.

Momentum est l’une des organisations politiques les plus actives au Royaume-Uni. © Wikimedia

Dans le contexte incertain qui caractérise le rapport de force politique actuel, le pouvoir des centristes libéraux se retrouve décuplé, en faisant des “kingmakers” à contenter si aucune majorité ne se dégage du Parlement. Si une alliance avec les Libéraux-Démocrates, troisième force politique historique, n’est pas à l’ordre du jour pour le Labour en raison de divergences idéologiques évidentes, les quelques députés rescapés de la ”Troisième Voie” néolibérale de Tony Blair et de Gordon Brown risquent d’être une entrave à l’arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn ou à la mise en place de son programme. De manière comparable aux opposants au “Hard Brexit” chez les Conservateurs, ceux-ci sont susceptibles de quitter le parti, qui ne représente plus la vision libérale qu’ils défendent, et ainsi de le priver de quelques sièges cruciaux. L’attrait des électeurs pour les Libéraux-Démocrates comme pour les derniers blairistes étant assez limité, les centristes libéraux savent que leur rôle est avant tout celui d’arbitres, ce qui a des chances de se traduire en une tentative bancale, mais peut-être suffisante, de constituer un rempart contre l’arrivée de la gauche radicale au pouvoir. Jeremy Corbyn en est pleinement conscient et son plan pour l’après-Brexit peut être interprété comme une volonté d’apparaître moins radical que les Conservateurs sur la question de l’Union Européenne et d’être ainsi considéré comme un moindre mal par ces politiciens proches des préoccupations des grandes entreprises, inquiètes de la tournure que prend le Brexit. Le leader travailliste fait en effet face à un dilemme vis-à-vis des quelques députés libéraux que compte encore son parti: il ne peut les débarquer et les remplacer, en tout cas pas avant une prochaine élection pour laquelle leurs investitures seraient révoquées, faute de se priver de quelques précieux sièges et d’être accusé de purge. Or, pour favoriser la tenue d’une nouvelle élection qui permettrait de se séparer des derniers blairistes encombrants et peut-être d’arriver au pouvoir, Corbyn ne peut qu’essayer de profiter des opportunités de division de la majorité actuelle, comme sur la question de l’appartenance à l’union douanière, et pour cela il aura besoin des centristes libéraux pour encore quelque temps.

Malgré le mauvais bilan de Theresa May au pouvoir et la fragilité de sa position, il y a des chances que la situation politique britannique n’évolue pas significativement durant l’année à venir : la plupart des Conservateurs ont intérêt à laisser le gouvernement porter seul la responsabilité de sa politique désastreuse et à s’en désolidariser autant que possible, quel que soit leur responsabilité réelle dans la crise politique et socio-économique que traverse le pays depuis plusieurs années. Il est donc peu probable qu’une motion de défiance à l’égard du gouvernement ou que la révocation de Theresa May comme dirigeante des Tories – ce qui aurait pour conséquence sa démission forcée du poste de Premier Ministre – intervienne avant le mois de mars 2019 ou de décembre 2020, car il sera ensuite plus simple pour tout le monde de blâmer les conséquences négatives du Brexit sur sa politique. Il est donc possible que le prochain Premier Ministre ne soit pas Jeremy Corbyn, mais plutôt un individu correspondant aux préférences droitières du DUP et des Conservateurs, tel Jacob Rees-Mogg.

« Le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. »

En attendant la prochaine élection, que les Conservateurs souhaitent retarder le plus possible – potentiellement jusqu’en juin 2022, soit 5 ans après celle de l’an dernier – le Labour doit poursuivre une stratégie de guerre de position, en s’opposant aux projets du gouvernement dans les institutions et en maintenant la mobilisation sur le terrain. Compte tenu de la distribution générationnelle du vote, tout doit être fait pour encourager la participation de la jeunesse et convaincre davantage de personnes âgées de se tourner vers le Labour. Surtout, le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. Le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB) a par exemple mis en place un réseau de onze maisons médicales entièrement gratuites fournissant différents types de soins plus ou moins avancés à tous ceux qui ont en besoin. Ce programme, dénommé “Médecine Pour le Peuple”, vise à la fois à fournir un service gratuit d’utilité publique dans un domaine où l’État néolibéral ne cesse de réduire son périmètre d’action et fonctionne de plus en plus selon des logiques de rentabilité, mais aussi à mettre en avant le programme du PTB et les réussites concrètes des combats menés. Recourant à la fois au travail de professionnels de la santé et à celui de bénévoles, ce service d’utilité publique a soigné plus de 25000 patients et a été imité en Italie par “l’ambulatorio popolare” de Naples dont est issu la formation populiste de gauche Potere Al Popolo. De même, les nombreuses structures associatives ouvertes à tous que proposaient, entre autres, le Labour britannique et le SPD allemand au début du siècle dernier mériteraient grandement un regain d’intérêt au vu de la déliquescence avancée des services publics et de la cohésion sociale. Qu’il s’agisse de clubs sportifs, de théâtre, de cinéma ou de lecture, de loisirs pour la jeunesse ou même de petits commerces comme des bars et des cafés, la variété d’activités proposées et leur forte présence locale ont toutes contribué à la construction d’une base militante éduquée et massive. Loin d’être futiles et déconnectées des luttes, ces espaces alternatifs permettent de construire des réseaux de solidarité et d’entraide pour faire face aux difficultés de la vie et proposent d’autres formes d’engagement plus concrètes que les traditionnelles conférences académiques et mobilisations sociales. A tel point que cette stratégie de maillage territorial et de politisation populaire est aujourd’hui imitée par certains groupes d’extrême-droite, tel que le mouvement néo-fasciste italien Casapound.

Après plus de 7 ans dans l’opposition et un bilan déplorable au pouvoir durant les années 2000, le Labour est donc aujourd’hui de retour en force sur la scène politique britannique grâce à son dynamisme militant et institutionnel. Le très bon résultat électoral inespéré de l’an dernier et les sondages encourageants qui se multiplient depuis attestent de la volonté de rupture avec le néolibéralisme et de la popularité grandissante des propositions de la gauche radicale. L’accession au pouvoir est désormais probable, et le “Shadow Cabinet” travaille pleinement à s’y préparer. Le risque principal auquel fait désormais face Jeremy Corbyn est celui d’un enthousiasme trop important et d’une focalisation sur l’aspect électoral de la lutte. Le climat politique actuel au Royaume-Uni rappelle celui de la Grèce d’après 2012, où Syriza avait manqué la victoire face au parti de droite Nouvelle Démocratie d’une courte tête et apparaissait clairement comme le prochain parti qui dirigeait le pays. Faute de s’y être suffisament préparé stratégiquement et s’étant coupé de sa base, Syriza doucha presque tout espoir d’alternative en seulement six mois et ne s’en est jamais remis. Jeremy Corbyn est en conscient et semble tout mettre en œuvre pour  éviter de reproduire les mêmes erreurs, notamment au travers de la démocratisation interne du parti et avec l’aide de Momentum pour mener des campagnes vigoureuses de politisation et de lutte. Le Labour est sans doute désormais plus proche du pouvoir que toute autre formation politique aux objectifs semblables.

 

 

Crédits photos:

https://yougov.co.uk/news/2017/06/13/how-britain-voted-2017-general-election/

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Leur grande trouille : les pulsions protectionnistes de François Ruffin

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

Avant de devenir une personnalité publique d’envergure nationale suite au succès de son film Merci Patron ! et à son élection dans la première circonscription de la Somme, François Ruffin était l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages portant sur divers thèmes, souvent à mi-chemin entre l’enquête journalistique et l’essai politique (on peut citer notamment Faut-il faire sauter Bruxelles ? ou encore La guerre des classes.). En 2011, il signe Leur grande trouille. Journal intime de mes pulsions protectionnistes, une lecture particulièrement intéressante pour comprendre le positionnement de François Ruffin au sein de l’espace progressiste.

La thèse développée par François Ruffin est la suivante : il faut comprendre le protectionnisme comme un instrument de politique économique au service des gouvernements, au même titre que n’importe quel autre mode d’action sur l’économie (politique budgétaire, fiscale…). Le protectionnisme consiste à limiter la concurrence des produits étrangers en mettant en place des tarifs douaniers, rendant ces mêmes produits plus chers une fois arrivés sur le marché national, ou des contrôles aux frontières empêchant les produits qui ne respectent pas certaines normes de rentrer sur le territoire.

Pourtant, à un débat d’ordre technique se substitue souvent un jugement moral sans appel les rares fois où le protectionnisme est évoqué dans la sphère médiatique. Il est alors associé à des termes tels que « repli » ou « nationalisme » et donc condamné sans autre forme de procès. Il est bien-sûr difficile de contester l’importance de la rhétorique protectionniste dans le discours de personnalités d’extrême-droite comme Marine Le Pen ou Donald Trump. Est-ce une raison suffisante pour que le protectionnisme soit exclu de tout discours ou programme politique se voulant critique vis-à-vis système économique actuel ?

A ce titre, la Picardie – département dans lequel est élu François Ruffin – est typique des conséquences du libre échange.  Les Picards ont particulièrement souffert des délocalisations au cours des dernières décennies. Le taux de chômage y est bien supérieur à la moyenne nationale. Chaque fois qu’une usine ferme, le même argument implacable revient : pourquoi produire en France quand on produit pour moins cher ailleurs ? Systématiquement, les responsables de ces délocalisations présentent la concurrence internationale comme un fait de nature, inévitable et permanent, au même titre que la “loi de la gravitation universelle”, pour reprendre l’analogie d’Alain Minc. Il est nécessaire d’étudier la façon avec laquelle cette concurrence internationale s’est accrue au cours de l’histoire récente pour détricoter ce genre d’affirmation.

François Ruffin à la fête de l’Humanité 2016 ©Ulysse Guttmann-Faure.

On découvre ainsi que l’abaissement des tarifs douaniers a été constant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, conformément au GATT signé par 23 pays en 1947. Ce processus a conduit à la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, regroupant la grande majorité des États du monde. On parle donc ici de choix politiques assumés par les gouvernements successifs et non pas d’une tendance “naturelle” de l’économie mondiale. Ruffin met également en avant le rôle de la construction européenne qui a largement contribué à l’ouverture des économies nationales, en particulier à partir des années 90. En effet, l’Europe telle qu’elle s’est construite depuis les années 50 n’a pas été pensée autrement que comme un vaste marché, et la liberté de circulation des marchandises est instituée comme liberté fondamentale en 1986 dans le cadre de l’Acte unique européen. Il est par ailleurs étonnant de constater que, dans le cas de la France, les alternances politiques ont très peu d’influence sur la politique commerciale.

Comment s’étonner alors que l’entreprise Whirlpool préfère faire fabriquer ses sèche-linge, pourtant majoritairement destinés au marché français, en Pologne plutôt qu’à Amiens ? Cette délocalisation n’est d’ailleurs pas la première : avant cela, Whirlpool avait déjà déplacé sa production de lave-linge à Poprad en Slovaquie. Chaque mobilisation en réaction à la fermeture d’une usine voit alors deux logiques s’affronter : d’un côté la sauvegarde des emplois pour les travailleurs et de l’autre le maintien, voire l’augmentation, du taux de rentabilité du capital pour les actionnaires.

Sur ces bases, on comprend mieux pourquoi ceux-ci, ainsi que leurs nombreux défenseurs, sont les premiers à chanter les louanges du libre-échange et de la concurrence internationale. En octobre 2008, alors que la crise financière vient de démarrer, Laurence Parisot déclare ainsi devant un rassemblement de patrons issus des pays du G8 : “nous attendons aujourd’hui des responsables politiques et institutionnels […] qu’ils écartent toute mesure protectionniste.” Les propos de l’économiste libéral Gary Becker valent aussi son pesant d’or : “Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement.”

Une question sociale et écologique

Les délocalisations constituent la partie visible de l’iceberg. En plus de faciliter celles-ci dans le cas de la France, la concurrence internationale constitue un puissant instrument de justification pour les gouvernements qui souhaitent abaisser certains impôts ou revenir sur certains avantages sociaux au nom de la sacro-sainte compétitivité. Le cadre de la mondialisation marchande se révèle alors une bénédiction pour qui veut mettre en place des politiques favorisant les actionnaires, fût-ce au détriment du reste de la société. Au chômage produit par les délocalisations viennent donc s’ajouter la stagnation des bas salaires, la précarité de l’emploi et l’abandon des services publics justifiés par la diminution des rentrées fiscales.

François Ruffin choisit également d’évoquer dans son livre l’impact écologique du libre-échange. Si la situation actuelle est le résultat de politiques d’ouverture commerciale délibérées, l’élimination des « barrières physiques » et le rôle des transports sont également à prendre en compte. Dans les années 90, en pleine période pré-Maastricht, le président de la Commission européenne, Jacques Delors, prône la construction de douze mille kilomètres d’autoroutes en se basant sur le rapport « Missing Links » produit en 1985 par un groupe d’industriels européens. Ce choix visant à fluidifier la circulation des marchandises en Europe a évidemment conduit à l’augmentation des émissions de gaz carbonique, et cela au mépris des infrastructures ferroviaires dont disposaient déjà des pays comme la Pologne. En suivant cette logique, des mesures protectionnistes pourraient ainsi faire partie d’un programme plus vaste visant à réduire l’impact de certaines activités économiques sur l’environnement.

L’entretien d’un tabou

Comment expliquer alors que le protectionnisme ait pu devenir un tel tabou chez les défenseurs d’un ordre économique alternatif ? À la fin de son ouvrage, François Ruffin livre une réflexion particulièrement stimulante sur la construction du discours libre-échangiste et sur les impensés des mouvements opposés au néolibéralisme. Année après année, à force de répétition, une idée semble s’être imposée : s’opposer à la libre-circulation des produits équivaut à s’opposer au métissage et à l’amitié entre les peuples. Derrière la moindre augmentation des tarifs douaniers se cacherait en réalité le spectre du nationalisme et de la xénophobie.

Encore une fois, un retour à l’histoire permet de contredire ces affirmations. Ruffin cite notamment les travaux de Paul Bairoch qui démontre que pendant une bonne partie du XIXème siècle dans les pays occidentaux, le protectionnisme n’était pas l’exception mais bien la règle, sans que celui-ci ne soit adossé à des discours chauvins ou va-t-en-guerre. C’est pourtant l’argument qui est souvent opposé à ceux qui évoquent la possibilité d’une politique commerciale plus restrictive.

Philippe Poutou et Olivier Besancenot. ©Rémi Noyon

Il est plus inquiétant de constater que ce genre de raccourci soit également repris par des courants politiques se revendiquant de l’anticapitalisme. François Ruffin évoque ainsi sa brève rencontre avec Olivier Besancenot en 2010 qui affirmait alors que le protectionnisme était susceptible de « réveiller le nationalisme » en plus de « renforcer les actionnaires ». On retrouve d’ailleurs le même Olivier Besancenot campé sur ses positions sept ans plus tard au cours d’un débat l’opposant justement à François Ruffin sur ce thème précis.

La question du protectionnisme comporte également une dimension stratégique. Les enquêtes d’opinion ont mis en lumière l’attrait que présente le protectionnisme auprès d’un grand nombre de Français (53 % selon un sondage réalisé en 2006) parmi lesquels on trouve en majorité les ouvriers et les jeunes. Il devient alors difficile de ne pas mettre ces chiffres en relation avec le succès du Front national qui n’a pas hésité à faire rapidement sien le thème du protectionnisme et qui réalise actuellement ses meilleurs scores dans les régions les plus touchées par la désindustrialisation. Faut-il alors voir dans le refus d’une certaine gauche d’intégrer le protectionnisme à son discours l’une des causes de sa rupture avec les classes populaires qu’elle prétend défendre ? C’est la thèse défendue par Ruffin, mais également par Aurélien Bernier dans son livre La gauche radicale et ses tabous.

On peut cependant reprocher à l’auteur de ne pas prendre en compte l’internationalisation des chaînes de production. Dans plusieurs secteurs économique, les produits passent désormais par plusieurs pays avant d’être mis sur le marché. C’est par exemple le cas de l’industrie automobile allemande dont les pièces sont majoritairement fabriquées dans les pays d’Europe centrale mais sont finalement assemblées en Allemagne (certains parlent judicieusement d’un passage du Made in Germany au Made by Germany). De ce fait on imagine mal des pays comme la Pologne ou la République tchèque mettre en place des restrictions commerciales pour protéger leur économie, celle-ci étant largement dépendante de leur voisin allemand. Penser le protectionnisme implique donc de prendre en compte cette aspect de la mondialisation qui limite les possibilités de certains États en termes de relocalisation de la production.

Il faut finalement reconnaître un mérite à François Ruffin, celui de ne pas proposer de solution miracle et de considérer le protectionnisme pour ce qu’il est, c’est-à-dire un simple outil. Ce qu’il souhaite, c’est qu’un débat s’ouvre sur l’utilisation de cet outil et surtout sur son intégration à un programme plus vaste de rupture avec le fonctionnement actuel de l’économie. Alors que Ruffin affichait une certaine lassitude quant à la faible audience de l’idée protectionniste, celle-ci semble avoir fait du chemin dans les esprits depuis la parution de Leur grande trouille.

Sur le même thème :

L’illusion économique de Emmanuel Todd
La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance de Maurice Allais
Mythes et paradoxes de l’histoire économique de Paul Bairoch
Bad Samaritans: the Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism de Ha Joon Chang

Crédit photo Une, François Ruffin à la fête de l’Humanité 2016 : Ulysse GUTTMANN-FAURE

©Alexis Mangenot