Loi pouvoir d’achat : électoralisme et protection des patrons

Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances depuis 2017. © AIEA Imagebank

Le 9 mai dernier, la Banque de France annonçait dans son point de conjoncture que l’inflation atteindrait 5,6% en glissement annuel en 2022, soit un niveau record depuis l’année 1985. Alors que les commentateurs évoquent cette nouvelle phase économique avec effroi, le gouvernement vient de mettre sur la table un projet de loi autour du pouvoir d’achat, clairement insuffisant face à la crise sociale. Le détail des mesures dévoile deux orientations phares : le refus d’augmenter la rémunération du travail au détriment de celle du capital et une attention particulière à l’électorat âgé. Analyse.

Première grande loi du nouveau quinquennat, le « paquet pouvoir d’achat » présenté par le gouvernement Borne cherche à contenir la colère sociale qui gronde, dans un contexte de forte inflation. Indexation des retraites et des prestations sociales sur l’inflation, réduction de 18 centimes du prix du carburant à la pompe, indexation du barème de l’impôt sur le revenu et de l’indice de révision des loyers, mise en place provisoire du chèque alimentaire, triplement de la « prime Macron » : les mesures sont de nature différente. A première vue, il y en a un peu pour tout le monde. Cependant, comme souvent, le diable se niche dans les détails.

Protection des propriétaires et des retraités

La principale mesure concerne l’indexation pérenne des retraites sur l’inflation, qui aura pour conséquence de préserver sous un dôme protecteur le pouvoir d’achat des retraités. Si cette mesure va dans le bon sens et sera particulièrement utile pour ceux qui touchent une petite retraite, il est cependant utile de rappeler que les retraités possèdent la majeure partie du patrimoine existant en France et qu’ils jouissent d’un niveau de vie 9,5% plus élevé que celui du reste de la population. Indexer les pensions de retraites sur l’inflation revient donc à reverser entièrement la charge de l’impôt invisible que constitue l’inflation sur les actifs et sur les jeunes. Compte tenu de du fait qu’Emmanuel Macron a récolté 37.5% des suffrages chez les plus de 65 ans alors qu’il n’a réuni que 19% chez les 25-34 ans au premier tour de l’élection présidentielle en 2022, cette mesure s’apparente à du pur clientélisme électoral.

Ensuite, l’Etat prévoit d’indexer le barème de l’impôt sur le revenu afin de veiller à ne pas prélever davantage d’impôt aux agents ayant réussi à négocier leur revenu à la hausse. Cela ne s’applique donc qu’à ceux qui ont réussi à renégocier leur salaire ou à ceux dont les revenus du capital (marge sur vente d’actifs financiers, revenus locatifs…) ont augmenté. Pour les autres, cela ne changera rien.

Concernant le logement, l’Etat prévoit une indexation de l’indice de révision des loyers sur l’inflation. Elisabeth Borne a en effet laissé entendre qu’ils devaient suivre l’inflation, afin de soutenir les « retraités comptant sur les revenus locatifs pour arrondir leurs fins de mois ». Là encore, cette mesure s’adresse majoritairement à une catégorie d’agents économiques aisés et âgés ayant eu la possibilité d’accumuler un patrimoine et d’en obtenir des revenus. Mécaniquement, ces hausses de loyers seront en défaveur d’une classe d’actifs n’ayant aucune garantie de voir leur revenu suivre la cadence.

L’indexation des prestations sociales et la mise en place du chèque alimentaire sont les seules mesures profitant majoritairement à la classe moyenne active et aux jeunes. Il est à noter qu’en plus du goût paternaliste de la mesure, la transformation du chèque alimentaire en dispositif pérenne s’avère laborieuse et est constamment repoussée depuis deux ans

L’Etat a aussi annoncé une hausse minimale de la rémunération des agents du secteur public, en faisant croître le point d’indice de 3,5%, ce qui traduit une baisse de pouvoir en terme réel. En n’envisageant pas une indexation sur l’inflation, l’Etat refuse à ses propres employés le traitement qu’il accorde aux retraités et à ceux qui vivent de leurs revenus locatifs. En outre, le revenu des agents du service public repose de plus en plus sur un système de primes, a priori non sujettes à revalorisation.

Alors que l’indexation des prestations sociales suggère une protection des agents économiques les plus défavorisés, la classe moyenne basse tirant ses revenus uniquement de son salaire semble être dans l’angle mort des mesures gouvernementales annoncées. Or, dans un contexte de faible syndicalisation, les négociations pour obtenir des hausses de salaires s’annoncent difficiles. Ainsi, ces travailleurs devraient être les grands perdants des années à venir.

Quarante ans de victoires du capital sur le travail

Alors que les nouvelles générations manifestent davantage leur inquiétude quant à la faiblesse de leurs salaires, notamment par les démissions en masses suite à la crise sanitaire, les mesures énoncées ne semblent pas mettre cette catégorie de travailleurs sans patrimoine au centre des préoccupations politiques.

Ce constat se situe dans le prolongement d’une tendance économique initiée en 1983 lors du tournant mitterandien de la rigueur. Le gouvernement, souhaitant porter l’estocade à la boucle prix salaire, a procédé à la désindexation des salaires sur l’inflation, ce qui a été le point de départ d’une baisse continuelle de la part du PIB allouée à la rémunération du travail et donc à une hausse de la rémunération du capital. Nombre de rapports d’institutions internationales et même du ministère de l’Economie attestent ce fait, qui fait désormais consensus parmi les économistes pour expliquer pourquoi le travail « ne paie pas ».

Seul le SMIC demeure indexé sur l’inflation, ce qui pourrait annoncer un tassement de la distribution des salaires vers le bas de la distribution dans les années à venir, notamment dans les secteurs où les négociations salariales ne sont pas aisées. En bref, il conviendrait de s’interroger plus largement sur les critères de réussite économique d’une nation développée : lorsqu’une richesse est créée, en quoi la captation de celle-ci par la marge commerciale des entreprises ou par la distribution de dividendes, qui constituent une rémunération du capital, serait-elle plus bénéfique qu’une hausse de la rémunération du facteur travail ?

Remettre le travail au centre des préoccupations

Quand bien même cela paraîtrait suranné ou même franchement old school, la priorité doit être donnée à l’augmentation des salaires, pour éviter leur décrochage par rapport au niveau de l’inflation. Comme pour les retraites et d’autres revenus, cela pourrait se traduire par une indexation des salaires sur l’inflation. C’est en tout cas ce que proposent par exemple le député François Ruffin ou Jonathan Marie, membre du collectif des Économistes atterrés. Interrogé sur cette possibilité, le gouvernement répond qu’il est impératif d’empêcher la formation d’une « boucle prix-salaire », c’est-à-dire d’un cercle dans lequel les salaires et les prix augmenteraient continuellement, se nourrissant l’un l’autre.

Quel crédit accorder à cet argument ? D’abord, il conviendra de se demander si les libéraux se sont posé la même question concernant les revenus du capital depuis la mise en place du Quantitative Easing en 2015, qui a donné lieu à une explosion du niveau des marchés financiers dans les pays développés et donc du patrimoine des détenteurs de capital. Par ailleurs, si cette boucle s’est déjà observée dans l’histoire économique, les conjoncturistes indiquent qu’un tel risque n’est, pour l’heure, pas à l’ordre du jour. Enfin, une augmentation régulière des revenus du travail en fonction de l’inflation affaiblit mécaniquement les revenus du capital, procédant à ce que Keynes appelait « l’euthanasie des rentiers ».

La crise inflationniste constitue un moment politique au cours duquel les salariés ne doivent pas relâcher leurs efforts pour arracher des augmentations de salaire. Aussi, la forme de ces augmentations de salaire ne saurait déroger au cadre de protection sociale en vigueur par soucis d’économie : la généralisation du versement des primes dérogatoires (« prime Macron », prime d’activité, prime d’intéressement…) donnent l’illusion d’augmenter le revenu à très court terme, mais sont en réalité des victoires politiques a minima: elles ne donnent pas toujours lieu à des cotisations chômage ou des cotisations retraite, ce qui crée une perte de recette pour les caisses de financement des dispositifs afférents. La généralisation de ces pratiques participe donc à détricoter les filets de sécurité dont la crise COVID a achevé de nous convaincre du bien fondé. Par ailleurs, il pourrait s’agir de gains éphémères dont la pérennité n’est pas garantie : tout spécialiste en droit du travail sait qu’il est juridiquement bien plus aisé de retirer une prime que de baisser un salaire.

Enfin, et afin d’éviter le risque de boucle prix-salaires, une dernière solution devrait être envisagée : le « paquet pouvoir d’achat » blocage des prix », c’est-à-dire leur contrôle par l’Etat, au moins sur les produits de première nécessité. De facto, cela équivaut à un contrôle des marges des entreprises, notamment celles de la grande distribution. Une telle mesure instaure donc un contrôle fort du marché, dont la fonction première est de fixer un prix, par l’Etat. Elle doit cependant être bien pilotée pour ne pas spolier excessivement tel ou tel acteur économique, et suppose des moyens de contrôle importants. Si la NUPES est attaché à ce dispositif, les autres forces politiques, et notamment les macronistes, le rejettent vigoureusement, ce qui lui donne peu de chances d’être instaurée.

Dès lors, la précarisation d’un grand nombre d’actifs est une épée de Damoclès pour l’économie française. Les travailleurs ont déjà perdu tous les arbitrages budgétaires et monétaires majeurs depuis la crise de 2008. La période actuelle semble cependant propice à un renversement de tendance : combien de temps encore les Français accepteront-ils de perdre en pouvoir d’achat ? La loi en discussion permettra peut-être au gouvernement de gagner un peu de temps, mais la tendance générale à l’appauvrissement lui promet une rentrée sociale compliquée.

Plus de 140 milliards d’euros par an : la hausse exponentielle des aides aux entreprises

© Louis-Hervier Blondel

En 2018, Emmanuel Macron fustigeait « le pognon de dingue » dépensé par l’Etat dans les minima sociaux. Depuis cinq ans, ses différents gouvernements multiplient donc les coups de canif contre la protection sociale des Français, rognant cinq euros sur les APL, en économisant plus d’un milliard via la réforme de l’assurance chômage ou prévoyant d’obliger les bénéficiaires du RSA à travailler bénévolement 15 à 20 heures par semaines. Pour les entreprises en revanche, les aides publiques sont toujours plus nombreuses : de 2007 à 2018, elles ont augmenté trois fois plus vite que les aides sociales. Dans Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie (Seuil, 2022), les économistes Maxime Combes et Olivier Petitjean reviennent sur cette pluie de subventions et de baisses d’impôts qui assèche les finances publiques. Extrait.

Ces dernières années, avant même la pandémie de Covid-19, les aides publiques aux entreprises ont connu une inflation continue, déjà sans transparence et sans conditions sociales, fiscales ou écologiques. Le silence relatif qui accompagne cette augmentation apparemment inexorable contraste avec le battage médiatique sur les aides sociales et leurs coûts.

Au vu de [la] longue histoire [des aides publiques aux entreprises], on aurait pu s’attendre que le commissariat général du Plan, puis le Centre d’analyse stratégique et France Stratégie disposent d’indicateurs précis et stabilisés sur ce que coûte cet empilement d’aides à l’État et aux contribuables. Il n’en est rien. Nous n’avons aucun chiffrage global, rien qui ne permette d’analyser l’évolution des aides dans le temps, ni d’opérer des comparaisons régionales et internationales et encore moins d’évaluer leur efficacité. Évaluer précisément la facture globale des aides publiques au secteur privé n’est manifestement pas la priorité des pouvoirs publics, pas plus que celle d’une grande part de la recherche en économie. À peine sait-on dire combien d’aides il existe, mais sans qu’il ne soit possible d’avoir une évaluation précise et à jour de leurs montants.

Évaluer précisément la facture globale des aides publiques au secteur privé n’est manifestement pas la priorité des pouvoirs publics, pas plus que celle d’une grande part de la recherche en économie.

Nous avons néanmoins tenté de rassembler les rares données disponibles, aussi fragiles et incomplètes soient-elles. Celles que nous avons trouvées nous ont permis de mesurer l’accélération impressionnante du soutien public envers le secteur privé. Le « pognon de dingue » débloqué lors de la pandémie n’est pas une anomalie qui va se résorber. C’est au contraire l’accélération d’un changement profond en cours depuis quelques décennies.

Selon un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF), de l’Inspection générale des Affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale de l’Administration (IGA) publié en janvier 2007, soit quelques mois avant la crise de 2008-2009, l’ensemble des aides aux entreprises existantes représentaient à l’époque 65 milliards d’euros, dont 90 % étaient financées par l’État. Rendu public dans l’indifférence générale – nous n’avons retrouvé aucun article de presse à son propos – ce rapport montre donc que l’équivalent de 3,5 % du PIB annuel était alors transféré sous forme d’argent public aux entreprises privées.

40 milliards d’euros de CICE par an

Ses auteurs dénoncent déjà « un empilement de mécanismes voisins ou aux objectifs quasiment identiques », « des effets attendus qui ne résistent pas à l’évaluation par grandes masses » ou encore « une régulation du système faite de facto par les entreprises ». Ils précisent même que les efforts de « mise en cohérence et d’amélioration de l’efficience des aides » ne sont que trop rares, et constatent « un fort déficit de pilotage et de régulation de la politique d’aides publiques aux entreprises ». Ils préconisent enfin « un processus d’évaluation régulière des dispositifs d’aides publiques aux entreprises » et de « ne créer aucun dispositif nouveau sans évaluation préalable des dispositifs existants pour la finalité considérée ». Voilà qui aurait déjà dû justifier une complète remise à plat des milliers de dispositifs d’aides publiques, mais celle-ci n’a jamais eu lieu. 

Pire. La crise de 2008-2009 a considérablement accru le volume des aides. C’est au détour d’un autre rapport, publié par l’IGF en juin 2013 et visant à simplifier et rendre plus efficaces les aides aux entreprises, que l’on apprend que l’intervention publique en leur faveur atteint désormais les 110 milliards d’euros. C’est une augmentation de 57 % en à peine six ans. Elle s’explique en partie par l’extension continue des dispositifs existants, mais aussi par les aides débloquées pour faire face à la crise économique et financière de 2008, notamment celles regroupées dans le plan de relance de Nicolas Sarkozy de 2008.

Outre des remboursements anticipés de CIR, de TVA et d’impôt sur les sociétés pour un montant total de 11,5 milliards d’euros, ce plan de relance exonérait totalement les entreprises de moins de 10 salariés de la totalité des charges patronales pour des embauches réalisées en 2009 jusqu’à hauteur de 1,6 fois le Smic. Le rapport, dit rapport Queyranne du nom du président d’alors de la région Rhône-Alpes, juge l’ensemble « faiblement piloté et insuffisamment évalué », recommandant « de disposer des instruments permettant de suivre avec plus de précision le coût et les effets de ces multiples dispositifs sédimentés, obsolètes et souvent inefficaces »

Depuis 2013, de nouveaux transferts de richesse vers les entreprises privées sont venus s’ajouter aux dispositifs existants. Malheureusement, aucun nouveau chiffrage global n’a été publié. On en est réduit à des évaluations au doigt mouillé. Puisque le Pacte de responsabilité et le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), pour un montant total de 40 milliards d’euros par an, sont les mesures les plus coûteuses adoptées depuis sous la présidence de François Hollande, il est tentant de les ajouter aux 110 milliards de 2013 et d’évaluer le tout à environ 150 milliards d’euros en 2017, à la fin du quinquennat.

Transferts de richesse aux entreprises

Bercy ne dit pas le contraire : au détour d’une interview, en mai 2018, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes Publics, indiquait que les aides aux entreprises représentaient « 140 milliards d’euros chaque année ». Quatre ans plus tard, malgré des demandes réitérées de la part de journalistes, experts et parlementaires, Bercy n’a toujours pas publié de nouvelle évaluation.

Ne pinaillons pas. Conservons ces 140 milliards d’euros. Que peut-on en conclure ? D’abord, que ces transferts de richesse aux entreprises ont encore augmenté de 27 % entre 2013 et 2018. Ensuite, que ces 140 milliards d’euros équivalent au montant agrégé des aides sociales (allocations familiales, pauvreté, chômage et aides au logement) versées par l’État en 2018.

Cette comparaison est plus que justifiée. Il faut en effet se souvenir que l’expression « pognon de dingue » est devenue virale suite à une vidéo d’Emmanuel Macron diffusée à dessein pour faire le buzz sur les réseaux sociaux le 12 juin 2018 : on y voit le président de la République lors d’une réunion de travail à l’Élysée affirmer « mettre un pognon de dingue dans des minima sociaux » alors que « les gens ils sont quand même pauvres ».

Deux poids, deux mesures

Si l’on compare l’évolution des deux chiffres au cours des quinze dernières années, on constate en outre que « le pognon de dingue » destiné au secteur privé augmente bien plus vite que les aides sociales. En 2018, les aides aux entreprises représentaient l’équivalent de 5,6 % du PIB, en augmentation de 215 % sur un tout petit peu plus de 10 ans, soit une croissance annuelle moyenne de 7,2 % par an. C’est énorme.

En 2018, les aides aux entreprises représentaient l’équivalent de 5,6 % du PIB, en augmentation de 215 % sur un tout petit peu plus de 10 ans, soit une croissance annuelle moyenne de 7,2 % par an.

Rares sont les grandeurs économiques qui augmentent à un tel rythme moyen pendant plus de dix ans. Surtout quand il s’agit de dépenses publiques, que tous les gouvernements disent vouloir compresser. De leur côté, les aides sociales dont le périmètre a déjà été évoqué, qui représentaient près de 108 milliards d’euros en 2007, n’ont crû que de 31 % sur la même période, soit 2,5 % par an. Les aides publiques aux entreprises ont donc progressé trois fois plus vite que les aides sociales entre 2007 et 2018.

Poursuivons la comparaison. Dès qu’une dépense sociale augmente un peu plus vite que le PIB, nombreux sont ceux qui dénoncent la gabegie d’argent public ou, à tout le moins, son caractère insoutenable au regard de la richesse nationale. Dans le cas présent, entre 2007 et 2018, le le PIB n’augmentait que de 1,5 % par an en moyenne, soit près de cinq fois moins vite que le montant des aides publiques au secteur privé (7,2 %), sans que cela n’émeuve personne, et surtout pas celles et ceux si enclins à dénoncer le poids des dépenses sociales.

Ainsi, on entend souvent dire que le coût de l’assurance-chômage pour les finances publiques est beaucoup trop lourd. Selon les données du ministère du Travail, 45 milliards d’euros étaient alloués aux chômeurs en 2019… contre près de 75 milliards d’euros en allègement du coût du travail qui bénéficient essentiellement aux entreprises privées : à se demander qui sont les véritables assistés.

Les entreprises bien moins mises à contribution que les ménages

Voilà donc de quoi tordre le cou à un bon nombre d’idées reçues. Depuis 20 ans, les politiques de restriction des dépenses sociales et de financements des services publics ont été justifiées par le risque d’accroissement des déficits budgétaires. Il n’a jamais été mentionné que les transferts de richesse des pouvoirs publics vers les entreprises privées jouent un rôle relatif sans doute bien plus important dans l’augmentation des dépenses publiques au cours des 15 dernières années que les transferts sociaux.

Comment des économistes, des éditorialistes et le personnel politique ont-ils pu asséner pendant des années qu’il n’existait aucune marge de manœuvre budgétaire pour réviser à la hausse les minimas sociaux alors que dans le même temps les aides publiques aux entreprises augmentaient de 7,2 % par an, laissant se sédimenter des centaines de dispositifs, pour une grande partie inefficaces ? 

D’autant que cette explosion des aides au secteur privé s’est accompagnée d’un puissant transfert de la charge du financement du budget de l’État. Alors que les ménages et entreprises contribuaient à peu près de façon proportionnelle il y a encore dix ans, les entreprises ont été bien moins mises à contribution que les ménages depuis.

La participation des employeurs au financement de la Sécurité sociale diminue

Sous l’effet du CICE, du pacte de responsabilité et de la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS), l’effort contributif des entreprises a diminué, tandis que les prélèvements sur les ménages ont continué à s’accroître. Les hausses de la TVA, de la fiscalité locale, de la fiscalité écologique, de la contribution au service de l’électricité (CSPE) et des cotisations sociales salariées ont augmenté l’effort contributif des ménages de plus d’un point de PIB.

L’augmentation des aides publiques aux entreprises ne s’est donc pas accompagnée d’une hausse proportionnelle de leur contribution aux finances publiques par la fiscalité – c’est exactement le contraire qui s’est produit. La tendance se retrouve à l’identique du côté du financement de la Sécurité sociale. Selon le dernier rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale (REPSS) publié en 2022, la participation des employeurs privés au financement de la Sécurité sociale n’a cessé de diminuer au point de devenir minoritaire : alors qu’en 1990, leur part était de 51 %, elle est tombée à 36,5 % en 2019.

Désormais, les ménages sont les premiers financeurs d’une sécurité sociale dont le budget est de plus en plus grevé par la généralisation des exonérations de cotisations pour les entreprises. 

Hormis quelques cas emblématiques tels que le CIR ou le CICE, il n’existe aucune évaluation publique systématique de l’efficacité de chacune des 2000 aides publiques existantes.

À bien des égards, les entreprises privées vivent un âge d’or : elles bénéficient d’une part croissante des ressources publiques tout en réduisant drastiquement leur contribution à l’effort général. Pour quelle efficacité ? Hormis quelques cas emblématiques tels que le CIR ou le CICE, il n’existe aucune évaluation publique systématique de l’efficacité de chacune des 2000 aides publiques existantes.

Déjà en 1977, Anicet Le Pors s’étonnait du manque d’études sérieuses, tant au préalable qu’ex post, pour justifier la création ou le maintien d’une aide publique. Non seulement on ne sait pas combien les aides publiques coûtent au total, mais on ne sait pas non plus comment cet argent est utilisé et pour quels résultats : un vrai trou noir.

Comme si maintenir un voile d’ignorance permettait à Bercy et aux gouvernements successifs de ne pas dévoiler au grand jour l’inefficacité d’une bonne partie des dispositifs existants et d’éviter que leurs politiques de soutien au secteur privé soient débattues publiquement.

© Editions du Seuil.

Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, Maxime Combes, Olivier Petitjean, coédition Seuil/Don Quichotte, 18 euros.

Législatives 2022 : un regain d’intérêt pour le Parlement ?

© Wikimedia Commons

La formation d’une alliance historique de la gauche française et son objectif d’obtenir une majorité à l’Assemblée nationale redonnent un caractère central aux élections législatives.Cependant, peut-on véritablement parler d’un regain d’intérêt pour le Parlement en France ? L’érosion régulière de la mobilisation électorale depuis le début de la Vᵉ République, passant d’environ 80 % dans les années 1970 à presque 40 %, souligne le peu d’intérêt pour cette institution. Par Julien Robin, Université de Montréal.

Une mobilisation politique et médiatique

D’un point de vue politique et médiatique, l’élection présidentielle une fois terminée, c’est vers les élections législatives que se porte toute l’attention. Dès le soir du second tour de l’élection présidentielle, les perdants de cette course ont appelé à se tourner vers ce qu’ils appellent le « troisième tour ».

La campagne des législatives ouvre une nouvelle séquence politique. A gauche, l’enjeu est de créer une véritable union pour une majorité parlementaire.

Les tractations entre la France insoumise, le PCF, EELV et le PS rythment quotidiennement l’actualité entre les accords programmatiques et les fractures idéologiques.

Pour La République en Marche (renommée « Renaissance »), l’enjeu est de transformer l’essai de la présidentielle en remportant une majorité à l’Assemblée nationale. Alors que les premières projections donnent une course serrée entre la macronie et la gauche unie, Emmanuel Macron s’investit même personnellement dans chaque investiture des législatives de juin prochain. Pour le parti présidentiel et ses alliés aussi, la logique de l’union a pris le pas, non sans difficultés sur la répartition des candidatures, en formant la bannière « Ensemble » pour la majorité présidentielle.

Un regain d’intérêt pour les élections législatives ?

Sans nul doute, une fois élu, un président de la République a besoin d’une majorité au Parlement, a minima à l’Assemblée nationale, pour transformer son programme électoral en action législative.

Même si la Constitution de 1958 dispose que le gouvernement « détermine et conduit la politique de la Nation » (art. 20 C) et que le « Premier ministre dirige l’action du Gouvernement » (art. 21 C), n’oublions pas que lorsque « le gouvernement est subordonné au président de la République, il lui cède, volontiers ou non, son pouvoir de déterminer la politique de la Nation » comme le rappelait le constitutionnaliste Guy Carcassonne. En résumé, hors cas de cohabitation, le chef du gouvernement n’est que le « chef d’orchestre » jouant la partition rédigée par le président de la République.

Mais les électeurs s’investissent-ils dans le scrutin des législatives ? Si l’on en croit les chiffres de l’abstention, pas tellement. Depuis 1993, le taux d’abstention ne fait que s’accroître entre chaque élection législative et dépasse même les 50 % en 2017.

Un Parlement marginalisé dans la structure institutionnelle

Une analyse des institutions de la Ve République peut expliquer ce désintérêt du Parlement. Il n’aura échappé à personne que la Ve République se structure par un parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions définies par la Constitution de 1958 ayant pour but d’encadrer les pouvoirs du Parlement afin d’accroître les capacités d’action du gouvernement.

Concrètement, une définition restrictive du domaine de la loi (c’est-à-dire que le constituant a listé précisément les domaines dans lequel le Parlement peut légiférer, le reste relevant directement du pouvoir réglementaire du gouvernement, art. 34 C et 37 C) ; le vote bloqué (le gouvernement soumet à un vote unique tous les amendements qu’il a sélectionnés, art. 44.3 C) ; adoption d’une loi sans passer devant le Parlement, sous couvert de l’engagement de responsabilité gouvernementale, sauf en cas de motion de censure (le célèbre article 49 alinéa 3 de la Constitution).

Image montrant la Constitution française avec le sceau de la République Française
Le rôle du Parlement est défini par la Constitution. Wikicommons, CC BY

En 1958, un nouvel acteur encadre aussi le travail parlementaire, le Conseil constitutionnel, chargé notamment du contrôle de constitutionnalité des lois (art. 61 al. 2 C) est qualifié de « canon braqué vers le Parlement » selon l’expression du professeur Charles Eisenmann.

L’autonomie parlementaire est également touchée par le contrôle des règlements de l’Assemblée nationale et du Sénat (art. 61 al 1 C). Dès lors, les assemblées sont passées du statut de « souverain assuré de l’immunité de juridiction à celle de justiciables » en jugeait le politiste Léo Hamon en 1959.

En définitive, le Parlement français a connu un abaissement de son rôle à partir de 1958. La logique présidentielle s’est également renforcée avec l’élection au suffrage direct du président de la République lui octroyant une forte légitimité ; mais aussi par l’inversion du calendrier électoral en 2000, où l’élection présidentielle précède les élections législatives, maximisant au président élu ses chances d’obtenir une majorité parlementaire.

Le Parlement, un « angle mort » de la science politique française

Les études parlementaires sont un champ réunissant principalement trois disciplines centrales (l’histoire, le droit et la science politique). Parmi ces disciplines, la science politique s’est longtemps détournée de l’étude des assemblées parlementaires et de leurs élus comme le soulignaient Olivier Rozenberg et Eric Kerrouche. Les deux politistes français constatent « le réel désinvestissement de la science politique française vis-à-vis de cet objet » à partir des années 1980.

Olivier Nay, spécialiste de la sociologie des institutions, donnait plusieurs raisons à ce délaissement du champ de recherche : les assemblées législatives françaises ont fait face à la transformation des échanges dans l’espace public entre la décentralisation (création d’assemblées locales), la construction européenne (création d’un parlement supranational) et le tournant néolibéral multipliant les acteurs de délibération et de décision.

Dès lors, l’éloignement de la science politique française a laissé l’étude de ce champ au droit (constitutionnel). Bien que la discipline étudie les relations entre les différents pouvoirs et institutions, elle n’a pas repris le fer de lance des études parlementaires françaises et s’est bornée à décrire les pouvoirs du Parlement.

Il y a une autre explication propre à la discipline de la science politique française. Son tournant sociologique des années 1970-1980 a installé « une plus grande méfiance à l’égard des explications traditionnelles, juridiques ou philosophiques, qui portent une attention soutenue aux institutions formelles et aux projets normatifs qui les légitimes » explique O. Nay. Epistémologiquement, cette tradition française accorde une place importante aux travaux empiriques et s’intéresse aux acteurs. Méthodologiquement, les chercheurs privilégient les approches qualitatives avec des entretiens semi-directif, à la description biographique des acteurs et aux observations de terrain.

Cette tradition française diverge des legislatives studies anglo-saxonnes (congressional studies aux États-Unis) s’inspirant d’analyses néo-institutionnalistes ou de la théorie du choix rationnel ; et ayant recourt aux méthodes d’enquêtes davantage quantitatives. Cela n’a pas pour autant empêché d’avoir quelques ouvrages aux approches comportementales dans les années 1980 ou rationnelles dans les années 1990 sur le Parlement français.

Retrouver le parlement

La science politique française renoue son intérêt pour les études parlementaires depuis les années 1990 en diversifiant les niveaux d’analyses : comportement électoral des députés, sociologie des élus, genre, conception de la représentation, efficacité des législatures.

Finalement, le Parlement demeure central dans notre société politique. D’un côté, le Parlement constitue un instrument de contrôle du pouvoir exécutif et de tribune pour les opposants. Le dernier quinquennat d’Emmanuel Macron le montre bien : l’affaire Benalla a été la raison du blocage de la réforme constitutionnelle à l’été 2018 et le Sénat s’est montré actif avec ses commissions d’enquête (affaire Benalla et affaire McKinsey). De l’autre, il reste un objet d’analyse produisant des masses de données exploitables pour les chercheurs. Il est alors fort probable que les études parlementaires augmenteront dans les années à venir dans la science politique française.

Côté électeurs, la perspective d’un « troisième tour » de l’élection présidentielle articulée à la tripartition de la vie politique française et à l’union de la gauche suscitera peut-être un regain d’intérêt pour le Parlement. Réponse les 12 et 19 juin prochain.


The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Abidjan : théâtre de la guerre entre Françafrique et Chinafrique

Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse avec le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara © Capture d’écran RTI

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » affirmait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Certaines pratiques néocoloniales montrent que la Françafrique a de beaux restes. Illustration avec le cas de l’attribution du marché de l’agrandissement de l’aéroport d’Abidjan. Initialement confiés à la société China Railways, les travaux ont finalement échu à un consortium dirigé par Bouygues, après l’intervention du gouvernement français. Alassane Ouattara, le président ivoirien, a alors pu bénéficier de la complaisance de Paris lorsqu’il s’est présenté aux élections pour un troisième mandat à la légalité constitutionnelle douteuse. Retour sur une affaire passée sous les radars de la Françafrique version Macron.

Il y a un peu plus d’un an, en octobre 2020, l’actualité ivoirienne fut marquée par la candidature d’Alassane Ouattara à un troisième mandat, après une manipulation de la Constitution. Cette annonce faisait suite au décès soudain de son dauphin et successeur désigné, M. Amadou Gon Coulibaly, alors Premier ministre et seule figure crédible au sein du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel. En pleine crise politique, dix années à peine après la crise postélectorale qui a fait plus de 3 000 morts, l’attention de la société ivoirienne était focalisée sur les mouvements de l’échiquier politique en vue des élections de décembre. Dans ce contexte, personne ou presque ne s’attardait sur un discret volte-face du pouvoir en place : le 12 octobre 2020, le site d’information Africa Intelligence révèle que le chantier d’extension de l’aéroport international d’Abidjan, initialement confié au groupe chinois China Railway, avait finalement été attribué au groupe français Bouygues, en consortium avec son compatriote Colas [1].

Retour sur un chantier très disputé

L’aéroport Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, qui porte le nom du premier président de la République de Côte d’Ivoire (de 1960 à 1993, date de sa mort), a été construit dans les années 1970 et reste à ce jour le seul aéroport international du pays. Géré initialement par un établissement public, son exploitation est concédée en 1996 à une structure privée, la Société aéroport international d’Abidjan (AERIA), dans le cadre des plans d’ajustement structurel (PAS). AERIA obtient une concession de quinze ans et hérite des missions suivantes : moderniser l’aéroport, assainir sa gestion et le développer pour accroître ses capacités. Cette concession de service public a pour conséquence immédiate un retour massif des investissements dans l’aéroport. Celui-ci est entièrement rénové et agrandi dans les années qui suivent, faisant passer sa capacité de 600 000 à 2 millions passagers par an [2]. Il atteint un pic de fréquentation à 1,25 million de passagers par an à la fin de la décennie 1990.

Le coup d’État de 1999 et la décennie de crise politico-militaire qui s’ensuit font chuter la fréquentation de l’aéroport, jusqu’au retour à la paix et à une relative stabilité fin 2011. La reprise économique assure le rétablissement des échanges entre la Côte d’Ivoire et le reste du monde, qui se traduit par une augmentation de la fréquentation de l’aéroport. En 2019, la fréquentation est chiffrée à 2,2 millions de passagers et, à l’heure actuelle, malgré la baisse du trafic liée à la pandémie de Covid-19, les prévisions font état d’une croissance soutenue pour les années à venir.

Dès les premières années de la présidence Ouattara, la société concessionnaire AERIA et les autorités ivoiriennes prennent conscience de la nécessité d’augmenter une nouvelle fois les capacités de l’aéroport. Poursuivant sur le mode du partenariat public-privé (PPP), l’État lance rapidement un appel d’offre et deux concurrents principaux se présentent : Bouygues et China Railway [3]. Ces deux acteurs majeurs du BTP africain ont de solides arguments à faire valoir. Le groupe Bouygues est traditionnellement proche du pouvoir ivoirien, Ouattara étant un ami de son président-directeur général, Martin Bouygues (devenu président du groupe en février 2021). En 2014, le groupe français a livré le troisième pont d’Abidjan, qui porte le nom « Henri Konan-Bédié », président en place de 1993 à 1999. China Railway est, pour sa part, l’un des plus grands groupes de construction au monde, avec un chiffre d’affaires de 111 milliards de dollars en 2019, et propose des prix sensiblement plus faibles que son concurrent.

En 2018, le président Ouattara signe un mémorandum d’entente avec Zhang Zongyang, le président de China Railway [4]. Le groupe Bouygues n’abandonne pas pour autant le projet : il fait une contre-offre et multiplie les opérations de séduction pour obtenir un revirement du gouvernement ivoirien. Bouygues revoit le prix de son offre à la baisse tout en cherchant à rentrer dans le capital d’AERIA, en proposant de le faire passer de 2 à 105 millions de dollars – offre refusée par le conseil d’administration d’AERIA. Le temps passe et le dossier semble clos : Bouygues a perdu la bataille de la concurrence d’abord puis celle de l’influence, le gouvernement ivoirien n’ayant pas intérêt à irriter la Chine, son premier partenaire commercial (la France est en deuxième position). Dans le même temps, Bouygues remporte l’appel d’offre pour le chantier du métro d’Abidjan, un projet colossal à 1,4 milliard d’euros, financé par un prêt français. Tout le monde paraît satisfait.

En octobre 2020, alors que l’affaire semblait close, le président Ouattara décide, contre toute attente, d’accorder finalement le chantier d’extension de l’aéroport d’Abidjan à Bouygues. S’ensuit une période de battement, où les élections présidentielles et la crise sanitaire – laquelle affecte de nombreuses activités de l’aéroport – laissent planer le doute. Tout semble encore possible et les cadres d’AERIA, rencontrés à cette période, manifestent eux-mêmes de nombreuses incertitudes quant à l’avenir du projet. En avril 2021, la venue de Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie et des Finances, semble confirmer la passation du chantier au groupe français. Il signe avec Amadou Koné et Adama Coulibaly, ministres ivoiriens des Transports et de l’Économie et des Finances, un accord-cadre de financement pour le projet chiffré à 1,8 milliard de dollars [5] pour un chantier de douze mois destiné à faire passer les capacités de l’aéroport de 2 à 5 millions de passagers par an.

Une Françafrique toujours puissante

Cette affaire est symptomatique de la puissance persistante de la Françafrique dans le secteur des infrastructures. En Afrique, et notamment de l’Ouest, de grands groupes français ont encore la mainmise sur de nombreuses infrastructures clés pour le développement. Le groupe Bolloré s’illustre de ce point de vue dans les secteurs portuaire et ferroviaire dans la sous-région. En Côte d’Ivoire, Bolloré Logistics est l’actionnaire principal du premier terminal à conteneurs du Port autonome d’Abidjan et se positionne stratégiquement sur le second en construction. Via sa filiale Sitarail, qui a succédé à une entreprise publique en 1995, il détient également la concession de l’exploitation de la ligne ferroviaire Abidjan-Ouagadougou. 70 % du PIB de la Côte d’Ivoire et 50 % du PIB du Burkina Faso transitent par le port d’Abidjan, ce qui témoigne de la puissance économique et géopolitique du groupe Bolloré dans ces deux pays.

Lire sur LVSL nos entretien avec Thomas Dietrich « Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur » et avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe « Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France ».

Depuis les années 1990 et les PAS, ces groupes, soutenus par Paris, sont les principaux représentants des intérêts économiques français dans les anciennes colonies. Ils n’hésitent pas non plus à s’ingérer dans les affaires politiques : le groupe Bolloré a géré, via sa filiale Havas, la communication des présidents Alpha Condé en Guinée et Faure Gnassingbé au Togo en 2020, qui briguaient respectivement un troisième et un quatrième mandat.

Imposées lors de la crise de la dette africaine des années 1980 sous l’égide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, les politiques de libéralisation de l’économie et de retrait de l’État ont permis la montée en puissance de ces grands groupes privés. C’est dans ce contexte qu’en Côte d’Ivoire la gestion d’infrastructures de transport stratégiques, jusque-là détenues par des entreprises publiques, ont été concédées, via des partenariats publics-privés, à des groupes privés étrangers. Ces PPP permettent à des États aux moyens limités de réaliser des projets de grande envergure… au prix de la perte de souveraineté sur leurs infrastructures. Seuls les grands groupes sont en mesure de mobiliser les fonds et le savoir-faire exigés pour répondre aux appels d’offre.

Le cas du pont Henri-Konan Bédié l’illustre. Sa nécessité se faisait ressentir depuis longtemps, les deux autres ponts reliant les rives nord et sud d’Abidjan à travers la lagune Ébrié étant constamment engorgés. Le projet de troisième pont naît durant la présidence d’Henri Konan-Bédié dans les années 1990. À l’arrêt durant la décennie 2000 en raison de la crise politique, le projet est relancé fin 2011 avec l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir et est confié à Bouygues. L’ouvrage long d’1,5 kilomètre, d’un coût total de 126 milliards de francs CFA (200 millions d’euros), a été livré fin 2014, après 25 mois de travaux [6].

Mais, l’État ivoirien n’ayant pas les moyens de le financer, c’est Bouygues qui a apporté les fonds, en échange d’une concession de vingt-cinq ans. L’entreprise ainsi peut récupérer sa mise, grâce à un péage à l’entrée. Néanmoins, cet accord s’est révélé être un piège pour l’État ivoirien et les Abidjanais. Pour rentabiliser le projet, Bouygues avait prévu le passage de 100 000 véhicules par jour à 1 000 francs CFA le ticket (pour les petits gabarits, la grande majorité des passages). Prévoyant de nouveaux troubles politiques, le gouvernement décide, dès l’ouverture du pont, de subventionner les tickets à hauteur 50 %. L’État ivoirien, qui ne devait rien débourser pour ce projet, se retrouve à en financer la moitié… D’autre part, les Abidjanais perçoivent cette infrastructure comme le « pont des riches », puisque les deux autres ponts de la ville sont gratuits. Et les bus ne peuvent même pas le traverser ! La Société des transports abidjanais (SOTRA) n’a en effet pas obtenu de Bouygues l’autorisation d’y faire passer ses bus gratuitement… alors contraints faire un grand détour pour emprunter un pont gratuit. Ce pont profite donc avant tout aux habitants les plus riches de la capitale, qui possèdent un véhicule personnel, et ne règle en rien le problème de la mobilité urbaine. Tout ceci en permettant à Bouygues de tirer un bénéfice important et garanti par l’État ivoirien.

L’Afrique, théâtre de la rivalité entre puissances

Aujourd’hui, l’État et les entreprises françaises sont durement concurrencés par la Chine, comme l’illustre l’appel d’offres pour le chantier d’extension de l’aéroport d’Abidjan. Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, disait en février 2021 au micro de France Inter que « l’aide au développement est certes un enjeu de solidarité, mais c’est aussi un enjeu d’influence, car il y a, sur le développement, vraiment une guerre des modèles. » L’aide au développement est donc le moyen, pour les États les mieux pourvus, d’exporter dans les pays en développement leurs propres normes et modèles, pour servir leurs propres intérêts. Plus loin, le ministre dénonce… « les pays qui font de l’aide au développement un instrument de prédation » ! Il visait cette fois la Chine.

L’Agence française de développement (AFD) est le principal bailleur français en termes d’aide au développement. Paris l’utilise comme instrument de puissance, via notamment deux mécanismes : l’expertise technique et les contrats de désendettement et de développement (C2D). Derrière le discours de transfert de compétences, l’expertise technique permet aux bailleurs internationaux comme la France de monter des équipes d’experts intervenant dans les appels d’offres de grands projets et ainsi faciliter l’acquisition de ces marchés par les entreprises françaises. Cette tâche revient à « Expertise France », agence intégrée à l’AFD en 2021. L’objectif est de favoriser la diffusion de technologies françaises et de normes juridiques encourageant la diffusion des technologies françaises.

Les C2D, eux, sous couvert de favoriser le désendettement des pays partenaires, ont vocation à convertir la dette des États bénéficiaires en marchés pour les entreprises françaises. Le principe est le suivant : la France maintient l’exigence du remboursement des dettes, mais reverse au pays concerné la même somme sous forme de dons [7]. En revanche, la France reste maître de l’usage de ces dons… et en fait bénéficier ses entreprises. La Côte d’Ivoire est le pays qui a signé les plus gros contrats de C2D avec la France : ceux-ci ont atteint un montant de 2,9 milliards d’euros depuis 2012 [8].

Un calendrier qui interroge : le jeu politique de Ouattara

Difficile de ne pas mettre en relation le brusque retournement de Ouattara au sujet du chantier l’aéroport et le calendrier électoral. Depuis son élection en 2010, Ouattara a toujours été un solide allié de la France dans la sous-région. C’est avec l’appui de l’opération Licorne – le nom de l’intervention militaire française – que Ouattara a pu accéder au pouvoir au terme de la crise post-électorale de 2010-2011 qui l’opposait au président sortant Laurent Gbagbo, crise qui causa la mort de plus de 3 000 Ivoiriens. L’ancien président avait contesté la victoire de Ouattara dans les urnes, avant d’être arrêté et traduit devant la Cour pénale internationale – et acquitté en 2021.

En 2020, à la fin du second mandat de Ouattara, s’est posée la question de son maintien au pouvoir. Son successeur désigné était Amadou Gon Coulibaly, son Premier ministre. Après le décès soudain de ce dernier, en juillet 2020, le président ivoirien a fait le choix de se présenter pour un troisième mandat, soutenu par une décision controversée du Conseil constitutionnel. Ce dernier a estimé que la nouvelle Constitution, adoptée en 2016, remettait le compteur des mandats présidentiels à zéro. Cette décision fut timidement condamnée par la communauté internationale, dont le président français Emmanuel Macron, et a suscité de vives réactions dans le pays : la quasi-totalité de l’opposition a boycotté le scrutin, permettant à Ouattara de l’emporter avec… 95 % des voix.

Dix ans après la crise postélectorale, Ouattara a mesuré les risques que comportait ce scrutin pour son pays. Il a aussi mesuré le soutien que lui apporterait la France, qui a fini par avaliser sa réélection. Rapport direct avec l’attribution du chantier de l’aéroport ou hasard du calendrier ? Quoi qu’il en soit, par cette action, Ouattara semblait chercher à s’attirer les bonnes grâces de la puissance diplomatique et militaire du pays le mieux à même de le défendre.

Notes :

[1] « En pleine campagne, Ouattara fait volte-face et offre l’aéroport à Bouygues », Africa Intelligence, 12 octobre 2020.

[2] Francis Brangier, « L’aéroport international d’Abidjan, une concession solide malgré les turbulences », Secteur privé & développement, 26 septembre 2016.

[3] Rémy Darras, « Côte d’Ivoire : duel sur le tarmac entre Bouygues et China Railway Group », Jeune Afrique, 29 août 2019.

[4] Rémy Darras, « Pourquoi China Railway a finalement remporté la bataille face à Bouygues », Jeune Afrique, 18 octobre 2019.

[5] Romuald Ngueyap, « Côte d’Ivoire : l’extension de l’aéroport international d’Abidjan va bénéficier du soutien financier de la France », Agence Ecofin, 30 avril 2021.

[6] Données SOCOPRIM (filiale de Bouygues).

[7] Mathilde Dupré, « Contrats de Désendettement et Développement (C2D) : un OVNI dans la coopération française ? », Techniques Financières et Développement, 110, 33-36, 2013.

[8] « La Côte d’Ivoire transforme 1,4 milliard d’euros de dette en don », Le Point Afrique, 28 octobre 2021.

Planification écologique : passer des intentions à l’action

Des éoliennes © Fabian Wiktor

Le débat présidentiel a mis sur le devant de la scène la « planification écologique », qui fait quasiment consensus. Désormais perçue comme un outil incontournable, y compris dans le camp du chef de l’État, elle évoque la réussite des Trente Glorieuses. Toutefois, les compétences de l’État se sont largement délitées et la mobilisation des acteurs ne va pas de soi. Bien que la France ait rarement été autant recouverte de plans et de schémas, ceux-ci peinent à se traduire par des transformations concrètes. La crise du Covid a en effet montré les limites d’une administration souhaitant contrôler tous les aspects de la vie et se heurtant aux angles morts et aux cas particuliers. Il reste dès lors à définir une nouvelle méthode orientant l’action publique face à l’urgence climatique. Pour ce faire, il faut admettre la place d’un secteur public fort pour mettre en oeuvre des mesures d’intérêt général et se donner les moyens de mobiliser tous les acteurs pour engager des changements dans toute la société.

La France du plan

La pression pour obtenir une planification écologique commence par un paradoxe : la France a rarement été aussi bien régie par des plans, et autres schémas, sans que les transformations soient visibles. Pour l’environnement, on compte au moins 107 contrats de transitions écologiques, qui viennent se cumuler avec les outils ci-dessous. De même, l’objectif d’un plan alimentaire de territoire par département a bien été atteint avant la date limite fixée (2023). Pourtant, la sécurité alimentaire n’a jamais paru aussi précaire. Cet écart constant entre les objectifs et le ressenti interroge. En effet, cet empilement est loin de pousser les collectivités à mettre en œuvre une politique de développement durable audacieuse. Au contraire, il les corsète dans un canevas réglementaire.

Schéma non exhaustif des outils existants destiné au développement durable. Source : auteur de l’article

Dans les faits, cette « stratégification » peine à se traduire en actions concrètes. Ceci n’est pas totalement un paradoxe. Dans un régime libéral, il apparaît indispensable de donner une direction à l’action, en évitant toutefois tout début d’interventionisme. Hélas, sans moyens ni contrainte, cela se réduit généralement à une construction intellectuelle. La loi pour la transition énergétique et la croissance verte votée en 2015 constitue à ce titre un cas d’école. Définissant de grands objectifs en matière d’énergies renouvelable ou de rénovation énergétique, ou établissant un « droit à l’accès de tous à l’énergie sans coût excessif », elle ne s’est traduite que par quelques mesures techniques. Aucun moyen financier nouveau ni contrainte n’ont été mis en place. En outre, dans le processus législatif, elle s’est réduite à une loi sans lendemain, en l’absence de pilotage et de contrôle. Depuis, le chèque énergie, créé à l’occasion de cette loi, a été étendu. Le crédit d’impôt pour la transition énergétique a lui été intégré dans « Ma Prime Renov’ » sans que l’effet sur notre situation énergétique ne soit probant. Plutôt que réformer en permanence des lois votées quelques années auparavant, il est temps de réintroduire une culture du résultat dans le processus législatif.

Cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales.

Les plans à échelle locale ne sont pas inutiles. Ils ont notamment le mérite, sur plusieurs thèmes, de réaliser des inventaires des structures existantes, ce que ne permettent pas, hélas, les moyens des collectivités ou de l’État déconcentré. Mais l’identification et la transformation relèvent de deux domaines bien différents. En revanche, il existe une hypocrisie de base à engager les collectivités dans la voie de projets audacieux, tout en réduisant en parallèle le niveau de leur dotations. Sur ce point, les 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires qu’Emmanuel Macron compte demander aux collectivités territoriales durant les cinq ans à venir s’annoncent de très mauvaise augure.

En outre, cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales. Réduisant l’intervention de l’État à un seul soutien financier, et partiel, sur les projets des collectivités, il présente deux limites majeurs. Tout d’abord, il donne le sentiment aux collectivités que l’État n’est là que pour dire ce qu’il ne faut pas faire, en excluant les projets non éligibles. Au point d’y voir, pour le numéro 2 de l’Association des maires de France (AMF) André Laignel, un outil de « recentralisation massive ». En outre, et c’est le second grief de l’AMF, ils mettent en concurrence les collectivités. La logique d’appel à projet donne en effet un avantage considérable aux grosses collectivités, qui, grâce à leurs équipes de fonctionnaires compétents, ont les moyens de définir des projets correspondant aux attendus ou de recourir à des cabinets d’études pour rendre leurs projets plus crédibles. Et donc de mieux les faire valoir auprès des décideurs. Au point d’encourager des comportements opportunistes, incitant certaines collectivités à moduler leurs projets pour les faire correspondre avec les attendus du moment.

La transition écologique dans l’impasse

À partir de là, deux voies se font face. Tout d’abord, la voie libérale, portée par le Président, qui a foi dans le pouvoir d’auto-régulation des marchés. En suivant ce paradigme, l’intérêt croissant des citoyens, des consommateurs et des investisseurs pour le développement durable va nécessairement conduire les entreprises à changer leur modèle. Il existe néanmoins trois effets qui font de cette option une impasse. La première est de limiter cet engagement des entreprises à des mesures anecdotiques. Ce que l’on appelle de façon général le greenwashing. Ceci se traduit dans les rapports sociaux et environnementaux des entreprises par des mesures principalement internes et limitées. Ainsi, les entreprises réduisent bien volontiers l’usage de papier, de bouteilles en plastique ou limitent les déplacements de leurs employés, mais sans pour autant toucher à leur business model, qui peut pourtant être éminemment polluant. Le second facteur limitant porte sur la force du lobbying, qui incite à toujours reculer les échéances. Il est ainsi éloquent de se figurer que dès 1988, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, cite les entreprises pétrolières qui demandent du temps pour pouvoir préparer l’après-pétrole. Or, à en juger par leur discours actuel, les intérêts de court terme finissent facilement par l’emporter sur l’urgence climatique. La troisième voie, la plus inquiétante réside tout simplement dans la fraude. L’industrie automobile en a livré un puissant exemple avec le dieselgate, la manipulation des tests sur les émissions de CO2.

Entre une écologie des investisseurs et une écologie de la rigueur, une troisième voie est possible.

D’autre part, est apparue une écologie de la contrainte, qui ne cesse d’inquiéter. Au nom de l’urgence climatique, elle s’interroge à voix haute sur les limites de la démocratie. Le paradoxe est qu’elle libère des discours, simplistes, au point d’ouvrir des débats sur la notion de plaisir en elle-même. Stratégiquement elle a préféré prendre à partie des comportements individuels plutôt que de proposer des transformations profondes du système. Ce faisant, cette démarche est apparue comme doctrinale, moralisante et, qui plus est, peu efficace, alors même que de plus en plus de Français sont prêts à des transformations radicales dans leur mode de vie. Ceci produit un large sentiment de frustration, alors que l’idée d’un nécessaire changement de paradigme se fait jour. Et que les petites mesures de contraintes sont plus faciles à prendre que les grandes décisions de mobilisation.

L’indispensable retour de l’État

L’impasse de la contractualisation État-collectivités et des mesures orientées vers le contrôle des actes individuels est aujourd’hui sous nos yeux. L’ampleur de la transition à venir oblige donc à une intervention de l’État débarrassée des objectifs de court terme. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est désormais acquis qu’avec le retard, le coût des transitions n’en sera que plus élevé, et qu’une véritable volonté politique permettrait de donner à la France un avantage stratégique dans bien des domaines. Le rôle de l’État apparaît bien entendu indispensable pour fixer des objectifs et équilibrer les effets de répartition entre les acteurs, entre les gagnants et les perdants de la transition. Dans le cas spécifique de la transition écologique, son rôle est central pour assurer la cohérence entre les démarches. En effet, optimiser l’emploi de nos ressources en favorisant l’économie circulaire sera un enjeu majeur. Enfin, l’État doit également assumer d’être exemplaire s’il veut pouvoir entraîner les collectivités, les entreprises et les citoyens. Ceci suppose d’assouplir les contraintes financières face à l’urgence climatique.

Les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique.

À titre d’exemple, les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique. Une gestion par le secteur privé, comme cela est par exemple largement le cas pour l’eau avec le géant Veolia-Suez, est en effet incompatible avec une stratégie de long terme visant l’intérêt général. En ce qui concerne l’électricité, le développement du renouvelable implique une production d’énergie plus décentralisée, qui va nécessiter de nouveaux investissements, notamment afin de limiter les pertes en ligne, pouvant atteindre jusqu’à 6% de la consommation. Pour y parvenir, il faut tourner le dos au seul objectif de rentabilité de court terme, et adopter au contraire une vision globale de la production électrique et de l’évolution du mix énergétique. Le projet Hercule, qui cherche à démembrer EDF en plusieurs branches et à privatiser certaines activités est ainsi à l’opposé total de ce qu’il faudrait faire.

De même, en matière de transports, la nécessité d’avoir un service public ferroviaire renforcé apparaît également incontournable. En effet, pour réduire l’usage de la voiture, il est nécessaire de desservir de larges parties du territoire. La logique de privatisation actuellement à l’oeuvre condamne nécessairement cette perspective. Le transfert au secteur privé des lignes les plus rentables laissera la SNCF avec celles qui le sont le moins, l’empêchant d’équilibrer son bilan. Les lignes moins fréquentés sont ainsi condamnées, et avec l’égalité entre les territoires. Pourtant, cette démarche est déjà engagée, avec la bénédiction de certaines régions, et est en train de s’accélérer. Ainsi, il est à prévoir que de nouvelles lignes ferment, alors que le train est l’un des modes de transports les moins polluants. Cette préservation du secteur public ne peut se faire que par exception au cadre européen. Ou plus précisément, il est désormais possible d’invoquer les contradictions entre les différents objectifs de la Commission européenne, pour préserver notre spécificité. Une récente tribune sur le modèle suédois rappelle néanmoins que pour y parvenir, un large consensus sur l’objectif et les moyens de la transition écologique doit être trouvé, ce qui n’est pas encore le cas, comme l’a révélé le débat de l’élection présidentielle.

Mobiliser efficacement toute la société

Pour sortir de cette impasse, la planification écologique doit éviter d’être inutile ou inefficace. Alors que la notion fait désormais consensus et est même revendiquée par Emmanuel Macron, sa forme reste à définir. Éviter qu’elle ne demeure un cadre théorique ou symbolique d’une part. Éviter d’autre part qu’elle s’engage dans un bras de fer continu et épuisant. En effet, la planification écologique est d’abord un processus démocratique pour assurer la mobilisation de tous les acteurs.

Schéma de la mise en place de la planification écologique selon la France Insoumise.

À ce titre, le livret sur la planification écologique de la France Insoumise, qui a porté cette notion, apparaît comme le cadre le plus élaboré à ce jour. Celui-ci s’articule autour d’une forme de « convention citoyenne », s’appuyant sur des citoyens tirés au sort à échelle départementale pour les travaux de fond. Elle est complétée d’une consultation des organisation impliquant les collectivités, associations, laboratoires de recherche et représentants des agences de l’État concernés, afin de définir plus précisément des mesures thématiques. L’ensemble de ces travaux doit être animé par le Conseil de la planification écologique, en charge de restituer un projet de loi de planification écologique. L’ensemble de ces réflexions s’articule autour de la règle verte, à savoir ne pas utiliser plus de ressources que la Terre n’en donne chaque année.

Ce cadre doit néanmoins être complété d’une méthode de gouvernement, afin que ces objectifs nationaux ne restent pas théoriques ou n’apparaissent pas déconnectés des enjeux locaux. Il faudra également encourager tous les acteurs à répercuter ces changements à leur échelle. Or comme l’a noté Geoffrey Roux de Bézieux, le patron du MEDEF, l’attitude la plus vraisemblable face à un programme de rupture reste l’attentisme. En complément de l’intervention de l’État et de la définition d’un objectif commun, il reste à déterminer la courroie de transmission au reste de la société.

Tout d’abord, il est absolument indispensable que l’État cesse de se priver de ses propres ressources. Ce point a été largement documenté pour ce qui concerne l’administration centrale dans le rapport parlementaire de la députée LFI Mathilde Panot. L’intérêt de ce rapport est de mettre en valeur les baisses d’effectifs et la diminution des compétences qui en découle. Ceci s’est traduit également dans l’administration déconcentrée par la mise en place de directions interministérielles. Pensées pour apporter plus de polyvalence et de transversalité, elles se sont en réalité traduites par des baisses d’effectifs et un manque de lisibilité dans ses missions. Par exemple, la mise en place de la Direction Départementale des Territoires (DDT) s’est traduite par une baisse de l’intervention de l’État, poussant les collectivités dans les bras des cabinets d’étude privés pour réaliser leurs projets. Au point que l’Inspection générale de l’administration notait dès 2017 que, sous l’effet de la réduction des effectifs et de redéfinition des missions, certaines DDT atteignait « la limite de ce qui est soutenable ». Depuis le phénomène s’est accentué. Depuis leur création, les directions interministérielles dans les territoire ont perdu 30% de leurs effectifs. Dans ce sabrage, les fonctions relatives à l’écologie ont été les plus sacrifiées.

En complément de la question des moyens, c’est une question de méthode qui est posée. Celle-ci est d’autant plus importante qu’elle pourrait s’appliquer pareillement à d’autres objectifs sociaux portant sur la santé, le social et d’autres thèmes. L’atteinte des objectifs climatiques, tel qu’exprimés au travers de traités internationaux comme la COP21 exigent des investissements massifs. Le rapport 2% pour 2°C, produit par l’Institut Rousseau, estime qu’ils devraient atteindre 182 milliards d’euros par an d’ici 2050, soit 2% du PIB, pour décarboner l’économie. Il faudrait que ces montants, notamment pour la dépense publique, soit déduits des ratios européens de déficit public. En outre, ils sont à rapprocher des dépenses qui s’avèrent déjà nécessaires pour prendre en compte l’impact du dérèglement climatique, compris entre 5% et 20% du PIB mondial.

Pour ce qui est des collectivités locales, la méthode consisterait pour l’État à définir des objectifs à atteindre selon un calendrier. Dès lors, les territoires verraient leur dotation augmenter en proportion de l’écart constaté à cet indicateur, pour tirer l’ensemble du territoire vers un même but. Charge ensuite aux élus, à l’échelle territoriale, de définir les projets les mieux adaptés pour combler cet écart. Cette méthode garantirait l’autonomie des collectivités et déchargerait l’administration d’une tâche fastidieuse d’encadrement de leurs activités. En revanche, si l’objectif n’était pas atteint dans les délais, et si le service financé s’avérait inopérant, le préfet aurait pouvoir de mettre en place les mesures adaptées. Suivant ainsi le modèle de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) pour le logement social, qui prévoit des sanctions financières pour les récalcitrants. Le financement se ferait alors au détriment de la dotation globale sur les années suivantes. Cette méthode permet de garantir l’égalité des territoires, quelle que soit leur taille, et l’avancée du pays vers des objectifs communs.

Pour mener à bien la transition, il faudra mobiliser les acteurs, avec un soutien financier, et des objectifs précis.

De la même façon, cette méthode est applicable aux différents secteurs économiques. Réorienter le crédit d’impôt recherche, qui a atteint 6 milliards d’euros, vers les travaux visant la transition écologique serait une première étape. En complément, l’État fixerait des objectifs de réduction d’émissions de CO2 et de gaspillage de ressources par secteur. Les entreprises seraient incitées, par des budgets dédiés, à atteindre ces objectifs sur une durée fixée issues des négociations. Cette tâche doit notamment mobiliser les ingénieurs en particulier pour réviser les méthodes de production. La gouvernance des grandes entreprises doit être revue pour intégrer un comité dédié à la transformation écologique, réunissant les dirigeants et les représentants des salariés mais également, pourquoi pas, de la société civile.

De la même façon, l’absence d’atteinte de ces objectifs dans le calendrier fixé se traduirait par une sanction. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas ses obligations vis-à-vis des créanciers, elle entre sous la coupe d’un mandataire judiciaire. La sacralité de la propriété est-elle supérieure à la préservation de notre environnement ? Dès lors, il est parfaitement envisageable d’imaginer la présence d’un mandataire écologique, en charge de valider les décisions des dirigeants et d’assurer que les objectifs de transition soient bien atteints. Ce mécanisme d’incitation et de sanction permettrait alors d’engager sérieusement les entreprises sur la voie de résultats concrets.

De cette façon, une voie existe pour obtenir des résultats concrets. Cette méthode, reposant tant sur l’incitation que la sanction, pour mobiliser l’ensemble des acteurs, en réduisant le travail technocratique. Cette voie est mobilisatrice, pour conduire à des changements concrets, et pour mettre un terme à une éco-anxiété paralysante.

« Le président est-il devenu fou ? » – Entretien avec Patrick Weil  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Le traité de Versailles est souvent considéré en France comme l’archétype d’une paix imposée par les vainqueurs sous la forme d’un diktat insupportable pour les vaincus, et justifiant dès lors la revanche de ces derniers. Dans cette histoire, les Français, et Georges Clemenceau le premier, tiennent le mauvais rôle : celui du gagnant, qui cherche à humilier son voisin et à l’asphyxier au prix de réparations inacceptables. Et si tout cela n’était qu’un mythe ? Cette lecture culpabilisatrice, initiée par le britannique John Maynard Keynes et instrumentalisée par Adolf Hitler pour susciter un sentiment revanchard au sein de la société allemande, est en tout cas remise en cause par un essai historique : Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État. Son auteur, Patrick Weil, est politologue et historien, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor à l’université de Yale, spécialiste de l’immigration, de la citoyenneté et de la laïcité. Dans cet entretien, il nous présente ce dernier ouvrage documenté. L’auteur y mêle l’histoire du diplomate américain William Bullitt à celle de la biographie psychologique du président Wilson écrite par Bullitt et Sigmund Freud, dont il a retrouvé par hasard le manuscrit originel. Surtout, l’auteur nous invite à réévaluer notre lecture de cet événement historique décisif dans l’histoire du XXe siècle, et à interroger notre système politique présidentiel, en proie à la « folie » de nos dirigeants. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Votre ouvrage est particulièrement riche, notamment parce qu’on y lit plusieurs livres en un seul. Vous partez d’une biographie du diplomate américain William Bullitt, pour livrer en même temps l’histoire de la biographie du président Wilson qu’il a écrite avec Sigmund Freud. Dans quelles circonstances avez-vous découvert ce manuscrit originel et comment ces deux histoires se sont-elles articulées ? 

Patrick Weil – Ce livre provient d’un hasard. J’enseigne à l’université de Yale, aux États-Unis, depuis 2008. À l’été 2014, avant de reprendre mes cours, je tombe dans une librairie d’occasion new-yorkaise sur la biographie de Wilson publiée à la fin de l’année 1966 par William Bullitt et Sigmund Freud.  

Quand j’étais encore étudiant, j’en avais lu la traduction française publiée en poche en 1967. Ce livre m’avait beaucoup plu. Freud avait tenté un portrait psychologique d’un président américain de grande importance. Nombreux sont les citoyens qui essaient de comprendre la personnalité de leurs dirigeants parce qu’ils pressentent que celle-ci a une importance dans la conduite des affaires du pays. Freud l’avait fait avec les acquis de la psychanalyse et j’avais trouvé cette tentative très intéressante.  

J’achète donc cet ouvrage d’occasion en anglais pour six dollars, je l’ouvre et j’y retrouve le nom du colonel House, le principal et plus proche conseiller de Wilson pendant sa présidence et son représentant à la conférence de la paix à Paris en 1919. House y avait noué une amitié avec Georges Clemenceau, et j’avais trouvé leur correspondance dans les archives de Yale, alors que je préparais la publication des Lettres d’Amérique de Clemenceau, un ouvrage sorti il y a deux ans.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

J’ai recherché une correspondance entre House et Bullitt  sur le site de la bibliothèque de Yale et je me suis alors rendu compte que toutes les archives de Bullitt s’y trouvaient. Dans ces archives, il y avaient des boîtes concernant le manuscrit avec Freud. Je m’empresse de les commander, je trouve des textes manuscrits de Freud, des entretiens passionnants de Bullitt avec les plus proches collaborateurs de Wilson. Quelques semaines plus tard, je tombe sur le manuscrit original, qui n’était pas mentionné comme tel dans les archives de Yale. Je le compare avec le texte publié et constate qu’il a été corrigé ou caviardé trois-cents fois.

À ce moment-là, j’aurais pu me contenter de rendre publique l’existence de ce manuscrit, mais je me suis dit qu’il y avait un véritable travail d’historien à effectuer, pour résoudre cette énigme : comment avaient-ils écrit le manuscrit originel ? Et surtout, pourquoi ce manuscrit originel avait-t-il été autant modifié, pourquoi des passages essentiels avaient-ils été supprimés ? 

Après avoir travaillé plusieurs mois dans les archives personnelles de Bullitt, dans les archives de Wilson, de ses plus proches collaborateurs et biographes, je me suis rendu compte que la seule façon de résoudre cette énigme était de prendre comme fil conducteur la biographie de William Bullitt, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il avait été, pendant la Première Guerre mondiale et durant la négociation du traité de paix un proche collaborateur de Wilson, avec des missions assez extraordinaires, comme auprès de Lénine à seulement vingt-six ans, à l’issue de laquelle il obtient un projet de cessez-le-feu de la guerre civile russe, dont Wilson ne prend même pas connaissance.

Quelques semaines plus tard, à la lecture du projet de traité de Versailles, Bullitt démissionne de la délégation américaine, puis, il produit un témoignage au Sénat. Après avoir côtoyé Wilson et avoir cru en cet homme, comme un jeune peut croire en un dirigeant politique qu’il admire, il en était profondément déçu. Wilson était parvenu à attirer à lui toute la gauche intellectuelle américaine. Il apparaissait comme très progressiste, voulant instaurer une paix mondiale juste et la fin des empires. La déception de Bullitt était donc à la mesure de l’espoir que Wilson avait créé en lui. 

Après avoir rompu avec lui, il publie un roman sur la haute bourgeoisie de Philadelphie qui révèle ses qualités de romancier et se vend à 200 000 exemplaires. Mais Bullitt reste obsédé par Wilson. Il veut comprendre la défaillance de cet homme. Il se lance dans une pièce de théâtre à travers laquelle il se livre à une étude psychologique de Wilson. C’est alors qu’il se rend à Vienne pour consulter Freud pour une psychanalyse personnelle. Durant les séances d’analyse, il est certain qu’ils parlent ensemble de Wilson. La pièce est très bien reçue par les lecteurs de la Corporation des théâtres de Broadway mais n’est pas jouée, à cause du scandale qu’elle aurait provoqué.  

Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

Trois ans plus tard, Bullitt rend visite à Freud pour lui parler d’un  projet de livre sur la diplomatie. Freud lui avait dit qu’il avait envie d’écrire sur Wilson. Bullitt lui propose d’insérer un texte dans son livre. Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

LVSL – Vous avez dit que William Bullitt avait eu des fonctions extraordinaires pour son âge. Pourriez-vous revenir sur son parcours et sur l’importance qu’il a pu avoir sur la politique internationale de son pays, de la Première Guerre mondiale à la guerre froide ?

P. W. – Bullitt descend d’une famille protestante qui s’est enfuie de Nîmes au moment des guerres de religion, au XVIIe siècle. En arrivant aux États-Unis, son ancêtre prend le nom de Bullitt, qui est la traduction de son nom français, Boulet. Cette famille se lie par la suite à celle de George Washington. Son ancêtre crée la ville de Louisville dans le Kentucky, tandis que son grand-père rédige la charte municipale de Philadelphie.  

Sa famille appartient à la haute bourgeoisie conservatrice de Philadelphie, mais une bourgeoisie cosmopolite. Sa mère, issue d’une famille d’origine juive allemande convertie au protestantisme, parle l’allemand et le français, et impose le français à tous les déjeuners. Bullitt parle donc parfaitement français, d’autant plus que sa grand-mère maternelle, une fois devenue veuve, n’a qu’une fille mariée, la mère de Bullitt, et décide de quitter les États-Unis avec ses trois autres filles pour aller vivre à Paris. Tous les étés, avec sa mère, Bullitt prend donc le bateau et traverse l’Atlantique pour aller voir sa grand-mère et ses tantes. L’une d’entre elles se marie en Angleterre et l’autre en Italie. Il se prête donc à une sorte de promenade à travers l’Europe durant son enfance, du fait de ces circonstances familiales. C’est évidemment assez exceptionnel du point de vue de la formation intellectuelle et de la culture, familiale et politique.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Ensuite, admis à Yale College, il y dirige la revue étudiante, fait beaucoup de théâtre et devient un étudiant brillant et charismatique. À la demande de son père, il rejoint la faculté de droit de Harvard, alors qu’il déteste cette discipline. Son père meurt pendant qu’il est encore étudiant et il démissionne aussitôt sans son diplôme de droit. Il se retrouve avec sa mère en Europe le jour du déclenchement de la Première Guerre mondiale, à Moscou, et suivant le périple, à Paris pendant la bataille de la Marne, après la mort de sa grand-mère. 

Initialement, il souhaite devenir correspondant de guerre, mais n’y parvient pas et devient alors journaliste. Après avoir réussi à convaincre la femme dont il est amoureux de se marier avec lui, ils partent dans les empires centraux – allemand et autrichien – d’où il ramène au State Department des tas d’informations et des interviews, puisqu’il est à la fois journaliste et, en réalité, espion pour son pays. Le colonel House lui propose alors de travailler au State Department pour le bureau de suivi de ces empires, après l’entrée en guerre des États-Unis. Il suit donc tout ce qu’il se passe en Allemagne et en Autriche, et donne à Wilson l’idée de reprendre dans ses discours ceux des libéraux et des socialistes allemands, pour séduire l’opposition allemande à la guerre.  

C’est l’une des premières contributions de Wilson à la cause des Alliés : convaincre l’opposition de gauche allemande de se révolter contre ses dirigeants. Bullitt est d’ailleurs passionné par la gauche européenne et lance une enquête sur l’état des forces politiques en Europe avec l’idée que Wilson pourrait devenir le porte-parole de la gauche européenne, socialiste et même bolchévique pour renverser tout l’ordre impérialiste mondial, dont le centre est évidemment en Europe. Pour Bullitt, la social-démocratie est au XXe siècle ce que le mouvement des nationalités a été au XIXe siècle, à savoir la grande force dirigeante. 

Quand il arrive à Paris dans la délégation américaine, on lui confie donc les contacts avec les socialistes. Il devient alors ami de Marcel Cachin et de Jean Longuet. Il est envoyé par les États-Unis comme représentant à la conférence de l’Internationale socialiste à Berne. Il y rencontre les principaux dirigeants sociaux-démocrates d’Europe et, avec le soutien de Cachin, il obtient une motion unanime de soutien à Wilson. Il rentre avec un amendement proposé par l’Internationale socialiste de créer au sein de la Société des Nations (SDN) une assemblée parlementaire qui soit représentative des forces politiques des pays, et non pas simplement des gouvernements. Bullitt cherche à convaincre Wilson qu’en portant cet amendement, il aurait le soutien des forces de gauche européennes mais Wilson ne veut pas en entendre parler, ce qui constitue pour Bullitt une première déception.  

Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

C’est à ce moment-là qu’il est envoyé auprès de Lénine avec un ordre de mission soutenu aussi par les Anglais, afin de créer les conditions qui permettraient, avec un cessez-le-feu dans la guerre civile russe, d’inclure les bolcheviks dans la négociation de paix. Non seulement il obtient toutes les conditions demandées, mais il convainc même les bolcheviks de participer au remboursement des emprunts, ce qui n’était pas prévu mais aurait probablement été une demande très forte de la France si Clemenceau avait accepté d’accueillir les bolcheviks dans la négociation. Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

Dès lors, il comprend que Wilson va choisir non pas la stratégie d’alliance avec la gauche européenne, mais la stratégie d’accord avec ses alliés plus classiques que sont Clemenceau et Lloyd George pour arriver, avec un front uni des Alliés en quelque sorte, devant la délégation allemande, pour lui présenter les conditions de la paix. 

Georges Clemenceau avec le Premier ministre du Royaume-Uni, David Lloyd George, et le président du Conseil des ministres d’Italie, Vittorio Emanuele Orlando, 1919 (domaine public).

LVSL – Pour autant, malgré ces désillusions, son parcours de diplomate ne s’arrête pas là…  

P. W. – En effet. Lorsqu’il démissionne à la suite de ce désaveu, il cherche une nouvelle vie. Il devient romancier, puis il écrit ce manuscrit avec Freud. Il aurait pu être publié dès 1932, sauf qu’à ce moment-là, Roosevelt gagne les élections présidentielles américaines. La question qui se pose alors est de savoir si les démocrates vont pardonner à Bullitt d’avoir dénoncé le traité de Versailles, d’avoir révélé lors de sa déclaration au Sénat que le secrétaire d’État y était lui-même opposé. 

Après quelques péripéties, Bullitt se retrouve à négocier aux côtés de Roosevelt la reconnaissance par les États-Unis de l’Union soviétique, et il y devient le premier ambassadeur de son pays. Cette fois-ci, la déception vient des changements qui ont eu lieu à Moscou. Il avait reçu le respect de Lénine, qui avait dit de lui que c’était un homme d’honneur, mais lorsqu’il découvre son successeur, à savoir Staline, en quelques semaines, il comprend ce qu’est le stalinisme, l’horreur de la persécution des opposants, et du régime de terreur imposé à la société. 

Staline bafoue aussi toutes les conditions que les États-Unis avaient mises à la reconnaissance de l’Union soviétique. Bullitt en tire donc un certain nombre de conclusions assez radicales, qui vont le guider pour le reste de sa vie par rapport au communisme. Il considère que c’est une religion qui se développe à la vitesse du cheval au galop et à laquelle il faut à tout prix résister pour sauver le monde libre. Il devient le premier lanceur d’alerte, si l’on peut dire, du State Department vis-à-vis du communisme et du stalinisme, à un moment où il y avait une tendance forte au sein de l’establishment démocrate à concéder, jusqu’en 1945, presque tout à Staline au nom de la lutte contre Hitler. 

LVSL – Vous évoquiez à l’instant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, Bullitt rejoint de Gaulle au sein des Forces françaises libres. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de sa vie, qui le relie une fois de plus à l’histoire de notre pays ? 

P. W. – En 1936, après son expérience en Russie soviétique, il devient ambassadeur à Paris et se trouve directement confronté aux conséquences de la non ratification du traité de Versailles par l’Amérique. 

William C. Bullitt en 1937 (domaine public).

Quand on parle du traité de Versailles, il faut s’imaginer aujourd’hui l’ONU ou l’OTAN sans les États-Unis pour comprendre la situation d’alors. À l’origine, le traité avait été organisé autour des Quatorze points de Wilson et conçu autour d’un schéma qui plaçait l’Amérique au centre de la diplomatie transatlantique et européenne. Une société des nations était créée, chargée de prévenir les conflits, une ONU avant la lettre. En outre, un accord militaire – sorte d’OTAN avant la lettre – prévoyait que les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent à venir militairement au secours de la France si elle était de nouveau attaquée par l’Allemagne.

À partir du moment où, du fait de Wilson, le traité de Versailles n’est pas ratifié par les États-Unis, cet accord spécial de garantie militaire devient caduc et l’Amérique absente de la SDN, c’est tout l’équilibre du traité qui est déstabilisé. En l’absence de l’Amérique, il n’a de Versailles plus que le nom. La France y perd beaucoup, surtout la garantie militaire des États-Unis. Clemenceau a perdu son pari de l’alliance atlantique. 

LVSL – Pour préciser ces enjeux du traité de Versailles, à travers votre livre, on découvre le portrait psychique d’un président qui semble devenu, comme le titre l’indique, fou. Ce constat repose sur le fait que Wilson décide au dernier moment de saborder le traité de Versailles alors qu’il en avait été l’un des principaux artisans. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de l’histoire qui est encore méconnu ?  

P. W. – Wilson rentre à Washington en juillet 1919. Entre le 13 décembre 1918 et le 28 juin 1919, il s’était installé à Paris pour négocier le traité de Versailles créant la SDN. Ainsi, en dehors d’une brève interruption de quelques semaines en février 1919, il passe six mois à Paris, d’où il dirige aussi les États-Unis, ce qui est tout à fait exceptionnel. 

Quand il rentre dans son pays, le sentiment anti-allemand est très élevé. Il n’y a donc pas de véritable rejet du traité pour sa « dureté » vis-à-vis de l’Allemagne. En revanche, ce qui inquiète une partie des sénateurs, c’est l’article X du pacte de la SDN, qui prévoit qu’en cas de violation des frontières d’un pays membre, les autres pays membres doivent immédiatement intervenir en soutien. Cela voulait-il dire que les États-Unis seraient directement impliqués si la Russie bolchévique envahissait la Pologne, par exemple ? 

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson.

Wilson répond que non, car les conditions d’intervention devant être adoptées à l’unanimité au Conseil de la SDN. Le représentant américain qui y siège détient donc un droit de veto. Le Sénat rappelle alors qu’en cas de déclaration de guerre, Wilson devra respecter la Constitution, c’est-à-dire avoir l’approbation du Congrès. Le président américain est d’accord mais lorsque le Sénat demande qu’une réserve d’interprétation le rappelle dans l’instrument de ratification, Wilson le prend comme une sorte d’humiliation personnelle. Pour cette seule raison, il donne l’ordre de voter contre le traité mentionnant la clause de réserve, alors même que Lloyd George et Clemenceau n’y voyaient aucun inconvénient.  

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson. 

LVSL – Et il appelle donc à voter contre le traité de Versailles, parce qu’il ne veut pas que soit apposé, à côté de son nom, celui de Cabot Lodge, le leader du Parti républicain au Sénat qui est son ennemi juré… 

P. W. – Tout à fait. Pour le comprendre, il faut saisir que Cabot Lodge représente pour Wilson un substitut de son père, à l’égard de qui une rage, une colère, une haine inconsciente ne s’était jamais exprimée. Je montre – ce que n’avaient pas trouvé Bullitt et Freud – combien son père « cruel et pervers », comme en témoignaient deux cousines de Wilson, l’humiliait publiquement quand il était enfant, dans des scènes familiales. Wilson répéta ensuite au fil de sa vie des ruptures douloureuses avec d’une part des amis très chers, d’autre part des figures paternelles lorsqu’il ressentaient qu’ils l’avaient publiquement humilié. Sa haine devenait alors absolument incontrôlable.  

Dès lors, quand Cabot Lodge, que Wilson respectait grandement auparavant, se moque publiquement de sa faiblesse vis-à-vis de l’Allemagne après qu’elle a envoyé par le fond le Lusitania, un paquebot sur lequel voyageaient des centaines d’Américains qui périrent, sa haine à l’égard de Lodge devint obsessionnelle. Il interdit même à ses ministres d’assister à des cérémonies religieuses parce que Lodge y était également présent. Il était donc pour lui hors de question d’avoir le nom de Cabot Lodge à côté du sien sur le document de ratification du traité de Versailles.

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

LVSL – À partir de cet exemple, quel rôle peut jouer la psychanalyse, selon vous, dans l’étude biographique et plus largement dans l’étude de l’histoire ? N’y a-t-il pas dans le même temps un risque à psychologiser les personnalités politiques et leur action ?  

P. W. – Ce risque était reconnu par Freud lui-même. C’est dans des conditions particulières qu’il a accepté de faire ce livre. En effet, il est tout à fait exceptionnel de tomber sur un homme, de surcroît un président des États-Unis, qui se confie de façon aussi intime sur ses affects, ses rêves, ses cauchemars, son enfance, à des proches ou des amis qui prennent des notes. Le colonel House, son principal conseiller dictait tous les soirs à sa secrétaire les confidences que Wilson lui avait faites dans la journée. À plusieurs reprises, il n’avait pas dormi de la nuit à cause des cauchemars qu’il faisait par rapport au temps où il était à Princeton. L’un de mes chapitres s’intitule d’ailleurs les cauchemars de Princeton, parce que c’est dans la période où Wilson est président de l’université de Princeton que l’on observe les déséquilibres de la personnalité de Wilson qui vont se reproduire quand il sera président des États-Unis.  

Bullitt recueille donc sur Wilson un matériau exceptionnel, unique en son genre, qui permet à Freud, très réservé au départ, non pas de faire une psychanalyse, puisque la psychanalyse implique que la personne soit active pour que les associations avec les rêves soient faites en présence du psychanalyste, mais une analyse psychologique co-écrite avec Bullitt. 

LVSL – Vous montrez également que John Maynard Keynes est l’un des premiers à s’interroger publiquement sur la psychologie de Wilson, dans son livre Les conséquences économiques de la paix. Cet ouvrage a joué un rôle important dans l’idée toujours admise aujourd’hui que le Traité de Versailles fut une humiliation inacceptable pour les Allemands, en raison de la cupidité française et de l’obsession prêtée à Clemenceau de détruire l’Allemagne. Comment expliquer une telle analyse de la part de Keynes, et sa persistance jusqu’à nos jours, que votre ouvrage vient remettre en cause ? 

P. W. – Clemenceau ne voulait pas du tout détruire l’Allemagne. Il est très réaliste par rapport à l’Allemagne. Sa priorité, c’est l’alliance militaire avec l’Amérique, l’alliance atlantique pour protéger la France en cas d’une nouvelle agression allemande. Il ne s’intéresse que peu aux réparations qui sont en revanche une priorité britannique. Mais Keynes souhaite au maximum camoufler le rôle de l’empire britannique, dans l’imposition à l’Allemagne des réparations très élevées.  

Keynes impute à Wilson une lourde responsabilité dans ce domaine quand il accepte soudain de faire payer à l’Allemagne le coût de la guerre. Wilson accepte une requête du général sud-africain Jan Smuts, membre de la délégation britannique qu’il apprécie particulièrement, d’imposer à l’Allemagne ces réparations extraordinairement élevées, qui correspondent au coût de la guerre. Requête que Wilson rejetait catégoriquement quelques jours auparavant au Premier ministre britannique. Keynes se garde bien de mentionner dans Les conséquences économiques de la paix que le président américain a soudain basculé à la lecture d’une note de Smuts, qui est le mentor de Keynes au sein de la délégation britannique. L’économiste ment volontairement par omission.

Cette note de Smuts est révélée quelques mois plus tard dans un livre publié par Bernard Baruch, le conseiller économique de Wilson, furieux de la perversité de Keynes qui rejette la faute des réparations élevées sur Wilson et sur les Français. Keynes s’affole quand il apprend que Bernard Baruch va publier cette note. Il s’indigne, se demande de quel droit il peut faire cela, publier des archives d’État confidentielles, alors que lui-même ne s’était pas privé de révéler des informations confidentielles. La position britannique était d’ailleurs facile à comprendre : si les réparations étaient trop limitées, elles seraient allées en priorité aux deux pays dont les territoires avaient été dévastés matériellement par les Allemands, à savoir la Belgique et la France, au nord-est. Il fallait donc, pour les Anglais, que les réparations soient beaucoup plus élevées pour que soient indemnisés les soldats du Commonwealth, qui sont venus de très loin pour participer à la guerre. La bêtise des Français, comme le dit d’ailleurs l’un des représentants français aux réunions sur les réparations, Étienne Weill-Raynal, qui y a consacré sa thèse, a été de suivre les Anglais dans leur demande.   

Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit.

Alors pourquoi le livre de Keynes fait office de vérité ? Baruch l’explique très justement. Keynes avait tort factuellement : le traité permettait de réduire les réparations à la capacité de l’Allemagne de les payer. Clemenceau, les Américains et les Anglais étaient d’accord pour qu’une fois que les opinions publiques, enflammées par l’horreur des exactions commises par les troupes allemandes dans leur retraite, se seraient calmées, les réparations baissent. La France n’était intéressée que par une seule chose, la sécurité accordée par le traité de garantie militaire. À partir du moment où le traité de garantie militaire devient caduc du fait de la non ratification par les États-Unis, dans une sorte d’affolement général, Poincaré va faire des réparations le totem de toute la politique française. Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Bernard Baruch, évoquant l’effet de son « livre pernicieux ». D’ailleurs, il ne le pardonnera jamais à Keynes…  

LVSL – Oui, parce qu’en même temps que Keynes transmet un sentiment de culpabilité chez les Anglais et chez les Français, il justifie un sentiment de revanche chez les Allemands, qui joue un rôle dans la montée du nazisme. Si l’on met en parallèle la publication de ce livre de Keynes avec la non-parution de la biographie de Wilson comme elle aurait dû en 1932, comment analysez-vous l’importance de cette « ruse de l’histoire » dans le contexte politique des années 1930 ? 

P. W. – C’est une ruse du récit historique, lorsqu’il ne rend pas compte de faits dans la façon dont ils se sont produits et agencés. Et cela s’est produit pour deux moments, deux événements clefs. D’abord lorsque Wilson donne l’ordre aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité de Versailles qu’il a lui-même personnellement négocié à Paris où il a résidé six mois en 1919. Wilson avait créé chez les puissances défaites l’illusion d’une paix juste et perpétuelle, puis nourri leur déception et leur colère, en étant incapable de la réaliser.

Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés.

Même perçu comme injuste, le traité de Versailles qu’il négocia créait une Société des nations et organisait une sécurité collective avec l’alliance militaire nouée avec l’Angleterre et la France. Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés. Il faut le faire. Il avait exactement abouti à l’inverse du principal objectif qu’il s’était fixé, la paix perpétuelle : il avait créé les conditions de la guerre perpétuelle. C’est pour cela que sa personnalité intéressait Freud. 

Ensuite, Keynes a une responsabilité immense dans la création d’un sentiment de culpabilité, non seulement en Angleterre mais en France aussi où l’on se sent responsable encore aujourd’hui de la clause des réparations incluse dans le traité de Versailles. Cet ouvrage démontre toutefois que cela ne s’est pas passé comme cela, et qu’il faut donc repenser notre façon de rendre compte du traité de Versailles, et la transmettre d’ailleurs en Allemagne. 

Que ce serait-il passé si la biographie de Wilson était sortie en 1932 ? Freud était vivant et, aux côtés de Bullitt, aurait pu défendre ce livre, à la radio, dans les journaux, etc. Ils auraient pu ainsi saisir l’opinion mondiale d’une interprétation plus véridique du traité de Versailles démontrant que le principal responsable du désordre alors en cours en Europe était Wilson lui-même. C’eut été aussi une mise en garde, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, contre la folie des dirigeants. Bullitt croyait depuis le départ que la solution était dans la réconciliation franco-allemande.   

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Si l’ouvrage est publié si tardivement, c’est parce qu’il craint, à partir de 1945, dans un contexte de guerre froide avec l’Union soviétique et le communisme, que certains passages du livre soient trop défavorables aux États-Unis. Il pense alors que le libéralisme politique ne peut pas résister au communisme et que seule une force sociale comme celle que crée le lien religieux peut résister à une autre idéologie religieuse, qui est celle du communisme, raison pour laquelle il coupe les passages qui pourraient nuire au christianisme. Pour autant, il n’a pas détruit le manuscrit original. Il savait donc bien qu’un jour ce manuscrit serait retrouvé, donc publié, et voilà ce jour venu. 

LVSL – Entre temps eut lieu le grand désastre du XXe siècle que l’on pouvait prévoir à travers la prophétie auto-réalisatrice de Keynes, lors de laquelle Bullitt s’engage d’ailleurs aux côtés de la France Libre. 

P. W. – Dans un premier temps, jusqu’en 1940, il va d’abord essayer d’aider la France à s’armer d’avions militaires parce que nous sommes très en retard dans la construction d’avions modernes par rapport à l’Allemagne. Avec Jean Monnet, il va mener une opération d’achats de centaines d’avions aux États-Unis.  Roosevelt le soutient, jusqu’à se fâcher avec le Congrès et son administration.  

Puis, rentré aux États-Unis, il alerte Roosevelt en janvier 1943 qu’il n’est pas nécessaire, dans le cadre d’un soutien légitime à Staline contre Hitler, d’aller jusqu’à lui abandonner l’Europe de l’Est et la Chine. Il n’est pas entendu et s’engage alors dans les Forces françaises libres. De Gaulle l’affecte auprès l’État-major de De Lattre du débarquement en Provence jusqu’à la victoire. Après la guerre, il poursuit sa propre diplomatie en liaison avec De Lattre, d’autres gaullistes de droite et toutes les forces internationales qui luttent contre le communisme. 

LVSL – Cette réflexion sur le pouvoir présidentiel et sur la folie potentielle des dirigeants, dictatoriaux mais aussi démocratiques, semble particulièrement pertinente dans la période que nous traversons. Vous concluez d’ailleurs votre ouvrage en estimant qu’« Aujourd’hui, la question posée par Freud et par Bullitt est plus que jamais d’actualité. Comment empêcher une personnalité instable d’accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? » Au terme de cette étude passionnante, avez-vous trouvé une réponse à cette question ?  

P. W. – Bullitt en était arrivé à dire que quelque soit le président, fou comme Wilson, ou non, comme Roosevelt, le régime présidentiel est nuisible. Il isole le dirigeant politique et comme il est quasi inamovible, le rend irresponsable de ses actes. Bullitt était ainsi devenu partisan, ce qui est rare pour les Américains, d’un régime parlementaire. 

Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Si l’on conserve un régime d’élection du président au suffrage universel, la question de savoir comment se prémunir d’une personnalité dont on n’a pas su saisir le déséquilibre est légitime. On fait passer moins de tests aux dirigeants politiques avant de les élire qu’une entreprise à un cadre lors d’un recrutement…  Quels pourraient être vis-à-vis du président les garde-fous ? Il y a d’abord la limitation de la durée des mandats, ce qui s’est passé aux États-Unis après les quatre exercices de Roosevelt. Ensuite, on l’a vu dans le cas de Trump, il y a le fait d’avoir un Parlement indépendant, ce que nous n’avons pas en France et ce qui constitue un vrai problème. Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Enfin, il y a d’autres dispositions, qui existent aux États-Unis par exemple au niveau des États, comme le référendum révocatoire. Une procédure vient d’ailleurs d’être intentée contre le gouverneur de Californie, qui compte près de quarante millions d’habitants, ce qui en fait un très grand État. En France, on pourrait imaginer des référendums révocatoires, évidemment avec un certain seuil de signatures à atteindre et dans des conditions exigeantes, pas simplement vis-à-vis du président de la République, mais au niveau de tous les responsables qui détiennent un pouvoir exécutif.  

LVSL – À ce sujet, et à l’instar de Wilson, les crises internationales sont propices à la mise en scène d’hommes ou de femmes d’État dans la posture de faiseurs de paix ou au contraire de chefs de guerre. Pensez-vous que l’on peut déceler derrière ce type d’attitude narcissique une forme psychique particulière ? 

P. W. – Il y a un rapport à l’usage des mots. Un travail pourrait être fait par des linguistes et des psychologues sur ce sujet. Par exemple, Wilson a un très grand talent oratoire. Or, c’est par les mots, par le verbe, qu’un dirigeant ou une dirigeante séduit son électorat. Mais Wilson avait un rapport particulier aux mots : une fois qu’il les avait prononcés, il fallait que toutes ses actions puissent être rattachées à ce qu’il avait dit. Cela menait parfois à des situations absurdes, puisque dès lors qu’on arrivait à établir un rapport, même totalement alambiqué, il pouvait l’approuver.  

D’une certaine façon, avec Emmanuel Macron, c’est un peu l’inverse. Il n’a strictement aucun attachement aux mots qu’il prononce. Cela fut par exemple perceptible au moment du dernier sommet de Versailles sur l’Ukraine, lorsque interrogé sur une chaîne française, il se déclarait pessimiste et la minute d’après sur une chaîne américaine optimiste. Emmanuel Macron veut avant tout séduire son interlocuteur et va donc prononcer les mots que celui-ci veut entendre, sans avoir le moindre attachement à ses propres paroles. 

Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.

Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat, Grasset, 2022, 480 p., 25€.

En ce sens, ce sont deux rapports au langage qui sont particuliers, parce que les individus lambda ont un rapport sain à leurs mots, ils disent en général ce qu’ils pensent, ils disent les choses telles qu’il les ressentent, quitte après à convenir de s’être trompés ou d’avoir changé d’avis. L’inverse de l’attachement absolu ou du détachement total. Ces indices que l’on peut noter mériteraient d’être étudiés par des spécialistes, d’autant plus que c’est par les mots que l’élection se fait, par le rapport à la séduction qu’ils entretiennent. Ce travail d’étude du langage de nos dirigeants nous permettrait de prendre de la distance avec les discours politiques. Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.

L’écologie, grande absente du second tour

© William Bouchardon pour Le Vent Se Lève

La dernière chance pour limiter le désastre climatique annoncé vient-elle de nous échapper ? Alors que le dernier rapport du GIEC évoque une fenêtre de trois ans pour échapper au pire, le retour du duel Macron-Le Pen promet au contraire cinq années d’inaction et de greenwashing supplémentaires. Les promesses maintes fois trahies du président sortant et la vacuité du programme écologique de la candidate du RN sont en effet le signe d’un dédain marqué à l’égard des enjeux environnementaux. Ceux-ci sont maladroitement instrumentalisés afin de séduire l’électorat de l’Union Populaire. Décryptage.

L’urgence climatique n’est plus à établir. La succession à un rythme toujours accéléré de vagues de chaleur, de sécheresses, d’ouragans, d’incendies colossaux et d’autres phénomènes de même nature nous le rappelle désormais régulièrement. En parallèle, d’autres crises environnementales majeures se précisent : sixième extinction de masse, zoonoses, pauvreté des sols, accumulation de déchets… Malgré l’importance de ces enjeux, le temps d’antenne qui leur a été consacré durant la campagne présidentielle est ridicule : 5% selon les calculs de l’ONG L’affaire du siècle. Avec la non-qualification de Jean-Luc Mélenchon au second tour, ces thématiques ont même pratiquement disparu du débat public. Multipliant grossièrement les appels du pied à l’électorat de ce dernier, les deux finalistes ont cependant quelque peu évoqué cet enjeu. Mais le vide absolu de leurs propositions a très peu de chances de convaincre.

Macron : des promesses creuses contredites par son bilan

Spécialiste des slogans publicitaires et des coups de com, Emmanuel Macron a récemment mis en scène un énième changement de sa personnalité et de sa « vision » de la France. Lors d’un discours à Marseille réunissant péniblement une audience de 2500 personnes, le Président-candidat a ainsi déclaré « la politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas » et formulé quelques vagues propositions pour y parvenir. Un peu plus tard, au micro de France Culture, en bon énarque récitant ses fiches, il a également évoqué combien la pensée du philosophe écologiste Bruno Latour l’avait transcendée. Une confession qui rappelle celle d’Edouard Philippe, qui se déclarait en 2018 « obsédé » par la question de l’effondrement, tout en affirmant dans la foulée qu’il fallait bien sûr continuer de « croître ». Le logiciel de pensée des macronistes étant incapable d’imaginer autre chose que la maximisation des profits privés, une telle contradiction n’est guère surprenante.

L’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre.

Cependant, après cinq ans au pouvoir, les contradictions béantes entre les discours et la réalité sont devenues flagrantes. Sous le dernier quinquennat, l’État a ainsi été condamné deux fois pour inaction climatique, la sortie du glyphosate n’a pas eu lieu, les pesticides néonicotinoïdes ont été réintroduits, l’éolien offshore accuse toujours un retard considérable par rapport à nos voisins, les centrales à charbon n’ont pas toutes été fermées… La liste des renoncements et des fausses promesses est extrêmement longue et les militants écologistes qui les dénoncent ont été particulièrement caricaturés et violentés au cours des cinq dernières années.

Deux séquences ont particulièrement mis en lumière combien l’action écologique du pouvoir macroniste s’apparente à du simple greenwashing : la démission de Nicolas Hulot et la loi climat. Si l’entrée du présentateur de télé au gouvernement était un joli coup politique, sa démission fracassante sur France Inter, dès 2018, doucha les espoirs de ceux qui espéraient encore que le Président disrupteur se préoccupe de ces enjeux. En dénonçant les lobbys et la politique inefficace des « petits pas », Nicolas Hulot avait déjà pointé du doigt combien Macron avait fait le choix de l’inaction. Après l’éruption des gilets jaunes suite à une surtaxe sur le carburant destinée à compenser la fin de l’ISF et les nombreuses « marches pour le climat », Emmanuel Macron a de nouveau tenté de verdir son action en mettant en place la convention citoyenne pour le climat. Exercice démocratique intéressant, le dispositif permit l’émergence de propositions concrètes, aux effets tangibles sur l’environnement et étant largement approuvées par l’opinion publique. Mais revenant une nouvelle fois sur ses promesses, Macron finit par s’inventer des « jokers », renoncer au référendum et tout faire réécrire par des lobbys. Au final, seules 10% des propositions, évidemment les moins ambitieuses et les moins contraignantes, furent reprises. Invités à donner leur avis sur la loi supposée reprendre leur travail, les 150 citoyens tirés au sort lui donnèrent une note de 3 sur 10…

Pour moins trahir ses promesses, le chantre du « Make Our Planet Great Again » se contente désormais de blabla sans aucun engagement concret. A Marseille, il a par exemple proposé de nommer un Premier Ministre directement chargé de la planification écologique, mais sans fixer d’objectifs clairs ni de budget. Le destin du Haut-Commissariat au Plan, visiblement ressuscité avant tout pour offrir un poste à un allié encombrant (François Bayrou), n’est quant à lui pas précisé. Enfin, sur le modèle des applaudissements aux soignants méprisés, Emmanuel Macron a proposé une fête de la nature… qui existe déjà. En matière environnementale, le vote pour Emmanuel Macron se résumera donc à interdire les touillettes en plastique pendant que le Premier ministre se rend à son bureau de vote en jet privé.

Marine Le Pen : l’autre candidate de l’inaction

La candidate d’extrême-droite semble elle aussi survoler complètement l’enjeu environnemental. Dans son livret consacré à l’écologie, on trouve une litanie de phrases creuses et d’illustrations issues de banques d’image, mais bien peu de propositions concrètes. La plupart des assertions (« ce n’est pas la croissance qui doit s’arrêter, c’est le contenu de la croissance qui doit changer » ou « l’innovation technologique, sociale et territoriale, autant et plus que technique, sera la ressource essentielle de notre politique ») sont à tout le moins peu engageantes. Comme son concurrent, elle propose de laisser les lobbys fixer eux-mêmes les règles dans de nombreux domaines, via des concertations avec les entreprises et les syndicats agricoles. Dans la vision de Marine Le Pen, le changement est également supposé venir du consommateur, qui, « par simple lecture du QR code » aura accès à « tout ce qu’il peut désirer connaître sur la société productrice, le mode de production, d’élevage, d’abattage, les circuits de distribution. » En bref, la main invisible du marché est censée répondre à la catastrophe environnementale.

Certaines mesures relèvent même du registre du ridicule tant elles ne paraissent pas sérieuses. En matière énergétique, la candidate RN souhaite par exemple instaurer un moratoire sur l’éolien et le solaire et démonter les éoliennes existantes ! Pour sortir de « l’impasse énergétique provoquée par la préférence irrationnelle pour les énergies renouvelables », elle s’en remet aux barrages hydroélectriques – une énergie renouvelable dont le potentiel de développement est déjà pratiquement au maximum – et surtout au nucléaire. La construction de nouveaux réacteurs paraît pourtant aujourd’hui difficile, comme en témoignent les déboires de l’EPR de Flamanville. Du reste, le rapport de RTE affirme que le nucléaire seul, comprenant à la fois des nouveaux réacteurs et la prolongation de réacteurs actuels, ne peut assurer la demande prévue pour 2050. Sur le volet des transports, seule une baisse de la TVA sur les carburants est proposée (de 20% actuellement à 5,5%), le développement du train ou du vélo étant totalement ignoré. La mesure vise bien sûr à séduire l’électorat de la France périphérique, mais en condamnant ces derniers à rester dépendants de leur voiture. En outre, elle bénéficiera davantage aux plus riches, qui roulent plus et polluent plus de manière générale.

Enfin, le programme écologique du RN s’articule autour de l’idée d’une relocalisation des chaînes de production et de l’opposition au libre-échange. On ne peut qu’approuver l’orientation générale. Mais le « localisme » ne fait l’objet de pratiquement aucune proposition concrète. Une préférence nationale, voire locale, et en faveur des PME plutôt que des grandes entreprises est bien évoquée, mais celle-ci irait en contradiction avec la « concurrence libre et non faussée » chérie par Bruxelles. Or, contrairement à 2017, Marine Le Pen n’entend aucunement s’opposer aux institutions européennes. Les chances de voir une telle mesure traduite en actes sont donc proches de zéro. Pas à une contradiction près, la candidate se félicite d’ailleurs que « la France figure dans les cinq pays où l’environnement est le moins dégradé » – sans citer sa source – alors même que 49% de nos émissions sont importées. Oubliant ce léger « détail », Marine Le Pen estime par contre que la France doit « apprécier chaque année sa trajectoire de réduction carbone en fonction des trajectoires des autres pays ».

Ainsi l’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre. Face à une affiche aussi déprimante, la bataille pour la reconstruction écologique du pays apparaît bien mal engagée. Toutefois, malgré les pouvoirs considérables qu’offre le poste de Président de la République, les élections législatives et la rue peuvent permettre de changer le rapport de forces. L’abandon de grands projets inutiles, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le centre commercial géant Europacity ou le Center Parcs de Roybon nous rappellent ainsi que des victoires demeurent possibles. Sur le plan environnemental comme sur celui des autres luttes, le quinquennat qui s’ouvre s’annonce donc très agité.

Cette gauche qui n’en finit pas de mourir

La sanction est tombée : Yannick Jadot n’a pas atteint le seuil des 5% de voix permettant le remboursement des frais de campagne et en est réduit à quémander des dons. Anne Hidalgo réussit l’exploit de diviser le score de Benoît Hamon par trois, à 1,74%, faisant découvrir au parti de François Hollande de nouveaux abysses. Il ne s’agit nullement d’un accident mais de l’aboutissement d’un processus de long terme. Pris en tenaille entre la radicalisation du bloc élitaire – qui s’est massivement tourné vers Emmanuel Macron – et la lassitude des classes populaires, ces deux partis ont peiné à exister ces derniers mois. Vestiges d’une époque où la polarisation de la société française n’avait pas atteint de tels degrés, le Parti socialiste (PS) et Europe Écologie Les Verts (EELV) semblent condamnés à se replier sur leurs bastions locaux et à abandonner toute ambition nationale.

Qu’est-ce qui explique des scores aussi faibles pour les candidatures écologiste et socialiste, qui escomptaient pour des raisons diverses de biens meilleurs résultats ? Le vote utile pour le candidat de l’Union populaire est une explication certes tentante, mais trop facile : cet effondrement des gauches est largement dû à leurs propres limites. Médiocrité des dirigeants, faiblesse des programmes, inanité des stratégies déployées, fatigue des électeurs… Celles-ci ne manquent pas. Leur premier péché semble résider dans leur cécité vis-à-vis de l’époque. Qu’on se le dise, la France, le monde, ne sont plus en 2012 et encore moins en 1981. La pandémie et la crise polymorphe qu’elle porte a renforcé une tendance de fond. Nous assistons depuis des années à une intensification des antagonismes sociaux, qui se traduit dans le paysage politique par l’obsolescence des mouvements qui l’ignorent.

2017-2022 : cinq ans de déni aboutissent à l’humiliation

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 avait à elle seule donné le signal d’une recomposition de ce paysage que la gauche sociale-démocrate a refusé de voir. En vampirisant ses électeurs comme ses cadres, le nouveau gouvernement lui laissait bien peu d’espace, tout en menant une politique mettant de plus en plus nettement la barre à droite. Un bloc portant un « projet d’extrême centre » se forme ainsi, comme le nomme Emmanuel Macron le 15 avril dernier au micro de Guillaume Erner. Ce bloc rassemble les « gagnants de la mondialisation » ou ceux pensant pouvoir en profiter. Face à lui, le Rassemblement national propose un bloc tentant d’unir agressivement les différentes classes contre l’ennemi intérieur qui sert d’extériorité constitutive au projet frontiste. Voilà pour les options en lice au second tour. Un troisième bloc, celui de l’Union populaire, s’affirme tout de même dans les urnes.

Beaucoup a été dit sur la composition sociale des différents électorats, et plus encore sera écrit sur cette question. Notons simplement que si le président sortant agrège très nettement les classes supérieures, ses deux challengers sont plus hétérogènes. Ce qui leur donne leur cohérence repose donc dans une adhésion identitaire à un ou une candidate, à un programme, à des symboles, voire à une histoire. Il n’est bien sûr pas certain que ces électorats soient pérennes tant les clivages évoluent rapidement en fonction des intérêts et opportunités du moment. Mais leur poids est suffisant pour avoir asséché tout espace intermédiaire.

Si ce qui reste du Parti communiste français ne pouvait attendre un miracle, le Parti socialiste comme Europe écologie faisaient leur calcul en se basant sur les bons résultats passés – en tant que principal parti de gauche pour le PS, ou lors des élections européennes et municipales favorisant l’électorat diplômé pour EELV. Ces partis refusent donc de s’inscrire dans les nouveaux blocs apparus dès 2017 : la proposition élitaire d’Emmanuel Macron comme le style populiste de Jean-Luc Mélenchon les révulsent, ne leur permettant pas d’assumer clairement de se placer dans le sillage d’un des deux. Ils ne comprennent pas le raidissement et la radicalisation du pouvoir face aux oppositions populaires. Leur logiciel est périmé. Il faut se rappeler qu’en 2011, le think tank Terra Nova proposait au PS une stratégie abandonnant définitivement les classes populaires au profit d’une coalition urbaine et diplômée. Le dégagisme chassant Nicolas Sarkozy du pouvoir semblait confirmer leur intuition. Dix ans plus tard, cette stratégie a fait exploser l’électorat socialiste, amenant le parti au bord du gouffre.

Plusieurs parcours pour une même trajectoire vers l’abîme

Si le PS a pu survivre jusqu’ici, c’est grâce à son maillage d’élus locaux, remplissant ses caisses, mettant à disposition leur logistique et leurs réseaux. Ces élus ne représentent pas un vaste soutien populaire mais résultent de conjonctures locales favorables, de jeux d’alliance et de baronnies fidélisant une clientèle. De tels élus habitués des conseils municipaux et des congrès se retrouvent soudainement propulsés dans une campagne électorale nationale, en butte à la violence sociale, à l’éternel retour du réel. Le poids du quinquennat de François Hollande les marque du stigmate de la trahison alors que le flou de leurs propositions actuelles ne les distingue guère de leurs concurrents. Anne Hidalgo comme plus tôt Christiane Taubira sont incapables de s’adresser à une vaste majorité de la population qui en retour perçoit bien que ces gens s’adressent à elle depuis leur bulle feutrée. Comment alors récolter autre chose qu’un grand mépris ?

Quant à EELV, ses cadres vieillissants ont pour la plupart abandonné les références altermondialistes au profit d’un social-libéralisme teinté d’éléments de langage environnementaux, qui feraient passer le greenwashing de la grande industrie pour un engagement radical. Le parti a bien intégré de nouvelles générations militantes avec les « marches pour le climat ». Mais celles-ci proviennent de couches sociales favorisées, rarement socialisées dans les mouvements contestataires classiques. Cadres et militants restent désespérément prisonniers de leur classe : leur progressisme est un libéralisme à l’américaine, compatible dans l’ensemble avec le gouvernement en place pour peu que celui-ci daigne leur donner quelques gages symboliques d’inclusivité verte.

EELV paye en 2022 le prix de sa terrible carence idéologique. Les pénibles interventions de son candidat Yannick Jadot, catastrophique sur les questions de géopolitique, paresseux sur les enjeux européens, inconséquent sur les questions sociales, lui aliènent des classes populaires pourtant de plus en plus sensibles aux enjeux environnementaux. Faute de pouvoir changer sa nature, EELV subsiste donc sous la forme d’un vote moral, permettant à des individus diplômés, progressistes et plutôt aisés de se donner bonne conscience. Trop bourgeois et libéral pour aller vers Jean-Luc Mélenchon, trop humaniste pour adhérer au néolibéralisme agressif d’Emmanuel Macron, l’électeur écologiste est tiraillé – et peut s’inquiéter de la survie de son parti.

Le résultat des négociations en cours en vue des élections législatives, puis de ce scrutin, sont imprévisibles : vont-elles venir parachever la marginalisation du ventre mou social-démocrate au profit d’autres forces, ou lui permettront-elles au contraire de se refaire une jeunesse sur les bancs de l’Assemblée, sous ses couleurs ou celles d’un autre parti ? Il est en tout cas probable que le mouvement de prise en tenaille ayant dévasté le PS comme EELV en ce mois d’avril 2022 ne cesse pas. Au regard des nouvelles rythmant l’actualité mondiale ces dernières années, il serait dommage de ne pas en profiter pour solder les comptes avec les représentants d’une gauche qui aura trahi les intérêts des classes populaires jusque dans la tombe.

« C’est la révolution française qui a inventé l’idée du RIC » – Entretien avec Clara Egger

Le RIC était une revendication phare des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour « Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent ?

Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen. 

Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.

Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.

Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.

LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?

C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.

Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.

LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?

C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.

Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives. 

Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.

L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.

Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.

Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.

« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »

On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte. 

Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?

C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.

Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires. 

Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.

« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »

C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs. 

Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.

LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?

C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat. 

Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.

L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.

Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.

La politologue Clara Egger. © Thomas Binet

Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.

C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil. 

Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.

LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?

C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.

Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte. 

LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ? 

C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !

« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »

Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement. 

Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.

La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.

LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ? 

C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.

Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée ! 

Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !

Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.

LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ? 

C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir. 

La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…

LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?

C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.

Le RIC c’est le droit des minorités à influer sur les débats, Il faut donc que le seuil de signatures soit actionnable. S’il est trop élevé, comme au Vénézuela où c’est trois millions de personnes en quinze jours, c’est impossible, seuls de grands pouvoirs économiques peuvent s’en saisir. C’est d’ailleurs par l’achat de signatures par des grands groupes qu’a été lancée la procédure de destitution de Hugo Chavez (après plusieurs tentatives, un référendum révocatoire contre Hugo Chavez fut organisé en 2004. 59% des Vénézuéliens choisirent de maintenir Chavez à son poste, ndlr).

« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »

Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible. 

Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC. 

LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ? 

C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.

LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ? 

C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.

Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.

Eliane Assassi : « Le recours aux cabinets privés est devenu un réflexe »

La crise sanitaire a pleinement illustré la dépendance de l’Etat aux cabinets de conseil. Très présents dans les entreprises, ces sociétés ont peu à peu gagné en influence au sein des institutions publiques : en quatre ans, près de 2,4 milliards d’euros ont été engloutis par ces cabinets. La sénatrice Eliane Assassi, ainsi que ses collègues du groupe communiste républicain, citoyen et écologiste (CRCE), a utilisé son droit de tirage annuel pour enquêter sur cette situation préoccupante. Nous l’avons interrogé afin de revenir sur les principaux points soulevés par la « Commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques ». Entretien réalisé par Jules Brion, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Vous affirmez que, si la crise a mis en lumière l’intervention des consultants dans la conduite des politique publiques, ce n’est en réalité que « la face émergée de l’iceberg ». Votre enquête vous conduit à considérer la République prisonnière d’un « phénomène tentaculaire ».

Éliane Assassi : Beaucoup de journaux avaient déjà fait des travaux d’enquête sur l’évasion fiscale, sur l’utilisation du CIR (Crédit Impôt Recherche, ndlr), du CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi, ndlr). J’avais eu l’idée, il y a déjà un certain temps, de faire un travail d’investigation sur les cabinets privés. J’étais pourtant loin d’imaginer que ce puisse être une commission d’enquête. Puis la crise sanitaire est survenue. C’est lors de cet épisode que l’on a aperçu un consultant d’un cabinet prendre la parole dans une réunion en présence d’Olivier Véran. Nous pensions alors que c’était une personne de l’administration du ministère de la Santé. Que nenni, c’était un consultant ! Interrogé par les parlementaires, le ministre était déjà sur la défensive en expliquant que ce recours n’avait rien d’anormal. 

« Ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. »

Il est vrai que le recours aux cabinets privés existe depuis le XIXème siècle mais le réel marqueur de leur présence a été la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) mise en place par Nicolas Sarkozy. Cette politique prônait la réduction des dépenses publiques et donc du nombre de fonctionnaires. On s’est donc aperçu, pendant le mandat Sarkozy, que l’Etat avait effectivement fait beaucoup appel à des cabinets privé et que ça s’était ensuite un peu tassé sous François Hollande. Dès l’arrivée d’Emmanuel Macron, c’est reparti de plus belle… Pour être honnête avec vous, j’ai moi-même été vraiment surprise par le côté vertigineux de ce recours à des cabinets privés sur des missions qui, me semble-t-il, auraient pu être assumées par l’administration. Le but de la commission d’enquête du Sénat n’était donc pas de faire un procès d’intention. Tout est factuel, nous avons les chiffres qui démontrent nos dires. C’est justement parce qu’il est sérieux et rigoureux qu’il a été voté à l’unanimité.

LVSL : En lisant votre rapport, on a l’impression que la classe politique française confie l’intérêt général de la Nation à des cabinets qui conseillent également des intérêts particuliers.

É.A. : Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup dans la classe politique prônent la réduction du nombre de fonctionnaires, y compris noir sur blanc dans les programmes des élections présidentielles. Je pense qu’un certain nombre de ceux qui nous gouvernent aujourd’hui ont la volonté d’installer un autre système, d’en finir avec nos services publics et notre administration de façon générale. Il ne peut en être autrement quand des sujets aussi structurants pour la vie des gens et du pays sont confiés à des cabinets privés. On s’est aperçu que le recours à ces cabinets privés est devenu un réflexe. De fait, sitôt qu’il y a un problème, une question ou une urgence comme la crise sanitaire, l’Etat appuie sur le bouton pour faire appel à un cabinet privé afin d’intervenir en lieu et place de notre administration. C’est une logique ultra-libérale qui s’installe insidieusement. C’est cela même qui est choquant pour une femme de gauche comme moi. Quiconque a le sens de l’intérêt général et de la République est en droit de s’interroger sur ce phénomène. Je ne dis pas que ce rapport va régler le problème – mais au moins le sujet investit dorénavant l’espace publique. On ne pourra plus dire : « on ne savait pas ». On a fait la démonstration d’un système.

LVSL : L’Etat semble lui-même faciliter, voire automatiser, le recours à ces cabinets. Pouvez-vous revenir sur l’importance qu’ont pris l’accord cadre de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la règle du « tourniquet » ?

É.A. : Le gouvernement, différents ministres et même le Président de la République sont sur la défensive sur ce sujet et nous disent : « toutes les procédures sont respectées ». C’est vrai : les marchés publics et les appels d’offres sont réalisés dans le respect des règles. Sauf qu’il y a le problème du tourniquet qui tombe souvent en panne… Ce « tourniquet » interdit théoriquement à ce qu’un cabinet puisse effectuer deux fois de suite une mission afin d’éviter les monopoles. Pourtant, on s’aperçoit souvent que des cabinets, au titre du droit de suite (le cabinet qui a assuré une commande peut-être reconduit pour assurer la continuité d’une mission, ndlr), bénéficient de plusieurs contrats de suite. 

Normalement il y a des évaluations des cabinets mais on se demande parfois s’ils sont vraiment choisis pour la mission qu’ils devraient mener. On sait par exemple que des missions payées à ces cabinets n’ont pas été menées à leur terme. Des rapports ont été rendus par des cabinets conseil qui sont parfois de simples copiés-collés de missions qu’ils ont pu faire dans d’autres pays. Même si les cabinets sont, paraît-il, très intelligents, nous le sommes encore plus et nous nous sommes aperçus qu’un document rendu était exactement le même que celui qu’ils avaient produit en Australie…

« Les documents transmis par le ministère des solidarités et de la santé peuvent présenter une certaine ressemblance avec un PowerPoint conçu par McKinsey pour le gouvernement australien. »

Citation issue du rapport sénatorial.

Il y a également des rapports qui ont été réalisés, payés et qui se résument à cinquante pages d’un Powerpoint. C’est le cas d’une mission confiée à McKinsey sur la réforme des retraites, qui n’a pas eu lieu pour les raisons que l’on connaît. Il nous reviendra de renforcer la loi et d’aller beaucoup plus loin que les constats qui sont faits dans ce rapport, lorsque nous déposerons la proposition de loi transpartisane. Après ce rapport, il y aura donc un débat de nature politique et démocratique sur des propositions de réforme.

LVSL : Les interventions « behind the scene » sont devenues la norme : les consultants sont incités à rester discrets et à travailler en « équipes intégrées » chez leurs clients. Vous notez que les agents « sont alors quasiment assimilés à des agents publics, qu’ils considèrent comme des collègues de travail ». N’existe-t-il pas un risque que ces entreprises remplacent petit à petit les agents de l’administration publique ?

É.A. : Les cabinets de conseil ont une politique d’entrisme : ils intègrent des services de l’Etat. Parfois, sur les en-têtes de rapport, les logos des cabinets et des ministères se confondent. On ne sait pas qu’ils sont consultants, on pense que ce sont des agents de l’administration publique. C’est une stratégie assez bien rodée de la part des entreprises privées mais, comme nous sommes extrêmement sérieux et rigoureux, nous avons trouvé des notes produites par des consultants avec l’en-tête des ministères. On a le fameux cas d’une évaluation de la crise sanitaire réalisée pour le ministre Olivier Véran où n’apparaît pas le logo de McKinsey alors qu’on a connaissance d’autres missions qui ont été remises avec le logo du cabinet. C’est pour cela que nous disons qu’il y a un problème de transparence, d’opacité. On a des cabinets qui affichent leur logo alors que d’autres ne le font pas. 

NDLR : Pour en savoir plus sur le remplacement des fonctionnaires par les cabinets de conseil, lire sur LVSL l’article du même auteur : « McKinseygate : vers la fin de la fonction publique ? »

LVSL : Justement, s’il est de notoriété publique que l’entrisme est l’une stratégie des consultants, est-ce que l’État la facilite ?

É.A. : Vous savez, je m’interroge beaucoup, je me pose une question : qui dirige notre pays aujourd’hui ? De fait, je me rends compte que des ministres ne semblent pas être au courant de ces pratiques, ce qui est quand même assez grave… Quand on a des cabinets ministériels et des consultants qui produisent des notes avec leurs signatures sur l’en-tête du ministère, qui a validé cela ? Est-ce le ministre ou quelqu’un du cabinet ministériel ou quelqu’un du secrétariat général du gouvernement, du secrétariat général de l’Elysée ? Ça pose question. 

« Les livrables de McKinsey comportent dans un premier temps le logo du cabinet. À compter d’avril 2020, ils sont toutefois présentés sous le sceau de l’administration, ce qui ne permet pas de distinguer l’apport de McKinsey et celui des agents publics. »

Citation issue du rapport sénatorial.

LVSL : L’action publique devient donc de plus en plus opaque…

É.A. : Oui, exactement. Certains documents que l’on s’est procurés qui ont été produits par des cabinets de conseil étaient utilisés en Conseil de Défense où ils servaient de base de discussion. Ce qui veut dire que ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. Quand on parle d’opacité, en voilà un bel exemple… Moi-même qui suis présidente d’un groupe parlementaire, je ne sais pas qui fait partie de cette institution. 

LVSL : En théorie, ces entreprises ne sont pas censées avoir d’influence sur les décisions qui vont être prises par l’Etat. Pourtant, vous montrez que les cabinets de conseil priorisent souvent certains des scénarios qu’ils proposent.

É.A. : C’est une commande politique, donc les cabinets y répondent. Mais il arrive souvent que les cabinets produisent plusieurs hypothèses et que parmi celles-ci, certaines soient appuyées plus que d’autres.

Des cabinets de conseil – et je le répète, je ne suis pas contre les cabinets de conseil – étaient de connivence avec celui qui est devenu président de la République avant même qu’il soit candidat à l’élection présidentielle de 2017. Des cabinets ont travaillé à la rédaction du rapport Attali. Et qui était secrétaire général adjoint de l’Elysée à ce moment-là ? C’était Monsieur Macron. Et on retrouve ces mêmes cabinets après qui ont travaillé gratuitement dans la stratégie de campagne d’Emmanuel Macron. On ne me fera jamais croire qu’il n’y a pas le partage d’une certaine idéologie ou en tout cas de choix de société, c’est évident quand on trouve des mails échangés entre McKinsey et la République en Marche… 

LVSL : Vous notez le coût particulièrement élevé de certaines missions, l’Etat déboursant parfois jusqu’à 2400 euros par jour et par personne pour rémunérer ces cabinets. Certains défendent l’utilisation massive des cabinets de conseil en louant l’efficacité et les compétences du secteur privé. Le recours à ces entreprises apporte-t-il systématiquement une plus-value pour l’action publique ? 

É.A. : Les coûts sont évalués à 1500-2000 euros par jour et, quand vous enlevez les charges, on peut évaluer la journée des consultants comprise entre 800 et 1200 euros. Je rappelle quand même qu’un agent de la fonction publique territoriale de catégorie C touche à peine le SMIC… sur un mois. Donc ce sont quand même des sommes astronomiques qui sont versées. Je m’élève contre la fausse rumeur, qui est trop souvent dite et complètement fausse, à savoir que ce serait la crise sanitaire qui aurait provoqué le plus de dépenses. De fait, sur le milliard global, la crise sanitaire c’est 46 millions d’euros… 

LVSL : Vous notez d’ailleurs une dépendance totale dans le secteur de l’informatique.

É.A. : Oui. C’est l’argument que tous utilisent pour justifier la présence des cabinets de conseil. ll est vrai que la France a pris du retard dans ce domaine. Pour ma part, ce n’est pas le sujet qui me trouble le plus.

« On a parlé du milliard. Je vous invite à regarder le détail. Les trois quarts (…) sont des recours à des prestataires informatiques et des entreprises pour financer le cyber et l’évolution aux nouveaux risques. »

Emmanuel Macron, le 28 mars à Dijon

Ce qui m’interroge bien plus c’est la protection des données. Des cabinets interviennent pour organiser un réseau de logiciels, un réseau de cyber-sécurité. Premièrement ça ne fonctionne pas toujours comme prévu. Le projet « Scribe », porté par la police nationale et par le cabinet Capgemini, a échoué. Mais quand les projets fonctionnent, les cabinets repartent avec les clefs. De fait, ils peuvent avoir des données personnelles sur vous, sur moi, sur n’importe qui. Quand on a recours à des sociétés internationales, que font-ils de ces données ? Sans entrer dans du complotisme, c’est une question concrète de souveraineté. 

LVSL : De multiples évènements démocratiques du quinquennat – Grand Débat, Convention Citoyenne pour le Climat, etc. – ont été coorganisés par des cabinets de conseil. La République a-t-elle externalisé sa compétence la plus vitale ? 

É.A. : Effectivement, cet aspect est très choquant. D’autant plus lorsque l’on connaît le sort réservé à ces missions. La convention citoyenne sur le climat n’a abouti à rien, du fait du manque de volonté politique de la part d’Emmanuel Macron et non de celle des 150 citoyens qui y ont siégé. C’est une mission – et mon propos ne se veut pas péjoratif – somme toute basique. J’ai moi-même, lorsque j’étais directrice de cabinet auprès d’un maire, organisé des débats publics. On n’a pas besoin d’externaliser ce rapport de proximité avec nos concitoyens dans un espace géographique comme les collectivités. Comme je vous le disais en amont, dès qu’un élu a l’idée de faire une convention citoyenne, il appuie sur le bouton. C’est un pur réflexe. En réalité, ils n’en ont que faire de la démocratie ou des relations avec les citoyens. Ils ont une idée, veulent aller le plus rapidement possible et ne cherchent même pas à savoir si les compétences sont présentes en interne. On appuie sur le bouton et on a un cabinet privé qui répond aux exigences de celui qui fait la commande. Ça ne peut pas fonctionner comme ça ! J’en veux pour preuve que ça n’a pas fonctionné : ces consultations citoyennes, à part du vent, n’ont rien produit de concret pour changer la vie des gens alors que c’en était initialement l’objectif. Et c’est la même chose pour le grand débat national, la convention citoyenne, les débats sur la justice…. Toutes ces initiatives n’ont abouti à rien qui permette de mieux vivre aux Françaises et aux Français, en tout cas à tous ceux qui vivent et travaillent dans notre pays.

LVSL : Justemment, vous considérez qu’il est impératif de ré-internaliser nos compétences. Même si ce processus se ferait sur le long terme, tant notre dépendance à ces cabinets s’est accrue dans les dernières années, quelles mesures seraient à même d’endiguer leur influence ? 

É.A. : La première des choses serait de renforcer notre administration. On a perdu beaucoup de fonctionnaires ces dernières années dans certains secteurs. Tout ça a causé des pertes de compétences au sein de l’administration – même s’il en existe toujours, je tiens à le dire. Et puis, les exemples de ré-internalisation ne manquent pas. Je parlais précédemment du logiciel « Scribe » qui a échoué et qui devait permettre de dématérialiser un certain nombre de procédures policières. Pendant ce temps là, les gendarmes ont produit leur propre logiciel et il marche très bien

Il nous a été dit lors des auditions qu’au sein de la police il y avait la volonté de ré-internaliser un certain nombre de missions, et ce pas que sur l’informatique mais dans différents services. Il en est de même dans le champ de la cyber-sécurité, dans les armées avec la ministre Florence Parly qui nous a évoqué ses projets de ré-internalisation avec une formation des agents du ministère sur un certain nombre de sujets sensibles. 

Cela nécessite effectivement de renforcer quantitativement et qualitativement les effectifs, avec une formation un peu plus soutenue que celle qui existe actuellement dans la fonction publique. Il y a tout un système à revoir. Mais ce système aura la vertu évidente d’embarquer tous les agents de la fonction publique, quelque soit leur grande, dans le même bateau. L’objectif sera de répondre à l’intérêt général et non à celui d’intérêts mercantiles. Néanmoins, si le Président ou son successeur restent dans cette optique politique libérale de supprimer des fonctionnaires, il va arriver un moment où ça va poser des problèmes évidents… 

LVSL : Vous parlez d’une « influence croissante » des cabinets de conseil dans la conduite des politiques publiques. Vous dites même que la Nation s’est transformée en « République du post-it ». Quelle vision de la conduite de l’Etat se diffuse par le prisme des cabinets de conseil ?

É.A. : Le mépris ! De fait, cette affaire est assez troublante. Il y a une infantilisation évidente des agents fonctionnaires. J’ai auditionné des salariés, des hauts fonctionnaires de l’OFRPA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, ndlr) qui nous ont écrit ou que nous avons entendus. Beaucoup montrent que les consultants débarquent dans une administration sans même parfois que les chefs de service soient informés de l’arrivée de ceux-ci. Cela prouve encore une fois que l’on ne cherche même pas à savoir si les compétences pour lesquelles on fait appel à un cabinet privé existent en interne. Les fonctionnaires voient ensuite débarquer dans leurs bureaux des gens qui s’imposent avec des paperboard, des post-it, des logos, des gommettes avec une posture et une attitude qui tend à mépriser les agents, à la fois physique et dans le verbe. 

« Le vocabulaire de la start-up nation me semble peu approprié à notre mission de service public. »

Un agent de l’OFPRA cité dans le rapport

Le cas de l’OFPRA est assez révélateur là dessus. Deux consultants arrivent dans un service avec pour mission officielle de réduire les « stocks » ! On parle de personnes qui demandent refuge en France, ce sont des êtres humains et donc il faut prendre le temps de discuter avec eux. Pourtant, les consultants parlent de stocks et les appellent les « irritants » parce que, parmi les réfugiés, il y a beaucoup de gens qui, selon eux, mentent. Il faudrait donc les traquer et les pister… Mais les agents fonctionnaires sont capables de discernement. Après tout, c’est leur métier d’écouter les demandes et de savoir si elles sont justifiées ou pas. À ce sujet, je ne sais pas quoi répondre. Il y a à la fois les compétences en interne, les personnels qui sont formés avec une formation continue à l’OFRPA puisque forcément la souffrance des gens est diverse. Les agents ont une certaine empathie d’écoute et ils voient débarquer des consultants qui leur disent « nous, on ne fonctionne pas comme ça, tout ce qu’on veut c’est réduire les stocks ». On a là tout le côté méprisant de la chose pour les agents eux-mêmes, leur travail et pour les gens qui souffrent. C’est absolument insupportable. 

Pendant cette mission, de nombreuses choses m’ont choquées mais comme je suis assez sensible à toutes les missions qui relèvent de l’immigration, des réfugiés et des demandeurs d’asile, j’avoue que cette inhumanité m’a bouleversée… Cette déshumanisation est considérable. Je n’en veux pas aux consultants eux-mêmes. Après tout, ils sont simplement missionnés par leur cabinet, ils sont formatés pour agir ainsi. Il y a d’ailleurs des collectifs d’anciens consultants qui expliquent avoir quitté les cabinets du fait de la dimension inhumaine de leur travail. 

LVSL : Comme vous l’avez dit, le rapport ne s’intéresse que marginalement aux collectivités territoriales. Pourtant, beaucoup ont recours à ces cabinets. Pourquoi ne vous êtes-vous pas intéressé à ce phénomène ? 

É.A. : On a 35.000 communes, 101 départements et treize régions. On pourrait faire une commission d’enquête mais il nous faudrait au moins deux ans… Après, le phénomène est bien différent dans les collectivités territoriales. Je vais vous expliquer mon propos à partir de mes expériences passées : j’ai été directrice de cabinet d’une ville de cinquante mille habitants (Drancy, en Seine-Saint-Denis, ndlr) et j’ai fait appel à une entreprise extérieure pour nous accompagner dans la définition d’une nouvelle stratégie de visibilité dans l’espace public. L’entreprise devait définir un nouveau logo et des signalétiques. Dans une collectivité, même de cinquante mille habitants, on n’a pas les compétences pour faire ça. Il y a bien un service communication qui s’occupe du journal, des relations publiques pour organiser des événements dans la ville. Pourtant, à la différence de la situation nationale, il existe de nombreux filtres au sein des collectivités territoriales. Les élus du conseil municipal qui délibèrent, le contrôle de la Chambre régionale des comptes… Ces filtres n’existent apparemment pas avec l’administration d’État. Je pense qu’il y a des ministres qui n’étaient même pas au courant de l’ampleur de ces recours à des cabinets privés. Dans une collectivité c’est différent, vous avez une réelle opposition. J’ai été élue dans une majorité puis ensuite dans l’opposition qui s’empare des arrêtés du maire et des délibérations du conseil municipal… D’emblée, dans la commission nous avons décidé de ne pas mettre dans notre périmètre de mission les collectivités, nous avons tous été élus locaux, nous savons comment elles fonctionnent et, de fait, nous savons la puissance de l’opposition dans une collectivité.