Le numérique, arme de marchandisation de l’humanité

© Maxim Hopman

D’abord cantonnée à la sphère professionnelle, la numérisation a fini par s’étendre à toutes les facettes de l’existence humaine, y compris les plus intimes. Un processus qui ouvre sans cesse de nouveaux marchés pour une poignée d’entreprises, tend à uniformiser nos comportements et à transformer l’être humain en support publicitaire, à l’image des influenceurs. Derrière l’illusion de gratuité et de liberté, le numérique exploite notre attention et nous transforme en simples produits sur un marché global, niant notre intériorité. C’est du moins ce que défend Baptiste Detombe, dans sa critique anticapitaliste du numérique L’homme démantelé. Comment le numérique consume nos existences. Extraits.

La marchandisation du monde tendait à arriver à bout de souffle. Les animaux étaient réduits au rang d’objets dans des élevages industrialisés, les poissons élevés en barrique avec le développement de la pisciculture, les journaux, eux, s’occupaient de faire de l’information une marchandise. L’économie mondiale, en cette fin de XXe siècle, nécessitait de nouvelles sources de profits et de rentabilité, et pour ce faire une seule solution : ouvrir de nouveaux marchés et générer des débouchés. Le numérique s’est fait poule aux œufs d’or et a ainsi délivré la croissance capitaliste d’une agonie certaine. Le désir a pu être sur-stimulé par le développement des réseaux sociaux puis de la publicité ciblée, le non-quantifiable a pu être mesuré (l’attractivité sociale, la beauté physique, le temps d’attention) afin d’être mieux commercialisé, l’homme ordinaire a pu se transformer en marchandise ambulante et devenir influenceur de son prochain. Le fétichisme de l’écran n’a plus qu’une seule finalité : transformer l’homme en produit standardisé et lui faire oublier sa propre aliénation.

La vérité sur notre génération, c’est que nous avons été les victimes d’une OPA. Autrement dit, le marché a vu dans nos cerveaux plastiques la possibilité d’engranger des profits encore jamais atteints. Une nouvelle ressource avait été découverte à l’insu du monde. Le problème, c’est qu’il n’est pas question d’exploiter un filon, un champ ou des bras, mais bien notre attention. Notre mémoire, notre imaginaire, notre temps, tout cela devenait la cible d’une nouvelle industrie : l’industrie numérique. Les entreprises étaient prêtes à payer cher pour accéder à ces cervelles prépubères. Elles savaient que le désir est infini à l’enfant qui n’a pas conscience des limites, et que les parents sont sensibles aux appels de leur progéniture. Et il faut bien le comprendre, nous, jeunes, sommes ou étions un « super marché », un super marché car nous disposions d’un temps incalculable. Nous n’étions pas astreints à la monotonie du métro-boulot-dodo et exemptés de la plupart des tâches ménagères. C’est alors pleinement disposés que nous pouvions utiliser notre attention à engraisser les GAFAM. Et notre ressource attentionnelle était d’autant plus précieuse que nos désirs et habitudes n’étaient pas encore ancrés. Les suggestions des pubs, des proto-influenceurs pouvaient alors encore changer nos modes de vie et de consommation. Il faut le comprendre, pour tout capitaliste, nous étions des poules aux œufs d’or. Mais le poulailler en a pris un coup.

La jeunesse ne le sait pas, mais elle est la principale victime du numérique. Si les géants d’internet se jettent sur elle, c’est parce qu’elle dispose de ce temps en abondance. N’étant pas enserrée dans les griffes du salariat, elle peut allègrement participer à la société de consommation en donnant son attention et ses données. Notre temps est ainsi l’une des premières (mais aussi des dernières dans cette proportion) ressources du capitalisme. L’attention correspond à ce que l’économie de marché n’arrivait pas encore à quantifier et à marchander, la révolution numérique aura eu le mérite de nous transformer intégralement en objet de consommation. Pourtant, c’est bien l’esprit qui est ici victime de la capture : « attention » vient du latin « ad tensio » qui signifie « tension de l’esprit vers quelque chose ». Aujourd’hui, l’esprit est encore en nous, mais il s’abstient de faire l’effort de tendre vers quoi que ce soit. Il butte sur la surface lisse de l’écran et n’a plus aucune rugosité sur laquelle s’accrocher et croître. L’attention ainsi ne nous appartient plus. Elle est vampirisée par l’industrie numérique. Nous la déléguons contre des sommes onéreuses, qui nous servent en réalité à financer notre consommation de contenu virtuel.

Jusqu’à présent, l’homme avait résisté à ce devenir de marchandise : il était difficile de quantifier son aura sociale, ses opinions politiques, sa capacité à générer de la sympathie et à influencer ses pairs. Il semble que cela appartienne désormais au passé.

Jusqu’à présent, l’homme avait résisté, malgré lui, à ce devenir de marchandise : il était difficile de quantifier son aura sociale, ses opinions politiques, sa capacité à générer de la sympathie et à influencer ses pairs. Il semble que désormais l’affaire appartienne au passé. La quantification de l’existence permise par le numérique est totale. Du nombre de pas effectué en une journée en passant par sa popularité, sans oublier sa beauté physique, aucun aspect de la vie humaine n’échappe au merveilleux devenir de marchandise objectivable ! Plus rien désormais ne peut arrêter le développement du marché, l’extension ad nauseam de ce qu’il englobe. Tout doit pouvoir générer du profit, offrir de nouvelles mannes financières. L’homme est alors un nouveau produit de consommation, et une batterie de nouveaux acteurs en témoignent : des coachs en développement personnel que nous avons vus venant faire grimper notre valeur sociale et marchande, en passant par les influenceurs qui orientent nos désirs de consommation. Pour devenir un produit d’appel attractif, pour gagner en cotation sur le marché de la désirabilité sociale, une seule solution : standardiser l’homme. L’homologuer afin de le diffuser sur tous les marchés : l’homme démantelé est aussi un produit de l’uniformisation. Nos relations sociales se trouvent alors aseptisées pour mieux correspondre aux critères d’attractivité de l’époque : le crédit s’achète au prix de la profondeur d’être.

Les réseaux sociaux sont bien de grands marchés. Des immenses marchés de sociabilité et de rayonnement social. Ils sont parfaitement décloisonnés et mettent ainsi fin aux limitations géographiques. Chaque individu est accessible sur l’ensemble des plateformes, ce qui lui confère une visibilité pouvant être exponentielle. Cette absence de limites, c’est la porte ouverte à des individus au « pouvoir de marché » considérable, dont l’influence est peu commensurable. Les valeurs de référence elles aussi sont uniformisées : le nombre d’abonnés ou d’amis sont des indicateurs fiables de notre valorisation sur ce nouveau marché social.  Il appartient alors à chacun de savoir se démarquer sans trop dépasser les frontières de l’acceptable. Certains ainsi constatent leur succès, d’autres, face à cette transparence du marché numérique, ont le privilège de constater leur solitude, leur faible valeur aux yeux de leurs pairs.

L’homme est ainsi continuellement quantifié, jugé à l’aune de son attractivité. Il intègre dans sa psyché le marché. De la qualité de « sujet » nous ne devenons que des « objets » dont la valeur n’est que fonction du nombre de regards se posant sur nous. « Je » n’est pas cette expression de la magnifique dignité humaine, mais un bien de consommation à la disposition d’autrui. C’est tout l’idéal des Lumières d’un individu à la dignité inestimable qui s’effondre. Loin de l’idéal kantien de l’homme auquel on ne saurait apposer un prix, nous nous trouvons dans le lieu du quantifiable, de l’estimable. Or, rien n’est plus valeureux que le sans-prix, rien n’est plus estimable que ce qui ne s’estime pas. La quantification monétaire nivelle l’homme, le ramène aux sphères du marché. Nous vivons dans l’ignorance de notre réduction au rang d’objet de consommation et d’outil de production par l’empire industriel du numérique. Constamment anxieux face à l’évolution du chiffrage de notre popularité, nous faisons la difficile expérience de l’homme-marchandise.

Les derniers versants de l’homme encore protégés de la marchandisation du monde tombent. La donnée produite lors de nos déplacements géolocalisés, nos préférences affichés sur les réseaux par un like posé afin d’orienter le ciblage publicitaire, notre temps d’attention monnayé, la sexualité encore plus largement soumise au marché… L’industrie du numérique a eu cette malice que de rendre possible des extensions pharamineuses des profits tout en laissant l’impression au consommateur moyen que ses actions étaient gratuites, sans incidences. Nous vivons dans une naïveté confondante qui nous laisse croire que le virtuel est la liberté et la gratuité, alors qu’il est le temple transformé en marché. 

Or, le problème du marché, c’est qu’il institue une éternelle relativité des choses : tout n’a de valeur qu’au regard de la qualité de l’offre et de la quantité de demande générée. Rien n’a donc plus de valeur en soi. Tout est conditionnel. L’homme ne repose plus alors sur aucune valeur intrinsèque. La fragilité de l’individu contemporain repose dans cette instabilité permanente imposée par l’idée marchande. Notre conscience individuelle de nous-mêmes est alors friable. Nous savons que nous existons, mais nous déplorons la relativité de la valeur de nos existences. Nous n’avons, à vrai dire, plus le choix. Toute réalité doit être garantie. Il faut pour cela qu’elle soit adossée à des institutions qui peuvent affirmer que ce que nous vivons est réel et indubitable. Cette institution, aujourd’hui, c’est le marché. Nous sommes suspendus à ses lèvres. Il nous permet d’évaluer la pertinence d’une idée, la qualité d’un livre, l’attractivité d’une personnalité, l’originalité d’une œuvre d’art. Il est notre référentiel, notre focale, ainsi que le marqueur de notre insignifiance.

L’industrie du numérique a eu cette malice que de rendre possible des extensions pharamineuses des profits tout en laissant l’impression au consommateur moyen que ses actions étaient gratuites, sans incidences.

Ainsi, pour plaire à ce marché, une seule solution : la standardisation. Nous devons nous conformer aux critères d’attractivité de l’époque. Si cela a toujours été, notre temps est marqué par l’exacerbation de cette pression. Nous avons désormais besoin de nous rassurer face à la fragilité de notre valeur sociale. Plus encore, il nous faut rendre désirable l’homme public que nous sommes, mais aussi notre intimité, tout doit pouvoir être visible et attractif. Alors, si je veux réussir sur YouTube, il me faudra privilégier les contenus courts, à forte teneur en divertissement afin de maximiser leur accessibilité, avec un montage rapide et un faible contenu réflexif de sorte à ne pas perdre l’attention du consommateur. De même, si je veux que mon profil fonctionne sur Instagram, il importe que je sois prêt à publiciser à un rythme régulier des pans toujours plus importants de mon existence, à surjouer une certaine comédie qui attire les regards et suscite des émotions, à faire preuve d’une grande expressivité pour générer l’empathie, etc.

L’homme a accès à ces standards qui ne l’englobent plus seulement dans une sphère dite professionnelle, mais bien dans l’entièreté de son être, de son existence. C’est son mode d’existence social qui est ici conditionné par le numérique. En bout de course nous assistons à « la standardisation du semblable – un monde où l’opacité de l’autre serait finalement balayée[1]. » En somme, nous nous ennuyons des autres, nous les savons prévisibles, et ils le sont d’autant plus que nous n’attendons d’eux ni plus ni moins que cette prévisibilité. Cette exigence de standardisation amène à la simplification des hommes. Une simplicité confondante qui laisse une certaine amertume à ceux qui cherchent encore une certaine profondeur dans les rapports humains. En bout de course, se trouve la consécration de la « vacuité » humaine, qui est l’aboutissement de toute civilisation technicienne ne cherchant que des hommes malléables.

Les réseaux sociaux en publicisant l’existence ont fait de chacun de nous des publicités ambulantes, soit pour notre propre entreprise individuelle que nous incarnons malgré nous, soit pour les biens de consommation qui nous environnent ou le mode de vie qui est le nôtre. Pour être vendu tout produit doit répondre à une certaine homologation. Cette homologation permet de rassurer le consommateur, il ne dérive pas ainsi en terres inconnues. Plus nous sommes homologués, autrement dit, standardisés, et moins l’incertitude sur le contenu montré est grande. En cela, elle rassure et fait gagner du temps, au détriment de la disparité et de la singularité des diversités humaines inscrites dans les schèmes culturels. Tout marché impose donc une marchandise standardisé. Et l’homme, s’il est considéré comme telle, n’y échappe pas. Cette tendance donne ainsi crédit à Jacques Ellul qui considère que « Le grand mot des techniques de l’homme, c’est : adaptation[2]. » Il nous appartient alors de constamment nous adapter afin de rester désirable sur le grand marché numérique dont l’émergence est encore récente. Cette désirabilité est la condition de notre succès mais aussi la seule voie possible afin d’éviter une frustration génératrice de déprime.

Face à la déliquescence des lieux de convivialité, l’amour a été rapidement pris d’assaut par le marché. Les maisons matrimoniales ont été remplacées par les applications de rencontre, et avec elles les bars, discothèques et bals populaires sont devenus secondaires. Les mécanismes de marché inscrits dans ces applications sont apparus comme des solutions au regard des difficultés croissantes à faire des rencontres, du caractère plus instable des unions et de la recherche d’une plus grande compatibilité[3].

Autre exemple d’affadissement des rapports humains par le marché numérique : le covoiturage. Alors que pendant longtemps cette pratique relevait de l’économie collaborative, du partage, amenant à ne concevoir les frais que pour indemniser les coûts de l’essence et des péages, ceci a été transformé par l’essor des applications numériques. Blablacar est venu monopoliser le marché, augmenter progressivement les frais des commissions. La plus grande publicité faite au covoiturage a amené alors de nouveaux profils, qui y voient plus une manne financière qu’un moment de partage en société. Progressivement, ce qui était spontané, franc et joyeux, est devenu aseptisé, fade et prévisible. Nous n’étions plus là pour nous découvrir, faire connaissance le temps d’un trajet, mais seulement pour soutenir financièrement le conducteur. Les passagers ont alors été libres de rester sur leurs écrans ou de dormir tout le long du voyage. L’interaction s’est mortifiée face au règne du marché. Les avis sur l’application ont ainsi participé à uniformiser les comportements, afin de les normaliser et ainsi de rassurer. Toute la curiosité d’un moment de partage s’est envolée à mesure que la prévisibilité et la standardisation exigées par le marché numérique se sont instaurées.

Désormais il est même possible de rendre profitable le seul fait de se séparer du monde qui nous entoure, de nous éloigner de nos proches. Si le temps d’attention a toujours été monnayé, il peut l’être aujourd’hui explicitement. « TikTok Lite » propose ainsi de rémunérer les individus à regarder des vidéos. Il n’y a pas de vente de soi-même plus explicite, il n’y a pas de plus grands mépris faits à la vie, que de donner son temps pour alimenter une passivité stérile. Notre attention, notre mémoire, notre imaginaire : tout se trouve corrompu, que le numérique agisse explicitement comme ici, ou insidieusement comme à son habitude. Mais pour la première fois des voix s’élèvent, craignant que les enfants ne soient en première ligne face à cette marchandisation assumée. Il semblerait que la superficie compte plus que la profondeur. La marchandisation de notre temps d’attention a toujours été, et il est bien hypocrite de s’en inquiéter le jour où une plateforme ne s’en cache plus. Un peu de courage aurait néanmoins permis de comprendre que le phénomène n’est pas nouveau et qu’il n’est pas plus grave aujourd’hui qu’il est su.

Le rôle du marché numérique est de trouver des solutions aux problèmes que nous rencontrons. Face à la solitude relationnelle existe l’opportunité d’émergence d’une nouvelle application.

Mais le rôle du marché numérique est bien de trouver des solutions aux problèmes que nous rencontrons. Face à la solitude relationnelle, face à un nouveau problème, existe l’opportunité d’émergence d’une nouvelle application. L’application « Timeleft » s’est ainsi donnée pour mission d’organiser des dîners entre inconnus pour les célibataires débarqués à Paris. Face à l’anomie créée par d’immenses métropoles techniciennes la solution toute trouvée a donc été de créer une plateforme de rencontres. La technique crée ainsi les solutions aux problèmes qu’elle engendre.  Elle crée de la sorte des marchés infinis sans jamais cesser d’alimenter un capitalisme toujours à bout de souffle. La misère (sociale, humaine, amoureuse…) permet ainsi de faire croître de nouveaux marchés, à condition que les consommateurs aient le pouvoir d’achat suffisant…

Dans ce capitalisme numérique, l’influenceur est une figure centrale. Cette vedette mécanique est censée, par la sympathie qu’elle génère, inciter ses abonnés à l’imitation. Pour imiter une personne qu’on ne connaît point rien de plus simple : il faut singer son apparence, son mode de vie, qu’importe si cela ne nous convient pas. Ils servent alors de diffuseurs de modes, de tendances. Leurs larges communautés, si elles ne se conforment pas à l’instant aux modèles véhiculés, ne tardent pas à observer une modification de leur perception. Certains objets qui ne les intéressaient pas deviennent désirés, d’autres qui suscitaient déjà une certaine attraction se transforment en besoins. Les placements de produits sont à ce titre centraux, ils permettent d’expliciter l’objectif de ces stars de la consommation. Mais ils sont aussi trompeurs : ils laissent suggérer un objectif de vente unique et bien délimité, alors que dans les faits, c’est tout le lifestyle, le mode de vie, de la vedette qui stimule le marché.

L’avènement de ces stars numériques n’est autre qu’une excroissance logique de la modernité qui après avoir fait tomber toutes les sources de vénération (le roi, Dieu…) cherche partout où elle le peut à se raccrocher à la première idole venue. Le vide créé par un environnement relativiste implique, en effet, de sacraliser quelques pans de nos vies, quelques personnes de renom, afin de donner un peu d’aspérité à une existence qui serait, autrement, trop plate pour être vécue. Le philosophe Fabrice Hadjadj avait ainsi anticipé ce biais de notre temps : « l’un des traits propres à la modernité est autant son iconoclasme que sa propension à fabriquer des icônes, sinon des idoles[4]. » Le « sacré » lui-même est ainsi victime d’un processus de consommation, les idoles, influenceurs, sont adorées puis vouées aux gémonies en un temps record, elles sont ainsi éternellement renouvelées, éternellement recyclées. Les esprits sont occupés à adorer des veaux d’or pour mieux pouvoir les faire s’effondrer.

L’enjeu n’est plus tant de tendre vers un absolu, de s’adosser à des croyances structurantes, mais bien plutôt d’occuper un temps morne. Leur influence est d’autant plus forte que tous les référentiels se sont, un à un, effondrés, ne laissant à l’individu contemporain qu’un néant auquel s’accrocher. La perspective de faire partie d’un groupe, d’une communauté, si stérile soit-il est alors une opportunité rêvée. Suivre un influenceur c’est l’assurance de ne plus être seul et de pouvoir interagir avec d’autres fans, de vivre par procuration une aventure, ce sont des ersatz face à une solitude contemporaine chronique. Tout devient monétisable, et chaque influenceur se fait l’égérie de son secteur d’activité : un influenceur se proclame référent de l’industrie du sport, un autre de l’industrie crypto-financière. Un autre préfèrera se spécialiser dans les produits de beauté voire dans le matériel artistique. Toute l’économie, même dans ses niches les plus microscopiques, est ainsi en partie soumise au rôle central d’influenceurs, même l’entomologie (l’étude des insectes !) dispose désormais de ses référents en la matière. Il peut tant s’agir d’une paire de bottines que de lunettes de soleil, ou bien d’une décoration d’intérieure et de jeux de société ou d’alcool à pratiquer en couple. Absolument tous les marchés ont choisi dans le monde numérique leurs égéries pour pénétrer les désirs de chacun.

Il se pourrait pourtant bien que cette même civilisation occidentale ait préparé sa propre perte. Autrement dit, l’Occident a rendu possible le sabotage de son idéal. Nous portions en germe la fin d’un humanisme qui avait pourtant été moteur pendant des siècles. Comment en sommes-nous arrivés là ? D’abord en consacrant la suprématie de l’intérêt particulier et de la propriété privée. Ces institutions libérales, essentielles à toute économie de marché, ont formé un environnement protecteur et souple pour le développement de la technique. Les brevets pour protéger les inventions ont fait florès, l’idée que l’enrichissement était une vertu s’est épanouie. La primeur de la liberté individuelle a inhibé l’intervention de l’État. L’innovation a ainsi pu germer, l’idée d’autonomie humaine a pu s’épanouir. Nous n’avions pas anticipé que de cette technique rendue profitable par le marché ferait flancher les fondements de la civilisation occidentale. Nous n’avions pas vu que le numérique serait instrumentalisé par des multinationales pour leurs profits, contre notre idéal. L’humanisme s’en trouve ébranlé, abîmé. Nous avions alors oublié que l’exigence de l’homme n’était envisageable que dans un contexte favorable, dans lequel l’individu n’était pas aliéné à un smartphone décidant de sa propre vie.

L’exigence humaniste de l’Occident et la valeur donnée à l’individu ont malheureusement lié les mains de sociétés entières face à l’industrie numérique. Le mantra selon lequel la liberté des uns s’arrête là où celle des autres commence devait mettre à arme égale la dignité des citoyens et les intérêts lucratifs des géants du numérique. Le poids donné à la liberté des individus s’appliquant aussi au commerce et aux logiques du marché, aucun État ne pouvait envisager des restrictions, sans sombrer dans de fameux travers totalitaires. Empêcher le règne du marché permis par le virtuel ne pouvait être autre chose qu’un crime contre la liberté humaine. C’est ainsi que l’Occident tout entier s’est livré aux appétits financiers, a délaissé ses ouailles pour servir une liberté qui détruisait toutes les autres. Heureuses ces firmes qui monopolisent les plus grands experts pour détruire la cognition de générations entières ! Pourquoi leur en vouloir ? Elles ne font que se saisir de notre candeur et de notre naïveté. Nous les laissons ainsi ravager notre liberté, notre singularité, notre pensée et notre terreau culturel… afin de rester conforme à ce qui fait le suc de notre culture : la liberté. 

Le rapport gouvernemental d’avril 2024 intitulé « Enfants et écrans, à la recherche du temps perdu », incarne ce paradoxe ancré dans notre culture. Il résume en quelques mots l’impasse libérale d’un modèle occidental impotent face à l’industrie numérique. Il associe alors toute contrainte législative à un retour au totalitarisme en assimilant les restrictions collectives à la mise en place de « policiers devant chaque maison ». Manque de courage politique, perte d’ambition de l’action publique, tout cela est certainement vrai. Mais nous avons surtout une foi aveugle dans la liberté laissée à chacun de régir sa vie. Foi qui serait envisageable si tout notre environnement n’était pas fait pour nous faire sombrer dans l’addiction facile et destructrice. Il revient alors aux « parents » de « se saisir de ces recommandations ». La liberté prime, le marché gagne, les générations, elles, y passent. Nous ne pouvons, en effet, nous en remettre exclusivement aux parents. La question ici est systémique et économique, faire reposer cet enjeu de santé publique sur les seules épaules individuelles est une erreur terrible condamnant au sentiment d’impuissance.

Quel terrible paradoxe finalement que celui de ces nations victimes de leurs propres enfants. Nous choyons la liberté et ne voyons pas grandir en son sein une industrie numérique qui nous promet l’asservissement. Nous avions érigé le marché en outil de puissance et d’expansion, mais refusons de le contrôler maintenant qu’il a pris son indépendance, s’est émancipé. Nous nous trouvons alors face à un géant, le numérique allié au marché, qui n’a plus de limites et peut – sans autre aval que sa propre volonté – envahir l’imaginaire et la psyché de populations entières. L’industrie numérique gagne la bataille en se servant des armes de l’Occident. Notre naïveté nous a coûté et continuera d’être l’objet d’une dette dont les générations futures auront à s’acquitter. Peut-être aurions-nous dû, pour protéger l’homme, arrêter le marché. Non pas le supprimer, mais lui imposer un périmètre, des limites. Lui annoncer qu’il peut s’étendre dans la mesure où il ne menace pas des équilibres civilisationnel et anthropologique. Le renoncement aux contraintes collectives semble être aujourd’hui le cheval de Troie par lequel toute une civilisation se trouve prise en otage. Triste tragédie que celle de l’érection de l’homme dans toute sa noblesse dont on refuse le droit d’exister.

L’Occident est ainsi le serpent qui se mord la queue. C’est bien parce qu’il en porte en lui l’idéal de singularisation humaine, qu’il ne se sent pas capable d’interdire, de limiter les forces du marché. La liberté individuelle doit pouvoir tout justifier, et donc ne pas s’arrêter, même quand l’industrie numérique ravage l’idéal d’un humanisme en pleine désertion. Alors, se libérer du poison numérique, dans un Occident acquis à la cause de la liberté individuelle, risque encore d’être long. Pour reprendre Benjamin Constant, ce qui compte pour nous Modernes, c’est la jouissance privée. Tout ce qui pourra être fait pour la limiter est criminel. Même si cette jouissance est utilisée pour nous asservir et empêcher la réalisation de l’homme.

L’urgence n’est autre que de dompter le numérique, de faire de l’État le « maître et possesseur » du monde virtuel. Son expansion ne doit plus revenir aux lois du marché mais bien aux décisions des peuples. L’objectif est simple : repolitiser le numérique. Il faut admettre qu’il n’est pas une donnée technique qui nous dépasse. Nous n’avons pas nécessairement à nous soumettre à sa course. Il nous revient désormais de lui donner son rythme. La technique crée un monde sans limite, il revient au pouvoir démocratique de la redéfinir. Son invasion des moindres interstices encore épargnés de nos vies doit cesser. Et le plus ironique dans tout cela, c’est que nous n’aurons pas d’autres choix que de dire « stop » au numérique.

Notes :

[1] Pierre Legendre, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, France, Les Quarante Piliers, 2023, p. 26.
[2] Ibid, p. 316.
[3] Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, 2013.
[4] Fabrice Hadjadj, Puisque tout est en voie de destruction, Paris, Points, 2014, p. 65.

CONFÉRENCE – ÉLECTRICITÉ : DÉBRANCHER LE MARCHÉ (ANNE DEBRÉGEAS & GWENAËL PLAGNE)

Après deux ans de forte hausse des prix de l’électricité (+40 % pour les particuliers, doublement en moyenne pour les entreprises et les administrations), la France et l’Union européenne sont en train de réformer le marché de cette source d’énergie indispensable. Au-delà des factures, c’est aussi le financement des investissements nécessaires pour le parc de production et l’avenir d’EDF qui sont en jeu. Or, la réforme en cours est bien moins rassurante que ce qu’annonce le gouvernement. Les prix continueront à fluctuer en fonction de la spéculation et le risque d’une plainte pour “concurrence déloyale” devant la Commission européenne n’est pas exclu. Par ailleurs, les menaces sur EDF restent nombreuses : projets risqués à l’étranger dont les coûts s’envolent, absence de souveraineté sur les turbines Arabelle rachetées à General Electric, concurrence des acteurs privés dans les énergies renouvelables… Alors que le gouvernement s’obstine à vouloir transformer ce bien public en un marché, syndicalistes et politiques se battent pour un vrai monopole public de l’énergie et des tarifs corrects pour tous les usagers. Une loi votée le 29 février à l’Assemblée nationale est un premier pas en ce sens. Après cette première victoire, comment transformer l’essai ?

Pour comprendre ces enjeux, Le Vent Se Lève recevait le 11 mars dernier à la Bourse du Travail de Paris deux syndicalistes spécialistes de ces questions : Anne Debrégeas, syndicaliste SUD Energie et économiste spécialiste du marché de l’électricité et Gwenaël Plagne, syndicaliste FNME-CGT et secrétaire du CSE-C d’EDF. La conférence était animée par William Bouchardon, directeur de la rubrique économie.

Réforme des prix de l’électricité : tout changer pour ne rien changer

Nucléaire LVSL Le Vent Se Lève
© Édition LHB pour LVSL

« Nous avons réussi à trouver un équilibre vital entre la compétitivité de notre industrie, la stabilité pour les ménages et le développement d’EDF ». A la mi-novembre 2023, après deux ans de crise sur le marché de l’électricité, Bruno Le Maire était fier d’annoncer un accord entre l’Etat et EDF. A l’entendre, tous les problèmes constatés ces dernières années ont été résolus. Le tout en restant pourtant dans le cadre de marché imposé par l’Union européenne. En somme, la France aurait réussi l’impossible : garantir des prix stables tout en permettant une concurrence… qui implique une fluctuation des prix. 

Alors que la crise énergétique n’est toujours pas vraiment derrière nous et que les investissements pour la maintenance et le renouvellement des centrales électriques dans les années à venir sont considérables, cet accord mérite une attention particulière. Devant la technicité du sujet, la plupart des médias ont pourtant renoncé à se plonger dans les détails de la réforme et se sont contentés de reprendre les déclarations officielles. Cet accord comporte pourtant de grandes zones d’ombre, qui invitent à relativiser les propos optimistes du ministre de l’Économie. Alors qu’en est-il vraiment ?

Une réforme qui n’a que trop tardé

D’abord, il faut rappeler à quel point une réforme des prix de l’électricité était urgente. Depuis l’ouverture à la concurrence du secteur imposée par l’Union Européenne (UE) à la fin des années 90, le système est devenu de plus en plus complexe, EDF s’est retrouvée de plus en plus fragilisée et les prix pour les consommateurs ont explosé, contrairement aux promesses des apôtres du marché. En transformant l’électricité d’un bien public au tarif garanti en un bien de marché échangé sur les places boursières, son prix a été largement corrélé à celui du gaz, correspondant au coût marginal de production, c’est-à-dire au coût pour produire un MWh supplémentaire. Une absurdité alors que nos électrons proviennent largement du nucléaire et des renouvelables, notamment l’hydroélectricité.

Complexification du système électrique français depuis la libéralisation européenne. © Elucid

Dès la fin 2021, l’envolée des prix du gaz entraîne de fortes hausses des prix de marché de l’électricité, qui se répercutent ensuite sur les consommateurs. Pour la plupart des entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du tarif réglementé, l’augmentation a été brutale : +21% en 2022 et +84% en 2023 en moyenne selon l’INSEE., soit un doublement des factures en à peine deux ans ! Et cette moyenne cache de fortes disparités : les exemples d’entreprises ou communes ayant vu leur facture tripler ou quadrupler, voire multipliée par 10, sont légion. Les conséquences de telles hausses sont catastrophiques : faillites, délocalisations, gel des investissements, dégradation des services publics, hausse de l’inflation… Pour les particuliers, la hausse a été moins brutale, mais tout de même historique : après +4% en 2022, le tarif réglementé a connu une hausse de 15% en février 2023 et une autre de 10% en août. Soit presque +30% en deux ans, avant une nouvelle hausse de 10% prévue pour cette année.

Face aux effets dévastateurs de cette envolée des prix, l’Etat a bricolé un « bouclier tarifaire»  pour les particuliers et divers amortisseurs et aides ciblées pour les collectivités et les entreprises. Un empilement de dispositifs considéré comme une « usine à gaz » par un rapport sénatorial et qui aura coûté 50 milliards d’euros entre 2021 et 2023 rien que pour l’électricité. L’Etat français a ainsi préféré payer une part des factures lui-même pour acheter la paix sociale plutôt que de taxer les superprofits des spéculateurs ou de reprendre le contrôle sur l’énergie. Privatisation des profits et socialisation des pertes.

Le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

De manière absurde, alors que les prix étaient au plus haut, EDF a enregistré des pertes historiques en 2022 (18 milliards d’euros). Une situation qui s’explique par des erreurs stratégiques et une faible disponibilité du parc nucléaire, qui l’a obligée à racheter à ses concurrents les volumes vendus dans le cadre de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (ARENH). Concession de la France aux fanatiques européens de la concurrence, ce système force EDF à vendre 120 TWh par an, soit environ un tiers de sa production nucléaire, à ses concurrents à un prix trop faible de 42€/MWh. Si la situation de l’énergéticien s’est depuis améliorée, le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

Un « tarif cible » encore très flou

Après un tel échec du marché et alors que le mécanisme de l’ARENH doit prendre fin au 1er janvier 2026, une réforme devenait indispensable. Suite à des mois de négociations, un accord a finalement été trouvé entre l’Etat et EDF pour la période 2026-2040 pour « garantir un niveau de prix autour de 70€ le MWh pour l’électricité nucléaire » selon Bruno Le Maire. Si certains ont jugé la hausse trop forte par rapport aux 42€/MWh de l’ARENH, il convient de relativiser. D’une part, l’ARENH ne concernait qu’une part de la production nucléaire, le reste étant vendu bien plus cher. D’autre part, le tarif de l’ARENH était devenu trop faible par rapport aux coûts de production du nucléaire, estimés autour de 60€/MWh dans les années à venir, et aux besoins d’investissement d’EDF. Une hausse conséquente était donc inéluctable.

Le nouveau tarif paraît donc élevé, mais pas délirant. Mais voilà : ces 70€/MWh ne sont en fait pas un tarif garanti mais un « tarif cible » que se fixe le gouvernement, « en moyenne sur 15 ans et sur l’ensemble des consommateurs ». Cette cible repose sur des prévisions d’évolution des prix de marché absolument impossibles à valider et sur un mécanisme de taxation progressive des prix de vente d’EDF aux fournisseurs, qui démarre à 78 €/MWh. A partir de ce seuil, les gains supplémentaires seront taxés à 50%, puis à 90% au-delà de 110€/MWh. Rien qui permette de garantir un prix de 70 €/MWh aux fournisseurs… et encore moins aux consommateurs puisque la marge des fournisseurs n’est pas encadrée. Si l’Etat promet que les recettes de ces taxes seront ensuite reversées aux consommateurs, le mécanisme envisagé n’est pas encore connu. S’agira-t-il d’un crédit d’impôt ? D’une remise sur les factures suivantes ? Sans doute les cabinets de conseil se penchent-ils déjà sur la question pour concevoir un nouveau système bureaucratique.

Ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes.

En attendant, une chose est sûre : les factures vont continuer à osciller fortement, pénalisant fortement les ménages, les entreprises et les communes, à l’image de la situation actuelle. On est donc loin de la « stabilité » vantée par le gouvernement. Enfin, ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes : si les tarifs français sont plus attractifs que ceux d’autres pays européens – par exemple, ceux d’une Allemagne désormais largement dépendante du gaz américain particulièrement cher – rien ne garantit que ceux-ci ne portent pas plainte auprès de l’UE pour distorsion de concurrence. Quelle nouvelle concession la France fera-t-elle alors aux gourous du marché ?

En revanche, le fait que les fournisseurs et producteurs privés continuent à engranger des superprofits sur le dos des usagers ne semble gêner personne. Imaginons par exemple une nouvelle période de flambée des prix durant laquelle TotalEnergies, Eni, Engie ou d’autres vendent de l’électricité à 100 ou 150€/MWh : si les consommateurs ne percevront pas la différence – le mécanisme de taxation prévoyant une redistribution indépendamment de leur fournisseur – les profits supplémentaires n’iront pas dans les mêmes poches suivant qui les réalisent. Chez EDF, d’éventuels dividendes iront directement dans les caisses de l’Etat, désormais actionnaire à 100%. Chez ses concurrents, ces profits sur un bien public enrichiront des investisseurs privés.

EDF, gagnant de la réforme ?

Pour l’opérateur historique, la réforme ouvre donc une nouvelle ère incertaine. Certes, en apparence, EDF semble plutôt sortir gagnante des négociations. Son PDG Luc Rémont n’a d’ailleurs pas hésité à menacer de démissionner s’il n’obtenait pas un tarif cible suffisant. Une fermeté qui doit moins à son attachement au service public qu’à sa volonté de gouverner EDF comme une multinationale privée, en vendant l’électricité à des prix plus hauts. Or, EDF doit faire face à des défis immenses dans les prochaines décennies : il faut non seulement assurer le prolongement du parc existant, notamment le « grand carénage » des centrales nucléaires vieillissantes, mais également investir pour répondre à une demande amenée à augmenter fortement avec l’électrification de nouveaux usages (procédés industriels et véhicules notamment). Le tout en essayant de rembourser une dette de 65 milliards d’euros, directement causée par les décisions désastreuses prises depuis 20 ans et en essayant de se développer à l’international.

A première vue, le tarif cible de 70€/MWh devrait permettre de remplir ces différents objectifs. D’après la Commission de Régulation de l’Énergie, le coût de production du nucléaire sur la période 2026-2030 devrait être de 60,7€/MWh. La dizaine d’euros supplémentaires ponctionnés sur chaque MWh devrait servir à financer la « politique d’investissement d’EDF, notamment dans le nouveau nucléaire français et à l’export », indique le gouvernement. Selon les calculs d’Alternatives Economiques, cette différence par rapport aux coûts de production permettrait de financer un réacteur EPR tous les deux ans. Que l’on soit pour ou contre la relance du programme nucléaire, cet apport financier supplémentaire pour EDF reste une bonne nouvelle, les énergies renouvelables nécessitant elles aussi de gros investissements.

Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ?

Cependant, l’usage exact de ces milliards par EDF reste entouré d’un grand flou. L’entreprise est en effet le bras armé de la France pour exporter son nucléaire dans le reste du monde. Or, les coûts des centrales atomiques construites à l’étranger ont eu tendance à exploser. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où EDF construit la centrale d’Hinkley Point C. Un projet dont le coût est passé de 18 milliards de livres au début de sa construction en 2016 à presque 33 milliards de livres aujourd’hui. Des surcoûts que le partenaire chinois d’EDF sur ce projet, China General Nuclear Power Group (CGN), refuse d’assumer. EDF risque donc de devoir assumer seule cette facture extrêmement salée, ainsi que celle de la future centrale de Sizewell C, également en « partenariat » avec CGN. Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ? Si rien n’est encore décidé, le risque existe bel et bien.

La France osera-t-elle s’opposer à l’Union Européenne ?

Enfin, EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne. Étant donné la position ultra-dominante de l’opérateur national, les technocrates bruxellois cherchent depuis longtemps des moyens d’affaiblir ses parts de marché. Le nucléaire intéresse peu le secteur privé : il pose de trop grands enjeux de sécurité et est trop peu rentable. Les concurrents d’EDF espèrent donc surtout mettre la main sur le reste des activités du groupe, c’est-à-dire les énergies renouvelables et les barrages hydroélectriques, amortis depuis longtemps et qui garantissent une rente confortable. Si un pays européen venait à se plaindre de la concurrence « déloyale » d’EDF, la Commission européenne pourrait alors ressortir des cartons le « projet Hercule », qui prévoit le démembrement de l’entreprise et la vente de ses activités non-nucléaires. Bien qu’ils disent le contraire, les macronistes ne semblent pas avoir renoncé à ce scénario. En témoignent la réorganisation actuelle du groupe EDF, qui ressemble fortement aux plans prévus par Hercule, et leur opposition intense à la proposition de loi du député Philippe Brun (PS) qui vise, entre autres, à garantir l’incessibilité des actifs d’EDF.

EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne.

Etant donné la docilité habituelle de Paris face aux injonctions européennes, le retour de ce « projet Hercule » est donc une possibilité réelle. La France pourrait pourtant faire d’autres choix et désobéir à Bruxelles pour pouvoir appliquer sa propre politique énergétique. L’exemple de l’Espagne et du Portugal montre que des alternatives existent : en dérogeant temporairement aux règles européennes pour plafonner le prix du gaz utilisé pour la production électrique, les deux pays ibériques ont divisé par deux les factures des consommateurs bénéficiant de tarifs réglementés. Quand le Parti Communiste Français et la France Insoumise, inspirés par le travail du syndicat Sud Energie, ont proposé que la France revienne à une gestion publique de l’électricité, les macronistes ont agité la peur d’un « Frexit énergétique », estimant que la sortie de la concurrence reviendrait à cesser tout échange énergétique avec les pays voisins. Un mensonge qui témoigne soit de leur mauvaise foi, soit de leur méconnaissance complète du sujet, les échanges d’électricité ne nécessitant ni la privatisation des centrales, ni la mise en concurrence d’EDF avec des fournisseurs nuisibles.

Si cette réforme s’apparente donc à un vaste bricolage pour faire perdurer l’hérésie du marché, l’insistance sur la « stabilité » des prix dans le discours de Bruno Le Maire s’apparente à une reconnaissance implicite du fait que le marché n’est pas la solution. Les consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des collectivités et organismes publics, souhaitent tous de la visibilité sur leurs factures pour ne pas tomber dans le rouge. De l’autre côté, les investissements menés sur le système électrique, tant pour la production que pour le réseau, ne sont amortis que sur le temps long. Ainsi, tout le monde a intérêt à des tarifs réglementés, fixés sur le long terme. Un objectif qui ne peut être atteint que par un retour à un monopole public et une forte planification. Exactement l’inverse du chaos et de la voracité des marchés.

Note : L’auteur remercie la syndicaliste Anne Debrégeas (Sud Energie) pour ses retours précis et ses analyses sur la réforme en cours.

Au Royaume-Uni, l’arnaque de la privatisation de l’eau

Une station d’épuration vue du ciel. © Patrick Federi

En 1989, Margaret Thatcher privatise la gestion de l’eau au Royaume-Uni. Depuis, les compagnies des eaux du royaume se sont considérablement endettées, tout en versant d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Les usagers, dont les factures explosent, et l’environnement, avec des rejets d’eaux usées dans les cours d’eau, en font les frais. Plus que jamais, il est urgent que le gouvernement renationalise le secteur et mette fin à ces excès. Par Prem Sikka, originellement publié par notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

L’obsession néolibérale de la privatisation des industries et des services essentiels hante le Royaume-Uni. La forte inflation – 8% en juin sur un an – et la misère qui touche des millions de personnes sont directement liées aux profits réalisés dans les secteurs du gaz, du pétrole, des chemins de fer ou de la poste. Mais un autre secteur clé est moins évoqué : celui de la gestion de l’eau. La rapacité des entreprises qui domine ce marché est telle que Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement d’Angleterre, est désormais au bord du gouffre.

Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989,  lorsque le gouvernement Thatcher a vendu les sociétés de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour seulement 6,1 milliards de livres sterling. Mais étant donné qu’il n’existe qu’un seul réseau de distribution et d’égouts, la concurrence est impossible et les clients se retrouvent piégés.Le secteur a adopté le modèle classique de sociétés de capital-investissement : ses prix sont élevés, les investissements faibles et les montages financiers permettent d’obtenir des rendements élevés. Au lieu de demander aux actionnaires d’investir à long terme par le biais de leurs fonds propres, ce modèle a recours à l’endettement car le paiement des intérêts bénéficie d’un allègement fiscal, ce qui constitue, de fait, une subvention publique. Cela permet de réduire le coût du capital et d’augmenter les rendements pour les actionnaires, mais a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ces entreprises aux hausses de taux d’intérêt.

Investissements minimaux, profits maximaux

Depuis 1989, en décomptant les effets de l’inflation, les redevances d’eau ont augmenté de 40 %. Les entreprises du secteur ont une rentabilité exceptionnelle : leur marge bénéficiaire est de 38 %, un pourcentage très élevé pour une activité sans concurrence, à faible risque et dont la matière première tombe littéralement du ciel.

Dans le même temps, quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause des fuites liées au mauvais état des infrastructures. En effet, bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants depuis la privatisation, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Si les compagnies des eaux sont tenues de fournir de l’eau propre, elles ont en revanche augmenté la pollution de cette ressource vitale en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Ces tuyauteries en mauvais état et ces rejets sauvages nécessitent des investissements considérables pour être corrigés. Selon un rapport de la Chambre des Lords, le secteur a besoin de 240 à 260 milliards de livres de nouveaux investissements d’ici à 2050, bien plus que les 56 milliards de livres suggérés par le gouvernement. Mais les entreprises en question rechignent à investir, préférant profiter de leur rente pour extraire le maximum de liquidités. Depuis la privatisation, ce sont 72 milliards de livres de dividendes qui ont été versés aux actionnaires. 15 autres milliards devraient s’y ajouter d’ici à 2030. Des chiffres à mettre en regard des dettes accumulées par ces entreprises, qui s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre payée par les clients, 38 centimes vont aux profits. Sur ces 38 centimes, 20 vont au service de la dette, 15 aux dividendes et 3 à d’autres postes comme les impôts. Si l’investissement et l’efficacité ont été autant négligés, c’est que les entreprises du secteur ont considéré qu’elles pourraient toujours emprunter à faible coût. Pour couvrir le coût de ces emprunts, les factures des ménages ont bondi. 

Bien sûr, il aurait pu en être autrement si l’Autorité de régulation des services d’eau, Ofwat, avait imposé des pratiques plus prudentes. Mais comme souvent, le régulateur obéit en réalité aux intérêts qu’il est censé contrôler : environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres supérieurs qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont comme directeur de la stratégie ou comme responsable de la réglementation d’anciens fonctionnaires de l’Ofwat.Les signaux d’alarme au sujet des montages financiers au sein des entreprises de distribution d’eau n’ont pourtant pas manqué. En 2018, l’Ofwat a ainsi suggéré de fixer un plafond au ratio d’endettement à 60 % de la valeur des actifs de ces entreprises, selon des modes de calculs complexes. Mais cette timide volonté de limiter les risques s’est heurtée à un mur : les entreprises en question s’y sont opposées.

Thames Water noyée par ses dettes

Mais ces années de gabegie et d’indulgence des régulateurs ont fini par éclater au grand jour avec la crise de Thames Water. Plus grande entreprise de l’eau outre-Manche, opérant notamment dans le secteur de Londres, Thames Water perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée quatre-vingt-douze fois pour des manquements et s’est vue infliger une amende de 163 millions de livres. Pourtant, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé au cours des trois dernières années.

Depuis sa privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes à ses actionnaires, qui sont aujourd’hui principalement des fonds souverains chinois et émiratis. En parallèle, ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres, soit presque autant que la valeur totale de tous ses actifs d’exploitation, dont la valeur est estimée à 17,9 milliards de livres. Le ratio d’endettement de l’entreprise avoisine donc les 80 %, bien plus que les 60% recommandés par l’Ofwat. 

La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Comme d’autres compagnies des eaux, elle a emprunté à des taux indexés, ce qui signifie que les intérêts de la dette suivent les évolutions du taux directeur, un pari très risqué. Pendant des années, les audits menés par le cabinet PricewaterhouseCoopers affirmaient pourtant régulièrement que l’entreprise était en bonne santé, alors qu’il était évident qu’elle manquait de résilience financière. Tandis que les auditeurs restaient silencieux, la City de Londres, satisfaite des taux de rentabilité, n’est guère préoccupée de la situation et l’Ofwat n’a presque rien fait. Une passivité qui s’explique aisément : Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames Water, est une ancienne directrice de l’Ofwat et que son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.

La supercherie a fini par éclater lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt depuis environ un an : Thames Water s’est vite retrouvée dans l’impossibilité de réaliser les investissements minimaux requis et d’assurer le service de sa dette. La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Mettre fin au scandale

Face aux rejets massifs d’eaux polluées et à l’échec complet de la privatisation, les usagers réclament très majoritairement la renationalisation de l’eau. Mais aura-t-elle lieu ? Le parti conservateur, actuellement au pouvoir, est peu enclin à mener ce chantier, tant il est acquis aux intérêts des grands groupes. Le chef de l’opposition travailliste, Keir Starmer, en tête dans les sondages, avait certes promis durant sa campagne en 2020 de nationaliser le secteur. Mais, comme d’innombrables d’autres promesses conçues pour plaire à la base militante bâtie par Jeremy Corbyn, cet engagement a été renié. Selon des échanges mails ayant fuité dans la presse, les dirigeants du Parti travailliste et les compagnies des eaux se sont concertés en secret pour créer des « sociétés à but social » qui resteraient privées mais accorderaient une plus grande place aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.

Vaste fumisterie, ce statut d’entreprise ne signifie rien de concret. L’article 172 de la loi britannique sur les sociétés de 2006 impose en effet déjà aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « communauté et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les résultats sont sous nos yeux… Le concept flou de « but social » ne permettra donc pas de freiner les pratiques prédatrices.

Pour remettre en état le réseau et purger les montagnes de dettes, les vrais coupables doivent être désignés : l’influence toxique des actionnaires et de la course aux rendements financiers. Le seul moyen d’empêcher que ces facteurs continuent à détruire ces entreprises est de revenir à une propriété publique et d’impliquer davantage les usagers. Or, ces entreprises peuvent être rachetées pour une bouchée de pain. Si les normes de protection de l’environnement et des usagers étaient rigoureusement appliquées, les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien. En cas de défaillance, les créanciers n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait alors racheter les actifs à bas prix. Le coût de ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale avec l’incitation qu’en plus du paiements d’intérêts, les détenteurs d’obligations obtiendront des réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les usagers devraient pouvoir voter la rémunération des dirigeants, afin d’empêcher que ces derniers ne soient récompensés pour des pratiques abusives.

Peu coûteux et relativement rapide à mettre en place, le retour à une propriété publique du réseau d’eau et d’assainissement britannique est une priorité absolue étant donné la crise environnementale et sociale qui frappe le pays. Seul manque la volonté politique. Faudra-t-il attendre que les Anglais n’aient plus d’eau ou se retrouvent noyés sous leurs égouts pour que les politiques se décident à réagir ?

Electricité : « C’est le marché qui a fait exploser les prix » – Entretien avec Anne Debrégeas

Centrale nucléaire EDF et éoliennes. © Bastien Mazouyer pour LVSL

Explosion du prix de l’électricité, difficultés en série de la filière nucléaire, potentielle privatisation des barrages hydroélectriques, absence de filière industrielle dans le solaire ou l’éolien… Le système électrique français est plus fragile que jamais. Pour Anne Debrégeas, porte-parole du syndicat SUD Energie et chercheuse en économie au sein d’EDF, tous ces maux ont une même cause : l’obsession du marché imposé par l’Union européenne. Dans cette interview fleuve, elle nous explique comment l’ouverture à la concurrence fait exploser nos factures et mine la transition énergétique et nous propose des pistes pour rebâtir une grande entreprise de service public. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Alors que les élections présidentielles se profilent, les prix de l’électricité risquent d’augmenter fortement. Pour limiter cette hausse, le gouvernement a décidé courant janvier d’augmenter de 20% les volumes d’électricité qu’EDF est contrainte de vendre très bon marché à ses concurrents dans le cadre de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique, ndlr). En réaction, le 26 janvier dernier, plus de 40% des employés d’EDF ont fait grève pour dénoncer cette décision qui va coûter plus de huit milliards d’euros à l’entreprise. Pourquoi EDF est-elle obligée de vendre de l’électricité à ses concurrents et comment analysez-vous cette décision du gouvernement ?

Anne Debrégeas : EDF est obligée de vendre à ses concurrents depuis 2011. Le volume concerné est de 100 térawatts-heure (TWh), ce qui correspondait à l’époque à un quart de sa production nucléaire. Cette décision a été prise suite à l’ouverture des marchés de l’électricité à la concurrence. Personne ne voulant mettre en concurrence les centrales les unes par rapport aux autres, EDF a continué à exploiter presque l’intégralité du parc français de production, dont tout le nucléaire. Les concurrents ont vite compris qu’ils n’auraient pas accès à la ressource nucléaire, moins chère à la production que toutes les autres énergies. Sauf à rogner sur leurs marges, ils risquaient de ne pas être concurrentiels sur le marché. Ils ont commencé à râler auprès de la Commission européenne. Cédant à la pression de cette dernière, la France a mis en place ce système d’accès régulé.

Celui-ci est totalement aberrant : EDF est obligée de mettre à la disposition de ses concurrents ces 100 TWh pour qu’ils puissent les revendre à leurs clients ! On fait mine de mettre en concurrence quelque chose qu’il n’était pas possible de mettre en concurrence puisqu’on se refusait à privatiser la majorité des centrales. Pour concurrencer EDF, on a créé une activité qui n’existait pas auparavant et qu’on pourrait appeler une activité de fourniture à coût forcé. Parler des concurrents d’EDF est un terme impropre : ce sont principalement des fournisseurs qui ne produisent rien et dont l’activité consiste à acheter à un prix cassé de l’électricité grâce à l’Arenh (complété par des achats sur les marchés de gros, ncldr) pour la revendre en engrangeant des bénéfices. En fait, ces prétendus concurrents ne font rien. Ils ne produisent pas, ils ne stockent pas et ils ne choisissent même pas l’électricité qu’ils vendent puisque le courant arrivant chez le client est le même pour tout le monde et, par exemple, n’est absolument pas plus “vert” que celui de son voisin. Ils ne livrent même pas l’électricité puisque l’alimentation se fait par le réseau géré par RTE et Enedis, qui contrôle 95 % de la distribution d’électricité. Ces “concurrents”, entre guillemets donc, font seulement du trading, voire de la spéculation. Ils mettent leur logo sur la facture ! Je cite souvent cette phrase d’un fournisseur, le groupe Equateur, qui est assez emblématique : « Nous ne sommes pas plus énergéticiens qu’Amazon n’est libraire »…

« Les concurrents d’EDF ne produisent pas, ne stockent pas, ne choisissent même pas l’électricité. Ils ne la livrent pas… Ils font seulement du trading, voire de la spéculation, et ils mettent leur logo sur la facture. »

Nous sommes donc en présence d’un système de concurrence aberrant entre environ 80 fournisseurs qui vivent sous perfusion. Comme consommateurs, nous savons tous ce dont il s’agit : nous avons tous été démarchés par ces fournisseurs qui nous vendent une électricité moins chère, plus verte etc., alors que c’est la même pour tout le monde ! Les associations de consommateurs disent que ces démarchages sont souvent très agressifs, parfois frauduleux. Il ne peut pas en être autrement. Si on veut créer de la concurrence, il faut de toute façon faire un système aberrant. En dehors de ces 100 TWh, les fournisseurs achètent sur les marchés de l’électricité dont le fonctionnement est assez délirant. Le prix y est fixé par ce qu’on appelle le “coût marginal”, à savoir un coût variable dépendant de la quantité de courant produite par la centrale électrique la plus chère en production à un instant donné. Ce qu’ils ne se procurent pas dans le cadre de l’Arenh, les revendeurs l’achètent à un prix très volatile, complètement décorrélé des vrais coûts de production et très dépendant du prix du gaz, qui alimente souvent ces centrales.

Que s’est-il passé en 2021 ? Bien que les coûts de production n’aient bougé que de 4% dans l’ensemble des centrales, par le jeu du “coût marginal”, les prix du gaz se sont envolés et les prix de l’électricité ont suivi. Mis en difficulté, les fournisseurs ont répercuté la hausse sur certains clients dont les tarifs étaient indexés à ces prix marchés. Ces derniers ont vu leur facture exploser, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises plus ou moins grandes. Les industries dites « électro-intensives », c’est-à-dire pour lesquelles l’électricité représente une grande partie des coûts, par exemple la métallurgie, étaient vraiment menacées. L’État a donc dû intervenir en pompier afin d’éviter les hausses infernales pour les particuliers et de limiter les risques économiques pour les industriels.

« EDF va devoir racheter 20 TWh de sa propre électricité à 257€/MWh sur le marché et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! »

Résumons. Pour les particuliers, l’Etat a plafonné la hausse du tarif réglementé de vente à 4%. Nous reviendrons sur le sujet. Pour ceux qui sont partis chez des fournisseurs alternatifs sans tarif réglementé, l’Etat a donc imaginé de donner aux fournisseurs un accès à une quantité supplémentaire de courant fourni par EDF à prix coûtant (ARENH) afin qu’ils puissent reporter cette baisse sur la facture de leurs clients. On aurait pu faire plus simple en versant une subvention aux clients. Hélas, nos dirigeant ont souhaité repasser par un mécanisme de marché en disant à EDF : “Dorénavant, ce ne sera plus 100 TWh mais 120 qu’il faudra vendre à la concurrence”. Problème, cela a été fait très tardivement : pour 2022, EDF avait déjà soit réservé son nucléaire pour ses propres clients, soit vendu cette électricité à l’avance sur le marché pour se protéger des fluctuations des cours. Les 20 TWh, EDF n’en disposait pas !

Demander en 2022 à EDF de vendre 20 TWh de plus à ses concurrents revient donc, ni plus ni moins, à lui demander de payer la différence entre les prix de marché et le coût de production. EDF va devoir racheter ces 20 TWh – de sa propre électricité ! – au prix de marché de décembre 2021, soit 257€/MWh et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! La commission de régulation a bien annoncé qu’elle allait surveiller le comportement des fournisseurs privés. Les experts pensent qu’il sera difficile de mettre en place cette surveillance.

En résumé, le prix de l’électricité a complètement explosé alors que les coûts de production sont très stables simplement parce qu’on a créé un mécanisme complètement absurde de concurrence. Cette pseudo-concurrence a donné naissance à une armée de fournisseurs qui ne font que du trading. Les prix ayant flambé dans un épisode spéculatif, l’État, une nouvelle fois, est intervenu en pompier sans régler le problème, via un mécanisme ultra compliqué qui subventionne les fournisseurs en pillant EDF.

« D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer. »

Oui. Malgré ce manque à gagner de huit milliards, personne ne va laisser couler EDF (depuis l’interview, le gouvernement a annoncé une recapitalisation de 2,1 milliards d’euros, ndlr). Antérieurement, EDF était en grande difficulté car les prix de marché étaient trop bas, et donc inférieurs à ses coûts de production. La conjoncture s’est inversée ces derniers temps et l’entreprise se portait bien grâce à des prix plus hauts. Alors qu’elle avait l’opportunité de remplir ses caisses, on lui demande de donner une partie de ces profits à ses concurrents ! Oui, c’est un problème. D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer.

LVSL : Revenons sur les prix de l’électricité. Vous avez expliqué qu’ils sont largement indexés sur le prix du gaz puisque, pour produire un MWh supplémentaire, le plus simple est d’allumer une centrale au gaz, d’où cette corrélation et la flambée récente. Pour la France, dont l’électricité est produite à environ 70% par le nucléaire, le reste étant essentiellement de l’hydraulique, cette indexation sur le prix du gaz est particulièrement aberrante : comme vous l’avez rappelé, les coûts de production d’EDF ont augmenté de 4%, ce qui est très faible par rapport à la hausse des prix de marché. A l’automne dernier, la France avait demandé à l’Union européenne de définir un nouveau mécanisme de fixation des prix. Elle s’est heurtée à un refus. Êtes vous dans l’espoir qu’une réforme de ces prix de l’énergie puisse être trouvée ?

A.D. : Non, c’est impossible tant qu’on reste dans le marché. Le 21 septembre 2021, sur le plateau de Public Sénat, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, lui-même, expliquait que le marché européen de l’électricité était « aberrant » et « obsolète ». Mais début novembre, devant l’Eurogroupe, il est revenu sur ses propos en disant que le problème n’était pas le marché de gros, mais le marché de détail, c’est-à-dire les contrats qui lient les fournisseurs à leurs clients. On va bricoler des rustines, comme un système de stabilisateur de prix pour les clients individuels, où le producteur reverse aux fournisseurs, qui reversent à leurs clients l’écart entre le prix de marché et un prix fixe. Des contrats à long terme pour certains clients ont également été évoqués, mais uniquement sur le renouvelable. Troisième rustine possible, on va mettre en place un mécanisme pour garantir la viabilité des fournisseurs… En fait, le ministre ne propose que des mécanismes ultra compliqués. Depuis vingt ans, on n’a cessé d’agir de la sorte. Cette logique a donné naissance à l’Arenh.

« Tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix.»

Ces rustines ne cherchent qu’à contourner le problème du marché de l’électricité. Pourtant, quand on y réfléchit, une telle politique n’a aucun sens ! D’une part, les producteurs disent qu’il leur faut obligatoirement une visibilité sur leurs revenus car autrement ils ne peuvent pas investir sur des dizaines d’années : une centrale à énergie renouvelable est amortie sur 25-30 ans, le nucléaire sur 60 ans. D’autre part, les consommateurs ont eux aussi besoin de visibilité : les ménages pour maîtriser leur budget, les entreprises pour assurer la viabilité de leur activité. Donc tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix ! Dans le secteur de l’énergie électrique, Il n’y a logiquement pas de place pour la concurrence. En créant un marché pour rien avec cette activité délirante de fourniture imposée à EDF, on a juste créé un immense bazar, des coûts supplémentaires et de la gêne pour les consommateurs. En outre, un tel système n’aide en aucun cas la transition énergétique.

LVSL : Il y a vingt ans, les associations de consommateurs étaient pourtant plutôt en faveur de la création de ce marché, en disant que la concurrence allait faire baisser les prix… Aujourd’hui, ils en reviennent parce qu’ils voient bien que cela génère tout un tas de coûts supplémentaires comme les activités comptables, le démarchage et, bien sûr, la rémunération des actionnaires…

A.D. : Absolument. Par exemple, la CLCV, Consommation logement cadre de vie, la plus grosse association de consommateurs après UFC-Que Choisir, a carrément écrit un plaidoyer pour un retour au monopole de l’électricité. Les membres de cette association sont vent debout contre l’ouverture du marché : ils expliquent que cela ne peut pas fonctionner et que le problème du démarchage agressif est lié au fait que les fournisseurs n’ont aucun autre moyen de se démarquer. L’UFC-Que Choisir a une position plus ambiguë. Au début, ses dirigeants se sont dit : « puisque les marchés sont ouverts, essayons de faire des achats groupés avec nos clients ». De manière générale, ils deviennent de plus en plus critiques.

On assiste à la même évolution chez les industriels. Fort logiquement : avec l’ouverture de marché, les tarifs ont explosé. Entre 2007 et 2020, le prix de l’électricité pour les ménages a augmenté de 50% hors taxes, alors que les coûts ont augmenté d’environ 1% par an en moyenne. Durant la seule année 2021, si rien n’avait été fait, l’augmentation aurait été de 45% hors taxes sur nos factures ! Or, en 2021, les coûts de production n’ont augmenté que de 4 à 5%. Cette flambée est lié à la volatilité des marchés spéculatifs, qui ne reflètent pas les coûts.

Par ailleurs, sur le long terme, cette mise en concurrence génère des surcoûts du fait de la naissance d’activités qui n’existaient pas : le réseau commercial et publicitaire, le trading, la négociation des marchés et la rédaction des contrats, la multiplication des systèmes d’information puisque chaque opérateur a désormais son système de facturation… Tous les fournisseurs ont aussi été contraints de dupliquer certaines fonctions d’ingénierie comme la prévision de consommation. Des coûts juridiques peuvent s’ajouter à tout cela lorsqu’il y a des différends. Ces coûts de transaction finissent par se retrouver sur la facture. Pour l’opérateur historique, EDF, ce sont aussi des surcoûts nets. Enfin, la rémunération du capital est de loin le surcoût plus important. 

Nous n’avons parlé jusqu’à maintenant que des concurrents d’EDF qui ne produisent rien. Parallèlement, des délégations de services publics sur certains moyens de production, principalement ceux relatifs au développement des renouvelables, se font beaucoup par l’appel aux capitaux privés via des appels d’offres. L’investisseur qui l’emporte se voit garantir par l’Etat un prix d’achat sur toute la durée de vie de la centrale. C’est une forme de rente. Certains se diront que les choses ne seraient pas différentes si le projet restait public. Ce n’est pas le cas. Dans le coût de production de l’électricité, le coût d’investissement sur le long terme pèse plus que tout. Donc le taux de rémunération de l’apporteur de capitaux, la banque ou les actionnaires, pèse énormément dans le coût total. Quand vous achetez une maison à crédit, vous en payez deux fois le prix en comptant les intérêts car le taux de l’emprunt n’est pas nul. Il en sera de même pour l’Etat quand il fait appel aux capitaux privés pour construire une centrale.

Anne Debrégeas. © Anne Debrégeas

RTE a récemment proposé des scénarios pour 2050, appelés « Futurs Énergétiques 2050 » (avec plusieurs variations selon la part de nucléaire, ndlr). Pour évaluer l’impact de ce taux de rémunération des apporteurs de capitaux – appelé « coût moyen pondéré du capital » -, ils ont pris en compte deux niveaux de rémunération du capital à 4% ou à 7%, mis en regard du taux à 1% auquel l’Etat peut s’endetter ou auquel on rémunère les livrets A. Les résultats sont clairs : lorsqu’on passe de 1 à 4%, les coûts du système électrique (production+réseau) augmentent d’environ 30% (29% pour le scénario renouvelable, 38% pour le scénario nucléaire). Or, 4%, c’est vraiment le minimum de ce que demandent les investisseurs privés ; Total, par exemple, a récemment annoncé qu’il refuserait tout investissement dont le taux de rentabilité du capital serait inférieur à 10%. En passant de 1% à 7%, le coût total gonfle de 70% pour le scénario renouvelable et de 93% pour le scénario nucléaire !

Lorsqu’on paie sa facture d’électricité, on paie donc en très grande partie le capital apporté par les investisseurs. Il est essentiel de faire en sorte que la rémunération du capital soit la plus faible possible. Pour cela d’abord, il faut supprimer un maximum le risque et s’adresser à des structures solides et la plus solide, c’est l’État. Deux options s’offrent à nous. Soit l’Etat finance les investissements, en empruntant à faible taux ou en utilisant l’épargne des Français – tel que le livret A rémunéré 1%/an – et les tarifs de l’électricité seront largement indexés sur ces coûts. Soit l’Etat s’adresse au privé et les consommateurs vont payer largement plus cher leur courant, peut-être de 50% , juste pour rémunérer les investisseurs…

LVSL : Parlons du mix électrique de la France, et notamment du nucléaire, qui fait à nouveau débat dans la campagne présidentielle. Emmanuel Macron a récemment annoncé vouloir construire six réacteurs EPR, voire huit supplémentaires . En parallèle, un certain nombre de réacteurs sont à l’arrêt cet hiver, à tel point que nous avons dû remettre en activité des centrales à charbon. Le fameux EPR de Flamanville a déjà dix ans de retard, ce qui engendre des surcoûts très importants. Quoi que l’on pense du nucléaire, la filière nucléaire française est-elle encore capable de construire et de faire fonctionner ces réacteurs EPR ?

A.D. : On peut effectivement se le demander. L’EPR est un fiasco. Le retard est absolument incroyable. Pour le construire, trois milliards d’euros avaient été budgétés. On avoisine les dix-neuf milliards, dont déjà sept milliards de ce qu’on appelle les intérêts intercalaires, c’est à dire les frais financiers portant sur la phase de construction. Jadis, la France a su construire l’essentiel de son parc au rythme de cinq réacteurs mis en service chaque année ! Peut-être avons-nous perdu des compétences parce que nous n’avons pas assez développé le parc. Mais depuis longtemps, Sud Energie souligne d’autres problèmes nés d’une hiérarchie confisquée par des financiers et des gestionnaires, peu encline à s’intéresser à la technique. Les collègues qui travaillent dans le nucléaire nous disent que maintenant les chefs sont trois ans dans un endroit, trois ans dans un autre. Ils n’ont pas les compétences suffisantes. De plus, comme ils ne souhaitent pas faire de vague, quand il y a un problème, ils sont souvent tentés de le masquer plutôt que de chercher à le régler collectivement.

N’oublions pas la question de la sous-traitance : 80% de l’activité de maintenance du parc existant est sous-traitée. Or, les sous-traitants sont moins bien formés que les gens en interne, ont de moins bonnes conditions de travail et débarquent dans la centrale sans connaître vraiment les installations. De plus, par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. Par exemple, sur le chantier de l’EPR de Flamanville, on trouve pas moins de 600 sous-traitants, s’exprimant en 25 langues différentes. On imagine bien que cela ne facilite pas l’organisation ou la transparence lorsqu’il y a des problèmes à reconnaître ! Pour EDF, les nouvelles difficultés résultent aussi de l’évolution constatée dans la gestion des ressources humaines, donc des carrières. Elle a conduit à une rupture entre le monde de ceux qui exécutent et celui de ceux qui encadrent. Jadis, les premiers progressaient en interne et se retrouvaient dans l’encadrement. Cette désorganisation est renforcée par un management calé sur le dogme libéral : chacun regarde ses indicateurs, puis change de boulot régulièrement…

« Par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. »

Concernant le parc nucléaire actuel, qui assure 70% de la production, celui-ci est fragile et de plus en plus souvent à l’arrêt. Cette très faible disponibilité est liée à trois choses. D’abord à un défaut générique de corrosion sur les circuits primaires, constaté sur la centrale de Civaux puis sur d’autres installations comme celle de Chooz ou Penly. On craint que ce problème ne soit assez répandu, en particulier sur le palier de 1350-1400 MWh, le plus général sur le parc nucléaire. Outre ces problèmes techniques, on était déjà en situation tendue car le COVID a désorganisé les plannings de maintenance, prévus très longtemps à l’avance. Enfin, nous avons un parc vieillissant, donc les problèmes se cumulent. Tout cela entraîne un niveau de production très bas pour le nucléaire : on prévoit entre 280 et 300 TWh pour 2022, alors qu’on pouvait jadis tourner jusqu’à 400 !

Que se passe-t-il quand on manque d’électricité et que le nucléaire et les renouvelables ne peuvent pas produire plus ? Généralement on se tourne vers le gaz, l’énergie la plus rapide à mobiliser . Hélas, le gaz devient très cher. Le charbon lui est préféré. Le problème, évidemment, c’est que le charbon est beaucoup plus polluant que le gaz. Certains nous disent que l’on paie plus cher parce qu’on est connecté au marché européen. Ce serait le prix à payer pour avoir une sécurité qui permet de mutualiser les productions de pointe. Cette théorie est complètement fausse : il est certain que le réseau interconnecté est une sécurité et que la France doit rester connectée au reste de l’Europe, mais cette interconnection a été créée bien avant les marchés. Certes, les autres pays européens utilisent plus de gaz que nous, mais pas au point d’expliquer les envolées des prix du marché. Le recours au charbon est donc lié à ce mécanisme de tarification au coût marginal qui fixe les prix sur les marchés.

LVSL : Le nucléaire français est donc plutôt mal en point. Préconiseriez-vous d’en construire davantage ou plutôt de se tourner vers le renouvelable ?

A. D. : Pour définir une trajectoire vers la neutralité carbone, la seule démarche possible est de partir des scénarios de long terme. C’est ce que propose notamment RTE, à horizon 2050, voire 2060. Quel que soit le scénario retenu, des investissements majeurs doivent être faits sur le parc de production et le réseau. Vu le temps que va prendre la construction des centrales nucléaires ou la création des filières pour l’éolien offshore, il faut s’y mettre maintenant. RTE a vérifié la faisabilité technique des différents scénarios, en a étudié le coût mais aussi les impacts écologiques, les risques industriels, les enjeux d’acceptabilité sociale etc. D’après son analyse, la différence de coût avec ou sans nucléaire est de l’ordre de 15% en 2050. Quand on voit les incertitudes dans lesquelles on est, j’estime que ça s’appelle l’épaisseur du trait. La question n’est donc pas économique, mais politique, écologique et sociale. Il y a aussi d’autres associations ou organismes publics qui font ce type de scénarios notamment l’ADEME et NégaWatt. Bref, nous avons tous les éléments pour faire notre choix.

« Dans tous les cas, il va falloir accepter des éoliennes ou du nucléaire et faire des efforts pour réduire la consommation. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. »

Maintenant, un choix politique doit être fait : préfère-t-on les risques intrinsèques au nucléaire avec les déchets qu’il produit ou l’impact sur les paysages et les paris industriels que comporterait un développement massif des énergies renouvelables et des moyens d’équilibrage comme l’hydrogène ? Dans tous les cas, il va falloir accepter des formes de nuisance et faire des efforts pour réduire la consommation, comme tous les scénarios le prévoient. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. Or, que s’est-il passé ? Dix jours après la sortie des scénarios RTE à l’automne, Emmanuel Macron annonçait qu’il relançait le nucléaire ! D’un point de vue démocratique c’est presque insultant… EDF avait aussi fait ses propres scénarios mais ne les a jamais sortis, préférant sans doute les utiliser pour du lobbying loin des regards. Le président de la République a pris sa décision de manière unilatérale, dans l’ombre, sous l’influence des lobbys. C’est tout sauf démocratique.

Un autre problème s’est rajouté, celui de la taxonomie verte européenne (classification des différentes sources d’énergie, qui a reconnu le gaz et le nucléaire comme énergies vertes, ndlr). Tout le monde discute pour savoir ce qui doit être considéré comme énergie verte, mais personne ne se demande ce qu’est ce mécanisme. En fait, cette labellisation des énergies vertes incitera les investisseurs privés à investir plutôt dans telle ou telle technologie. Donc au lieu de choisir un scénario, de planifier et d’investir via le secteur public, on abandonne la décision aux investisseurs ! La « main invisible du marché » incitera à aller plutôt vers le nucléaire ou pas. C’est d’autant plus scandaleux que les choix énergétiques ne relèvent pas de l’Europe. D’où le fait que les autorités bruxelloises créent des mécanismes ultra-compliqués que personne ne comprend pour noyer le poisson. RTE nous dit qu’il faut investir entre 20 et 25 milliards d’euros par an dans le système électrique, aujourd’hui on en est à 12 ou 13 milliards. Ce n’est pas avec ce genre de mécanismes incitatifs tordus, qui ont largement fait la preuve de leur inefficacité, qu’on va arriver à quelque chose. Nous allons nous retrouver, comme chaque année, à rater nos objectifs et même pire puisque le charbon remonte…

LVSL : Puisque vous parlez de rater nos objectifs, la France, avait comme tous les autres pays de l’Union européenne, des objectifs de développement du renouvelable. Nous sommes le seul pays européen qui les a ratés : on visait 23% de renouvelable dans le mix énergétique en 2020, on dépasse à peine les 19%. Comment expliquez-vous ce retard ?

A.D. : Nous sommes dans une situation un peu différente des autres en raison de notre parc nucléaire et, jusqu’à récemment, nous étions largement surproducteurs. Il ne faut pas non plus idéaliser les performances des autres pays. Les Allemands, par exemple, sont ultra-dépendants des énergies fossiles : ils “crament” énormément de charbon et ont besoin de Nord Stream 2 pour le gaz. Grâce au nucléaire, l’électricité française est très décarbonée et nous avons donc un peu moins le couteau sous la gorge que les autres. 

Le problème de la France, c’est le manque de volonté politique, alors qu’il faut faire des choix maintenant. Le système est dans un tel état de désorganisation que nos gouvernements passent plus de temps à essayer de remettre sur pied le marché, plutôt que d’atteindre nos objectifs. Par ailleurs, non seulement les objectifs de renouvelables ne sont pas atteints, mais c’est la même chose pour l’isolation des bâtiments, absolument essentielle pour baisser la consommation. Pour les énergies renouvelables, les projets sont soumis à des mécanismes de marché, à des appels d’offres très compliqués : comme le secteur évolue très vite, il est difficile de définir la réglementation et de rédiger des cahiers des charges qui prévoient tout. Donc on perd un temps fou et à l’arrivée, cela coûte beaucoup plus cher.

LVSL : Par conséquent, on se retrouve sans aucun parc éolien offshore en France alors qu’au Royaume-Uni, en Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, il y en a déjà beaucoup…

A.D. : Oui. Par ailleurs, le fait de recourir au privé n’aide pas à résoudre les problèmes d’acceptabilité. On le voit sur les éoliennes offshore dans la baie de Saint-Brieuc, où la polémique dure depuis 2012 : bien sûr il y a une opposition citoyenne au projet en général, mais je pense aussi que les habitants ont le sentiment que ce projet ne va pas leur apporter grand chose. Une entreprise locale candidatait. Le marché a été donné à Iberdrola, une grosse entreprise espagnole. Je rappelle que l’été dernier, celle-ci a osé faire turbiner l’eau de ses barrages pour produire de l’électricité parce que les prix étaient très hauts alors même que l’Espagne était en pleine sécheresse. Obnubilés par le marché, nous n’avons pas protégé nos filières françaises dans l’éolien. Cela vaut aussi pour le solaire ; on importe tout massivement d’Asie alors qu’on a du silicium chez nous ! C’est totalement absurde : le seul critère, c’est le prix et la rentabilité à court terme. Cela a détruit nos filières industrielles, pourtant indispensables.

LVSL : Avant de revenir sur ces filières, restons sur le renouvelable dont nous disposons, c’est-à-dire principalement les barrages hydroélectriques. Ayant été construits depuis un certain temps déjà, ils sont largement amortis aujourd’hui. Il s’agit donc de rentes pour EDF ou pour les autres opérateurs comme la CNR ou la Shem (qui appartiennent en partie au groupe Engie, ndlr). Or, dans ce cas également, l’Union Européenne est revenue à la charge en demandant que les concessions soient ouvertes à la concurrence. La position de la France a évolué plusieurs fois sous le quinquennat : au début, le gouvernement semblait vraiment vouloir privatiser des barrages, puis on a eu le projet Hercule (projet de restructuration du groupe EDF, ndlr) où le secteur hydroélectrique était sanctuarisé et restait public, mais Hercule a été suspendu suite à la mobilisation des syndicats. Où en est-on aujourd’hui ? De nouvelles concessions de barrages vont-elles être confiées, au moins en partie, au privé ?

A.D. : On est toujours en standby, mais à vrai dire, nous avons gagné une bataille idéologique. Nous avons développé tout un argumentaire, repris par certains députés, notamment Marie-Noëlle Battistel (PS) et Delphine Batho (anciennement PS, désormais non-inscrite). Nous avons fait un gros rapport qui détaille cette aberration à la fois sur le plan de la sûreté – ce sont des ouvrages ultra-sensibles – et sur le problème de la gestion de la ressource en eau. En effet, l’eau des barrages sert essentiellement à l’électricité, mais elle répond aussi à d’autres usages comme l’irrigation, le tourisme, le maintien de l’écosystème en aval etc. La ressource en eau est appelée à se raréfier avec le réchauffement climatique ; la situation est déjà tendue et l’eau va devenir une ressource très rare donc ultra-stratégique. Enfin, le réseau de barrages est la pierre angulaire de notre système électrique. Il représente pratiquement l’unique moyen de stockage, il est donc vraiment crucial de l’utiliser au mieux.

NDLR : Lire à ce sujet l’article de Pierre Gilbert sur LVSL (2018) : « Scandale de la privatisation des barrages : une retenue sur le bon sens »

Je pense que c’est grâce à cette action syndicale que, dans Hercule, il était prévu de mettre les barrages à l’abri de la concurrence en les mettant dans une filiale 100% publique. En effet, le droit européen impose une mise en concurrence quand il s’agit de concessions, sauf dans le cas où tout le secteur est géré par une entité à 100% publique ou en régie c’est à dire par l’État. Hercule a capoté. On ne va pas s’en plaindre. Même s’il y avait des choses positives, comme la nationalisation des filières de production historiques, il y avait aussi des choses très négatives.

Notre colère n’est pas retombée. Une proposition de loi sénatoriale des écologistes, visait à garder ce petit bout d’Hercule, c’est-à-dire à placer l’hydroélectricité dans une entité 100% publique, ce qui aurait définitivement écarté le risque de concurrence. En plus, ce projet incluait tous les barrages de France, c’est-à-dire à la fois ceux gérés par EDF mais aussi ceux gérés par la CNR et par la Shem, les filiales d’Engie. Comment pouvait-on s’opposer à cette proposition ? De manière invraisemblable, toutes les organisations syndicales autres que la nôtre (Sud Energie, ndlr) s’y sont opposées sur des arguments assez hallucinants. Nos détracteurs ont, par exemple, dit qu’il fallait sortir tout le système public de la concurrence, sinon rien, ou qu’inclure la CNR et la Shem signifierait dissoudre ces entreprises ou qu’EDF risquerait d’éclater. Dans Hercule, la Commission européenne utilisait la sanctuarisation de l’hydroélectricité comme monnaie d’échange pour augmenter l’ARENH et éclater véritablement EDF. Dans le contexte de la proposition de loi sénatoriale, les barrages auraient effectivement été séparés du reste d’EDF mais dans une entité 100% publique. Une coordination aurait été obligatoire. Les syndicats s’étant prononcés contre ce projet, les parlementaires se sont appuyés sur leurs avis pour le rejeter. Je pense qu’il y a aussi eu des calculs politiciens derrière ces choix. Toujours est-il que le projet n’est pas passé alors que nous avions une occasion de mettre nos barrages hors concurrence dans un système public.

LVSL : Revenons sur les filières. Sous pression de l’Etat, qui possède 84% des parts d’EDF, l’établissement a dû absorber au cours des dernières années un certain nombre d’entreprises. On pense notamment à Areva en 2017, qui était très fragilisée par le scandale Uramin. Sur le solaire, où nous importons presque tout de Chine, EDF est propriétaire de l’entreprise Photowatt mais ne lui passe pas de commandes. Plus récemment, ce sont les turbines Arabelle, vendues à Général-Electric, qui ont été rachetées par EDF pour plus d’un milliard d’euros. On pourrait se dire qu’EDF se retrouve désormais en capacité d’avoir une filière complète couvrant l’ensemble des moyens de production énergétique. Pourtant ces acquisitions ont été beaucoup critiquées, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

A.D. : S’agissant du rachat d’Areva, il est certain que l’entreprise a quelques casseroles. Il faut un contrôle citoyen et un peu plus de transparence sur cette filière, donc instaurer des garde-fous. Photowatt était une entreprise française indépendante. Sarkozy avait demandé à EDF de la racheter. Elle a développé une technologie de couche mince un peu avant-gardiste, donc ses panneaux photovoltaïques sont plus chers (mais sont moins polluants à fabriquer, ndlr). Les prix s’étant complètement effondrés sur la technologie dite classique, dans une logique de marché, les filières plus chères ont été abandonnées.

EDF se comporte comme un acteur privé. D’abord, ses dirigeants investissent très peu en France, l’essentiel de leurs investissements sont à l’international. Parmi ces projets internationaux, il y a parfois des choses très discutables comme la mise en danger de la communauté autochtone d’Union Hidalgo au Mexique. En fait, ils vont là où ça rapporte et participent à la privatisation du système électrique des autres pays. Au contraire, dans tous les pays qui n’ont pas encore un accès suffisant à l’électricité, EDF devrait avoir une politique de coopération, pas une politique expansionniste guidée par la recherche de profit. Je pense aussi que l’Etat a demandé à EDF de ne pas trop investir en France afin de faire de la place à la concurrence, l’établissement assurant déjà 80 % de la production d’électricité . C’est pour cela qu’il faut une vraie volonté publique, une vraie planification, une vraie politique industrielle pour faire en sorte que le dernier mot ne reviennent pas toujours au moins-disant. Avec le moins-disant, c’est simple, ce sont les Chinois qui gagnent. Ils subventionnent leurs productions, leur main-d’œuvre est moins chère, leurs normes environnementales et de sécurité sont plus laxistes 

« On fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu d’une entreprise chargée d’une mission de service public. »

Tout cela ressort en partie de la responsabilité d’EDF, mais principalement de la puissance publique qui n’a aucune stratégie industrielle pour le pays. Ce constat va bien au-delà de l’énergie. Je conseille à tous de regarder La guerre fantôme, un documentaire très bien fait, qui revient sur la vente scandaleuse d’Alstom à Général Electric et de ses turbines hydrauliques. Sous la menace, nous avons bradé nos turbines, alors qu’elles sont la garantie de notre avenir (ndlr : les turbines ont été rachetées, mais pour un coût deux fois supérieur à celui de leur vente). Au lieu d’avoir une optique de service public de long terme et de développer une politique industrielle en matière énergétique en support au scénario qu’on a choisi, on laisse tout au marché. On fait des coups financiers, on vend, on rachète à l’étranger, bref on fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu de la concevoir comme une entreprise chargée d’une mission de service public.

LVSL : En effet, EDF est en train de devenir un groupe dont on ne comprend plus vraiment l’objectif si ce n’est qu’il agit comme un acteur privé. Si on voulait revenir à une grande entreprise publique, à un monopole qui produit de l’électricité avant tout pour la France, comment faudrait-il s’y prendre ? Ne faudrait-il pas se confronter aux traités européens ?

A.D. : Clairement oui. Sur la question des traités européens, lorsque nous avons interrogé les représentants des différentes commissions parlementaires, ils nous ont certes dit qu’il était possible de sortir l’hydroélectricité de la concurrence en créant une entité publique, mais ils nous ont clairement indiqué qu’il n’était pas possible de sortir du marché tout le secteur électrique. Donc pour moi, il n’y a qu’une solution possible, nous devons renationaliser le secteur électrique, et même énergétique (plusieurs candidats à la présidentielle proposent, tel que Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, proposent de renationaliser EDF et Engie, le gouvernement a également indiqué ne pas exclure l’hypothèse étant donné les difficultés de l’entreprise, ndlr), en sachant que nationaliser n’est pas forcément tout étatiser. 

Cela signifie qu’il faut sortir de la sphère marchande et de la concurrence le secteur énergétique. La propriété doit être publique et le seul objectif de gestion doit être l’intérêt général et non la rentabilité à court terme. Clairement, cela implique qu’on désobéisse aux traités européens. Nous devons refuser de les appliquer et essayer de les renégocier. Si ce n’est pas possible, l’Europe nous donnera des pénalités, et bien nous ne les paierons pas. Je ne pense pas qu’on nous envoie des chars pour cela. D’ailleurs, d’autres pays sont dans une situation similaire. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé en Espagne cet été quand les consommateurs ont vu leurs factures s’envoler. Ce sont plutôt les pays du Nord qui ne veulent apparemment pas toucher au marché. Très bien pour eux, mais nous, nous nous y opposons. Quant au niveau international, il faut s’en tenir à de la coopération, notamment aider les pays qui n’en ont pas les moyens à avoir accès à l’électricité sans passer par la case charbon. L’objectif ne doit pas être lucratif. Par ailleurs, s’opposer aux thèses de l’Union européenne ne veut pas dire se déconnecter du réseau européen.

Rien ne justifie de créer le bazar que l’on a sous les yeux, tout ça pour le compte d’intérêts privés. Les résultats de Total font froid dans le dos : ils sont là à se congratuler sur leurs excellents résultats avec un taux de distribution de dividendes très élevé et prévoient que ce sera encore mieux en 2022 car les prix du gaz ont explosé. Et cela ne les empêche pas de profiter des aides d’État sur l’électricité ! Ils disent même que la volatilité des prix est une bonne chose pour eux parce qu’elle leur donne une marge de spéculation pour se faire de l’argent ! Alors évidemment ils se verdissent. Par exemple avec un méga-projet solaire au Qatar grâce auquel les investisseurs sont invités à la Coupe du monde. Les dirigeants de ces groupes sont vraiment sans foi ni loi. Ils n’en ont rien à faire de l’intérêt général, ils se gavent et c’est tout. Voilà ce qu’on est en train de faire du secteur public.

Note : Anne Debréagéas a développé ses propositions dans plusieurs textes tels que la note du think tank Intérêt général « Planifier l’avenir de notre système électrique », une contribution pour The Other Economy et le syndicat Sud-Energie.

Le populisme : une réaction à l’accélération libérale ?

Ces dernières années, une vague populiste met en branle le paysage politique mondial. Mais quelle est la source de ce phénomène ? Comprendre le populisme comme réaction à l’accélération moderne semble assimiler en un seul concept les différentes raisons (insécurités politique, culturelle ou économique) mises en avant pour expliquer son émergence. Le populisme est un cri d’alarme pour reprendre le contrôle d’un temps qui ne cesse de nous échapper. Et, comme nous le signalait déjà Karl Polanyi en son temps, l’absence de réponses concrètes entraînerait fatalement l’apparition de mouvements politiques explosifs. Ce même Polanyi nous encourage donc à remettre en question le principal responsable politique de cette accélération : le libéralisme.

Comment expliquer l’émergence si vigoureuse du populisme ces dernières années ? L’insécurité culturelle selon Christophe Guilluy, l’insécurité économique selon Thomas Piketty, ou encore l’insécurité politique selon Jérôme Fourquet ; les théories se contredisent peu et, en général, se complètent. Ce sentiment d’insécurité généralisé (culturelle, économique et politique) pourrait aussi être compris comme réaction à l’accélération moderne. Un concept notamment mis en avant par Harmut Rosa, ce phénomène d’accélération semble assimiler dans une seule notion toutes ces formes d’insécurité.

L’accélération comme générateur des trois insécurités principales

Insécurité économique d’abord, car la principale source d’accélération serait issue du marché fluctuant constamment. Ce rapport entre économie de marché et accélération est établi très clairement dès le Manifeste du parti communiste, écrit par Karl Marx et Friedrich Engels : « La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux (…) Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles, distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré profané… »

C’est donc bien la révolution constante de nos modes de production, par exemple le passage d’une économie industrielle à une économie numérique en l’espace de 30 ans, qui crée ce sentiment d’insécurité économique. L’expérience et les compétences développées pendant plusieurs décennies par un ouvrier peuvent être rendues totalement inutiles dès lors qu’une technologie plus efficace apparaît. L’homme devient une sorte de marchandise qui se périme selon les évolutions (de plus en plus rapides) de l’économie. Il est donc totalement démuni devant les lois du marché. Et il le ressent quotidiennement : la crainte de tout perdre et de se retrouver dans la rue s’accroît à mesure que le marché s’accélère.

Mais le marché ne peut pas être saisi seulement comme phénomène matériel. C’est aussi et surtout un « fait social total ». La croyance dans la fluctuation incessante via la libéralisation généralisée entraîne évidemment la production d’un fort sentiment d’insécurité culturelle. Comme nous le montre Karl Polanyi dans son ouvrage homonyme, La grande transformation de nos sociétés, accélérée par le marché, détruit les structures protectrices que sont les cultures et les religions – et cela sans contrepartie. Ainsi, la pauvreté de masse observée en Europe au XIXe siècle, mais aussi dans les territoires colonisés, est en partie explicable par la dissolution de la culture et des communautés locales. En l’espace d’une génération, des traditions multiséculaires et des langues anciennes disparaissent. Cela est particulièrement accentué par l’exode rural de masse, où des villages entiers se volatilisent. L’esprit ouvrier des XIXe et XXe siècles est une tentative désespérée de reconstruire ces réseaux ; mais voilà qu’ils s’amenuisent encore dès les années 1960. De nouveau, des villes entières changent d’économie et de profil démographique en quelques décennies. L’accélération des flux migratoires est en effet une partie intégrante de l’accélération moderne et du sentiment d’aliénation qui l’accompagne. Que ce soit pour les populations émigrées ou les classes populaires d’accueil, les structures culturelles s’affaissent très rapidement.

Enfin, l’accélération des flux économiques et des changements culturels contribue à accentuer l’insécurité politique. En effet, comment gouverner démocratiquement (et même non-démocratiquement) dans ces conditions ? Comme l’explique Rosa, la bureaucratie étatique est perçue comme l’exemple suprême de l’inefficacité et de la lenteur –relativement à notre époque et à la vitesse du marché, bien sûr, puisque l’État a souvent été un acteur d’accélération. Paradoxalement, il maintient son potentiel accélérateur, non à travers son intervention directe, mais plutôt grâce à sa non-intervention. Il accélère en dérégulant.

Ainsi, devant l’accélération moderne, l’État perd son pouvoir et sa capacité d’initiative car son administration devient de plus en plus, comme tant d’autres avant lui, périmée. Mais pour l’accélération moderne, le plus nauséeux des parasites, c’est la démocratie. Cette dernière doit suivre des protocoles fastidieux et fonctionne mieux lentement –à l’instar de la Suisse, où la démarche référendaire peut prendre plusieurs années. Les représentants sont maintenant obligés de prendre des décisions de plus en plus rapidement, compliquant la communication avec les électeurs. Au sein même des institutions, la nécessité d’être efficace crée des tensions. Ainsi nous le rappelle un ministre de La République en Marche (LREM) qui cherche à faire passer rapidement ses propositions de loi : « Pour moi, un député de la majorité ne sert à rien. Il est là pour voter, avoir une mission de temps en temps, et surtout fermer sa gueule ! ». Toutes ces tensions, entre l’État, les institutions démocratiques et enfin les électeurs, engendrent une impuissance politique généralisée. Les citoyens ne sont plus protégés par le politique.

Des réactions politiques dangereuses

C’est dans ce contexte de flux permanents que le populisme émerge. Il est une réaction à ce sentiment d’insécurité temporelle. Comme nous l’explique Zygmunt Bauman, désemparés devant ce tourbillon mondial, les peuples crient pour tenter de reprendre la main, « to take back control ». Et, selon Polanyi, plus cette accélération est incontrôlable, plus l’élastique qui essaie tant bien que mal de tenir notre société ensemble se tendra. Il finira, sans intervention, par rompre inévitablement, laissant place aux monstres politiques les plus terrifiants : en 1944, quand Polanyi écrit ce livre, c’est bien évidemment du fascisme et du nazisme dont il est question.

Aujourd’hui, le populisme s’exprime dans certains partis à travers une nostalgie identitaire, une volonté désespérée d’un retour à un « chez soi du passé » qui serait meilleur. Même s’il est important de dénoncer les formes extrêmes de cette nostalgie, il ne faut pas y répondre par l’autre extrême politique de la révolution ou du changement permanent. En effet, Hannah Arendt nous explique très bien dans Les origines du totalitarisme comment ce dernier utilise d’abord le mouvement continu pour asseoir son autorité. Si le changement est inévitable, alors mieux vaut qu’il soit engendré par moi, se dit le chef totalitaire.

La nostalgie et la révolution permanentes sont donc les deux revers d’une même médaille : une volonté pathologique de contrôle du temps dans un contexte d’accélération incessante. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer la similarité étymologique (même si l’une est grecque et l’autre latine) entre la nostalgie et la révolution. « Nostalgie » signifie, en grec ancien, un désir de retour chez soi (nostos) qui susciterait une douleur profonde (alga) ; « révolution » vient du latin revolvo, indiquant pareillement un retour, un recommencement en arrière. Nostalgie ou révolution, il s’agit d’une volonté de retour à un passé immuable, source de réconfort dans un tourbillon sans cesse en branle.

Le libéralisme : responsable politique de l’accélération moderne ?

Cependant, pour Polanyi, il n’est pas question de glorifier un centre modéré, « libéral », qui aurait trouvé le parfait milieu entre ces deux extrêmes. Au contraire, c’est bien ce libéralisme qui serait responsable de cette accélération. Primairement par son incapacité à concevoir le temps long ; car le libéral comprend le temps comme une succession d’instants qui tend naturellement vers le progrès. Comme il nous l’explique, « nulle part la philosophie libérale n’a échoué aussi nettement que dans sa compréhension du problème du changement. Animée par une foi émotionnelle en la spontanéité, l’attitude de bon sens envers le changement a été écartée au profit d’une disposition mystique à accepter les conséquences sociales de l’amélioration économique, quelles qu’elles soient. » Outre un progressisme caractéristique des Lumières, cette « foi émotionnelle en la spontanéité » peut être expliquée par un subjectivisme particulier au libéralisme, où l’individu atomisé veut être libre, sans fin (dans tous les sens du terme). Il faut donc écarter tous les obstacles à son mouvement : le libéralisme, c’est le parti du mouvement. C’est pourquoi le marché en est le complément parfait (et vice-versa) ; il cherche aussi à détruire toute entrave à son libre fonctionnement.

La décélération : une urgence

Le populisme est donc une réaction à cette accélération libérale. Pour répondre à ses aspirations, quelles solutions ? Il y a celle de Zygmunt Bauman : développer une réponse mondiale ou continentale, puisque les « espaces de flux » peuvent facilement outrepasser les « espaces de contrôle locaux ». Celle de David Djaïz qui préconise de fortifier l’État souverain : « C’est cela, la Slow démocratie : la réhabilitation des nations démocratiques dans la mondialisation, l’aménagement d’îlots de décélération face à l’accélération et à l’extension sans limite du domaine de la marchandise ». Ou même celle de François Ruffin, qui, contre la devise macroniste (accélérer, accélérer, accélérer !), souhaite soumettre le « progrès » technologique à la délibération démocratique. Quoi qu’il en soit, si nos élites veulent offrir une réponse sérieuse et honnête à la vague populiste, il est crucial que l’accélération et la décélération soient au centre de leurs préoccupations.

Jai Jagat : les héritiers de Gandhi sur la route pour un monde qui marche

Rajagopal, M.P, 15.11.2019 Benjamin Joyeux

9 novembre 2019, nous atterrissons à Delhi, avec Daniel Wermus, journaliste genevois, et Jean-Marc Lahaye, réalisateur web. Nous avions décidé quelques semaines auparavant de nous rendre en Inde pour aller passer quelques jours aux côtés des marcheurs de Jai Jagat 2020, une grande marche Delhi-Genève pour la justice et la paix partie le 2 octobre dernier et encore trop largement méconnue. Par Benjamin Joyeux.


Après un vol sans encombre, nous arrivons au moment où Delhi, l’immense capitale indienne, subit depuis une semaine un nouvel épisode de pollution rendant l’air très difficilement respirable[1]. Delhi compte actuellement 29 millions d’habitants, en faisant la 2e plus grande ville du monde, la première d’ici 10 ans d’après les Nations Unies[2]. Le niveau de particules fines y dépasse alors jusqu’à 10 fois le niveau recommandé par l’Organisation mondiale de la santé, faisant de Delhi la ville la plus polluée du monde.

Delhi, quartier de Pahar Ganj, 9 novembre 2019 Benjamin Joyeux

Ainsi, nous ne nous attardons pas dans la capitale indienne, et prenons rapidement un train direction Bhopal, à environ 760 km plus au Sud.

Bhopal, ce n’est pas seulement la ville de la catastrophe industrielle qui fit entre 20 et 25 000 morts la nuit du 3 décembre 1984 lors de l’explosion d’une usine de la firme américaine Union Carbide[3]. Bhopal, c’est également la capitale de l’état du Madhya Pradesh, d’environ 2 millions d’habitants, dotée d’un magnifique centre historique gorgé de temples et de mosquées, et d’un lac qui n’est pas sans rappeler Genève.

Lac de Bhopal, 11 novembre 2019 Benjamin Joyeux

Bhopal, c’est surtout la ville qui abrite les principaux locaux de l’organisation Ekta Parishad.

Logo d’Ekta Parishad

Ekta Parishad[4] (« Forum de l’Unité » en Hindi) est un mouvement indien qui s’est fait connaître à l’échelle nationale puis internationale ces dernières décennies pour avoir organisé de grandes marches non-violentes, dans la plus pure tradition du Mahatma Gandhi, afin de défendre les droits des petits paysans sans terres. Une marche de 25 000 petits paysans en 2007, la Janadesh[5], entre Gwalior et Delhi, avait permis à Ekta Parishad d’obtenir un certain nombre de promesses du gouvernement indien d’alors pour les droits des petits paysans et des Adivasis, ces peuples premiers marginalisés et grands oubliés des politiques économiques indiennes. Ces promesses n’ayant pas été suivies d’effets, Ekta Parishad et son leader charismatique, Rajagopal P.V, avaient alors récidivé en 2012 avec une grande marche ayant réuni plus de 100 000 paysans, accompagnés de dizaines d’internationaux, la Jan Satyagraha[6]. Cette fois les résultats obtenus étaient tangibles, avec des garanties juridiques pour l’accès aux ressources des Indiens les plus démunis.

Narendra Modi lors de sa 1ère victoire nationale le 17.05.2014 India.com

Mais en 2014, le BJP[7] de Narendra Modi, parti de la droite nationaliste hindou, arrive au pouvoir. La priorité n’est alors clairement plus l’accès aux ressources pour les plus démunis, mais les investissements directs étrangers pour faire du sous-continent, cette « Inde qui brille » chère à Modi, une puissance économique de premier plan dans la course à la compétitivité mondiale.

Carte de la marche

Lorsque Ekta Parishad demande alors au nouveau pouvoir la mise en œuvre des promesses jusqu’alors obtenus pour les petits paysans, celui-ci lui rétorque que les politiques économiques et foncières à appliquer ne sont pas de son seul ressort, mais sont réclamées par les grandes institutions internationales, FMI, OMC, Banque mondiale, et les différents traités internationaux signés par l’Inde.

« Young team » de Jai Jagat 2020, locaux d’E.P, Bhopal, 11.11.2019 Benjamin Joyeux

Qu’à cela ne tienne, si le nouveau gouvernement indien se déclare impuissant à garantir les droits fondamentaux des plus démunis, Ekta Parishad va s’adresser cette fois-ci directement aux représentants de la communauté internationale. Surtout que les Nations unies adoptent en septembre 2015 l’Agenda 2030 et ses 17 Objectifs de développement durable (ODD), signés par l’ensemble des États de la planète. Un programme universel ambitieux, avec par exemple comme premier ODD l’« éradication de la pauvreté »[8].

Pour Rajagopal et l’équipe d’Ekta Parishad, prenant au mot cet Agenda 2030, une nouvelle marche s’impose, mais cette fois-ci à l’échelle du Globe. Il faut interpeller la communauté internationale et l’ensemble des consciences bien au-delà de l’Inde sur le sort fait aux plus démunis. Décision est prise de marcher de Delhi jusqu’à Genève, siège européen des Nations Unies, pendant un an, d’octobre 2019 à septembre 2020, afin de récolter le long du chemin les doléances et les bonnes pratiques des communautés traversées par la marche.

Une marche pour promouvoir à l’échelle internationale la non-violence telle que définie par le mahatma Gandhi. Une marche pour dialoguer avec les Nations unies lors de son arrivée à Genève fin septembre 2020 afin de faire une place à la société civile et aux représentants des plus démunis dans la réussite de l’Agenda 2030, véritable « plan survie de l’humanité ». Une marche aux 4 piliers très clairs : éradiquer la pauvreté, éliminer l’exclusion sociale, lutter contre la crise climatique et faire cesser la violence et les conflits. Une marche pour faire converger à Genève en septembre 2020 les milliers d’acteurs du changement qui partout sur la planète œuvrent déjà concrètement pour la transition. Bref une marche pour défier l’imagination et faire tomber toutes les frontières : les frontières géographiques, en traversant une dizaine de pays, mais également les barrières mentales, celles que l’on a tous dans nos têtes et qui souvent découragent et empêchent de croire en la possibilité d’un autre monde possible. Cette marche est nommée Jai Jagat (« la victoire du monde, de tout le monde » en Hindi)[9] !

Lorsque nous arrivons à Bhopal, le 11 novembre 2019 au matin, nous commençons par rencontrer l’équipe des jeunes volontaires d’Ekta Parishad. Ceux-ci s’occupent de la mobilisation de la jeunesse et de la communication autour de la marche Jai Jagat 2020. Ils sont en train de préparer une conférence de trois jours consacrée à l’engagement de la jeunesse à l’arrivée des marcheurs à Bhopal fin novembre. Une dizaine de jeunes connectés et surdiplômés, issus des classes moyennes et urbaines indiennes, ayant rejoints l’aventure Jai Jagat.

Un des programmes phares d’Ekta Parishad consiste à rassembler de jeunes diplômés urbains et de jeunes villageois ruraux pour qu’ils puissent échanger et partager ensemble leurs idées le temps d’un weekend de formation autour de la non-violence. Car bien souvent ces deux milieux ne se côtoient pas et ne se croisent même pas, deux mondes cloisonnés qu’Ekta Parishad s’efforcent de relier afin de faire émerger des problématiques et des solutions communes. C’est le bien nommé programme « Rurban »[10].

Parmi les jeunes volontaires de Bhopal, il y a Mohsin (1er à gauche photo ci-dessus), jeune diplômé originaire de la ville, en charge de mobiliser les jeunes urbains pour la campagne Jai Jagat 2020, et qui dirige la réunion.

Pour lui, « les jeunes constituant aujourd’hui la majorité de la population mondiale, ils ont un rôle essentiel à jouer dans le changement nécessaire à l’avènement d’un monde vivable pour tous. Jai Jagat est une fantastique initiative pour leur permettre de se rassembler autour de cette idée. » Mohsin et son équipe tentent ainsi de sensibiliser la jeunesse, à Bhopal et au-delà, principalement via les réseaux sociaux, sur les enjeux globaux grâce à cette marche Delhi-Genève.

Une façon également de remettre Gandhi au goût du jour. Sanya, jeune Instagrameuse et animatrice radio locale présente à la réunion, cite ainsi pour expliquer son soutien à Jai Jagat la fameuse phrase du Mahatma « sois toi-même le changement que tu veux voir dans le monde ».

Sanya (1ère à droite) et la « young team », locaux d’E.P à Bhopal, 11.11.2019 Benjamin Joyeux

Nous quittons Bhopal le lendemain à l’aube avec Aneesh, coordinateur national d’Ekta Parishad, afin d’aller rejoindre les marcheurs de Jai Jagat, dans le district de Bina, à environ 3h de route. Lorsque nous les rejoignons en milieu de journée, cela fait plus d’un mois qu’ils sont sur les routes indiennes.

Partis de Delhi le 2 octobre 2019, jour du 150e anniversaire du Mahatma Gandhi, les marcheurs ont depuis parcouru entre 20 et 25 km par jour dans des conditions parfois dantesques, entre le soleil de plomb, la pollution, en particulier les déchets de plastique, la circulation sur les autoroutes et routes nationales indiennes, etc.

Le groupe de marcheurs se compose d’une cinquantaine de personnes, dont un tiers d’internationaux, avec une forte majorité de Français (mais également un jeune Kényan, un Néo-zélandais, un Suisse et un Espagnol), un tiers de jeunes Indiens urbains et diplômés et un tiers de cadres et de petits paysans d’Ekta Parishad. Et environ la moitié des marcheurs sont des marcheuses, la promotion des femmes étant un des piliers de la campagne Jai Jagat.

Groupe des marcheurs Jagat traversant le Tropique du Cancer, nov. 2019 Jai Jagat 2020

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’accueil impressionnant que reçoivent Rajagopal et le groupe des marcheurs de Jai Jagat sur la route. Sur les places des villages, devant les temples, dans les écoles, à chaque croisement de rues, sur les chemins, des dizaines, voire des centaines de personnes, femmes, hommes, enfants, viennent à la rencontre de Rajagopal et des marcheurs, pour les couvrir de guirlandes, de colliers de fleurs, leur offrir du thé (le fameux Tchaï indien), le gîte et le couvert, juste un sourire, bref le peu qu’ils ont.

On voit bien à la réaction des villageois qu’il ne s’agit pas d’une opération de communication mais qu’Ekta Parishad récolte sur le terrain le fruit de 30 années de travail au plus près des villageois et des communautés les plus marginalisées d’Inde, oubliées de l’État central.

Villageois saluant le passage de la marche, Madhya Pradesh, 13.11.2019 Benjamin Joyeux
Accueil de la marche dans une école, M.P, 13.11.2019 Benjamin Joyeux

Dans les villages, le passage de Jai Jagat permet aux habitants de se rassembler et de prendre la parole, souvent joints également par des politiciens locaux. Ils peuvent alors exprimer leurs doléances, leurs besoins, leurs échecs comme leur réussite…L’occasion de faire société le temps d’une escale de la marche.

Tous ces témoignages, ce matériau humain qui émane directement du terrain, sont recueillis par les marcheurs, qui veulent amener jusqu’à Genève en septembre 2020 ces milliers de voix anonymes. Des voix qui doivent absolument être prises en compte par la communauté internationale, des réalités locales qui doivent amener à un changement global, comme le souligne Jill Carr-Harris, coordinatrice internationale de Jai Jagat, d’origine canadienne et une des principales initiatrices de la campagne :

« Par le dialogue et la discussion avec les populations locales, nous intégrons ensemble leurs idées dans une compréhension plus large, pour lier leur vision locale des problématiques au changement global nécessaire. C’est vraiment intéressant, parce que par le passé, nous avons fait avec Ekta Parishad beaucoup de marches gandhiennes, toujours à l’échelle locale. La différence ici est que nous lions cette marche et ces réalités locales à des objectifs globaux et à des enjeux mondiaux. »

Jill Carr-Harris, à droite, aux côtés de Rajagopal, M.P, 13.11.2019 Benjamin Joyeux

Mais cette marche est loin d’être une promenade de santé. Pendant les trois jours de notre présence, certains des marcheurs internationaux nous font part de leurs difficultés à s’adapter au rythme très soutenu de 25 km par jour, suivis de nombreux meetings et réunions dans chaque lieu traversé, même si leur motivation et leur fierté de participer à cette marche semblent intactes.

Comme le souligne Véronique, une Française originaire de Lyon qui n’avaient jamais été auparavant impliquée dans des mouvements activistes et qui a tout quitté pour rejoindre Jai Jagat : « C’est une très belle aventure qui n’est pas toujours facile, mais on apprend à vivre ensemble dans la non-violence et le respect de l’autre. »

Ou Laurence, autre Lyonnaise âgée de 54 ans, qui a décidé de rejoindre Jai Jagat après être tombée tout à fait par hasard sur une conférence à laquelle participait Rajagopal dans sa ville un an auparavant. Et après avoir également parlé avec Véronique :

« J’ai quitté mon travail, j’ai tout organisé avec ma famille et j’ai quitté une vie très confortable dans un très bel appartement pour vivre cette expérience assez incroyable ici. » ajoutant être extrêmement surprise par sa capacité d’adaptation, réussissant à passer outre la promiscuité du groupe et la vétusté de certains lieux. Elle tient à préciser : « Je ne regrette pas du tout, c’est une chance extraordinaire de vivre tout ça ! »

Véronique et Laurence sur les routes du Madhya Pradesh, 14.11.2019 Benjamin Joyeux

À la question de savoir pourquoi avoir rejoint cette marche et tout quitté pendant un an, Javier, jeune médecin espagnol polyglotte embarqué dans l’aventure répond dans un parfait Français :

« Je ne peux pas donner beaucoup de raisons ou d’explications, c’est plutôt que j’ai ressenti un appel très fort. D’un côté je me reconnais beaucoup dans les objectifs de la marche et la philosophie de la non-violence, et de l’autre c’est aussi une question de transformation personnelle, un pèlerinage. »

Javier, M.P 14.11.2019 Benjamin Joyeux

Pour Shruti, jeune enseignante indienne née dans une petite ville du Tamil Nadu (sud de l’Inde) et ayant grandie à Mumbaï, titulaire d’un master en biotechnologies et qui marche également depuis plus d’un mois :

« J’ai appris à aller profondément en moi pour essayer de me découvrir et c’est ce qui m’a amené à Jai Jagat : chercher la vérité, la paix et une famille pas seulement humaine mais où toutes les espèces vivantes vivraient ensemble en harmonie. »

Shruti en tête de la marche, 13.11.2019 Benjamin Joyeux

Évidemment, face aux immenses enjeux actuels auxquels nous sommes tous confrontés, entre la crise climatique, la destruction du vivant, l’explosion des inégalités, la montée des populismes et de toutes sortes de violences… ces quelques cinquante personnes qui marchent actuellement sur les routes des tréfonds de l’Inde rurale semblent à première vue d’une touchante naïveté, une petite goutte d’eau dans l’océan.

 

La marche ne fait que commencer. Encore plus de 300 jours à tenir, neuf autres pays à traverser, dont l’Iran qui ne connaît pas ces temps-ci une situation politique et sociale très apaisée, des milliers de personnes à rencontrer, des centaines à convaincre de rejoindre la marche, des dizaines de journalistes à contacter afin de faire connaître cette incroyable épopée humaine… Et des milliers de roupies, de dollars, d’euros à collecter pour pouvoir traverser à pied la moitié du globe, ce qui est loin d’être gagné.

Puis à l’arrivée à Genève fin septembre 2020, il s’agira de réussir encore à s’adresser aux différentes agences onusiennes et à des représentants des institutions nationales et internationales afin de permettre à la société civile et en particulier aux plus démunis et marginalisés de pouvoir dialoguer et s’exprimer. À leur permettre d’être de véritables acteurs du changement pour la mise en œuvre de l’Agenda 2030. À faire de la non-violence portée par ces héritiers directs de Gandhi, Mandela et Martin Luther King une stratégie politique efficiente pour changer le réel.

Il est ainsi prévu à l’arrivée de Jai Jagat à Genève toute une série d’évènements à la fois politiques et artistiques pendant une semaine, du 26 septembre au 3 octobre 2020[11].

Les marcheurs n’en sont pas encore là. Chaque pas, chaque mètre supplémentaires, chaque village traversé, chaque frontière qui sera franchie d’ici à l’arrivée à Genève, seront autant de petites victoires qui viendront, ils l’espèrent tous, nourrir la grande Histoire.

Rajagopal mène quant à lui cette marche jour après jour, avec calme et détermination. Cette campagne a un objectif très clair selon lui : porter à l’échelle globale des solutions locales concrètes émanant de la base et recueillies tout au long de la marche. Tout en marchant, Rajagopal tente de synthétiser en quelques phrases toute la philosophie de Jai Jagat, du local au global :

« Parce que la pauvreté, les discriminations, les violences, la crise climatique sont bien réelles, elles ne peuvent pas être résolues simplement par des discussions et des vœux pieux. Même si ces Objectifs de développement durable (Agenda 2030) sont un processus bienvenu, nous avons vraiment besoin d’une action déterminée pour réussir à les concrétiser sur le terrain. Si les gens n’ont pas le contrôle sur leurs ressources mais qu’elles sont contrôlées par des multinationales, s’ils n’ont pas de pouvoir sur leurs propres terres, si les décisions sont prises uniquement dans différents forums internationaux, rien ne saura être résolu. Comment faire pour que les décideurs qui cherchent à répondre aux problèmes au sommet se rendent compte qu’il faut partir des gens à la base ? Ce changement de perspective est la réponse des problèmes de notre temps et quand il arrivera, les problèmes ne seront pas résolus uniquement en Inde, mais également en Afrique, en Amérique Latine, partout sur la planète. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un changement de paradigme dans notre façon de penser et d’agir. C’est ce que la campagne Jai Jagat doit réussir à faire. »

Après ces trois jours de partage assez magiques en compagnie des marcheurs de Jai Jagat, sur les routes du Madhya Pradesh, nous repartons la tête pleine d’images et de couleurs magnifiques, de rires d’enfants et de sourires des plus grands, avec quelques ampoules aux pieds, mais également plein de questions. Comment cette marche de cinquante personnes va-t-elle pouvoir continuer au-delà de l’Inde ? Comment va-t-elle se faire suffisamment connaître pour être rejointe tout au long de son parcours par des dizaines, des centaines, des milliers de nouveaux marcheurs ? Comment va-t-elle pouvoir se financer entièrement jusqu’à Genève ? Comment les représentants des populations les plus pauvres de la planète vont pouvoir réussir à s’exprimer dans les instances nationales et internationales d’une des villes les plus riches du Globe ?

Comme pour la fable du Colibri, en fait tout cela dépend peut-être surtout de chacun d’entre nous, puisque Jai Jagat, c’est la « victoire de tout le monde ». Plein de petits pas pour l’homme, et un grand pas pour l’humanité. Alors tous en marche, notamment en France où il est plus qu’urgent de se réapproprier cette expression, et rendez-vous au plus tard à Genève en septembre prochain.

Pour plus d’informations :

https://www.jaijagat2020.org/

https://jaijagatgeneve.ch/

Pour contribuer financièrement à la marche et aider concrètement les marcheurs :

https://jaijagat2020.eu/donate/

 

[1] Lire notamment dans Le Monde du 3 novembre 2019 : https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/11/03/a-new-delhi-un-brouillard-de-pollution-si-dense-que-les-avions-ne-peuvent-plus-atterrir_6017863_3244.html

[2] Voir le rapport de l’Onu en détail : https://population.un.org/wpp/

[3] Sur la Catastrophe de Bhopal, voir notamment la vidéo de Brut https://www.youtube.com/watch?v=o10VzyumBW8 ou lire l’excellent livre de Dominique Lapierre et Javier Moro Il était minuit cinq à Bhopal, Pocket, 3.12.2012

[4] Voir notamment https://fr.wikipedia.org/wiki/Ekta_Parishad

[5] Sur Janadesh : https://fr.wikipedia.org/wiki/Janadesh_2007

[6] Sur Jan Satyagraha, voir notamment le film Millions can walk http://www.millionscanwalk-film.com/fr

[7] Sur le BJP ou Bharatiya Janata Party, lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Bharatiya_Janata_Party

[8] Lire notamment https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/

[9] Toutes les informations sur le site https://www.jaijagat2020.org/ et en Français sur le site https://jaijagatgeneve.ch/

[10] Voir https://www.youtube.com/watch?v=1URvt2HC8A8

[11] Pour la présentation du FestiForum « Sois le changement », voir le dossier sur le site de Jai Jagat Genève : https://jaijagatgeneve.ch/festiforum-sois-le-changement/

[11] Pour la présentation du FestiForum « Sois le changement », voir le dossier sur le site de Jai Jagat Genève : https://jaijagatgeneve.ch/festiforum-sois-le-changement/

 

Airbnb et les locations touristiques : quand le logement devient marché

Panneau publicitaire Airbnb situé à proximité d’une autoroute urbaine à San Francisco. © Fonts In Use.

Les locations touristiques rentrent aujourd’hui en concurrence avec le parc locatif traditionnel. Elles menacent la capacité de nombreux ménages à se loger. Assimilant nos foyers à un service marchand ou à un capital à rentabiliser, elles pulvérisent non seulement le droit au logement qui a valeur constitutionnelle depuis 1946 en France, mais dégradent également le sens même du mot « habiter ». Il est temps de les soumettre à des réglementations plus strictes et d’envisager leur interdiction pure et simple dans certains territoires tendus. Cette analyse de Jean Vannière constitue le deuxième volet du dossier du Vent Se Lève consacré au « crépuscule des services publics ».


L’expression nous vient du journal Le Monde, dont on reconnaîtra qu’il n’a pas coutume d’abuser des hyperboles : « Airbnb et les plateformes de location touristique sont en train de cannibaliser le parc de logements des grandes villes », au point d’en priver les ménages les plus vulnérables parmi lesquels étudiants, jeunes actifs et travailleurs précaires[1].

La formule a ses précédents dans la presse. Elle traduit le regard inquiet que la société civile porte sur la façon dont la firme au logo d’abeille pénètre nos pénates et altère le fonctionnement de nos villes. Le New Yorker évoque une « invasion » d’Airbnb à Barcelone et le « règne zénithal d’un nouveau genre de logement barbare au design standardisé, vaguement scandinave »[2]. Le Guardian dénonce un « rapt mondial de nos logements par la firme » [3]. Wired annonce l’« âge du tout-Airbnb » et s’inquiète de la financiarisation du logement qu’augure le modèle économique rentier extractiviste imposé par la multinationale[4].

Airbnb bouleverse les rapports entre l’Homme et le logement. Chose inédite dans l’Histoire, ce dernier cesse d’être une « demeure », c’est-à-dire un lieu de stabilité, de fixation et de repos pour un ménage défini. À la place, il se transforme en un produit « liquide » au sens baumanien du terme, dont l’occupation peut évoluer chaque jour et doit en tout cas être maximisée. Plus encore que le parc locatif traditionnel, le logement devient un capital soumis au calcul maximisateur d’un homo œconomicus davantage torturé par le montant de la rente qu’il va bien pouvoir en extraire. Ironiquement, Le Monde voit dans cet ultime procès de marchandisation du logement l’une des causes de la corrosion des liens familiaux[5]. Force est de constater que bien souvent, les solidarités entre parents, enfants ou membres d’une même fratrie ne résistent pas au fait que le foyer familial se transforme en chambre d’hôtes et qu’il devient obligatoire de booker le droit d’y dormir !

À l’origine, l’utopie Airbnb promettait pourtant l’avènement d’un Homme nouveau, « citoyen du monde ». Sa vision du city-break clés en main nous vendait un cosmopolitisme facile, démocratique et enfin accessible à tous. Elle était vantée par une formule commerciale vaporeuse, qui fleurait déjà bon l’oxymore : « belong anywhere » (chez soi partout dans le monde). Le grand rêve suggéré par Airbnb nous fit oublier qu’en ce bas monde, l’Homme est un être fait de chair et de stases. Il a besoin d’un chez-soi bien à lui. Icare finit donc par brûler les ailes de son EasyJet. L’orgueilleux mirage libéral – et léger délire de toute-puissance – du any place, d’un Homme abstrait des frontières terrestres et de tout ancrage et nécessité matériels se dissipa. Il laissa place au cauchemar du no sense of place (nulle part chez soi).

Mark Wallinger, The World Turned Upside Down. © The LSE Library.

Airbnb abîme l’Homme, son habitat et son écologie. La plateforme ne se contente pas de désenchanter le voyage en l’intensifiant et en l’économicisant à outrance. Elle neutralise également le sens du lieu, du foyer, de l’accueil et de la citoyenneté. Les locataires-clients sont réduits à l’état d’enfants-consommateurs de mobilité et de tourisme[6] — de nos jours, l’expression anglaise « travel addict » traduit l’état de manque produit par cette industrie — ou de simples « particules »[7] circulant comme un fluide entre halls d’aéroports et autres non-lieux d’un espace mondial horizontal, réticulaire et hors-sol[8] [9]. Les ménages amenés à placer leur domicile en location, eux, sont consumés par la violence d’un calcul utilitariste qui pénètre leurs vies intimes. Consumés par la question de savoir comment faire un maximum d’argent avec leur domicile.

Le logement français, proie de choix des locations touristiques

Les plateformes de location touristique — Airbnb en tête, mais en fait également Booking, Abritel, HomeAway ou Le Bon Coin — ont déjà réussi à s’emparer d’une part significative du parc locatif de nos métropoles. En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix plus grandes aires métropolitaines de France (Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille), soit 25% de plus que l’offre hôtelière traditionnelle qui ne comptait plus que 260 000 logements disponibles en 2018 selon l’INSEE, et dont le volume d’activité ne cesse de décliner depuis 2015 dans ces grandes villes[10].

En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix principales métropoles de France.

Il faut dire que la firme a tous les arguments pour convaincre les ménages occupants de céder à ses sirènes, à commencer par un modèle économique tentateur ! Selon une étude de Meilleurs Agents et du JDN effectuée en 2016, toutes choses égales par ailleurs, les locations Airbnb rapportent en moyenne 2,6 fois plus par mois que la location classique en France[11]. L’écart de rentabilité se creuse de façon encore bien plus considérable dans les quartiers qui constituent le cœur battant du nouveau marché mondial de la location touristique. La base de données AirDNA et le site d’Airbnb ont par exemple permis de constater des écarts de niveaux de loyers supérieurs à cinq par rapport à ceux pratiqués au mois par le secteur locatif traditionnel dans des quartiers prestigieux comme le Marais, la Place Vendôme (Paris), les Allées de Tourny (Bordeaux) ou la Place Gutenberg (Strasbourg)[12].

Listings Airbnb à Strasbourg, dans la Grande Île, autour du TGI et à la Krutenau. © AirDNA.

Le marché immobilier français constitue ainsi une proie de choix pour les plateformes de locations touristiques. Avec un volume de chiffre d’affaires de 11 milliards de dollars en 2018, l’Hexagone représente d’ailleurs le deuxième marché national d’Airbnb, juste derrière les États-Unis. Toujours selon la plateforme, c’est également le marché national de grande taille en plus forte progression en termes de volume de logements nouvellement mis en location, devant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Cette croissance insolente est confirmée par l’INSEE, qui a enregistré une centaine de millions de nuitées dans des logements loués via les plateformes internet en 2018 en France, et une progression de respectivement 25%, 19% et 15% de ce nombre de nuitées en 2016, 2017 et 2018[13] — soit de plus de 70% en trois ans.

Le Carrousel Disney dans la métropole

Déjà météorique, la croissance d’Airbnb est encore plus fulgurante et retorse dans les grandes métropoles. Selon le New Yorker, 20 millions de touristes prennent désormais d’assaut Barcelone chaque année grâce à ces plateformes[14]. Le Guardian et Inside Airbnb relèvent quant à eux qu’avec plus de 65 000 logements mis en location touristique sur la plateforme, Paris occupe la deuxième place mondiale — derrière Londres et ses 80 000 logements — des villes proposant le plus d’annonces de locations touristiques Airbnb, fin octobre 2019[15] [16]. Selon Le Monde, Paris est même de loin première du classement si le nombre d’annonces est rapporté au nombre total de logements du parc résidentiel. 3,8% du parc parisien est actuellement proposé en permanence à la location via Airbnb, contre 1,5% à Rome et 1,2% à Londres[17].

À Paris, ce sont plus de 35 000 logements qui ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les seules plateformes Airbnb et HomeAway[18]. Selon les données compilées par AirDNA, en 2019, 75 000 logements parisiens sont désormais mis en location sur leurs sites internet, dont 35 000 plus de quatre mois par an[19]. On peut dès lors considérer qu’ils perdent leur vocation résidentielle[20] [21]. Ce sont donc autant de logements qui sont officiellement transformés en logements occasionnels, résidences secondaires ou logements vacants aux yeux de la typologie des fichiers logement de l’INSEE, dont la typologie ne prend pas encore en compte correctement le phénomène et est malheureusement incapable de quantifier son ampleur et sa gravité[22].

À Paris, plus de 35 000 logements ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les plateformes Airbnb et HomeAway.

Plus encore que Paris cependant, ce sont les grandes métropoles provinciales qui sont les premières victimes de la vampirisation d’Airbnb. Déjà en 2018, selon Le Monde, le pourcentage du parc immobilier des communes de Bordeaux (3,7%), Strasbourg (3,4%) et Nantes (3,1%) mis en location à l’année sur Airbnb était bien supérieur à celui de Paris (2,5%). Ces chiffres peuvent paraître modérés. Ils masquent cependant une réalité bien plus prononcée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, en France, le parc locatif ne représente qu’une minorité — un tiers — du parc de logements[23]. Certes, dans le cœur des grandes métropoles, ce pourcentage est plus élevé. Néanmoins, si l’on tient compte du statut d’occupation, c’est en fait une part bien plus considérable du parc locatif qui est préemptée par les locations touristiques. Il avoisine les 8% à Bordeaux.

Listings Airbnb à Bordeaux, de Saint-Michel aux Allées de Tourny. © AirDNA.

Le phénomène est encore plus spectaculaire si l’on considère également les logements qui ont été occasionnellement proposés à la location sur Airbnb au cours de l’année. Selon les chiffres de l’Observatoire Airbnb, une plateforme internet de diffusion de données sur le développement des locations touristiques fondée par Matthieu Rouveyre, élu PS bordelais, 6,5% du parc de logements de la commune de Paris et environ 15% de son parc locatif ont fait l’objet d’au moins un listing au cours de l’année. À Bordeaux, c’est le cas de 9,3% du parc de logements et un peu moins de 20% du parc locatif[24].

Quand le Marché prive les ménages d’un logement

Cette préemption du parc locatif par les plateformes de locations touristiques est en large partie responsable de la hausse accélérée de la construction de nouveaux logements dans les principales métropoles, confrontées à une demande en état d’insatisfaction chronique et dévoreuse de foncier. Ce phénomène est à l’origine du paradoxe suivant : celui d’une augmentation récente très nette du nombre de mises en chantier de bâtiments à usage résidentiel dans les grandes métropoles au cours des dernières années, bien supérieure à ce qui pourrait être expliqué par leur croissance démographique modérée ou même la réduction de la taille de leurs ménages, certes plus gourmands en logements[25]. En clair, nos villes continuent de se bétonner et de s’étendre, certes parce que le nombre de m² occupés par individu continue de croître, mais aussi parce qu’elles laissent libre cours à la voracité d’usages superfétatoires du logement — location touristique, augmentation de la vacance de logements dégradés et d’un parc immobilier de prestige laissé vacant durant la majeure partie de l’année, etc[26].

Touristes maniant un selfie stick sur l’Esplanade du Trocadéro à Paris. © Associated Press.

Mort sociale des quartiers « prime »

La vampirisation d’Airbnb est à géométrie — et géographie — variable. Elle cache des situations bien plus sévères dans certaines métropoles et certains quartiers spécifiques. Les locations Airbnb étant ultra-concentrées géographiquement et majoritairement destinées à des individus seuls ou en couple, elles préemptent en premier lieu les plus petits[27] et les plus beaux logements des quartiers dits « prime », ces quartiers hyper-centraux et touristiques des grandes métropoles — pour reprendre l’expression consacrée par le secteur immobilier anglo-saxon — situés à proximité immédiate des principaux monuments historiques de la ville en question. Or, c’est précisément ce type de logement qui est déjà concerné par la plus forte tension, dans un contexte conjoint de métropolisation de la population française et de réduction de la taille moyenne des ménages, davantage demandeurs de petits logements. Selon l’INSEE, ce phénomène s’accélère d’ailleurs depuis 2015 en France[28].

Ainsi, les données de la base AirDNA font apparaître que des quartiers comme les Allées de Tourny, Bourse-Parlement, les Capucins (Bordeaux), Euralille, les abords de Notre-Dame-de-la-Treille (Lille), les pentes de la Croix-Rousse, Fourvière (Lyon), le Vieux-Port, le Panier (Marseille), Sainte-Anne, Saint-Roch (Montpellier), Bouffay (Nantes), le Vieux-Nice, Jean-Médecin, le Carré d’Or (Nice), la Butte Montmartre, le Sentier, le Marais, Saint-Michel, Odéon, Vendôme (Paris), le Parlement de Bretagne, Saint-Pierre-Saint-Sauveur (Rennes), le Carré d’Or, la Place Gutenberg (Strasbourg)[29], les Carmes, le Capitole et Matabiau (Toulouse) sont particulièrement touchés. À Paris, les 2e, 3e et 4e arrondissements constituent l’épicentre historique du phénomène, au point où une association de riverains tente de sensibiliser l’opinion publique sur ses implications locales délétères depuis déjà trois ans[30].

Dans les rues de certains quartiers, 50% du parc locatif et la quasi-totalité des petits logements sont déjà phagocytés par les locations touristiques.

Concernant l’identité de la personne physique ou morale propriétaire qui met en location touristique ces logements et le nombre de logements qu’elle détient, on observe également un niveau de concentration parfois extrême. Selon une étude menée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) et des étudiants de Sciences Po, la majorité des logements parisiens mis en location sur Airbnb dans les secteurs de l’Île Saint-Louis, du Marais, du Sentier, du Quartier Latin ou de l’Odéon est détenue par des multi-propriétaires qui possèdent plusieurs autres biens immobiliers[31].

Listings Airbnb à Paris, de l’Hôpital Saint-Louis à l’Odéon. © AirDNA.

Monopoly n’est donc plus seulement un jeu de société. Un phénomène pyramidal de concentration du logement locatif est à l’œuvre dans nos villes. Il a notamment été décrit par Saskia Sassen[32]. À son sommet, quelques Thénardier et surtout beaucoup de multi-propriétaires abrités derrière des sociétés civiles immobilières gèrent plusieurs dizaines de baux locatifs chacun, transformant le cœur des beaux quartiers des grandes métropoles en un vaste domaine néo-féodal. C’est ce qu’a pu constater la revue Wired, en enquêtant sur la formation d’un empire locatif illégal de 43 logements à New York, qui s’étendait d’Astoria à Harlem en passant par l’Upper East Side. Ce dernier a généré cinq millions de dollars de revenus en quatre ans. Ses gestionnaires avaient également acquis des participations dans d’autres réseaux de locations touristiques aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en France, en Suisse, en République Tchèque et à Singapour[33]. Ces révélations rendent l’affirmation des dirigeants d’Airbnb, selon laquelle la plateforme serait « utilisée par des ménages mono-propriétaires, ayant occasionnellement recours à la location touristique afin de générer des compléments de revenus pour améliorer leurs fins de mois »[34] un brin malhonnête.

La concurrence économique et le pouvoir d’exclusion que le marché de la location touristique exerce sur le parc locatif traditionnel s’intensifie donc particulièrement dans les cœurs des grandes métropoles, et surtout depuis 2015. À cette date, le nombre de logements mis en location touristique sur Airbnb dans le parc de leurs communes-centre n’a cessé de bondir. En seulement un an, de mai 2016 à mai 2017, il a augmenté de 120% à Bordeaux et Nantes, 80% à Montpellier, 60% à Lyon et Strasbourg, 50% à Marseille, 40% à Lille et 30% à Paris[35].

Extension du domaine du Marché

La location touristique en vient même à s’attaquer, de façon totalement illégale, au parc social. Principales organisations du monde HLM en France, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) et sa division francilienne (AORIF) ont dernièrement enjoint Airbnb, Le Bon Coin et De Particulier À Particulier (PAP) à lutter plus efficacement contre les mises en location de logements HLM sur leurs plateformes, tant celles-ci se sont multipliées[36] [37]. En France, une telle pratique est pourtant explicitement interdite par la loi[38]. Des locataires ont d’ailleurs été assignés en justice par des bailleurs sociaux comme la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP), et condamnés pour avoir proposé leur logement social à la location[39] [40].

La location touristique en vient même à s’attaquer illégalement au parc social. Les mises en location de HLM sur les plateformes se sont multipliées.

Les propos de Jean-Louis Dumont, directeur de l’USH, s’éclairent dès lors d’un sens nouveau. Selon lui, « le logement, notamment à Paris et dans les grandes agglomérations, devient un sujet de plus en plus préoccupant pour des dizaines de milliers de familles. À ce titre, il ne doit pas être possible de le percevoir comme un bien de consommation comme un autre. Le logement, et particulièrement le logement social, ne doit pouvoir faire l’objet d’une marchandisation qui va à l’encontre non seulement des règles, mais aussi de la morale »[41].

Vaines paroles ? La vampirisation du parc locatif provoquée par les locations touristiques Airbnb devient en tout cas un enjeu réglementaire primordial pour les grandes métropoles françaises, mais aussi pour l’État. Depuis le 1er décembre, un décret et un arrêté parus les 30 et 31 octobre derniers, pris en application de la loi ÉLAN du 23 novembre 2018[42], obligent certes les différentes plateformes internet à transmettre une fois par an aux services de 18 communes françaises, la liste des annonceurs qui mettent des logements en location sur leur territoire[43] [44].

Cependant, les dispositions prévues par ces textes de loi sont décevantes, pour ne pas dire illisibles et complaisantes envers les plateformes et les propriétaires de logements mis en location touristique. Elles exigent des gestionnaires qu’ils ne transmettent les données relatives à leurs activités qu’une fois par an — au lieu de trois, comme certaines collectivités locales l’avaient initialement exigé —, et brisent ainsi les capacités réglementaires locales des collectivités en leur interdisant explicitement de procéder à davantage de contrôles, et n’obligent pas les gestionnaires à renseigner le nom de la plateforme en ligne sur laquelle ils ont posté leur annonce.

Ces textes de loi paralysent donc, plutôt qu’ils ne les organisent, de véritables moyens d’encadrement et de réglementation pour les collectivités. Ces dernières ne seront pas en mesure de mener une politique de contrôle efficace. Débordés, leurs agents seront réduits à mener leurs enquêtes par eux-mêmes, épluchant alla mano les sites internet de chaque plateforme de location touristique afin d’espérer y dénicher les logements mis illégalement en location. Selon Ian Brossat, adjoint à la Maire de Paris, cette reculade ne peut être expliquée que par les activités de lobbying menées par les plateformes auprès des parlementaires de la majorité LREM[45].

Pire encore, à travers l’extension du domaine de la concurrence, l’Union européenne contribue également à ce que ses États-membres soient dans l’incapacité technique et juridico-légale d’organiser toute politique de réglementation adéquate concernant les locations touristiques. Le 30 avril dernier, Maciej Szpunar, avocat général près la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), a par exemple estimé qu’Airbnb ne devait pas être soumis aux dispositions de la loi Hoguet, rejetant ainsi la plainte d’un justiciable français selon lequel la plateforme Airbnb devrait être soumise aux mêmes obligations légales, comptables et fiscales que les entreprises du secteur de l’intermédiation immobilière en France (agents immobiliers, administrateurs syndics)[46]. Depuis le siège social de sa division EMEA sis en Irlande afin d’échapper aux fiscs nationaux, Airbnb a même osé se fendre d’un communiqué réagissant à la décision de justice, poussant le vice jusqu’à s’en féliciter publiquement[47].

Outre-Atlantique, au nom du respect du Quatrième amendement[48], un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, révélateur de la toute puissance actuelle de ce que Thomas Piketty nomme l’« idéologie propriétariste » [49], a quant à lui défait un arrêté municipal de la Ville de New York qui enjoignait aux gestionnaires de locations touristiques de renseigner un ensemble d’informations sur leur logement et l’identité de leurs locataires. Un des arguments motivant l’arrêt était qu’une telle mesure serait « de nature vexatoire envers les propriétaires »[50]. L’idéologie propriétariste si puissante dans notre pays, consacrée par la Révolution française et l’époque napoléonienne, permet d’expliquer pourquoi le Ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, a récemment déclaré qu’il était inenvisageable de remettre en question les caractéristiques élémentaires de ce droit sanctuarisé, « le plus absolu » au terme de l’article 544 du Code civil[51] [52].

Arrêter l’hémorragie des villes, moraliser l’usage du logement

Malgré ces revers juridico-légaux et politiques, partout dans le monde, la résistance s’organise. Les municipalités ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent attendre d’obtenir un imprimatur de leur gouvernement ou des institutions européennes pour mettre en œuvre les réglementations nécessaires à la protection du droit au logement et à la vie digne de leurs résidents[53]. Or, quand il s’agit de réglementer, ces dernières sont tout sauf dénuées d’inventivité.

Londres, Madrid, Seattle et San Francisco ont instauré une limite maximale initiale de cent vingt jours — dernièrement abaissée à quatre-vingt-dix jours à San Francisco — annuels durant lesquels un hébergeur peut mettre à disposition son appartement sur un site de location touristique[54] [55]. À Amsterdam, c’est seulement soixante jours, bientôt trente, et les contrevenants s’exposent à 12 000 euros d’amende[56]. À New York, jusqu’à la dite décision de la Cour suprême, il était illégal de louer un logement entier en dessous de trente jours consécutifs et une loi votée en 2016 y punissait les annonces non-conformes de 7 500 dollars d’amende[57]. Santa Barbara (États-Unis, Californie) a réintroduit la même réglementation, qui n’a jusqu’alors pas encore été invalidée par la Cour. Berlin interdit de louer sur une courte durée plus de 50% de la surface disponible d’un même appartement, sous peine de devoir s’acquitter d’une coquette pénalité de 100 000 euros[58]. En 2012, Barcelone rend obligatoire la possession d’une licence délivrée par la municipalité afin d’obtenir le droit d’avoir recours aux locations touristiques. À partir de 2014, leur délivrance est gelée dans le centre-ville et les loueurs irréguliers contrevenants s’exposent à 30 000 euros d’amende. Enfin, en 2017, ce gel est institutionnalisé, étant indéfiniment prolongé et rendu légalement opposable par les documents d’urbanisme de la ville, comme le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamiento Turístico »)[59] [60] [61] [62].

Dans plusieurs villes américaines (Chicago, La Nouvelle-Orléans, Santa Monica, Oxnard) et italiennes (Bergame, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Lecce, Lucques, Milan, Naples, Rome, Palerme, Parme, Rimini, Sienne, Turin), le site d’Airbnb informe qu’une taxe est levée par les autorités locales pour chaque nuitée touristique. Toujours à Santa Monica et Oxnard (États-Unis, Californie), il est également obligatoire de posséder une licence, dont la délivrance a récemment été gelée. À Los Angeles, depuis 2018, il faut payer une taxe-malus annuelle de 850 dollars pour avoir le droit de louer son logement plus de 120 jours par an[63]. En cette même année, il devient purement et simplement interdit d’avoir recours aux locations touristiques de courte durée à Palma de Majorque[64] [65] et Vienne, les contrevenants s’exposant à une amende de 50 000 euros dans la capitale autrichienne. Il en sera de même à Jersey City (États-Unis, New Jersey) et Valence (Espagne) l’année prochaine[66]. Enfin, pas plus tard que le 1er décembre dernier, Boston (États-Unis, Massachussetts) a interdit la sous-location touristique et la location par des propriétaires occupant leur logement moins de neuf mois par an.

En France aussi, il y a urgence à agir localement afin de limiter les effets de la location touristique sur la muséification et la destruction du tissu social de nos villes. Les cœurs des métropoles françaises sont en effet victimes d’une hémorragie démographique. À Paris, pour réemployer l’aphorisme parlant d’Ian Brossat, « on remplace désormais des habitants par des touristes »[67]. La ville se vide de ses classes moyennes[68]. Selon l’INSEE elle perd plus de 10 000 habitants chaque année sans interruption depuis 2011. L’intervention réglementaire des municipalités se devra donc d’être juste, morale et sans doute radicale. Ian Brossat suggère d’ailleurs d’interdire purement et simplement la location d’appartements entiers dans les quatre premiers arrondissements de Paris[69].

Surtout, il faut réaffirmer la puissance du droit public et notamment du droit au logement, qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946[70]. Ré-imprégner ces derniers de la notion d’interdit plutôt que celle d’efficacité économique, voilà l’enjeu. Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il ne doit jamais le devenir. Face au vide et à l’insécurité juridiques dans lesquels le Législateur plonge, et à la toute puissance du désir individuel de surconsommation servicielles que le Marché développe, il est urgent d’opposer un cadre juridico-légal clair et lisible, des réglementations strictes et surtout un souci moral de justice sociale à ce nouvel espace de négoce que les plateformes de location touristique souhaiteraient créer[71].

Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il faut réaffirmer le droit au logement qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946.

En l’absence actuelle de l’État, les collectivités locales devraient au moins essayer de se charger de cette ambitieuse mission, dans la limite de leurs moyens techniques et réglementaires. Parce que, pour reprendre l’expression du journal britannique The Conversation, Airbnb « fait souffrir nos villes »[72], elles doivent imaginer dès à présent les instruments qui permettront d’interdire ou de limiter l’hyper-marchandisation du logement, afin de garantir l’accès de chacun à ce dernier.

« Less Tourists, More Refugees », slogan mural populaire apposé le 5 décembre 2019 lors d’une manifestation syndicale dans la rue de la Hache à Strasbourg. © Jean Vannière.

Comme le disait Karl Polanyi, économiste austro-hongrois en exil à Londres en 1944, témoin lucide de la déshumanisation produite par le libéralisme classique et l’extension du domaine du Marché qui précéda la dévastation des sociétés européennes à partir des années 1930, il faut « placer la terre, et tout ce qu’elle renferme de nécessaire à la subsistance de l’Homme, hors de la juridiction et de l’emprise du Marché »[73]. Le monde doit donc être rendu « indisponible » au Marché, pour reprendre le terme à la mode dernièrement conçu par Hartmut Rosa ; c’est-à-dire au désir de l’Homme et au pouvoir de prédation dont il faut lucidement reconnaître que ce dernier renferme. Une telle entreprise de mise en indisponibilité commence par le logement [74].


[1] Le Monde. Immobilier : « Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes ». 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[2] The New Yorker. « The Airbnb Invasion of Barcelona ». 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[3] The Guardian. Technology : « How Airbnb took over the world ». 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[4] Wired. « Welcome to the Airbnb for Everything Age ». 10 mars 2019. https://www.wired.com/story/airbnb-for-everything/

[5] Le Monde. « Quand Airbnb sème la zizanie dans la famille ». 27 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2019/09/27/quand-airbnb-seme-la-zizanie-dans-la-famille_6013319_4497916.html

[6] Libération. « Airbnb : l’enfer, c’est les hôtes ». 26 juin 2020. https://www.liberation.fr/france/2020/06/26/airbnb-l-enfer-c-est-les-hotes_1792558

[7] Consulter à ce sujet :

1. LSE Podcast. Wendy Brown: « When Firms Become Persons and Persons Become Firms ». 9 juillet 2015. https://www.youtube.com/watch?v=eHvGsKXqL8s

2. Wendy Brown (2015). Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. Princeton : Princeton University Press.

[8] Consulter à ce sujet :

1. The New York Times. Thomas Friedman: « It’s a Flat World After All ». 3 avril 2005. https://www.nytimes.com/2005/04/03/magazine/its-a-flat-world-after-all.html

2. Thomas Friedman (2005). The World is Flat. New York: Farrar, Strauss and Giroux.

3. The New York Times. Thomas Friedman: « Coronavirus Shows How Globalization Broke the World ». 30 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/30/opinion/sunday/coronavirus-globalization.html

[9] Consulter à ce sujet :

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari (1980 [2013]). Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie. Paris: Minuit.

2. Manuel Castells (2004). The Network Society. A cross-cultural perspective. Londres: Edward Elgar.

3. Jan Van Dijk (2005). The Deepening Divide: Inequality in the Information Age. Londres: Sage Publications.

[10] INSEE. Capacité des communes en hébergement touristique entre 2013 et 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2021703

[11] Consulter les articles suivants sur l’étude du JDN et de Meilleurs Agents :

1. JDN. A Paris, la location Airbnb rapporte 2,6 fois plus que la location classique. 30 mars 2016. https://www.journaldunet.com/economie/immobilier/1175834-location-airbnb-versus-location-classique/

2. Meilleurs Agents. La location Airbnb est-elle vraiment plus rentable que la location classique? 31 mars 2016. https://www.meilleursagents.com/actualite-immobilier/2016/03/etude-rentabilite-location-saisonniere-airbnb/

[12] AirDNA. https://www.airdna.co

[13] Consulter à ce sujet :

1. INSEE. Les logements touristiques de particuliers loués via internet séduisent toujours. INSEE Focus n°158. 18 juin 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4172716

2. INSEE. La location de logements touristiques de particuliers par internet attire toujours plus en 2017. INSEE Focus n°133. 21 novembre 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646406

3. INSEE. Les logements touristiques de particuliers proposés par internet. INSEE Analyses n°33. 22 février 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2589218

[14] The New Yorker. The Airbnb Invasion of Barcelona. 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[15] Inside Airbnb : adding data to the debate. http://insideairbnb.com

[16] The Guardian. Technology : How Airbnb took over the world. 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[17] Le Monde. Immobilier : comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[18] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[19] AirDNA. https://www.airdna.co

[20] En France, selon la loi, un logement est considéré comme étant une résidence principale quand son occupant y réside plus de huit mois par an.

Consulter : Légifrance. Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?cidTexte=JORFTEXT000028772256&idArticle=JORFARTI000028772281&categorieLien=cid

[21] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[22] INSEE. Documentation fichier détail : Logement. 22 octobre 2019. https://www.insee.fr/fr/information/2383228

[23] Commissariat Général à l’Égalité des Territoires (CGET). « Le parc de logements ». Fiche d’analyse de l’Observatoire des territoire 2017. https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/sites/default/files/Fiche-OT-le%20parc%20de%20logements_0.pdf

[24] Observatoire National Airbnb. http://observatoire-airbnb.fr

[25] Rue89 Strasbourg. Pourquoi Strasbourg construit plus que dans les années 1990 et pour qui? https://www.rue89strasbourg.com/enjeux2020-strasbourg-construction-logement-betonisation-163841

[26] Au sujet du développement de la vacance dans l’immobilier de prestige des grandes métropoles, consulter les articles suivants du journal britannique The Guardian :

1. The Guardian. Super-tall, super-skinny, super-expensive: the “pencil towers” of New York’s super-rich. 5 février 2019. https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/05/super-tall-super-skinny-super-expensive-the-pencil-towers-of-new-yorks-super-rich

2. The Guardian. London property prices blamed for record exodus. 28 juin 2018. https://www.theguardian.com/money/2018/jun/28/london-property-prices-blamed-for-record-exodus

3. The Guardian. Ghost towers : half of new-build luxury London flats fail to sell. 26 janvier 2018. https://www.theguardian.com/business/2018/jan/26/ghost-towers-half-of-new-build-luxury-london-flats-fail-to-sell

4. The Guardian. The London skyscraper that is a stark symbol of the housing crisis. 24 mai 2016. https://www.theguardian.com/society/2016/may/24/revealed-foreign-buyers-own-two-thirds-of-tower-st-george-wharf-london

[27] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi ?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

Pour information, à Paris, plus de 87% des logements loués à l’année sont des petits surfaces (40m² ou moins), contre 12% dans le parc immobilier français.

[28] INSEE. Des ménages toujours plus nombreux, toujours plus petits. 28 août 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3047266

[29] AirDNA. https://www.airdna.co

[30] Aux Quatre Coins du Quatre, association du 4e arrdt. de Paris. Colloque du 18 mars 2017. Les locations saisonnières dans le 4e arrondissement : une désertification invisible? https://www.api-site.paris.fr/mairies/public/assets/2017%2F7%2FRapport%20du%20colloque%20du%2018%20mars%202017.pdf

[31] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[32] Consulter à ce propos :

1. Saskia Sassen (2014). Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge: Harvard University Press.

Sassen ré-exploite la lecture d’Engels de la propriété privée, en tant qu’instrument d’extraction de valeur mis en œuvre par la bourgeoisie avec l’aide des institutions d’État (droit de la propriété, etc.). Elle la complète et la modifie cependant, indiquant qu’à l’heure de la mondialisation financière, cette dernière tend à s’émanciper progressivement et partiellement du cadre géographique et des nécessités juridico-légales de l’État, formant une « global bourgeoisie » en capacité d’abstraire son existence et la circulation des chaînes de valeur qu’elle met en place des frontières nationales. Au sujet de l’extractivisme mis en œuvre par les professions financières et para-financières (« FIRE economy ») dans les « global cities », Sassen ré-exploite implicitement le concept d’ « extraction de survaleur » développé par Marx dans le Capital.

Consulter notamment :

– Karl Marx (1867[1972]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1878[1963]). Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

2. Housing Europe. Saskia Sassen : “The ‘housing question’ is no longer simply about housing”. 28 mai 2019. http://www.housingeurope.eu/resource-1280/the-housing-question-is-no-longer-simply-about-housing

3. The Guardian. Saskia Sassen : “Who owns our cities — and why this urban takeover should concern us all”. 24 novembre 2015. https://www.theguardian.com/cities/2015/nov/24/who-owns-our-cities-and-why-this-urban-takeover-should-concern-us-all

4. LSE Cities, LSE Urban Age. Saskia Sassen: “The Politics of Equity: Who owns the city?”. 9 décembre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=UAQuyizBIug

5. Librarie Mollat. Interview de Saskia Sassen. 13 février 2016. https://www.youtube.com/watch?v=7qApjsjig0w

6. Saskia Sassen. On New Geographies of Extraction. 29 janvier 2018. https://www.youtube.com/watch?v=ChPgXnldEnw

[33] Wired. How Nine People Built an Illegal $5 Million Airbnb Empire in New York. 24 juin 2019. https://www.wired.com/story/how-9-people-built-illegal-5m-airbnb-empire-new-york/

[34] Le Monde. Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[35] Le Monde. Comment Airbnb a investi Paris et l’hyper-centre des grandes villes. 24 août 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/paris-et-les-hypercentres-des-grandes-villes-le-business-lucratif-d-airbnb-en-france_5168623_4355770.html

[36] Consulter les communiqués suivants de l’Union Sociale pour l’Habitat à ce sujet :

1. Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

2. Union Sociale pour l’Habitat. Non à la sous-location touristique des logements sociaux. 15 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/actualites/non-la-sous-location-touristique-des-logements-sociaux

[37] Consulter à ce sujet :

1. Caisse des Dépôts et Consignations (Banque des Territoires). L’USH et l’AORIF somment les plateformes de location meublée d’informer les locataires HLM sur les risques encourus. 7 novembre 2019. https://www.banquedesterritoires.fr/lush-et-laorif-somment-les-plateformes-de-location-meublee-dinformer-les-locataires-de-hlm-sur-les

2. Les Échos. Le monde HLM somme Airbnb et consorts de tout faire pour ne pas sous-louer de logements sociaux. 5 novembre 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/le-monde-hlm-somme-airbnb-et-consorts-de-tout-faire-pour-ne-pas-sous-louer-de-logement-social-1145476

[38] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[39] T.I. Paris, 15ème arrdt., jugement du 9 mai 2017. Régie Immobilière de la Ville de Paris / Madame X.

[40] Le Monde. Elle sous-loue son HLM via Airbnb. 29 juin 2017, mis à jour le 4 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/vie-quotidienne/article/2017/06/29/elle-sous-loue-son-hlm-via-airbnb_6004435_5057666.html#more-20296

[41] Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

[42] Légifrance. Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037639478&categorieLien=id

[43] Légifrance. Décret n°2019-1104 du 30 octobre 2019 pris en application des articles L.324-1-1 et L. 324-2_1 du code du tourisme et relatif aux demandes d’information pouvant être adressées par les communes aux intermédiaires de location de meublés de tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039296575&categorieLien=id

[44] Légifrance. Arrêté du 31 octobre 2019 précisant le format des tableaux relatifs aux transmissions d’informations prévues par les articles R. 324-2 et R. 324-3 du code du tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=F0591D567CB8D0FBDEA7A16B55C3F39C.tplgfr35s_1?cidTexte=JORFTEXT000039309243&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039309097

[45] Le Monde. Le gouvernement recule sur les obligations de transparence des plateformes de locations touristiques. 14 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/le-gouvernement-recule-sur-les-obligations-de-transparence-des-plateformes-de-locations-touristiques_6019117_3224.html

[46] European Court of Justice. According to Advocate General Szpunnar, a service such as that provided by the Airbnb portal constitutes an information society service. 30 avril 2019. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019-04/cp190051en.pdf

[47] Consulter à ce sujet :

1. The Guardian. Airbnb should be seen as a digital service provider, ECJ advised. 30 avril 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/apr/30/airbnb-should-be-seen-as-a-digital-service-provider-ecj-advised

2. Airbnb UK Ltd: company details. https://www.airbnb.co.uk/about/company-details

3. Airbnb France SA : coordonnées de l’entreprise. https://www.airbnb.fr/about/company-details

[48] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[49] United States National Constitution Center. Fourth Amendment. https://constitutioncenter.org/interactive-constitution/amendment/amendment-iv

[50] Thomas Piketty (2019). Capital et Idéologie. Paris: Seuil.

[51] Consulter à ce sujet :

1. Légifrance. Code Civil, article 544. https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006428859&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=18040206

2. Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

3. Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

[52] Consulter à ce sujet :

1. Le Parisien. Julien Denormandie : « Autant de logements vacants dans notre pays, c’est inacceptable ». 10 février 2020. https://www.leparisien.fr/economie/julien-denormandie-autant-de-logements-vacants-dans-notre-pays-c-est-inacceptable-10-02-2020-8256510.php

2. Le Monde. Le gouvernement veut réduire le nombre de logements inoccupés. 10 février 2020. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/10/le-gouvernement-veut-reduire-le-nombre-de-logements-inoccupes_6029088_3224.html

[53] Gemeente Amsterdam. Press release : « Cities alarmed about European protection of holiday rental ». https://www.amsterdam.nl/bestuur-organisatie/college/wethouder/laurens-ivens/persberichten/press-release-cities-alarmed-about/

[54] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[55] El País in English. Madrid adopts rules that will shut down over 10,000 holiday apartments. 27 mars 2019. https://elpais.com/elpais/2019/03/27/inenglish/1553702152_849878.html

[56] France Inter. Airbnb : comment les villes organisent la résistance à travers le monde. 19 novembre 2019. https://www.franceinter.fr/societe/airbnb-comment-les-villes-organisent-la-resistance-a-travers-le-monde

[57] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[58] The Guardian. Berlin ban on Airbnb rentals upheld by city court. 8 juin 2016. https://www.theguardian.com/technology/2016/jun/08/berlin-ban-airbnb-short-term-rentals-upheld-city-court

[59] CityLab. How Barcelona is limiting its Airbnb rentals. 6 juin 2018. https://www.citylab.com/life/2018/06/barcelona-finds-a-way-to-control-its-airbnb-market/562187/

[60] El País. Barcelona prohibe nuevos pisos turísticos a la espera de la regulación del Govern. 15 novembre 2019. https://elpais.com/ccaa/2019/11/15/catalunya/1573822393_796751.html

[61] El País. Barcelone aprueba la norma que prohíbe abrir nuevos hoteles en el centro. 28 janvier 2017. https://elpais.com/economia/2017/01/27/actualidad/1485508289_914165.html

[62] La Vanguardia. Barcelona pide a Airbnb que retire 2.577 pisos turísticos ilegales de su web. 23 mai 2018. https://www.lavanguardia.com/local/barcelona/20180523/443786171972/barcelona-lista-ilegales-airbnb.html

[63] Los Angeles City Planning Department. Home-Sharing Ordinance. 11 décembre 2018. https://planning.lacity.org/ordinances/docs/HomeSharing/adopted/FAQ.pdf

[64] Le Figaro. Palma de Majorque interdit les locations d’appartements aux touristes. 29 avril 2018. https://immobilier.lefigaro.fr/article/palma-de-majorque-interdit-les-locations-d-appartements-aux-touristes_3a86420e-4af1-11e8-b142-d0e0b34620c1/

[65] The New York Times. To Contain Tourism, One Spanish City Strikes a Ban on Airbnb. 23 juin 2018. https://www.nytimes.com/2018/06/23/world/europe/tourism-spain-airbnb-ban.html

[66] The New York Times. Airbnb Suffered a Big Defeat in Jersey City (NJ). Here’s What That Means. 5 novembre 2019. https://www.nytimes.com/2019/11/05/nyregion/airbnb-jersey-city-election-results.html

[67] Europe 1. Airbnb : À Paris, « on remplace des habitants par des touristes », alerte Ian Brossat. 12 mai 2019. https://www.europe1.fr/politique/airbnb-a-paris-on-remplace-des-habitants-par-des-touristes-alerte-ian-brossat-3898127

[68] Le Monde. À Paris, des classes moyennes en voie de disparition accélérée. 11 juin 2019. https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/06/11/a-paris-des-classes-moyennes-en-voie-de-disparition_5474562_4811534.html

[69] Le Monde. Ian Brossat souhaite l’encadrement d’Airbnb dans le centre de la capitale. 6 septembre 2018. https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/06/ian-brossat-souhaite-l-encadrement-d-airbnb-dans-le-centre-de-la-capitale_5350996_823448.html

[70] Voir 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

[71] Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale contre le marché total. Paris: Seuil.

[72] The Conversation. Airbnb and the short-term rental revolution — How English cities are suffering. 23 août 2018. https://theconversation.com/airbnb-and-the-short-term-rental-revolution-how-english-cities-are-suffering-101720

[73] Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

[74] Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : Éditions La Découverte.

Peugeot Fiat-Chrysler : un mariage pour le meilleur ou pour le pire ?

Siège PSA @WikipédiaTTTAAA

Le mariage Peugeot (PSA) Fiat-Chrysler (FCA) a été annoncé avec l’aval de l’État français. Fort de l’expérience passée en matière de rapprochement entre entreprises, les inquiétudes se font jour concernant cette « fusion entre égaux ». Malgré les attentes fortes concernant les synergies et économies d’échelle attendues, les risques de voir une nouvelle entreprise française passer sous contrôle étranger, ou de faire naître un géant de l’automobile qui deviendrait ingouvernable, ont de quoi laisser sceptique dans le paysage d’une industrie nationale française déjà mise à mal.


LES TENANTS DU PROJET

Durant des années, Fiat-Chrysler a cherché à nouer une alliance avec un autre groupe automobile. C’était le grand projet de Sergio Machione(1). En avril dernier, le mariage avec Renault-Nissan était plutôt bien engagé. Mais la procédure avait échouée au dernier moment, pour cause de réticence de Nissan et de l’État français.

Le 31 octobre 2019, le constructeur automobile français, Peugeot, et l’italo-américain Fiat- Chrysler ont annoncé un accord de fusion, pouvant donner naissance au 4e constructeur automobile du monde. Ce dernier pèsera 50 milliards de dollars en bourse. Les perspectives sont avant tout industrielles pour FCA et davantage d’ordre stratégique pour Peugeot qui cherche ainsi à développer ses compétences dans la construction de voitures électriques (de manière à accéder au très convoité marché américain). S’ajoute à cela un fort besoin d’investissement et de recherche pour les voitures électriques et autonomes, investissements qui seraient favorisés par des économies d’échelles. Tous deux réunis ont surtout à cœur de devenir de sérieux concurrents des mastodontes Toyota, General Motors et Volkswagen, bien que cette dernière s’est vue affaiblie par la tourmente du « diesel gate ».

«LES GROUPES ANNONCENT UNE FUSION SANS FERMETURES D’USINES MAIS SANS GARANTIE SUR L’EMPLOI»

Le siège social du nouvel ensemble se trouvera au Pays-Bas et bénéficiera, de facto, des avantages fiscaux offerts par ce dernier. En effet, l’impôt sur les sociétés bataves est l’un des plus bas de la zone euro. Il est, sans nul doute, un paradis fiscal pour les entreprises au sein de l’UE. En outre, le groupe nouveau-né pourra user de la possibilité de reporter ses pertes réalisées à l’étranger, d’une année sur l’autre. Ainsi, sur une année de bénéfices le nouvel ensemble pourra faire peser des pertes d’années précédentes pour diminuer fictivement ses résultats et payer moins d’impôts. En somme : réaliser des opérations d’optimisation fiscale tout à fait légales.

Quant à l’emploi, au cœur des préoccupations des salariés des deux côtés des Alpes, les groupes annoncent une fusion sans « fermeture d’usines », mais sans garantie sur l’emploi. Les syndicats se disent, néanmoins, déjà inquiets et vigilants sur cette question.

Côté transalpin, le ministre italien de l’industrie Roberto Gualtieri a appelé John Elkann, dirigeant de Fiat-Chrysler, pour le féliciter de l’accord passé. Même son de cloche en France, puisque Bruno Lemaire, ministre de l’économie, a indiqué se satisfaire de cette fusion entre « égaux ». Son discours de confiance a des accents faussement colbertistes sur la construction de géants transnationaux, tout en se positionnant en garant de la protection des emplois et de l’empreinte industrielle française. On tique forcément devant l’optimisme affiché par notre ministre, tant l’État a fait montre de faiblesse, voire de complaisance, dans nombre de dossiers industriels : de Ford à Blanquefort, en passant par la mise en cause de Renault sous l’effet de la justice nippone. Persiste dans l’air comme un sentiment de déjà vu, déjà entendu, déjà floué, déjà berné… Cette parole qui se veut forte aux prémices des projets et faibles quand viennent les promesses non tenues des multinationales ne fait que participer à la dégradation toujours plus rapide de l’appareil industriel français.

L’entrée sud de l’usine PSA de Vesoul @WikipediaQscpoo

Pourtant, Peugeot était devenu le récit d’une réussite à la française. L’État était venu au secours du géant en 2013, après que le groupe se soit retrouvé au bord de la faillite. Cette situation avait fait entrer le chinois Dongfeng au capital de l’entreprise, au côté de l’État français (750 M€ chacun). Depuis, dans un contexte plutôt favorable au marché automobile mondial, PSA était parvenue à redevenir une entreprise rentable, investissant fortement sur les réductions de consommation, active à chaque opportunité de conquête de nouveaux marchés. Certes, il y eut un prix à ce retour de la croissance et les salariés en furent les premiers à en pâtir. Néanmoins, il s’agit à présent d’une entreprise en bonne santé financière malgré les transformations auxquelles se trouve confronté l’ensemble du secteur. Ainsi, il apparaît clair que l’entrain de l’État dans cette affaire s’est davantage assimilé au comportement d’un spéculateur, pressé de trouver son retour sur investissement, de prendre son bénéfice selon le jargon, qu’à celui d’un État stratège soucieux de préserver l’excellence française.

LA FUSION ENTRE ÉGAUX, UN CONTE DE FÉE ?

À chaque rapprochement d’entreprises, on nous ressort la même rengaine. La fusion entre égaux est la clé de voûte marketing à l’endroit des actionnaires et de l’opinion publique pour tout bon avocat ou banquier d’affaires qui se respecte. En effet, elle permet de ne pas effrayer les parties prenantes quant à la domination d’un groupe sur l’autre tout en ménageant les susceptibilités politiques. Pourtant, lorsqu’on analyse attentivement, on remarque qu’il s’agit – très – généralement de l’absorption d’une entreprise par une autre, plutôt qu’une union consentante. Derechef, il est très difficile de déterminer l’égalité des deux entités : s’agit-il du nombre de salariés, du chiffre d’affaires, de la capitalisation boursière, du secteur d’activité ou de la perspective d’union visant la domination du marché ? Les exemples sont pourtant légion de ces fusions prétendument égalitaires, Lafarge-Holcim et Essilor-Luxoticca pour ne citer qu’elles, et qui finissent marquées par une forte hiérarchie interne entre les deux parties qui en étaient à l’origine.

Souvent mésestimée dans ces opérations, l’organisation des entreprises est un facteur d’échec assez récurrent. Les négociations de fusion se déroulent en cercle restreint et doivent très vite aboutir afin de ne pas égailler la convoitise de concurrents. Cependant, un groupe est constitué de milliers de salariés avec une histoire et une culture particulière, des logiciels informatiques et des procédures spécifiques. La mise en adéquation des systèmes informatiques et des procédures est un coût sous-estimé des fusions qui peut fracasser en plein vol ces mariages. La vie quotidienne du couple devient alors le facteur déterminant de la rupture imminente avant même que l’union ne soit consommée.

«TANT D’EXPÉRIENCES PRÉCÉDENTES MONTRENT QUE DANS LES ANNÉES SUIVANT CES FUSIONS, L’UN DES DEUX GROUPES PREND LE PAS SUR L’AUTRE (…) TRANSFORMANT L’AUTRE GROUPE EN UNE SIMPLE COQUILLE VIDE.»

Dans le cas de Peugeot et FCA, la répartition des parts du nouvel ensemble sera faite de façon équilibrée, sur la base d’un partage à hauteur de 50/50(2). Toutefois, il est évident que certains actionnaires auront un poids plus fort que d’autres. On pense évidemment aux membres de la famille Agnelli, fondateur historique de Fiat, qui possède déjà 28%(3) de Fiat-Chrysler, là où la famille Peugeot a le même nombre de parts que l’Etat français et Dongfeng(4) dans le groupe, c’est-à-dire 12,23%(5), le reste des capitaux étant disponibles sur le marché. Tant d’expériences précédentes montrent que dans les années suivant ces fusions, l’un des deux groupes prend le pas sur l’autre et finit par mettre ses hommes aux postes clés, voire déplacer les sièges sociaux, transformant à terme l’autre groupe en une simple coquille vide.

Deux cas récents viennent illustrer ce triste processus. Le premier est la fusion entre Lafarge (français) et Holcim (Suisse). Cette fusion apparaissait à l’époque pour les spécialistes comme cohérente dans l’optique de concurrencer le chinois Anhui Conch et le mexicain Cemex. Or, profitant de meilleurs résultats économiques et des déboires de Lafarge au Moyen-Orient, Holcim a totalement mis la main sur la nouvelle entité. Aujourd’hui, le dirigeant de Lafarge-Holcim est issue de la sidérurgie Suisse et le siège social déplacé de Paris à Zurich.

Le second cas, celui de Essilor (français) et Luxottica (italien), deux géants de l’optique, qui ont fusionné en 2018. À la conclusion de l’accord, les mêmes promesses de parité dans la gouvernance et de synergies positives étaient brandies. Force est de constater qu’à ce jour les promesses ne sont pas tenues. Une guerre se joue à la tête de la nouvelle entreprise pour savoir qui en prendra le contrôle. L’actionnaire majoritaire du groupe (32%),et deuxième fortune d’Italie, Leonardo Del Vecchio, fait pression pour placer ses hommes à la tête du groupe. Selon une source citée par La-Croix(6) il aura, d’ici 2021, les pleins pouvoirs. L’inquiétude monte du côté des syndicats et des salariés, la CGT allant même jusqu’à défendre le PDG de Essilor Hubert Sagnière. Voilà comment d’une situation dite équilibrée à la conclusion de l’accord, les guerres de pouvoirs fleurissent, et, à ce jeu, les Français sont toujours les perdants.

Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Blvd de Bercy @FlickrMaureen

Les fusions entre égaux sont donc en somme bien plus rares qu’il n’y paraît puisqu’elles déguisent la plupart du temps des rachats non-assumés comme tels. Or, les actionnaires sortent toujours gagnants de ces opérations, ils empochent de généreux dividendes, alors que les salariés sont lésés et les emplois perdus. Au cœur de ce désastre social, l’État adopte pourtant toujours la même stratégie destructrice : se comporter comme un actionnaire parmi d’autres, en quête d’une rentabilité maximale, toujours à court terme. La France fait preuve d’une naïveté consternante quant à la protection de ses actifs économiques, à l’heure où le protectionnisme dans la compétition mondiale devient la règle. Ces derniers passent sous pavillon étranger, les usines ferment et les emplois industriels en pâtissent. L’État a une responsabilité à ce niveau dans sa stratégie d’intelligence économique quasi inexistante. L’affaire Alstom l’atteste. Cette union, qui ne s’annonce finalement pas sous les meilleures augures pour PSA, permettra t-elle une prise de conscience si Peugeot se retrouve dans quelques années complètement subordonné à sa supposée égale ? L’avenir nous le dira. Mais l’on ne pourra alors pas prétendre que nous ne savions pas.

Article co-rédigé par Lauric Sophie et Damien Barré

[1] Dirigeant emblématique de la firme entre 2004 et 2018

[2] Le conseil d’administration sera composé 11 membres, 5 places pour Peugeot, 5 places pour Fiat-Chrysler et un siège pour Carlos Tavarez président du nouveau groupe.

[3] Source BFMBUSINESS

[4] Entité chinoise qui a permis à Peugeot de s’implanter sur le marché automobile en Chine.

[5] Source BFMBUSINESS

[6] Source La Croix

Libéralisation du secteur de l’électricité : la grande arnaque

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Initialement justifiée par une promesse de prix plus bas pour les consommateurs français, la libéralisation du secteur de distribution de l’électricité aux particuliers s’est finalement traduite par une envolée des tarifs réglementés de vente (TRV) d’EDF et des prix du marché privé au cours de la décennie 2010. Le 1er août dernier, les TRV ont encore augmenté de 1,23%, cette hausse faisant suite à un renchérissement spectaculaire de 5,9% intervenu le 1er juin dernier. La libéralisation est également responsable d’une explosion des abus des fournisseurs d’énergie à l’encontre des ménages français, dont s’alarme aujourd’hui le Médiateur National de l’Énergie. Elle nous enjoint à questionner la pertinence de la privatisation et de la mise en concurrence systématiques des anciens marchés dits « de monopole public ».


Mauvaise nouvelle pour le portefeuille des ménages français. Le 1er août dernier, les tarifs réglementés de vente (TRV) qui déterminent les montants des factures d’électricité domestique d’EDF, dont s’acquittent encore 28 millions de ménages français, ont augmenté de 1,23%[1]. En juin dernier, ils avaient déjà bondi de 5,9%, soit la plus forte augmentation depuis 20 ans[2]. Une telle hausse équivalait à 90 euros de facture par an pour un foyer se chauffant à l’électricité, soit une part considérable du reste-à-vivre des ménages appartenant aux trois premiers déciles de revenus. Or, un tiers d’entre eux est déjà en situation de précarité énergétique en France[3].

Sous la pression du mouvement des « Gilets jaunes », le Gouvernement avait pourtant annoncé vouloir différer leur augmentation. Après avoir connu une envolée entre 2010 et 2018, les TRV devaient temporairement se stabiliser. Un tel répit aurait été bienvenu car leur revalorisation annuelle avait abouti à une augmentation des prix de l’électricité de plus de 20%[4][5]. Las, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) en a décidé autrement. Elle a rappelé en février dernier qu’une hausse de 5,9% devait intervenir au mois de juin 2019 au plus tard.

Dans le même temps, le phénomène de précarité énergétique se développe en France et touche aujourd’hui 12% des ménages[6]. La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait courir le risque à une part croissante d’entre eux de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique, dont plusieurs organisations comme la Fondation Abbé Pierre[7], le CREAI[8] ou le CLER[9] soulignent les effets dévastateurs sur l’état de santé physique et psycho-sociale des personnes concernées.

La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait aujourd’hui courir le risque à de nombreux ménages français de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique.

Au-delà d’être excessive, la hausse actuelle des prix de l’électricité est en grande partie la conséquence de la politique de privatisation et de mise en concurrence dans le secteur de la distribution de l’électricité et du gaz. La principale justification politique apportée par la Commission européenne à cette mise en concurrence était pourtant de permettre aux consommateurs de bénéficier de prix bas[10].

Genèse de la libéralisation

En France, sous l’effet de la transposition des directives européennes de libéralisation des marchés de fourniture de l’électricité et du gaz aux particuliers[11], ces derniers se sont ouverts à la concurrence. En 2000, la CRE était créée afin de veiller au fonctionnement du marché en voie de libéralisation de l’énergie et d’arbitrer les différends entre opérateurs et consommateurs[12]. En 2004, EDF perdait son statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) pour devenir une société anonyme (SA) [13][14]. Ce choix fut effectué afin de réduire l’entreprise à l’état de simple concurrent au sein du futur marché privé de distribution énergétique. Enfin, début 2007, les marchés de distribution du gaz et de l’électricité aux ménages ont été définitivement libéralisés[15]. À cette date, les ménages français ont pu souscrire un contrat de fourniture auprès d’opérateurs privés concurrents.

Conformément aux exigences de Bruxelles, Paris a ainsi mis en place un système de fonctionnement de marché privé dont il était attendu qu’il favorise la concurrence entre distributeurs, et par là, une baisse des prix des énergies dont les consommateurs devaient être les bénéficiaires[16]. Il s’agissait également de permettre à tout opérateur privé de s’installer sur le marché de distribution de l’énergie et à ces nouveaux utilisateurs des réseaux de distribution de bénéficier, selon les termes de la Commission, d’un droit d’accès « libre, transparent et non-discriminatoire »[17].

Dans la réalité, le démantèlement des monopoles publics de distribution en vigueur dans de nombreux pays européens a eu un effet exactement inverse. Les prix de vente des énergies aux particuliers se sont littéralement envolés. La libéralisation du marché de l’électricité a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité en Espagne[18][19]. Elle a également été particulièrement douloureuse au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni[20] tandis que dans l’Hexagone, les prix de l’électricité connaissent aujourd’hui un plus haut historique et continuent d’augmenter à un rythme sans précédent depuis le Second Choc pétrolier[21]. Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ?

Dans certains pays européens, la libéralisation a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité.

Dans le sillage de la libéralisation du marché national de distribution de l’électricité en 2007, le législateur fait voter le 7 décembre 2010 la loi NOME[22], portant sur une nouvelle organisation des marchés de l’électricité.  Cette loi est à l’origine de la création d’un mécanisme dit d’« accès régulé à l’énergie nucléaire historique» ou « ARENH », mécanisme par lequel EDF se voit obligé de céder une part de son électricité produite grâce au nucléaire à ses concurrents pour des tarifs « représentatifs des conditions économiques de production » selon les termes de la loi [23]. En France, le secteur du nucléaire permet de produire de l’électricité à prix faible, car inférieur aux sources de production autres que l’hydraulique[24]. L’objectif était donc de stimuler la concurrence, afin que les fournisseurs alternatifs s’approvisionnent en électricité au même coût qu’EDF et abaissent leurs tarifs de distribution.

Concrètement, avec l’ARENH, EDF devait céder un quart de sa production nucléaire à la concurrence privée, à un prix fixé par arrêté ministériel de 42€/MWh[25]. Les concurrents d’EDF avaient ainsi accès à 100 TWh/an d’électricité nucléaire. Cependant, dans un contexte de mondialisation du marché des énergies, ces sociétés sont également amenées à se fournir sur des marchés étrangers au sein desquels les cours de l’électricité, soumis à la conjoncture internationale, sont fortement instables. Parfois, comme en 2016, les prix du marché mondial s’effondrent. Durant cette période, EDF n’a par conséquent vendu aucun kilowatt à ses concurrents qui préféraient s’approvisionner ailleurs. D’autres fois, au contraire, dans un contexte de crise de l’offre ou d’inflation de la demande, les prix augmentent et l’ARENH devient compétitif. Ce mécanisme offrait ainsi aux opérateurs concurrents d’EDF une opportunité d’arbitrage : ils pouvaient se fournir sur le marché mondial quand les prix étaient bas ou via l’ARENH quand ils étaient élevés.

Au cours des années 2010, cependant, en raison de l’appétit du marché asiatique, les prix de gros internationaux ont beaucoup augmenté, de sorte que l’ARENH est devenu hyper-compétitif au regard du marché mondial. Les fournisseurs privés internationaux se sont alors rués vers l’ARENH et ont fait exploser son plafond de vente. 132,98 TWh d’électricité ont été demandés pour l’année 2019, soit 33 TWh de plus que la limite fixée par la Loi[26], forçant le Gouvernement et le Parlement à considérer en urgence, et contre l’avis d’EDF, une augmentation du plafond de vente [27][28][29][30]. En attendant, pour continuer à fournir leurs clients, les opérateurs privés ont été contraints de se tourner vers le marché international[31].

Le mythe de l’auto-régulation

L’histoire aurait pu s’arrêter là. EDF aurait ainsi vu sa compétitivité-prix accrue sur le marché de distribution aux particuliers, aux dépens des autres opérateurs privés soumis aux prix élevés et peu concurrentiels du marché international. Cependant, adoptant l’interprétation « hard line » du principe de concurrence de la Commission européenne, la CRE a estimé que  l’accroissement des écarts de prix de vente entre ceux d’EDF et des autres opérateurs privés représentait une menace à l’encontre du principe de libre concurrence. Elle a alors décidé d’intervenir afin d’affaiblir par la force l’avantage concurrentiel d’EDF. Dans une délibération datant de février dernier, elle a préconisé au Gouvernement français de mettre en oeuvre une augmentation des TRV afin de respecter le principe de « contestabilité » des tarifs[32].

Selon cet anglicisme qui constitue désormais une notion de droit économique européen, le niveau des TRV doit être fixé afin que tout fournisseur privé soit en mesure de les concurrencer afin de garantir son maintien sur le marché[33]. En clair, la contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés. Elle protège les intérêts de l’offre (les fournisseurs) plutôt que ceux de la demande (les ménages). À ce titre, 40% de l’augmentation du prix proposée par la CRE au Gouvernement — 3,3€/MWh sur 8,3€/MWh — n’est pas liée à la hausse objective des coûts d’exploitation d’EDF. Elle provient d’un choix méthodologique consistant à faire correspondre le prix de vente de l’électricité produite par le nucléaire d’EDF à celui fixé dans le cadre de l’ARENH[34]. L’objectif de la CRE était ainsi de limiter les effets négatifs que des TRV bas pouvaient avoir sur la capacité de pénétration et de maintien sur le marché des opérateurs privés concurrents d’EDF.

La contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés : elle protège les intérêts de l’offre plutôt que de la demande.

Par ailleurs, Bruxelles ne s’est pas contentée d’affaiblir la position d’EDF sur le marché de distribution aux particuliers. La Commission a également ordonné à la France de supprimer définitivement son système de réglementation tarifaire. Adoptée le 11 avril dernier, la loi PACTE a d’ores et déjà programmé la suppression des TRV pour les particuliers et copropriétés au 1er juillet 2023[35]. Elle constitue la suite logique d’un arrêt du Conseil d’État où ce dernier estimait que le maintien des TRV était « contraire au droit de l’Union européenne », constituant « une entrave à la réalisation de marchés de l’électricité et du gaz naturel libres et concurrentiels »[36].

Concurrence(s) et guerre civile

La suite de l’histoire a fait la une de la presse au cours des derniers mois, sur fond de tensions sociales et politiques brutalement ravivées par le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi d’inquiétude grandissante exprimée par les ménages françaises quant à l’acquittement de leurs factures énergétiques en explosion.

La validation par le Gouvernement des préconisations de la CRE a d’abord fait bondir les associations de consommateurs. En avril, la CLCV et UFC-Que Choisir adressaient une lettre ouverte au Président de la République, lui enjoignant de renoncer à la hausse du tarif[37]. Selon elles, « approuver cette augmentation reviendrait à tourner le dos aux attentes des Français en termes de pouvoir d’achat et à la logique de dialogue mise en place avec ces derniers depuis le Grand Débat National ». La lettre est restée sans réponse.

À l’annonce de l’augmentation effective des tarifs en juin dernier, les deux associations décident de saisir le Conseil d’État[38]. Le secrétaire général de la CLCV, François Carlier, justifiait cette saisine sur RTL : « cela fait dix ans que le marché français de distribution de l’énergie a été libéralisé. Le fait que les autorités prétendent aujourd’hui être obligées d’augmenter les tarifs de vente du fournisseur historique afin de stimuler la concurrence est complètement paradoxal. (…) C’est en tout cas une décision injustifiable si l’on se place du point de vue de l’intérêt des consommateurs pour lesquels la seule chose qui compte est de bénéficier de prix abordables. La proposition de hausse de la CRE pose donc des problèmes de droit et en la suivant, le Gouvernement commet une faute »[39].

EDF se retrouve dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, mais vivent d’une rente énergétique.

Les associations de consommateurs n’ont pas été les seules à réagir à l’augmentation des TRV. L’Autorité de la Concurrence l’a elle-même contestée. Dans un avis du 25 mars, l’AAI (Autorité Administrative Indépendante) en charge de la réglementation des marchés en France a estimé que la hausse proposée « conduirait à faire payer aux consommateurs les effets du plafonnement de l’accès régulé à l’électricité nucléaire. Le surcoût serait de 600 millions d’euros pour ces derniers. (…) La hausse des tarifs apparaît dès lors comme contraire à la volonté du Parlement de proposer des tarifs permettant de restituer aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique. (…) Une telle régulation conduirait à transformer, sur le marché de détail aux particuliers, le prix plafond réglementé en prix plancher pour EDF, avec pour effet d’offrir aux clients restés fidèles aux TRV la garantie pour le moins paradoxale de « bénéficier des prix les plus élevés du marché ».[40]

Ces derniers mois, Jean-Bernard Lévy, directeur d’EDF, alertait l’opinion publique sur la position de faiblesse dans laquelle EDF est actuellement mise par la faute de la CRE et de la doctrine libérale du « marché privé de l’électricité » défendue par la Commission. Dans une tribune parue dans Le Figaro en mai dernier[41], c’est le principe de fonctionnement même de l’ARENH qu’il dénonçait, permettant selon lui à des acteurs privés d’accroître considérablement leurs marges sur le dos d’investissements publics, en se dédouanant des charges et risques financiers liés à l’entretien matériel du réseau. En juin dernier, il tirait la sonnette d’alarme : « depuis des années, EDF est victime du système actuel de régulation de l’accès à l’énergie nucléaire. On ne peut pas obliger EDF, entreprise qui a à sa charge l’ensemble des investissements infrastructurels, à subventionner d’autres distributeurs d’électricité privés qui ne font, eux, aucun investissement dans le réseau public (…). Nos concurrents attendent que nous leur fournissions à un prix ultra-compétitif une énergie qu’ils ne produisent même pas afin d’accroître leurs marges. Aujourd’hui, des grands groupes s’implantent sur le marché de la distribution d’électricité et viennent faire beaucoup d’argent aux dépens d’EDF»[42].

Il est vrai que le principe de séparation des gestionnaires de réseau et des fournisseurs de services voulu par Bruxelles produit aujourd’hui un tel niveau d’incohérence que même des think-tanks ultra-libéraux et minarchistes comme la Fondation IFRAP reconnaissent qu’il n’est pas viable, voire même absurde. Selon l’IFRAP, EDF est : « victime d’un système qui contraint l’entreprise à subventionner ses propres concurrents privés alors que dans un fonctionnement de marché libéralisé, ces derniers devraient plutôt réaliser les investissements pour produire eux-mêmes de l’électricité »[43]. EDF se retrouve ainsi dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, et donc virtuellement aucune richesse, mais vivent malgré tout d’une rente énergétique.

Il est dès lors permis d’acquiescer aux propos d’Henri Guaino, ancien Commissaire général du Plan qui, dès 2002 dans les colonnes du Monde, alertait l’opinion publique sur « l’absurdité économique et technique de la séparation des secteurs de production et de distribution de l’énergie ». Selon lui, « la privatisation voulue par la Commission est un leurre, compte tenu des besoins considérables de financement qu’appellent le renouvellement des équipements de production et la diversification des modes de production énergétique. (…) Comme celle de la SNCF, la réorganisation d’EDF est porteuse de conséquences graves, que les institutions européennes s’efforcent de dissimuler derrière de pseudo-impératifs d’efficacité concurrentielle »[44].

Leçons d’un mirage idéologique

En résumé, le cas de la libéralisation et de la privatisation du marché de l’électricité en France est instructif à plusieurs égards. Premièrement, il nous offre un cas d’étude des incohérences folles auxquelles tout raisonnement logique trop dogmatique peut conduire. De ce point de vue, le paralogisme ultra-libéral — ou plutôt néolibéral — de la concurrence artificiellement stimulée avancé par la Commission européenne et la CRE est digne d’un enseignement scolastique sur les syllogismes. En bref, la puissance publique prétend intervenir en augmentant les TRV, et en sacrifiant ainsi l’intérêt des consommateurs, « au nom du principe de concurrence ». Or, aux yeux de la Commission européenne elle-même, un tel principe est légitimé par le fait que « seule la concurrence permet de défendre l’intérêt des consommateurs »[45]. Marcel Boiteux et les économistes de la Fondation Robert Schuman n’ont pas manqué de s’amuser de ce savoureux paradoxe[46]. Dans un article intitulé « Les ambiguïtés de la concurrence », l’auteur du problème de Ramsey-Boiteux, maître à penser des politiques de tarification publique, déclarait : « avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence! »[47].

Avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence!

Deuxièmement, cette affaire nous permet de constater que derrière la prétendue neutralité axiologique du « jeu pur et parfait de la concurrence » avancé par la Commission, se cache une entreprise politique visant à démanteler le monopole de distribution du secteur public de nombreux États membres[48]. On voit se dessiner ici ce qui constitue le cœur d’une idéologie politique en même temps que sa quadrature du cercle. Afin de faire basculer le maximum de ménages clients du système public réglementé vers le marché privé, les fournisseurs concurrents doivent être capables de concurrencer les TRV d’EDF. Or, en France, ces derniers en sont actuellement tout bonnement incapables. La Commission et la CRE multiplient alors les initiatives politiques afin d’altérer les règles du jeu de façon plus ou moins conforme à leurs dogmes, osant pour cela user de méthodes coercitives[49] ou même renier certains postulats idéologiques originels quant au fonctionnement des marchés[50].

Ce constat nous amène à notre troisième point. Le cas de figure dans lequel nous sommes plongés remet en question l’illusion selon laquelle la mise en concurrence tendrait systématiquement à un lissage optimal des tarifs pour le consommateur et devrait à ce titre constituer l’unique horizon de fonctionnement des marchés[51]. Comme le résume l’économiste Paul de Grauwe, « il existe bel et bien des limites au marché »[52][53]. De ce point de vue, la première observation pragmatique qui s’impose est que si la CRE en est réduite à demander au Gouvernement d’intervenir afin de fixer artificiellement à la hausse les prix de la ressource électricité, le marché est faillible et il est très loin d’être autorégulé[54].

Par ailleurs, certains secteurs, et notamment les activités de réseau (trains, distribution énergétique), constituent des « monopoles naturels ». Cela veut dire qu’ils ont traditionnellement été organisés comme tel parce qu’ils y ont naturellement intérêt[55]. En effet, ce sont des activités où les économies d’échelle et les coûts d’entrée sur le marché sont si considérables que la collectivité publique doit contrôler ce dernier afin d’empêcher qu’il ne tombe aux mains d’un nombre limité d’opérateurs privés. Comme cela a déjà été le cas par le passé dans des secteurs comme le transport ferroviaire au début du XXe siècle aux États-Unis[56] ou la distribution d’électricité en Californie au début des années 2000 (scandale Enron), les acteurs privés pourraient profiter de leur position dominante afin de soutirer une rente d’oligopole en pratiquant des prix trop élevés auprès de leurs clients ou en évinçant une demande jugée trop coûteuse à satisfaire. Une telle dynamique emporte des implications dramatiques en termes d’accroissement des inégalités entre les consommateurs, et donc d’érosion du fonctionnement démocratique des marchés[57][58][59][60][61].

À ce titre, comme le disent Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, « le marché de distribution de l’électricité n’est pas un marché comme les autres » parce que « l’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État » [62]. L’observation est a fortiori justifiée compte tenu du fait qu’un phénomène de monopolisation est actuellement à l’œuvre dans des pans entiers des économies développées[63][64]. Sont notamment concernées les activités de réseaux et celles qui nécessitent des investissements infrastructurels ou informationnels considérables[65][66]. Or, le phénomène d’hyper-concentration aux mains d’un secteur privé sur-consolidé génère une dégradation de la diversité, du prix et de la qualité des biens et services proposés aux consommateurs[67][68].

Le marché de l’électricité n’est pas un marché comme les autres. L’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État.

Dans le cadre d’un fonctionnement de marché privé du secteur de l’électricité, un autre risque est lié au fait que certains usagers périphériques pourraient être purement et simplement exclus des services de distribution en raison des coûts d’accès à l’offre que représentent le raccordement et l’entretien du réseau électrique pour ces derniers, notamment dans des territoires mal desservis[69]. De ce point de vue, le service public de l’électricité permet la péréquation tarifaire, en subventionnant les coûts d’accès des ménages[70][71][72]. La loi du 10 février 2000, relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité, avait consacré cette notion de service public de l’électricité dans le droit français, qui « a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national, dans le respect de l’intérêt général (…) des principes d’égalité et de continuité du territoire, et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, de prix et d’efficacité économique, sociale et énergétique »[73].

Il est donc pertinent de considérer le marché de l’énergie comme un service d’intérêt général, a fortiori compte tenu du fait que notre territoire national est vecteur d’inégalités potentielles en raison de ses nombreux espaces ruraux, d’altitudes variées, insulaires ou ultra-marins[74][75]. Ces réalités sont à mettre en comparaison avec celles d’autres pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, dont les populations sont réparties de manière plus homogène et sur des territoires beaucoup plus densément peuplés et imposant beaucoup moins de contraintes physiques. Cet argument élémentaire de géographie économique[76] semble n’avoir jamais été entendu par la Commission européenne qui estime qu’il n’existe aucune spécificité géographique ou institutionnelle dans le fonctionnement des marchés nationaux.

Par ailleurs, la théorie néoclassique du marché adopte le postulat d’une offre homogène et ignore la question de l’inégale qualité des biens et services fournis aux consommateurs. Or, la libéralisation du secteur de la distribution aux particuliers s’est traduite par une dégradation spectaculaire et à géométrie variable de la qualité des services de distribution d’énergie aux particuliers. En France, on constate notamment une envolée du nombre de plaintes pour harcèlement lié au démarchage téléphonique, de litiges portant sur des contestations de souscriptions abusives, ou encore de dénonciations de pratiques commerciales trompeuses. À tel point que Jean Gaubert, Médiateur National de l’Énergie (MNE), s’en est inquiété dans son rapport annuel, publié en mai dernier[77][78].

Selon l’enquête menée par le MNE, 56% des Français interrogés ont déclaré avoir été démarchés de manière intempestive par au moins un distributeur au cours de l’année 2018, soit une augmentation de plus de 50% en un an. Afin d’augmenter leur clientèle, plusieurs fournisseurs ont aussi eu recours à des pratiques de tromperie aggravée. Le MNE a souligné la multiplication des démarchages téléphoniques visant à informer de fausses mesures législatives en vertu desquelles le changement de fournisseur serait obligatoire. Plus grave encore, le nombre de ménages saisissant le MNE pour changement de fournisseur de gaz ou d’électricité à leur insu s’est lui aussi envolé, en augmentation de 40% sur un an. Plusieurs fournisseurs d’électricité ont même eu recours à des stratégies de souscriptions de contrats cachées, notamment à l’occasion de la vente de produits électroménagers dans des magasins grand public[79].

Enfin, comme les travaux des théoriciens britanniques de la welfare economics l’ont démontré[80], le secteur public doit prendre en compte le coût environnemental des activités de production d’énergie, passé sous silence dans le cadre du fonctionnement de marché privé[81][82]. La question est cruciale en ce qui concerne le secteur énergétique, non seulement s’agissant du nucléaire et de ses déchets radioactifs aux demies-vies de millions d’années[83][84], mais également des déchets engendrés par les infrastructures de production d’autres énergies dont l’État ne détient pas le monopole de production, comme le solaire[85]. De telles externalités environnementales ne sont en principe pas assumées par les acteurs privés [86][87], a fortiori dans le cadre d’un paradigme de fonctionnement séparant les activités de production (publiques) et de distribution (privées) d’électricité.

Une réglementation à réinventer

En ce qui concerne le marché de distribution d’électricité en France, il semble donc que les bienfaits des politiques de libéralisation et de privatisation soient davantage un horizon idéologique qu’une réalité empirique. Si réalité il y a, elle est plutôt liée à la façon dont ces politiques se traduisent aujourd’hui sur le portefeuille des ménages. 12% d’entre eux sont aujourd’hui en situation de précarité énergétique[88]. Dans les régions françaises les plus touchées par ce phénomène, comme le Grand-Est ou la Bourgogne-Franche-Comté, ce pourcentage s’élève d’ores-et-déjà à 25% de la population ou plus[89][90]. Il devrait encore s’accroître, compte tenu de l’inflation des prix des énergies et de la stagnation des revenus des trois premiers déciles, parmi lesquels se trouve l’essentiel des ménages énergétiquement précaires. Le coût social du « paralogisme de la concurrence » est donc considérable. Il conduit des millions de Français à envisager avec moins de confiance leur niveau de vie futur.

Comme le résume le juriste Alain Supiot, « il y a donc de bonnes raisons de soustraire à la toute puissance du Marché des produits ou services qui, comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes ou les chemins de fer, reposent sur un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans le temps long qui n’est pas celui, micro-conjoncturel, des marchés. En ce domaine, la France s’était dotée de structures juridiques particulièrement adaptées, hybrides de droit privé et de droit public, qui avaient fait la preuve de leur capacité à conjuguer efficacité économique et justice sociale. Le bilan particulièrement désastreux de la privatisation de ces services doit inciter à faire évoluer ces structures plutôt qu’à les privatiser »[91]. En France comme ailleurs en Europe, il est urgent de changer le paradigme de réglementation du secteur de l’électricité.

 


[1]Le Monde. Les prix de l’électricité augmentent encore, ceux du gaz baissent légèrement. 29 juillet 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/07/29/les-prix-de-l-electricite-augmentent-encore-ceux-du-gaz-baissent-legerement_5494698_3234.html

[2]La Croix. Électricité, pourquoi les tarifs réglementés augmentent de 5,9%. 31 mai 2019. https://www.la-croix.com/Economie/France/Electricite-pourquoi-tarifs-reglementes-augmentent-59-2019-05-31-1201025744

[3]Observatoire National de la Précarité Énergétique, Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Analyse de la précarité énergétique à la lumière de l’Enquête Nationale Logement (ENL) 2013. 8 novembre 2016. https://onpe.org/sites/default/files/pdf/ONPE/onpe_cstb_indicateurs_pe_enl_2013.pdf

[4]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[5]Le Monde. Le prix réglementé de l’électricité augmente depuis le début des années 2000. 31 mai 2019. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/31/des-prix-reglementes-de-l-electricite-qui-augmente-depuis-le-debut-des-annees-2000_5470021_4355770.html

[6]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[7]Fondation Abbé Pierre (2017). La précarité énergétique en infographie. Focus sur la précarité énergétique en France. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/nos-publications/etat-du-mal-logement/les-infographies-du-logement/la-precarite-energetique-en-infographie

[8]CREAI-ORS Languedoc-Roussillon (2013). Liens entre précarité énergétique et santé : analyse conjointe des enquêtes réalisées dans l’Hérault et le Douaisis. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/documents/pdf/rapport_precarite_energetique_sante_conjoint_vf.pdf

[9]CLER – Réseau pour la transition énergétique. Comment en finir avec la précarité énergétique? 12 mars 2019. https://cler.org/tribune-comment-en-finir-avec-la-precarite-energetique%E2%80%89/

[10]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[11]Voir directives 1996/92/CE, 1998/30CE, 2003/54/CE et 2003/55/CE. (1. Commission Européenne. Directive 1996/92/CE of the European Parliament and of the Council of 19 December 1996 concerning common rules for the internal market in electricity ; 2. Commission Européenne. Directive1998/30/CE of the European Parliament and of the Council of 22 June 1998 concerning common rules for the internal market in natural gas ; 3. Commission Européenne. Directive 2003/54/EC of the European Parliament and of the Council of 26 June 2003 concerning common rules for the internal market in electricity and repealing Directive 96/92/EC – Statements made with regard to decommissioning and waste management activities ; 4. Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE).

[12]Légifrance. Loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.

[13]Légifrance. Loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières.

[14]EDF France (2018). Statuts juridico-légaux d’EDF. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/investisseurs-actionnaires/statuts-d-edf

[15]Légifrance. Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie.

[16]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs ? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[17]Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE.

[18]El País. ¿Ha funcionado la liberalización del mercado eléctrico en España? 15 novembre 2018. https://cincodias.elpais.com/cincodias/2018/11/14/mercados/1542207624_665776.html

[19]El Correo. La liberalización del sector eléctrico: dos décadas de luces y sombras. 10 décembre 2018. https://www.elcorreo.com/economia/tu-economia/liberalizacion-sector-electrico-20181207175056-nt.html

[20]Le Monde. Le marché et l’électricité, le dogme perd l’Europe. 4 septembre 2017. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2017/09/04/le-marche-et-lelectricite-le-dogme-perd-leurope/

[21]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[22]Légifrance. Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité.

[23]Slate. Nucléaire, éolien… quelle est l’énergie la moins chère en France ? 30 novembre 2011. http://www.slate.fr/story/46785/nucleaire-eolien-energie-moins-chere-france

[24]Connaissance des énergies (2013). Coûts de production de l’électricité en France. https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/couts-de-production-de-l-electricite-en-france

[25]Le Monde, AFP. L’arrêté ministériel fixant les tarifs pour la vente de l’électricité nucléaire publié au JORF. 20 mai 2011. https://www.lemonde.fr/economie/article/2011/05/20/l-arrete-ministeriel-fixant-les-tarifs-pour-la-vente-de-l-electricite-nucleaire-publie-au-jo_1524752_3234.html

[26]Commission de Régulation de l’Énergie. Les demandes d’ARENH pour 2019. 29 novembre 2018. https://www.cre.fr/Actualites/Les-demandes-d-ARENH-pour-2019

[27]Assemblée Nationale. Am. n°CD153. 1erjuin 2019.

[28]Assemblée Nationale. Am. n°CE357. 14 juin 2019.

[29]Les Échos. Électricité : comment le Gouvernement veut stabiliser la facture. 18 juin 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/electricite-comment-le-gouvernement-veut-stabiliser-la-facture-1029981

[30]Sénat. Am. n°200 rect. bis. 16 juillet 2019.

[31]Le Point. Électricité : ce marché où la concurrence ne marche pas. 16 mai 2019. https://www.lepoint.fr/economie/electricite-ce-marche-ou-la-concurrence-ne-marche-pas-16-05-2019-2313063_28.php

[32]Commission de Régulation de l’Énergie. Délibération de la CRE portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité. 7 février 2019. https://www.cre.fr/Documents/Deliberations/Proposition/Proposition-des-tarifs-reglementes-de-vente-d-electricite

[33]Transposée en droit français, cette notion a été précisée par le Conseil d’État dans un arrêt de 2015, étant définie comme : « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF de proposer des offres à des prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés ». Voir CE, juge des référés, 7 janvier 2015, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n° 386076.

[34]Commission de Régulation de l’Énergie (2018). Marché de détail de l’électricité. https://www.cre.fr/Electricite/Marche-de-detail-de-l-electricite

[35]Légifrance. Loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

[36]CE, Ass., 19 juillet 2017, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n°370321.

[37]CLCV, UFC-Que-Choisir. Lettre ouverte au président de la République. 11 et 12 avril 2019. http://www.clcv.org/images/CLCV/Lettre_ouverte_Emmanuel_Macron_11042019.pdf; https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-hausse-du-tarif-de-l-electricite-au-president-de-la-republique-de-la-court-circuiter-n65619/

[38]CLCV. Hausse du prix de l’électricité : la CLCV et UFC-Que-Choisir vont saisir le Conseil d’État. 15 mai 2019. http://www.clcv.org/energies/hausse-du-prix-de-l-electricite-la-clcv-va-saisir-le-conseil-d-etat-pour-demander-son-annulation.html

[39]RTL. Électricité : « augmenter les tarifs d’EDF pour faire vivre la concurrence ». 31 mai 2019. https://www.rtl.fr/actu/conso/tarifs-de-l-electricite-comment-expliquer-une-telle-hausse-de-5-9-7797743600

[40]Autorité de la concurrence. Avis n°19-A-07 du 25 mars 2019 relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité.

[41]Le Figaro. Jean-Bernard Lévy: « Des fortunes privées se sont construites sur le dos du parc d’EDF ». 15 mai 2019. http://www.lefigaro.fr/societes/jean-bernard-levy-des-fortunes-privees-se-sont-construites-sur-le-dos-du-parc-d-edf-20190515

[42]BFMTV. Jean-Bernard Lévy : « Tout est organisé pour qu’EDF perde des clients! ». 13 juin 2019. https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-bernard-levy-tout-est-organise-pour-qu-edf-perde-des-clients-1168130.html

[43]IFRAP. Prix de l’électricité : pourquoi ça ne va pas. 25 avril 2019. https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/prix-de-lelectricite-pourquoi-ca-ne-va-pas

[44]Le Monde. Tribune : Henri Guaino : « EDF : vers le démantèlement? ». 8 février 2002. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/08/edf-vers-le-demantelement_4209384_1819218.html

[45]Commission européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[46]Fondation Robert Schuman (2008). Ivoa Alavoine, Thomas Veyrenc : « Idéologie communautaire vs. Réalisme national ? L’épineux problème des tarifs d’électricité ». https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-95-fr.pdf

[47]Futuribles. Marcel Boiteux : « Les ambiguïtés de la concurrence. Électricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité ». 1er juin 2007. https://www.futuribles.com/fr/revue/331/les-ambiguites-de-la-concurrence-electricite-de-fr/

[48]Le Monde Diplomatique. Aurélien Bernier : « Électricité, le prix de la concurrence ». Mai 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/BERNIER/59843

[49]Voir procédures d’infraction susmentionnées, engagées par la Commission européenne à l’encontre de la République Française.

[50]Dans la théorie économique néoclassique, le principe de concurrence pure et parfaite n’admet pas que des acteurs privés de l’offre bénéficient de situation de rentes de profitabilité, qui sont considérées comme un élément de concurrence déloyale et un coin (« wedge »)  dans la réalisation de l’équilibre de marché. Voir : Union Européenne – Europa EU (2019). Concurrence : préserver et promouvoir des pratiques de concurrence loyale. https://europa.eu/european-union/topics/competition_fr

[51]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[52]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[53]Financial Times. The Limits of the Market by Paul de Grauwe — from excess to redress. 7 avril 2017. https://www.ft.com/content/6e07ebe2-19eb-11e7-bcac-6d03d067f81f

[54]Confère l’expression « market failure » employée par Yves Croissant et Patricia Vornetti, économistes enseignant à l’Université de la Réunion et à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Voir : La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[55]Ibid.

[56]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the development of the railroad monopoly in the United States. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[57]The Commonwealth Club of California. Harvard University Professor Tim Wu: Inside Tech Monopolies. San Francisco. 22 février 2019. https://www.youtube.com/watch?v=pQVRP3-8yhQ

[58]The New Yorker. Opinion: Tim Wu: « The Oligopoly Problem ». 15 avril 2013. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/the-oligopoly-problem

[59]The New York Times. The Opinion Section: Tim Wu: « Be Afraid of Economic Bigness. Be Very Afraid. 10 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/10/opinion/sunday/fascism-economy-monopoly.html?login=facebook

[60]The Washington Post. Opinion: Felicia Wong: « Why monopolies are threatening American democracy ». 8 décembre 2017. https://www.washingtonpost.com/news/democracy-post/wp/2017/12/08/why-monopolies-are-threatening-american-democracy/?noredirect=on&utm_term=.41c2a742748c

[61]The Washington Post. Opinion: Tim Wu: « A call to save democracy by battling private monopolies ». 28 décembre 2018. https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?destination=%2foutlook%2fa-call-to-save-democracy-by-battling-monopolies%2f2018%2f12%2f27%2f949cf8f4-06fe-11e9-a3f0-71c95106d96a_story.html%3f&utm_term=.6d7239a41cd1

[62]Jean-Pierre Hansen, Jacques Percebois (2017). Transition(s) électrique(s). Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Préfacé par Gérard Mestrallet. Paris. Odile Jacob.

[63]The Atlantic. The Return of the Monopoly: An Infographic. April 2013. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/04/the-chartist/309271/

[64]The Guardian. Joseph Stiglitz: The new era of monopoly is here. 13 mai 2016. https://www.theguardian.com/business/2016/may/13/-new-era-monopoly-joseph-stiglitz

[65]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the making of Microsoft. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[66]The London School of Economics – LSE Blog. Patrick Barwise: « Why tech markets are winner-take-all ». 14 juin 2018. https://blogs.lse.ac.uk/mediapolicyproject/2018/06/14/why-tech-markets-are-winner-take-all/

[67]The New York Times. The opinion section: David Leonhardt: « The monopolization of America ». 25 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/25/opinion/monopolies-in-the-us.html

[68]Robert Reich. The monopolization of America ». 6 mai 2018. https://www.youtube.com/watch?v=KLfO-2t1qPQ

[69]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[70]Frank P. Ramsey (1927). A contribution to the Theory of Taxation. The Economic Journal. Vol. 37, n°145.

[71]Marcel Boiteux (1956). Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire. Econometrica, n°24.

[72]Observatoire de l’Industrie électrique (2017). Une histoire de la péréquation tarifaire. https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/oie_-_fiche_pedago_perequation_072017.pdf

[73]Légifrance. Loi n°2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000750321

[74]France Stratégie. 2017/2027 – Dynamiques et inégalités territoriales. 7 juillet 2016. https://www.strategie.gouv.fr/publications/20172027-dynamiques-inegalites-territoriales

[75]Pierre Veltz (1996). Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel. Paris. Presses Universitaires de France.

[76]The Atlantic (2005). Richard Florida: « The World in numbers: The World is spiky ». https://www.theatlantic.com/past/docs/images/issues/200510/world-is-spiky.pdf

[77]Médiateur National de l’Énergie (2018). Rapport annuel d’activité 2018. https://www.energie-mediateur.fr/wp-content/uploads/2019/05/RA-MNE-2018-interactif.pdf

[78]Marianne. Électricité : l’hérésie de l’ouverture à la concurrence. 1erjuillet 2017. https://www.marianne.net/debattons/tribunes/energie-electricite-edf-heresie-concurrence

[79]Ibid.

[80]Arthur Cecil Pigou (1920). The Economics of Welfare. London. Macmillan.

[81]International Monetary Fund. Thomas Helbling : « Externalities: Prices Do Not Capture All Costs ». 18 décembre 2018. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/basics/external.htm

[82]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[83]OCDE (2003). Électricité nucléaire : quels sont les coûts externes ? https://www.oecd-nea.org/ndd/reports/2003/nea4373-couts-externe.pdf

[84]Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (2013). Quelle est la durée de vie d’un déchet radioactif à haute activité ? https://irsn.libcast.com/dechets/dechets_quelle_est_la_duree_de_vie_d_un_dechet_radioactif_a_haute_activite-mp4/player

[85]Greenpeace (2019). Quel est l’impact environnemental des panneaux solaires ? https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-solaire/

[86]Elinor Ostrom (1990). Governing the commons: The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press. https://wtf.tw/ref/ostrom_1990.pdf

[87]Garrett Hardin (2018). La tragédie des communs. Préfacé par Dominique Bourg. Presses Universitaires de France.

[88]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[89]INSEE Dossier Grand-Est, n°10. Vulnérabilité énergétique dans le Grand Est. Le Grand Est, région la plus touchée par la vulnérabilité énergétique pour se chauffer. 25 janvier 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3703441

[90]INSEE Flash Bourgogne, n°31. Un ménage sur trois exposé à la vulnérabilité énergétique en Bourgogne-Franche-Comté. 15 décembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1304080

[91]Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total. Paris. Seuil.