Conseil européen : tandis que Macron parle, l’Union européenne poursuit sa désagrégation

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Historique, l’accord signé lundi soir à l’issue du Conseil européen ? Si tant est que l’on puisse parler d’Histoire, celle-ci devrait plutôt retenir que les pays frugaux, Pays-Bas en tête, ont obtenu d’importants rabais et arraché des concessions majeures à la France. L’Allemagne, qui souhaite apaiser l’Italie pour conjurer le spectre d’une dissolution de la zone euro, sans pour autant remettre en cause les règles néolibérales de l’Union européenne, est l’autre grande gagnante de cet accord. Celui-ci s’apparente davantage à un rafistolage désespéré d’une construction européenne dont les déséquilibres deviennent insupportables pour les pays du Sud – l’accord n’y change rien –, qu’à une modification quelconque d’orientation. Par Lorenzo Rossel et Valentin Chevallier.


C’est un refrain lancinant qui est répété depuis quelques jours. L’Union européenne, fièrement représentée par Ursula von der Leyen et Charles Michel, aurait vaincu les égoïsmes nationaux. C’est grâce à l’architecture européenne qu’a pu être avalisé le plan de relance de 750 milliards d’euros qui viendrait soutenir durablement les économies touchées par la pandémie. Charles Michel parle d’ailleurs de « révolution copernicienne ». C’est la promesse d’une Europe unifiée et intégrée qui est ravivée par le plan #NextGenerationEU, qui ouvre la voie à des lendemains qui chantent au son de l’ode à la joie. Au-delà de la fable médiatique, de quoi cet accord est-il le nom ?

Financements européens : la défaite de la France

Alors que les subventions européennes destinées à soutenir les économies les plus touchées diminuaient de 100 milliards d’euros (sur les 500 milliards initiaux), le président Conseil Charles Michel appelait les chefs d’États au sursaut européen. Les frugaux, menés par le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte, réclamaient quant à eux une surveillance accrue du Conseil sur l’utilisation des fonds du plan de relance – prétexte à l’imposition de mesures d’austérité comme condition à leur déblocage. Samedi soir, on connaissait donc les contours que prendrait l’accord final. Pourtant, les leaders politiques ont encore argumenté pendant deux jours.

Outre le refus absolu des pays frugaux d’envisager l’idée même d’un commencement de fédéralisme budgétaire à l’échelle de l’Union, le débat européen sur la création de ressources propres pour le budget européen a valu d’houleuses réunions bilatérales. La France, face aux pays de l’Est, a logiquement défendu ses intérêts financiers pour mutualiser le produit de ses quotas ETS – le mécanisme de calcul pour les émissions de gaz à effet. Elle ne fut pas suivie, malgré la volonté affichée par une partie importante des chefs d’État de réorienter la construction européenne dans une direction écologique.

Bien plus qu’une hésitation entre deux conceptions de la négociation budgétaire, on assiste à une confrontation idéologique et financière entre États.

Une mutualisation des dettes publiques des pays du Sud par un rachat total par la Banque centrale européenne (BCE) ou une monétisation de cette dette comme le préconisent l’Institut Rousseau ou Jean-Luc Mélenchon, ne pouvaient être acceptées politiquement par des États frugaux (rejoints sur ce point par plusieurs pays de l’Est) qui ne s’estiment pas comptables des dettes publiques des pays du Sud. Le plan de relance de 390 milliards d’euros de subventions financées par un emprunt commun correspond donc au maximum acceptable pour les États frugaux. Les coupes de 110 milliards d’euros demandées par les frugaux ont laissé intacts les fonds destinés au remboursement des plans de relance nationaux, et ont concerné la quasi-intégralité des dépenses communes, réduisant le caractère européen du plan. La responsabilité incomberait à première vue à la prétendue pingrerie des frugaux, rejoints par quelques pays de l’Est aux intérêts troubles. C’est pourtant le format même du Conseil européen qui permet à ce que de tels refus soient rendus possibles.

Autre victoire des frugaux : les subventions sont conditionnées par la mise en place de mesures d’austérité. Afin d’en bénéficier, les pays signataires de l’accord s’engagent à respecter les recommandations du semestre européen. Si un seul gouvernement estime qu’elles n’ont pas été suivies, il peut bloquer l’attribution de fonds à un État jugé laxiste en la matière pour trois mois, et exiger une convocation des chefs d’État européens qui trancheront le litige à la majorité. Giuseppe Conte a d’ailleurs tenu à présenter le plan de réformes à venir en Italie et qui correspondent, pour beaucoup, aux préconisations de la Commission européenne, de l’Allemagne ou des Pays-Bas. En Espagne, beaucoup se sont félicités de l’accord. Le deuxième vice-président du gouvernement espagnol et dirigeant de Podemos, Pablo Iglesias, indique pourtant au Monde que « Cet accord est un échec pour les défenseurs des politiques néolibérales. Je comprends que cela provoque de la frustration chez ceux qui voulaient un plan d’austérité, mais ce n’est pas ce qui a été signé ». Même si de nombreuses conditions sont relatives à des priorités affichées par l’Union européenne, comme la transition écologique et énergétique ou encore le numérique, il y a fort à parier que la rigueur budgétaire traditionnelle sera de mise. Ce qui n’est que l’autre nom d’un plan d’austérité.

Ce point n’a que peu retenu l’attention de la presse française. Il est pourtant essentiel, tant il perpétue l’esprit néolibéral qui est au cœur de la construction européenne. Si les fonds devraient temporairement bénéficier aux pays du Sud, leur déblocage se fera dans la douleur.

Ainsi, pour obtenir un accord sur un plan de relance au rabais, la France a beaucoup sacrifié sur ses autres ambitions. Lors de son discours prononcé à la Sorbonne il y a trois ans, Emmanuel Macron avait en effet détaillé l’ensemble des objectifs français de la négociation budgétaire. Il voulait d’abord limiter la progression des politiques historiques comme la Politique agricole commune (PAC) et surtout la politique de cohésion, pour faire de la place pour la recherche, l’espace, la politique étrangère et de défense et les autres priorités politiques françaises. L’utopie jupitérienne n’a pas résisté longtemps aux mécanismes de négociations européens. Par rapport à la proposition initiale de la Commission européenne, résolument alignée avec le discours de Macron, l’accord final marque un net recul. La PAC et les fonds de cohésion ont bien progressé en valeur relative et donc en part du budget pluriannuel – lequel diminuait de 60 milliards d’euros. Mais le budget de la défense a été raboté de 4 milliards d’euros, celui de la recherche de 10 milliards d’euros, l’espace de 1 milliard d’euros et Erasmus de 2 milliards d’euros par rapport aux propositions initiales. Le Parlement européen, seul espace démocratique de l’Union européenne, a depuis menacé de rejeter un tel accord.

Malgré son approche conciliante, Emmanuel Macron souhaitait conserver un niveau acceptable de PAC pour les agriculteurs français, car c’est la France qui en bénéficie le plus. La PAC a donc certes été maintenue en euros courants, mais en tenant compte de l’inflation, le volume de la politique diminue nettement, de l’ordre de 15%, ce que n’ont pas manqué de faire remarquer des députés LR très réceptifs comme Arnaud Danjean. Emmanuel Macron, en europhile convaincu, voulait supprimer les rabais pour réaffirmer le consensus sur le financement du budget de l’Union. La France s’apprête donc à en payer encore davantage. Sur le cadre 2021-2027, elle s’acquittera chaque année de plus d’1,4 milliard d’euros en faveur de l’Allemagne, qui a conservé son rabais, des Pays-Bas, dont le rabais a progressé de plus 20% par rapport à 2014, de la Suède (+30%), de l’Autriche (rabais multiplié par quatre) et du Danemark (rabais multiplié par trois). Ici encore, il semble hypocrite de blâmer cette pingrerie alors que c’est l’Union européenne et les traités européens qui permettent de telles dérogations pour certains États.

Ingénue, la France voulait également introduire des ressources propres au budget européen. Outre un intérêt financier, l’objectif de la France était de mettre fin au débat sur le « juste retour » qui empoisonne le financement du budget européen depuis trente ans et justifie aux yeux des frugaux l’existence et la surenchère dans les demandes de rabais. Seule la ressource plastique est adoptée avec un mécanisme de correction. Elle ne constitue pas une vraie ressource fiscale pour l’Union à l’image des droits de douanes mais simplement une modalité de calculs de clef de contribution. L’adoption des autres ressources est reportée à une future négociation qui verra immanquablement la règle de l’unanimité balayer les ambitions françaises – règle de l’unanimité permise, là encore, par les traités européens.

Enfin, l’un des enjeux majeurs de la négociation était l’adoption d’un objectif de réduction des émissions et des dépenses vertes contraignant chaque État à investir 30% de ses fonds européens dans des projets environnementaux : là encore c’est un échec devant la même opposition renforcée par la presque totalité des pays de l’Est : l’objectif de 30% reste valable au niveau européen mais n’est pas contraignant pour chaque État, ce qui empêche de fait sa réalisation. C’est donc un quasi chou blanc sur l’ensemble de ces objectifs de négociation pour la France. La France, de fait, sort affaiblie de cet accord et est le dindon de la farce. Certains échecs ne constituent en outre même pas un statu quo mais des reculs : les rabais accordés seront chers à payer et constitueront la référence des prochaines négociations, de même que les droits de douanes perdus par le budget communautaire. À long terme, ils préviennent toute idée de fédéralisme budgétaire, objectif affiché d’Emmanuel Macron.

Alliances nationales et structures continentales

Le dernier Conseil européen a logiquement mis en lumière les nombreuses alliances de circonstance entre les États-membres. Pour beaucoup, il est plus intéressant de porter la focale sur ces alliances de circonstance plutôt que s’attaquer à la racine – institutionnelle et européenne – du problème. Hormis la presse spécialisée, personne ne connaissait jusqu’alors les groupes de Visegrád, Triangle de Weimar, la nouvelle Ligue hanséatique ou encore l’alliance des frugaux. De nombreuses alliances existaient avant la création de l’Union européenne. Certaines n’ont pas survécu au processus d’intégration européen. D’autres se sont au contraire affirmées.

C’est le cas du groupe de Visegrád, qui réunit la Pologne, la République Tchèque, la Hongrie et la Slovaquie. Vieille de 700 ans, l’alliance entre les quatre États slaves s’est affirmée ces dernières années, jusqu’à adopter un logo officiel ainsi qu’un site Internet. La raison de cette légitimité retrouvée est à chercher dans les intérêts communs qu’ont eu les quatre gouvernements de s’opposer avec force à la proposition de la Commission européenne et de Jean-Claude Juncker de répartir équitablement les migrants arrivés en 2015 sur le territoire de l’Union. Depuis, le groupe de Visegrád se réunit régulièrement afin de peser en amont sur les négociations. Les premiers ministres polonais et hongrois Mateusz Morawiecki et Viktor Orban ont ainsi obtenu que le prochain budget européen ne soit pas conditionné par le respect de l’État de droit dans chacun des États mais simplement à l’échelle européenne. Le texte final de l’accord du Conseil européen se borne à pointer les problèmes de malversations et de corruptions qui entraveraient la bonne allocation des fonds européens. Aussi contestables les positions du groupe de Visegrád peuvent l’être, l’Union européenne n’a pas une seule fois cherché à comprendre pourquoi un tel groupe s’est reconstitué. Au contraire, les diplomates bruxellois se sont contentés de jeter l’anathème sur ces pays en les qualifiant de « racistes et xénophobes ». C’est pourtant bien la même Union européenne qui s’est montrée pusillanime à l’égard de l’Italie lors de la crise des migrants…

Les frugaux, rejoints lors du Conseil par la Finlande, ont compris que réunis, ils pouvaient bloquer, malgré leur poids démographique très faible, toute avancée. Voulue au départ par Charles de Gaulle du temps de la Communauté économique européenne (CEE), la règle de l’unanimité a de fait permis de bloquer certaines velléités qui pouvaient être contraires aux intérêts nationaux. Aussi, cette règle vient réduire le pouvoir d’initiative dont dispose la Commission européenne, qui permet de proposer des politiques propres à l’échelle de l’Union – qui different d’ailleurs souvent des aspirations populaires : les accords régionaux de libre-échange proposés par la Commission européenne, comme le CETA, le JEFTA ou celui en cours avec le Mercosur, en témoignent.

La centralité du pouvoir à Bruxelles n’a pas empêché le renforcement de certaines alliances. D’autres au contraire ne résistent pas à l’alternance politique. Le Triangle de Weimar a certes joué un rôle significatif pour l’adoption du Traité de Lisbonne en 2009. Mais la victoire des ultra-conservateurs et atlantistes du PiS en Pologne lors des élections parlementaires de 2015 a mis un coup d’arrêt sérieux à cette alliance entre la France, l’Allemagne et la Pologne. Quant à la nouvelle Ligue hanséatique, elle fut officialisée en opposition aux politiques soi-disant laxistes et dépensières des États du Sud de l’Europe. Cependant, l’Irlande ou les États baltes se sont éloignés de l’alliance pour rejoindre la France, l’Italie et l’Espagne pour appuyer l’idée d’émettre des coronabonds. Victorieuse du dernier Conseil européen, l’alliance entre l’Autriche, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas devrait décliner à son tour.

Deux raisons à cela. La première est que ces alliances, à l’exception du groupe de Visegrád, ne sont conclues que pour forcer la main des autres États lors des négociations au Conseil européen. C’est la logique du Conseil européen qui permet cette prise d’initiatives. Maintenant que les quatre avaricieux ont obtenu leurs rabais, rien ne les prédestinent à faire perdurer l’alliance, en dépit des nombreuses photos prises lors du Conseil européen où l’on voit Mark Rutte, Mette Frederiksen, Stefan Löfven et Sebastian Kurz tout sourire dans le bureau de la délégation suédoise. Ensuite, la pression politique interne risque, comme pour le Triangle de Weimar, de mettre en lambeaux cette nouvelle alliance. Les écologistes européens se sont réunis pour discuter du rôle des écologistes en Autriche, Suède et Finlande au sein de leurs coalitions respectives. Si les verts finlandais ont obtenu que Sanna Marin, la Première ministre de Finlande, ne rejoigne pas officiellement l’alliance des frugaux, les écologistes autrichiens, qui gouvernent en coalition avec la droite en Autriche, ne se seraient pas montrés assez offensifs face à l’attitude pingre du premier ministre Kurz.

Enfin, il est à noter que ces alliances n’existent pas au Sud de l’Europe. La singularité méridionale s’explique par l’attachement que les États et peuples au Sud de l’Europe ont jusqu’à présent eu pour le projet européen. Les politiques d’austérité décidées par la Troïka n’ont pas singulièrement diminué l’appétence des ces États pour le projet européen. L’Espagne, le Portugal ou encore la Grèce ont toujours souhaité que les projets avancent de concert avec l’ensemble des autres États membres sans alliance opportune. L’Italie, ayant largement souffert de l’abandon réel de l’Union européenne et des États membres durant la crise économique puis surtout lors de la crise des migrants, n’a pu que constater, amère, la création d’une nouvelle alliance au Nord pour s’opposer au plan de relance européen.

Cela n’a pourtant pas empêché Giuseppe Conte et son gouvernement de se battre au Conseil européen pour qu’un accord commun aboutisse. Mais le sentiment d’appartenance à l’Union européenne dans la péninsule est sévèrement atteint par l’attitude nombreux gouvernements au Nord, ainsi que par l’abandon de la Commission européenne depuis la crise des migrants. À juste titre, les Italiens se rendent compte que les supposées avancées permises par l’Union européenne sont caduques et seule l’intervention de l’Allemagne a pu, jusqu’à nouvel ordre, éviter que le projet d’une sortie de l’Italie au sein de l’Union européenne prenne de l’ampleur – du moins jusqu’aux nouvelles mesures d’austérité que l’on exigera d’eux.

Leçons à retenir d’un énième échec européen

Le dernier Conseil européen a été une apothéose de ce que peut l’Union européenne pour trouver des solutions durables aux problèmes que subissent les États et les citoyens. Les logorrhées d’Emmanuel Macron sur le caractère historique du Conseil européen, psalmodiées par les éditorialistes en France, ne sauraient cacher la réalité. Parmi les difficultés auxquelles le projet européen ne peut se soustraire, figure d’abord celle de ses principaux défenseurs. Les fanatiques de l’Union européenne fédérale ne réfléchissent qu’à des solutions budgétaires néolibérales de court-terme, sans envisager que des problèmes plus larges menacent l’Union européenne. Il est illusoire de penser qu’avec un respect strict et absolu des règles de Maastricht les problèmes de l’Union européenne disparaîtraient.

La deuxième difficulté réside dans l’impossibilité pour les défenseurs de l’Union européenne de considérer de manière structurelle les problèmes européens. La monnaie unique, véritable veau d’or, constitue une bonne illustration. Certains pays en ont profité, comme l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas. Mais de trop nombreux autres pays, la France et l’Italie en tête, ont souffert d’un euro trop fort alors que leurs économies nécessitent qu’il perde de sa valeur par rapport à d’autres monnaies comme le dollar américain. La monnaie unique n’a aucunement été pensée comme un instrument monétaire intégré et commun à même de servir les économies européennes. Nicolas Dufrêne, le directeur de l’Institut Rousseau, le souligne dans son éditorial du 6 mai 2020 au sujet de la décision de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe concernant le programme d’achat d’actifs publics de la Banque centrale européenne, les PSPP : « Ceux qui désirent sauver l’euro doivent proposer cette réforme ciblée des traités (en matière de création monétaire et de financement monétaire des États NDLR), sinon les incantations n’y feront rien : l’euro sera condamné de par le décalage croissant entre la règle et la nécessité. ». Le moins que l’on puisse dire est qu’une telle réforme des traités semble très improbable.

Indirectement, les traités européens, tout particulièrement le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), constituent un autre problème structurel alors qu’ils sont censés permettre aux institutions européennes d’être plus réactives et plus agiles dans leur manière de fonctionner. Sans revenir sur les dispositions issues de Maastricht, le flou juridique général qui entoure de nombreux articles du TFUE empêche la mise en place de véritables politiques à l’échelle de l’Union. C’est le fruit, là encore, d’interminables négociations entre les partenaires européens lors de sommets eux-mêmes sans fin. Chaque État-membre sécurise son pré-carré, sur telle ou telle disposition, comme les aides d’État, les ententes, les abus de position dominante etc. Il pourrait être facile, à première vue, de considérer que ces piétinements sont de la responsabilité des États-membres. Au contraire, dans un article paru en mars dans Le Vent Se Lève, Vincent Ortiz, Eugène Favier et Pablo Rotelli écrivent : « Faut-il donc blâmer les égoïsmes nationaux, regretter que populations et gouvernements refusent de se départir de leurs avantages structurels pour les partager avec ceux qui en sont dépourvus ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’Union européenne est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ? ». Il est ainsi vain de reprocher aux Pays-Bas ou à l’Allemagne cet excès d’égoïsme national alors même que les règles fixées par l’Union européenne encouragent de tels comportements.

D’autres problèmes, corrélés à la monnaie unique et aux traités, à l’image des politiques d’austérité que l’on inflige aux pays du Sud de l’Europe, se superposent et finissent de désespérer de tout changement structurel et radical au cœur même du fonctionnement de l’Union européenne. Certes, l’Italie et l’Espagne vont recevoir des milliards d’euros au titre du plan de relance validé, encore une fois dans la douleur et au prix d’insomnies. Mais personne n’est assez dupe pour penser que l’Union européenne sera sauvée par ce plan de relance sachant que les discussions budgétaires sont toujours défavorables aux économies du Sud de l’Europe et de la France. Les subventions que vont recevoir ces économies ne sont qu’un maigre pécule comparé aux milliards d’euros récupérés par les économies du Nord de l’Europe. La mise en place de l’euro a créé des déséquilibres irréparables entre des États du Nord et États du Sud. Les mesures prises au sortir du Conseil européen n’y changent rien.

Emmanuel Macron, soi-disant le plus européen parmi les Européens, n’oublie pas non plus son propre intérêt, à savoir sa possible réélection dans deux ans. Est-ce avec de telles ambitions que l’on entre dans l’Histoire ? Prenons le parti d’en rire.

Darmanin, une nomination qui ne passe pas et pour cause

Rassemblement Hôtel de Ville Paris © Marion Beauvalet

Gérald Darmanin était déjà ministre. Le 6 juillet 2020, il a été promu ministre de l’Intérieur, en remplacement de Christophe Castaner. Cette promotion ne passe pas et pour cause. Nommer chef de la police quelqu’un accusé de viol alors que l’enquête est en cours pose problème à plusieurs niveaux. Quid du respect de la présomption d’innocence ? Que veut dire cette promotion ? C’est ce que cet article va tenter de décrypter.


Pour qu’une enquête puisse être menée, il faut que la hiérarchie ne soit pas impliquée dans l’affaire. Le capital symbolique qui auréole la fonction et son statut direct de chef de la police ne poserait aucun problème si l’on suivait la logique gouvernementale qui a présidé à sa nomination…

Des mobilisations sur l’ensemble du territoire

Ces dernières semaines, les mobilisations se sont multipliées pour dénoncer les nominations d’Éric Dupond-Moretti et de Gérald Darmanin. Le premier, devenu garde des Sceaux est critiqué pour différentes sorties très critiques à l’égard du mouvement MeToo. Si ces propos semblent naturels pour certains observateurs du point de vue de la situation de son discours – celle d’un avocat qui déplore que Twitter se soit un temps apparenté à un tribunal, position qui revêt en effet une certaine cohérence – il n’avait pas non plus manqué de donner son avis. Selon lui, certaines femmes apprécieraient ainsi le fait de se faire siffler dans la rue… Les femmes remercieront le nouveau garde des Sceaux qui, s’il a en effet donné à la France de très beaux plaidoyers, pourrait s’abstenir de dire ce qui plaît aux femmes ou non.

Rassemblement Hôtel de Ville Paris
Rassemblement Hôtel de Ville Paris
© Marion Beauvalet

Un article publié le 7 juillet sur le site de France Inter intitulé « Éric Dupond-Moretti, l’anti-MeToo » recense les prises de position du nouveau ministre : concernant DSK et le Carlton, « n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une affaire de copains qui s’offrent du bon temps » (2015), sur MeToo « Le mouvement #MeToo a permis de libérer la parole et c’est très bien. Mais il y a aussi des ‘follasses’ qui racontent des conneries et engagent l’honneur d’un mec qui ne peut pas se défendre car il est déjà crucifié sur les réseaux sociaux » et enfin pour ne pas plus étendre la liste « il y a aussi des femmes que le pouvoir fait bander » à propos de #BalanceTonPorc. Si l’opinion n’est pas un délit, il paraît ici difficile de considérer la colère des personnes mobilisées comme illégitime.

De très nombreux rassemblements ont ainsi été organisés le vendredi 10 juillet, l’un des plus impressionnants en termes d’images étant celui du parvis de l’Hôtel de Ville à Paris. Des pancartes, des chansons, des chorégraphies et surtout une place plus que remplie. Le Gouvernement affirmait que la cause des femmes serait la grande cause du quinquennat, qu’en est-il aujourd’hui ?

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Marlène Schiappa : quel bilan ?

Passons tout d’abord au crible le bilan de Marlène Schiappa. Son féminisme est un féminisme revisité par le macronisme : éminemment libéral et dépourvu de structuration idéologique. Ses grands repères sont ceux que nous avons toutes et tous en tête, pour autant il n’y a aucun projet, aucune vision politique qui en découle. Et pour cause, quand on ne met pas de moyens dans des sujets pour lesquels la tâche est immense, la prophétie se réalise : rien ne change, tout continue comme avant. Son secrétariat d’État a été celui du storytelling, des effets d’annonce avant tout.

La seule avancée notable est celle de l’allongement du délai de prescription de vingt à trente ans pour les crimes sexuels commis sur des mineurs, avec pour bémol le fait que cela ne concerne que les mineurs. Pour dresser un bilan honnête de son action, regardons du côté des coupes budgétaires. Celles-ci avaient été actées dès 2017 avec le rapport relatif au décret n° 2017-1182 du 20 juillet 2017 portant ouverture et annulation de crédits à titre d’avance. Dans un article pour Marianne, Floriane Valdayron analysait : “La réserve de précaution permet de rendre une fraction de crédits indisponible dès le début de la gestion d’un budget, une façon de mettre de côté en cas d’urgence. Cette partie est totalement rognée. Restent 4,2 millions à chercher ailleurs”.

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Dans une allocution à l’Assemblée nationale, Clémentine Autain déclarait que “le tissu associatif de proximité est aujourd’hui en danger en raison de votre choix de l’austérité pour les comptes publics. De la même manière, les femmes victimes de violences conjugales sont confrontées au défaut de places en hébergement d’urgence. En Seine-Saint-Denis, je viens de l’apprendre, l’État a annoncé, pour 2018, une coupe sèche de 9 % du budget réservé à l’hébergement d’urgence”.

Espérons donc que le bilan d’Élisabeth Moreno sera davantage porteur d’avancées pour les femmes, quitte à ce que sa communication soit moins flamboyante. On peut en douter au regard du discours de la nouvelle secrétaire d’État lors de sa prise de fonction, qui évoque la « complémentarité entre les sexes ». Son féminisme est tout aussi libéral que celui de sa prédécesseure, centré sur la réussite sans questionner les conditions qui créent des situations d’inégalité. Un discours fade et potentiellement dangereux car il intègre les logiques d’austérité au détriment de la possibilité immédiate dont pourraient disposer des femmes en danger de quitter par exemple le domicile conjugal pour fuir des actes de violence.

En réalité, son féminisme est assurément conservateur, la complémentarité impliquant une forme d’essentialisation du féminin et du masculin. Cela naturalise les rapports sociaux et inscrit dans le marbre des rapports de domination, des habitudes qui doivent être combattues, déconstruites ou dépassées.

Outre ces deux nominations ministérielles, c’est toute la promesse de ce quinquennat (si certains y croyaient encore) qui se trouve une fois de plus malmenée et oubliée. Revenons maintenant au nœud de cette affaire, une fois les éléments du décor fixés.

Le cas Darmanin, au-delà de la présomption d’innocence

L’Élysée a fait savoir très rapidement que les enquêtes en cours ne faisaient pas obstacle à sa nomination. Il est juridiquement incontestable que le respect de la présomption d’innocence s’impose au justiciable Darmanin. En revanche, la situation politique et morale a cependant considérablement changé depuis les précédents quinquennats : lorsqu’un des ministres de François Hollande voyait une enquête ouverte contre lui, il quittait sa fonction par principe pour ne pas entacher l’ensemble du Gouvernement ou voir sa légitimité affaiblie et par la même sa tâche plus dure à accomplir.

Lors du précédent quinquennat, ce sont cinq ministres qui avaient fait le choix de laisser leur portefeuille après l’ouverture d’enquêtes : Kader Arif, Thomas Thévenoud, Yamina Benguigui, Bruno Le Roux et Jérôme Cahuzac. Sans remonter plus loin, François Bayrou, Sylvie Goulard et Marielle de Sarnez, les ministres issus du MoDem avaient également quitté leurs fonctions au début du mandat d’Emmanuel Macron pour que l’instruction puisse se mener librement.

La défense de Gérald Darmanin au plus haut de l’État est donc un choix tout sauf évident, et entraîne des conséquences politiques graves que le gouvernement actuel ne pouvait pas ne pas anticiper. Doit-on comprendre ici que des accusations de viol sont moins graves ou moins compromettantes que des détournements de fonds ou des emplois fictifs ? Chacun est libre de son interprétation mais force est de constater que le choix de renoncer à une fonction pour des raisons d’intégrité éthique et politique face à la justice est une coutume républicaine qui aurait pu être invoquée en la présente circonstance.

C’est en ce sens qu’a réagi Ségolène Royal : « Est-ce qu’une enquête judiciaire sur un ministre pour emploi fictif aurait empêché à la nomination de ce ministre ? C’est évident. Donc une enquête judiciaire pour soupçon de viol est considérée moins grave qu’une enquête judiciaire pour emploi fictif ? ». Elle n’est pas la seule à avoir souligné cela : après des semaines de tribunes appelant à l’union de la gauche, les colonnes se sont remplies de tribunes pour ou contre la nomination de Gérald Darmanin. Sans étonnement, les défenseurs du ministre sont essentiellement, si ce n’est exclusivement issus des rangs de la majorité présidentielle.

Capture d'écran de la tribune des 167 parlementaires

« On ne combat pas une injustice par une autre injustice. Nous sommes engagés pour les droits des femmes et nous avons pleinement confiance dans ce nouveau gouvernement pour continuer à œuvrer comme nous le faisons depuis le début du quinquennat » : voilà la grande idée des signataires de cette tribune co-signée par des parlementaires qui affirment leur confiance dans le gouvernement. S’ils estiment cette mandature satisfaisante concernant l’action en faveur du droit des femmes, il ne faut pas s’étonner qu’ils ne voient aucun souci à nommer Gérald Darmanin ministre de l’Intérieur.

Face à ce texte, deux autres tribunes : la première portée par 91 intellectuelles et militantes féministes, notamment Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature : « Le remaniement ministériel en France est une expression supplémentaire de la recrudescence des attaques dont nous faisons l’objet partout dans le monde. Il appelle à une union de nos voix et de nos efforts. Nous ne tolérerons ni reculs ni marginalisation de nos luttes. Notre colère ne faiblira pas car nos droits et notre dignité ne sont pas négociables. Face au backlash, la solidarité internationale doit s’intensifier aux quatre coins du monde. Nous nous y employons », peut on lire.

La seconde est née sous la plume de l’ancienne ministre et maire du 7ème arrondissement Rachida Dati. Elle accuse directement Emmanuel Macron d’instrumentaliser les questions sociétales à des fins électorales tout en franchissant allègrement des « lignes rouges ».

Dans cette seconde tribune, Rachida Dati ne manque cependant pas de ré-affirmer qu’elle est une femme de droite : « J’ai toujours assumé que l’on puisse se poser des questions sur les sujets liés à la famille, à la procréation, à la fin de vie. Ils appellent une réflexion éthique, philosophique, parfois spirituelle et religieuse ». Son texte, partagé sur Twitter par Valérie Pécresse dessine ainsi un front des femmes qui dépasse les clivages politiques.

Pour autant, lorsque les contours des combats sont flous, il convient de se rappeler que si dans la période un grand nombre de femmes font bloc contre cette nomination, la conquête de l’égalité est plus le fait de la gauche que de la droite, si on entend la gauche comme le camp des luttes sociales et du progrès.

Aussi, s’il faut collectivement se féliciter de l’ampleur de la réaction à l’égard de cette nomination, il ne faut pour autant être dupe sur les raisons qui poussent certaines personnes à prendre position : défense de son propre camp politique, peinture féministe à peu de frais dans des organisations en recomposition et dans une période un peu creuse en termes de scrutin. Pour certains, la prise de position peut également être le fait d’un certain opportunisme ou tout du moins ne pas faire oublier que si La République En Marche ne défend pas la cause des femmes, ce n’est pas non plus chez Les Républicains qu’elle est servie.

Rappelons-les ici : les chiffres concernant les violences et agressions sexuelles sont incroyablement élevés. Sur France Culture (émission du 16 janvier 2018), la psychiatre Muriel Salmona expliquait que « c’est jusqu’à 16 % de femmes qui subissent des viols et des tentatives de viols ». Elle précisait ensuite qu’en 2017, 93 000 femmes avaient été violées. Pour autant, 10 % d’entre elles portent plainte et 10 % de ces plaintes déposées atteignent la cour d’assises. Ces données sont souvent très proches d’enquêtes réalisées par des instituts de statistiques publiques.

De même, le pourcentage de condamnations a considérablement diminué entre 2007 et 2016 et 70 % des plaintes pour viol ont été classées sans suite en France en 2016. Alors oui, la proportion de femmes qui a été agressée ou se fera agresser est incroyablement élevée et la traduction devant la justice de ces actes est incroyablement faible. Pour cause ? La difficulté de témoigner et de fournir des preuves, la peur, le jugement, l’attitude des policiers lors d’un dépôt de plainte. Le harcèlement au travail touche quant à lui une femme sur cinq selon un rapport du Défenseur des Droits (2015).

On ne trouve finalement que peu de crimes aussi banalisés que le viol et qui soient si faiblement punis. Chaque année ce sont des dizaines de milliers de femmes qui le subissent et qui ne pourront pas emmener leur agresseur devant la justice. C’est ici qu’il faut agir pleinement en continuant à travailler les mentalités, en facilitant les procédures.

Rendre la parole aux victimes pour changer les comportements

Un des moyens de changer cela serait qu’un nombre plus important de personnes agressées sexuellement parvienne à porter plainte, en changeant notamment la manière dont les questionnaires et l’enquêtes sont menés. La méthode de Philadelphie a permis d’améliorer de manière drastique cela dans les espaces où elle est appliquée.

En quoi consiste cette méthode ? Elle a été mise en place par l’avocate Carol Tracy : depuis l’année 1999, des groupes de défense des droits des femmes et des enfants révisent chaque année des plaintes d’agressions sexuelles qui ont été faites auprès de la police pour évaluer la qualité des enquêtes. Il s’agit d’une collaboration entre les policiers et les associations de défense des droits des femmes afin que les autorités fassent évoluer leur comportement et gagnent la confiance des victimes.

Dans une interview , Carole Tracy indique qu’un tiers des plaintes pour crimes sexuels « ne faisait pas l’objet d’une enquête ». Depuis, un groupe constitué de dix avocats et travailleurs sociaux de groupes de défense des droits des femmes révise plusieurs centaines de cas (entre 400 et 500) en moins d’une semaine. Il s’agit de regarder si les témoins ont été interviewés, si les victimes ont vraiment été interrogées et quelle était la nature des questions posées (notamment si elles contenaient des préjugés sexistes comme des questions concernant la tenue de la victime), si les preuves ont été recueillies…

Quand un problème est détecté, un capitaine de police est informé et des recommandations sont effectuées. Avec cette méthode, le taux de plaintes pour viol jugées non fondées par la police est passé de 18 % en 1998 à 6 % en 2016. Le nombre de plaintes déposées a quant à lui augmenté de 50%.

La Sûreté de Québec a également adopté cette méthode. À Montréal et à Québec, il s’agit de policiers et non de civils qui mènent les enquêtes, ce qui avait été déploré par les organismes d’aide aux victimes. Pour résumer, cette méthode consiste en une inversion du paradigme qui recentre l’enquête sur l’accusé et non sur la victime.

Tant que des solutions concrètes qui dépassent le storytelling et les grandes déclarations d’intention ne seront pas proposées, tant que 90% des victimes n’iront pas porter plainte, tant que le nombre d’agressions demeurera aussi haut alors oui, il peut sembler indécent de nommer un homme ministre sous le coup d’une enquête pour laquelle lui-même ne nie pas l’enjeu d’abus de position.

Cela est d’autant plus violent pour les personnes concernées ou non par des agressions que le traitement médiatique de la situation fait la part belle aux défenseurs de l’ordre établi. C’est encore une fois la parole des femmes qui se trouve diminuée, dé-légitimée dans la parole publique par l’exacerbation ces derniers jours d’une parole masculiniste.

De la solidarité masculine

“J’ai eu une discussion avec lui parce que c’est un responsable politique qui est intelligent, engagé, qui a été aussi blessé par ces attaques. Donc, il y a aussi une relation de confiance d’homme à homme, si je puis dire” : voilà ce que répondait Emmanuel Macron à Léa Salamé et Gilles Bouleau concernant la nomination de Gérald Darmanin.

Doigt d’honneur aux femmes mobilisées ou manifestation d’un inconscient pétri des codes de la masculinité ? La journaliste Laure Breton écrit dans Libération à ce propos : « La violence des mots présidentiels ne s’arrête pas là : décrédibilisant la victime présumée du désormais ministre de l’Intérieur (elle aurait tardé à faire éclater l’affaire, ce qui prouverait l’instrumentalisation politique), Emmanuel Macron confie que Gérald Darmanin a été «blessé» par les attaques de celles et ceux qui contestent sa promotion. C’est l’inversion du fardeau de la preuve, la victimisation de l’accusé, la confiance accordée sur le genre. Soit la triste routine dans les affaires de violences faites aux femmes, routine que des policiers et des magistrats de mieux en mieux formés essaient de faire mentir chaque jour sur le terrain ».

À cette analyse très juste vient tristement s’ajouter le lamento de Gérald Darmanin : celui-ci se dit victime d’une « chasse à l’homme », une déclaration allant dans le sens de ce que Laure Breton analyse en inversant la position du suspect et de la victime. Que le ministre de l’Intérieur ne s’en fasse pas, l’ensemble de l’exécutif vole à son secours : « Nous assistons à des dérives qui sont inadmissibles » a quant à lui répondu Jean Castex à la sénatrice socialiste Murielle Cabaret.

Cette défense pose un énorme problème puisqu’être accusé de viol implique qu’une enquête soit ouverte. Si une enquête est ouverte, alors un juge d’instruction doit être nommé et celui-ci aura à charge de commander des actes d’enquête à des policiers qui même dans le cas de la police judiciaire travailleront sous l’autorité de Gérald Darmanin. Comme l’explique Ugo Bernalicis dans une émission d’Arrêt sur Images à propos de l’affaire Fillon, « toute information sensible ayant une tendance irrépressible à ”remonter” la chaîne hiérarchique, ces informations remonteront à Gérald Darmanin ».

Si la présomption d’innocence existe, ce cas exceptionnel où il est probable que malgré la confiance « d’homme à homme » (rectifié en d’homme à femme par Elisabeth Moreno) entre le Président et son ministre l’enquête ne pourra pas se dérouler correctement, devrait à elle seule justifier de ne pas nommer cet homme à ce poste. En faisant ce choix, celles et ceux qui justifient la place de Gérald Darmanin font soit preuve d’une méconnaissance de la Justice soit d’un mépris pour une institution de plus en plus fragilisée et défaillante quand il s’agit des questions d’agressions ou de viols.

À celles et ceux qui pensent que défendre un ministre accusé de viol est une attitude subversive et un peu punk, entendons-nous : il n’y a rien de subversif à être du côté des dominants, qu’il s’agisse du pouvoir en place ou des hommes qui font front contre les « féministes ». Quand on voit la difficulté à porter un viol devant la justice, défendre un ministre au prétexte du respect de la procédure judiciaire témoigne avant tout d’une forme de cynisme qui – sous-couvert d’être une opinion marginale (à gauche peut-être) – ferait de ceux qui la proclament de meilleurs citoyens, capable de dépasser l’émotion et les affects pour respecter la justice, avec tout ce qu’elle a de sacré.

Cependant, c’est une institution qui dans le cas des viols et des agressions est clairement dysfonctionnelle. À quoi bon dès lors l’encenser, la défendre et que rien ne change ? Depuis quand le manteau de Créon est devenu plus dur à porter que celui d’Antigone ?

Jouer la mesure comme s’il y avait une posture qui n’était pas respectable dans le cadre de combats qui peinent à s’imposer, ce n’est pas être un meilleur citoyen, c’est défendre l’ordre établi sans le dire, en préférant se ranger du côté des dominants plutôt que des personnes mobilisées en faveur du changement. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx écrit : « Pendant les Journées de juin, toutes les classes et tous les partis s’étaient unis dans le ”parti de l’ordre” en face de la classe prolétarienne, du ”parti de l’anarchie”, du socialisme, du communisme. Ils avaient ”sauvé” la société des entreprises des ”ennemis de la société” […] La société est sauvée aussi souvent que le cercle de ses maîtres se rétrécit et qu’un intérêt plus exclusif est défendu contre un intérêt plus large ». Ce mouvement permet à l’ordre de se maintenir en agrégeant autour de lui différents groupes face à une forme perçue comme subversive et ce qui était vrai avec les sujets économiques se re-dessine aujourd’hui avec les luttes dites sectorielles.

À l’opposition manichéenne de deux camps vient s’ajouter le relativisme de Gérald Darmanin qui expliquait le 18 juillet aux journalistes de La Voix du Nord qu’il “faut quand même mesurer ce que c’est que d’être accusé à tort, de devoir expliquer à ses parents ce qu’il s’est passé parce que, c’est vrai, j’ai eu une vie de jeune homme”. Ces propos n’ont pas manqué de faire à nouveau réagir les militantes féministes et personnalités qui ont dans l’ensemble pointé du doigt le décalage entre la gravité de ce qui se joue et la désinvolture de son propos.

Cela ne semble pas déranger, Claude Askolovitch s’interrogeant dans un papier publié sur Slate à propos de la jeunesse de Gérald Darmanin renommé pour l’occasion “le jeune D.” : « Je ne sais pas les circonstances du jeune D., quand une femme d’expérience vint lui solliciter une faveur politique qu’il échangea contre du sexe. Était-il, bambin cravaté, un heureux séducteur, ou un demi-puceau attardé et d’autant plus anxieux de goûter à la chair? Était-il collectionneur de bonnes fortunes ou bien confiné en misère sexuelle et y échappant d’une occasion bienvenue? Quel garçon fut cet homme dont des militantes féministes exigent la démission ? ». Dans cet article encore, la légèreté du propos peut surprendre si ce n’est choquer, Askolovitch nous rappelant là le “troussage de domestique” de Jean-François Kahn il y a quelques années.

Continuons la lecture attentive de cette tribune : “Au-delà même d’un viol dont je doute, et donc de l’infamie que porte ce mot s’il est mal employé, ce sont des complaisances mâles qui se trouvent éventées. L’escapade de Gérald D. me rappelle de pauvres ruses. Elle m’évoque le début d’un vieux roman de Bernard Frank, cet écrivain qui inventa l’expression ”les hussards” pour Nimier et Blondin. La scène est pénible de crudité. Un homme a levé une fille patraque et l’enrobe de mots jusqu’à sa jouissance ».

Claude Askolovitch, grand enquêteur sur l’enquête, se complaît à esthétiser les accusations dont le ministre fait preuve en faisant référence à un bref extrait du roman Les Rats de Bernard Frank (1953). L’extrait dont nous nous passerons ici décrit un viol et le plaisir qu’en tire celui qui le commet.

Dans les lignes qui suivent, le journaliste associe l’abus de position qui est au coeur de cette affaire avec la puissance. Tout ici est bon pour un scénario d’une série Netflix : le lien entre le pouvoir, la sexualité et les abus que cela peut engendrer, le tout sous la plume d’une personne reconnue qui dédramatise, explique et excuse en évacuant sous couvert de sublimation la dimension criminelle du viol, des rapports non-consentis et (ce qui serait peut être trop demandé) de la dimension problématique de rapports sexuels obtenus dans le cadre de rapports de domination évidents. Il s’agit ici d’une énième preuve du traitement spécifique réservé aux agressions sexuelles, de l’attouchement au viol.

Si cette nomination et les critiques qui l’entourent ne sont qu’une énième illustration du faible intérêt du Gouvernement pour la défense des femmes, elle témoigne aussi de manière plus structurelle du dysfonctionnement de la justice sur ces sujets. Les discours sont une fois de plus éloquents : un exécutif dont les têtes les plus importantes sont masculines (la promesse du Président concernant le choix d’une femme au poste de Premier ministre semble enterrée) fait bloc pour défendre un homme dont la position va pourtant entraver une enquête dans laquelle il est impliqué.

Ce choix est une violence faite aux femmes, une insulte à celles qui en plus d’être victimes doivent faire face à un chemin de croix pour déposer plainte et espérer un jour que leur agresseur soit condamné. Ce qui se joue ici, c’est la possibilité que les comportements changent un jour : tant que le viol demeurera un acte impuni, rien n’arrêtera les agresseurs. Laisser Gérald Darmanin ministre de l’Intérieur, c’est envoyer le pire signal qui soit à celles et ceux qui se battent pour que cesse un jour, enfin, l’impunité et la banalité des agressions sexuelles et du viol.

Les quatre frugaux, ventriloques d’une Union européenne dans la débâcle

Alors que se déroule le Conseil européen, moines soldats et autres condottieres eurobéats se livrent à d’irréalistes prédications où l’Union européenne serait, enfin, à même d’être à la hauteur de l’enjeu. De ces vaticinations demeure une réalité intangible, à savoir de multiples divisions entre États-membres. Les coupables d’un éventuel échec lors du Conseil sont déjà trouvés : les bien-nommés « quatre frugaux ». L’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ne défendent pourtant que ce qu’est intrinsèquement l’Union européenne depuis trois décennies : une libre circulation totale des capitaux, des biens et services et des hommes dans un marché libéré de toute contrainte étatique. L’idée qu’il faudrait se montrer solidaires dans le jeu à somme nulle européen leur est étrangère. Leur reprocher de ne pas respecter à la lettre les commandements de l’Union européenne, sans remettre en cause la concurrence institutionnalisée par les Traités européens, qui rend inévitables les passagers clandestins, est la dernière coquecigrue des élites néolibérales européennes.


Les dramaturges européens ont trouvé un nouvel acte à leur pièce. Celle-ci a démarré en février 2020, lorsque le président du Conseil européen Charles Michel a réuni les chefs d’États pour négocier à Bruxelles le prochain budget pluriannuel européen, de 2021 à 2027. La propagation du Covid-19 n’alarmait pas davantage les cénacles dans les capitales européennes. Le départ, effectif, du Royaume-Uni, vint pourtant troubler ce qui aurait pu être une négociation coutumière, à savoir le maintien du ratio accordé à la Politique agricole commune (PAC) ou l’augmentation du budget consacré à la Politique extérieure de sécurité commune (PESC). Comment parvenir à maintenir un budget équivalent avec le départ d’un de ses plus importants contributeurs ?

[Pour eux], davantage d’intégration européenne ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud.

C’était sans compter sur la volonté de plusieurs États-membres, dont la France, de profiter de la situation pour augmenter le budget européen. Verhoging van de Europese begroting ? (« un accroissement du budget européen ? ») se sont inquiétés les Néerlandais. Les Pays-Bas, orphelins du Royaume-Uni, ont donc commencé à jouer leur nouveau rôle, celui d’opposants à tout renforcement de l’intégration européenne. Le premier ministre libéral néerlandais, l’inamovible Mark Rutte, est venu à Bruxelles avec une biographie de Frédéric Chopin sous le bras. L’idée était entendue : les Pays-Bas étaient prêts à négocier, mais à budget constant, voire avec un budget très légèrement diminué, de 1100 milliards, soit 1% du budget total de l’Union. La pensée calviniste qui irrigue les élites amstellodamoises depuis le XVIe siècle rappelle un point essentiel : un sou est un sou. Si un État-membre quitte l’Union européenne, alors il est logique que l’on contribue moins au budget européen.

[Pour une analyse de l’idiosyncrasie hollandaise en la matière et du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, lire sur LVSL, par le même auteur : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

Charles Michel, en piètre négociateur, a cru pouvoir faire vaciller celui qu’on surnomme Mister Teflon. Après tout, le budget européen est voté à l’unanimité et avec le ralliement des Néerlandais, la négociation pourrait s’avérer fructueuse, l’Allemagne ayant intégré l’idée qu’une augmentation sensible du budget européen pouvait servir ses propres intérêts. Le président du Conseil européen a donc invité son homologue néerlandais à un échange bilatéral pour négocier les principaux points de crispation. Mark Rutte est de fait venu… accompagné de trois de ses homologues, à savoir les premiers ministres respectifs de l’Autriche, du Danemark et de la Suède, Sebastian Kurz, Mette Frederiksen et Stefan Löfven. Les quatre frugaux dévoilaient leur alliance.

La ligue hanséatique des ladres

La comédie des sommets européens a trouvé ses nouveaux histrions. Subtile évolution de la nouvelle ligue hanséatique, popularisée par le Financial Times, les quatre frugaux ont la particulière délicatesse d’être, pareillement à Harpagon dans l’Avare de Molière, des avaricieux. Non seulement ils se refusent à participer activement à l’avenir budgétaire de l’Union européenne, mais la crise du coronavirus va dévoiler leur allergie à toute solidarité financière à l’égard des États-membres sévèrement touchés par la pandémie, au premier chef l’Italie. De fait, un mois après leur coming out médiatique, les quatre frugaux se sont retrouvés sur une position commune lorsque l’idée d’émettre des coronabonds, de mutualiser la dette des États ou d’accorder des subventions fut proposée par une dizaine d’États européens, à commencer par la France, l’Italie ou encore l’Espagne. L’attitude du ministre des Finances néerlandais, le conservateur Wopke Hoekstra, qui suggéra l’idée qu’une enquête européenne soit menée pour savoir pourquoi certains États-membres ne pouvaient gérer à eux seuls les conséquences économiques et sociales du confinement suffit pour saisir la haute idée que se font les frugaux de la solidarité européenne.

D’aucuns parleraient de dogmatisme. Mais les quatre frugaux se révèlent être surtout d’éminents descendants de Pyrrhon, dont le scepticisme dont ils font preuve à l’égard de leurs homologues dépasse la stricte opposition entre Europe du Nord et Europe du Sud. Après tout, l’Irlande, la Belgique ou encore les États baltes ont apposé leur signature à la proposition d’émission des coronabonds. Derrière cette alliance conjoncturelle se cache en définitive trois orphelins du Royaume-Uni et un État isolé, orphelin de sa relation privilégiée avec l’Allemagne. Il ne fait mystère à personne que l’Autriche, depuis des décennies, a globalement calqué, et tout particulièrement depuis son entrée dans l’Union européenne en 1995, ses positions européennes sur celle de l’Allemagne. Ce positionnement correspond, pour la diplomatie autrichienne, à une neutralité à laquelle tient le pays. La proximité culturelle, politique sinon spirituelle entre Vienne et Berlin n’est plus à établir. Seules les embardées extrémistes autrichiennes, lorsque l’extrémiste Jörg Haider gouverna pour la première fois dans un pays européen après 1945 en coalition avec la droite en 1999, ont pu crisper les relations.

Les élections législatives de 2017 ont permis l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et jeune ministre des Affaires étrangères Sebastian Kurz, qui a de nouveau rompu la tradition séculaire de cogestion entre conservateurs et sociaux-démocrates autrichiens pour s’allier avec le parti d’extrême droite d’Heinz-Christian Strache, le FPÖ. La coalition entre les deux partis n’a pas été du goût des hiérarques de la CDU ni même, et c’est plus surprenant, de la CSU bavaroise. Les nouvelles élections législatives de 2019, qui ont obligé Kurz à s’allier avec les Verts, n’a pas fondamentalement changé la nature de la relation entre le Premier ministre autrichien et la chancelière allemande. Angela Merkel reproche à Kurz de s’être allié avec l’un des partis les plus extrémistes d’Europe. Tandis que ce premier reproche à la chancelière allemande ses positions trop hétérodoxes en matière économique (!) et trop éloignées des valeurs conservatrices. L’épisode de l’ouverture des frontières aux migrants en Allemagne a profondément marqué une Autriche très réticente à l’immigration de masse. L’émacié jeune leader autrichien a donc trouvé en la figure de Mark Rutte un allié idéal pour barrer la route aux soi-disant largesses budgétaires dont pourrait faire preuve l’Union européenne.

Si l’alliance avec l’Autriche va très probablement demeurer circonstanciée à la négociation sur le « Recovery Fund » portée par la présidente de la Commission von der Leyen et le président du Conseil Michel, les Pays-Bas peuvent compter sur l’assertivité des dirigeants sociaux-démocrates danois et suédois. Tout comme La Haye, Copenhague et Stockholm avaient pour habitude de rester discrets lors des négociations européennes et se suffisaient de l’intransigeance des leaders britanniques pour que leurs revendications soient transmises. À eux seuls, bien que contributeurs nets au budget européen, les Danois et les Suédois pèsent très peu sur la scène européenne et ne sont même pas membres de la zone euro.

Le Danemark, autant que les Pays-Bas, a toujours difficilement accepté que les choix décisifs pour l’Union européenne se limitent à l’action du couple – en France – ou du moteur – en Allemagne – franco-allemand. Le petit royaume scandinave a donc mené une politique étrangère atlantiste – d’aucuns parlent de superatlantisme – dans une étroite collaboration avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à même de contrebalancer l’axe Paris-Berlin. C’est en ce sens qu’on peut lire la décision de l’ancien Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen d’entrer en guerre contre l’Irak en 2003, à l’image du Royaume-Uni et de la Pologne. Naturellement, le Brexit a été difficilement vécu à Copenhague et le pays cherche depuis à s’appuyer sur des États à même de partager ses orientations.

Cette inclinaison diplomatique est encouragée par l’éloignement relatif des États-Unis sur la scène européenne depuis que l’ancien président américain Barack Obama a opéré ce qu’on nomme le « pivot » vers l’Asie. À rebours de croyances populaires, Donald Trump poursuit cette politique, suscitant l’embarras des pays pro-Washington au sein de l’Union européenne, comme la Pologne mais également le Danemark. Ne pouvant plus contrebalancer son retrait des affaires européennes par un atlantisme soutenu, le Danemark a vu dans les Pays-Bas, pays lui aussi atlantiste et rigoriste sur les finances publiques, un nouvel État leader capable de porter la voix de l’Europe du Nord. Il n’est étranger à personne que le Danemark s’est toujours montré frileux dès qu’est abordée la question de l’intégration budgétaire et économique de l’Union européenne. La visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2018 au Danemark pour rencontrer son homologue Lars Løkke Rasmussen n’a pas dissipé le clivage.

Pour la Suède, qui comme l’Autriche, est entrée dans l’Union européenne en 1995, la position officielle dans les affaires internes s’est limitée à une intégration en retrait et à un alignement des positions avec le Royaume-Uni. Plus qu’au Danemark, le Brexit a été un cataclysme pour le royaume scandinave bien qu’il s’en cache. Le pays a continuellement contribué main dans la main avec Londres pour obtenir des rabais lors de l’élaboration du budget européen et Stockholm s’est toujours vivement opposé à davantage d’intégration. Pour les Suédois, et la ministre actuelle des Finances Magdalena Andersson le confirme, davantage d’intégration ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud. C’est ainsi que la ministre s’exprimait en 2016 : « Pour une économie petite et ouverte comme celle de la Suède, le fait d’appartenir à son marché [le plus grand marché intérieur du monde] est un grand avantage. Pour que le marché demeure efficient et soit renforcé, des réformes doivent être menées dans l’intérêt des citoyens ». Si la Suède ne souhaite aucunement quitter l’Union européenne, le statu quo est préférable à toute intégration. Il a de fait paru naturel au gouvernement social-démocrate de Löfven de s’allier avec les euroréalistes Néerlandais.

Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Lors de la crise grecque, en 2014, le Danemark mais surtout la Suède avaient pu compter sur une alliance déjà conjoncturelle entre le britannique David Cameron, le néerlandais Mark Rutte, l’allemande Angela Merkel et le suédois Fredrik Reinfeldt. L’on se souvient des quatre dirigeants européens ensemble sur une petite embarcation dans la résidence d’été du Premier ministre suédois, en opposition frontale aux États dépensiers de l’Europe du Sud. Le rapprochement récent de l’Allemagne avec la France a de nouveau braqué les deux États scandinaves, qui ne supportent plus de voir les deux principales puissances économiques élaborer des solutions sans consulter les autres dirigeants européens. L’alliance avec les Pays-Bas, pourtant dirigés par le néolibéral Rutte, ne les a pas encombrés outre mesure. Au contraire, les logiques économiques l’emportent aisément sur les revendications partisanes au Danemark et en Suède. L’attachement européen reste relatif dans les pays scandinaves et il est inconcevable, peu importe la couleur politique, que la sobriété économique revendiquée au Nord serve à payer les déboires du Sud.

Le Premier ministre suédois Stefan Löfven, pourtant issu de la même famille politique sociale-démocrate que son homologue espagnol Pedro Sanchez, n’a pas hésité, non sans quérulence, à menacer d’un veto suédois les négociations s’il s’avérait que l’Espagne n’acceptait pas des prêts avec contreparties lors d’une rencontre entre les deux chefs d’États cette semaine dans la résidence d’été du Premier ministre suédois. Quant à Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elle ne cesse de répéter que les premiers bénéficiaires de toute politique à l’échelle européenne doivent être les Danois et l’État-providence danois.

Une alliance de circonstance prête à abcéder

Si les quatre frugaux mettent en surchauffe les cabinets des chancelleries européennes, il convient de replacer à sa juste mesure leur degré d’influence. Mark Rutte et ses estafiers ne sont que pure construction médiatique et leur alliance ne sert que des intérêts très conjoncturels. C’est toute la singularité de s’allier entre pingres, puisque ce sera au plus frugal (sic) que cette alliance profitera. Personne n’est assez dupe pour croire que Rutte, Frederiksen, Löfven et Kurz partagent outre mesure des objectifs communs. L’unique et véritable convergence réside dans la volonté pour les trois premiers de prolonger, dans le prochain budget européen, les rabais qu’ils ont obtenus au même titre que le Royaume-Uni pour le cadre financier pluriannuel. D’ailleurs, la France est prête à abandonner l’exigence de disparation des ristournes pour convaincre ses homologues frugaux d’accepter le plan de soutien de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne suite à la proposition conjointe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

[Pour une analyse détaillée de ce plan, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ? »]

De nombreux dirigeants européens, à commencer par Emmanuel Macron, Pedro Sanchez, Giuseppe Conte et Angela Merkel, qui a pris la tête de la présidence tournante de l’Union au 1er juillet jusqu’au 31 décembre 2020, l’ont parfaitement intégré. L’objectif pour les partisans du plan de relance européen, aussi critiquable soit-il par ailleurs, est de convaincre chacun des frugaux sur ce qui les intéresse de prime abord pour mieux tuer dans l’œuf l’alliance circonstanciée. Autrement dit, de faire abcéder cette nouvelle ligue. Ce sont de fait les intérêts nationaux, à la fois politiques et économiques qui priment.

Sebastian Kurz semble être le premier à vouloir lâcher du lest en se contentant de limiter le montant des subventions accordées aux États les plus touchés mais en acceptant le principe que l’ensemble du plan ne contienne pas uniquement des prêts. Aussi anecdotique cette position soit-elle, elle tranche de fait avec la position jusqu’au-boutiste tenue le premier ministre néerlandais qui conditionne le plan de relance à l’unanimité des États. Cette inclinaison est le résultat d’une pression douce mais réelle de ses partenaires écologistes au sein de la coalition gouvernementale d’une part, les Grünen étant favorables à des mécanismes de solidarités plus approfondis. D’autre part, la proximité économique et géographique entre Vienne et Rome pourrait convaincre le leader autrichien de prendre en compte le projet de réformes porté par Conte afin d’avaliser le plan de relance. Le Premier ministre italien n’a pas hésité à se rendre à Vienne, mais également à Berlin et à La Haye pour convaincre ses homologues du sérieux de son agenda de réformes.

Pedro Sanchez, dont le capital politique interne est fortement entamé en raison d’un confinement sévère de la population, a également pris soin de rencontrer un par un ses homologues pour tenter de faire les faire incliner en faveur du plan. Sans réel succès jusqu’à présent, Mark Rutte lui ayant signifié qu’il ne signerait l’accord qu’en cas « d’efforts substantiels réalisés par l’Espagne ». Sa rencontre, comme évoquée plus haut, avec le Premier ministre suédois n’a pas permis de réelles avancées. Néanmoins, au contraire de la position quinteuse du Néerlandais, Stefan Löfven n’a pas écarté l’idée qu’un accord puisse être trouvé en dernière instance. Il a de fait indiqué aux journalistes « qu’on n’entre pas dans une négociation avec cette attitude, on entre dans une négociation pour essayer de trouver une solution ». Il s’est d’ailleurs rendu à Paris jeudi pour arrondir les angles avec le président Emmanuel Macron avant de s’envoler pour Bruxelles. La position suédoise est similaire à la position danoise. Le gouvernement social-démocrate de Mette Frederisken a indiqué vouloir faire en sorte qu’un compromis aboutisse. L’intérêt particulier des deux royaumes scandinaves réside dans la capacité qu’auront l’un et l’autre de voir leurs gouvernements respectifs sortir gagnant de cette négociation. C’est déjà un pari réussi au Danemark, Mette Frederisken ayant obtenu le soutien de l’opposition libérale au Parlement danois. En Suède, Stefan Löfven compte maintenir jusqu’au bout cette attitude pour paralyser la progression des Démocrates suédois, situés à l’extrême droite, qui demeure la deuxième ou troisième force politique dans les intentions de votes.

Non, le véritable caillou dans la chaussure des Européens demeure les Pays-Bas de Mark Rutte. La visite officielle d’Emmanuel Macron fin juin à La Haye, rapidement suivi par Giuseppe Conte puis par Pedro Sanchez ne sont pas étrangères à la situation, pas plus que l’invitation d’Angela Merkel adressée à Mark Rutte pour qu’il se rende à Berlin au début du mois. Tel un stylite, le chef de gouvernement néerlandais fait monter les enchères en menaçant de mettre un veto batave au plan européen, même si ses trois spadassins finissent par apposer leur signature au Recovery Fund. Le Premier ministre n’a pas, d’après sa lecture personnelle des événements, à s’inquiéter outre mesure d’un veto néerlandais. Ce dernier est au zénith dans les sondages, avec des alliés peu encombrants depuis que la CDA du ministre des Finances Wopke Hoekstra se débat en interne pour savoir qui serait en mesure de se présenter aux élections législatives néerlandaises de mars 2021.

61% des Néerlandais rejettent le plan européen proposé par la Commission européenne et ces derniers considèrent Mark Rutte comme le meilleur Premier ministre d’après-guerre. C’est ainsi qu’il a déclaré, en cas de pressions de ses homologues, qu’il n’est pas « fait de massepain » – pâte friable – pouvant « supporter sans problème » cette pression. La seule véritable concession qu’il a apportée étant qu’il trouvait le projet de budget européen de Charles Michel plus présentable qu’en février. Aussi, il s’est décidé à ne pas ramener la biographie de Frédéric Chopin avec lui à Bruxelles.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ?

L’impétueux chef d’État néerlandais sait que sa position de leader des quatre frugaux sert à la fois les intérêts des Pays-Bas mais également les siens sur la scène politique intérieure. Ce dont ne se rend pas compte Mark Rutte est qu’il risque d’être rapidement isolé en cas de veto néerlandais. N’est pas le Royaume-Uni qui veut. De fait, la préservation de la monnaie unique et du marché commun sont ce qui a fait basculer Angela Merkel et son gouvernement dans le camp adverse. Le ministre des Finances allemand Olaf Scholz exerce d’ailleurs une pression sur Stefan Löfven et Mette Frederiksen. Plus inquiétant pour Mark Rutte, Angela Merkel, en conférence de presse avec son homologue italien, a mis en garde le chef d’État néerlandais et les autres frugaux en expliquant clairement qu’aucune concession réelle ne sera accordée sur une réduction globale du plan. Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Le véritable problème est à l’échelle de l’Union

L’attitude qu’ont chacun des quatre États est certes sujette à caution. Mais les quatre frugaux ne sont pas les seuls à tenter d’obtenir des concessions sur le plan de relance et, par ricochet, sur le futur budget européen. La Hongrie et la Pologne, pourtant largement bénéficiaires du plan à venir, réclament à leur tour qu’aucune contrepartie en matière de respect de l’État de droit ne soit invoquée pour le prochain budget européen. La République Tchèque semble de son côté vouloir accepter le plan tel quel, mais à condition qu’elle bénéficie sur le prochain budget de rallonges.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le Traité de l’Union européenne (TUE), dont la naissance a été rendue possible par le Traité de Maastricht ? Dans un colloque organisé à Zurich en février 2019, Mark Rutte rappelait à juste titre qu’il était pour davantage d’Europe et pour un accroissement du rôle de cette dernière sur la scène géopolitique mondiale. Il ajoutait, non sans malice, que chacun devait en interne respecter scrupuleusement les règles fixées en commun et ratifiées par tous les États membres : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

La pandémie du coronavirus est bien venue ébranler l’édifice européen et son caractère exceptionnel oblige les États et l’Union européenne à activer des outils eux-mêmes exceptionnels. C’est d’ailleurs la ligne portée par l’Allemagne qui a effectué un retournement spectaculaire sur la question en quelques mois. Suffirait-il dès lors d’une crise exogène pour affriander les plus frugaux des Européens, alors que ce sont ces derniers qui se sont montrés, en apparence, comme les plus droits dans leur respect des institutions et des règles budgétaires ?

Prise dans cette configuration, cette analyse montre toute l’absurdité de l’architecture européenne qui oblige, in fine, à ce que les États se livrent, à coups d’artifices juridiques, à une concurrence rude et imparfaite. Les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus profité de l’Union européenne, contrairement à la France ou à l’Italie mais personne ne s’était réellement ému jusqu’à présent du dumping fiscal exercé par les Néerlandais, tant que ces derniers respectaient le pacte de stabilité budgétaire. Le problème n’est donc pas tant que les Néerlandais se soient montrés plus malicieux dans leur gestion des affaires européennes que des règles édictées qui, de fait, montrent l’impasse, sinon la débâcle qu’offre l’Union européenne. Ce dont souffre l’Union européenne et son élite néolibérale est l’aboulie que même une crise de l’ampleur du Covid-19 ne semble que partiellement soigner. C’est cette même élite, qui, sans vergogne, n’a pas hésité à appliquer l’austérité, dont les conséquences sont loin d’être terminées, à la Grèce, à l’Espagne, à Chypre, au Portugal ou encore à l’Irlande. C’est encore cette même élite qui a, coûte que coûte, souhaité préserver la monnaie unique, avec les conséquences dramatiques que l’on mesure chaque jour au niveau du chômage et de la pauvreté, là encore au Sud de l’Europe.

De nombreux éditorialistes font mine de s’étonner de l’attitude des Pays-Bas, de la Suède, du Danemark et de l’Autriche. Ils constatent à quel point ce sont d’affreux radins nocifs à l’intégration européenne. Mais de quelle intégration parle-t-on ? Une intégration qui consiste à poursuivre l’affaiblissement de nombreuses économies car trop divergentes les unes des autres ? Une intégration qui accepte en son sein le non-respect de la question des droits humains les plus élémentaires, à l’image de ce qui s’est déroulé durant la campagne présidentielle polonaise ? Ils oublient en définitive que le problème de ces interminables sommets européens est intrinsèquement, ontologiquement lié à la nature même de l’Union européenne et de sa construction.

Ce ne sont pas quelques milliards en plus ou en moins, à coup de prêts ou de subventions qui changeront quoi que ce soit au problème. Les élites néolibérales et autres cénobites eurobéats pourront toujours se consoler à coups de discours et autres arguties antiphonaires.

Sortir de l’impasse européenne : pour une nouvelle théorie du changement

Anegela Merkel au sommet d’Aix-la-Chapelle ©Harald Lenuld-Picq

Make the Nation Great Again. Le jugement de la Cour Constitutionnelle allemande sur le programme d’achat de la Banque Centrale Européenne du 5 Mai 2020 a fait l’effet d’une bombe. Derrière les débats techniques sur la politique monétaire, le débat politique qu’il lance est fondamental : l’Union européenne est-elle une simple association d’États seulement reliés entre eux par des traités de droit international public que chaque cour constitutionnelle nationale peut remettre en question à sa guise ? Ou bien est-elle une construction juridique et politique sui generis, dont l’objet est la constitution progressive d’une communauté politique transnationale, d’une démocratie fonctionnelle et légitime, avec en perspective éventuelle les fondements d’un État Hobbesien ? C’est cette alternative qui écartèle les Européens depuis les débuts de l’aventure, que le Brexit a tranchée pour le Royaume-Uni en 2016 – et qui se repose aujourd’hui avec acuité existentielle, alors que la succession de crises fragilise l’édifice. Par Shahin Vallée, ancien conseiller économique d’Herman Van Rompuy et du Ministre de l’Économie Emmanuel Macron, et Édouard Gaudot, consultant en Affaires européennes, ancien conseiller politique du groupe Verts/ALE au Parlement européen.


Malgré les espoirs nés dans l’effondrement du mur de Berlin, il faut cependant reconnaître que l’ordre institutionnel forgé dans les Traités n’a pas produit l’union politique européenne démocratique et solidaire promise de Maastricht à Lisbonne. Dans le monde de choix démocratiques auxquels nous sommes habitués, les procès du pouvoir se mènent au moment des élections, qui prononcent leur verdict par les urnes et engagent les sanctions. Pour les institutions internationales, ce moment n’existe pas. Quant à l’Union européenne, ce mélange de technocratie, de fédéralisme différencié, de diplomatie internationale, d’institutions intergouvernementales et d’élections parlementaires démocratiques produit une responsabilité diffuse impropre à la sanction électorale, et toujours à même d’escamoter la culpabilité. Première difficulté d’un procès de l’Europe : qui se tiendrait dans le box des accusés ? La Commission, qui n’est en théorie qu’un gardien des règles ? Le Conseil, qui fait ce que les États veulent ? Le Parlement, qui aimerait faire ce qu’il veut ? L’Eurogroupe, qui n’a d’existence que de facto et aucune de jure ? La BCE, qui ne répond à personne ?

En France, certains se prennent à rêver que cette énième crise soit le coup de grâce pour l’Union européenne, la fin du doux rêve fédéraliste, nous offrant l’occasion tant attendue de nous affranchir de traités étroits et de dogmes dépassés, pour retrouver la grandeur d’une souveraineté nationale oubliée. Mais si le procès se justifie, l’alternative reste floue. Par quoi devrait-on remplacer un cadre multilatéral défaillant ; par quoi pourrait-on remplacer l’UE ? Les interdépendances que la crise sanitaire actuelle met en exergue de manière si brutale ne disparaîtront pas avec un quelconque retrait des institutions internationales ou européennes. Comment les nations souveraines résoudraient-elles mieux les problèmes bien réels de coordination internationale et de gestion des interdépendances ?

Car avec les multiples procès défouloirs de Bruxelles, on s’attendrait à la seule conclusion évidente : sortir de l’UE. Sortir des traités, dénoncer les liens juridiques, économiques, sociaux accumulés depuis 1957 dans le cadre des communautés européennes, et suivre la voie tracée par le Royaume Uni. Cette tentation existe et grandit notamment en Italie, mais elle reste pour le moment minoritaire en France. Est-ce parce que l’agenda du Frexit a été accaparé par une extrême droite inconséquente ? Est-ce parce que le plan A et le plan B des insoumis pour ordonner leur stratégie européenne est en réalité le fruit d’un compromis interne fragile ? Ou est-ce parce qu’au fond les Français n’ont pas encore complètement renoncé à l’idée que l’on pouvait changer l’Europe et que l’on pouvait sortir par le haut à la fois du renoncement et de la dénonciation en menant une nouvelle politique européenne transnationale s’appuyant sur la nature multidimensionnelle et diffuse du pouvoir européen pour imposer un agenda de changement radical ?

Résoudre la « question allemande »

Face au marasme d’une Europe impuissante, divisée, contrainte par ses dogmes, partiellement capturée par les intérêts privés, il existe cependant un chemin de transformation profonde des institutions, du fonctionnement et de la politique européenne. Ce chemin est tortueux car le pouvoir en Europe est diffus et horizontal. C’est la raison principale des échecs continentaux d’Emmanuel Macron, qui a trop longtemps cru que la politique en Europe pouvait se régler exclusivement au Conseil européen et s’imposer à la force du poignet de la volonté d’un « grand pays » ou simplement par le biais d’accords franco-allemands négociés dans le huis-clos des réunions bilatérales – comme nous l’avions détaillé dans « la double impasse européenne » il y a un an[1].

En fait, le diagnostic sur les blocages de l’Europe doit en passer par une analyse rigoureuse du verrou et de l’exceptionnalisme allemand que la dernière décision de la Cour de Karlsruhe met en exergue. Car dans une UE post-Brexit il devient impossible de faire du Royaume-Uni le responsable des inerties communautaires – et l’Europe redécouvre ainsi la pressante centralité de la « question allemande »[2]. L’Allemagne est un verrou d’autant plus central qu’elle est liée à deux regroupements devenus incontournables : d’une part la nouvelle ligue hanséatique qui s’est renforcée après la décision britannique de sortir de l’UE en devenant l’axe fort de résistance du néolibéralisme nordique et de l’ordolibéralisme allemand ; d’autre part le bloc de Visegrad aux contours mouvants, mais structuré autour des gouvernements nationalistes illibéraux en Pologne et en Hongrie. À la croisée de ces deux axes, l’Allemagne est plus que jamais au cœur du jeu européen et capable de mobiliser l’une ou l’autre de ces coalitions sans être au front. En comparaison, malgré ses caractéristiques qui la rattachent au nord autant qu’au sud, la France aujourd’hui hésite à basculer vers ses partenaires méditerranéens et se montre incapable de construire des coalitions alternatives dans la durée, finissant plus souvent isolée que centrale.

La conséquence est que, si l’on doit définir le souverain comme celui qui décide en dernier ressort, qui décide en temps de crise, alors la souveraineté européenne siège, pour une grande partie, à Berlin et non à Paris, ou Bruxelles. Réunification, élargissement, crise de la zone euro[3], crise de l’accueil des réfugiés, et cette fois-ci peut-être crise du coronavirus : à chaque tournant important l’Allemagne sort renforcée, plus influente et plus affirmée. Ce qui assurément perturbe autant l’Europe que la relation de l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe. Incapable d’internaliser sa nouvelle puissance comme un « hegemon bienveillant » le ferait, et en même temps incapable d’y renoncer, car elle continue de se vivre comme un petit pays dont les actions n’influencent ni l’Europe ni le monde[4].

Pour le reste du continent, cet ambivalent Deutschland Über Alles est particulièrement traumatique. Pour ses voisins Pologne, Italie, Grèce, et pour la France bien sûr. L’Allemagne est au cœur de toutes nos obsessions collectives, de nos affronts nationaux, de nos fiertés blessées[5]. Tout procès de l’Europe est en filigrane celui de l’Allemagne. Car l’Allemagne est le centre de gravité politique de l’Union mais aussi le barycentre du rapport français à l’Europe[6]. Hier Bruxelles était le cheval de Troie de la mondialisation néolibérale au service des intérêts des multinationales américaines, aujourd’hui elle serait au service de l’ordolibéralisme allemand. Malgré ses raccourcis discutables, cette thèse trouve une forme de validation empirique tant les forces économiques à l’œuvre sur le continent ont pu servir profondément les intérêts économiques allemands : l’intégration par le Mittelstand allemand de l’Europe de l’Est dans sa chaîne de production, la relative sous-évaluation de l’euro favorisant la compétitivité des exports, la fuite de capital financier et humain vers l’Allemagne pendant la crise de la zone euro réduisant les coûts de financement et augmentant les capacités productives de l’économie allemande sont autant de puissants accélérateurs de la divergence et de la domination économique allemande.

Cependant, le « couple » franco-allemand (qu’on appelle plutôt, moins romantiquement, un « partenariat » outre-Rhin) est une des figures indépassables et imposées de la politique européenne française. Depuis l’explosion du Système monétaire européen et la crise du franc, résolue grâce au concours de la Bundesbank, pour l’élite politique et administrative du pays, l’Allemagne est indépassable. En réalité, dès la signature du Traité de Maastricht et l’ordonnancement d’un système monétaire européen dont les forces gravitationnelles tournent autour du Deutsche Mark, la possibilité d’un hegemon monétaire puis politique progresse[7]. En France, d’ailleurs, la campagne référendaire de 1992 a moins tourné autour du traité que du voisin germanique. Il fallait voter « non » parce que ce nouveau géant allait dominer l’Union européenne ; il fallait voter « oui », car c’était le seul moyen de brider la puissance retrouvée d’une Allemagne enfin réunifiée.

Le traumatisme que constitue la panique bancaire française à l’été 2011 et la dégradation de la note souveraine, la fameuse perte du AAA de la France début 2012 ajoute une perception de dépendance financière au traditionnel complexe d’infériorité politique. C’est ainsi qu’on a vu le président François Hollande qui avait promis en campagne, la fleur au fusil, de renégocier le traité budgétaire (TSCG) imposé par l’Allemagne fin 2011, se coucher dès le conseil européen de juin 2012, convaincu par ses conseillers diplomatiques et par le Trésor qu’en menant ce projet à terme dans les circonstances financières fragiles du moment, il mettrait en péril le fragile équilibre diplomatique européen et la signature de la France.

On pourra pourtant tourner la question dans tous les sens, mais c’est inévitable : pour la France, plus encore que pour ses partenaires, « faire l’Europe » c’est résoudre « la question allemande ». Cette question qui sous-tend tout l’ordre européen moderne – depuis 1648 : l’Allemagne, ce danger quand elle est trop forte, car elle veut étendre son espace vital de l’Atlantique à l’Oural. L’Allemagne, ce danger quand elle est trop faible, car le vide géopolitique qui se creuse au cœur du continent devient vite un vortex mortel où s’engouffrent les forces concurrentes de ses voisins. L’Europe ne peut se penser sans elle, et l’Allemagne ne peut se penser hors de l’Europe[8].

Ce problème politique européen que constitue l’Allemagne représente un obstacle majeur sur le chemin de l’intégration politique du continent car il nourrit un sentiment de défiance à l’encontre des institutions européennes considérées désormais comme le masque hypocrite derrière lequel l’hegemon allemand[9] qui ne dit pas son nom impose au reste du continent ses préférences politiques[10]. C’est la raison pour laquelle l’attaque en règle de la Cour Constitutionnelle allemande contre la Cour de justice de l’Union européenne et la remise en cause de la prééminence du droit européen sur les ordres juridiques nationaux est si fondamentale. Ce qui se joue n’est pas que l’impression diffuse d’une Europe allemande, mais une Cour Constitutionnelle dictant aux autres son ordre juridique – et par là même, l’ordre politique qu’elle sous-tend.

Comprendre le problème européen de l’Allemagne

Mais pour résoudre la question allemande, il faut chercher à comprendre ici non plus le problème allemand de l’Europe que l’on dénonce facilement à Varsovie, Paris ou à Rome, mais aussi le problème que constitue l’Europe pour l’Allemagne – et le traiter avec sérieux. On entend souvent reprocher à Berlin son amnésie : l’annulation de la dette de 1953, d’une part, sans cesse prise en exemple par l’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras ; ou encore, la CECA, qui servit autant à créer les premières solidarités continentales qu’à blanchir le trésor de guerre des Krupps et autres financiers du parti nazi.

Évidemment, l’Europe est une façon pour l’Allemagne de porter et de s’affranchir de son Fardeau de la mémoire[11]. Prisonnière du continent, l’Allemagne se raccroche à l’Union européenne pour la rédemption de son passé sanglant. Son opinion publique et sa classe politique font profession de foi européenne en permanence et plébiscitent quotidiennement la sacralité de l’axe franco-allemand. Mais derrière le sentiment omniprésent d’en faire beaucoup pour l’Europe – trop disent justement les électeurs de son extrême droite, l’AfD – l’Allemagne en réalité n’accepte globalement plus pour autant que ce travail mémoriel se fasse au prix de ses intérêts économiques ou de la représentation qu’elle en a. Elle développe ainsi une forme grandissante de patriotisme économique et constitutionnel[12] érigé en modèle pour l’Union européenne. Celui-ci s’affirme aujourd’hui suffisamment pour qu’il ne soit plus possible de l’éluder. L’intégration européenne n’est plus un projet politique neutre – mais une projection de puissance, ce que soulignait Ulrich Beck dans son essai Non à l’Europe allemande[13].

Il est ainsi frappant de constater que le SPD par la voix des ministres des Affaires étrangères et des Finances[14], comme la CDU[15], continue de promouvoir un modèle d’intégration dans lequel le Bundestag est de fait un parlement primus inter pares. La longévité d’Angela Merkel à la tête de la chancellerie allemande fausse quelque peu la perspective. Mais si l’on peut toujours spéculer sur ce qu’eût été l’attitude d’un Helmut Kohl, bien plus sensible aux enjeux de la solidarité européenne que son héritière[16], il faut souligner que les trois grandes familles politiques allemandes ont désormais toutes participé à l’exercice du pouvoir pendant ces quinze dernières années et ont ainsi contribué à la formation d’un consensus transpartisan sur le statu quo – contesté presque uniquement par l’AfD pour qui la sortie de l’Allemagne, sinon de l’UE, au moins de l’euro, est une réelle option politique.

Pourtant, malgré la réussite de sa réunification permise par l’Union, malgré la réunification du continent et l’ouverture à l’Est, aboutissement d’une Ostpolitik transformée en véritable stratégie industrielle et économique, malgré son succès à imposer ses réponses à la crise de la zone euro dont elle est sortie formidablement renforcée dans sa domination du continent, l’Allemagne fédérale, moteur et modèle du fédéralisme européen est néanmoins en proie aux doutes[17]. Ces doutes sont de plusieurs ordres et traversent l’élite politique et la société. Ils doivent être compris et traités aussi sérieusement que possible par les partenaires de Berlin.

Ils sont démocratiques d’abord. L’échec du projet de Traité Constitutionnel pour l’Europe en 2005, dans un pays marqué par ce que Habermas appelle le « patriotisme constitutionnel »[18], a été vécu comme un choc violent et une forme incompréhensible de trahison du projet commun par la France. Le Traité de Lisbonne qui l’a suivi a été jugé, y compris par la Cour Constitutionnelle allemande[19], comme insuffisant au regard de l’exigence de démocratisation des institutions européennes. Ce que la Cour conclut notamment sur la nature faiblement démocratique du Parlement européen[20], à cause de la sous-représentation de certains pays, est un des fondements aujourd’hui de la réticence allemande vers un plus grand transfert de souveraineté et de moyens financiers au niveau européen.

Ce scepticisme a alimenté, mais a aussi été instrumentalisé pour encourager, le développement, notamment pendant la crise de la zone euro, d’une gouvernance de plus en plus inter-gouvernementale ; à la fois pour limiter les engagements financiers allemands et  assurer le contrôle parlementaire du Bundestag, considéré comme l’unique source de légitimité démocratique. Le dernier jugement de la Cour Constitutionnelle[21] s’inscrit dans cette tradition. Mais il pose une question fondamentale sur les limites démocratiques d’une architecture politique qui interdit dans le droit les transferts et la solidarité budgétaire alors qu’ils sont indispensables au bon fonctionnement et à la survie de l’édifice.

Toute la question est cependant de savoir si les juges constitutionnels sont de bonne foi et souhaitent forcer un changement des Traités et une démocratisation de l’UE capable d’établir les fondements d’une fédération en construction. Ou est-ce que selon eux, l’Union serait simplement destinée à rester un groupe d’États souverains ayant transféré par un traité de droit public international quelques compétences à des institutions communes ? Ce sujet reste fondamentalement non-tranché en Allemagne (mais en réalité il ne l’est pas plus en France ni ailleurs en Europe).

Ils sont financiers ensuite. Car la crise de la zone euro a mis à nu l’incohérence fondamentale du Traité de Maastricht. Le compromis qui en sous-tend la logique est celui d’une architecture bancale, acceptée par la France pour convaincre une Allemagne rétive à la monnaie unique, qui repose sur l’absence de solidarité budgétaire – dont les Allemands n’étaient prêts à parler qu’à l’issue de l’intégration politique et de la convergence économique selon la « thèse du couronnement » chère à la Bundesbank. Or, la crise a révélé que malgré cet accord de façade, la solidarité budgétaire (la très redoutée Transferunion) s’avérait inévitable et qu’elle adviendrait sous une forme ou sous une autre : la grande peur allemande de se retrouver financièrement responsable pour une Europe sur laquelle elle n’a aucune prise. Toute la stratégie de l’Allemagne, partagée par l’ensemble de sa classe politique est donc double : « limiter la facture » et maximiser le contrôle exercé sur la politique économique des États membres débiteurs, pour limiter les risques contingents. Cette logique est parfaitement défendable dans le cas d’un créancier inquiet, mais elle crée une spirale politique européenne destructrice dont l’Allemagne perçoit peu les risques politiques (montée de l’extrême droite, désaffections politiques et forces centrifuges) et de toute façon sans parvenir à s’en extraire.

C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, à la faveur de la crise du coronavirus qui devrait pourtant mobiliser un élan de solidarité budgétaire sans équivoque, la réponse allemande, y compris à gauche, est d’imposer l’utilisation du Mécanisme européen de stabilité – permettant, le cas échéant, un contrôle politique sur les choix budgétaires du pays en échange du soutien financier. Cette logique que Jean-Claude Trichet a appelé le « fédéralisme par exception »[22] (en l’endossant de fait et en se posant de fait en allié de cette stratégie) répond à l’angoisse financière allemande mais sème les graines d’une crise politique profonde. Elle est aidée dans cette démarche par la faiblesse financière chronique des pays du Sud qui ne peuvent durablement s’y opposer et par le manque de constance et les démissions en France, qui a à nouveau capitulé et abandonné en rase campagne ses partenaires de coalition aux négociations de mars-avril à l’Eurogroupe[23].

Enfin, l’Allemagne souffre d’une angoisse stratégique dont l’intégration européenne est un accélérateur. En effet, le développement d’une plus forte intégration européenne dans le domaine militaire est source d’inquiétude outre-Rhin car elle conduit à mettre en question deux tabous profondément ancrés dans l’identité allemande d’après-guerre. Le premier est celui d’une Allemagne largement démilitarisée de fait et d’une diplomatie profondément non-interventionniste ; le second est celui d’une garantie de protection américaine qui autorisait l’Allemagne à se comporter comme une grande Suisse largement non-alignée. Cette position a été remise en cause à deux reprises : lors de la guerre des Balkans et lors de la guerre en Irak, mais sans conséquence géopolitique majeure. Aujourd’hui, le retour d’une politique russe agressive et surtout le désengagement américain forcent Berlin à repenser profondément son positionnement vis-à-vis de l’usage de l’outil militaire et de son inscription dans un cadre européen.

Il ne faut pas sous-estimer ni le bouleversement que constituerait cette rupture avec la tutelle américaine ni les inquiétudes légitimes associées à l’entrée dans une coopération militaire renforcée avec des pays comme la France à l’interventionnisme vif, notamment dans le périmètre mouvant de son pré-carré colonial. C’est d’ailleurs la clause d’intégration des défenses nationales qui a constitué la plus grosse concession allemande aux insistances françaises, lors de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle en 2019. Néanmoins, la dernière décision du gouvernement allemand de s’engager dans un programme d’achat de chasseurs F18 Américains pour rester au sein de la garantie nucléaire américaine est ici révélatrice de cette incapacité à dépasser un réflexe que tous les cercles dirigeants savent pourtant non seulement anachronique mais aussi potentiellement dangereux.

La profondeur de ces plis de la politique allemande rend malheureusement peu crédible l’espoir qu’un simple changement de gouvernement ou de majorité en Allemagne bousculerait les dispositions profondes de ce qui est graduellement devenu l’Empire du milieu de l’Europe. En réalité, même les Verts allemands ont montré notamment lors des brèves négociations de coalition à l’automne 2017 qu’ils auraient probablement sacrifié une grande part de leur agenda européen à la faveur de leurs priorités climatiques. Et que dire, par exemple, de leurs réticences à endosser un Buy European Act, de peur des représailles commerciales qui pèseraient sur les exportations allemandes ?

Plutôt que de constater l’impasse et se retrancher dans les stéréotypes culturels et d’abandonner la bataille politique, il faut s’attacher à résoudre « la question allemande » par la politique, justement. Cette réponse exige un mélange de dialogue avec la société civile et politique allemande pour l’ancrer dans une dimension transnationale et l’aider à dépasser les angoisses légitimes que l’intégration européenne peut provoquer ou accentuer ; mais aussi parfois une confrontation rugueuse sur la base de coalitions capables d’établir un rapport de force. Il faut accepter que l’Europe, la communauté politique européenne, se construise dans le désaccord autant que dans l’accord franco-allemand.

L’indispensable transnationalisation de la politique

Le dépassement et le contournement du blocage allemand est souhaitable, y compris du point de vue de l’Allemagne. Les signaux faibles d’une intégration politique transnationale progressent et rendent ce contournement possible. C’est l’un des enseignements importants de la dernière élection au Parlement européen en 2019, où s’est confirmée la dynamique décennale d’une européanisation de nos scènes politiques domestiques[24]. Participation en hausse et enjeux transnationaux, ce regain d’intérêt pour l’exercice démocratique continental doit beaucoup aux « affreux » du récit européen dont les efforts pour fabriquer de l’opinion publique européenne sont constants. Comme dans les meilleurs succès d’Hollywood, ce sont les méchants qui font les héros. Et les crises. Le style de l’Europe, c’est celui d’une histoire en marche[25].

Depuis dix ans, les étapes successives de la crise de la zone euro ont fortement contribué à cette prise de conscience continentale de notre interdépendance politique. Jamais un vote du Bundestag, un arrêt d’une Cour Suprême allemande, la formation d’un gouvernement en Finlande ou un référendum en Grèce n’avaient pu avoir autant de conséquences sur le cours de nos vies politiques nationales – et trouvé autant d’échos dans les pages de nos journaux, même si les médias grand public avec une perspective européenne manquent encore cruellement.

On peut donc considérer aussi que cette crise sanitaire, derrière ses dysfonctionnements institutionnels et le spectacle désolant des coordinations nationales ratées, a aussi paradoxalement ravivé la dynamique de l’émergence d’une opinion publique européenne[26]. A coups d’adresses directes aux opinions publiques et de prise à partie mutuelle en dehors des obscurs huis clos de négociations diplomatiques, les dirigeants européens se mettent – un peu – à faire de la politique à l’échelle continentale[27].

Ça a été le cas par exemple d’Emmanuel Macron qui, après avoir systématiquement enfermé sa politique européenne dans la dynamique stérile du couple franco-allemand, et dans un tango syncopé avec la chancelière, a fini par accepter la nécessité de coalitions de circonstances. Une première tentative de contournement de l’obstacle allemand avait été mise sur pied lors du Sommet de Sibiu (9 mai 2019) avec l’alliance de la Belgique, le Danemark, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne et la Suède pour exiger des engagements forts en matière de transition écologique. En quelques semaines cette coalition imposait largement son agenda au reste de l’Union, malgré les réticences de Berlin. Ce fut de nouveau le cas au Conseil européen du 26 mars 2020, quand une coalition de neuf États Membres, mêlant habilement pays du Nord et du Sud (France, Italie, Grèce, Espagne, Portugal, Slovénie, Belgique, Luxembourg et Irlande), dirigeants politiques de droite comme de gauche, s’est constituée pour proposer une réponse plus solidaire face à la crise du coronavirus et tenter d’avancer vers l’émission d’une dette commune.

Mais ce qui s’est réveillé à la faveur de la crise du COVID et aurait pu constituer une véritable nouvelle stratégie européenne n’était qu’une humeur passagère. Quelques jours plus tard, lors de l’Eurogroupe du 29 mars, cette coalition se disloquait et le ministre des Finances français (qui s’était toujours opposé à l’idée de cette coalition et encore davantage à l’idée qu’elle pourrait constituer une avant-garde capable d’avancer) reprenait son rôle de meilleur partenaire de l’Allemagne pour forcer un compromis desservant les intérêts italiens (membre de la coalition). Malgré cela, le Président français réaffirmait les objectifs de la coalition et envisageait même d’organiser, faute d’unanimité, la solidarité et l’émission de dette commune avec cette avant-garde. Finalement, dans son interview au Financial Times du 16 avril 2020, annonçant le « moment historique » que constituait cette crise, toute référence à la coalition et à ses objectifs avait disparu[28]. Le refus d’endosser formellement et publiquement les propositions faites par l’Espagne rompait l’unité de la coalition au Conseil qui, fidèle à ses pratiques diplomatiques, camouflait les désaccords profonds qui le traversaient en demandant une nouvelle proposition à la Commission.

Faire de la politique transnationale exigerait en outre d’arrêter de déguiser les désaccords sous le langage diplomatique. Par exemple lorsque deux ministres des Finances, le néerlandais Wopke Hoekstra et l’italien Roberto Gualtieri, les deux principaux adversaires qui s’affrontent à l’Eurogroupe du 7 avril 2020, reviennent dans leur capitale respective et expliquent, l’un que toute conditionnalité dans l’utilisation du MES est abandonnée, l’autre qu’elle est maintenue. Le problème, c’est qu’ils ont tous les deux raisons. Comme le répètent régulièrement les éditorialistes critiques comme Wolfgang Munchau : le travail des diplomates européens est de trouver les mots qui permettent à chacun d’interpréter le message en sa faveur. Bruno Le Maire lui-même le confirme : « il n’y a pas de bon accord sans bonne ambiguïté constructive ». Or faire de la politique ce n’est pourtant pas diplomatiquement sauver la face des uns et des autres. C’est poser clairement le rapport de force et le résoudre sans faux-semblants.

Il ne faut pas s’y résigner : ce défilement systématique n’est pas consubstantiel au fonctionnement européen et n’est en rien inévitable. Il est le signe d’une incapacité à « lire », interpréter et mobiliser les évolutions des sociétés européennes, leurs débats comme leurs affects. Pourtant au niveau du débat public[29], comme au niveau de l’opinion, « contrairement à ce que tout le monde pense, l’opinion allemande ne s’oppose pas aux coronabonds »[30]. En somme, ce lâche défilement qui provoque la paralysie est surtout le résultat d’une absence de réelle théorie du changement européen, et de la concentration sur une politique « diplomatique », au mépris de la politique transnationale pourtant seule capable de faire bouger les opinions, les lignes et les rapports de force en Europe.

Ce sont pourtant ces moyens et méthodes que les forces de désintégration européenne utilisent avec talent. Une affiche de campagne figurant Marine Le Pen et Matteo Salvini ensemble, sous le slogan « Partout en Europe, nos idées arrivent au pouvoir » l’illustre à merveille. Mais on pourrait citer aussi les liens très forts entre un parti politique régional, la CSU bavaroise, et le parti de Viktor Orban au pouvoir en Hongrie, dont les décisions en faveur de l’industrie automobile allemande, et en particulier Audi, siégeant en Bavière, sont évidentes et documentées. Il est un autre exemple de politique transnationale fort efficace : créée en février 2018 par les ministres des Finances du Danemark, de l’Estonie, de la Finlande, de l’Irlande, de la Lettonie, de la Lituanie, des Pays-Bas et de la Suède, la « Nouvelle ligue hanséatique » est un groupe de pays membres de l’Union européenne prônant davantage de conservatisme budgétaire au sein des institutions européennes. Cet alignement politique dépasse les seuls intérêts communs au sein de la zone euro, puisque la ligue en accueille deux non-membres et un pays, l’Irlande, qui fut pourtant en son temps soumise à la fameuse Troïka et aux mêmes types de programmes d’ajustement que la Grèce. Ce qui est intéressant, c’est que cette coalition repose en fait sur une convergence très évidente des opinions publiques des pays en question lorsqu’il s’agit des questions monétaires, de budget européen ou d’attitude vis à vis des pays du sud. Et on en retrouve les lignes de solidarité politique sur tous ces grands sujets.

Faire de la politique transnationale est la clef du changement européen. Cela repose sur une action multidimensionnelle qui se base sur la construction d’alliances constantes et mouvantes. C’est une forme d’engagement mutuel des sociétés civiles de part et d’autre des frontières nationales et culturelles. Et elle est déjà à l’œuvre partout, façonnant le continent pour le meilleur, comme les mouvements de défense de l’environnement, et pour le pire, comme les milices xénophobes et racistes, voire les lobbyistes bruxellois.

Ce n’est donc pas seulement constituer des coalitions au Conseil et au Parlement européen, construire des partis politiques européens ou attendre l’émergence, enfin, de listes transnationales aux prochaines élections européennes. Certes, un parti à dimension européenne permettrait plus facilement de mener le changement, mais ces structures restent pour le moment des coalitions de forces politiques nationales soumises aux aléas des trajectoires domestiques.

***

« Le confort en politique, c’est de s’opposer à outrance à un pouvoir qu’on ne pourra jamais renverser » aurait dit un membre de l’opposition républicaine impuissante devant la résilience du second empire de Louis-Napoléon Bonaparte. Avec cette énième crise européenne, sanitaire et économique, on sent poindre, au sein de la gauche française, cet espoir de voir l’histoire faire ce qu’ils n’ont pas le courage d’assumer et la capacité de mettre en œuvre : l’effondrement de l’édifice qu’on ne peut pas renverser soi-même mais qu’on ne peut se résoudre à quitter. Peut-être que le covid19 sera à l’UE ce que Sedan a été à l’Empire.

La mobilisation de la politique transnationale peut faire consensus pour tous les déçus de l’Union européenne qui ont cependant conscience de nos interindépendances. Elle peut rassembler d’un côté les « souverainistes internationalistes », ceux qui pensent que la Nation reste l’échelon indépassable de la démocratie[31] et de l’exercice de la souveraineté ; elle servira alors à huiler les rouages d’une coopération dont les contours et les méthodes restent néanmoins à inventer. Et d’un autre côté, elle est incontournable pour ceux qui pensent, qu’une société politique, démocratique et solidaire à l’échelle continentale est non seulement possible mais aussi désirable.

Après tout, il a fallu plus d’un siècle pour que les valeurs proclamées par la révolution française trouvent leur concrétisation dans la construction d’une communauté politique autonome, capable de mourir dans les tranchées pour elle. Si le chemin pris par la construction européenne est évidemment différent de celui de la création d’une communauté politique nationale, les enjeux sont pourtant comparables : il s’agit de construire une communauté politique. C’est à dire de fabriquer de la solidarité entre des individus pour qui elle n’est pas nécessairement naturelle.

Ce que révèle une fois encore cette crise sanitaire est connu : que l’on croie dans la nature indépassable de l’État-nation ou non, nous sommes arrivés à un niveau d’interdépendances inégalé dans l’histoire du continent, mais nous n’avons toujours pas l’affectio societatis, les institutions, la perspective et la culture politique nécessaires pour organiser le niveau de solidarité que ces interdépendances économiques, écologiques et sociales exigent. Le choix devant lequel nous sommes est donc soit de réduire radicalement les interdépendances, soit d’augmenter la solidarité[32]. Mais sortir des institutions communes, et « démondialiser », ne réduira rien de nos dépendances mutuelles dans les domaines climatiques, migratoires ou sanitaires, pour ne citer qu’eux. Face à ces défis par essence transnationaux, choisir d’augmenter la solidarité pourrait paraître le plus nécessaire et le plus souhaitable. Mais les entrepreneurs politiques transnationaux pour mettre en œuvre ces solidarités n’existent pas en nombre suffisant. Les sociaux-démocrates sont divisés et impuissants, les chrétiens-démocrates sont paralysés par leur écartèlement entre Merkel et Orban, les libéraux s’accommodent du statu quo et les écologistes sont trop faibles en quantité, et souvent en qualité.

Malgré les errements et échecs de l’UE, personne ne sait décrire un monde sans elle, ni expliquer vraiment en quoi ce monde est désirable. Et inversement, personne ne sait non plus comment penser et encore moins mettre en œuvre le programme de changement nécessaire pour faire de l’Union européenne un projet politique porteur d’espoir. Nous errons donc collectivement dans une posture politique où se mêlent dénonciation et résignation à la fois. Emmanuel Macron était sans doute le dernier homme politique français à laisser penser qu’on pouvait changer l’Europe en jouant strictement le jeu des institutions, et en s’appuyant uniquement sur le moteur historique franco-allemand. La question est de savoir si la prochaine présidence sera élue, fort de cet échec, sur notre résignation dans l’acceptation de fait du statu quo et de la mort lente du projet européen ou si au contraire nous élirons sur la base de la dénonciation, une Présidence avec le mandat de sortir de l’UE ou bien si d’ici-là, une prise de conscience s’opèrera sur les moyens d’une véritable politique transnationale.

Depuis Albert Hirschman, on considère qu’il existe trois réponses face à la défaillance d’une institution : loyalty, exit et voice. De toute évidence, si la loyauté des autorités nationales n’a pas produit l’effet escompté, la sortie des institutions en revanche ne répondra ni aux défaillances d’origine, ni aux problèmes supplémentaires qu’elle engendrerait. Il ne reste donc que l’interpellation. Mais celle-ci ne pourra se limiter au champ institutionnel et national. Pour sortir l’Europe de l’impasse, il faut de nouveau faire tomber un mur allemand. On ne le fera que par l’européanisation de l’interpellation. Par la politique transnationale.

 

[1] Cf. Gaudot, Vallée « la double impasse européenne », Le Grand Continent, 15.04.2019

[2] Stark, Hans. « De la question allemande à la question européenne », Politique étrangère, vol. printemps, no. 1, 2016, pp. 67-78.

[3] Ainsi la crise de la zone euro a été l’occasion d’une affirmation et d’une forme d’institutionnalisation du pouvoir et du véto allemand par le truchement des mécanismes d’assistance financière, European Financial Stability Facility (EFSF), puis Mécanisme Européen de Stabilité (MES), qui ont rendu permanent la nature intergouvernementale du soutien et de fait le droit de véto et le pouvoir du Bundestag dans ces opérations et dans l’organisation des programmes d’assistance. Cette centralité de l’Allemagne dans toute décision d’assistance obtenue au prix de grandes manœuvres européennes et sous la menace de marchés financiers est devenue un facteur central de blocage. Par ailleurs, dans le récit allemand, cette obstruction et ce véto de fait est devenu nécessaire pour protéger la clause éternelle – non modifiable – de la constitution allemande donnant pouvoir ultime au Bundestag en matière budgétaire.

[4] Cf cette très utile contribution, dès 2010, d’un connaisseur de ces liens entre Allemagne et esprit européen, Wolfgang Proissl : https://www.bruegel.org/2010/06/why-germany-fell-out-of-love-with-europe/

[5] Florilèges d’iconographies militantes, gravitant dans les cercles radicaux à gauche et à droite : le drapeau étoilé de l’Union européenne travesti en bannière gothique barrée d’un svastika et d’un chiffre. Le IV Reich, ou la manifestation de l’Europe allemande. Loin de l’euroscepticisme intello de la gauche radicale, ou des analyses critiques, on est dans l’accumulation des clichés culturalistes germanophobes pour mieux célébrer les autres clichés culturalistes d’un génie et d’un style français méconnus, méprisés et maltraités par le partenaire allemand… donc l’Europe. On est quasiment dans de la propagande de guerre. L’Allemagne redevient l’ennemi à craindre.

[6] Cf. Gaudot et Althoff, « Engine breakdown or power shortage. How the Franco-German engine is no longer driving Europe » , in Tremors in Europe, Green European Journal #13

[7] Voir The Europe to come, Perry Anderson dans la London Review of Books, https://www.lrb.co.uk/the-paper/v18/n02/perry-anderson/the-europe-to-come

[8] Michael Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d’une géopolitique, Fayard, Paris, 1990.

[9]cf. Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne », LVSL

[10] Lire Wolfgang Streeck, https://www.monde-diplomatique.fr/2015/05/STREECK/52905

[11] Pierre Yves Gaudard, Le Fardeau de la mémoire : Le Deuil collectif allemand après le national-socialisme, Plon, Paris, 1997.

[12] https://www.revuepolitique.be/jurgen-habermas-et-le-patriotisme-constitutionnel/

[13] Ulrich Beck, Non à l’Europe allemande, ed. Autrement, Paris, 2013.

[14] Lettre du Ministre des Affaires étrangères sur la réponse solidaire à la crise du COVID-19 : https://www.auswaertiges-amt.de/en/newsroom/news/maas-scholz-corona/2330904

[15] Ici pour une vision plus longue, technique et juridique de l’intégration européenne sous le contrôle démocratique allemande par Christian Calliess, un juriste proche de la CDU : https://verfassungsblog.de/auf-der-suche-nach-der-europaeischen-solidaritaet-in-der-corona-krise/

[16] C’est une évidence qui confine au cliché, mais même si les deux appartiennent à la même famille politique chrétienne-démocrate qui a fait de la construction européenne une de ses priorités cardinales, tout sépare ces deux grandes figures conservatrices de la politique allemande : éduqué dans l’Allemagne rhénane et catholique le premier est un enfant de la guerre marqué par le travail de mémoire et de dénazification dont l’Europe est la sublimation, tandis que l’autre venue de l’Allemagne prussienne et protestante a été éduquée dans le régime soviétique dont l’historiographie a toujours dédouané les peuples de leur responsabilité dans la guerre en les présentant comme des victimes du nazisme allié au grand capital.

[17] « Le moment décisif dans l’affaiblissement du couple se trouve exactement dans la réponse à la grande crise financière ouverte en 2008 […] L’Allemagne d’Angela Merkel abuse de sa position dominante pour imposer à l’UE une double décision catastrophique : la gestion nationale de la crise bancaire et d’autre part l’imposition d’une austérité budgétaire destructrice. Autrement dit chacun est invité à grimper dans l’arbre de son choix pour échapper au feu, mais on souhaite bonne chance à ceux qui n’ont ni l’habileté des singes ni les ailes des oiseaux » – in Gaudot et Althoff art. cit.

[18] Habermas, « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions sur l’avenir de l’Europe », in J. Lenoble et N. Dewandre, L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Esprit, 1992 ; et J. Habermas, « Warum braucht Europa eine Verfassung ? », Discours à l’Université de Hambourg (retranscription dans Die Zeit, 27/2001).

[19] Cf. https://www.ejiltalk.org/a-preemptive-strike-against-european-federalism-the-decision-of-the-bundesverfassungsgericht-concerning-the-treaty-of-lisbon/

[20] The Lisbon Judgment of the German Federal Constitutional Court – New Guidance on the Limits of European Integration? German Law Journal, vol. 11, no. 4, 367-390 (2010)

https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2543488

[21] https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2020/bvg20-032.html

[22] https://www.euractiv.fr/section/avenir-de-l-ue/news/jean-claude-trichet-appelle-au-renforcement-de-l-union-monetaire/

[23] Pour une description des faux semblants de réponses économique et l’affaissement de la France lors des négociations voir Lenny Benbara https://lvsl.fr/a-lassaut-du-ciel/

[24] cf. Gaudot, «  une nouvelle marée verte ? », in Esprit, septembre 2019.

[25] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/02/21/leurope-quon-nous-raconte/

[26] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/04/06/la-crise-du-covid-19-ouvre-une-nouvelle-sequence-politique-europeenne/

[27] Gaudot, Vallée, art. cit.

[28] https://www.ft.com/video/96240572-7e35-4fcd-aecb-8f503d529354

[29] Johanna Luyssen, « les coronabonds fissurent le consensus allemand », Libération, 07/04/20

[30] Lucio Baccaro, Björn Bremer and Erik Neimanns, « Eveyone thinks that Germans oppose coronabonds. Our research shows how they’re wrong. », Washington Post, 20/04/2020

[31] David Djaiz, Slow démocratie: Comment maitriser la mondialisation et reprendre notre destin en main.

[32] Voir le paradoxe de la mondialisation de Dani Rodrik, https://drodrik.scholar.harvard.edu/links/globalization-paradox-nutshell

Coronavirus et guerre de position

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René Magritte, Le faux miroir, 1928. Museum of Modern Art, New York. © Gautier Poupeau

La crise sanitaire que traverse le pays depuis plusieurs semaines met en lumière les nombreuses failles du paradigme néolibéral. Il est non seulement l’une des principales causes de la gravité de la situation, mais semble également incapable d’apporter les réponses adaptées. Pour autant, rien n’assure qu’il sera remis en cause quand la crise sera surmontée. Si le camp progressiste sous-estime la capacité de ce dernier à s’adapter, il ne s’engagera pas dans la voie de la guerre de position, pourtant nécessaire pour qu’une alternative sociale, écologique et démocratique devienne majoritaire.


La crise sanitaire valide les thèses du camp progressiste

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Cette phrase n’a pas été prononcée par un membre de l’opposition politique ou par un universitaire, défenseur de l’État social. Elle est issue de l’allocution du 12 mars d’Emmanuel Macron, dont l’idéologie oscille pourtant entre néolibéralisme et libéralisme plus classique[1]. Il est néanmoins difficile de ne pas lui donner raison tant la crise sanitaire accrédite les thèses du camp progressiste, c’est-à-dire de tous ceux qui, dans le champ politique comme dans la société civile, contestent l’hégémonie néolibérale, sur des bases démocratiques, sociales ou écologiques[2].

Emmanuel Macron semble se rendre compte que la santé n’est pas un service comme un autre. Alors que les soignants n’ont cessé, depuis un an, d’alerter sur la détérioration de leurs conditions de travail et, plus globalement, sur la casse du service public de la santé, la révélation tardive du président de la République a un goût amer. Les gouvernements successifs des vingt-cinq dernières années ont cherché à réformer – autrement dit : à déconstruire – les structures publiques de soin. Ce saccage méthodique saute aux yeux lorsque l’on s’attarde sur les lois qui ont modifié l’organisation et la gestion de l’hôpital public. Tarification à l’activité, indices de performance financière et de rentabilité, rationalisation des effectifs : l’introduction de logiques managériales issues de la doctrine du New Public Management est devenue le leitmotiv des ministres de la santé[3]. De Jacques Barrot à Agnès Buzyn, en passant par Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot ou encore Marisol Touraine, le camp néolibéral n’a eu de cesse de s’attaquer à l’hôpital public.

Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes

Les causes de la gravité de la crise sanitaire que nous traversons en ce moment ne sont pas à chercher ailleurs : l’austérité budgétaire et la privatisation de la santé d’hier ont conduit au manque de matériel, d’effectifs et au délabrement de l’hôpital public d’aujourd’hui. Si la France est capable d’affronter la pandémie liée au Covid-19, c’est grâce à l’abnégation des personnels de santé et à leur sens de l’intérêt général. « La santé n’a pas de prix » disait encore Emmanuel Macron lors de la même allocution. Mais le démantèlement méthodique des structures publiques de soin en a un et ce sont aujourd’hui ceux qui sont atteints du Covid-19 et les soignants à bout de souffle qui le paient.

De la même manière qu’Emmanuel Macron vante les services qu’il a lui-même participé à détricoter, il s’aperçoit également que certaines chaînes de production essentielles – d’équipements sanitaires et en particulier de masques filtrants mais aussi de gels hydroalcooliques et de médicaments – doivent être relocalisées ou reconstruites. Comment, dès lors, ne pas imputer à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs la responsabilité de ces risques de pénurie et de dépendance sanitaire, eux qui ont systématiquement laissé faire et encouragé les délocalisations multiples ainsi que le sacrifice d’usines sur l’autel de la sacro-sainte libre concurrence et de son corollaire, le libre-échange ? Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes.

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L’Hôtel-Dieu de Paris en grève, 2014. © Lionel Allorge

La période que nous vivons entérine également la nécessité d’une lutte massive contre le changement climatique et la mise en place d’une politique ambitieuse de transition agroécologique. C’est bien la prédation de l’homme sur la nature – notamment la déforestation et la perturbation voire la destruction des écosystèmes – qui facilite la transmission de virus présents dans le monde sauvage à l’homme. De même, les engrais utilisés pour la culture et les antibiotiques destinés à l’élevage tendent à diminuer les défenses immunitaires humaines, à rendre les corps vulnérables aux bactéries diverses et, in fine, aux virus.

Enfin, le confinement nous oblige à regarder en face certaines inégalités qui traversent notre société. La question de l’accès au logement – et du type de logement – est ici centrale. Tandis que certains sont confinés dans des appartements étroits, surpeuplés voire insalubres, d’autres vivent dans des appartements spacieux ou se réfugient dans des maisons secondaires à la campagne. La Fondation Abbé Pierre évalue à 2 090 000 le nombre de personnes « vivant dans des conditions de logement très difficiles » en France en 2020[4]. Plus encore, la crise sanitaire a détérioré la situation des personnes sans domicile. Ceux-ci peuvent difficilement se protéger du virus, faire face à la diminution des maraudes et à la fermeture de nombreux centres d’hébergement d’urgence – les bénévoles assurant ces services étant confinés. Les associations d’aide aux sans-abris comme la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Solidarité ou encore le Secours Populaire sont, quant à elles, débordées et appellent au don et à la solidarité nationale. Les chèques-services annoncés par le ministre du Logement le 31 mars et destinés à 60 000 sans-abris constituent une première étape, certes essentielle, mais ne suffiront pas à venir en aide aux 143 000 personnes sans domicile que compte la France.

Ce n’est que lorsque ces inégalités se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent

Les inégalités de logement et de conditions de vie sont, durant le confinement, exacerbées. À celles-ci s’ajoutent des inégalités sociales liées à l’emploi : il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres. La sociologue Anne Lambert, chercheuse à l’INED, s’en émeut en ces termes : « Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale […] tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. »[5] Ce n’est donc que lorsque ces inégalités, dont la dénonciation est solidement ancrée dans le discours progressiste, se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent.

« Il faut s’adapter »

Investissements massifs dans le service public de la santé, dans la transition agroécologique et plus globalement dans la lutte contre le changement climatique, politique volontariste de réduction des inégalités protéiformes, réquisition des logements vacants, réaffirmation de la souveraineté du pays et contestation des règles économiques bruxelloises… Les sujets que le Covid-19 pourrait mettre à l’agenda du gouvernement, à la fin de la crise, sont nombreux. Ils ont pour point commun d’être en complète contradiction avec les thèses néolibérales et avec la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Or, si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » et a appelé à « sortir des sentiers battus, des idéologies et [se] réinventer », rien ne permet de dire que les leçons de la crise seront tirées. Au contraire, tout laisse à penser que rien ne changera fondamentalement.

Dans The Structure of Scientific Revolutions, l’historien et philosophe des sciences Thomas Samuel Kuhn a forgé le concept de paradigme scientifique. Celui-ci renvoie à un ensemble de théories, d’expériences et de méthodes fondamentales partagées par une communauté scientifique à un moment donné. Contestant la vision linéaire et cumulative du progrès scientifique, il a démontré que la science évolue essentiellement sous l’effet de ruptures appelées changements de paradigme. Étudier, même sommairement, la structure des révolutions scientifiques permet d’apercevoir les potentielles réarticulations du discours politique néolibéral quand la crise sera terminée. Les acteurs du néolibéralisme politique pensent en effet ce dernier comme un paradigme scientifique – il suffit de rappeler à quel point ce discours proprement idéologique est régulièrement transfiguré en expertise –, il faut donc l’analyser comme tel.

Le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée

Lorsqu’un paradigme est contesté, il commence par se refermer sur lui-même. Ou plutôt : les tenants de ce dernier refusent toute contestation, écartent sans même en tenir compte les critiques et mettent tout en œuvre pour qu’il reste hégémonique. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron du 12, du 31 mars et du 13 avril ne présagent d’aucune remise en question de la politique menée depuis trois ans par le chef de l’État – et, avant lui, par ses prédécesseurs. Ce n’est peut-être qu’une nouvelle démonstration de cynisme de la part du président de la République, comme semble l’attester la loi « urgence coronavirus », dont les mesures particulièrement antisociales n’ont été assorties d’aucun caractère provisoire. Au fond, ne peut-on trouver dans le refus du Premier ministre d’admettre qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement le symbole même de ce processus ?

Schématiquement, le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses – ici la défense des services publics et la relocalisation de chaînes de production – en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée. En réalité, la chose est plus perverse : le discours néolibéral sait s’adapter. La philosophe Barbara Stiegler explique, dans ses récents travaux, qu’au cœur du néolibéralisme se trouve une injonction à s’adapter, celui-ci ayant recours à un lexique et à des raisonnements tirés de la biologie évolutive[6]. Il apparaît désormais que le discours néolibéral, dans sa version politique du moins, s’applique à lui-même cette injonction.

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Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937. Londres, Tate Modern © Claude Valette

Quand les tenants du paradigme scientifique hégémonique, après avoir violemment refusé toute critique, se trouvent dans une situation intenable – quand le paradigme concurrent se glisse dans les interstices que le premier n’a pas réussi à fermer –, ils bricolent pour essayer, par tous les moyens, de le maintenir à flot. De même, il est probable qu’après avoir qualifié les critiques et les discours alternatifs de déraisonnables ou de populistes, les prêcheurs du néolibéralisme politique tentent, chahutés par la potentielle force que la crise aura permis aux arguments progressistes d’acquérir, de sauver le soldat néolibéral – et donc de se sauver eux-mêmes.

Ils pourront le faire par une stratégie de déviation : la crise sanitaire ne devant pas être vue comme la conséquence des politiques néolibérales ni même aggravée par celles-ci, ils insisteront sur son caractère inattendu et imprévisible. La crise sanitaire deviendra ainsi une erreur historique, une déviation du cours normal de l’histoire qui, une fois dépassée, ne justifie aucun changement dans la ligne politique adoptée. Tout juste pourront-ils admettre, poussés dans leurs retranchements, qu’il s’agit d’une excroissance anormale d’un néolibéralisme mal fixé, d’un dérèglement de la machine que des techniciens ou technocrates – néolibéraux, il s’agit en réalité des mêmes acteurs – sauront réparer. Il s’agit de la deuxième stratégie : l’introduction d’innovations conceptuelles ou techniques qui, bien loin de modifier le paradigme, en assurent la pérennité. La troisième stratégie consiste en l’abandon d’éléments composant le néolibéralisme et qui n’ont qu’une valeur instrumentale pour en préserver le cœur, les éléments ayant une valeur intrinsèque. Il est ainsi possible de justifier le recours à d’autres discours et à d’autres formes de politiques publiques lors des périodes de crise – ce que l’on connaît déjà lors des crises financières ou économiques –, pour répondre à l’urgence, tout en assurant le strict respect de la ligne néolibérale le reste du temps.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Ces mutations stratégiques pavent également la voie à un discours, lui aussi néolibéral, de retour à l’ordre. Il ne fait aucun doute qu’il émergera, s’attaquant notamment aux finances publiques qui seront altérées au sortir de la crise – les prémices en sont d’ailleurs déjà visibles : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays » a récemment déclaré Bruno Le Maire. Endossant à nouveau le rôle du parti de l’ordre, ses adeptes ne se contenteront pas d’un simple réajustement. Ils réclameront bien plus qu’un simple retour à l’état pré-crise. Au fond, les néolibéraux tenteront de profiter de la crise sanitaire qu’aura connu le pays. Ils s’approprieront cette fameuse phrase, traduction maladroite d’une réplique de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »[7] Emmanuel Macron n’a-t-il pas déclaré, à l’issue du Conseil européen du 23 avril : « nous avons une crise, il faut y répondre et on ne pose pas de questions, ça n’enlève rien de ce qu’on a fait avant et on rebâtira sur cette base-là » ?

De la nécessité de la guerre de position

Rien n’indique donc que les leçons seront tirées de l’événement en cours. Et il serait regrettable que le camp progressiste, par un biais de confirmation – étant lui-même convaincu de ses thèses et conscient de la force que pourraient prendre ses arguments au sortir de la crise –, croie inévitable la fin de l’hégémonie néolibérale. Au contraire, bien loin d’un quelconque déterminisme, l’adhésion du plus grand nombre aux thèses progressistes à la suite de la crise du Covid-19 est un phénomène proprement contingent. En réalité, cette crise ne redistribue aucune carte mais change la valeur de certaines d’entre elles. Le camp progressiste a désormais l’opportunité de jouer correctement pour faire la différence, encore faut-il qu’il ne confonde pas guerre de mouvement et guerre de position.

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Antonio Gramsci. Le procureur fasciste dit à son propos : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Ils n’auront visiblement pas réussi. © eugeniohansenofs

Le penseur et théoricien italien Antonio Gramsci, par le biais de métaphores militaires, distingue la guerre de mouvement, mobilisation politique de court terme qui peut se résumer à un assaut pour prendre le contrôle de l’appareil étatique, et la guerre de position, entreprise multi-sectorielle de longue haleine visant à réarticuler puis unifier le sens commun. Cette dernière se joue à l’intérieur de la société civile, au sens gramscien. Il s’agit de prendre le pouvoir au sein de celle-ci, de conquérir de multiples positions de pouvoir et d’influence dans ses infrastructures – constituant autant de tranchées – afin de rendre majoritaires ses propres conceptions profondes qui structurent le rapport à soi, aux autres et au monde. Gramsci n’oppose pas les deux ni ne dit d’ailleurs que l’une doit succéder à l’autre. Elles s’articulent différemment selon les contextes historiques et sociaux. Mais la guerre de mouvement doit survenir au bon moment et, dans nos sociétés capitalistes complexes, n’être qu’une tactique au sein d’une guerre de position formant une réelle stratégie contre-hégémonique[8].

Les discours sur l’inexorabilité d’un monde d’après, la croyance que plus rien ne sera comme avant négligent la nécessaire guerre de position. Outre l’ignorance des possibles réarticulations du discours néolibéral que nous avons longuement détaillées, ces positions – quand elles ne constituent pas elles-mêmes une part de ces réarticulations – sous-entendent qu’il suffirait de mener une guerre de mouvement pour changer de paradigme. Comme si, au fond, le discours néolibéral était devenu minoritaire au sein de la société civile. Pourtant, rien ne soutient une quelconque véracité de ces spéculations. Au contraire, de récents sondages indiquent que les popularités d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe, en cette période de crise, augmentent. Si elles peuvent être critiquées sur de multiples points et bien que leur analyse nécessiterait de plus longs développements, ces enquêtes permettent cependant de montrer que ces discours ne relèvent, tout au plus, que d’un fantasme.

Le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante

Le discours néolibéral n’est pas devenu minoritaire et ne le sera probablement pas lors de l’élection présidentielle de 2022, qui sera l’occasion d’une nouvelle guerre de mouvement. La guerre de position, pour être remportée, doit être menée avant et après la prise du pouvoir étatique. Prendre le pouvoir en 2022 suppose donc de construire et de mener une guerre de mouvement intelligente et stratégiquement pertinente dans un contexte défavorable mais indépassable de guerre de position inachevée. Mais pour pouvoir transformer ce scénario en éventualité, encore faut-il avoir remporté quelques batailles cruciales et avoir réduit le désavantage afin qu’il puisse être surmonté. Autrement dit, il faut préparer en amont les conditions du succès de la guerre de mouvement.

Le camp progressiste doit donc faire la démonstration implacable et irréfutable de la pertinence de ses thèses et de la déconnexion du discours néolibéral, y compris de ses réarticulations post-crise. Il est dès aujourd’hui possible de qualifier d’impostures les appels des néolibéraux à la refondation et de pointer les contradictions dans leurs discours et leur responsabilité dans la situation actuelle. Le camp progressiste est également tenu de montrer que ses mesures relèvent du bon sens – et ainsi le construire – et que les thèses adverses sont incohérentes. Il a besoin de réorganiser le sens commun afin que l’on pense spontanément en des termes progressistes plutôt que néolibéraux, par exemple en reprenant à l’adversaire la demande sociale d’ordre – en lui opposant la démonstration accablante de la pagaille néolibérale. Il s’agit moins de faire progresser ses idées au sens strict, entreprise nécessaire mais vouée à l’échec sans un travail plus global et minutieux sur le sens commun, que de modifier les perceptions du plus grand nombre. Les idées, sous leur forme idéelle, sont superficielles ; les rendre majoritaires implique de restructurer les perceptions premières et les conceptions fondamentales à l’oeuvre dans le corps social.

Mettre ses thématiques à l’agenda requiert ainsi de subvertir l’idée même de progrès, de contester aux néolibéraux ce signifiant. Ordre, progrès, justice, liberté etc. sont autant de bastions qu’il convient de conquérir, autant de moyens de détricoter et de vider de sa substance le sens commun néolibéral. En somme, le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie – au sens strict du terme – déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante. À ce moment seulement pourra s’envisager une guerre de mouvement potentiellement victorieuse – qui complétera mais ne se substituera pas à la guerre de position. Car comme le rappelle Gramsci : « En politique, la guerre de position, une fois gagnée, est définitivement décisive. »[9]

À nous de transformer cette catastrophe sanitaire en étape clé de la guerre de position et de gagner plusieurs batailles qui pourraient s’avérer déterminantes.

[1] Sur la distinction entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme, voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010.

[2] Différentes théories sont ainsi réunies sous un même signifiant : le progrès. L’utilisation de ce terme se veut performative : il s’agit de contester ce signifiant au néolibéralisme qui en a fait un de ses piliers et renvoyer ainsi cette idéologie du côté du statu quo insatisfaisant.

[3] Voir l’ouvrage de Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression : Enquête sur le « nouveau management public », Paris : La Découverte, 2010.

[4] Ces nombres sont extraits du 25e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France (2020).

[5] Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Le Huffington Post, 19 mars 2020.

[6] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris : Gallimard, 2019. Nous l’avions interrogée en mars 2019 : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes. Entretien avec Barbara Stiegler ».

[7] La traduction correcte est : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » L’intrigue prend place en Sicile dans le contexte du Risorgimento italien. Par ces propos, Tancrède affirme que l’aristocratie sicilienne doit participer à la révolution garibaldienne pour ne pas perdre sa place, son rang. Le film du même nom de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de di Lampedusa, est également devenu culte.

[8] Pour aller plus loin, voir l’entretien que nous avons réalisé avec Nathan Sperber : « Nathan Sperber : Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut » ainsi que le débat « Gramsci et la question de l’hégémonie » avec Marie Lucas et Nathan Sperber lors de notre première université d’été.

[9] Cahier 6, § 138 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Disponible dans l’anthologie de Keucheyan, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris : La fabrique, 2012.

« Discours imaginaire » du président de la République

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Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Discours imaginaire du président de la République par Claude Nicolet, secrétaire national du Mouvement des Citoyens et secrétaire général adjoint de République moderne.


 

Françaises, Français,

Citoyennes, Citoyens,

Si j’ai fait le choix, aujourd’hui, de m’exprimer devant vous c’est que j’en ressens l’ardente obligation. Je veux, sans détour, avec le sentiment aigu que m’imposent les devoirs de la charge que j’ai sollicité de vos suffrages et de la confiance que vous m’avez fait l’honneur de m’accorder, vous dire en cet instant quelle est la réalité de la situation à laquelle nous sommes confrontés, car ce n’est que de vous que me viendra la légitimité et donc la force de faire face.

Notre pays, vous le savez traverse une crise d’une ampleur et d’une violence inédites. Je ne veux pas vous mentir. Le faire nous condamnerait à augmenter nos malheurs et à nous enfoncer davantage dans la tragédie qui accompagne toujours l’histoire et le destin de l’Humanité. Nous avons commis l’erreur de l’oublier en nous laissant griser par les fausses promesses, les faux élixirs de jouvence qui n’étaient que des potions frelatées, autant de substances qui peuvent s’avérer mortelles. Ce lien indispensable qui existe entre nous, entre le président de la République et la Nation, doit être reconstruit afin de continuer ensemble à faire France.

À ce jour, en réalité, plus de 30 000 des nôtres sont tombés. Ces morts, nos morts nous parlent. Nous devons les entendre, souvent morts dans le silence d’une profonde solitude. Nous devons entendre cette plainte terrible et lugubre qui vient du fond de l’abîme ou ils furent engloutis. Morts seuls dans un service de réanimation, seuls dans un EHPAD ou seuls chez eux. Nous devons, je dois les entendre. La nation toute entière en est meurtrie et en sera durablement marquée.

Le pays a été tenu tout entier par nos soignants, par ces hommes et ces femmes du peuple et qui en font sa noblesse et qui répondent toujours présents quand l’essentiel est en jeu. Qui, au péril de leur vie, allant parfois jusqu’au sacrifice, ont permis que le front sanitaire ne s’effondrât pas. Nous leur sommes redevables et jamais nous ne pourrons suffisamment les remercier, alors que ce combat se poursuit. Nuit et jour. Inlassablement. Impitoyablement. Ils sont notre fierté et notre honneur. Clemenceau, parlant des Poilus avait dit “ils ont des droits sur nous” ; comme il avait raison. Moi aujourd’hui, j’ai des devoirs envers eux. Devoirs que j’ai désormais la ferme intention de remplir.

Parce que ce n’est pas sans examiner et interroger sa conscience que l’on traverse une pareille épreuve. Être président de la République française est un immense privilège et un immense honneur qui ne peut s’exercer sans dignité. Et je dois à cette dignité, celle que je dois à cette fonction et que je vous dois, de vous faire part de cet examen. Il me faut parler clairement et dire les choses telles qu’elles sont. J’irai donc à ce qui me semble essentiel.

Oui l’État a été désarmé et n’a pu donner à ses agents les moyens de faire face au développement de cette épidémie. Oui cette crise doit nous conduire à une profonde remise en cause du modèle que nous suivons depuis près de 40 ans et des politiques mises en oeuvre. Nous devons aujourd’hui mettre un terme à l’aventure néolibérale pour retrouver le sens de l’intérêt général et du bien commun.

Les masques, les gants, les surblouses, les respirateurs, le manque de lits sont autant de terribles témoignages, de conséquences insoutenables pour notre pays des abandons auxquels nous avons consentis depuis tout ce temps, perdant de vue l’essentiel de ce qui constitue la Nation dans son essence même, c’est à dire l’exercice plein et entier de sa souveraineté.

Nous avons abandonné le long terme pour la courte vue.

Nous avons abandonner l’idée qu’en cas de dernier recours, c’est d’abord sur nous-même que nous devons compter. Nous avons voulu croire que le libre-échange et la concurrence pouvaient remplacer la coopération entre les nations et que l’enrichissement de quelques-uns ferait le confort, voire le bonheur de tous. Erreur.

Nous avons cru que les chemins de la mondialisation et de la globalisation financière, nécessairement heureuses, nous porteraient vers les rivages de la fin de l’histoire où règnent l’insouciance, le bonheur de consommer et la paix perpétuelle. Mirage.

Nous avons voulu croire que le transfert de parts entières de notre souveraineté nous donnerait plus de liberté et de puissance. Que cela nous permettrait de construire “la France en grand”. Illusion.

Cette crise nous oblige à réexaminer sans excès mais sans faiblesse les causes qui nous ont conduit à cette situation. 40 ans d’amoindrissement de l’État dans sa capacité première à protéger les Français ne peut s’accompagner que d’interrogations profondes, voire d’angoisse devant ce sentiment d’effondrement du pays qui soudain apparaît dans toute sa cruelle vérité. Un effet de sidération devant les conséquences qui mettent en lumière l’importance de notre dénuement. La France, notre grand et beau pays en serait donc réduit à gérer la pénurie, à compter sur le système “D”, à solliciter les bonnes volontés des uns et des autres et à constater, impuissante, l’appel aux dons pour des sacs poubelle pour que nos infirmières puissent s’en revêtir et se protéger du virus. Nous en étions donc là…

Ce chemin que nous avons emprunté depuis près de 40 ans ne peut plus baliser notre avenir. Il nous faut aujourd’hui retrouver le courage et avoir l’audace qui a su marquer notre histoire quand il fallait bâtir à nouveau le pays. Le moment est venu de faire un véritable bilan et une véritable analyse des causes qui, au-delà de l’épidémie, ont amené la Nation à s’interroger à ce point sur son avenir, et pour certains je le sais, sur le sens de son existence même. Ce temps est venu. Il nous faudra procéder à des changement de taille.

Au premier rang de ceux-ci, il faut définir précisément ce que nous considérons comme faisant partie de nos intérêts nationaux vitaux.

Cela veut clairement dire qu’il nous faut retrouver des marges de manœuvre souveraines. Nous devons redevenir une grande puissance industrielle, énergétique, sanitaire, agricole, numérique, politique. Cette ambition est à notre portée.

C’est à un effort gigantesque que je vous invite. Il nous faudra du temps et de la détermination car nous sommes à la veille de bouleversements colossaux.

Rien ne nous assure que l’euro soit encore notre monnaie dans dix ans et peut-être moins. Nous devons envisager tous les scénarii. Devant les chocs qui sont devant nous, notamment économiques et financiers, il nous faudra serrer les coudes. La crise qui vient sera bien plus violente que celle de 2008 dont les conséquences se font encore sentir.

Là encore, je me dois de vous dire que nous n’avons pas pour l’instant les armes à notre disposition pour faire face. Notamment en ce qui concerne les questions financières et budgétaires. Pour cela, je vous propose un bouleversement complet de notre fonctionnement politique afin de nous mettre en capacité de redresser notre pays.

Il me faut, il nous faut désormais avoir un véritable dialogue avec l’Allemagne quant à l’avenir de l’euro qui conditionne l’avenir de l’Union européenne, sa poursuite ou son éclatement. La situation d’aujourd’hui n’est en effet plus tenable, trop de tensions, trop de lignes de fractures au sein d’une Union qui poursuit son élargissement alors que les défis internes ne cessent de s’accroître sur la question de la solidarité budgétaire et de la mutualisation des dettes. Tout ou presque dépend de cela.

Nous vivons aujourd’hui dans un système ou l’Homme a été sacrifié sur l’autel du profit et de la transformation de notre outil de production en machine destinée à reverser des dividendes aux actionnaires qui le détiennent. La Nation ne peut, sans rompre avec le long terme se satisfaire de ce fonctionnement qui brise les liens étroits qui nous unissent, nous viennent de l’histoire, qui sont notre héritage et que nous devons transmettre.

Pour cela je vous propose que nous retrouvions le sens de l’audace qui accompagne toujours les grands projets. En ce qui me concerne, je suis déterminé à tout mettre en œuvre pour que la France soit à nouveau au rendez-vous que ne cesse de lui fixer l’histoire dans son dialogue avec l’Humanité tout entière. Pour cela :

1) Je vais entamer, dès cette été, une série de rencontres avec l’ensemble des forces politiques présentes au Parlement afin d’examiner avec elles les conditions de la constitution d’un gouvernement d’union nationale.

2) Dans la foulée, je soumettrai à vos suffrages, sous la forme d’un référendum, l’idée d’un gouvernement d’union nationale. Non seulement sur son principe mais également avec de grands objectifs programmatiques qui se concentreront sur les questions de souveraineté nationale, de pertinence des traités européens, de fonctionnement de la banque centrale européenne et de fonctionnement de l’euro, conditions que je considère désormais comme indispensables pour nous extraire de l’ornière dans lesquelles nous sommes embourbés depuis si longtemps.

Je connais les craintes de l’Allemagne mais il est aujourd’hui vital pour nous, qu’avec notre grand voisin d’outre-Rhin, nous parlions franc. L’Allemagne doit aujourd’hui comprendre que l’Union européenne ne survivra qu’à la condition que la France redevienne elle-même.

Car c’est de notre avenir commun dont il est question et de notre capacité à faire de l’Union européenne un véritable pôle de stabilité dans le monde, d’en faire un véritable acteur stratégique ayant sa propre autonomie de décision et de destin. Je refuse que nous devenions un simple appendice des États-unis d’Amérique ou de l’OTAN. Le grand affrontement Indo-Pacifique entre l’Amérique et la Chine se met en place, nous n’avons pas à y être entraînés par faiblesse. La France, membre du Conseil permanent de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire ne peut et ne partagera pas ses éléments de souveraineté nationale et d’indépendance plus que jamais précieux.

3) Si cette proposition reçoit votre soutien, un gouvernement d’union nationale sera nommé avec comme feuille de route, le programme de redressement national qui devra penser et proposer une nouvelle organisation sociale et démocratique du pays. Nos glorieux aînés surent bâtir le programme du Conseil national de la Résistance qui a régénéré le pays. Sachons nous inspirer de leur message toujours vibrant. Sachons prendre exemple sur leur capacité de dépassement, eux qui étaient si différents mais qui surent projeter la France dans la modernité économique et sociale.

4) En cas d’échec au référendum, je vous remettrai ma démission dès le lendemain. Il reviendra alors, comme le prévoit la Constitution, au président du Sénat d’assurer l’intérim et de procéder à l’organisation de l’élection présidentielle. Les politiciens mettront tout en œuvre pour que j’échoue. Ce sera d’abord l’échec du pays. Ceux qui ont le sens de l’État, de l’intérêt supérieur de la Nation, de l’intérêt général me soutiendront et ce sera le succès de la République et de la France.

Voilà, Françaises, Français, ce que je souhaitais vous dire alors que notre cher vieux pays est une fois de plus si cruellement frappé. J’ai conscience de l’immensité de la tâche qui nous attend, mais je sais aussi votre courage. Ce chemin est celui de la reconquête et du renouveau. Il est aussi celui du courage nécessaire.

Mes chers compatriotes, citoyennes, citoyens, aujourd’hui, je vous le dis, je vous le demande, j’ai besoin de votre aide, de votre soutien, de votre confiance.

Vive la République, vive la France.

L’après-coronavirus : tendance « jours heureux » ou « business as usual » ?

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Un cinéma à Seattle pendant l’épidémie du Covid-19. ©Nick Bolton

Patrick Artus, chef économiste de la banque d’investissement Natixis, a prédit le 30 mars dernier « la fin du capitalisme néolibéral ». Les perturbations engendrées par la crise du Covid-19 ont en effet suscité de nombreux espoirs et constituent une opportunité unique de changer en profondeur le monde que nous connaissons. Du renoncement temporaire au principe de zéro déficit en Allemagne au financement exceptionnel du trésor britannique par sa banque centrale, de nombreux signaux peuvent nous faire espérer un changement du statu quo économique. Il est sain et nécessaire de penser que les pratiques du pouvoir peuvent être ébranlées. Cependant, les élites nous montrent tous les jours qu’elles comptent conserver leurs avantages après la crise.


Le coronavirus apportera des changements a minima

Qu’il serait opportun de profiter de cette crise sanitaire pour revoir les réformes néolibérales mises en place en France ! Pourquoi ne pas remettre en cause les cadeaux fiscaux pour les plus aisés (flat tax, suppression de l’ISF…) tout en augmentant les subventions aux plus précaires (aides au logement, reprise des contrats aidés…) ? La crise a en effet montré les incohérences de notre hiérarchie sociale, méprisant les professions les plus utiles à la société.

Le gouvernement provisoire d’après-guerre n’a-t-il pas, en 1945, édicté des mesures pour aider à la reconstruction du pays, notamment grâce à l’instauration d’un impôt exceptionnel et unitaire sur le capital ? La taxe a prélevé alors 20% des patrimoines les plus importants et jusqu’à 100% des enrichissements survenus entre 1940 et 1944 ont été récupérés par l’État. Lorsque Bruno Le Maire annonce maintenant que la France rentre dans sa pire période de récession depuis 1945, peut-on s’attendre à un programme aussi ambitieux que celui du Conseil National de la Résistance ?

Quoique Emmanuel Macron appelle à « se réinventer, [lui] le premier », le pouvoir multiplie en effet les signes montrant que la remise en question du statu quo ante n’est pas à l’ordre du jour. Exemple : l’austérité budgétaire, responsable d’une fragilisation extrême de notre système de santé (disparition de 13% des lits d’hôpitaux entre 2003 et 2016). Lors de son discours du 12 mars, le chef de l’État a avoué que « la santé gratuite […] et notre État-providence » ne représentent pas « des coûts, mais des biens précieux ». « Déléguer […] notre capacité à soigner » est selon lui « une folie ». Cependant, quelques jours après, l’État commande un rapport à la Caisse des dépôts et consignations pour définir l’hôpital de l’après-crise. Cette étude, loin de faire les louanges de l’État-providence, voit le secteur privé comme un moyen de résoudre les problèmes des professionnels de la santé. Les partenariats public-privé sont envisagés comme une solution alors qu’ils causent souvent des coûts supplémentaires aux hôpitaux.

L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français.

Le coronavirus risque également d’être utilisé par les pouvoirs politiques et économiques pour tenter de dégrader une fois de plus les conditions de travail. Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF, souhaite par exemple que l’État renfloue les entreprises en difficulté, ce qu’il fait déjà, si ce dernier se retire du capital lorsque les risques sont écartés. L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français. Le patron des patrons estime que c’est  « la création de richesses » qui permettra « d’augmenter l’assiette des impôts et donc les recettes ». Aucune remise en question des baisses des taxes successives sur le grand capital n’est envisagée, alors que ce phénomène a fait s’effondrer les revenus de l’État. Geoffroy Roux de Bézieux considère également qu’il « faudra bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise ».

Emmanuel Macron saura lui donner raison puisque le 22 mars a été voté un projet de loi d’urgence pour lutter contre le COVID-19, habilitant le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pendant la durée de la crise. La journée de travail est maintenant portée à 12 heures, la durée hebdomadaire à 60 heures et le temps de repos est passé à 9 heures consécutives pour les « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». Définition on ne peut plus floue : Muriel Pénicaud a ordonné le 19 mars aux patrons du BTP d’envoyer leurs ouvriers sur les chantiers en les menaçant de les exclure du droit au chômage partiel. Les quelques mesures positives prises par le gouvernement, comme la fin des expulsions aux logements, sont censées s’arrêter fin mai 2020. Les mesures de flexibilisation du code du travail auront quant à elles effet jusqu’au 31 décembre 2020.

À Bruxelles, libre-échange et refus de solidarité

Peut-être nous est-il permis de rêver d’une nouvelle Europe ? Cette dernière pourrait redonner une réelle souveraineté démocratique à ses États membres tout en garantissant à sa population une vie digne et un égal accès aux services publics. Pour cela il est urgent de revoir les traités européens responsables de la mort cérébrale de l’Union Européenne (UE). Il est également important de mettre fin à l’agrandissement de l’Europe dans le seul but de réduire les coûts de travail et de délocaliser les industries. En effet, ces phénomènes causent la paupérisation des populations et provoquent la perte de puissance des États membres au profit d’une minorité d’entreprises. Là encore, l’après-coronavirus risque fort d’être un désastre.

En pleine crise sanitaire, l’Union Européenne a entériné son élargissement vers les Balkans. Le 26 mars 2020, la Commission européenne a ainsi validé l’ouverture de négociations pour intégrer la Macédoine du Nord et l’Albanie au sein de l’UE. La stratégie est bien connue : nouer des liens avec des pays où la main d’œuvre est bon marché pour ensuite pouvoir délocaliser les industries et réduire les coûts du travail. Le même phénomène a été observé après l’accord de libre échange entre l’Ukraine et l’UE en 2017 : cette ouverture a seulement permis à des entreprises d’utiliser cette main d’oeuvre peu chère pour augmenter leurs bénéfices, par le biais de travailleurs détachés notamment. 

Sans un salaire minimum européen, la situation risque de se reproduire avec l’ouverture vers les Balkans. À ce sujet, Pierre Gattaz, président du groupe de lobbying Business Europe, soutient que « la fixation du salaire minimum est une compétence nationale ». Une chose est claire : la crise du coronavirus ne remettra pas en cause les principes néolibéraux régissant l’Union Européenne.

Même stratégie, autre continent : le conseil de l’UE a validé le 30 mars 2020 le futur accord de libre-échange entre l’Europe et le Vietnam. Le texte, plutôt que de veiller au respect des droits humains ou environnementaux protège, par l’intermédiaire des Investor-State-Dispute-Settlement (ISDS ou tribunaux d’arbitrage), les intérêts des investisseurs. Le libre-échangisme et le « Green Deal » promu par la présidente de la Commission Européenne Ursula Von Der Leyen sont par ailleurs totalement incompatibles.

Le coronavirus peut être une chance de faire enfin prendre conscience aux États européens de la nécessité de créer des mécanismes de solidarité entre eux. L’Allemagne et les Pays-Bas ont pourtant refusé l’instauration de « coronabonds », qui pourraient être un premier pas vers une mutualisation des dettes européennes. Cette mesure, outre son évidente solidarité, permettrait à certains États d’emprunter sur les marchés financiers à des taux réduits tout en renforçant la construction d’une Europe plus juste. Il convient de préciser que son utilisation serait limitée de par la faible taille du budget européen. Néanmoins, il est intéressant de noter que l’UE refuse une fois de plus toute mesure solidaire. L’Italie, qui réclamait la mise en place de ces « coronabonds », est contrainte d’utiliser l’aide du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) qui conditionne l’accord de prêts à des contreparties, notamment des politiques austéritaires. Après plusieurs négociations, l’Italie est finalement seulement contrainte d’utiliser l’argent prêté par le MES dans son système de santé.

La Banque Centrale Européenne (BCE) a décidé d’un plan de sauvetage d’environ 750 milliards d’euros pour 2020, en plus des 240 milliards initialement prévus dans le programme de Quantitative Easing (QE) débuté en 2015. Prisonnière des traités européens qui l’encadrent, la BCE inonde les marchés secondaires de liquidités dans l’espoir de stabiliser le prix de la dette des États et de protéger les banques. Cette mesure n’a que peu d’effet sur l’économie réelle. L’institution pourrait pourtant financer directement les États européens, technique plus efficace, et monter au capital des instituts financiers pour leur imposer des réformes profondes. Une telle solution nécessite bien évidemment une BCE sous contrôle démocratique.

La crise du coronavirus est un révélateur : celui de l’incompatibilité entre une solidarité européenne ou la souveraineté monétaire des pays et les traités régissant l’UE. Plutôt que de remettre en question ces derniers, les États européens préfèrent continuer la même danse macabre : prôner le libre-échangisme jusqu’au bout.

Le risque d’une stratégie du choc

En 2007, Naomi Klein a analysé que de nombreux régimes ont utilisé une « thérapie du choc » pour mettre en place des mesures néolibérales. De l’invasion de l’Irak en 2003 à l’ouragan Katrina aux Etats-Unis en 2005, les dirigeants se sont servis de crises pour imposer la doctrine des Chicago Boys. L’autrice de The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism précise que la stratégie du choc est utilisée lorsque des personnes sont trop occupées à assurer leur survie pour protéger leurs propres intérêts. 

Il est évident que les élites mondiales utilisent la situation actuelle pour promouvoir des politiques néolibérales. Elles désignent également les réponses techno-sécuritaires comme la seule solution viable. L’État français préfère ainsi créer une application dont l’utilité est très discutable pour camoufler sa mauvaise gestion de la situation.

La menace du coronavirus qui va encore planer sur nous pendant longtemps risque d’être utilisée pour mettre en place des dispositifs contraires à nos libertés les plus fondamentales. Viktor Orbán a par exemple invoqué la crise du coronavirus pour que le parlement lui accorde, pour une durée indéterminée, des pouvoirs renforcés. Ce dernier profite alors de la situation, notamment pour déposer des textes de loi contre les personnes transgenres.

Il est réellement important de croire à la possibilité de changement ou même de concevoir des utopies. Mais pour que ces dernières ne correspondent pas à leur définition étymologique (« absence de lieu »), il nous faut comprendre que cette crise est une opportunité pour les élites économiques et politiques de promouvoir des décisions en accord avec leurs seuls intérêts. Or, leurs préoccupations ne sont absolument pas en adéquation avec des impératifs de protection de l’environnement et des travailleurs. Il existe une multitude de futurs possibles. Mais si nous voulons des « jours heureux », cela passera inévitablement par la reprise du pouvoir à la caste qui nous l’a confisqué.

« Nous avons besoin de dire que les vies des livreurs valent plus que ça » – Entretien avec Édouard Bernasse, secrétaire général du CLAP

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Édouard Bernasse est secrétaire général du CLAP, le Collectif des livreurs autonomes de Paris. En pleine épidémie de coronavirus, tandis que de nombreux Français sont invités à demeurer chez eux, les livreurs qui travaillent auprès de plateformes continuent leurs courses. Cette situation tant étonnante que scandaleuse illustre la grande précarité de ces livreurs : du statut à l’absence de considération politique, au laisser-faire des plateformes… Entretien pour mettre en lumière celles et ceux qui demeurent exposés.

LVSL – Pouvez-vous au préalable présenter l’origine du Collectif des livreurs autonomes de Paris à nos lecteurs ?

Édouard Bernasse Le CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) est un collectif réuni sous forme d’association (loi 1901) qui a vu le jour début 2017. Sa création est une réponse à la chute de Take Eat Easy (une plateforme de mise en relation comme Deliveroo, Uber Eats), c’est-à-dire une plateforme de foodtech, qui a emporté avec elle l’argent qu’elle devait aux coursiers et au restaurateurs. Les livreurs qui travaillaient avec Take Eat Easy à temps plein ou à temps partiel, n’ont jamais été payés pour les derniers mois travaillés avec cette plateforme.

À l’époque, il existait déjà des groupes de coursiers sur les réseaux sociaux, afin d’échanger sur la vie quotidienne, partager des expériences et sourire un peu aussi. Ainsi quand Take Eat Easy a annoncé sa fermeture de manière soudaine, les coursiers de ces groupes ont très vite compris que la liquidation serait prononcée sans que l’argent qu’il leur était dû ne leur soit versé. Le sentiment de colère a vite pris le dessus dans la communauté des coursiers, accentué par le partage des ex-dirigeants de la plateforme de leurs photos de vacances en Toscane sur Instagram.

Les coursiers sont majoritairement allés vers une autre plateforme qui s’était installée à Paris en 2015 : Deliveroo. Celle-ci a profité de cette manne de coursiers pour augmenter sa capacité de livraison et sa flotte de livreurs. Les livreurs ont donc signé un contrat avec une rémunération à l’heure (7,50€), à laquelle s’ajoutait une rémunération par course pouvant aller jusqu’à 4€.

« Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles, ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. »

Et puis petit à petit, les livreurs, qui étaient déjà sur la défensive avec le traumatisme Take Eat Easy, ont pu s’apercevoir que leur méfiance était justifiée puisque Deliveroo commençait à leur supprimer quelques petits euros à gauche à droite, de manière très sournoise.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet

Par exemple, des minimums garantis qui était promis sur certains soirs ont un peu diminué. C’est ensuite logiquement que sont arrivées les rumeurs concernant les changements de tarification de Deliveroo. Nous avons alors pensé que, plutôt que d’avoir plusieurs groupes d’échanges sur les réseaux sociaux, nous devions passer à l’étape supérieure et créer une structure avec un message fort, des porte-paroles, une identité ; un collectif qui soit un véritable contre-pouvoir aux plateformes, à la fois au niveau médiatique qu’institutionnel.

Il s’agissait de lever le voile sur la réalité des conditions de travail des livreurs de plateformes, qui avaient plutôt bonne presse à cette époque. Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. Sauf qu’on a très vite compris que ce n’était que de la communication, comme souvent avec ces plateformes, qui sont avant tout des boîtes de com’.

Puis, ce qu’on craignait est arrivé : fin 2016, Deliveroo supprime la tarification à l’heure et passe à une tarification à la course. 5,75€ pour tous les nouveaux livreurs. Les anciens, eux, recevaient un avenant pour passer à cette nouvelle tarification. Avenant qu’ils ont bien sûr refusé, car il était moins avantageux, contrairement à ce que la plateforme arguait. En mars 2017, les anciens reçoivent à nouveau cet avenant. Mais cette fois-ci, le choix présenté par Deliveroo était différent : soit ils signaient, soit ils étaient « déconnectés », c’est-à-dire virés. Les masques tombaient. Les primes pluie et les minimums se sont d’ailleurs très vite détériorés, puis ont été supprimés.

C’est ainsi qu’après un rassemblement pour contester ces pratiques, le CLAP est né. L’objectif est de faire exister ces travailleurs pour qu’ils aient leur mot à dire dans les conditions essentielles de leurs contrats, comme ce devrait être naturellement le cas puisqu’ils sont auto-entrepreneurs.

LVSL – À l’heure où chacun est invité à se confiner, quelle est la situation des livreurs concernant leur travail notamment ? Qu’a fait ou n’a pas fait le gouvernement ? Enfin, est-ce que vous avez eu des communications particulières avec les plateformes comme Uber Eats ou Frichti ?

É. B.  Nous n’avons aucunes communications particulières avec les plateformes qui sont de toute façon dans une logique de contournement des travailleurs et de leurs représentants. Pour vous donner un exemple, il y a un mois, le responsable de la communication et des affaires publiques de Deliveroo nous a convié à une réunion pour nous présenter son « forum », une farce d’élection organisée et maîtrisée par la plateforme, et n’est même pas venu à cette réunion. Il a envoyé des collaborateurs qui n’ont bien sûr aucun pouvoir de décision et qui nous ont rabâché pendant une heure que c’était un problème de transparence, de communication et qu’ils avaient « targuetté le feedback ». On a fini par claquer la porte de la réunion.

Quand on voit les mesures d’hygiène qu’a prôné le gouvernement, qui a affirmé s’être concerté avec les les représentants sociaux, déjà, il y a un problème. Les représentants sociaux pour le gouvernement Macron, ce sont les entreprises. Aucun livreur n’a été sollicité pour donner son avis sur une manière de livrer plus hygiénique. Forcément, livreur ou pas, médecin ou pas, une personne raisonnable et responsable vous dira que la meilleure mesure barrière, c’est de fermer les plateformes et d’indemniser les livreurs.

« Il nous faudrait une paire de gant par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks. »

La plupart des restaurants sont fermés, certains continuent à faire de la livraison de repas exclusivement, mais pour nous c’est irresponsable. Irresponsable au regard du nombre de parties prenantes qu’un livreur est amené à fréquenter pour une seule commande : le restaurateur, le cuisinier, les autres coursiers, le client… C’est irresponsable aussi quand on voit tout ce qu’il est obligé de toucher : digicodes, interphones, portes d’entrée, boutons et portes d’ascenseur. Il nous faudrait une paire de gants par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks.

De toute manière, il n’y a plus beaucoup de commandes et de nombreux livreurs ont été obligés de s’arrêter. Soit parce qu’ils ont bien constaté cette baisse ou parce qu’ils craignent pour leur santé. Les mesures hygiéniques mises en place, comme la fameuse livraison sans contact, ne sont pas suffisantes.

Les mesures des plateformes, c’est uniquement de la communication, une position, une image : on se doute bien que lorsque vous livrez une commande ce n’est pas parce que vous respectez une distanciation sociale de deux mètres que vous n’êtes pas porteur du virus.

Les livreurs suent, sont dans la pollution, font des efforts, toussent et évidemment, c’est extrêmement dangereux… Il faudrait être cohérent : on est en guerre ou est-ce qu’on se fait livrer des burgers et des pizzas ? Nous préconisons d’arrêter les plateformes car elles ne sont pas essentielles, les gens disposent d’autorisations pour aller faire les courses. Il faut indemniser les travailleurs des plateformes au même titre qu’on indemnise les salariés qui sont au chômage partiel.

« Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux. »

Les mesures qui ont été annoncées par Bruno Le Maire, notamment celle sur le fond d’aide forfaitaire à 1500 euros, ne sont pas adaptées aux indépendants des plateformes. Les conditions d’éligibilité évincent tous les livreurs qui ont commencé leur activité récemment, car il y a beaucoup de turn-over dans ces boîtes (un indépendant doit prouver qu’il a perdu 50% de son chiffre d’affaire, en comparaison avec le mois de mars 2019), ainsi que ceux qui ne l’exercent pas à titre principal. Lorsqu’on regarde toutes ces conditions, on sait que la majorité des coursiers ne toucheront jamais cette aide. C’est pour cela que les plateformes en profitent pour dire qu’elles instaurent leurs propres aides, palliant ainsi aux mesures du gouvernement, en se réservant le bon rôle. Quand vous êtes atteint du Covid-19, Deliveroo vous indemnise à hauteur de 230€ : c’est dérisoire. C’est aussi cohérent avec la communication visant à se faire passer comme étant les bienfaiteurs et les nouveaux héros du service public français, en livrant les hôpitaux. Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux.

Le constat c’est que nous sommes non seulement des travailleurs récréatifs, mais récréatifs « sacrifiables » car nous ne sommes pas essentiels, contrairement aux pompiers, infirmières et infirmiers, policiers, médecins… Nous livrons des burgers et des sushis et nous avons besoin de dire que nos vies valent plus que ça.

LVSL  Si on se place du côté des plateformes, outre les questions de l’indemnisation, est-ce qu’aujourd’hui vous disposez de masques ? Quand Édouard Philippe ou Olivier Véran parlent de livraison de masques qui vont être distribués à certaines entreprises qui auront elles-mêmes à les répartir, vous faites partie de ce dispositif ?

É. B. – Même si on nous donne des masques, nous restons le petit personnel qui va au contact pour faire plaisir à la clientèle alors que celle-ci reste confinée. Il faut, à un moment donné, être cohérent.

LVSL  La France n’est pas le seul pays où des mesures de confinement ont été prises, savez-vous s’il y a des endroits dans le monde qui font face à l’épidémie et où des plateformes auraient accompagné différemment les livreurs, ou globalement vous observez les mêmes choses ?

É. B. On observe à peu près les mêmes mesures partout dans le monde parce que le principe est le même : les plateformes font appel à des travailleurs indépendants et donc qui se débrouillent par eux-mêmes. C’est l’idée mais c’est totalement hypocrite parce que nous sommes clairement subordonnés, la justice l’a d’ailleurs reconnu.

Je pense que les plateformes ont également peur de devoir distribuer ce genre de choses parce que, justement, on pourrait y voir un lien de subordination et c’est vraiment l’élément qui déclenche les sirènes dans les bureaux des plateformes. C’est pareil partout sauf peut-être, je l’ai lu, dans certaines régions d’Italie, où les plateformes ont été obligées de fermer.

LVSL – Dans un premier temps, peut-on revenir sur le lien qu’il peut y avoir ou non entre les travailleurs des plateformes, notamment les livreurs, et les syndicats traditionnels ? Ces derniers se font-ils le relais de votre situation, avez-vous des échanges avec ces structures ?

É. B. D’abord les gens apprécient le CLAP, car nous sommes un collectif autonome. Quand on voit les différents groupes de discussion des coursiers partout en France, dans lesquels aussi il y a des représentants de la CGT, certains coursiers n’adhèrent pas au discours de la CGT et veulent une structure comme à Paris, qui est autonome.

C’est un choix personnel. Je pense que le CLAP a fait ses preuves et que les livreurs ont pu apprécier nos actions, notre efficacité médiatique et notre gouvernance en dehors des logiques d’apparats syndicalistes. La crise des gilets jaunes démontre bien que les gens ne croient plus vraiment aux syndicats traditionnels et c’est malheureux. Je pense que les livreurs sont également dans cette logique là.

Il reste que nous échangeons tous les jours avec nos collègues qui sont membres de la CGT. Ils ont leur vision et leurs moyens, tandis que nous avons envie de rester autonomes. Nous considérons qu’il incombe au syndicat de s’adapter à sa base. Ce n’est pas la base qui doit s’adapter à la politique que veut mener le syndicat. Et je pense que beaucoup se reconnaissent dans cette logique. C’est très bien qu’il existe aujourd’hui deux fronts. Évidemment, l’entraide et le partage d’informations prédominent avec nos collègues de la CGT.

LVSL  Est-il possible de développer ce point des revendications des syndicats par rapport à vous ? En quoi est-ce que cela ne correspond pas totalement à ce à quoi les livreurs peuvent aspirer ? Quel est ce décalage justement entre les structures classiques et les nouvelles formes de travail ?

É. B. – Les syndicats défendent traditionnellement des salariés et non des indépendants, c’est un premier point. Cela veut dire qu’au niveau statutaire, le syndicat doit changer et aller expliquer dans une confédération qu’elle doit changer de statut pour apporter de l’aide aux livreurs des plateformes, qui en plus sont des travailleurs qui changent tous les six mois donc difficiles à fédérer.

Ce sont des travailleurs qui sont atomisés, qui sont en plus à la fois jeunes et dans une logique de simplicité absolue. Quand on est livreur Deliveroo, on a l’indépendance, ça se fait en deux clics, on travaille avec une plateforme, à la fin de la journée on peut voir combien d’argent on a gagné. Nous n’avons pas le temps de base pour aller voir une union syndicale puisque quand nous ne travaillons pas, nous ne gagnons pas d’argent, donc les livreurs sont dans quelque chose de plus direct et plus autonome, parce qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des autonomes.

Et c’est cette autonomie là qu’ils essaient de gagner, parce que dans les statuts de leurs contrats, ils sont censés être indépendants. Mais ils ont bien compris qu’en fait, ils ne l’étaient pas du tout. Les syndicats, qui sont dans la logique du salariat classique, n’ont forcément que peu d’écho auprès de ces jeunes.

« On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. »

Nous préférons nous organiser nous-mêmes, faire les choses comme on l’entend avec nos éléments de langage, les outils dont nous disposons. On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. De fait, on ne va pas se mêler de politique, même si ça l’est toujours un peu, parce que nous estimons que notre syndicat doit être avant tout et surtout professionnel, alors qu’intégrer un syndicat existant, c’est intégrer des luttes intestines, des luttes politiques, des luttes d’ego.

Nous connaissons très bien notre métier, de même que nos arguments. Pour être efficaces, nous avons besoin des ressources nécessaires à la bonne et pleine exécution de nos objectifs et que les syndicats ne sont pour l’instant pas disposés à nous offrir. C’est pour cela qu’il nous faut nous adapter.

« À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre. »

LVSL – Lorsqu’un livreur va jusqu’aux prud’hommes, son contrat est souvent requalifié par les personnes qui instruisent son cas. Aspirez-vous tous à tendre vers le salariat ?

É. B. Notre travail c’est de relayer la volonté de notre base, donc des livreurs. Et ils ne veulent pas être salariés mais veulent être tout de même respectés et c’est ce respect qui n’existe pas pour l’instant. S’il faut passer par une forme de salariat, mais plus autonome pour avoir la garantie de conditions décentes de travail, tous les livreurs seraient prêts à signer, prêts à faire partie de ce salariat-là, mais pas celui qu’on entend classiquement.

Pourquoi, bien qu’ils veuillent rester indépendants, ils veulent ou sont allés en justice devant les prud’hommes ? Parce qu’il y a un préjudice qui doit être réparé. Un préjudice qui est matériel, on perd de l’argent, mais aussi préjudice moral ; le fait de vous demander tout le temps d’être disponible, notamment les week-ends, je pense aux pics obligatoires chez Deliveroo par exemple, d’être soumis à un agenda très contraignant qui vous empêche de mener à bien votre projet professionnel, familial et autre. Et puis il y a un préjudice politique. À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre.

Il faut bien comprendre qu’à l’origine nous ne sommes pas pro-salariat dans le sens classique du terme. Toutefois, nous avons travaillé avec le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste au Sénat (CRCE), lequel a rendu une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques. Dans cette proposition de loi, on se base sur ce qui existe déjà dans le code du travail, notamment le livre sept, qui est très complet et contient beaucoup de bases sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour construire ce salariat que nous appelons « salariat autonome ».

Il permettrait à un livreur qui est salarié de négocier avec les plateformes de manière régulière, annuellement admettons, ses conditions essentielles de travail avec un prix fixe juste et décent de la course, par l’intermédiaire de représentants que lui et ses pairs auraient élus. D’un côté, cela permet de remettre tout le monde autour de la table des négociations afin d’obtenir des garanties sur les conditions de travail, et de l’autre, de rattacher les travailleurs à la protection sociale.

Les deux faces de l’inaction climatique

Brune Poirson, secrétaire d’État à la transition écologique en séance au Sénat, et Emmanuel Macron lors de son allocution au G7 à Biarritz

Le président Macron annonce le « virage écologique » de son quinquennat. Pourtant les politiques gouvernementales restent dans la lignée de l’inaction climatique de l’État français depuis des années. Une interview récente de la secrétaire d’État à la Transition écologique Brune Poirson dans laquelle elle fustige le « populisme vert » donne l’occasion de décrypter les ressorts de l’impasse dans laquelle se trouvent les politiques écologiques françaises. Structurée par deux figures antagonistes, les annonces magiques et les compromis dérisoires, elle ne pourra être dépassée qu’en promouvant, à la fois, une transition déclinée opérationnellement et un changement de paradigme économique. Retour sur les derniers paradoxes macroniens en matière d’écologie. Par Damien Mehl.


Le président Macron était en février dernier au chevet du Mont Blanc pour mettre en scène son engagement pour le climat. Mais la montagne a, à nouveau, accouché d’une souris : on met la biodiversité à l’honneur, mais il manque plus de 200 millions d’euros de budget à l’Office national qui doit la défendre ; on crée 4 nouveaux parc naturels régionaux, mais les grands projets inutiles continuent de fleurir comme le terminal T4 de Roissy ; on bannit l’avion pour les déplacements professionnels des 2,4 millions d’agents publics, mais on s’oppose à l’amendement visant à interdire certains vols intérieurs quand des alternatives en train existent.

En fait de « virage écologique du quinquennat », on reste malheureusement dans la lignée de la politique conduite jusqu’à présent. À ce titre, les propos tenus le 21 janvier par Brune Poirson dans le Figaro donnent un éclairage pertinent pour décrypter les codes d’une inaction climatique persistante.

Dans cet entretien, la secrétaire d’État à la Transition écologique s’en est prise à ce qu’elle a appelé du « populisme vert […], des responsables politique prêts à faire croire n’importe quoi en suggérant que tout est faisable en un claquement de doigts », prêts à « faire passer le réalisme pour un manque d’ambition ». Ce faisant, elle cherche à écarter les critiques récurrentes qui accueillent chacune des mesures écologiques du gouvernement : « Pas assez vite, pas assez ambitieux, pas assez fort » reprennent en canon oppositions et ONG…. Brune Poirson, dans la même interview, convoque, comme figure repoussoir, l’ancienne ministre socialiste de l’Environnement, Ségolène Royal, accusée de n’avoir pas géré ses dossiers et de n’en être restée qu’à des déclarations velléitaires, là où le gouvernement, lui, passe aux actes. On retrouve à travers ces propos le débat qui structure les politiques écologiques actuelles : le pragmatisme efficace ou l’ambition volontariste, les petits pas contre les grands objectifs.

Pourtant, au-delà de cette polémique, Mesdames Royal et Poirson sont en réalité les deux faces d’une même médaille, celle de l’inaction climatique.

D’un côté, l’annonce magique : il suffirait de viser un objectif ambitieux, si possible à grand renfort de trompettes médiatiques pour apporter des réponses aux défis environnementaux. Ségolène Royal a excellé dans cet exercice. Il suffit de se rappeler ses déclarations tonitruantes pour déployer plus de 1 000km de routes solaires alors même que le premier et seul kilomètre expérimental s’est avéré un fiasco. Ou l’absence totale d’anticipation de la baisse de la part du nucléaire qui a obligé N. Hulot, alors ministre, à en repousser la date. Mais elle n’est pas la seule dans le domaine… On peut citer le Grenelle de l’environnement de 2007 qui annonçait la baisse de 50% de l’usage de pesticides en 10 ans : faute des mesures concrètes quant à notre système agricole, on a constaté au final… une augmentation de +25% sur la période.

On voit actuellement se multiplier les annonces de changements radicaux à des échéances variées : ici une déclaration d’urgence climatique, là un territoire à énergie positive, ailleurs des neutralités carbones prochaines… On peut légitimement craindre que cela relève du même registre de postures incantatoires, tant elles sont rarement adossées à des programmes concrets de transition écologique dont le triptyque opérationnel est trop souvent absent : prévisibilité, irréversibilité, progressivité. Se fixer des objectifs ambitieux à la hauteur du défi environnemental est louable ; c’est inopérant si on ne se pose pas dans le même temps les questions comment et à quel rythme. Il faudrait exiger de tout politicien qui annonce un plan pour les décennies à venir de préciser par quelles mesures proportionnées à l’objectif il/elle commence le lendemain matin.

De l’autre côté, le compromis dérisoire : portée par une croyance libérale, cette autre face de la médaille reflète la conviction que rien ne se fera sans les acteurs économiques et la prise de conscience progressive de leur responsabilité dans la transition. Cela débouche sur des négociations pied à pied, mais dont les parties prenantes restent toutes deux embourbées dans les schémas de pensée productivistes qui sont justement à l’origine de la destruction du vivant et du dérèglement climatique. Et l’on est ainsi sommé de s’enthousiasmer pour la fin des plastiques à usages uniques pour 2040, la fin de la vente, mais pas de leur circulation, des véhicules thermiques pour la même date ou encore la fin du glyphosate pour une échéance… qui recule au même rythme que le temps passe.

C’est qu’au fond, ces compromis tellement éloignés des enjeux réels auxquels nous sommes confrontés sont extorqués à des opérateurs économiques qui n’en veulent tout simplement pas et qui luttent pour que rien ne bouge. Exagéré ? Qu’on en juge : P. Pouyanné, patron de Total, l’une des 20 entreprises contribuant le plus au changement climatique a ainsi déclaré le 14 janvier dernier que « les actionnaires… ce qu’ils veulent surtout [assurer], c’est la durabilité de nos dividendes » ; une note interne de BusinessEurope (le MEDEF européen) du 13 septembre 2018 explique la stratégie de communication pour s’opposer à toute hausse des ambitions climatiques de l’UE ; depuis l’accord de Paris, les cinq plus grosses entreprises pétrolières et gazières cotées en Bourse ont dépensé plus d’un milliard de dollars de lobbying pour retarder voire bloquer les politiques de lutte contre le changement climatique ; les géants de l’agrochimie manœuvrent pour faire annuler des lois limitant la production de produits dangereux pour la biodiversité et la santé ; 77% des entreprises de l’alimentaire se sont vues demander des baisses de tarifs lors des dernières négociations commerciales avec les mastodontes de la distribution ; l’industrie automobile déploie des fraudes massives pour contourner la réglementation anti-pollution des véhicules, etc.

On ne fera pas une transition écologique à la hauteur des enjeux en la négociant avec ces acteurs économiques-là, mais au contraire en leur ôtant tout pouvoir de nuisance : investissements publics démocratiquement décidés, isolation massive des logements, déploiement d’un système énergétique déconcentré basé sur les renouvelables, invention d’un nouveau modèle de mobilité libéré de la voiture, soutien inconditionnel à la conversion agroécologique de notre système alimentaire, fin des subventions aux énergies fossiles, arrêt de l’élevage industriel et de ses importations cause de déforestation… Autant d’actions concrètes indispensables qui vont directement à l’encontre des intérêts des grandes entreprises issus du modèle thermo-industriel : elles ont trop à y perdre pour en être des partenaires sincères.

Faute de transition écologique planifiée et de changement de paradigme économique, le gouvernement se condamne ainsi à l’inaction climatique, nourrissant un décalage grandissant entre les objectifs annoncés et la réalité des actions effectivement mises en œuvre. Le président Macron et son gouvernement, acculés dans leurs propres contradictions, s’en trouvent obligés, pour ne pas perdre la face, d’énoncer des « alternative facts » qu’on croyait réservés à l’administration Trump : on fanfaronne sur fond de Mer de glace sur le « combat du siècle », mais, en même temps, on recule devant la bataille à engager en retardant les objectifs de notre stratégie bas carbone. Cette distance entre les paroles et les actes vient raviver la méfiance grandissante envers les élites, déjà alimentée par l’accroissement des inégalités et la décrépitude du processus démocratique.

Lorsque de nombreux citoyens manifestent dans les rues en exhortant à « changer le système, pas le climat », quand des ONG attaquent l’État français en justice pour inaction climatique, ils ne réclament rien d’autre que de mettre fin aux annonces magiques et aux compromis dérisoires, de mettre enfin en cohérence les politiques avec les enjeux scientifiquement avérés. Mme Poirson, dans son interview au Figaro, accusait les populistes verts « [d’] utiliser l’écologie comme excuse pour casser le système actuel ». C’est parce que le gouvernement s’évertue à promouvoir une économie qui détruit la nature et le vivant que les collectifs et les citoyens engagés pour le climat veulent faire l’inverse : reconstruire un système solide car cohérent, celui-là, avec les écosystèmes.

Retraites : quand Macron enterre Croizat une seconde fois

Capture d'écran de l'enterrement de Croizat
L’enterrement d’Ambroise Croizat, le 19 février 1951, Ciné Archives (Capture d’écran, modifiée)

Le 11 février 1951, mourait Ambroise Croizat, l’anti-Macron par excellence. Le seul ministre du Travail à avoir été ouvrier voulait faire en sorte que « la retraite ne soit plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie ». Il s’éteignait à cinquante ans, d’épuisement, après avoir joué un rôle clé dans l’édification du modèle social français, tant jalousé à l’étranger, tant décrié par nos élites politiques et économiques. Car le projet de réforme des retraites porté jusqu’à l’absurde par le gouvernement vise précisément à en finir une fois pour toutes avec le système de protection sociale et de solidarité nationale que Croizat, avec d’autres, nous a légué, face à la pression du secteur des assurances privées et des fonds de pension, qui comptent bien là prendre leur revanche pour de bon. 


Ambroise Croizat, un « père de la Sécu » et des retraites longtemps ignoré

C’est en effet à Ambroise Croizat que revient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de déposer les projets de lois sur la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs et de les défendre publiquement devant l’Assemblée, les groupes d’intérêts opposés et la presse.

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connaissait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière. En 1906, son père, Antoine Croizat, organisa l’une des premières grèves pour revendiquer une protection sociale, à travers une caisse de secours qui garantirait une couverture en cas d’accident ou de maladie. Après avoir été licencié à la suite de ces grèves, sa famille part pour Ugine, puis Lyon, où Croizat devient ouvrier dès l’âge de treize ans, et entre aussitôt à la CGT.

En 1917, il s’inscrit aux Jeunesses socialistes puis adhère à la SFIO l’année suivante. Rejoignant le Parti communiste dès sa création en 1920, il anime les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise. Dirigeant des Jeunesses communistes, il est ensuite nommé secrétaire de la Fédération unitaire des travailleurs de la métallurgie. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de la CGT unifiée. Surtout, la même année, il est élu député de Paris, mandat au cours duquel il sera rapporteur de la loi sur les conventions collectives à la Chambre.

Croizat métro
Plaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans °Flickr remiforall

Arrêté en octobre 1939, avec ses collègues communistes, à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique, Ambroise Croizat est déchu de son mandat de député et condamné à cinq ans de prison, puis transféré au bagne d’Alger. Libéré le 5 février 1943, il est aussitôt nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire à Alger.

Par la suite, il siège à partir de novembre 1943 à l’Assemblée consultative provisoire, au titre de la CGT, et préside la Commission du Travail et des Affaires sociales, où ont lieu les discussions sur la législation sociale à mettre en place à la Libération, dans laquelle la Sécurité sociale s’inscrit pleinement.

Lors de son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, il déclare : “Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie.”

Cette implication précoce d’Ambroise Croizat dans le projet de Sécurité sociale est en tout cas confirmée par Georges Buisson, dans un discours à l’Assemblée consultative le 31 juillet 1945, lors duquel il présente son rapport : « Dès avant ce dépôt [d’une demande d’avis sur le projet du gouvernement], notre commission, sur la demande de son président [Ambroise Croizat], s’était saisie de cette importante question et avait consacré deux séances à un examen préalable. »

Par la suite, il est élu membre des deux Assemblées constituantes, ainsi qu’à l’Assemblée nationale de 1946 à sa mort. Mais son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale est à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail le 21 novembre 1945.

https://www.youtube.com/watch?v=waa256M0i5A

Son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, le 3 décembre 1945, témoigne de la priorité que constituent pour lui la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. »

À la tête de ce ministère, il dépose pas moins de quarante-cinq projets de loi. Il y joue également un rôle majeur dans l’implantation des caisses sur l’ensemble du territoire à travers la mise en place de 138 caisses primaires d’assurances maladie ainsi que les 113 caisses d’allocations familiales, entre novembre 1945 et juillet 1946. Pour ce faire, il s’appuie sur les travailleurs et les militants de la CGT avec lesquels il semble garder un contact permanent. Aussi s’adresse-t-il à eux le 12 mai 1946 : « Rien ne pourra se faire sans vous. La sécurité sociale n’est pas une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains … »

Le 7 avril 1946 déjà, Croizat proposait à l’Assemblée nationale l’extension de l’allocation aux vieux travailleurs salariés à tous les Français. Le nom de Croizat est ainsi associé à la fois à la construction de l’édifice législatif de la Sécurité sociale, à sa dimension affective pour les militants, et à l’implantation territoriale de ces caisses. En somme, à la concrétisation du plan rédigé par Pierre Laroque, afin qu’il ne demeure pas une simple orientation théorique, classée sans suite.

Croizat, Laroque, les deux faces d’une même pièce ?

Cette complémentarité de la conception technocratique de Pierre Laroque et de l’action politique d’Ambroise Croizat est apparue comme la garantie de la mise en œuvre d’un plan de Sécurité sociale à la hauteur de l’espérance d’une population fragilisée par la guerre, édifice qu’ils ont donné en héritage à l’ensemble des Français. Un tel édifice aurait été difficilement envisageable, sans d’une part, la rigueur et le savoir-faire juridique de Pierre Laroque et, de l’autre, le dévouement et la force de mobilisation d’Ambroise Croizat.

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

S’ils en ont en quelque sorte ouvert la voie, c’était bel et bien dans la perspective qu’elle devienne collective, à travers la gestion par les intéressés eux-mêmes, au cœur d’un « ordre social nouveau ». La meilleure façon de rendre hommage à l’un et à l’autre reste probablement de rappeler ce qui les unissait : une vision de la société fondée sur la sécurité sociale, entendue comme droit social de l’homme, et comme dette sacrée de la Nation. Une ambition alors partagée par des millions de Français, et mise en œuvre par autant d’anonymes, tous acteurs à leur échelle de cette page majeure d’une histoire populaire de la France.

Témoignant de cette entente, en 1947, Pierre Laroque reconnaissait lui-même le rôle décisif que joua Ambroise Croizat dans la mise en place de la Sécurité sociale. Il notait ainsi : « En quelques mois et malgré les oppositions, a été bâtie cette énorme structure […] Il faut dire l’appui irremplaçable d’Ambroise Croizat. C’est son entière confiance manifestée aux hommes de terrain qui est à l’origine d’un succès aussi rapide. »

De la « loi Croizat » à la fin du programme du CNR, une mise en œuvre mouvementée

À la tête du ministère, Ambroise Croizat tente par exemple de contourner l’interdiction de valorisation salariale en doublant les allocations familiales, puis en augmentant de 50 % la rémunération des heures supplémentaires. Il supprime également l’abattement de 10 % sur les salaires féminins, ce qui, en plus de réaliser l’égalité salariale entre les sexes, permet une hausse de cotisations pour la Sécurité sociale, ce qui devrait créer un cercle vertueux en faveur du régime général.

Huma Croizat
Extrait de l’Humanité du 3 mai 1946, vantant la “loi Croizat”. ° Gallica

C’est dans une ambiance particulièrement conflictuelle qu’Ambroise Croizat prononce l’un de ses principaux discours, devant l’Assemblée, le 8 août 1946. Il y qualifie la législation adoptée de « compromis, mais un compromis très positif, réalisé sous la pression populaire », témoignant ainsi à la fois des avancées que cet ensemble de lois représente pour la population, réalisées grâce à son soutien, et en même temps des limites qui y ont été imposées par les différentes oppositions au régime général.

Les débuts de la Guerre froide jouent un rôle décisif dans cette conflictualisation des relations entre les forces du tripartisme, ce qui ne manque pas de menacer la bonne application du plan de Sécurité sociale. Cette situation aboutit en 1947-1948 à la scission entre la CGT et FO, portant atteinte au front syndical qui avait permis la réussite de la mise en place des caisses de Sécurité sociale.

Cette rupture se traduit également, au même moment, par la fin de la participation des ministres communistes au gouvernement, et avec eux d’Ambroise Croizat. En ce sens, l’historienne Claire Andrieu relève que « le commencement de la guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. Le programme du CNR perd son milieu nourricier et entre dans la légende. »

Le lendemain de son éviction du ministère du Travail, Ambroise Croizat, dans un meeting à Saint-Denis, indique : « Ma présence au ministère ne m’a jamais fait oublier mon origine et mon appartenance à la CGT. Je ne mériterais pas votre confiance si, par malheur, je m’étais laissé aller, au cours de mon activité gouvernementale, à oublier vos souffrances et vos intérêts. Ces derniers se confondent trop avec ceux de la nation pour qu’un ministre communiste puisse les oublier. […] La lutte continue pour l’indépendance nationale et l’instauration d’un bien-être pour tous … »

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Ambroise Croizat et ses camarades, renvoyés sur les bancs de l’Assemblée, semblent demeurer quelque peu impuissants dans les évolutions portant sur la Sécurité sociale et les retraites. L’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale continue à déposer pas moins de quatorze projets de loi en tant que député, de son exclusion du gouvernement Ramadier le 5 mai 1947 à sa mort, mais ces propositions ont désormais avant tout valeur de témoignage.

Elles s’inscrivent dans la stratégie de lutte pour la défense de l’œuvre dont il a été l’un des acteurs majeurs. Quelques mois avant sa mort, il lègue ainsi en quelque sorte cette lutte pour héritage, lors de son dernier discours à l’Assemblée, le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »  Cette citation, l’une des plus reprises par la littérature militante évoquant Croizat, sonne comme une mise en garde pour l’avenir de la Sécurité sociale, source d’inquiétudes pour son ancien ministre de tutelle, dont la santé décline.

La disparition du “Ministre des Travailleurs”

Son décès, le 11 février 1951, est marqué par de nombreux hommages, rendus dans l’ensemble de la classe politique. Le plus représentatif est certainement celui d’Édouard Herriot, alors président de l’Assemblée, qui prononce le 13 février un éloge funèbre au début de la séance, devant les députés debout pour honorer la mémoire de leur ancien collègue.

« C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. »

Édouard Herriot salue ainsi cet homme, qui « tenait un langage de ministre, remarquable chez un homme qui n’a été formé que par les cours du soir. […] On comprend que les travailleurs se montrent à ce point émus par la disparition de celui qui leur fut si étroitement dévoué. Ministre du travail, il leur disait un jour : “J’entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la nation.” Reconnaissons qu’il est demeuré fidèle à ce programme. »

Outre les hommages provenant de la classe politique, qui reconnaît unanimement le dévouement de Croizat, son enterrement « à la Victor Hugo », qui réunit près d’un million de personnes selon Michel Etiévent, démontre la reconnaissance du peuple ouvrier pour celui qu’il nomme le « Ministre des Travailleurs ».

Le lyrisme du journaliste de L’Humanité Jean-Pierre Chabrol, présent le 17 février 1951 à l’enterrement d’Ambroise Croizat, permet de saisir l’importance de cette cérémonie pour les militants communistes et cégétistes : « C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. Mineurs du Nord ou d’Alès, en bleu, lampe au côté, métallos de Citroën ou de Renault, élus barrés d’écharpes, la France entière s’était, ici, donné rendez-vous. »

En témoigne aussi Fernand Crey, ouvrier chimiste de Savoie, qui a fait le déplacement à Paris : « Il y avait un monde fou. Le Père-Lachaise était plein et la foule arrivait de partout. C’était la première des grandes figures du Parti communiste qui disparaissait après la Libération. Il laissait un héritage social considérable. On lui devait tout : la Sécu, les retraites, les conventions collectives, la prime prénatale, le statut des mineurs et des électriciens et gaziers, les comités d’entreprise, la Médecine du travail … Tout ce qui te rend digne et te débarrasse des angoisses du lendemain. »

Les images filmées du cortège d’Ambroise Croizat sont à ce titre saisissantes, dévoilant en effet une foule immense, preuve de la popularité du responsable, portant des portraits du défunt, des gerbes offertes par les délégations ouvrières, des drapeaux en berne, et une tribune d’où lui rendent hommage les principaux dirigeants du mouvement ouvrier alors présents.

Auteur d’un article sur la « liturgie funèbre des communistes », Jean-Pierre Bernard propose une analyse intéressante du devoir de mémoire communiste, révélant un usage politique, mais aussi une dimension quasi métaphysique, à travers une forme de sacralisation laïque de ses héros disparus, dont le dévouement pour la classe ouvrière inspire à la fois humilité et admiration.

« L’image de la mort prématurée imputable à l’activisme militant revient régulièrement » selon lui, avant de citer l’exemple d’Ambroise Croizat, s’appuyant sur un article qui lui rend hommage dans L’Humanité, le lendemain de sa mort : « Après une grave intervention chirurgicale parfaitement réussie, la convalescence suivait son cours et l’impression du corps médical était que la guérison devait venir normalement. Brusquement, une hémorragie intestinale s’est produite, compliquée d’une crise d’urémie, qui a entraîné une mort rapide. Cette complication a été d’autant plus grave que l’organisme d’Ambroise Croizat était déjà miné par les privations et le surmenage de sa vie militante ».

Croizat est ainsi présenté comme mort d’épuisement afin de réaliser la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, symbole de sa générosité et de son dévouement héroïque, voire sacrificiel, à la classe ouvrière. Sa mort comporte donc une dimension communautaire, à l’origine d’une mémoire collective de cette étape importante du mouvement ouvrier, à travers l’exemple qu’il constitue pour les militants.

Malgré l’importance de ces obsèques et de la volonté d’inscrire l’œuvre d’Ambroise Croizat dans la mémoire collective de la classe ouvrière, les décennies suivant cette disparition ont été marquées par une activité mémorielle relativement modeste. La place que l’histoire de la Sécurité sociale, dont les premiers travaux sortent dès les années 1950, lui accorde, semble pourtant secondaire par rapport à celle qu’y occupe Pierre Laroque, qui poursuit pendant les décennies suivantes son activité de haut-fonctionnaire en charge des questions liées à la protection sociale, de telle sorte que son ancien ministre de tutelle semble tomber peu à peu dans l’oubli.

L’intérêt primordial que porte cette histoire aux questions administratives et financières, versant assumé essentiellement par Laroque, est ainsi à l’origine d’une mémoire institutionnelle de la Sécurité sociale autour de sa figure, qui contraste donc fortement avec la mémoire populaire d’Ambroise Croizat, qui va progressivement se réduire à des cercles militants. Une paternité que le général de Gaulle revendique à cette période lui aussi, à travers la mise en récit autobiographique qu’il propose de la Libération, dans laquelle il incarne presque à lui seul les orientations de la Résistance et du CNR, à l’origine de la Sécurité sociale.

Entre Blackrock et Croizat, Macron a fait son choix

La suite de l’histoire de la Sécurité sociale et des retraites est quant à elle marquée par une série de réformes qui ont eu pour effet de les vider peu à peu de leur substance. Elles ont ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, ou de « garantir les retraites », mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Il suffit de lire Denis Kessler pour comprendre que c’est l’ensemble de l’édifice social bâti dans le sillage du CNR qui est en danger. Éditorialiste à Challenges, ancien vice-président du MEDEF, directeur général de la compagnie d’assurances privées AXA et président de la Fédération française des sociétés d’assurances, il apparaît comme le porte-parole des détracteurs du système de protection sociale « à la française ». Il se donnait ainsi en 2007 la mission d’influencer la politique du gouvernement, en déclarant : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. […] Il est grand temps de le réformer. […] La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »

Ces propos, qui visaient à disqualifier la modernité de la Sécurité sociale en reprenant un argumentaire déjà employé par le CNPF en 1948, louaient la nouvelle génération de dirigeants, incarnée selon lui par Nicolas Sarkozy, et sûrement plus encore, dix ans plus tard, par Emmanuel Macron, génération qui n’a pas peur de « désavouer les pères fondateurs ».

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR.

“L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.”

Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron lui-même avait annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

Ce programme, qui rappelle l’argumentaire mis en place par Denis Kessler pour en finir avec les mesures du CNR, fait en même temps écho à la conception de la Sécurité sociale que de Gaulle exprimait en 1963, à savoir un système fondé sur la responsabilisation des individus, considérés comme des agents économiques mineurs, devant apprendre à assurer leur existence par leur initiative personnelle. On notera également le caractère décomplexé de cette remise en cause du modèle social français, qui renvoie à la volonté de moderniser un modèle devenu obsolète et inadapté aux défis de demain.

La portée polémique de cette question semble même recherchée, afin d’établir une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour les tenants du nouveau monde, que ce modèle appartient au passé.

C’est précisément cet agenda que le président de la République a appliqué depuis son arrivée au pouvoir : finir le travail de sape engagé par ses prédécesseurs, afin d’en finir avec le modèle social que Croizat, avec d’autres, avait mis en place pour « en finir avec la souffrance et l’angoisse du lendemain. »

À ce titre, le « nouveau monde » d’Emmanuel Macron et le système de retraites par capitalisation qu’il s’obstine à imposer aux Français sonnent bel et bien comme un bond en arrière, un recul jusque-là inédit. Convoquer la mémoire de Croizat, et celle des centaines de milliers – du million ? – de personnes qui descendirent dans les rues de Paris lui rendre un dernier hommage, lors de son enterrement, c’est rappeler l’héritage révolutionnaire inestimable qu’il nous a légué, et lutter contre la condamnation à l’oubli qui guette l’une des institutions les plus populaires auprès des Français.

À (re)lire également : Les gilets jaunes responsables du “Trou de la sécu” : analyse d’une manipulation médiatique

Michel Étiévent, Ambroise Croizat ou l’invention sociale, 1999.

À (re)voir : La Sociale, film de Gilles Perret, 2016.