« L’idée était d’apporter notre pierre au débat électoral » – Entretien avec Emmanuel Gras

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Emmanuel Gras © Film Servis Festival Karlovy Vary

Le Vent Se Lève est partenaire du dernier documentaire d’Emmanuel Gras, Un Peuple, sorti en salles le 23 février et consacré au mouvement des gilets jaunes. Tourné entre novembre 2018 et mai 2019, le film suit un groupe d’hommes et de femmes qui enfilent un gilet face à l’augmentation de la taxe sur le prix du carburant. À travers ce documentaire, Emmanuel Gras propose plus qu’un simple portrait de gilets jaunes : il embarque le spectateur dans un moment de cinéma qui prend le temps d’exposer la complexité de ce mouvement et de ce peuple aux revendications multiples et aux modes d’organisation complexes. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa façon de travailler et sur sa perception du mouvement des gilets jaunes. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement votre film ?

Emmanuel Gras – C’est un film à travers lequel j’ai suivi un groupe de gilets jaunes de Chartres pendant six mois. C’est un film qui ne se contente pas de faire un portrait de gens ou un portrait d’un moment du mouvement, mais qui essaye de suivre l’évolution sur toute la durée des principales mobilisations, c’est-à-dire de novembre 2018 à mai 2019. Ce qui m’intéressait le plus, c’était à la fois de comprendre la nécessité pour laquelle ces gens se sont mobilisés mais aussi de voir ce qu’est un mouvement collectif qui se construit ainsi que les difficultés de cette construction, notamment face à une répression très dure. Je voulais donc montrer à la fois des portraits de gens, mais aussi l’évolution d’un collectif.

LVSL – Pourquoi avoir choisi de mettre en avant les gilets jaunes de Chartres en particulier et pourquoi avez-vous insisté sur la vie quotidienne dans ces zones périphériques précarisées ? 

E. G. – Début décembre, je cherchais à aller sur un rond-point, et il n’y avait pas beaucoup d’informations sur les ronds-points occupés. J’habite à Paris, où il n’y avait pas d’occupation de ronds-points. À ce moment-là, une amie m’a dit qu’il y avait un rond-point occupé à Chartres et je suis allé là-bas comme j’aurais pu aller ailleurs. J’ai décidé d’y rester parce que justement, j’ai assez vite compris que ce que je voyais là, ce qui était présent à Chartres, ressemblait à ce qui existait ailleurs. 

Il y avait des différences évidemment, de ronds-points en ronds-points, de régions en régions. Mais globalement, il y avait quand même un commun qui était un commun sociologique. Un commun dans les attitudes et un commun dans le fait que de toute façon, quel que soit le rond-point, c’étaient des gens qui ne se connaissaient pas à l’origine et qui se sont rencontrés et mobilisés ensemble sans être à l’intérieur d’une structure existante. 

Ce n’était pas la peine d’aller sur dix mille ronds-points pour filmer la même chose. Et surtout, ce qui m’intéressait, c’était de creuser un sillon, de creuser un endroit plutôt que de faire un panel de groupes ou de faire une espèce de road trip, comme l’ont bien fait François Ruffin et Gilles Perret [réalisateurs de J’veux du soleil, NDLR]. 

LVSL – Quel a été l’élément déclencheur qui vous a poussé à réaliser un film sur les gilets jaunes ?

E. G. – Au départ, c’est le fait d’être allé à la manifestation du 24 novembre à Paris. En suivant des groupes de gilets jaunes, je voyais qu’il s’agissait d’une population qui ne venait pas de Paris. Ayant fait et filmé beaucoup de manifestations, je sais reconnaître les différentes populations de manifestants. En l’occurrence, je voyais bien que ces gens venaient de province, qu’ils parlaient de « monter sur la capitale ».

J’ai aussi été marqué par la forme de la manifestation qui a convergé aux Champs-Élysées, qui était directement très virulente, avec des barricades sur les Champs-Élysées. Je trouvais la forme de mobilisation vraiment différente de ce que j’avais pu voir, et étais impressionné par le nombre de gens qui étaient présents. C’est cela qui m’intéressait, j’avais senti que c’était quelque chose de populaire et cela représente quelque chose quand on est de gauche. 

Pour certains, il y a le bon peuple et le mauvais peuple. Là, ce n’était pas le bon peuple. Cela m’a d’autant plus intéressé que ce n’était pas un mouvement syndical traditionnel, ni un mouvement de type ZAD. C’était un mouvement qui venait d’un endroit de la société auquel on ne s’attendait pas justement, des zones périphériques, des villes moyennes, mais surtout cela ne venait pas directement du monde du travail, cela venait de zones où les gens sont précarisés, isolés et assez dépolitisés. Le fait que cette mobilisation était en dehors des cadres habituels m’a donné envie d’en voir davantage. 

Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer.

Il se trouve que cela fait quelques années que je filme les manifestations et les forces de l’ordre avec une idée de projet, sans que cela soit vraiment établi. J’y suis allé directement avec une caméra et j’ai filmé les premières manifestations à Paris. Ensuite, quand je suis arrivé sur le rond-point, j’y suis allé directement avec une caméra, sans avoir l’idée d’en faire un film nécessairement, mais dans l’idée que c’était aussi une manière de se présenter, une manière de rencontrer les gens. De toute façon, cela m’intéresse de discuter, de rencontrer, d’en savoir plus. Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer. 

© Les films Velvet

Généralement, quand je fais un sujet documentaire, c’est après y avoir beaucoup réfléchi, après avoir fait des repérages. Or au tout départ, cela se rapprochait presque plus du journalisme : je pose des questions, j’essaye de savoir un peu ce qui se passe et je filme directement, sans être du tout sûr que cela allait faire un film puisque à ce moment-là, on ne savait pas si ce mouvement allait durer plus d’un mois. C’est vraiment à partir de janvier, au moment où le mouvement avait même repris du poil de la bête, que je me suis dit qu’il fallait vraiment faire un film sur le sujet.

LVSL – La différence de votre film par rapport à d’autres, qui traitent aussi du mouvement des gilets jaunes, est son aspect « cinématographique ». Un Peuple est un documentaire avec des moments de cinéma, qui ne peuvent exister dans un docu-reportage. Quelles ont été vos inspirations ?

E. G. – Ma démarche est toujours cinématographique, mon inspiration, c’est la mienne. Mes références, c’est le sujet. Pour moi, c’est le sujet qui amène la forme et non l’inverse. En l’occurrence, par rapport à ce que je ressentais, il y avait deux choses qui me paraissaient essentielles.

Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. 

Tout d’abord, que l’on se sente en immersion, que le spectateur accompagne vraiment les gens à l’écran. Il y a des personnages qui sont ressortis au fur et à mesure du tournage et c’est à travers eux que l’on vit les expériences. Il y a cette identification et cette empathie-là, qui amènent une forme. Pendant les manifestations par exemple, je ne fais pas tellement de plans larges. Je suis vraiment avec les gens, avec un côté brut, pour sentir l’excitation. Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. La répression policière, la question de l’organisation d’une manifestation, la nécessité de s’organiser, sont vécus à travers des scènes, par exemple quand Agnès essaye de faire remonter les manifestants parce qu’elle a déclaré en son nom la manifestation. C’est à travers son expérience et ses sensations que l’on vit le moment. Ce n’est pas en expliquant quelque chose.

© Les films Velvet

De même, une autre chose très importante dans le film, c’est l’aspect un peu grandiose du mouvement. Disons qu’il était continuellement sur un fil entre l’incroyable de ce que les gilets jaunes arrivaient à faire et en même temps un aspect bringuebalant. Je voulais aussi donner un souffle épique à ce qu’ils faisaient, avec des mouvements de caméra qui peuvent être très amples, avec des travellings à l’intérieur des manifestations ou dans les décors urbains, donner une certaine ampleur. Ce n’est pas l’ampleur du film en tant que tel qui est importante mais l’ampleur du mouvement. Je voulais transmettre un souffle épique et cinématographique.

LVSL – Quel est l’intérêt d’avoir choisi de traiter ce sujet sur le temps long, d’avoir pris le temps de filmer ces gilets jaunes de Chartres sur plusieurs mois ?

E. G. – Ce n’est qu’au bout de deux mois que j’ai commencé à poser des questions personnelles. Ma démarche nécessite du temps long. D’abord je regarde les choses qui se font devant moi et sans que quelqu’un me les raconte. 

Quand on veut filmer les choses en train de se faire, elles ne se font pas en une journée. Il y a un jour où ils vont occuper un péage, après ils vont monter sur Paris, puis ils vont organiser une manifestation. Pour montrer tout cela, il faut être sur place. Je n’aurais pas fait ce film si le mouvement n’avait duré qu’un mois, parce que je n’aurais pas eu le temps de voir toutes les étapes auxquelles ils ont été confrontés.

Ce que je voulais voir, c’était toutes les questions par rapport au collectif. L’enthousiasme de départ. Le fait qu’ils se sont fédérés. Qu’à l’intérieur du collectif il y a des gens qui émergent parce qu’il y a toujours des gens qui s’investissent plus et qui vont prendre des rôles. Justement, ce sont ces rôles-là qui peuvent être remis en question plus tard, ce qui pose la question de la démocratie, de l’organisation, de l’horizontalité, et ainsi de suite. 

C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissant et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. 

Ce mouvement a été beaucoup critiqué comme étant celui de gens qui ne réfléchissent pas, qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je voulais au contraire faire exister le fait qu’il y a un côté qui part dans tous les sens mais aussi un autre où ils vont très vite se retrouver sur le projet de vraiment changer la société. C’est forcément plus compliqué quand il n’y a pas de structure commune d’analyse, mais je les voyais faire l’effort de réfléchir collectivement, et c’est cela que je voulais faire exister dans le film, en articulant ce travail de réflexion, d’organisation et d’évolution individuelle. C’est au cours du temps que les gens se transforment. C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissants et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. Peut-être parfois trop d’espoir par rapport à ce qui était réaliste.

LVSL – Toujours par rapport à cette question du temps long, le film sort en 2022. Est-ce un choix délibéré, pour prendre le temps du montage, ou est-ce lié à des contraintes extérieures ? 

E. G. – Le tournage a duré six mois. Ensuite le montage a été très long, il a duré un an. Par rapport à d’autres films, ce montage a vraiment été le plus compliqué à faire. Il y avait un volume considérable d’images et de rush. Quand on fait un documentaire, il faut monter les scènes avant de pouvoir se rendre compte de ce qui marche et ce qui ne marche pas. C’est un temps qui est très long et cela a duré plus longtemps que ce que j’aurais voulu.

Ensuite, il y a évidemment eu la pandémie, et le montage s’est terminé pendant le confinement. Toutes les étapes ont été retardées. Ce n’est donc pas un choix de l’avoir sorti si longtemps après. En revanche, nous avons fait exprès de le sortir au moment des élections. L’idée était de participer et d’apporter notre pierre au débat électoral. 

LVSL – Avez-vous rencontré des difficultés pour produire et diffuser ce film politique sur les gilets jaunes ?

E. G. – Je fais des films pour le cinéma, pas pour la télévision. Je ne suis pas un reporter, je suis un cinéaste qui fait du documentaire. Ma destination est donc la salle de cinéma. Il y a des systèmes d’aides pour financer les films de cinéma. Les trois quarts du temps, il faut avoir écrit le dossier avant. Pour un film comme celui-ci, l’événement surgit, il faut le saisir, et on ne peut donc pas écrire de dossier avant de commencer à tourner. De ce fait, il y a un certain nombre d’aides dont je n’ai pas pu bénéficier.

Nous avons néanmoins reçu quelques aides importantes, même si j’ai senti une réticence, pas nécessairement une réticence politique au sens où on ne veut pas entendre parler des gilets jaunes, mais plutôt une réticence du style. L’idée que l’on en a déjà largement entendu parler, qu’un film ne va pas forcément apporter grand-chose. Sans un producteur qui y a mis de sa propre poche, et un distributeur qui a pris un risque de le sortir, ce film n’aurait pas pu se faire. Par rapport aux films politiques, chacun a sa propre histoire, je ne peux pas dire qu’il y a un empêchement de film politique. Mais disons que les gilets jaunes n’était pas le sujet le plus le plus facile à financer.

LVSL – Dans votre film, vous mettez beaucoup en avant la violence symbolique de la société face aux gilets jaunes, pourquoi ? 

E. G. – Le moment où ils vont à la conférence de La République En Marche est sans doute celui qui reflète le plus cette violence symbolique. Rien que dans le style d’habillement, dans la coiffure, dans l’élocution, dans le physique. Les corps sont plus minces et moins abîmés, moins marqués par la vie. Je voulais le faire exister, parce que cela m’a frappé. On est au plus près de la violence de classe, de ce dont parlent les Pinçon-Charlot par exemple. 

© Les films Velvet

Ce que veulent nous vendre les libéraux, c’est l’idée que nous ne vivons pas dans une société de classes, mais dans une société où il y a des ponts, où il n’y a pas d’intérêts divergents. Dans laquelle, si l’on discute, on peut se rendre compte que l’on est tous d’accord. C’est ce que dit un des personnages : « votre problème, ce n’est pas d’être pauvre. Votre problème, c’est que vous ne pouvez pas évoluer socialement. » Il rétorque ça à Agnès quand elle lui dit que l’on voudrait une taxe à 0% sur les produits de première nécessité. Surtout dans son attitude, il y a quelque chose qui se veut amical et qui se transforme en un discours très paternaliste. Il fait de la pédagogie aux pauvres en leur expliquant que s’ils se prenaient un peu mieux en main, ils pourraient évoluer et quitter leur position de pauvres. C’est d’une violence symbolique terrible parce que cela montre qu’il n’y a plus de fierté ouvrière possible dans ce monde. On ne fait plus partie de la classe ouvrière, on est juste pauvres. 

LVSL – Comment cette violence symbolique est-elle vécue par les gilets jaunes ?

E. G. – Les gens se sont sentis extrêmement humiliés par les propos d’Emmanuel Macron. Ses phrases sur des gens qui ne sont rien, sur le fait de traverser la rue pour trouver du travail, entre autres Quand je suis arrivé sur le rond-point, ils les connaissaient par cœur. Les gilets jaunes, c’est aussi un mouvement de gens humiliés, qui sont en colère d’être humiliés.

Il y avait des gens qui avaient une honte sociale d’être en difficulté, d’être pauvres, d’être précaires et qui se retrouvaient souvent dans une situation d’impuissance les obligeant à accepter un travail qui n’est pas valorisant. En fait, ils ont retrouvé de la puissance et de la force avec ce mouvement. C’est un mouvement à travers lequel ils ont retrouvé une fierté.

LVSL – Qu’avez-vous pensé du traitement des gilets jaunes dans les médias ?

E. G. – C’est sans doute le mouvement qui a été le plus médiatisé, à la fois dans les médias traditionnels, mais aussi dans des médias alternatifs qui se sont parfois créés au cours du mouvement. Cela explique la très grande diversité de traitements, sans compter les analyses universitaires ou les articles de fond qui y ont été consacrés. Ce mouvement a été beaucoup critiqué parce qu’il n’avait pas une vision politique, parce qu’il n’avait pas une idéologie englobante et une vision politique déterminée, mais c’est aussi ce qui fait sa richesse et qui justifie toutes ces interprétation. Il y a toujours une part qui nous échappe. 

© Les films Velvet

À chaque fois que je participe à un débat, la question des rapports entre les gilets jaunes et les casseurs est posée. C’est une question plus complexe qu’elle n’y paraît. Il n’y a pas d’un côté ceux qui cassaient et de l’autre côté, des gentils gilets jaunes pacifistes. Même si le groupe de gilets jaunes que je filmais étaient vraiment plutôt pacifiste, dans le même groupe, d’autres allaient s’affronter avec la police.

On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Le mouvement est arrivé à un moment donné où on ne croyait plus qu’il pouvait y avoir une révolte, une vraie révolte, une réaction viscérale face à l’évolution libérale du monde. Le problème, c’est qu’il a surgi après des décennies de fragilisation et de défaite des mouvements sociaux. On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Ce sont des personnes issues des classes populaires qui se révoltent comme cela pouvait exister avant, mais avec moins d’outils idéologiques. Dans le même temps, ce sont eux qui, selon moi, sont allés le plus loin dans la radicalité de leur mouvement. Ils sont allés plus loin que les derniers mouvements syndicaux, ils ont osé faire des choses que les autres n’osaient pas faire, des manifestations sauvages sur les Champs Élysées, des opérations « péages ouverts » et avec un apprentissage très rapide de la confrontation à la répression policière.

© Les films Velvet

C’est aussi la première fois que les revendications n’étaient pas simplement des revendications défensives, pour essayer de freiner des réformes libérales, comme les mobilisations contre la loi travail, contre la réforme des retraites, contre les nouvelles réformes dans le monde hospitalier ou à la SNCF. Pour la première fois, il y avait un sens beaucoup plus offensif pour obtenir de nouveaux droits, dont le fameux Référendum d’initiative citoyenne, le RIC. 

Il est regrettable, je crois, qu’il y ait eu autant de pertes idéologiques entre la génération d’avant et celle des gilets jaunes. Dans le même temps, ils redécouvrent tout, en étant plus offensifs que ce qui existait avant. C’est extrêmement encourageant, même si la pandémie a évidemment marqué un coup d’arrêt pour le mouvement.

LVSL – Pensez-vous qu’une renaissance d’un mouvement de grande ampleur, semblable à celui des gilets jaunes, est possible ?

E. G. – Je sais que les gilets jaunes en tant que tels existent toujours. Il y a encore des groupes et des réseaux de gilets jaunes qui sont plus ou moins actifs. Je les imagine plutôt comme participant à de nouveaux mouvements sociaux, comme venant en renfort de mouvements. Les gilets jaunes sont devenus une espèce de catégorie politique activiste, qui vient en soutien à d’autres mouvements.

« Nous avons abandonné la défense de nos intérêts stratégiques » – Entretien avec Marc Endeweld

Marc Endeweld © Hugo Le Beller

Après Le Grand Manipulateur en 2019 et L’Ambigu Monsieur Macron en 2015, Marc Endeweld signe son troisième ouvrage portant sur Emmanuel Macron. Enquêteur au long cours, il analyse dans L’Emprise quels ont été, pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron, les nombreux intérêts qui priment sur ceux de l’État lorsqu’il se positionne sur la scène internationale. La question énergétique, le démantèlement de fleurons technologiques et industriels stratégiques ainsi que la privatisation de secteurs clés sont successivement traités par Marc Endeweld. Entretien réalisé par Victor Woillet et Simon Woillet.

LVSL – Après vous être intéressé à la figure d’Emmanuel Macron dans vos précédents ouvrages et aux réseaux qui lui ont permis d’accéder au pouvoir, vous revenez sur son quinquennat et placez l’accent sur les différentes formes d’emprise dont il fait l’objet. Pourquoi ce choix ?

Marc Endeweld – Le sujet de mon nouveau livre est plus large que la seule figure d’Emmanuel Macron, même si ce dernier y occupe une place centrale. Je ne me limite pas d’ailleurs à son seul quinquennat : pour éclairer un choix stratégique dans le domaine industriel, ou une situation diplomatique, je remonte également dans le passé, de Nicolas Sarkozy à François Hollande.

Le terme d’« emprise » se justifie d’une double manière : il s’agit de prendre la mesure des grandes transformations de l’ordre international actuel. Notamment vis-à-vis des relations diplomatiques et des choix stratégiques que représente le choc entre les États-Unis et la Chine. Les États-Unis, après s’être concentrés sur la « guerre contre le terrorisme », se positionnent contre la Chine et font d’elle leur principal ennemi. Mais il s’agissait aussi à travers cet ouvrage d’analyser la place de la France dans ce basculement et d’interroger la réaction de son élite à ce changement de paradigme : les mesures déployées ou non dans le domaine du renseignement, de l’économie ou encore de l’industrie. Mon constat est assez simple. Face aux attaques à l’encontre de différentes entreprises stratégiques comme Alstom, Airbus, ou Alcatel, ou dans la guerre de l’ombre entre services de renseignement, la France se retrouve très souvent prise au piège entre les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine. À travers cela, j’interroge également le référentiel de l’indépendance nationale promu aujourd’hui à peu près par l’ensemble du spectre politique, de la gauche à la droite en passant par Emmanuel Macron. La France, qui se veut plus autonome par rapport aux Américains, ou qui souhaite placer la question de la « puissance » au coeur de l’Union Européenne, a-t-elle encore les moyens de ses ambitions ?

L’autre point de départ de mon enquête est « l’affaire Benalla » sur laquelle j’avais travaillé dans mon précédent livre. Ce dossier est bien plus qu’une simple « affaire d’été » comme l’ont présenté les soutiens du président de la République. Derrière, en coulisses, on pouvait cerner de multiples interférences étrangères. Emmanuel Macron lui-même n’a cessé de dénoncer les ingérences étrangères tout au long de son quinquennat, parfois en visant la Russie, et à d’autres reprises, la Turquie. Le constat est clair : le monde du renseignement devient de plus en plus présent dans la diplomatie contemporaine. Cette zone grise pose la question de l’autonomie de nos dirigeants.

LVSL – Avant de revenir avec vous sur le positionnement de la France face à l’Amérique d’une part et à la Chine de l’autre, une forme de continuité apparaît avec vos précédents ouvrages à propos d’Alexis Kohler. Ce dernier occupe une place centrale dans votre livre, du fait de sa proximité avec le groupe MSC. Comment expliquez-vous la présence de tels personnages dans l’entourage du président ?

M.E. – Alexis Kohler est le secrétaire général de l’Élysée, le principal collaborateur du président de la République. Or ce poste a toujours eu un rôle important de courroie de transmission entre les différentes administrations, les différents ministères et l’Élysée. Alexis Kohler est le secrétaire général ayant eu le plus de pouvoir de toute la Vème République. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais d’anciens secrétaires généraux dont j’ai recueilli le témoignage en off et qui m’ont présenté Alexis Kohler comme le « numéro 1bis de la présidence de la République » ou encore comme le « vice-président ».

Il y a une triple raison à cela : Emmanuel Macron, comme d’autres avant lui, a interprété nos institutions d’une manière assez réduite, en faisant la promotion d’une forme d’hyper-présidence contraire à la lettre de la Constitution et à son Article 20 (NDLR : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation… »), dans un mouvement long d’affaiblissement du gouvernement face à la figure présidentielle. De fait, Emmanuel Macron semble plus inspiré par la verticalité de la présidence de Nicolas Sarkozy que par la pratique du pouvoir de la deuxième gauche. 

Dans cette conception du pouvoir, le secrétaire général de l’Élysée assure un rôle clef. Dès sa prise de fonction en tant que directeur de cabinet d’Emmanuel Macron quand ce dernier devient ministre de l’Economie en 2014, Alexis Kohler se retrouver à avoir la haute main sur tout un tas de dossiers industriels et stratégiques. Emmanuel Macron lui a toujours laissé une très grande latitude en ce qui concerne des arbitrages éminemment politiques. Alstom fait partie de ces dossiers dans lesquels Alexis Kohler a eu un pouvoir important. 

Une fois arrivé à l’Élysée, Alexis Kohler a gardé cette haute main sur les principaux dossiers industriels et stratégiques, auxquels on peut d’ailleurs ajouter les dossiers du renseignement, de la diplomatie, de la sécurité nationale, mais aussi du nucléaire. Il est aujourd’hui au cœur de la raison d’État et, même si on le compare au médiatique Claude Guéant, Alexis Kohler bénéficie, d’après de nombreux témoignages, d’un rayon d’action plus large. Même s’il n’apparaît presque jamais dans les médias, il a par exemple plus de pouvoir que le ministre Bruno Le Maire, qui est pourtant à la tête de Bercy.

« Les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés. »

Le pouvoir dont bénéficie Alexis Kohler s’explique aussi pour d’autres raisons. On le comprend à travers « l’affaire Kohler », révélée par Mediapart, qui a dévoilé un conflit d’intérêt au plus haut niveau de l’État. En effet, Alexis Kohler est directement lié à la famille Aponte, propriétaire et gérante du groupe de transport maritime MSC. Sur de nombreux dossiers industriels, notamment la fusion avortée entre le groupe Fincantieri – détenu à plus de 70% par le groupe public Fintecna propriété du ministère de l’économie italien – et le chantier naval STX de Saint-Nazaire, pourtant actée par le précédent gouvernement, ce lien a lourdement pesé. 

J’ai également découvert que la guerre largement dépeinte depuis deux ans dans les médias entre Bolloré et l’Elysée prend en réalité sa source dans l’opposition entre MSC, armateur maritime et gestionnaire de ports, et le groupe Bolloré sur le terrain africain. L’épilogue de cette bataille est survenu peu avant les fêtes. Dans un silence assez incroyable, on a appris que le groupe MSC entrait en négociations exclusives pour racheter les activités africaines de Bolloré. 

Sur le plan purement financier et économique, il y a là une forme d’armistice, car, contrairement à ce qu’on a bien voulu dire sur les intentions de Bolloré, il est d’abord entré en conflit avec l’Élysée pour des raisons principalement économiques et industrielles liées à la situation de son groupe en Afrique, se sentant « lâché » par l’Elysée, et lésé par rapport à MSC du fait de la proximité de ce groupe avec Alexis Kohler. C’est l’une des révélations de mon livre. 

Plus globalement, au coeur de la diplomatie mondiale, les intérêts privés priment de plus en plus sur les relations entre États, qu’ils soient démocratiques ou non. La macronie ne représente à cet égard que la continuité d’une tendance lourde de la géopolitique française contemporaine, avec la prédominance de ces intérêts privés dans la prise de décision politique depuis Nicolas Sarkozy. À travers mon livre, je dépeins une certaine impuissance des autorités de l’État à se confronter à ces intérêts et autres conflits d’intérêts. C’est la conjonction néo-libérale qui se traduit la plupart du temps par une gouvernance autoritaire et/ou par un affaissement des instances démocratiques face aux intérêts privés. Dans un tel cadre, les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés.

LVSL – Vos analyses semblent corroborer les intuitions de nombreux journalistes économiques dans le monde anglo-saxon. Y a-t-il d’après vous une tendance globale à la concentration et à la privatisation du pouvoir politique ?

M. E. – Dans mon livre, je cite le journaliste Ronan Farrow1, qui connaît très bien l’establishment de Washington et New-York. Il a lui-même effectué une enquête sur le Département d’État après y avoir lui-même travaillé sous Barack Obama. Dans son ouvrage, il pointe lui aussi l’affaiblissement de la fonction diplomatique, l’hyperconcentration de la prise de décision sur les dossiers internationaux au niveau de la Maison Blanche, et l’interconnexion de ces enjeux diplomatiques avec aussi bien les intérêts privés que les services de renseignement. J’ai fait le même constat en France avec l’affaiblissement structurel du Quai d’Orsay face aux services de renseignement. De surcroît, les diplomates doivent également subir une vraie diplomatie parallèle, via différents acteurs, activée directement par l’Elysée. Plus largement, on assiste à une véritable militarisation, à travers le renseignement, de la diplomatie et à une sortie de cette dernière du contrôle démocratique institutionnel habituel. 

Je rappelle dans mon livre l’affaire NSO/Pegasus, alors que le président de la République a potentiellement été espionné sur l’un de ses téléphones portables. De la même manière, les techniques d’espionnage extrêmement sophistiquées dont dispose la NSA américaine posent question tant les capacités d’ingérence et de connaissances d’éléments particulièrement sensibles sont étendues. 

C’est l’une des interrogations de mon ouvrage : tous les responsables politiques français parlent désormais de souveraineté économique suite au choc de la pandémie, qui a matérialisé d’une certaine manière des liens de dépendance extrêmement forts qui se sont instaurés depuis trente ans avec la Chine. Mais nos dirigeants, par « laisser faire » souvent, par idéologie également, ont peu à peu désarmé la France. Sur le front du renseignement, ils ont  choisi de faire de la guerre contre le terrorisme une priorité des services. Mais dans le même temps, ils ont entièrement délaissé les questions de guerre économique alors même que les États Unis sont très offensifs à ce sujet. La France s’en aperçoit un peu tard : dans le domaine économique, elle n’a pas d’alliés qui tiennent, elle n’a que de concurrents. Sur toutes ces questions de renseignement économique, nous avons un véritable train de retard. Certes, Emmanuel Macron a demandé récemment à la DGSE et à la DGSI de se mettre en ordre de bataille sur ces enjeux. Mais la tâche qu’il reste à mener est considérable.

LVSL – À la lecture de votre enquête, depuis l’affaire Alstom ainsi que l’affaire Airbus sur lesquelles vous revenez en détail, les États-Unis semblent avoir accru leur arsenal législatif pour mener une véritable guerre économique contre la France (FCPA/ Patriot Act/ ITAR). Peut-on encore rivaliser, dans le domaine juridique notamment, ou bien est-ce d’ores et déjà perdu d’avance ?

M.E. – Ce n’est jamais trop tard, mais effectivement, le fait que les États-Unis aient décidé de mener cette guerre économique en utilisant tous les moyens, rend la chose plus difficile. Le réveil d’une partie de nos élites économiques et politiques est brutal car ils ont mis beaucoup de temps à comprendre l’aspect guerrier et offensif des intérêts économiques américains par rapport aux nôtres, ou des différents pays européens. Plusieurs fleurons industriels français en ont fait les frais, notamment Alstom, Alcatel, et Airbus, comme je l’explique en détail dans mon livre. Cette guerre économique passe notamment par l’extraterritorialité du droit américain qui instrumentalise les questions de corruption pour affaiblir le management des sociétés visées, mais également leur sécurité juridique, pour faciliter les transferts d’information dans le cadre de procédures internationales visant un groupe en particulier.

Il faut néanmoins apporter une nuance à ce tableau d’ensemble de la guerre économique, car l’acteur américain n’est pas le seul à prendre en compte. Il faut également se pencher sur un autre impensé de nos dirigeants. Depuis trente ans, avec la montée du néo-libéralisme, la question industrielle est devenue largement secondaire pour l’État comme pour le patronat. Les différents dirigeants économiques comme politiques ont rêvé aux entreprises sans usines, « fabless » en anglais. L’un des cas emblématiques n’est autre qu’Alcatel dont l’ancien patron, Serge Tchuruk, théorisait le maintien des activités de valeur ajoutée sur le territoire tout en externalisant le reste de la production, en Chine essentiellement. On se plaint aujourd’hui de Huawei et de sa présence très importante sur nos réseaux de télécommunication européens, avec des conséquences en termes de sécurité, mais en réalité la France disposait d’un fleuron des télécommunications dans les années 1990, Alcatel. Au-delà même de la guerre économique menée par les États-Unis, la destruction d’Alcatel est dû à des choix stratégiques de courte vue. Nos dirigeants ont préféré vendre les bijoux de famille, les brevets et faciliter les transferts  de technologies pour augmenter les marges et les dividendes des actionnaires. Résultat, les Chinois n’ont eu aucun mal à rattraper leur retard dans le domaine des télécommunications. Cette stratégie a également eu des conséquences sur toute la supplychain des PME françaises.

Rappelons un chiffre : en une vingtaine d’années, la France perdu un million d’emplois nets industriels et, malgré les propos enthousiastes d’Emmanuel Macron sur les 37 000 emplois créés durant le quinquennat dans ce secteur, cela reste très faible face aux enjeux qui vont être les nôtres. Le même Emmanuel Macron, qui a promu la souveraineté économique au milieu de la crise du COVID-19, est l’ancien ministre qui a bradé Alstom durant le précédent quinquennat. Tout le discours autour de l’autonomie stratégique de l’Europe ou de la souveraineté européenne doit également être analysé en ce sens. Emmanuel Macron sait que la souveraineté économique fait partie des domaines dans lesquels il n’a pas fait ses preuves, c’est le moins qu’on puisse dire.

En réalité, les 30 milliards d’euros de son plan France 2030, qui prévoit des investissements dans les filières stratégiques françaises, sont dérisoires en comparaison des investissements prévu par la Chine. Xi Jinping a précisé que, dans les six ans à venir, il allait dépenser dans ses propres filières stratégiques plus de 1400 milliards de dollars. À titre de comparaison, un Jean-Luc Mélenchon, qui se positionne également en faveur d’un investissement public massif dans les filières stratégiques et se fait souvent critiquer à cet égard, évoque dans le cadre de la planification écologique seulement 200 milliards d’euros de budget d’ensemble pour préparer une industrie davantage adaptée aux défis écologiques. Malgré tout, ce n’est plus le seul à parler de planification écologique. Il n’est pas anodin que Geoffroy Roux de Bezieux, patron du MEDEF, s’en empare pleinement dans un récent ouvrage et dans ses récentes allocutions, allant même jusqu’à se féliciter de la cohérence du programme de Jean-Luc Mélenchon dans ce domaine. De la même manière Emmanuel Macron, a choisi, fin 2020, de relancer un Haut Commissariat au Plan, dont l’origine remonte à la reconstruction après la Seconde guerre mondiale, une création promue par le Conseil National de la Résistance et le Général de Gaulle. Dirigé par François Bayrou, ce « nouveau » Haut Commissariat au Plan a déjà rendu plusieurs rapports et s’inquiète du déficit historique de la balance commerciale de la France. Alors 30 milliards d’euros d’investissements, comme le propose Emmanuel Macron, ne suffiront pas à renverser la tendance. 

Marc Endeweld © Jean-Charles Léon

Il serait bon qu’en cette période de campagne présidentielle la question de la redistribution des richesses soit posée, non seulement sur un plan social, mais aussi pour mettre en place des plans publics d’investissement massif dans les secteurs stratégiques. La nécessaire résurgence d’un État stratège se fait aujourd’hui plus criante. Malheureusement, le débat public est aujourd’hui saturé, soit par les questions identitaires, soit par les grandes peurs internationales. Même concernant le dossier de l’Ukraine, il est très difficile d’avoir un débat de fond sur les questions énergétiques. Tout le monde aborde la souveraineté économique, l’autonomie et l’indépendance de la France, mais il y a bien peu de candidats qui proposent une vraie stratégie et un vrai pacte social renouvelé dans lequel les forces productives joueront un rôle central pour la création d’emplois et la transformation de notre modèle pour plus d’écologie.

Emmanuel Macron a promu le « quoi qu’il en coûte » au sortir de la crise, mais où cette richesse a-t-elle été allouée ? Vers des projets productifs d’innovation, de recherche et développement ou a-t-elle surtout permis à de riches propriétaires ou actionnaires, comme on l’a observé, de faire fructifier leurs dividendes et de profiter du soutien public à leur propre « risque actionnarial » ? Le bilan de cette politique est clair : elle a surtout profité à une élite dans le pays plutôt que de permettre l’accompagnement et la réorientation d’une politique stratégique globale.

Il est important de bien avoir cela en tête, notamment à gauche et chez les écologistes, même si Yannick Jadot se met désormais à parler de souveraineté industrielle, cela reste sans une réflexion approfondie sur l’autonomie pourtant requise tant afin de créer de l’emploi que de répondre à l’urgence climatique. C’est extrêmement important, par rapport à la population française. La diminution de l’autonomie stratégique se paye en emplois perdus et par notre incapacité à mener une bataille écologique efficace pour le climat. Ce ne sont pas des questions mineures, inscrites dans le passé, mais bien des enjeux centraux et actuels. L’efficacité des politiques publiques de nos gouvernants par rapport aux défis majeurs que nous devons affronter se pose sérieusement.

À travers toutes ces questions stratégiques s’en pose une prédominante : nos gouvernants ont-ils encore aujourd’hui la capacité de réorienter stratégiquement tout un ensemble de secteurs et de tendances amenées par le laisser-faire du marché ? On voit bien que ce laisser-faire nous emmène droit dans le mur et le mouvement écologiste s’en rend compte en ce qui concerne le climat : l’action individuelle ne suffit pas et il faut retrouver la capacité d’agir à l’échelon étatique. Si on ne prend pas les vraies décisions à ce niveau-là et qu’on laisse le marché s’en charger, les différents peuples n’auront plus ni leur mot à dire, ni la simple capacité d’agir.

Ces dernières années, nous avons eu tendance à réduire le débat politique à de grands chocs théoriques et binaires entre les « souverainistes » d’une part et les « européistes » de l’autre, entre les internationalistes et les promoteurs de la « mondialisation heureuse » face aux tenants du repli identitaire et nationaliste. En réalité, il y a encore peu, la France avait encore une certaine présence à l’internationale, notamment grâce à son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies, mais aussi dans le domaine économique par certains pôles industriels. Nous avons aujourd’hui abandonné la défense de nos intérêts, et nous retrouvons dans une situation critique. Dans les débats théoriques et intellectuels d’aujourd’hui, on ne parle presque pas de la maîtrise des chaînes d’approvisionnement, de la guerre des métaux rares, aujourd’hui fondamentale pour comprendre les relations internationales et le choc entre les États Unis et la Chine. On a préféré maintenir les populations et les citoyens dans un état de peur face aux menaces terroristes ou sanitaires, alors que les questions stratégiques les plus essentielles sont absentes de la discussion et laissées aux mains des initiés, lobbys ou autre, dans la plus totale opacité institutionnelle.

LVSL – La question énergétique est centrale dans votre livre, de l’affaire Hercule à l’EPR de Taishan en passant par l’exportation du GNL américain. Comment expliquez-vous qu’un sujet aussi important que ce dernier pour comprendre les enjeux géostratégiques récents soit si souvent absent du débat public ?

M. E. – L’énergie a toujours été un élément cardinal dans les relations internationales. On peut penser à la guerre du pétrole et au pacte historique dans ce domaine entre l’Arabie saoudite et les États-Unis après la Seconde guerre mondiale. Mais on assiste, depuis peu, à un basculement sur ce genre d’enjeux concernant la maîtrise de nouveaux secteurs (métaux rares et composants électroniques notamment). En réalité, on peut interpréter l’augmentation des tensions internationales entre la Chine et les États-Unis par ce biais. Tout d’abord car les États-Unis sont devenus relativement autonomes en termes énergétiques grâce au pétrole de schiste et au gaz de schiste. Cela a peu été mentionné, mais les États-Unis sont désormais exportateurs de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) et c’est Barack Obama qui a autorisé en 2014 les exportations de pétrole de schiste, ce qui est une révolution depuis le choc pétrolier des années 1970, car on est sortis de l’exportation limitée auprès des producteurs, encadrée par la loi qui était jusqu’alors en vigueur. Ce faisant, les États-Unis ont également acquis un véritable avantage comparatif en ce qui concerne les énergies carbonées. Par ailleurs, la tension entre la Chine et ces derniers se focalise sur la guerre des métaux rares que les États-Unis ne maîtrisent pas totalement, car la Chine dispose de ressources minières bien plus importantes sur son territoire. Dans ce cadre, l’Afrique devient également un enjeu pour le contrôle des métaux rares2, non seulement pour la Chine et les États-Unis, mais aussi pour beaucoup d’autres pays.

Sur la question énergétique, l’Europe apparaît également en difficulté pour un certain nombre de raisons. Premièrement, elle est devenue depuis 20 ou 30 ans de plus en plus dépendante du gaz russe, non seulement en raison des choix allemands de sortie du nucléaire, mais aussi car la France et d’autres pays ont délaissé le gaz provenant de pays du Maghreb tels que l’Algérie. Par ailleurs, les élites françaises et européennes ont totalement sous-estimé la réduction des réserves de gaz proprement européennes à cause du gaz présent en Mer du Nord et exploité par les britanniques ou la Norvège. Un autre élément n’a pas été anticipé par les dirigeants européens : le développement du GNL, qui nous a fait passer de contrats de long terme sur 20 ou 30 ans à un système de marchés de trading, semblable à la bourse, car l’importation et l’exportation par cargaison maritime le rend possible. Là-dedans, la France et l’Europe se trouvent coincées entre les États-Unis d’une part et la Russie de l’autre.  C’est ce qui transparaît avec la crise ukrainienne. En raison des demandes de transition énergétique, les lobbys du gaz tentent de faire passer cette énergie comme essentielle pour la transition et la France est d’autant plus fragilisée sur ce plan-là,. Ce débat fut au cœur des discussions à Bruxelles sur la taxonomie verte, qui fait passer le gaz pour plus efficace dans une perspective de transition écologique alors que cela reste une énergie carbonée.

Il faut par ailleurs noter que nous sommes dans une situation extrêmement délicate sur le plan énergétique : notre parc nucléaire est vieillissant. Nous n’avons pas fait les bon choix à temps, ni en matières d’énergies renouvelables, ni en investissant dans des filières industrielles correspondantes, ni en pensant la question du nucléaire de façon apaisée, en dehors des débats pro ou anti caricaturaux. On retrouve ce sujet aujourd’hui, durant la campagne présidentielle, car Emmanuel Macron a décidé d’annoncer une relance nucléaire ambitieuse et que les Républicains sont favorables à la relance du nucléaire tout comme le PCF. En réalité, mon enquête montre que la filière du nucléaire est aujourd’hui à plat. Les chaînes d’approvisionnement sont absolument obsolètes et le taux d’exploitation des centrales nucléaires chute de mois en mois. Les problèmes techniques s’accumulent provoquant la mise à l’arrêt temporaire de nombreux réacteurs. La France qui se présentait jusqu’à maintenant comme indépendante grâce à l’énergie électrique issue du nucléaire doit ouvertement s’alerter car cette autonomie prétendue n’est tout simplement pas assurée : la France a été importatrice d’énergie auprès d’États comme l’Allemagne et d’autres pays de manière très importante ces derniers mois (ce qui explique d’ailleurs le déficit de la balance commerciale). 

Sans se prononcer en faveur ou contre le nucléaire, on peut observer, en se penchant sur les faits, une crise existentielle et industrielle profonde de la filière nucléaire française. Elle s’explique par des non-choix ou en raison du retard accumulé sur certaines décisions, mais aussi à cause de guerres intestines et d’enjeux de pouvoirs au plus haut niveau de l’État et à l’international, laissant parfois place à la corruption. On retrouve ainsi un autre aspect de l’enquête, qui montre que la France s’est très souvent retrouvée divisée au plus haut niveau de l’État lors de discussions et signatures de contrats à l’international, se rendant ainsi hautement vulnérable face à ses concurrents.

Il faut également garder à l’esprit que les questions énergétiques ne sont pas seulement un débat d’initiés et d’experts. De nombreux lobbys sont présents, et certains acteurs du monde de l’énergie utilisent la presse pour faire peser auprès des pouvoirs publics.  On a assisté depuis 2018 à l’arrivée dans le monde de la presse française, de Daniel Kretinsky, qui dispose d’un grand groupe énergétique en République Tchèque ainsi que d’intérêts énergétiques en France. Il contrôle notamment un gazoduc qui rejoint celui de l’Ukraine en provenance de Russie et de nombreuses centrales à charbon dans l’Est de l’Europe. Daniel Kretinsky a ainsi investi dans le journal Le Monde et a racheté Marianne ou d’autres publications françaises. On peut donc observer, comme je l’avais déjà en partie montré dans mon précédent livre, que les questions énergétiques sont centrales aujourd’hui dans les choix stratégiques et régaliens. Contrairement à ce que pensent les libéraux ou néo-libéraux, le choix qui a été fait, avec l’Union Européenne, de concevoir un marché économique unique nous affaiblit énormément par rapport aux puissances voisines que sont la Chine et les États-Unis.

LVSL – Pouvez-vous revenir avec nous sur le fameux projet Hercule et le rôle qu’Emmanuel Macron et Alexis Kohler ont joué dans l’élaboration de ce dernier ? 

M. E. – L’énergie n’avait pas fait ou très peu l’objet d’un débat présidentiel en 2017. Ce que j’ai découvert au cours de mes différentes enquêtes est pourtant troublant : l’énergie a été un enjeu de guerre interne au sein des plus hautes sphères du pouvoir. Emmanuel Macron, en particulier, s’est depuis très longtemps positionné sur ces questions. Que le plan Hercule (qui ne porte plus ce nom aujourd’hui) prévoit le démantèlement du groupe EDF et l’étatisation d’une partie du secteur nucléaire dans un schéma de défaisance du parc nucléaire actuel, n’est pas quelque chose d’anodin. D’autant que cela passerait par une privatisation des énergies renouvelables. « Jupiter » a directement pesé dans l’élaboration du plan Hercule pourrait-on dire. Emmanuel Macron et Alexis Kohler, comme je le montre, ont véritablement imposé ce plan à la direction d’EDF et à Jean-Bernard Levy. Dans un premier temps, les syndicats comme la CGT et le PCF ont cru de bonne foi que le gouvernement allait relancer la filière nucléaire. Ils y étaient plutôt favorables, pensant qu’étatisation rimait avec nationalisation des intérêts nucléaires française. Ils ont fini par comprendre les vrais objectifs du gouvernement…

En réalité, cette étatisation servira à la mise en place d’un néolibéralisme pur et dur : une socialisation des pertes et une privatisation maximale des profits. La doctrine Macron dans l’énergie est très claire : déstabiliser le groupe public EDF restreint à des activités nucléaires étatisée, sous tutelle de l’administration et aux frais du contribuable, sans qu’ils aient leur mot à dire et, de l’autre côté, conférer une liberté accrue aux groupes comme Total, propriétaire aujourd’hui de Direct Energie, pour dépecer les deux anciens groupes publics qu’étaient EDF et Gaz de France (devenu Engie). Les activités dans le domaine du GNL, qui étaient le cœur de l’activité historique de Gaz de France ont été d’ailleurs rachetées récemment par Total. Emmanuel Macron n’hésite pas à inclure dans la filière énergétique des investisseurs privés et même étrangers, tout en démembrant un acteur public ancien et ayant fait ses preuves comme Engie. C’est exactement le mécanisme néolibéral de prédation financière sur des domaines d’activités stratégiques et publics. 

« Nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie »

Alexis Kohler y joue un rôle central. Il était d’ailleurs présenté aux interlocuteurs de la filière comme étant l’authentique ministre de l’énergie et le vrai « patron » d’EDF, ce qui est une incongruité par rapport au statut d’un groupe public qui a été fondé au sortir de la guerre sur la base d’une véritable autonomie financière sur l’ensemble de ses investissements, notamment dans le parc nucléaire historique et dans la mise en place du réseau électrique français actuel. Comme EDF a été mis à mal par les différents gouvernements récents, les différentes directions du groupe ont dû affronter des injonctions parfaitement contradictoires, sous Macron comme sous Hollande ou Sarkozy, et le groupe public s’est retrouvé dans une véritable nasse stratégique en raison de son risque financier. 

Le secteur énergétique français fait par conséquent face aujourd’hui à une très grave crise. Derrière les grandes annonces sur les turbines Alstom ou encore la relance du nucléaire, la réalité est tout autre. Les fameux EPR 2 promis par notre président ne sont, d’après plusieurs de mes sources, qu’un projet très loin d’être finalisé, nécessitant encore près de dix ans de développement, figurant simplement sur des PowerPoint si je caricature un peu. Par ailleurs, l’hiver prend aujourd’hui fin plus tôt que prévu en raison du réchauffement climatique, mais nous avons de quoi nous inquiéter pour les prochaines années en termes de fourniture électrique. De nombreux cadres dans le secteur énergétique n’ont pas de mal à évoquer l’hypothèse d’un black-out généralisé en ce qui concerne l’électricité. Voilà la situation. Face à l’urgence des décisions et des enjeux, nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie. Ceux qui en payent et en payeront les conséquences sont toujours les Français les plus pauvres, les plus démunis.

1. Ronan Farrow, Paix en guerre. La fin de la diplomatie et le déclin de l’influence américaine, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, Calmann-Lévy, 2019.

2. Voir à ce sujet : Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

« Il est possible de faire plier Uber malgré la mauvaise volonté du gouvernement » – Entretien avec Leïla Chaibi

Leïla Chaibi dans l'hémicycle du Parlement européen
Leïla Chaibi dans l’hémicycle du Parlement européen en septembre 2021 ©Parlement européen

La Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive qui prévoit la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, pour lesquels existe un lien de subordination. Fruit d’une longue lutte, ce texte pourrait ouvrir la voie à un reflux du cadre législatif qui a rendu possible l’ubérisation. L’auto-entrepreneuriat, qui sert la majorité du temps de statut légal aux travailleurs des plateformes, pourrait ainsi tomber dans l’illégalité. C’est sans compter la réaction du gouvernement français, qui tente d’ores et déjà d’édulcorer la portée de la directive européenne. Nous avons évoqué ces enjeux juridiques et politiques avec Leïla Chaibi, eurodéputée France insoumise qui plaide depuis des années pour une régulation du secteur des plateformes.

Le Vent Se Lève : La Commission européenne a récemment adopté une directive portant présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Depuis deux ans, vous plaidez pour un texte allant dans ce sens. Quelles sont ses grandes lignes ?

Leïla Chaibi : La Commission européenne a en effet proposé une directive le 9 décembre 2021 qui concerne les travailleurs des plateformes. Si elle fait suite à l’ouverture du chantier législatif sur ce thème annoncé dès 2019 par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, elle peut toutefois être revendiquée comme une victoire pour le camp progressiste tant le résultat est éloigné de ce qu’en espéraient les représentants des plateformes et les personnalités acquises à leurs intérêts : le camp des travailleurs a gagné !

L’un des points centraux réside effectivement dans l’établissement d’une présomption de salariat pour tous les travailleurs des plateformes remplissant au moins deux critères parmi une liste de cinq proposée dans le texte de la Commission. Les cinq critères sont les suivants : la détermination du niveau de rémunération par les plateformes ; leur contrôle ou restriction de la communication entre travailleurs et clients ; l’imposition des règles d’apparence ou de conduite aux travailleurs ; la possibilité de vérifier la qualité de la prestation fournie et, enfin, le possible pouvoir de sanction.

L’enjeu est de lutter contre l’usage frauduleux du statut de travailleur indépendant par des plateformes qui traitent comme des indépendants des travailleurs qui se voient imposer des sujétions propres au contrat de travail salarié. Néanmoins, il faut rappeler à nos adversaires caricaturaux qu’on ne veut absolument pas que tout le monde soit salarié. Il existe de nombreuses plateformes qui se contentent véritablement de faire de la mise en relation avec de véritables indépendants, et elles n’entrent, logiquement, pas sous le coup de la directive proposée. C’est le cas de Doctolib par exemple, qui a affaire avec de véritables indépendants, en ce que la plateforme ne sanctionne pas les médecins qui peuvent refuser des consultations un jour dans la semaine ou ne leur impose pas de tarif.

« Instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du travail. »

LVSL : Au cours de ces deux ans de lutte, vous vous êtes opposée avec vigueur à l’instauration d’un tiers statut, c’est-à-dire la création d’un nouveau régime, entre le salariat et l’indépendance totale. Pourquoi ?

LC : En tant que parlementaire européenne je n’ai pas l’initiative législative. En d’autres termes, je ne rédige pas moi-même le projet de directive. Dans ce cadre, mon rôle et celui de mes camarades députés a essentiellement été d’exercer de fortes pressions sur la Commission, qui rédige la proposition de directive, après que la Présidente de la Commission a ouvert le chantier législatif.

Dès le début, les plateformes y ont vu une opportunité rêvée pour légaliser leur pratique – aujourd’hui reconnue comme frauduleuse par l’écrasante majorité des juridictions européennes – via l’instauration d’un tiers statut. Leur idée était de profiter des avantages à la fois du lien de subordination propre au salariat et de la flexibilité que présente pour elles le statut d’indépendant, mais sans jamais n’avoir à en assumer les contreparties inhérentes. La conséquence d’une telle situation serait que les plateformes tireraient les avantages, et les travailleurs les inconvénients, des deux statuts.

Pareil déséquilibre est logiquement intolérable et c’est autour de cela que le bras de fer s’est organisé progressivement. Finalement, notre démarche s’inscrit dans le seul respect du droit commun du travail : instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du Travail. Cela serait la porte ouverte au contournement généralisé de ce qui structure le monde du travail depuis les premiers conquis sociaux du début du 19ème siècle.

Plus de 100 travailleurs de plateformes venus de 18 pays différents, réunis le 27/10/2021 à Bruxelles au Forum transnational des alternatives à l’ubérisation organisé par © TheLeft

LVSL : Vous avez organisé une mobilisation particulière, qui s’appuyait non seulement sur les jurisprudences à peu près homogènes des juridictions des Etats membres, mais aussi sur la constitution de ce que vous appelez un « contre-lobby ». Quelles leçons en tirer pour les luttes à venir ?

LC : D’emblée, je veux souligner que la mouture finale de la directive proposée par la Commission constitue bel et bien une victoire pour le camp des travailleurs. A l’échelle européenne c’est assez rare pour être souligné.

On a assez de raisons de penser qu’une telle victoire a été rendue possible par ce qui a caractérisé notre mobilisation, à savoir l’irruption sur la scène bruxelloise des premiers concernés : les travailleurs précarisés des plateformes. C’est d’ailleurs comme une passeuse entre l’intérieur et l’extérieur des institutions que j’ai conçu mon rôle de députée européenne. L’idée était d’utiliser au mieux ma position au Parlement pour donner la parole à ces gens qui, partout en Europe, ne parlent pas la même langue mais disent la même chose.

Alors que l’illusion de l’indépendance tend au contraire à isoler et atomiser les livreurs et autres chauffeurs VTC, notre travail a consisté à trouver les moyens de dépasser les obstacles à la mobilisation collective. Nous avons donc œuvré pour la constitution d’un bloc homogène, d’une force qui lie et unit. L’illustration concrète est l’organisation du Forum transnational des alternatives à l’ubérisation où nous avons permis à des livreurs et des chauffeurs de 18 pays différents de se rassembler et ainsi échanger, construire la mobilisation mais aussi faire pression sur la Commission européenne en rencontrant le commissaire européen Nicolas Schmit, responsable de l’emploi et des droits sociaux. C’est cette force mutualisée et ce que nous en avons fait que nous pouvons appeler contre-lobby ou lobby populaire.

« La mouture finale de la directive proposée par la Commission est une victoire pour le camp des travailleurs. »

De mon expérience de parlementaire européenne, s’il y a bien une chose dont je peux témoigner, c’est que les représentants des intérêts des groupes puissants ont tendance à rédiger seuls leurs amendements et à les faire accepter avec une facilité déconcertante. Dans notre affaire de directive, ils se sont cependant trouvés confrontés à une force opposée à la leur et aux intérêts qu’ils entendaient défendre. Finalement, au-delà de montrer que la mobilisation peut porter ses fruits, je crois que notre combat a aussi le mérite de montrer que quand les décideurs se sentent surveillés par la majorité des citoyens qu’ils représentent, alors ils sont plus enclins à écouter leurs revendications. L’ennemi du progrès, dans les institutions, c’est l’opacité. En remettant de la proximité entre les expériences vécues sur le terrain par les travailleurs et les institutions européennes, on a non seulement permis l’émergence d’une force collective qui a noué des solidarités internationales fortes, mais également une avancée législative d’ampleur pour le secteur.

LVSL : Quelle a été la position des représentants de la majorité présidentielle dans les institutions européennes ?

LC : Depuis le début, les plus gros adversaires politiques du projet de présomption de salariat, ce sont les macronistes, au Parlement et dans toutes les institutions. On ne le répètera jamais assez.

Leur idée de base était qu’au vu des requalifications en chaîne dans tous les tribunaux des Etats membres, il fallait protéger les plateformes (et non pas les travailleurs) du risque de requalification en contrat de travail. C’est d’ailleurs cet objectif que poursuivait l’article 44 de la loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités en instituant une simple charte de bonne pratique passée entre une plateforme et les travailleurs qui, une fois homologuée, aurait empêché le recours devant un juge et la demande de requalification en caractérisant un lien de subordination. Si cet article a heureusement été censuré par une décision du Conseil constitutionnel [1], les représentants des plateformes ont voulu reprendre ce modèle de charte de bonne conduite non-contraignante. C’est dire à quel point les positions de Macron et de ses représentants ont fait ouvertement le choix du camp des plateformes contre les travailleurs.

Ce que la plupart des représentants français à Bruxelles recherchaient, avec le soutien appuyé des représentants des plateformes, c’était donc faire croire à un grand bouleversement de la législation en vigueur en ne modifiant rien en profondeur et en sécurisant et confortant les plateformes dans leurs pratiques abusives. A titre d’exemple, la plupart voulaient se contenter de reprendre l’idée de renversement de la charge de la preuve dans un contentieux de requalification, mais en abandonnant l’idée de présomption. Dans cette configuration, l’initiative et l’effort repose donc sur un travailleur isolé dans une situation extrêmement précaire, ce qui ne le rassure pas dans l’idée d’intenter une procédure coûteuse contre le géant qui l’emploie. Par ailleurs, la portée aurait été extrêmement limitée car c’est ce qu’admettent déjà les juges. En définitive, ça n’aurait rien changé.

LVSL : La France d’Emmanuel Macron assure la présidence tournante de l’UE pour le premier semestre 2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LC : D’abord, je crois qu’il faut relativiser l’importance de la présidence du Conseil de l’Union Européenne. Emmanuel Macron n’aura – fort heureusement – pas le pouvoir de revenir sur ce qu’a dit la Commission, il faut s’en féliciter. L’essentiel de l’impact français consistera dans le choix des dossiers à prioriser ; il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un agenda politique, en partant souvent des dossiers déjà en cours.

Le point sur lequel il faudra donc être vigilant, c’est surtout le double discours tenu par la majorité présidentielle, ou plutôt la posture éhontée et scandaleuse qu’elle adopte. En effet, les macronistes ont déjà explicitement affirmé qu’ils tenteront de freiner la proposition de directive.

En d’autres termes, alors que le candidat Emmanuel Macron se présente comme le chantre du social au niveau européen, il s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié (donc du salaire minimum, de la représentation collective et de la protection sociale afférents) des plus de quatre millions de travailleurs concernés (et qui le revendiquent), selon les chiffres de la Commission elle-même, par la présomption de salariat.

« Le candidat Emmanuel Macron s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié de plus de quatre millions de travailleurs. »

LVSL : Après la loi Riders en Espagne [2], qui instaure déjà une présomption de salariat, Deliveroo a quitté le marché espagnol et les opposants à cette loi de progrès ont en partie organisé leur riposte autour de cet élément. Comment faut-il expliquer que le départ de Deliveroo n’est une mauvaise nouvelle pour personne ?

LC : Ce type de plateformes capitalistes exploitent non seulement les travailleurs, mais exercent également une ponction conséquente sur les petits restaurateurs eux-mêmes qui se voient parfois contraints d’assumer une partie du prix de livraison pour rester compétitifs et ne pas se faire noyer par d’autres enseignes de renom comme McDonald’s par exemple. Voir Deliveroo quitter le territoire ne saurait ainsi être inquiétant pour quiconque voit la prédation d’un mauvais œil.

Surtout, je veux insister sur le fait que, pour prendre l’exemple de l’activité de livraison, il est possible de l’exercer de façon éthique et responsable. Le modèle des coopératives est à cet égard très éloquent : pas de profitabilité ou profitabilité encadrée, souveraineté des travailleurs sur leur activité, respect du droit du travail… Ces alternatives bénéfiques peinent malheureusement à émerger à cause de l’implantation de grosses plateformes qui ne respectent pas les règles du jeu, jouissent d’une force de frappe colossale et ne respectent pas les travailleurs et la réglementation. Si elles partent, elles favoriseront la livraison apaisée et éthique : on voit bien qui sont les seuls à pouvoir le déplorer.

Pour en savoir plus sur les coopératives de livreurs, lire l’interview de Romain Darricarrère sur LVSL : « Les coursiers bordelais : une alternative concrète à l’uberisation »

LVSL : On a tendance à se focaliser sur l’aspect décisif de présomption de salariat. Pourtant, la directive n’oublie pas non plus de s’intéresser aux algorithmes des plateformes qui imposent des cadences infernales et sont obscures pour les livreurs. Quelle solution est proposée ?

LC : Vous avez raison, elle s’y intéresse. Néanmoins, je serais quand même tentée de dire qu’elle apporte une réponse insuffisante, ou qu’en tous cas elle reste trop timide sur ce point.

« Le management algorithmique échappe à toute réglementation, c’est problématique. »

Certes, la question des algorithmes est plurielle, mais l’un des points les plus urgents à résoudre c’est que le management algorithmique échappe à toute réglementation, et c’est assez problématique puisque l’algorithme est la manifestation même du lien du subordination.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que derrière chaque algorithme, il y a des humains qui le conçoivent et l’orientent. Un problème majeur, c’est qu’on ignore à peu près tout de comment il est conçu. Par exemple, si un livreur refuse deux courses courtes, on ne sait pas si l’algorithme lui proposera ensuite des courses plus longues, sera indifférent ou même le sanctionnera en ne lui proposant plus que des courses courtes pendant un moment. L’idée avancée à travers la transparence c’est donc aussi de donner l’autorisation aux inspecteurs du travail d’ouvrir cette boîte noire et d’accéder à ce genre d’informations, cruciales pour une normalisation et régularisation des relations de travail avec les plateformes.

LVSL : Finalement, les vecteurs d’émancipation dans votre combat sont notamment le statut du salariat, la représentation syndicale ou encore la négociation collective. Comment cela doit-il nous guider alors que l’enjeu des dernières réformes du droit du travail s’en prennent, précisément, à ces éléments ?

LC : Je crois que chaque victoire booste le mouvement social dans son ensemble, et c’est toujours une grande joie de voir des efforts sincères récompensés. Comme nous l’avons dit, la forme prise par notre mobilisation a de quoi irriguer le mouvement social : nos combats doivent être menés en partant des expériences concrètes des premiers concernés, c’est cela la construction d’une alternative émancipatrice et c’est aussi une clé pour la reprise du pouvoir démocratique par les citoyens qui surveillent leurs représentants.

« Le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle. »

C’est vrai aussi que le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle, que la représentation syndicale œuvre contre l’atomisation des travailleurs et même que la négociation collective constitue l’un des plus grands conquis sociaux en ce qu’il permet la participation des travailleurs à l’établissement des règles régissant leur propre travail. En disant tout cela, on comprend que, finalement, notre combat pour le salariat des travailleurs de plateformes est une bataille pour le droit commun. Dans chaque conquête, il y a toujours des opposants qui en atténuent la portée en instaurant des statuts dérogatoires. C’est le cas du CDD ou même du stage, par exemple, qui permettent de contourner les règles de droit commun. L’enjeu essentiel de notre lutte est de rattacher au droit commun plus de 4 millions de travailleurs en Europe que l’on traite indignement comme des indépendants.

Enfin, il y a aussi un signal important envoyé par notre combat : on a réussi dans le cadre de l’UE ce qui aurait été impossible sous Emmanuel Macron en France. La conclusion qui s’impose est somme toute simple : sous son mandat, aucune réforme sociale n’est possible. Pis, ce président entend ouvertement être un obstacle à l’émancipation de millions de travailleurs opprimés et précarisés.

Notes :

[1] Le Conseil constitutionnel a censuré (paragraphes 24 à 28 de la décision DC n° 2019-794) le fait que les plateformes puissent, dans la charte, définir à la place de la loi les éléments qui peuvent être retenus par le juge pour caractériser un lien de subordination.

[2] La loi espagnole dite « Riders » prévoit déjà, depuis son entrée en vigueur en août 2021, une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes capitalistes qui exploitent frauduleusement le statut d’indépendant.

Le naufrage de Macron au Sahel

Fort de Madama, Niger, 2014. Thomas Goisque | Wikimedia Creative Commons.

Le bilan de la politique macroniste au Sahel se résume en un mot : naufrage. L’opération Barkhane se sera montrée incapable d’affaiblir les groupes djihadistes, le soutien français à des présidents francophiles n’aura pas empêché leur renversement et l’hostilité envers la politique française aura atteint un niveau record chez les populations sahéliennes. Alors qu’un débat parlementaire sur la question a été annoncé et que l’avenir de force européenne Takuba doit être décidé d’ici mi-février, il est temps de revoir intégralement la politique de la France au Sahel et en Afrique.

Joël Meyer, l’ambassadeur de France, aura fini par être expulsé du Mali. Il fait les frais de la montée des tensions diplomatiques entre Paris et Bamako, alors même que 5 000 soldats français sont déployés au Sahel pour lutter contre les groupes djihadistes. Préférant entrer dans le jeu de la surenchère plutôt que d’adopter une stratégie de baisse des tensions, le gouvernement français porte une grande responsabilité dans cette escalade face à une junte soutenue par la population dans un pays exsangue. L’horreur affichée par le gouvernement français face au retour de la Russie au Mali – à quoi s’ajoute la montée des tensions en Ukraine – aura eu raison de toute retenue en matière diplomatique.

Chute de deux présidents francophiles

Après la chute du président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK), c’est au tour du président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré de tomber, tous deux emportés par des coups d’État d’une grande popularité. La présence militaire française n’aura pas suffi à protéger ces deux présidents francophiles, dont les armées étaient en lambeaux, rongées par la corruption. En plus de leur impuissance à lutter contre les groupes djihadistes et de la corruption de leurs régimes, leur soumission à Paris humiliait leurs citoyens et aura ravivé chez eux l’hostilité face à la politique de la France en Afrique.

Non content de son ascendance sur eux, Macron aura enfoncé ses homologues sahéliens en les humiliant. Peu de temps après son élection, il avait demandé, hilare, au président Kaboré s’il était parti « réparer la climatisation », devant des étudiants ouagalais tout aussi hilares. Et face à la montée de la contestation populaire de l’opération Barkhane, il avait convoqué les présidents des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) comme pour leur faire prêter allégeance à leur suzerain, lors du sommet de Pau de janvier 2020, soit sept mois avant le renversement d’IBK.

Cet échec total de la diplomatie française aura donc eu raison de deux présidents pourtant disposés à avaler toutes sortes de couleuvres venant de Paris. Au Mali, une junte indocile a pris le pouvoir avant d’annoncer son choix, face à l’échec patent et au redéploiement de Barkhane, de diversifier ses partenaires sécuritaires, en faisant appel aux mercenaires du groupe russe Wagner – décision accueillie comme une déclaration de guerre par le gouvernement français.

Nouvelle guerre froide entre France et Russie

Estimant sans doute que la situation n’était pas assez compliquée, Jean-Yves Le Drian a jugé bon de déverser, avec une certaine persévérance, l’huile sur le feu. On ne compte plus ses sorties incendiaires à propos de la relation qu’Assimi Goïta, le chef de la junte malienne, entretient avec Wagner. « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali » déclarait-il quelques semaines avant que les Russes n’arrivent. Les voilà au Mali que la junte, « illégitime », prend des « mesures irresponsables » pendant que Wagner « spolie le Mali ». Oubliant que le Mali est un pays indépendant depuis 1960, Le Drian aura provoqué l’expulsion du malheureux Joël Meyer par la junte bamakoise. Mais sur quel critère se fonde la légitimité ou l’illégitimité d’une junte, selon Le Drian ? Manifestement pas à sa manière de prendre le pouvoir. On ne l’a jamais entendu s’en prendre à la junte – dynastique – tchadienne, que Macron aura adoubée sans attendre en assistant aux premières loges aux funérailles du sanguinaire feu Idriss Déby. Deux poids, deux mesures.

Malgré l’impopularité et les insuffisances de Barkhane, il n’est pas inutile de rappeler que la junte malienne n’a à ce jour pas demandé le départ des forces françaises. Bien au contraire : ce qui a mis le feu aux poudres, avant même le déploiement de Wagner, c’est l’annonce puis la mise en œuvre du « redéploiement » de Barkhane et la fermeture des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou. Choguel Maïga, le premier ministre malien, avait vivement réagi en accusant la France, à la tribune des Nations unies, d’« abandon en plein vol ». C’est donc aussi la stratégie militaire de Macron qui a ouvert la voie au retour historique de la Russie au Mali – les présidents Modibo Keita (1960-1968) et Moussa Traoré (1968-1991) avaient signé des accords de coopération militaire avec l’Union soviétique.

Échec de Barkhane, mort de Takuba ?

Pourquoi Barkhane est-elle devenue si impopulaire chez les populations sahéliennes ? L’exécutif français a beau jeu de désigner comme seuls responsables les « trolls russes » qui suscitent un hypothétique « sentiment anti-français » chez les populations sahéliennes en propageant des « fake news » sur les réseaux sociaux. Cette rhétorique leur permet d’esquiver la question des échecs de Barkhane, incapable d’endiguer le fléau djihadiste. Car ce sont d’abord et avant tout ces échecs qui poussent les populations et les gouvernements sahéliens à envisager d’autres partenariats – dont on peut douter, par ailleurs, qu’ils seront plus efficaces dans la lutte contre les groupes djihadistes.

Le Quai d’Orsay et l’Hôtel de Brienne se sont donné une mission impossible à réaliser, à savoir l’éradication des groupes djihadistes, et ils l’ont compris. En effet, une armée conventionnelle est inefficace à vaincre des groupes insurgés dans le cadre d’une guerre asymétrique. D’autant qu’avant d’être des « fous de Dieu », leurs jeunes combattants islamistes s’insurgent – dans les formes les plus détestables qui soient, certes – contre l’État et les autorités publiques incapables de leur fournir les moyens de vivre dans la dignité. Les groupes djihadistes prospèrent grâce à la profonde crise du monde rural sahélien : il est aussi indispensable de délimiter des pistes à bétail pour éviter les confrontations entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, que de traquer les terroristes. Mais les autorités maliennes ne remplissent pas leur mission.

La rupture entre Barkhane et les populations sahéliennes aura été définitivement consommée quand des militaires français ouvriront le feu… sur des manifestants désarmés, provoquant la mort de trois d’entre eux. Un convoi militaire français, partant de la Côte d’Ivoire vers la base de Gao au Mali, avait été stoppé une première fois à Kaya, au Burkina Faso, et une seconde fois à Téra, au Niger, dans les deux cas par des manifestations spontanées. C’est dans cette deuxième ville que l’armée française aura commis l’irréparable… sans jamais que le gouvernement français ne l’admette. Mais ces dénégations sont une habitude. François Lecointre, le chef d’état-major d’alors, avait osé qualifier un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), concluant que l’armée française avait tué 19 civils en bombardant un mariage à Bounti, au Mali, de « manipulation » et d’« attaque » contre l’opération Barkhane.

À cette inadaptation des réponses militaires aux crises et conflits sahéliens, à cet échec à faire « monter en puissance » les armées sahéliennes, à ce déni face à l’inefficacité de Barkhane et à ses graves bavures, s’ajoute la mort probable de Takuba – cette force européenne était pourtant un projet-phare de Macron l’européen. La décision de la junte malienne d’expulser les militaires danois, après avoir estimé que leur entrée sur le territoire malien était illégale, fait craindre à Paris que le Portugal, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie ne suivent le même chemin que la Suède, qui a déjà renoncé à envoyer ses soldats.

Échec de la Cédéao

L’échec de Macron est aussi celui de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Élysée s’appuyait sur elle pour faire adopter des sanctions économiques drastiques au peuple malien – chose qui a été faite – en espérant délégitimer la junte. Mais… c’est l’inverse qui s’est produit. La junte en est sortie renforcée tandis que la Cédéao a, elle, perdu toute légitimité en votant un blocus inique contre un peuple déjà à bout de souffle. Pourtant, il y a dix ans, lors d’un précédent coup d’État, les sanctions avaient été efficaces. Mais la donne a changé depuis.

Les populations sahéliennes peinent à comprendre pourquoi la Cédéao, considérée comme le « syndicat des chefs d’État » de la sous-région, fait preuve d’autant de zèle contre la junte malienne alors qu’elle et les États ouest-africains ont bien peu soutenu le Mali dans la lutte contre les groupes djihadistes. De plus, quelles leçons peuvent donner un Ouattara – en train de réaliser son troisième mandat à la légalité plus que douteuse – un Eyadema – en train de réaliser son quatrième mandat – ou un Macky Sall – qui laisse planer le doute sur son éventuelle candidature à un troisième mandat – en termes de bonne gouvernance ? S’ils adoptent une position aussi dure, c’est aussi parce qu’ils craignent d’être à leur tour renversés.

Ces mêmes populations sahéliennes se demandent quel rôle a joué la France dans l’adoption de ces sanctions. La France avait en effet proposé une résolution pour que le Conseil de sécurité s’aligne sur les sanctions de la Cédéao, que la Russie et la Chine ont bloquée. L’objectif de Macron apparaît désormais clairement : qu’Assimi Goïta quitte le pouvoir au plus vite et qu’un dirigeant plus favorable à la France le remplace. Mais, après tant d’échecs essuyés, Macron pourra-t-il atteindre un tel objectif ? Car, à ce jeu, la junte malienne semble bien plus habile que le gouvernement français.

Le jeu habile de la junte malienne

Assimi Goïta joue parfaitement son coup depuis le début des manifestations contre le pouvoir d’IBK. Il a su agir quand IBK a perdu toute légitimité politique, pour le renverser sous les acclamations de la population. Il a su choisir un homme de paille, Bah N’Daw, à la tête de la transition et l’écarter quand celui-ci s’est montré indocile. Il a su gagner en popularité en lançant des procès pour corruption contre d’anciens caciques du régime d’IBK. Il a su obtenir le soutien de Moscou pour compenser le redéploiement et la baisse des effectifs de Barkhane. Il a su garder le soutien de son peuple face à la Cédéao, en appelant à une manifestation qui fut une véritable démonstration de force. Il a su organiser des « assises nationales » lui accordant cinq ans de transition.

Il sait envoyer ses ministres au front, en premier lieu son bras droit Choguel Maïga et son ministre des affaires étrangères Abdoulaye Diop, qui marquent les esprits par leur éloquence. Il sait jouer du sentiment de nationalisme de son peuple en affrontant ouvertement la France. Son exemple a inspiré ses homologues et voisins Mamadi Doumbouya en Guinée et Paul-Henri Damiba au Burkina Faso, qui ont eux-mêmes renversé leurs présidents, rompant par-là l’isolement du Mali dans l’espace Cédéao. Mais il n’empêche qu’il va se retrouver en difficulté face au blocus, tandis que les djihadistes profitent de ce désordre.

Sur cet échiquier, c’est à la France et à l’Union européenne de jouer les prochains coups. La France va ouvrir un débat parlementaire sur Barkhane, dont le retrait total du Mali n’est pas exclu, tandis que l’Union européenne, sous présidence française, doit décider d’ici mi-février de l’avenir de Takuba. On ne connaît pas encore le gagnant de ce jeu entre Macron et Goïta, mais on connaît déjà le perdant : le peuple malien, qui continue de souffrir des attaques djihadistes incessantes et de la crise économique, en silence.

France Relance : derrière les milliards, la mort de l’État planificateur

© Aitana Pérez

À l’approche de la présidentielle, les ministres multiplient les déplacements pour mettre en valeur le plan « France Relance », annoncé en septembre 2020 pour relancer l’activité à la suite de la crise sanitaire. Si certains projets sont des investissements utiles, ce plan ressemble surtout à un saupoudrage incohérent d’argent public, sans vision pour l’avenir du pays. En réalité, derrière la mise en scène d’un retour de l’État stratège, ce programme illustre l’absence de planification, au profit d’une approche néolibérale d’appels à projets.

Un patchwork incohérent

Annoncé en grande pompe à la rentrée 2020 par Emmanuel Macron, le plan France Relance devait permettre, selon le slogan officiel, de « construire la France de demain ». Décomposé en trois grands volets – la transition écologique, la compétitivité des entreprises et la cohésion des territoires -, il représente au total 100 milliards d’euros. Prévus sur deux ans, ces investissements visent un effet d’entraînement rapide pour l’économie française, mise à mal par les restrictions sanitaires, juste à temps pour la présidentielle. Si le versement des aides a effectivement été rapide, avec 72 milliards déjà engagés à la fin 2021, l’impact du plan sur l’économie française demeure difficile à mesurer. En effet, malgré les déclarations optimistes du gouvernement, le comité d’évaluation, présidé par l’ancien banquier central Benoît Coeuré, estimait fin octobre qu’il était « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement [de l’économie française] et la mise en œuvre de France Relance ».

Quel que soit l’impact réel sur la croissance économique, il est indéniable que certains investissements répondent à de vrais besoins et vont dans le bon sens. On peut notamment citer les rénovations énergétiques de bâtiments publics, la dépollution de friches industrielles ou le soutien à la décarbonation de grosses industries. Toutefois, la floraison des petits logos verts avec les drapeaux français européens sur toutes sortes de projets sans liens évidents pose question. Comment un plan visant à « préparer la France aux défis du XXIe siècle » peut-il à la fois financer les projet cités plus haut, une « structuration du réseau national d’association de protection de l’animal », des rénovations d’églises ou encore l’achat de voitures électriques, pourtant peu écologiques ? En outre, malgré des rénovations ça et là, des services publics essentiels comme la santé, l’éducation ou la justice restent dans un état très dégradé. Comment expliquer un tel paradoxe ?

Le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux.

Comme l’ont pointé plusieurs économistes dès l’annonce du plan, le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux. Ainsi, la baisse des impôts de production, qui représente 20 milliards d’euros sur les années 2021 et 2022, peut difficilement être considérée comme une dépense de relance. Pour David Cayla, économiste de l’Université d’Angers et membre du collectif des économistes atterrés, cette baisse d’impôts « diminue les recettes fiscales, mais n’augmente pas l’activité des entreprises. Ce n’est pas parce qu’elles font plus de profits qu’elles vont plus investir. » De plus, France Relance agrège aussi des mesures déjà en place avant le lancement du plan, telles que les aides à la rénovation thermique MaPrime Rénov, le Ségur de la Santé ou le plan « France Très Haut Débit ». Si les enveloppes ont été revues à la hausse, il s’agit donc surtout d’un jeu comptable permettant de grossir artificiellement le montant du plan avant de le présenter à la presse. Enfin, une partie significative du plan n’est pas fléchée vers des investissements étatiques ou dans les entreprises publiques, mais à destination des collectivités territoriales et des entreprises privées. 

Financer plutôt que planifier

David Cayla est clair : pour lui, « il n’y a pas de plan de relance au sens strict ». « Cumuler des petits projets à 10 millions ne fait pas une politique » ajoute-il. S’il ne met pas en cause l’utilité des petites enveloppes destinées à rénover une école ou à relocaliser une usine, il rappelle que le plan de relance n’est qu’une couche de financement supplémentaire, qui vient compléter les apports des entreprises ou des collectivités, ainsi que les fonds européens ou ceux de la Caisse des Dépôts et Consignations par exemple. « On donne l’impression de financer de grands investissements, alors qu’on ne paie que la moitié ou le tiers. L’État ne finance qu’une partie et cherche un effet multiplicateur ».

Ainsi, pour l’économiste, plutôt que de financer directement de grands projets, France Relance est surtout une « agence de moyens », c’est-à-dire que « l’État préfère financer plutôt que faire lui-même ». Concrètement, les montants destinés aux collectivités et aux entreprises font l’objet d’appels à projets, où les demandes de subventions doivent reposer sur des dossiers complexes, remplissant un certain nombre de critères. Or, étant donné que les ministères et agences publiques ont perdu un grand nombre d’ingénieurs et de cadres spécialisés, ce sont bien souvent des cabinets de conseil qui ont établi la grille de critères à remplir. Cayla explique en effet que la haute fonction publique est de plus en plus tournée vers le privé : « l’Ecole des Mines ou Polytechnique, par exemple, ne forment plus des ingénieurs qui vont travailler pour l’État, mais pour des entreprises privées. » Dès lors, « l’État n’est souvent plus capable de savoir ce qu’il finance », ce qui le « met à la merci d’acteurs privés qui peuvent lui faire miroiter des solutions qui n’en sont pas. »

« La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases ».

David Cayla, économiste à l’université d’Angers

Plus largement, ce système d’appel à projets crée une énorme bureaucratie à toutes les échelles. Pour obtenir les financements mis à disposition, les entreprises et collectivités font elles aussi largement appel aux cabinets de conseil pour rédiger leurs demandes ou leurs « contrats de relance et de transition écologique » (CRTE). Afin de maximiser leurs chances, elles peuvent même multiplier les projets, ce qui implique un processus de sélection encore plus lourd et le fait que nombre de projets auront été conçus pour rien. « C’est tout le mécanisme dénoncé par l’anthropologue David Graeber lorsqu’il parle de « bullshit jobs », estime David Cayla, qui y voit « un énorme gaspillage d’énergie et de travail. » Si des conflits d’intérêts peuvent exister en raison de l’intervention des mêmes cabinets auprès du financeur et du demandeur de subventions, le dernier mot revient tout de même au politique. Mais sans les capacités techniques pour bien évaluer l’intérêt de chaque dossier, il devient tributaire de la bureaucratie privée. « La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases » développe Cayla, qui explique que certains dossiers, pourtant prometteurs, peuvent se voir refuser les aides car ils ne rentrent pas suffisamment dans les clous. « C’est une logique administrative et dépolitisée » résume-t-il.

Un État impuissant ?

David Cayla, économiste à l’université d’Angers, membre du collectif des Economistes atterrés. © Photo de profil Twitter

Si cette mise en œuvre technocratique est critiquable, elle n’est en fait que la conséquence du néolibéralisme. « L’État préfère donner des financements plutôt que de faire lui-même les choses. En somme, il préfère accompagner le marché plutôt que de substituer à lui. » Certes, l’État fixe de grandes orientations et choisit de soutenir des projets « verts », tournés vers le numérique ou visant tout simplement l’accroissement de la compétitivité, mais en définitive, les deniers publics financent bien des projets dont le lien avec l’intérêt général de la Nation n’est souvent pas évident. S’il convient qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, rappelant l’exemple du Grand Paris décidé sous Nicolas Sarkozy, « qui fonctionne lui aussi avec des appels à projets d’une complexité incroyable », David Cayla s’inquiète de l’impuissance croissante de l’État dont ce processus témoigne. Le nouveau plan France 2030, qui semble avant tout conçu pour permettre à Emmanuel Macron d’enjamber la présidentielle et d’avoir un semblant de réponse face aux critiques sur son bilan en matière de désindustrialisation, semble déjà pâtir des mêmes écueils.

Pour résumer le problème, il prend l’exemple du programme nucléaire français, considérablement accéléré après le premier choc pétrolier dans le cadre du « plan Messmer » (1974). En l’espace de deux décennies, ce programme d’investissements massifs est en effet parvenu à réduire la dépendance de la France aux hydrocarbures en matière de production d’électricité. A l’inverse du plan de relance actuel, l’État ne se contentait alors pas de financer; il organisait son action à travers de grandes entreprises entièrement publiques et de structures de recherche dont il était propriétaire, tels que EDF, Framatome ou le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). Or, au vu de l’urgence écologique, la nécessité de grands programmes de ce type ne semble plus à prouver. Cayla évoque par exemple la question de « l’hydrogène vert », c’est-à-dire fabriqué à partir d’électricité d’origine renouvelable.

« L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! »

David Cayla

Mais si un tel programme étatique est techniquement possible, il est en pratique interdit par « les règles européennes sur la concurrence, puisque l’État fausserait la concurrence en avantageant ses entreprises nationales. » Si l’État peut toujours intervenir dans certains domaines, tels que la santé ou l’éducation, il se retrouve pratiquement démuni dans d’autres secteurs, comme l’énergie ou les transports, où priment les traités européens. Mais l’obstacle n’est pas seulement juridique selon Cayla : « Politiquement, on pourrait tout à fait défendre le fait de passer outre les règles européennes pour réaliser la transition écologique, mais pour ça il faut une volonté politique. » Or, cette volonté politique d’outrepasser le marché semble aujourd’hui absente dans tous les domaines. « L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! » rappelle ainsi Cayla.

Ainsi, au contraire du retour de l’État dans l’économie vanté lors de chaque inauguration d’un projet France Relance, c’est bien son impuissance et son effacement au profit du secteur privé qui transparaît dans ce soi-disant « plan ». Si la perte de compétences dans la haute fonction publique et si les règles européennes sont de vrais obstacles à lever pour espérer pouvoir mener une planification digne de ce nom, rien ne se fera tant que la volonté politique ne sera pas au rendez-vous. Sur ce point, Cayla est pessimiste : « les gouvernants actuels, en tout cas au niveau national, ne veulent pas vraiment le pouvoir, seulement ses attributs. Ils veulent passer à la télévision, donner des interviews, avoir une stature etc. Mais ils ne veulent pas le pouvoir car cela est très lourd et implique des responsabilités. » A l’approche de la présidentielle, le choix sera de nouveau ouvert au peuple français : la « relance » de la France sera-t-elle déléguée à des communicants présentant des powerpoints ou sera-t-elle planifiée, à long terme, par de nouveaux responsables politiques déterminés ?

L’invention du « en même temps » par Élie Decazes – Entretien avec Jean-Baptiste Gallen

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Jean-Baptiste Gallen © Pablo Porlan

Et si Emmanuel Macron n’était pas l’inventeur du « en même temps » ? La paternité de cette politique revient sans doute à Élie Decazes, ministre de Louis XVIII et favori du roi. C’est en tout cas la thèse de Jean-Baptiste Gallen qui fait paraître ce mois-ci aux éditions du Cerf L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820), un essai dans lequel l’auteur exhume la figure de Decazes. Oublié par les livres d’histoire, il a pourtant régné sur la France trois ans durant. Deux siècles avant Emmanuel Macron, le jeune ministre aux allures de Rastignac se fraie un chemin entre la droite et la gauche, se pose comme seul rempart face à l’extrême droite, joue sur tous les tableaux et engage la dérive autoritaire de son gouvernement sur fond de montée des incivilités et d’épidémie : et à la fin, il chute, et les ultras l’emportent. Si donc les mêmes causes produisent les mêmes effets, faire un détour par l’histoire de la Restauration peut permettre d’éclairer le présent. Entretien.

LVSL – Votre livre évoque une période peu connue de l’histoire de France. Quelle est la situation du pays dans les années 1818-1820 ?

Jean-Baptiste Gallen – En effet, la Restauration est probablement la période la moins étudiée de notre époque contemporaine ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai souhaité y consacrer une grande partie de mes études. En réalité, cette période est véritablement fascinante. Le retour du roi sonne comme l’heure du bilan. Après 25 années de troubles révolutionnaires, Louis XVIII, frère de Louis XVI, revient dans un pays qu’il ne connaît plus. Il ne peut pas nier les évènements révolutionnaires et leurs conséquences, mais en même temps, s’il souhaite restaurer son trône, il doit rétablir certains principes de l’Ancien régime.

Pour éviter que le pays renoue avec ses pulsions révolutionnaires, les Européens décident en 1815 d’occuper militairement la France pendant cinq ans. Cela leur permet de garantir une certaine stabilité dans ce pays aux mémoires complètement fracturées. C’est finalement au bout de trois ans que les alliés quittent le territoire. En 1818, les Français se retrouvent enfin entre eux dans un pays durablement en paix. C’est la première fois depuis la Révolution et c’est à ce moment précis que s’ouvre mon livre.

La scène politique française offre une grande diversité d’opinions politiques. La droite est divisée en deux : il y a d’un côté les partisans d’un rétablissement pur et simple de l’Ancien régime, nommés les ultras. Ils veulent « dérouler la révolution en sens contraire » selon une expression du temps. Mais il y a aussi une droite modérée qui, à l’inverse, considère qu’un retour dans le passé est impossible. Pour elle, tout n’est pas à jeter dans ce que la Révolution a apporté.

La gauche de son côté est profondément divisée. Elle se fait extrêmement discrète, car une partie non négligeable de ses membres a soutenu Napoléon Bonaparte lors de son retour de l’île d’Elbe en mars 1815. Elle est composée de Bonapartistes qui attendent le retour de l’Empereur – toujours en vie à Sainte-Hélène, rappelons-le –, de partisans d’une monarchie parlementaire, et de quelques républicains qui attendent leur heure. Au fil des années, les rangs de cette dernière catégorie tendent à grossir, ce qui inquiète profondément les royalistes.

Et enfin, entre la droite et la gauche, il existe une force politique dite du « juste-milieu », que l’on pourrait aujourd’hui appeler centriste bien que ce terme soit anachronique.

LVSL – Vous exhumez la figure d’Élie Decazes, jeune ministre de Louis XVIII qui arrive trop tôt, trop vite, au sommet du pouvoir. Pouvez-vous présenter son parcours ? Pourquoi avoir fait le choix de le comparer à Emmanuel Macron ?

J.-B. G. – Élie Decazes est véritablement un personnage balzacien. Il naît dans une famille de roturiers à Libourne et monte à Paris en 1800 pour entamer une carrière d’avocat. Il se plaît énormément dans cette société parisienne, il apprécie cette mondanité, il sent qu’il est fait pour ça ! Rapidement, il rentre dans une loge maçonnique pour étendre son réseau dans cette société impériale et au bout de quelques années, il fréquente les plus hautes sphères de l’État. Il intègre le cercle le plus intime de Napoléon en devenant l’un des secrétaires de la mère de l’Empereur. On lui prête même une liaison avec sa sœur, Pauline Bonaparte.

Cette proximité avec les membres de la famille Bonaparte ne l’empêche pas de retourner sa veste très rapidement à la chute de l’Empire. Lorsque le roi Louis XVIII monte sur le trône, Decazes va user des mêmes stratagèmes que sous Napoléon, car le personnel politique est demeuré pratiquement le même.

Et peu à peu, par des méthodes qui le distinguent du reste du Tout-Paris, Decazes obtient l’écoute du monarque. Il entre progressivement dans son cercle intime, même très intime, car il devient le favori du roi ! Louis XVIII apprécie sa jeunesse – il n’a que 35 ans – et son charisme : il est, selon les chroniques de son temps, très bel homme.

Il plaît à Louis XVIII car il incarne la nouveauté et le sang neuf dans cette classe politique vieillissante. Et à ce moment précis, de façon surprenante, Louis XVIII décide de nommer ce jeune courtisan au gouvernement. Tout le monde s’interroge, mais qui est donc ce jeune de 35 ans propulsé ministre de la Police ?

Au début, personne ne se méfie de lui. Mais en sous-main, de par sa proximité avec le monarque, le favori du roi remplace un à un les membres du ministère pour composer progressivement un cabinet à son image. Il n’hésite plus à s’opposer frontalement au président du Conseil qui se trouve être un lointain petit neveu du duc de Richelieu. 

En seulement quelques années, il parvient à concilier ses volontés et la politique du gouvernement. Decazes ne se revendique ni de la droite ni de la gauche, il veut dépasser ces clivages qu’il estime obsolètes. Ce jeune homme qui est désormais âgé de 37 ans, à l’immaturité politique assumée, devient l’homme le plus puissant du pays.

Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche.

Lorsque j’ai commencé mes recherches sur ce personnage méconnu de l’histoire de France, je me suis vite aperçu du nombre incroyable de points communs qu’il y a entre son époque et la nôtre, et puis, surtout, des très nombreux parallèles qui existent entre Élie Decazes et Emmanuel Macron. Comme j’apprécie l’idée que le passé éclaire le présent, faire un parallèle entre différentes époques pourrait nous éviter de commettre de nouveau certaines erreurs.

LVSL – En quoi peut-on faire de lui l’inventeur du « en même temps » ?

J.-B. G. – Élie Decazes ne propose pas une nouvelle vision du monde. Il ne tente pas de créer une troisième voie. Il tente uniquement de rallier les déçus de la droite et de la gauche pour faire une politique qui se veut pragmatique.

Lorsqu’il arrive au pouvoir à la fin de l’année 1818, il forme un ministère qui rassemble des personnalités politiques venant de la droite et de la gauche. Ces hommes, idéologiquement, ont peu de choses en commun, et pendant toute la durée de vie du ministère, ils vont s’opposer constamment sur des sujets primordiaux.

Lorsqu’il est aux affaires, Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche. Pour plaire à tout le monde et éviter de décevoir, il tente de concilier en même temps des idées antagonistes.

Mais évidemment, bien loin de satisfaire tous les camps, sa politique déplaît à tout le monde. La politique de Decazes varie au gré de ses intérêts électoraux. Ce qui était défendu hier par le gouvernement, est délaissé le lendemain.

La pratique du pouvoir de Decazes est avant tout mue par un grand cynisme. Si je devais présenter des points communs sur ce plan entre Decazes et Macron, je donnerais deux exemples.

Lorsque Decazes présente des candidats pour les élections législatives, il adapte leur profil au gré des territoires. Dans les départements acquis à la gauche, les candidats ministériels émanent de la gauche, et à l’inverse, dans les territoires favorables à la droite, le ministère présente des figures de droite. Emmanuel Macron a fait exactement la même chose : allez voir les députés En Marche des Yvelines et comparez-les avec ceux du Finistère, et voyez combien ceux-ci sont issus de deux univers politiques contraires.

Deuxième exemple, qui concerne d’ailleurs encore le choix des candidats pour les législatives : Decazes choisit ses candidats sur des rapports qui lui ont été faits sur eux précédemment. Il faut que ces personnes soient idéologiquement assez souples, capable de défendre « en même temps » des idées contraires.

LVSL – Vous insistez sur la dérive autoritaire du régime, comment l’expliquer ? Faut-il y voir une réaction à la montée aux extrêmes qui caractérise l’époque ?

J.-B. G. – C’est là tout le paradoxe de cette politique du « en même temps » : loin de réconcilier un pays, elle attise les rancœurs et fait émerger la violence.

Avec cette stratégie, toute forme de débat devient impossible. On ne peut pas échanger intelligemment avec quelqu’un qui affirme tout et son contraire. Le débat suppose la clarté et l’honnêteté des convictions. Or, cette stratégie du en même temps que mettent en œuvre Élie Decazes et Emmanuel Macron va contre ces deux conditions.

Lorsque les mots sont vidés de leur sens, de leur substance, plus aucun dialogue n’est possible. Et lorsque le débat contradictoire est irréalisable, la violence ressurgit.

Lorsque les idées se taisent, les intérêts particuliers prennent le dessus et le pays sombre dans la guerre de tous contre tous. La politique ne devient qu’une succession de crises, où le dialogue étant rompu, chacun en vient à défendre son intérêt particulier, alors que la politique devrait être, dans l’idéal, la recherche du Bien commun.

À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets.

Je consacre toute une partie de l’ouvrage à étudier les effets de la politique de Decazes sur l’état de la France. Le pays était déjà morcelé, il devient un archipel. À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets, ce serait amusant si ce n’était pas sérieusement inquiétant.

À ce moment-là, la France fait même face à une épidémie qui provient d’Espagne. Le gouvernement tente de lutter contre la hausse des cas positifs, mais sans succès.

Dans ce contexte de crise et d’épidémie, Decazes voit bien que sa politique ne fonctionne pas. S’il souhaite conserver le pouvoir, il doit agir, vite et fort. Il va ainsi radicaliser sa politique jusqu’à faire passer les propositions des ultras – l’extrême droite de l’époque – pour un peu molles.

Devant ce chaos grandissant, devant la hausse des incivilités et après un assassinat politique retentissant, il prend expressément des édits liberticides en février 1820 : la mise en détention de tous devient possible sur simple décision du gouvernement et la censure des journaux est rétablie.

Ces décisions sont prises en partie pour rassurer son électorat bourgeois des centres-villes qui s’inquiète de voir l’agitation gagner tout le pays. Pour des raisons électorales, Decazes est prêt à bafouer les libertés publiques que la monarchie restaurée avait assurées.

LVSL – « Nos larmes, nos gémissements, nos sanglots ont étonné un imprudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est tombé. » Le mot de Chateaubriand, aussi laconique que cruel pour Decazes, referme votre ouvrage. Qu’est-ce qui a causé sa chute ?

J.-B. G. – La première cause de la chute de Decazes est sa propre politique et ses effets néfastes sur le pays. Sur la fin, Decazes était haï. Presque tous les jours il recevait des menaces de mort. Jamais un président du Conseil n’avait suscité autant de rancœur et de haine.   

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera.

Decazes est jeune, brillant, mais il termine emporté par son hubris. À ses débuts il fascinait, il engrangeait des soutiens de tous bords. Il incarnait une nouveauté qui plaisait beaucoup au sein de cette classe politique vieillissante. Mais, au fil des années, sa stratégie du en même temps s’essouffle et plus personne ne le rejoint. Ses dernières décisions radicales font chuter le nombre de ses soutiens.

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera. « Moi ou les extrêmes » : voilà le jeu dangereux auquel jouait Decazes il y a deux cents ans, la même tactique que l’on retrouve aujourd’hui chez Emmanuel Macron. Sauf que cette stratégie est extrêmement dangereuse : elle fait de l’extrême droite la seule alternative à sa politique. Ainsi, tous ceux qui tentent d’avoir un discours modéré et qui s’opposent à Decazes se retrouvent dépassés par les extrêmes, qui prolifèrent dans ce climat d’hystérisation généralisée.

Et parce que la chute de Decazes devenait inéluctable, parce que sa personne était honnie, l’extrême droite a pris le pouvoir après lui.

Le vide de sa pensée ne pouvait que laisser la place à la radicalité de l’extrême droite, qui semblait répondre à toutes les craintes du temps.

L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820)
Jean-Baptiste Gallen
Les éditions du Cerf, février 2022
18 €

Présidentielle : vers un clivage liberté / sécurité sanitaire ?

À l’automne dernier, on pensait la crise sanitaire enfin terminée grâce à la vaccination quasi-générale. Mais voilà que le sujet est une nouvelle fois revenu sur le devant de la scène à la suite des déclarations du chef de l’État et des débats autour du passe vaccinal. En choisissant de cliver autour du vaccin, Emmanuel Macron espère serrer les rangs derrière lui et affaiblir ses adversaires politiques, quitte à faire monter encore le niveau de tension. Si cette stratégie peut fonctionner, elle n’en demeure pas moins fragile, à condition pour les opposants de proposer un plan alternatif face au virus.

Après plus d’un an de confinements et de couvre-feux à répétition, puis six mois de vie contrainte au passe sanitaire, la patience des Français n’a pas cessé d’être mise à l’épreuve. Mais, bon an, mal an, la crise sanitaire semblait progressivement s’éloigner il y a encore un mois. En témoignait la campagne présidentielle, centrée autour d’enjeux plus traditionnels : identité, pouvoir d’achat, environnement, sécurité… Jusqu’à ce que le variant Omicron ne se propage et que le gouvernement ne décide de renforcer encore la pression sur ceux qui refusent les injections régulières de vaccin.

Dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite.

Sur fond de records de contaminations, la tension politique est fortement montée à partir de l’annonce, au début des vacances de Noël, de la transformation du passe sanitaire en passe vaccinal et de la réduction de la durée entre les doses de vaccin. À la rentrée, les débats houleux à l’Assemblée nationale et les déclarations du président de la République, annonçant vouloir « emmerder » les non-vaccinés « jusqu’au bout » et considérer que « les irresponsables ne sont plus des citoyens », ont achevé de polariser le débat politique autour des questions sanitaires. Désormais, il est vraisemblable que l’élection présidentielle doive en grande partie se jouer sur cet enjeu.

Le « camp de la raison » contre les complotistes ?

Comme cela a été remarqué par la plupart des observateurs de la vie politique, les propos du chef de l’État ont été mûrement réfléchis. En effet, dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite. Une bonne partie de l’électorat, principalement les plus âgés, les voient en effet comme les responsables des contaminations et de la surcharge des hôpitaux. En focalisant l’attention sur cette minorité de citoyens, le gouvernement réalise d’ailleurs un autre coup politique : éviter d’aborder la question de la destruction de l’hôpital, du caractère liberticide des mesures prises au nom de la santé et des nombreux ratés et mensonges qui ont caractérisé sa « stratégie » depuis deux ans.

Sur le fond, l’opprobre quotidienne des non-vaccinés n’a pourtant pas lieu d’être. D’abord, en ce qui concerne les contaminations, les vaccinés propagent tout autant le virus que les non-vaccinés, d’autant plus que ces derniers sont déjà largement exclus de la vie sociale. Par ailleurs, si des centaines de milliers de personnes sont testées positives chaque jour, les formes graves sont beaucoup moins fréquentes qu’auparavant, à la fois en raison du vaccin et de la dangerosité bien plus faible du variant Omicron. Comme le soulignait par exemple récemment le journaliste David Pujadas, alors même qu’Omicron se diffuse tous azimuts, les décès et les réanimations augmentent peu, tandis que la durée d’hospitalisation chute. Enfin, comme l’expliquent de nombreux soignants, la surcharge des services de santé était antérieure au Covid et s’explique surtout par les politiques d’austérité et le manque de personnel, phénomène qui s’est singulièrement aggravé ces derniers mois. Dès lors, si les non-vaccinés sont évidemment plus susceptibles de finir à l’hôpital, il s’agit là d’un risque personnel et les accuser d’être les seuls responsables de l’engorgement des hôpitaux est tout à fait mensonger.

Ces éléments permettent d’ailleurs de comprendre la position du gouvernement sur l’obligation vaccinale. Après tout, si les non-vaccinés sont si dangereux, pourquoi ne pas rendre le vaccin obligatoire ? À cette question, les macronistes rétorquent que les sanctions seraient trop compliquées à mettre en œuvre, ce qui rendrait la mesure inopérante en pratique. Or, au regard de la grande créativité en matière de mesures répressives durant ce quinquennat, des appels odieux à refuser de soigner les non-vaccinés ou encore des amendes bientôt en vigueur pour ces derniers en Grèce (100 euros/mois) et en Autriche (600 euros tous les trois mois), cette réponse paraît peu convaincante.

Le pouvoir a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle.

Ainsi, tout porte à croire que le pouvoir en place a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle. La stratégie mise en place actuellement rappelle d’ailleurs celle observée durant le mouvement des gilets jaunes, où Emmanuel Macron avait focalisé l’attention sur les violences d’une infime minorité de casseurs pour justifier la répression et éviter de répondre aux demandes de justice fiscale et de démocratie directe, populaires dans l’opinion. Comme il y a trois ans, l’usage d’un vocabulaire très violent et l’instauration de mesures qui accroissent la colère (répression policière à l’époque, passe vaccinal aujourd’hui) permet d’envenimer la situation afin que des violences décrédibilisent les contestations et permettent au Président de se poser en chef du parti de l’ordre. Et qu’importe si cela conduit à des menaces de mort sur des parlementaires ou à des attaques contre des pharmacies ou des centres de vaccination…

Des oppositions désemparées ?

En plus de servir d’écran de fumée pour cacher l’état de l’hôpital, le passe vaccinal vise également à fracturer les oppositions. En effet, étant donné que son socle électoral est faible, Emmanuel Macron a besoin d’affaiblir autant que possible ses concurrents pour la présidentielle. Or, si les électeurs macronistes soutiennent à une large majorité le passe vaccinal (89% selon un sondage IFOP conduit les 4 et 5 janvier), ce n’est guère le cas chez les autres formations politiques. De manière générale, deux groupes émergent : celui des électeurs socialistes et républicains, plutôt en accord avec la politique actuelle (respectivement 71% et 72% pour le passe vaccinal), et celui des électorats de la France Insoumise (opposé à 72%) et du Rassemblement National (contre à 58%), qui rejettent majoritairement le passe. Quant à EELV, les enquêtes d’opinion indiquent une très forte division sur le sujet, avec environ 50% des sympathisants de Yannick Jadot dans chaque camp.

En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat que lui.

À ce titre, les débats enflammés à l’Assemblée nationale ont permis d’observer la difficulté dans laquelle se trouvent les oppositions. Ainsi, le groupe socialiste, qui défend depuis plusieurs mois l’obligation vaccinale, s’est retrouvé très fracturé lors du vote : 7 de ses députés ont voté pour, 10 ont voté contre et 3 se sont abstenus. De même, alors que Valérie Pécresse avait déclaré que son parti « ne s’opposerait pas au passe », les votes des députés LR se sont dispersés en trois blocs quasi-équivalents : 28 pour, 24 contre et 22 abstentions. Des divisions internes qui promettent de durer avec l’examen de la loi au Sénat, qui s’ouvre lundi 10 janvier, où la droite est majoritaire, et suite à la proposition du député LR Sébastien Huyghe d’instaurer une « franchise médicale particulière pour les non-vaccinés ». En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble donc avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat, plutôt âgé et aisé, que lui.

Si cette opération de déstabilisation a bien fonctionné auprès des deux partis historiques, la France Insoumise et le Rassemblement National ont eux clairement choisi l’opposition au passe. Toutefois, alors que les députés insoumis se sont illustrés par des propositions alternatives en matière sanitaire (grand plan pour l’hôpital public, gratuité du masque FFP2, installation de purificateurs d’air et de capteurs CO2 dans les écoles…), le parti de Marine Le Pen s’est contenté de dénoncer la politique gouvernementale sans proposer une autre voie. Des nuances complètement ignorées par la majorité LREM, qui a immédiatement accusé les deux partis d’irresponsabilité et de sympathie à l’égard des antivax, sans preuves à l’appui. Le discours du gouvernement est donc désormais bien rodé : selon eux, La République en Marche représente le camp de la raison scientifique, tandis que ses adversaires sont soit trop divisés pour pouvoir prétendre gouverner le pays, soit caractérisés par un complotisme qui les décrédibilise quasi-immédiatement.

Une stratégie payante ?

Cette tactique sera-t-elle efficace pour remporter l’élection ? Il est encore trop tôt pour le dire. Selon les sondages, le passe vaccinal partage aujourd’hui la population française en deux moitiés égales, l’une opposée, l’autre favorable. Si des différences apparaissent suivant le secteur d’activité (les commerçants et artisans étant largement opposés au passe) ou le niveau d’éducation (les diplômés du supérieur y étant plus favorables que les autres), la position des Français sur le passe, et plus généralement les mesures « sanitaires », dépend surtout de l’âge. Ainsi, d’après un sondage de IFOP, seuls un tiers (33%) des 18-24 ans sont favorables au passe vaccinal, contre 69% des 65 ans et plus, avec une hausse corrélée à l’âge pour les tranches intermédiaires. Cet impact déterminant de l’âge, également visible dans une enquête sur la réaction des Français aux propos du Président à l’égard des non-vaccinés, s’explique assez facilement : les plus âgés, plus menacés par le virus, ont tendance à approuver une mesure présentée comme protectrice, alors que les jeunes, qui courent moins de risques et ont une vie sociale plus intense, se considèrent plus facilement « emmerdés ».

Or, malgré de multiples tentatives de communication pour séduire les jeunes (vidéo avec McFly et Carlito, compte TikTok, affiches à la Netflix…), Emmanuel Macron mise avant tout sur le vote des retraités, chez qui l’abstention est faible et la demande de stabilité et d’ordre élevée. Dès lors, la stratégie du gouvernement semble très bien calibrée pour attaquer Valérie Pécresse, dont l’électorat est en grande partie composé de personnes âgées. À l’inverse, la position de la France insoumise, outre qu’elle s’articule autour du primat de la liberté sur la sécurité, peut aussi se lire comme une tentative de séduction des jeunes, chez qui Jean-Luc Mélenchon réalise généralement ses meilleurs scores. Pour les autres candidats, la gêne que suscite ce clivage liberté/sécurité sanitaire les conduit à changer de thématique, en espérant mettre leurs enjeux favoris au centre du débat. C’est notamment le cas d’Éric Zemmour, qui, bien qu’opposé aux mesures actuelles, reste très silencieux sur le sujet, préférant parler d’islam, d’immigration ou d’identité. Comme il l’a récemment déclaré à des militants, le candidat d’extrême-droite y voit en effet « un piège d’Emmanuel Macron » afin de « voler l’élection ».

Étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement.

Plus généralement, s’il est maintenant certain que l’enjeu sanitaire sera au cœur de cette campagne présidentielle, la perception des Français sur la crise sanitaire devrait encore évoluer fortement dans les trois prochains mois. Les records de contamination finiront-ils par démontrer l’inefficacité du passe à ceux qui le voyaient comme un bon outil ? Le fait qu’une grande partie de la population aura été touchée par le virus sans formes graves conduira-t-elle à relativiser sa dangerosité ? Quel pourcentage de vaccinés refuseront la troisième dose ? La stratégie du tout-vaccin sera-t-elle remise en cause au profit d’une panoplie de mesures, mobilisant notamment les récents traitements développés contre le Covid ? Autant de questions qui se poseront inévitablement et dessineront d’autres clivages que celui que le gouvernement cherche à instaurer en fonction du statut vaccinal.

Ainsi, il est possible que le calcul du gouvernement se retourne contre lui d’ici les élections d’avril, si les électeurs réalisent que les mesures mises en place, et en particulier le passe vaccinal, n’ont qu’une très faible plus-value sanitaire. Et s’il est encore trop tôt pour dire quel candidat bénéficierait le plus d’un tel retournement de situation, il est certain que, pour rassembler une majorité, les différents partis en compétition devront éviter toute action ou parole qui puisse les faire passer pour des antivax, faute de finir avec un score similaire à celui de Florian Philippot. Par ailleurs, étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement. Avec 70% des Français estimant que le Ségur de la santé n’a pas été suffisant (contre seulement 17% qui pensent l’inverse), la question de l’avenir du service public hospitalier constitue par exemple un angle d’attaque pour la gauche face aux tenants de l’austérité et de l’immigration zéro. Voilà peut-être la ligne politique permettant de réunir enfin la protection des libertés fondamentales et l’impératif de santé publique.

Primaire populaire : le culte de l’Union suprême

Manifestation de militants de la primaire populaire devant la mairie de Saint-Etienne le 11 décembre 2021. © Hervé Agnoux

Fondée en mars 2021 par les militants Samuel Grzybowski et Mathilde Imer, la primaire populaire semble être devenue depuis peu le centre de toutes les attentions. Récemment soutenue par Anne Hidalgo et Christiane Taubira, l’initiative vise à désigner un unique candidat de gauche pour la présidentielle de 2022. L’entreprise cristallise à n’en pas douter les espérances de nombreux militants de gauche souhaitant tourner la page de l’éreintant quinquennat Macron. Pour autant, cette démarche est-elle souhaitable ?

Si la primaire populaire a connu récemment une large médiatisation, plusieurs phases se sont déjà succédé afin de constituer la liste finale des dix candidats qui s’affronteront en janvier prochain. Pendant cinq semaines, les organisateurs de la primaire ont rencontré les responsables de différents partis politiques afin de définir le « socle commun ». Le vainqueur de l’initiative devra s’engager à respecter ce lot de dix mesures s’il parvient à l’Elysée en 2022. Est venu ensuite le temps des soutiens. Chaque membre inscrit sur la plateforme a pu parrainer les personnalités politiques qu’il pensait les plus à même de représenter la gauche en 2022. De ces processus ont émergé cinq hommes et cinq femmes qui peuvent aujourd’hui espérer gagner la primaire populaire, dont les votes finaux se tiendront du 27 au 30 janvier 2022. Si certains, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon ou de Yannick Jadot, ont décidé de ne pas participer à la primaire populaire, il sera néanmoins possible de voter pour eux car ces derniers sont officiellement candidats à l’élection présidentielle. Il semble à première vue douteux de conserver la candidature de personnes ayant refusé de participer à un scrutin. L’Union réclamant de sacrifier quelques principes, les organisateurs de la primaire populaire ont pourtant fait fi de cette réserve.

Une primaire populaire dénuée de légitimité ?

L’initiative recueille actuellement le soutien de près de 300 000 personnes, qui pourront toutes voter à la primaire. Beaucoup s’enthousiasment de ce succès et comparent ce nombre aux 122 670 électeurs ayant participé à la primaire d’Europe Ecologie les Verts (EELV) ou aux 139 742 adhérents Les Républicains (LR) ayant pris part au congrès du parti. S’il est en effet tentant de conférer une plus grande légitimité à la primaire populaire du fait de son nombre élevé de participants, il convient de garder une certaine prudence. En effet, les personnes ayant voté à la primaire écologiste ou au congrès LR n’ont pas eu simplement à donner leurs e-mails et leurs coordonnées. Ces derniers ont dû s’acquitter d’une contribution de 2€ (EELV) ou de cotisations au parti (LR). Difficile donc, de conférer à l’une des initiatives une plus grande légitimité.

Il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire.

De même, il y a cinq ans, la primaire « de la Belle alliance populaire » organisée par le PS et ses alliés avait réuni un peu plus de deux millions de votants, tandis que celle de la droite atteignait les quatre millions. Or, ces chiffres importants n’ont pas empêché ces deux familles politiques de se diviser, comme l’ont rappelé les défections des candidats Bruno Le Maire et Manuel Valls en faveur d’Emmanuel Macron. Par ailleurs, Jean-Luc Mélenchon dispose aujourd’hui du soutien de près de 270 000 personnes ayant elles aussi simplement donné leurs coordonnées et leur adresse mail. Ainsi, il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire. Il y a en effet fort à parier qu’aucun des sept candidats en lice – trois des dix candidats ont renoncé à se présenter – ne recueillera plus de 270 000 votes.

Le mythe de la bataille des egos

Dans une arène politique marquée par une personnification accrue, il est souvent tentant d’attribuer aux egos et aux personnalités prononcées des leaders politiques la responsabilité de l’échec de l’union de la gauche. Untel sera moqué pour son appétence à orchestrer ses colères, taxé de populiste ou de démagogue, tandis qu’un autre sera accusé de ne penser qu’à sa carrière, ou de préserver sa dignité. À partir de ce postulat, il est ensuite assez simple de suivre le fil directeur qui sous-tend l’organisation de la primaire populaire.

Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

La vision simpliste des organisateurs de la primaire populaire suppose une « gauche plurielle » quémandée, réclamée, par le peuple entier. Les responsables de l’organisation rappellent à qui veut l’entendre que 70% des électeurs de gauche souhaitent un candidat unique. Pourtant, cette symbiose inéluctable serait entravée par l’action intéressée d’acteurs politiques aux egos surdimensionnés. C’est là, précisément, que réside la justification de la primaire populaire. Supposée au-dessus des partis politiques, elle a l’ambition de dynamiter ce « mur des egos » mortifère. Faute de quoi, le pays tombera assurément dans les bras de l’extrême droite.

Il est parfois tentant d’installer sa pensée dans le creux d’un rêve éveillé, comme pour se protéger d’une réalité difficile à affronter. Si l’exercice est répété de manière irrégulière, presque exceptionnelle, il peut même être salvateur et servir de source d’espoir quand les temps sont sombres. Pour autant, certains semblent avoir réussi avec brio le numéro d’équilibriste consistant à organiser une primaire tout en restant continuellement dans une réalité parallèle. Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

Il n’existe a priori aucune raison de penser que le résultat de la primaire populaire dirigera vers son vainqueur toutes les voix des électeurs se considérant de gauche. Les citoyens n’étant par principe pas de vulgaires pions. Une attitude salutaire aurait consisté à observer les différences sociologiques qui composent et différencient inévitablement chaque camp politique. Une rapide attention jetée aux sondages d’opinion montre que les électeurs de Mélenchon porteraient en deuxième choix leur vote sur Jadot, tandis que les électeurs de Jadot et d’Hidalgo reporteraient davantage leurs voix sur Macron que sur Mélenchon. Rien ne garantit donc au candidat gagnant de la primaire qu’il puisse bénéficier du report de vote de tous les autres électeurs de gauche. La majorité de ces personnes n’aura d’ailleurs pas participé à la primaire ; très peu se sentiront donc contraints par son résultat.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées.

De manière plus globale, c’est tous les désaccords politiques qui sont gommés. On veut faire croire que la gauche pourrait, moyennant quelques maigres changements de programmes, être unie. Pourtant, des divergences réelles, fondamentales, existent au sein des camps politiques. Personne n’a ainsi semblé s’alarmer du fait que rien, ou presque, ne rassemble les programmes de politiques de Mélenchon ou de Jadot en matière de politique étrangère, que la question européenne est adressée de manière totalement différente en fonction des partis, ou que la question nucléaire marginalise EELV et la France Insoumise (FI) du reste de la gauche.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées. Partant pourtant du postulat que les egos des leaders de gauche entravaient toute union, cette entreprise n’a servi que de tremplin médiatique à des personnalités en perte de vitesse tout en permettant l’émergence de nouveaux candidats.

L’illusion du consensus

C’est bien là, sur le terrain des idées, que le bât blesse. Le socle commun, brandi comme étendard d’un programme ayant la capacité d’unir tous les fronts, a été défini en seulement cinq semaines, et ne rassemble que dix mesures que chacun peut interpréter à sa guise. Le reste de la campagne a été très pauvre en débats et en propositions politiques concrètes. Si beaucoup se réjouissent de voir Christiane Taubira rejoindre l’aventure de la primaire, très peu se sont intéressés à son projet politique. D’aucuns chantent les louanges d’une femme racisée capable, selon eux, d’accéder à l’Elysée sans s’interroger sur ses prises de positions passées et son programme présent. Qui s’est inquiété, ou tout au moins a émis des réserves, quant aux propositions défendues par Taubira lors de sa candidature à la présidentielle de 2002 ? Son soutien indéfectible à l’Union Européenne, au régime présidentialiste, à la baisse des impôts sur les plus aisés ou à la retraite par capitalisation a-t-il seulement préoccupé les militants ?

La primaire populaire apparaît ainsi comme une énième initiative de la gauche moralisatrice pour arriver au pouvoir, ou du moins pour dynamiser des campagnes en perte de vitesse. Cette gauche ne lisse pas volontairement les divergences radicales qui séparent les candidats, elle ne les voit tout simplement pas. Pour elle, tous les candidats de gauche partagent peu ou prou les mêmes mesures sociétales – au diable les questions sociales et économiques ! – et en conclut que l’Union est une réalité proche, inéluctable. Alors, une certaine gauche appelle et crie à l’Union. Elle ne le fait pas pour défendre un projet, mais avant tout pour ne pas laisser Macron gagner une seconde fois ; pour que l’extrême-droite n’arrive jamais au pouvoir.

Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

Pourtant, un camp politique devient un bloc inerte, incapable d’attirer à lui de nouvelles personnes, s’il refuse de s’engager dans des débats prétendument stériles au nom de la protection d’une unité fantasmagorique. Cette gauche est condamnée à ne faire que peu de remous dans l’histoire puisqu’elle n’existe que pour revendiquer être contre un autre camp plutôt que d’être pour un projet. Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

Jérôme Sainte-Marie : « Il y a un choc de dépolitisation »

Déjà l’auteur de Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme en 2019, Jérôme Sainte-Marie publie un nouvel ouvrage aux éditions du Cerf : Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée. Là où son premier livre filait la métaphore entre notre époque et les événements décrits par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, le second prend Gramsci pour guide afin de mieux comprendre la cartographie exacte d’un bloc populaire qui peine à advenir. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur la polarisation de la société française en deux blocs antagonistes, sur le concept de vote de classe, sur l’anesthésie du corps social provoquée par la pandémie ou encore sur les implications de la crise d’hégémonie actuelle. Entretien réalisé par Antoine Cargoet et Léo Rosell.

LVSL – Votre précédent livre était consacré à l’analyse du bloc élitaire. En miroir de la description de cette première force sociale, vous proposez l’idée d’un « bloc populaire ». Pouvez-vous revenir sur sa cartographie exacte ?

Jérôme Sainte-Marie – J’ai eu envie d’écrire ce livre pour deux raisons. Tout d’abord, Bloc contre bloc s’intéressait, malgré son titre, essentiellement à ce bloc élitaire dont le pouvoir actuel est l’émanation. Il me semblait donc important de travailler cette fois-ci sur l’autre bloc déjà évoqué : le bloc populaire. Une autre motivation tenait davantage au fait de redresser les interprétations sauvages de la notion de bloc, souvent confondu avec une alliance électorale ou avec les classes sociales elles-mêmes. Beaucoup utilisaient le terme de « bloc populaire » comme un simple synonyme des classes populaires. Or, le bloc est une construction essentiellement politique, qui reproduit le cadre du « bloc historique » théorisé par Antonio Gramsci.

Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. Il comporte donc bien une fondation sociologique, étant donné qu’il s’agit d’un groupe de classes sociales dirigé par une fraction de l’une de ces classes. Pour le bloc élitaire, c’est l’élite financière appuyée sur la classe managériale et sur une partie des retraités, ce qui fait à peu près 25 % de la population et constitue ainsi une base sociale suffisante pour accéder au second tour, pour prendre le pouvoir et l’exercer efficacement dans un cadre relativement démocratique.

S’agissant du bloc populaire, la strate sociologique est très simple à définir. Il s’agit des ouvriers et employés. À elles deux, ces catégories forment 47 % de la population active. On peut leur ajouter une large partie des petits artisans et commerçants, souvent largement précarisés, qui sont formellement indépendants mais qui sont en vérité externalisés par rapport au système d’exploitation capitaliste. Karl Marx lui-même ne réduisait pas l’exploitation au seul prolétariat salarié, en témoigne l’exemple des canuts lyonnais dans les années 1830, lesquels avaient un statut indépendant mais étaient prisonniers d’une chaîne de production et de rapports d’exploitation effroyables. Les situations professionnelles actuelles créées par l’uberisation ne sont, au demeurant, pas très différentes.

« Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. »

Deuxièmement, la construction idéologique de ces classes se fait essentiellement en opposition au progressisme – dont on peut considérer le macronisme comme une émanation – parce qu’elles sont les premières à subir les effets de la mondialisation, qui se traduisent essentiellement par une augmentation des délocalisations et des flux migratoires. Ceux-ci engendrent une exacerbation de la concurrence, notamment sur le marché du travail et du logement.

Au niveau politique, à l’heure actuelle, c’est sans doute le Rassemblement national (RN) qui est le mieux parvenu à se placer comme débouché électoral des catégories populaires. C’est un constat qui se déduit de l’observation des sondages et de la géographie électorale. Ce bloc populaire demeure cependant inachevé, dans la mesure où il lui manque certainement une volonté consciente pour poursuivre sa construction. Le Parti communiste, à l’époque de Gramsci, avait la claire ambition de construire ce qu’il appelait un bloc ouvrier et paysan. Il n’y est pas complètement parvenu même s’il s’en est largement approché.

Le paradoxe de la situation actuelle tient au fait que, face à la très grande cohérence idéologique du bloc constitué autour d’Emmanuel Macron, se trouve un bloc qui a une sociologie populaire mais dont l’idéologie est avant tout nationaliste, laquelle nie ontologiquement l’existence des classes sociales. C’est l’un des vices cachés, pourrait-on dire, de ce bloc populaire.

LVSL – Quelle est, aujourd’hui, la réalité du concept de vote de classe ?

J. S.-M. – Après des décennies passées à nier l’existence des classes sociales et, partant, celle du vote de classe, on en vient à réutiliser ces termes. Mais, après une telle éclipse de la pensée marxiste, on les emploie souvent en dépit du bon sens. De la même manière qu’un conflit, qu’un mouvement, qu’une grève n’est pas nécessairement une lutte de classes, un simple alignement électoral ne peut pas se confondre avec un vote de classe. L’alignement électoral n’est pas une notion marxiste, c’est une évidence que connaissent bien les praticiens de la science politique : le vote est en grande partie déterminé par les intérêts matériels, et on ne procède pas aux mêmes choix électoraux à Aubervilliers et dans le 16e arrondissement. Pierre Martin a par exemple beaucoup écrit sur la propension régulière de certains groupes socio-professionnels à voter pour des formations politiques données. Par exemple, le vote des professions libérales pour la droite et celui des professeurs de l’Éducation nationale pour la gauche sont des alignements électoraux.

On parle de vote de classe quand s’exprime un vote clairement déterminé par la situation sociale au sens non pas seulement du niveau des revenus mais aussi de leur origine, ce qui constitue un déterminant majeur de la définition d’une classe sociale. Marx différencie par exemple le salaire, la rente et le profit. Le manque de solidarité des travailleurs pauvres du public pour les gilets jaunes a ainsi eu pour équivalent le manque de solidarité des travailleurs pauvres du privé pour ceux du public lors du mouvement contre la réforme des retraites. À niveau de revenu égal, l’origine de celui-ci pèse donc largement.

Qui plus est, pour qu’il y ait vote de classe, celui-ci doit être construit politiquement. Les gens vont voter pour une formation politique parce qu’ils appartiennent à un milieu social donné, mais il faudrait encore qu’ils votent en ayant conscience de le faire parce qu’ils appartiennent au milieu en question. On trouve ainsi une expression chimiquement pure du vote de classe au sein de la classe managériale. Lorsque les cadres votent pour La République en Marche, la plupart sont conscients de le faire parce qu’ils sont cadres et parce qu’ils veulent que les valeurs portées par leur monde social soient les valeurs dominantes. C’était l’objectif des partis communiste et socialiste autrefois : ils voulaient que les ouvriers votent pour eux en sachant que les formations politiques en question visaient à établir leurs valeurs comme valeurs dominantes et comme justification ultime de la société.

« Le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde. »

Or, et c’est le paradoxe, il y a aujourd’hui un alignement électoral du vote d’une grande partie des ouvriers, des employés et des petits indépendants sur le courant nationaliste, qui ne prend pas pour autant le tour d’un vote de classe en ceci qu’il n’est pas voulu comme tel. L’autre vote de classe qui perdure, c’est celui de la fonction publique pour la gauche. Cette famille politique est certes divisée mais elle n’est pas à un niveau cumulé tellement inférieur à celui de 2017, en réalité. Elle est réduite à un gros quart de l’électorat français, lequel comprend de larges pans des fonctionnaires, essentiellement des catégories A et B. C’est l’illustration que le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde.

LVSL – Vous disiez du Parti communiste qu’il avait durant des décennies assumé une fonction de représentation et de formation des classes populaires. Comment expliquez-vous qu’il ne joue plus ce rôle aujourd’hui ?

J. S.-M. – En parallèle des circonstances historiques, de l’évolution du mouvement communiste international et d’un déclin idéologique dont on peut dater l’origine à 1956, il y a eu une volonté interne du Parti communiste français comme du Parti communiste italien, avec les mêmes effets de mettre en œuvre une normalisation de son fonctionnement. Tout ceci a été décrit de manière chirurgicale par Julian Mischi : une série d’abandons conceptuels est allée de pair avec une désouvriérisation progressive du Parti communiste. Il faut bien sûr ajouter l’expérience de l’exercice du pouvoir aux côtés du Parti socialiste. L’accompagnement des restructurations industrielles, du libre-marché européen et des privatisations ont fait que le Parti communiste n’est plus du tout apparu comme un bouclier pour les catégories populaires.

Il faut encore considérer la montée des classes moyennes éduquées au sein du Parti. Par leur formation et leur vision du monde, elles se sont senties très proches du reste de la gauche, ce qui s’est traduit par une montée de la prise en charge des questions sociétales qui parlaient relativement peu aux catégories populaires. Tant les changements économiques que la modification de la structure sociale et les évolutions idéologiques ont provoqué une désaffiliation croissante des ouvriers et des employés vis-à-vis du vote communiste, renforçant ainsi une dynamique d’autodestruction du parti des travailleurs.

LVSL – Vous écrivez que « la dialectique du conflit a été plutôt bénéfique au pouvoir d’Emmanuel Macron ». La mise en œuvre d’une politique de classe assumée a-t-elle été mise en sommeil par la pandémie ? Sera-t-elle, à votre avis, réactivée ?

J. S.-M. – Emmanuel Macron a profité de certaines crises lors desquelles il a pu consolider un bloc élitaire somme toute assez fragile parce que très récent, dans la mesure où sa construction véritable remonte à 2016-2017. Lors de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a pu s’affirmer, d’une certaine manière, comme le chef du parti de l’ordre. La proximité avec ce qu’écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est à cet égard absolument fascinante. Cette logique conflictuelle est apparue au début du quinquennat de Macron, qui est marqué par une tension sociale inédite depuis au moins les années 1970. Une telle conflictualité ne se réduit d’ailleurs pas au seul mouvement des gilets jaunes.

Cette politique de la tension, qui résulte d’un ambitieux projet de transformation sociale, a tout de même un gros inconvénient : certes, elle renforçait conjoncturellement le bloc élitaire, mais en retour, elle renforçait aussi puissamment le bloc populaire. Nous avons ainsi assisté à une certaine prise de conscience d’elles-mêmes par les catégories populaires. C’est apparu clairement au moment du mouvement des gilets jaunes, avec une sorte de prise en charge des classes populaires par elles-mêmes, contre les vieux appareils politiques ou syndicaux. Cette dialectique rendait de plus en plus intenable la position des forces intermédiaires porteuses du projet social des classes moyennes, c’est-à-dire la gauche et la droite qui n’arrivaient pas à se situer par rapport au macronisme et qui, après s’être abstenues lors du vote de confiance au gouvernement en juillet 2017, prenaient un grand soin à ne pas se mêler aux divers mouvements sociaux, exception faite de l’opposition à la réforme des retraites. En effet, dans ce cas précis, la fonction publique était directement touchée, raison pour laquelle la gauche s’en est emparée.

« La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. »

Cette conflictualité sociale était produite de manière inéluctable par un bloc élitaire seulement capable de se perpétuer en poursuivant un projet de réforme. La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. Nous avons ainsi assisté à la construction par elle-même d’une force antagoniste à la puissance d’un bloc élitaire à l’idéologie europhile, libérale, de transformation de la société et qui assumait totalement le pouvoir révolutionnaire de la bourgeoisie décrit par Karl Marx. En face, un mouvement de défense se construit à travers la valorisation de l’exact inverse, soit le cadre national, la stabilité, la conservation et la préférence pour l’utilité sociale par rapport à la réussite individuelle. Un dualisme s’installe.

« Plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales. »

Tout cela valait essentiellement pour les trois premières années du quinquennat, et était particulièrement apparent au moment où j’écrivais Bloc contre bloc. La crise du Covid-19 a produit un effet assez inattendu que je n’avais pas anticipé : plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales.

LVSL – À ce sujet justement, l’hebdomadaire Marianne consacrait récemment un dossier à « La France qui s’en cogne ». Comment analysez-vous la situation politique à l’aune du « choc de dépolitisation » que vous décrivez engendré par le Covid-19 ?

J. S.-M. – Il y a un choc de dépolitisation parce qu’il y a eu une période d’ultra-politisation au début du quinquennat. Ces tensions sociales ont engendré une ouverture du débat politique comme jamais auparavant. Ce n’est pas parce que les gens vont moins voter, par ailleurs, qu’ils sont moins politisés, surtout s’agissant des élections intermédiaires. La société était en ébullition avant l’arrivée du Covid. La pandémie a provoqué un isolement des individus par rapport au collectif. Chacun a été ramené à sa peau, à sa santé, à lui-même et à son plus proche entourage. Or, l’individualisation et la transformation des enjeux ont été accompagnées par un arrêt des réformes. Ce bloc populaire n’étant pas construit par une volonté politique très claire, y compris – voire surtout – par la force politique qui en bénéficie le plus, il est très dépendant de la dynamique du bloc élitaire pour se construire. Les réformes étant suspendues, il n’y a plus d’urgence à se mobiliser. Il y a une forme de dévitalisation de la contestation.

« Un keynésianisme sanitaire a été mis en place. »

Enfin, on pourrait dire qu’un keynésianisme sanitaire a été mis en place, avec des dépenses invraisemblables qui, loin d’être à mon sens le retour de Keynes, sont au contraire le préambule à la destruction définitive du système social qui adviendra au cours des prochaines années, avec l’argument suprême de la dette publique à l’appui. C’est une victoire à la Pyrrhus pour les défenseurs du keynésianisme et ceux qui croient que le Covid est l’amorce d’un retour à la nation : ce sera exactement l’inverse.

Tout ceci a anesthésié la contestation du noyau dur des gilets jaunes qui ont, de fait, reçu beaucoup d’argent. Plus exactement, la plupart des salariés ont en tout cas eu l’impression que l’État faisait le nécessaire pour qu’ils n’en perdent pas. Les retraités, qui ne sont pas tous prospères et qui ne sont pas tous de fervents soutiens du bloc élitaire, n’ont pas perdu un seul euro. Tout ça a été permis par l’emprunt et donc, en dernière analyse, par l’exécutif, aux décisions duquel tout un pays paraît suspendu.

LVSL – Vous dites que ce bloc populaire se construit en réaction, en quelque sorte en négatif du bloc élitaire. En quoi est-ce une limite à la constitution d’un bloc populaire capable de remporter des victoires politiques ? Comment permettre à ce bloc populaire de se définir de façon positive ?

J. S.-M. – Cela me fait penser à l’ouvrage d’un auteur que j’admire, à savoir l’ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires. Il est vrai que dans l’agenda politique et médiatique, les classes populaires et leurs valeurs ont retrouvé, enfin, droit de cité, alors qu’on s’était acharné durant des décennies à nous faire oublier que la société reposait sur un travail essentiellement salarié très mal rémunéré. Le Président de la République lui-même a dû reconnaître l’importance de ces gens et le fait que la société ne pourrait pas tenir sans eux. Il y a, si j’ose dire, un succès d’estime des classes populaires, en même temps qu’il y a un manque de direction autonome desdites classes.

LVSL – Justement, la distinction qu’opère Gramsci entre victoire culturelle et victoire politique permet bien de saisir cette situation, étant donné qu’il manque selon vous une articulation entre cette victoire culturelle constatée et une victoire politique qui ne semble pas advenir…

J. S.-M. – Si je m’inspire de la grille d’analyse gramscienne, cela ne signifie pas pour autant que je reproduis la lecture fréquemment faite de ces théories. On a ainsi souvent réduit Gramsci – et pas seulement à droite – à cette notion un peu simple selon laquelle la victoire culturelle précède la victoire politique, ou encore que le pouvoir se prend par les idées. Si Gramsci n’avait raconté que cela, j’espère qu’on l’aurait oublié depuis longtemps. D’autant que nous avons sous les yeux la démonstration d’un phénomène inverse : Emmanuel Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la lutte hégémonique. Il est à 24 % au premier tour et c’est au sein de son électorat que la proportion de gens le choisissant par défaut est la plus importante.

« Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. »

Toutes les crises qui ont suivi l’élection présidentielle tiennent au fait que, dans le cas de Macron, la victoire politique a précédé la victoire culturelle. Il se heurte à un pays qui n’adhère pas à ses valeurs et à sa vision du monde. Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. Rien n’est plus faux que de croire que la victoire culturelle aurait précédé la victoire politique. Le jeu des institutions, qu’aucun auteur marxiste – à commencer par Marx lui-même – n’a jamais négligé, a pesé de tout son poids. En raison du fonctionnement institutionnel, les Français se sont retrouvés face à deux options politiques qui leur paraissaient toutes les deux insatisfaisantes, l’une l’étant davantage que l’autre.

Retenons qu’on ne comprend rien à la crise politique française si l’on oublie que Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la victoire idéologique. Il a proposé une solution alternative efficace aux catégories dominantes sans convaincre les autres. C’est pour cette raison qu’il a fait l’objet d’un rejet allant beaucoup plus loin que la simple impopularité : la mise en place d’un projet « progressiste » a été vécue comme une violence insupportable, pas seulement économique et financière mais aussi culturelle. Nous sommes dans une situation où l’on note une série de victoires culturelles pour les classes populaires, dans la mesure où leur rôle économique est enfin reconnu. On a bien vu qui faisait réellement tenir le pays lors de la pandémie, cependant que la crise des gilets jaunes avait déjà rappelé à tous l’importance des questions d’inégalités de revenus.

« Sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver. »

La situation actuelle paraît inversée par rapport à celle de 2017 en ceci qu’il y a une prise de conscience du caractère profondément inégalitaire de la société française, du rôle crucial des catégories populaires et de la légitimité de leurs attentes, du fait qu’on ne peut plus les stigmatiser en « beaufs » comme auparavant. Mais malheureusement, il n’y a pas de formule politique qui s’impose et il n’est pas exclu que cette victoire culturelle relative soit suivie d’une défaite politique massive. Si l’on considère les sondages au moment où nous parlons – sachant qu’ils ont changé et qu’ils changeront encore –, ils donnent la plupart du temps au second tour Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Comment mieux illustrer le fait qu’une victoire culturelle relative n’aboutit pas nécessairement à une victoire politique réelle ? Or, sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver.  

Jérôme Sainte-Marie

Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée.

Les éditions du Cerf, 2021

208 pages

20 €

« Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France » – Entretien avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe

De gauche à droite : Léopold Sédar Senghor, François Mitterrand, Emmanuel Macron, Jacques Foccart et Félix Houphouët-Boigny © Aymeric Chouquet

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » déclarait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Avant lui, c’était François Hollande : « Le temps de la Françafrique est révolu ». Encore avant, Nicolas Sarkozy disait vouloir « en finir avec 50 ans de Françafrique ». Cela n’empêche pas aujourd’hui Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, de mettre en garde les autorités d’un pays souverain : « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali ». Comment expliquer de telles contradictions ? Interrogés par LVSL, Thomas Borrel, membre de l’association Survie, et Thomas Deltombe, auteur et éditeur à La Découverte, reviennent sur la nature, l’histoire et l’actualité de la Françafrique. Ils sont, avec l’historien Amzat Boukari-Yabara et le journaliste Benoît Collombat, les coordinateurs de la somme de 1 000 pages L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – On fait traditionnellement commencer la Françafrique avec la mise en place des réseaux de Jacques Foccart, qui était le bras droit du général de Gaulle. Vous montrez que le système se met en place sous la IVe République, en l’absence de De Gaulle donc. Vous soulignez le rôle de François Mitterrand ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951. Vous montrez que les indépendances africaines sont moins une rupture qu’une continuité.

Thomas Deltombe – Il faut partir du mot « Françafrique » lui-même. Il y a une sorte de paradoxe autour de ce mot. D’un côté, il s’impose chaque fois qu’il est question des relations franco-africaines. De l’autre, il ne cesse d’être moqué et les gens qui l’utilisent sont regardés avec mépris ou condescendance, sous prétexte qu’ils seraient trop « militants » ou « mal informés ». Ce paradoxe se double de quelque chose d’encore plus paradoxal : certains commentateurs disent dans le même souffle que le mot « Françafrique » ne veut rien dire et… qu’elle a disparu !

Du côté de ceux qui utilisent le mot, pour le revendiquer comme d’ailleurs pour le contester, on constate un récit presque canonique affirmant que la Françafrique est née avec la Ve République et qu’elle serait consubstantiellement liée à la personne de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du gaullisme. L’âge d’or de la Françafrique serait la période où Foccart était à l’Élysée, entre 1958 et 1974 ; elle aurait ensuite progressivement dépéri jusqu’à disparaître au lendemain de la chute du mur de Berlin.

Dans L’Empire qui ne veut pas mourir, nous remettons en cause ce récit en expliquant que les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958. Le mot lui-même apparaît bien avant la Ve République, et même avant la IVe République ! Nous avons ainsi découvert que le terme « Françafrique », en un seul mot et avec la cédille, apparaît en une dans le numéro du 15 août 1945 du quotidien L’Aurore. Le mot apparaît donc avant ce qu’il est censé décrire ? Cette découverte invite selon nous à réfléchir non seulement à la chronologie, mais également à la définition même du mot.

Les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958.

Une des caractéristiques de la Françafrique, c’est sa malléabilité, sa capacité à évoluer pour s’adapter aux évolutions historiques – géopolitiques, géostratégiques, économiques –, aux rapports de force mondiaux, aux équilibres internes en France, etc. Concevoir la Françafrique comme un système évolutif, ainsi que nous le proposons, remet en cause l’historiographie trop rigide des relations franco-africaines. Le système que nous étudions plus spécifiquement, que nous appelons Françafrique, émerge avant les indépendances, durant la période qualifiée de « décolonisation », et sert précisément à vider ces indépendances et ce processus de décolonisation de leur substance.

Cette adaptabilité du système françafricain est perceptible dès les années 1950, et même avant, dans la question du réformisme du système colonial. Dès la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, une réflexion intense agite les milieux dirigeants français qui cherchent le moyen d’adapter le système, pour répondre aux revendications des colonisés, tout en assurant sa perpétuation, pour défendre les intérêts géostratégiques français.

Thomas Borrel – Le mot Françafrique recouvre en outre tout le pan institutionnel du système. Les gens qui font démarrer la Françafrique avec l’arrivée de De Gaulle et de Foccart à l’Élysée se concentrent sur les barbouzeries, les coups tordus, les coups d’État pour mettre en place des chefs d’État acquis aux intérêts de la France.

Mais tout le pan institutionnel, notamment à travers la coopération, fait clairement partie de la Françafrique. Sous la IVe République, il y a une réflexion sur la manière de confisquer une part de souveraineté des futurs États par ce biais. Des idées très claires à ce sujet sont par exemple posées dès 1953-1954 par des personnages comme Michel Poniatowski ou Claude Cheysson, qui arriveront aux responsabilités sous la Ve République.

TD – Parmi ces personnalités, il y a François Mitterrand, qui fut ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951 et qui s’est passionné pour les questions africaines dans les années suivantes. Étrangement, ses prises de position sur les questions coloniales dans les années 1950 sont très peu connues aujourd’hui alors qu’elles n’étaient pas du tout anecdotiques. Durant son passage au ministère de la France d’Outre-mer, il a mis en place une forme d’alliance politique avec les nouvelles élites africaines de l’époque, notamment avec Félix Houphouët-Boigny, alors président du Rassemblement démocratique africain (RDA), principale formation politique des colonies d’Afrique subsaharienne.

L’idée de Mitterrand est de s’allier avec ce type de leaders au sein du RDA pour réformer le système vers une forme de d’association, de façon à marginaliser les forces qui contestent les fondements mêmes du système colonial. Il s’agit de s’allier avec des réformistes pour faire perdurer le système colonial et pour casser les mouvements qui cherchent au contraire à sortir de ce système. On voit alors émerger ce qui deviendra un des piliers du système françafricain : l’alliance entre une partie des élites françaises et la frange des élites africaines perçues comme pro-françaises.

LVSL – Il s’est joué une lutte entre les élites « indigènes » à cette époque. Il y avait d’un côté des leaders pro-français, représentés par Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor, et de l’autre côté des leaders indépendantistes, comme Sékou Touré ou Ruben Um Nyobè.

TD – La scène politique franco-africaine est assez complexe car le positionnement de certaines de ces personnalités a évolué au cours des années 1950. Si vous citez Houphouët-Boigny et Senghor, c’est peut-être justement parce qu’eux n’ont pas beaucoup varié dans leurs prises de position (si on excepte l’alliance de circonstances nouée par Houphouët avec le Parti communiste à la fin des années 1940). Marqués en profondeur par la logique de l’assimilation, ils sont clairement positionnés contre l’indépendance. Ils décrivaient l’alliance de l’Afrique avec la France comme une relation fusionnelle. De ce point de vue, le mot « Françafrique », qui marque sémantiquement cette logique fusionnelle, est très adapté à ces deux personnalités.

D’autres personnages ont adopté des stratégies plus fluctuantes. En raison de leurs positions ultérieures, Sékou Touré ou Modibo Keïta sont apparus comme des anti-impérialistes convaincus. Pourtant, jusqu’à très tard dans les années 1950, ils ont suivi Houphouët-Boigny dans sa ligne « réformiste » pro-française au sein du RDA, contre les leaders indépendantistes qu’étaient Ruben Um Nyobè de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et Djibo Bakary du Sawaba, au Niger. Ces deux formations politiques, antennes du RDA dans leurs pays respectifs, en ont été exclues au milieu des années 1950.

Il y avait donc différents types de position. Évidemment les Français ont misé sur ceux qui étaient les plus favorables à leurs intérêts, ce qui a permis à Houphouët-Boigny et à Senghor de devenir ministres sous la IVe République, puis présidents après l’indépendance de leurs pays, la Côte d’Ivoire et le Sénégal.

À l’inverse, Djibo Bakary, pourtant dirigeant du gouvernement nigérien, a été éjecté dès 1958 dans ce qui s’apparente à un véritable coup d’État fomenté par les autorités coloniales françaises. Il a été remplacé par le leader houphouétiste Hamani Diori.

Quant aux leaders indépendantistes camerounais, ils ont été purement et simplement liquidés. Refusant de se soumettre à la politique néo-coloniale naissante et ayant engagé une lutte de résistance armée, les leaders de l’UPC ont été assassinés un à un. Ruben Um Nyobè a été tué, au « maquis », en septembre 1958 par l’armée française. Félix Roland Moumié, président du mouvement, a été empoisonné par les services secrets français, à Genève, en octobre 1960. Les rênes du Cameroun ont été confiées à Ahmadou Ahidjo, un leader de faible envergure mais offrant les garanties d’une solide francophilie.

LVSL – Vous montrez que la Françafrique a deux facettes : une facette institutionnelle, c’est le côté visible, et une de relations interpersonnelles, qui, elles, sont plutôt dans l’ombre.

TB – Au moment même où se discutent les indépendances, se discutent aussi les accords de coopération qui permettent à la France d’établir un maillage au sein même de l’appareil du jeune État. L’État fonctionne avec des assistants techniques placés à des fonctions de conseillers des nouvelles autorités, qui permettent d’influencer les prises de décisions.

Tout cela fait partie de la Françafrique. Michel Debré, Premier ministre sous de Gaulle, explique d’ailleurs en 1960 au Premier ministre gabonais Léon Mba qu’« il y a deux systèmes qui entrent en vigueur simultanément : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre ». C’est ce qu’on oublie le plus souvent. Le ministère de l’Outre-mer a en partie muté en ministère de la Coopération, dans lequel des administrateurs coloniaux continuent leur carrière. Cette filiation-là est centrale dans la Françafrique.

Et même lorsqu’on parle des réseaux Foccart, on pense à tous les coups tordus. Mais Foccart occupait le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, une institution au cœur du pouvoir français, dont la « cellule africaine » de l’Élysée a été l’héritière.

TD – Il faut noter que les relations interpersonnelles ne sont pas intégralement invisibles ou occultes. La mission de Jacques Foccart, et ce n’est pas du tout caché – c’est même dans le Journal officiel – est d’entretenir des relations personnelles entre le président de la République française et les présidents des pays africains « amis ». L’amitié est très mise en scène : on se serre la main, on s’accueille chaleureusement en visite officielle, etc. Le tout s’accompagne de cette thématique omniprésente de la famille : on parle sans cesse de « famille franco-africaine » (le président centrafricain Bokassa appelle même de Gaulle « papa » !) ou encore, comme le disait Mitterrand, du « couple franco-africain ». Une des missions officielles de Foccart était de fluidifier ce type de relations, devenues presque intimes avec le temps.

Mais ses missions se doublaient d’autres, moins officielles, qui nous font entrer dans les arcanes obscurs de la Françafrique. Car ces intimités ont rapidement fait émerger des systèmes de réseaux parallèles, d’entente occulte et de corruption systémique. Le financement occulte de la vie politique française, par exemple, est une pratique très ancienne. Jacques Foccart l’évoque ouvertement dans son Journal de l’Élysée dans lequel il raconte comment Félix Houphouët-Boigny lui donnait de l’argent pour les campagnes électorales. La promiscuité entre les responsables politiques français et des leaders du tiers monde à la tête de fortunes colossales – comme Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Mouammar Kadhafi et autres – mais ne rendant aucun compte leur propre peuple, explique pourquoi ces circuits de financements occultes se sont si facilement développés. Notamment à partir des années 1970, avec l’explosion des prix des matières premières.

TB – Les grands scandales politico-médiatiques de corruption françafricaine sont postérieurs à l’époque Foccart. Le premier vraiment retentissant et qui influe sur le cours de la vie politique en France, c’est celui des diamants que Bokassa a offerts à Giscard d’Estaing. Il y a aussi l’affaire « Carrefour du développement », dans les années 1980, qui a éclaboussé la gauche et, par ses rebondissements, la droite. Et puis, surtout, l’affaire Elf, à partir des années 1990.

Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Thomas Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

Dans l’ombre, il y a surtout les putschs et les assassinats, par exemple celui de Sylvanus Olympio au Togo en 1963. Il y a un faisceau d’indices qui montre des liens entre les putschistes, le commando qui se rend chez Olympio et qui l’assassine, et l’ambassade de France sur place. Après l’époque de Jacques Foccart, il y a le cas célèbre de Bokassa, évincé par une double opération militaire : une première action clandestine qui remet en place son prédécesseur, David Dacko, et celle plus connue, « Barracuda », qui sécurise le nouveau régime. Autre exemple très connu, en 1987, l’assassinat de Thomas Sankara, sur lequel le rôle exact de la France reste à éclaircir.

LVSL – On a parlé de la politique de coopération qui a été mise en place au moment des indépendances, elle a pris la forme de l’aide au développement depuis quelques décennies. Selon vous, l’aide au développement est à la fois une « illusion » et un outil d’« influence » alors que, de leur côté, les journalistes Justine Brabant (Mediapart) et Anthony Fouchard (Disclose) dénoncent des « dérives ».

TB – Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence. C’est très clair dans l’esprit des décideurs politiques de l’époque. Michel Debré prend ainsi pour référence le plan Marshall, mais à l’échelle de la Communauté. De Gaulle le dit publiquement en 1965, pour répondre aux accusations selon lesquelles la France ferait trop de dépenses pour ses anciennes colonies, que cette politique coûterait trop cher. C’est l’époque de la célèbre formule, lâchée par un député à l’Assemblée nationale un an plus tôt : « La Corrèze avant le Zambèze ». De Gaulle explique que c’est en réalité un moyen de maintenir des liens avec « des amis particuliers » qui permettent de maintenir le « standing international » de la France et d’offrir un « grand débouché » pour les exportations. Foccart note pour sa part dans son Journal de l’Élysée que l’aide au développement est « bénéfique pour la France » mais qu’il ne faut pas en faire la démonstration publique sinon cela nourrira les accusations de néocolonialisme au sein des oppositions africaines.

Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence.

C’est aussi une époque où la France cherche à faire porter sur ses partenaires européens les coûts de son propre impérialisme en Afrique, à travers la création du Fonds européen pour le développement.

TD – C’est quelque chose qui est très lié à l’influence des Américains depuis l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Les Américains utilisent le « développement » comme un instrument d’impérialisme. Les années 1940-1950, au cours desquelles s’opère le passage progressif d’un système de colonialisme direct à un système de colonialisme indirect, sont marquées par une réflexion de fond, du côté français, sur cette double question de l’aide et du développement. Ces réflexions sont influencées par le plan Marshall, qui suscite de vifs débats en France à la fin des années 1940 : certes les fonds américains favorisent la reconstruction de la France, mais ils ancrent dans le même temps le pays dans le camp occidental. Les enseignements de cette expérience ambiguë se retrouvent dans la manière dont les Français vont envisager l’aide en Afrique au tournant des années 1960 : le développement comme politique d’influence géostratégique.

LVSL – Les plans d’ajustement structurel des années 1980-1990 ont permis à des entreprises, qui sont ensuite devenues des empires économiques, de s’y implanter, parmi lesquelles le groupe Bolloré ou le groupe Castel. Dans un précédent entretien, le journaliste Thomas Dietrich nous affirmait que la Françafrique reposait désormais moins sur des réseaux politiques que sur des réseaux affairistes. La Françafrique se serait partiellement privatisée. Est-ce votre opinion ?

TB – C’est une idée dangereuse car elle déresponsabilise l’État français, qui continue de favoriser les intérêts économiques et stratégiques français. Le fait qu’il y ait des acteurs économiques de plus en plus importants et puissants est indéniable. Pour autant, ce ne sont pas eux qui gèrent la coopération militaire, l’ingérence monétaire ou les politiques d’influence à travers l’Organisation de la francophonie ou l’Agence française de développement, par exemple.

TD – Il faut se méfier des choses qui paraissent nouvelles, mais qui ne le sont pas tant que cela. Dire que les intérêts privés sont quelque chose de radialement nouveau, c’est faux. Toute l’histoire coloniale est une imbrication d’intérêts privés et publics. Idem pour la période néocoloniale. Jacques Foccart lui-même est d’abord un homme d’affaires : il est dans l’import-export depuis le départ. Il n’était même pas payé par l’État français parce que ses affaires privées lui rapportaient suffisamment d’argent. Valéry Giscard d’Estaing est le fils d’Edmond Giscard d’Estaing, lequel était un des grands noms du capitalisme colonial. Il faut donc se méfier de la nouveauté. Vincent Bolloré, qui a racheté de nombreuses entreprises implantées en Afrique, s’inscrit comme beaucoup d’autres dans une longue tradition coloniale… Et par ailleurs : il fait de la politique !

TB – On a un schéma un peu préconçu selon lequel, pendant la période coloniale, l’État a colonisé les territoires puis a permis à des entreprises de les mettre en coupe réglée et de les piller. La force publique aurait été au service d’intérêts privés. C’est vrai, mais ces acteurs privés, qui assumaient même parfois le rôle de substituts de la puissance publique dans l’administration d’un territoire, servaient et nourrissaient le projet impérialiste et expansionniste de la France : ils en étaient les promoteurs.

Aujourd’hui, on retrouve aussi cette imbrication entre intérêts économiques et visées géopolitiques. Les grands groupes sont mis en avant comme vecteurs de l’influence, du rayonnement français. Il s’agit finalement de recycler l’imaginaire impérial, en parlant du « rayonnement international », pour montrer que la France est un pays qui « pèse » et qui doit « tenir son rang ». Ces grands groupes, tout en bénéficiant de cette politique, sont donc aussi au service d’un projet qui est par essence même impérialiste.

LVSL – Certains auteurs et certains observateurs, comme le journaliste Antoine Glaser, affirment que la Françafrique a existé dans le contexte de la guerre froide mais s’est considérablement affaiblie, depuis lors. Aujourd’hui, la France fait face à la concurrence de la Chine, la Russie, les États-Unis ou la Turquie. Elle a perdu son influence au Rwanda depuis la prise de pouvoir de Paul Kagame en 1994, en République démocratique du Congo (RDC) depuis la chute de Joseph Mobutu en 1997, plus récemment en Centrafrique depuis que la Russie s’y est imposée, et serait également en train de perdre son influence au Mali, qui s’est mis à négocier avec la Russie et les milices Wagner. Elle a aussi perdu beaucoup de parts de marché en Afrique francophone et elle cherche à développer une diplomatie économique avec des pays non francophones comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud.

TD – L’idée de « concurrences étrangères » est consubstantielle au colonialisme. Le colonialisme s’est toujours construit sous l’argumentaire de la rivalité. Lisez ou relisez les livres de François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française en 1953 et Présence française et abandon en 1957, c’est le même discours ! On est concurrencé dans nos colonies, s’inquiète-t-il à longueur de pages. On sera bientôt chassé d’Afrique par les Anglais, les Américains, les Russes, les Égyptiens !

Antoine Glaser et quelques autres tirent argument de l’intérêt croissant de la France pour des pays non francophones – le Nigéria, l’Afrique du Sud, etc. – pour affirmer qu’on aurait changé d’époque. Outre le truisme consistant à dire que toute époque est une nouvelle époque, cet argument est bancal car la France s’intéresse depuis des décennies aux pays extérieurs à son « pré carré ». Le Katanga, où la France a envoyé des mercenaires dès le début des années 1960, ou la guerre du Biafra, dans laquelle Paris s’est lourdement impliqué à la fin des années 1960, le prouvent. Idem avec l’Afrique du Sud, à laquelle la France a vendu du matériel militaire dès 1961 et pendant des décennies. Y compris, d’ailleurs, des technologies nucléaires à vocation militaire… Elle a également vendu des armes à la Libye de Kadhafi dès 1969 et soutenu l’Unita de Joseph Savimbi durant la guerre civile en Angola tout le long des années 1970-1980. Difficile dans ces conditions d’affirmer que l’intérêt français pour les pays hors « pré carré » signe la fin de la Françafrique !

TB – La France est en effet sortie de son « pré carré » tellement tôt qu’il est vite apparu normal que ce pré carré était plus large que ses seules anciennes colonies. Le Rwanda, le Burundi et le Zaïre ont été intégrés progressivement dans les années 1960 dans le champ du ministère de la Coopération alors qu’ils y n’étaient pas au départ.

Donc ces journalistes et ces observateurs oublient de regarder le temps long, pourtant nécessaire pour essayer de déceler des « ruptures ».

TD – Il faut aussi se méfier des effets d’optique. Vous avez dit que les Russes se sont imposés en Centrafrique. Certes ils ont gagné en influence sur le plan politique et militaire, c’est indéniable. Mais est-ce vrai dans tous les domaines ? Quelle est la monnaie de la Centrafrique aujourd’hui ? Ce n’est pas une monnaie russe… Les Russes et Wagner se sont effectivement implantés en Centrafrique mais ne sont pas pour autant imposés définitivement.

Autre effet d’optique : l’aspect parfois conjoncturel de certaines tensions franco-africaines. Pour s’en convaincre, un coup d’œil historique n’est pas inutile. Car il y a des pays qui, à certaines périodes, se sont en partie émancipés de la tutelle française : le Mali dans les années 1960 ou le Congo-Brazzaville après la révolution de 1963, mais ils ne sont pas pour autant sortis du système françafricain.

TB – Même en Centrafrique, l’armée française a déjà plié bagages en 1996-1997 suite à des mutineries et à un « sentiment anti-français » qui explosait dans les rangs de l’armée centrafricaine et au sein de la population. Au Mali les autorités actuelles ont un agenda qui perturbe la France. Mais c’est le résultat de huit années d’une stratégie contre-productive de « guerre contre le terrorisme ». C’est cela qui conduit à un sentiment de rejet de cette politique africaine de la France – qualifié à tort de sentiment anti-français.

Au Rwanda et en RDC, des stratégies politiques françaises ont été mises en échec. Au Rwanda, la France a soutenu ses alliés qui commettaient un génocide, pour essayer de contenir des ennemis jugés proches des Anglo-Saxons. Cette politique était contre-productive et hautement criminelle. La France a aussi soutenu jusqu’au bout le régime moribond de Joseph Mobutu, mais possède encore des intérêts économiques en RDC et y maintient une coopération militaire.

Lire « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud et notre entretien avec François Graner : « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? ».

Et puis il y a des chefs d’État, qui sont de vieux alliés de la France comme Paul Biya au Cameroun ou par moments feu Idriss Déby au Tchad, qui peuvent, par calcul stratégique, jouer du sentiment populaire de rejet de la politique française dans leur pays pour essayer de se reconstruire une forme de légitimité.

TD – Ou pour faire du chantage à la France ! Ça non plus, ce n’est pas une nouveauté. C’est quelque chose qui a toujours été pratiqué par les chefs d’État africains. Antoine Glaser a développé l’idée de l’« Africafrance ». Les dirigeants français seraient devenus les « obligés » – c’est son expression – des dirigeants africains. Soit un véritable renversement de la domination ! En réalité, les tractations, les négociations et les coups de bluffs entre dirigeants français et africains sont anciens. Et les archives montrent bien que les chefs d’État africains ont toujours joué aux chats et à la souris avec leurs homologues français.

Dès la IVe République et même avant, pendant la colonisation, certains d’entre eux instrumentalisaient ce qu’on appelle aujourd’hui le « sentiment anti-français » pour négocier des postes de responsabilités ou des avantages économiques. Idem, après les indépendances, dans les années 1960 et 1970. Bokassa, par exemple ne cessait de faire du chantage à Paris. Dès qu’il avait des soucis d’argent, il appelait l’Élysée. Quand la France lui disait de modérer ses ardeurs ou que l’opinion publique française se scandalisait qu’il commette des exactions, il menaçait de se tourner vers la Libye ou l’Afrique du Sud – ce qu’il a fait ! Ce rapprochement avec la Libye est une des raisons de son éviction. Il a d’ailleurs été évincé par l’armée française alors qu’il était en visite officielle à Tripoli.

LVSL – Y a-t-il un élément qui caractérise la Françafrique en particulier et la différencie d’autres impérialismes, comme l’impérialisme américain en Amérique latine ou l’influence qu’a la Russie sur les ex-républiques socialistes d’Asie centrale ?

TD – Le terme de Françafrique se justifie parce que le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. Il y a une spécificité française dans ce duo universalisme-assimilationnisme. Selon l’idéologie coloniale, la France est porteuse d’un idéal universel et d’une mission civilisatrice : elle se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

Le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. La France se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

C’est un discours qui a partiellement fonctionné dans une partie des élites africaines, comme en témoigne l’exemple symptomatique de Senghor, évoqué dans le livre par Khadim Ndiaye. Senghor désire intimement et ardemment devenir français, dans toute l’acception du terme (il a d’ailleurs obtenu la nationalité française dans les années 1930 et s’est marié avec une jeune Normande dans les années 1950). Il place la « civilisation française » à un tel niveau d’abstraction, de hauteur et de magnificence que c’en est déroutant quand on le lit rétrospectivement. Comment un président africain peut-il aimer à ce point l’ancienne puissance coloniale ? C’est d’autant plus troublant que ce discours, sous une apparente exaltation de la « civilisation africaine », s’accompagne d’une sorte de mépris implicite et d’exotisation perverse des cultures africaines. Comme le rappelle Khadim Ndiaye, Senghor ne craignait pas de mobiliser les concepts racistes forgés par Gobineau ou Faidherbe pour parler des Africains…

LVSL – Comment expliquer d’Achille Mbembe et Kako Nubukpo aient accepté de participer au Sommet Afrique-France, qui était une grossière opération de communication ?

TB – Ce serait plutôt à eux qu’il faudrait poser la question. Est-ce la volonté de changer les choses de l’intérieur, avec une forme de naïveté ? Est-ce l’attrait pour les ors de la République et pour quelques responsabilités ? Pour Mbembe, se voir confier la mission d’animer tout le processus a pu flatter son égo.

Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont malheureusement tombés dans le piège tendu par les communicants de l’Élysée, qui cherchent à avoir de grands noms à afficher aux côtés des petites promesses d’Emmanuel Macron. En espérant que les institutions françaises donneraient du crédit à leurs éventuelles propositions, ils apportent leur légitimité à ce type de gesticulation. C’est complètement contre-productif.

Ils nourrissent ainsi la mise en scène d’une forme de politique coloniale renouvelée, avec Paris qui sélectionne ses interlocuteurs au sein d’un vivier analysé depuis les ambassades et qui décrète qui est apte ou non à débattre de l’avenir de la relation franco-africaine. C’est très clairement d’inspiration coloniale.

Lire notre entretien avec Kako Nubukpo : « La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique ».

TD – Le problème, c’est que dans ces opérations de communication, il y a des segments de l’opinion publique qui y croient et des segments qui n’y croient pas. Quand on regarde le traitement de ce sommet par la presse française, on peut dire que l’opération de communication a globalement fonctionné. Quasiment tous les journaux français, y compris des journaux comme Politis, ont traité l’affaire d’une façon assez conciliante.

Or, dans le même temps, dans une partie de l’opinion publique, et notamment africaine, le Sommet de Montpellier a été perçu comme une farce, une mascarade, une moquerie, un signe de mépris. Mobiliser des « jeunes Africains », les envoyer en France pour participer à une opération orchestrée de bout en bout par l’Élysée, c’est quand même très colonial ! On dirait Blaise Diagne recrutant des « tirailleurs » pendant la Première Guerre mondiale pour les envoyer au front défendre la « patrie en danger »… Ici, il ne s’agit évidemment plus de défendre la mère-patrie mais de mettre en valeur le locataire de l’Élysée qui a, comme on sait, une élection présidentielle en ligne de mire.

Du fait de ces différences de perception, un fossé risque de se creuser entre des Français, qui se pensent généreux et ouverts, et beaucoup d’Africains, qui se sentent floués et méprisés.

LVSL – La question de l’empire colonial a toujours été taboue dans l’histoire de la gauche française et la Françafrique l’est encore. Le Parti socialiste n’a jamais fait le bilan du désastre que fut le génocide des Tutsis au Rwanda et Jean-Luc Mélenchon adopte des positions ambigües et contradictoires sur la Françafrique. D’un côté, il dénonce le soutien de la France au régime militaire tchadien ainsi que la « monarchie présidentielle » qu’est la Ve République et qui permet à la Françafrique de prospérer. De l’autre côté, il revendique sa filiation politique avec François Mitterrand et se rend au Burkina Faso pour promouvoir la francophonie.

TD – La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes (qui ont existé à toutes les époques, il faut le souligner) et des courants se réclamant du réformisme. Ces derniers, considérant qu’il fallait éviter les « abus » de la colonisation mais en conserver l’« idéal », cherchaient à améliorer le système plutôt qu’à le remettre en cause. Ils jouent un rôle structurant dans la naissance et l’évolution de la Françafrique.

La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes et des courants se réclamant du réformisme.

On est aujourd’hui face à une gauche complètement désorientée et les courants anticolonialistes, dont certains utilisent désormais le terme de « décolonial », sont ultra-minoritaires et peinent à se défendre face à la déferlante réactionnaire que l’on observe depuis plusieurs années. La cécité et la passivité de la gauche expliquent en partie la radicalisation d’un certain type d’anticolonialisme africain, qui, ne trouvant plus d’appui ni de solidarité dans l’ex-métropole, adopte des discours génériques sur « la France » qui effacent toute distinction entre les dirigeants français et la société française, au sein de laquelle existent pourtant des forces fidèles à la tradition anti-impérialiste.

TB – Dans les partis de gouvernement qu’on étiquette comme de « gauche », on a malheureusement affaire à un personnel politique qui a fait sa carrière tout au long de l’histoire de la Françafrique et qui en est imprégné. C’est particulièrement le cas au sein du PS, où ceux qui ont voulu réaliser un travail d’inventaire sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda ont été censurés par leurs aînés.

C’est aussi le cas à la France insoumise menée par Jean-Luc Mélenchon. Il est en rupture avec ses anciens camarades du PS, mais il ne renie pas le soutien inconditionnel qu’il a apporté à François Mitterrand. Peu critique sur les choix économiques faits par celui-ci dans les années 1980, il évite tout inventaire de sa politique africaine. Il présente même encore le discours de La Baule comme un « discours libérateur » pour l’Afrique, comme il l’a tweeté en 2018 : il reprend le storytelling du PS, imprégné d’esprit colonial, comme si c’était le président français qui avait libéré les masses africaines dans les années 1990.

Il y a donc à gauche aussi l’expression d’une forme d’imaginaire colonial, avec l’idée que la dictature et les multiples « problèmes de l’Afrique » seraient indépassables. Il y a un manque de volonté de décrypter cette histoire, de comprendre la trajectoire qui a mené à la situation actuelle et de comprendre quelles sont les responsabilités françaises. Il y a par conséquent un travail plus profond à entreprendre et qui n’est absolument pas fait dans les partis dits de gauche, en tout cas pas dans ceux pèsent le plus dans le jeu électoral.

LVSL – Dénoncer la Françafrique revient, dans une large part, à dénoncer le fonctionnement secret et vertical de la Ve République, dans laquelle l’Afrique est la « chasse gardée » de l’Élysée, qui n’a de compte à rendre à personne sur le sujet. La Françafrique a prospéré sur ce fonctionnement institutionnel. Quelles seraient selon vous les pistes de réformes qui remettraient en cause à la fois la Françafrique et le présidentialisme français ?

TB – On voit en effet dans l’histoire que le présidentialisme de la Ve République favorise la Françafrique. Il ne faut pas pour autant réduire la Françafrique à cela. On montre dans notre livre qu’elle s’est mise en place avant le présidentialisme et elle pourrait peut-être lui survivre si demain on en finissait avec celui-ci.

Le journaliste Pascal Krop disait au moment du sommet France-Afrique de 1994 qu’il faudrait accepter que l’histoire s’écrive sans la France. C’est quelque chose qu’on n’arrive pas du tout à faire. Lorsque les anti-colonialistes demandent que la France sorte des institutions du franc CFA, on va s’inquiéter de la manière dont ces pays vont gérer leur monnaie. Mais cela ne nous appartient pas ! De même, on a tendance à se demander ce qui va se passer lorsqu’il est exigé que la France se retire militairement d’Afrique : les Français répondent en général que ce serait le chaos. Mais on parle d’un processus qui ne va évidemment pas se mener en deux semaines, surtout pour les opérations extérieures : on pourrait établir un échéancier sur le retrait militaire de la France, avoir un tel agenda serait déjà un acte concret, permettant aux alternatives d’enfin exister.

Car il y a des mouvements africains qui luttent sur ces questions, il faut leur laisser la place, sans prétendre que cela pourrait être pire. Jusque-là, ces mouvements ont été réprimés avec le soutien de la France, donc Paris est la plus mal placée pour se positionner comme le tuteur ou le protecteur des pays africains face aux autres impérialismes qui guettent l’Afrique, que ce soit l’impérialisme russe, chinois ou autre.

Mais il faut avoir en tête que ce qu’on propose dans l’ouvrage, ce n’est pas un ensemble de recommandations ni des pistes d’action. On n’établit pas un programme politique : on pose un diagnostic. C’est une étude historique sur quatre-vingts années de relations franco-africaines, et même au-delà puisqu’on s’intéresse aux racines lointaines de la Françafrique. Ensuite, on souhaite que les forces politiques, que ce soient les partis ou la « société civile », s’en emparent et que cela nourrisse leurs propres propositions.

TD – Il me semble que si on nie l’histoire, si on fait de l’histoire et du passé un tabou, ou même si on considère que le passé est révolu alors qu’il continue, on aura du mal à envisager des perspectives viables et sereines. La connaissance du passé me paraît être un élément essentiel. Il y a une négation incroyable et une méconnaissance stupéfiante de l’histoire franco-africaine. Une méconnaissance que l’on perçoit y compris dans les « politiques mémorielles » actuelles.

Ces politiques mémorielles ont pour objectif paradoxal de tourner au plus vite les « pages sombres » de l’histoire et de permettre ainsi au « couple franco-africain » de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Le pouvoir français cherche en d’autres termes à se délester des dossiers contentieux, dans l’espoir que les Africains cessent au plus vite leurs revendications. Mais c’est oublier que ces pages sombres sont loin d’être encore correctement étudiées et largement connues. Certaines sont même encore totalement méconnues ! Je suis stupéfié qu’Achille Mbembe, historien spécialiste de la guerre du Cameroun, n’ait pas réussi à placer une seule phrase sur ce conflit dans les « recommandations » qu’il a faites à Emmanuel Macron. Il s’agit pourtant d’un conflit tragique non seulement parce qu’il a causé la mort de dizaines de milliers de personnes mais aussi parce qu’il est un des moments clés de la consolidation de la Françafrique dans les années 1950-1960.

Cette communication autour de la « mémoire » a finalement pour vocation de fermer la porte à la constitution d’un savoir solide historique et d’une reconnaissance véritable des crimes qui ont façonné les relations franco-africaines contemporaines. L’affaire de la restitution des œuvres d’art est révélatrice à cet égard. On restitue quelques statues pour faire un symbole, de belles images et de grandes déclarations. Mais derrière ces symboles, ces images et des mots, le système reste bien en place.

Lire « La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes », par Philippe Baqué.

On peut par ailleurs noter que si l’on commence à ouvrir le dossier de l’histoire coloniale, l’histoire néocoloniale, elle, reste encore largement inexplorée. N’en déplaise aux contempteurs de la « repentance », on n’est pas à la fin du processus de recherche historique : on est au tout début ! J’entends d’ici les conservateurs ou réactionnaires de toutes obédiences dire que ça « commence à bien faire », qu’il faut arrêter de « remuer le passé » et qu’il y a bien d’« autres priorités ». Eh bien, il va falloir que ces gens-là s’habituent : c’est juste le début ! Il y a encore des tonnes de dossiers à explorer, dont les racines sont bien plus profondes qu’ils ne le croient.