La guerre psychologique des médias contre les grévistes

Comme un air de déjà vu. Christophe Barbier, Pierre Gattaz, BHL, la “prise d’otage” des citoyens par les grévistes, la nécessité de “réformer” le modèle social français, les “experts” de la Commission Européenne, le sens de la “pédagogie” du Président… On a l’impression d’assister à l’énième remake d’un mauvais film, avec une baisse de qualité à chaque nouveau tournage. Les scènes qui se jouent actuellement dans les studios feutrés des chaînes de télévision, à l’occasion des grèves à la SNCF, ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles que l’on jouait à l’époque des manifestations contre la loi El Khomri ou contre la réforme des retraites de 2011. Mêmes acteurs, mêmes répliques, et même scénario : une France malade de son système social, que tente de soigner un Président visionnaire, entravé dans sa noble tâche par une horde de grévistes sans foi ni loi. Guidé par une volonté d’acier, le Président parvient à faire plier ses adversaires et mettre en place ses réformes salvatrices – aidé en cela par la formidable force de frappe de ses alliés médiatiques.


Le point de vue des usagers : le seul qui vaille.

Faut-il écouter les revendications des cheminots ?” demande un journaliste à Christophe Barbier le 2 avril sur BFMTV. Non ! Non, parce qu’ils se trompent, et que certains de leurs leaders mentent” : une telle réponse n’étonne plus vraiment. On n’attendait certes pas de BFMTV, de L’Express ou du Point qu’ils prissent le parti des grévistes contre le gouvernement. On savait à l’avance que ces bréviaires vivants du conformisme économique se féliciteraient de n’importe quelle initiative prise par un gouvernement libéral, et condamneraient n’importe quel mouvement visant à l’entraver. La presse libérale, favorable aux grands intérêts et hostile aux grévistes, a toujours existé et existera toujours. On ne s’étonnera donc pas outre mesure que du 1er au 4 avril, sur les 18 reportages et tribunes que Le Point – à titre d’exemple – consacre aux grèves des salariés de la SNCF, on en trouve 16 qui les condamnent, contre 2 qui se veulent neutres ; aucun article, bien entendu, ne s’avisant de prendre le parti des cheminots… On ne s’étonnera pas non plus que, dans ces reportages, aucune interview d’aucun gréviste n’ait été effectuée, alors qu’on y trouve des dizaines de témoignages affolés d’usagers de la SNCF déboussolés par la grève et la pénurie de trains qui en découle. Alors que la grève a été suivie par 77% des conducteurs de la SNCF, 69% des contrôleurs et 39% des aiguilleurs, le point de vue des cheminots grévistes n’a tout simplement pas été pris en compte par Le Point. Il n’entre même pas dans le cadre du débat que la rédaction de ce média – ce n’est pas le seul – cherche à imposer.

Les termes de la controverse étant posés de cette manière, la conclusion que l’on en tire ne peut qu’être défavorable aux grévistes.

Cela est tout sauf surprenant. Il aurait été étrange qu’un journal financé par François Pinault, dont la fortune personnelle s’élève à 28 milliards de dollars, se fasse le relais des revendications des grévistes contre Emmanuel Macron…. Le jour n’est pas venu où une presse financée par de grandes fortunes s’attaquera à un gouvernement favorable aux grandes fortunes.

La surprise viendrait à la rigueur de cette presse “progressiste”, et de ces personnalités médiatiques “de gauche“, dont on aurait pu attendre un minimum de sympathie vis-à-vis des grévistes, et un minimum de défiance à l’égard de ces réformes qui, selon toute probabilité, fragiliseront encore les plus fragiles.  Jean Quatremer, le grand-prêtre de la religion européiste qui hante régulièrement les colonnes de Libération, homme “de gauche” devant l’Éternel s’il en est, douche ces espoirs d’un tweet acéré.

Le ralliement des élites de gauche et de droite au pouvoir macronien

Proclamer au monde ses “valeurs de gauche” à chaque fois que l’on ouvre la bouche, tout en soutenant avec emphase le gouvernement d’Emmanuel Macron ? C’est tout à fait possible selon Bernard-Henri Lévy. Le sémillant écrivain estimait ce 1er avril sur France Inter que le Président de la République s’inscrit dans la “trace réformatrice du Front Populaire“, mais aussi dans une “généalogie de gauche” dans laquelle on trouve entre autres “mai 68“. Illégitime, la colère de la France d’en-bas à l’égard d’un Président héritier du Front Populaire et de mai 68 ? Pas tout à fait. L’indignation des travailleurs français est parfois justifiée ; les moyens qu’ils emploient ne le sont jamais lorsqu’ils impliquent une entrave à la liberté d’autrui. En plus d’être illégitime, la grève est inefficace ; car comme le fait remarquer l’éminent Raphaël Enthoven, les progrès sociaux sont le produit des lois, jamais des luttes.

Pour être tout à fait honnête, tout cela n’est pas vraiment une surprise non plus. Cela fait plusieurs décennies que le clivage entre presse “de gauche” et presse “de droite” s’est érodé, jusqu’à devenir totalement invisible sur une bonne partie des enjeux socio-économiques – de la même manière qu’il a plus ou moins volé en éclats à l’Assemblée nationale. La “gauche” médiatique a subi la même évolution que la “gauche” politique. Entre Jean Jaurès et Jérôme Cahuzac, il y a un gouffre similaire à celui qui sépare Émile Zola, figure médiatique de gauche du XIXème siècle qui se rendait dans les mines pour dénoncer l’exploitation des ouvriers, et Pierre Arditi, figure médiatique de gauche du XXIème siècle, qui se vantait il y a peu d’être “très désagréable” à l’égard des chauffeurs de taxi qui avaient l’outrecuidance de ne pas lui ouvrir la portière… Que le journal fondé par Jean-Paul Sartre soutienne le gouvernement d’Emmanuel Macron avec autant de fermeté qu’il soutenait, jadis, ceux de Pol Pot et de Mao Zedong, ne surprendra donc pas ceux qui ont assisté à la lente marchandisation de Libération, dont l’apogée fut le rachat de son capital par Édouard de Rothschild en 2005.

L’Union Européenne, Emmanuel Macron et la guerre psychologique

De nombreuses grèves ont éclaté ces dernières semaines dans plusieurs secteurs : le transport, mais aussi l’aviation, la santé, l’énergie, – auxquelles il faut ajouter les mobilisations étudiantes. Au premier abord, leurs revendications sont diverses et variées : les grèves de la SNCF et des salariés d’EDF sont une protestation contre les projets de privatisation de leur secteur ; les infirmiers réclament une augmentation des moyens alloués aux hôpitaux ; les salariés d’Air France revendiquent quant à eux une hausse de leurs salaires, gelés depuis 2011. En réalité, toutes ces grèves sont en dernière instance une réaction, directe ou indirecte, au programme d’austérité budgétaire et de libéralisation du monde du travail mis en place par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Les économies budgétaires, les projets de privatisation, le gel des salaires, découlent mécaniquement de cet agenda politique dont il ne faut pas sous-estimer la cohérence. Il est celui que réclament les grandes fortunes françaises – et européennes. Celles-ci trouvent tout leur intérêt dans le gel des salaires, qui permet de maximiser leurs profits – toute hausse de salaire correspondant, jusqu’à preuve du contraire, à une baisse des profits – et dans les privatisations, qui leur permettront de faire main basse sur des biens étatiques. Cette politique a un nom : le néolibéralisme, et un agent : l’Union Européenne.

C’est en effet dans l’Union Européenne que les grandes fortunes ont trouvé un moyen de mener l’État français vers une libéralisation à marche forcée. Les Grandes Orientations de Politique Economique que produit chaque année la Commission Européenne – avec menace de rétorsion pour les éventuels États récalcitrants – sont une copie presque conforme des principales revendications des grandes multinationales et des secteurs financiers européens.

Extrait des GOPE pour 2017-2018

Le fameux rapport Spinetta sur lequel se base le gouvernement pour sa réforme de la SNCF fait constamment référence aux normes européennes. Or les directives européennes n’en font pas mystère : il s’agit d’en finir avec les systèmes ferroviaires contrôlés par les États, puisqu’ils doivent devenir “compétitifs” et s’intégrer dans un “marché ouvert et concurrentiel” (directive 2016/797).

Depuis 1991, l’État français s’est engagé dans un processus très graduel de libéralisation du transport ferroviaire, en coordination parfaite avec les directives européennes, dont Aurélien Bernier a rendu compte en détail dans un article pour Marianne. Les échéances sont précises : c’est en 2023 que “l’ouverture à la concurrence” des transports domestiques doit être menée à bien. La réforme entreprise par Emmanuel Macron n’est ainsi que la première étape d’un processus de privatisation qu est censé aboutir dans quelques années.

On aurait donc peut-être tort de voir en Macron un souverain tout-puissant, un “monarque présidentiel” jupitérien. Face aux puissances économiques et aux forces politiques qui déterminent l’agenda présidentiel, il fait figure de vassal davantage que de roi. Bien sûr, les choses ne peuvent être présentées de cette manière par le gouvernement. Il a fallu intégrer ce processus de libéralisation dans un récit volontariste et progressiste, visant à faire croire qu’il était décidé souverainement, et pour le plus grand bien de tous. Il fallait masquer la logique globale de l’offensive libérale et ses causes profondes sous la particularité de ses déclinaisons. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Emmanuel Macron s’est attaqué à ces réformes secteur après secteur – les réformes du code du travail d’abord, celles de l’université ensuite, aujourd’hui celles du rail, demain, celles du fonctionnariat – : la cohérence globale du projet a ainsi pu échapper à beaucoup. Cette approche sectorielle lui a permis de fustiger les opposants à ces réformes comme des privilégiés, défenseurs d’intérêts corporatistes, et de se poser à chaque fois comme le garant de l’intérêt général face aux égoïsmes particuliers. Ainsi, les salariés qui refusent la réforme du code du travail sont des “fainéants”, les cheminots qui refusent la refonte de leur statut des “privilégiés”, et les fonctionnaires touchés par les réformes à venir se verront sans doute affublés d’un qualificatif similaire. Le but étant que ceux qui ne sont pas concernés, au premier abord, par ces réformes se rangent derrière le gouvernement, défenseur de l’intérêt de la nation contre les corporatismes… jusqu’à ce que vienne leur tour.

Une méthode pour le moins osée, mais dont il faut mesurer le succès. À la différence de la stratégie brutale du candidat François Fillon qui proposait une thérapie de choc globale, Emmanuel Macron a opté pour une tactique plus fine, celle employée par les Horaces contre les Curiaces, visant à concentrer ses tirs sur un seul adversaire à la fois. Atomisé, isolé, celui-ci succombe, et la même opération est répétée sur les suivants. Cette attaque se double, à chaque fois, d’une guerre psychologique ciblée, insidieuse, mais d’une extrême violence à l’égard des salariés du secteur à réformer, présentés comme des égoïstes et des arriérés défendant leur corporation contre l’intérêt général et la rationalité économique. Emmanuel Macron a pu compter, dans cette guerre d’opinion, sur la docilité de la grande presse qui survit sous perfusion de grands capitaux, sur la bienveillance d’une série d’éditorialistes à gages et sur la complicité du bloc des intellectuels organiques du nouveau libéralisme qui se sont faits une joie de tirer à boulets rouges sur ses opposants.

Grèves sectorielles et horizon national-populaire

L’issue des mouvements en cours est encore incertaine. Leur succès dépendra sans doute de la capacité des mouvements syndicaux à refuser cette individualisation des corps de métiers, cette atomisation des revendications que la guerre psychologique du pouvoir s’acharne à promouvoir ; de leur aptitude à expliquer la cohérence globale, la logique d’ensemble de ces réformes, à promouvoir une solidarité organique entre tous les secteurs sociaux qu’elles toucheront et un plan d’action commun. Ils pourraient par là-même universaliser leur mouvement, en ouvrant la voie à un horizon qui ne soit pas simplement sectoriel mais national, pas uniquement corporatif mais plus largement populaire. C’est bien ici la question de la dimension politique du syndicalisme qui est posée, si l’on entend par “politique” le domaine des questions qui affectent l’ensemble de la société. Cela n’implique bien sûr aucunement de revenir sur la séparation entre syndicats et partis politiques gravée dans le marbre de la Charte d’Amiens, la politique ne se limitant pas aux partis ; plus simplement de réfléchir à un concept qui est longtemps apparu comme oxymorique, celui de syndicalisme politique.

 

Crédits :

© photographie de Pierre Gattaz par Pierre Truong-Ngoc, de Bernard-Henri Lévy par Itzik Edry et capture d’écran yt de Christophe Barbier lors de sa chronique du 02/02/2017

Une “fake news” peut en cacher une autre

Il y aurait une prolifération de « fake news » sur internet et nous serions en train de basculer petit à petit dans un monde de « post-vérité ». Cette idée semble, en tout cas, avoir fait son chemin dans le débat public et s’impose désormais à certains comme une évidence. Des journalistes aux responsables politiques en passant par les acteurs du net, tout le monde s’est emparé du sujet et martèle la nécessité impérieuse de lutter contre ce fléau. Une série d’initiatives de toutes sortes a d’ailleurs vu le jour pour combattre les « fausses informations ». La question est récemment revenue au centre du débat depuis que certains gouvernements entendent s’en mêler directement comme c’est le cas de notre pays où Emmanuel Macron a annoncé son intention de légiférer sur le sujet.

Un concept flou et fluctuant

« Je parie que vous n’avez pas entendu parler de tout ce qu’a accompli le Président cette semaine à cause de toutes les fake news qui circulent » s’exclame la belle-fille de Donald Trump dans une vidéo publiée sur la page Facebook du chef de l’état américain l’été dernier. C’est désormais une vieille habitude chez Trump que d’accuser les médias de « fake news ». Les médias accusent à leur tour le président de mentir à répétition à grand coup de « fake news ». La « fake news », c’est toujours l’autre et on ne sait plus bien qui a commencé dans l’affaire. Bref, à les entendre, la vérité aurait définitivement laissé place à la post-vérité et les Etats-Unis seraient submergés par les fausses informations. Cette vague de « faits alternatifs » aurait également fini par toucher la France et les « fake news » seraient en augmentation au pays de Descartes.

Ce sont, en tout cas, les conclusions d’une étude de l’Oxford Internet Institute, régulièrement citée dans la presse française l’an dernier. L’étude donne des « junk news » la définition suivante : « diverses formes de propagande et de contenus politiques idéologiquement extrêmes, ultra-partisans, ou conspirationnistes. »  Problème : quels sont les critères retenus par les auteurs pour distinguer ce qui est « idéologiquement extrême » de ce qui ne l’est pas ? Ce qui est « ultra-partisan » de ce qui n’est que modérément partisan ? L’étude ne le précise nulle part. Par exemple, ce qui peut apparaître comme idéologiquement extrême à la Fondation Saint-Simon (d’orientation libérale), qualifiée de « cercle de la raison » par Alain Minc, ne l’est pas forcément aux yeux de la Fondation Gabriel Péri, proche du Parti Communiste. Et inversement. Tout ceci est finalement très subjectif et dépend grandement de l’orientation politique des auteurs de l’étude dont on ne sait malheureusement rien. Peut-être pouvons-nous définir la fake news par son contraire, les « sources d’actualité professionnelles » qui « affichent les caractéristiques du journalisme professionnel » et qui ne sont donc ni propagandistes, ni conspirationnistes, ni ultra-partisanes ou idéologiquement extrêmes. Cette catégorie regroupe principalement les « groupes des médias reconnus ».

Colin Powell, secrétaire d’Etat sous le président Bush fils, brandissant une fiole d’anthrax devant le conseil de sécurité de l’ONU, le 5 février 2003 : “il ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques.” Un mensonge en mondovision. ©United States Government

Cas pratique : dans quelle catégorie ranger le Washington Post, CNN ou le Wall Street Journal ? Le 5 février 2003, devant le conseil de sécurité de l’ONU, le Secrétaire d’Etat Colin Powell, tente de démontrer, documents à l’appui, la présence d’armes de destruction massive en Irak. Allant jusqu’à brandir une fiole d’anthrax, il déclare notamment qu’il « ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques. » Il a été établi depuis que ces allégations qui ont servi de prétexte à l’intervention nord-américaine en Irak reposaient sur un énorme mensonge d’état, une sorte de « fake  news » avant l’heure. Dans une de ces éditions, la Columbia Journalism Review a dressé un bilan de la couverture médiatique nord-américaine des semaines qui ont précédé le début de la guerre et a constaté que « bien qu’ils n’aient pas pu en être sûrs, presque tous les journaux américains ont déclaré que Powell avait raison. En un mot, ils lui ont fait confiance. Ce faisant, ils ont manqué du plus élémentaire scepticisme sur les arguments de Bush en faveur de la guerre. » Il semblerait que la frontière ne soit pas toujours aussi nette entre le « groupe média reconnu »  et l’organe de propagande. Les auteurs de l’étude pour qui tout cela est peut-être de l’histoire ancienne, n’en tiennent aucunement rigueur aux médias de masse états-uniens.

« N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ? »

En revanche, ils prennent le soin de classer à part « les sources d’informations russes connues » (Russia Today, Sputnik). Sans doute ont-ils raison, dans ce climat de guerre froide, de prendre les informations russes avec des pincettes mais la presse nord-américaine n’est pas irréprochable non plus. N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier comme le souligne Vincent Glad dans Libération ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens  n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ?

Les mêmes reproches pourraient d’ailleurs être adressés à l’autre étude régulièrement citée par la presse, celle de Bakamo Social. En tout état de cause, ces considérations illustrent bien le nœud du problème : la « fake news » est un concept flou et fluctuant. Du reste, le terme perd une partie de son sens originel lorsqu’il est traduit en Français par « fausses nouvelles » puisque l’Anglais distingue le fake (falsifié) du false (erroné). Cependant, outre-Atlantique aussi, le terme semble déjà galvaudé ; il est, à tout le moins, sujet à controverse depuis que Donald Trump se l’est réapproprié lors de la campagne présidentielle. En tout cas, ce concept est vite devenu, dans l’arène politico-médiatique française, un terme fourre-tout qui permet de mettre opportunément dans un même sac faits inventés ou invérifiables, informations inexactes ou incomplètes, interprétations tendancieuses, contre-sens, contre-vérités, raccourcis, ragots, rumeurs infondées, théories du complot, etc…. Sans doute par paresse intellectuelle, certains en ont fait un anathème bien commode pour discréditer leur contradicteur et esquiver le débat. Certes, ces accusations sont parfois fondées comme, par exemple, lorsque Najat Vallaud-Belkacem a reproché, à juste titre, à Vanessa Burgraff de relayer une « fake news » sur le plateau d’ONPC mais ce nouveau cheval de bataille apporte également de l’eau au moulin des conformistes de tout poil qui, pétris de certitudes, assimilent, depuis longtemps, toute pensée critique à du complotisme, à l’instar de Bernard-Henri Lévy dans sa dernière controverse en date avec le Monde diplomatique. Complotisme, le mot est lâché.

Fake news, médias alternatifs et médias traditionnels

Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs » (blogs, journaux « citoyens », « youtubeurs », radios associatives, etc…), c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent, à plus ou moins grande échelle, des faits inventés, erronés ou invérifiables et s’affranchissent des règles les plus élémentaires du journalisme. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. On se souvient par exemple des mensonges de Patrick Cohen (France Inter) et du médiateur de la radio publique sur les prétendus mensonges de Sabrina Ali Benali. Une intox reprise ensuite par d’autres médias bien comme il faut, à l’instar de Pure Medias, propriété du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, qui avait titré “France Inter et Quotidien piégés par une fausse interne” dans un article toujours en ligne. Inutile de s’attarder à nouveau sur les armes de destruction massive inventées en Irak ou sur les faux hackers russes du Washington Post… Les « fake news » ont la vie longue dans les médias de masse d’autant plus qu’elles font généralement bien plus de dégâts que les intox publiées par des blogs lus par quelques milliers d’internautes. La guerre en Irak en atteste.

« Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs », c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent des faits inventés, erronés ou invérifiables. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. »

Le Monde, le Décodex et la « démarche militante cachée »

 

Décodex, le moteur de recherche lancé par Le Monde pour détecter les fake news.

Il y a un peu moins d’un an, Le Monde lançait le Décodex, un moteur de recherche qui classe les sites d’information en fonction de leur fiabilité. L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui veut discréditer un site trouvera toujours une fausse information quelque part » écrit-il et rappelle à toute fin utile qu’il arrive également au Monde de publier des informations douteuses comme lorsqu’il relayait l’histoire des hackers russes du Washington Post. Un son de cloche à peu près similaire chez Daniel Schneidermann pour qui Le Monde est « juge et partie » et qui se demande : « de quel droit, une source d’information vient-elle dire que d’autres sources d’informations concurrentes sont fiables ou non ? Quelle est sa fiabilité ? C’est comme si on demandait à la compagnie de taxis G7 de labelliser Uber ou aux agences immobilières de dire si Airbnb est une appli cool. » Pour lui, cet outil ne convaincra que les convaincus, c’est-à-dire ceux qui tiennent le Monde en haute estime.

La page du Décodex dédiée au Monde propose, dans les liens, cet article de la rubrique “idées” publié en 2010.

Le Décodex nous met en garde contre la « démarche militante cachée » de certains sites. En pianotant sur le moteur de recherche, on comprend vite que les concepteurs de l’outil visent les sites qui n’affichent pas clairement leur orientation politique comme Nordactu ou Breizh info, situés à l’extrême-droite, qui se présentent comme des médias d’actualité locale. Sur ce point, on pourra difficilement être en désaccord.

« L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». »

On distingue d’ordinaire les médias d’opinion qui expriment les orientations d’une famille de pensée, d’un parti comme L’Humanité, Le Figaro ou Libération et les médias d’information « privilégiant les faits » réputés neutres et pluralistes comme les agences de presse (AFP, Reuters), les chaînes d’information en continu (BFMTV, LCI), les chaînes et radios généralistes (TF1, Europe 1), le service public (France Télévisions et Radio France) et la presse gratuite (CNews Matin, 20 minutes). Les créateurs du Décodex semblent d’accord avec cette distinction et rangent Le Monde, « le quotidien de référence », parmi les médias d’information. En effet, quand on tape le nom du journal dans la barre de recherche, le site propose, parmi les références, un article de la rubrique Idée intitulé « Ligne politique ? » et dont le sous-titre est on ne peut plus explicite : « La “ligne politique” du journal est un mythe. Le Monde n’en a pas, n’en a jamais eu. »

Nombre d’apparitions comparé dans les médias audiovisuels réputés neutres et pluralistes entre 2002 et 2007 (tiré du documentaire “Les nouveaux chiens de garde”). Une démarche militante cachée ?

Si l’existence d’une presse d’opinion ne fait pas de doute, existe-t-il pour autant une presse véritablement neutre et authentiquement pluraliste ? Le simple fait de traiter plus ou moins souvent ou de ne pas traiter de certains sujets, de privilégier un certain angle plutôt qu’un autre, de reporter ou de ne pas reporter certains faits, de mettre tel article en une est, en soi, un choix éditorial qui reflète et véhicule déjà une certaine conception du monde. Aussi, donner la parole à tel ou tel spécialiste ou encore donner plus souvent la parole à certains « experts » plutôt qu’à d’autres ne relève-t-il pas d’une démarche militante ? C’est, en tout cas, la pratique récurrente et ancienne des radios et chaînes de télévision qui se revendiquent du pluralisme et de la neutralité. A titre d’exemple, le documentaire « Les nouveaux chiens de garde » relève qu’entre 2002 et 2007, Frédéric Lordon, aujourd’hui membre des « économistes atterrés » a été invité 24 fois à la télévision et à la radio contre 572 fois pour Jacques Attali, le « sherpa » des présidents, sur la même période !

« Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels »

Entre septembre 2008 et décembre 2010, au moment de la crise des subprimes, Jean Gadrey, membre du conseil scientifique d’ATTAC (alter-mondialiste), a été invité 5 fois contre 117 fois pour Alain Minc, le « libéral de gauche » comme il se définit lui-même, qui n’avait pas du tout vu la crise venir.  Et que dire du rouleau-compresseur des grands médias audiovisuels privés et publics en faveur du « oui » pendant le référendum sur la constitution européenne, décortiqué par ACRIMED à l’époque et illustré encore récemment dans le documentaire « 2005 : quand les français ont dit non » ? Dans « DSK, Hollande, etc. », une équipe de journalistes belges s’étaient également penchés sur la couverture médiatique très favorable à François Hollande pendant les primaires socialistes de 2011. Les exemples du parti pris des médias réputés neutres et pluralistes ne manquent pas.

Qui peut juguler les fake news ?

Le principal terreau de propagation des fake news serait internet. C’est pour cette raison que des acteurs du net se sont saisis du sujet. Et pas n’importe lesquels puisqu’il s’agit des plus gros acteurs, les « Géants du Web » ou GAFA. Google et Facebook se sont associés pour lancer l’outil Cross Check en partenariat avec plusieurs médias (France 24, Le Monde, Libération). Google et Facebook ont en outre altéré leurs algorithmes pour mieux juguler les fake news. Le réseau social de Mark Zuckerberg a également décidé d’interdire de publicité les pages Facebook accusées de relayer régulièrement des fake news. Un fonds de recherche financé entre autre par Facebook, Craiglist et la Fondation Ford a été lancé. Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels. Certains y voient déjà de possibles censures politiques. Suite aux modifications des algorithmes de Google, les références de recherche depuis ce moteur de recherche quasi hégémonique vers le World Socialist Web Site, édité par le comité de la Quatrième Internationale (trotskiste) ont chuté vertigineusement. Dans un autre registre, Twitter a décidé de son côté de priver les médias russes Sputnik et Russia Today de toute publicité au motif de leur ingérence présumée dans les dernières élections présidentielles états-uniennes.

« Définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » (Fabrice Epelboin)

La commissaire européenne chargée du numérique aurait également depuis l’an dernier, dans ses cartons, un projet de création d’un comité d’experts pour lutter contre la désinformation en ligne et faire pression sur les GAFA et autres acteurs du net. Fabrice Epelboin, spécialiste des médias sociaux et enseignant à Sciences Po y voit un danger pour la liberté de presse et d’expression en ligne : « définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » Au début de l’année, Emmanuel Macron a, quant à lui, annoncé lors de ses vœux à la presse, une loi contre les « fake news », remettant ainsi le sujet sur le devant de la scène. La France n’est pas la seule puisque l’Italie et le Brésil sont également en train de mettre en place des mécanismes de contrôle des fausses nouvelles en mobilisant les services de la Police. Plus inquiétant encore :  le journal en ligne The Intercept nous apprend que Facebook avait supprimé certains comptes à la demande des gouvernements israélien et états-unien.

La chasse aux fake news ou le cache-sexe d’une opération de reconquête menée par les médias dominants ?

Pour les historiens Robert Zaretsky (Université de Houston) et Robert Darnton (Université d’Harvard), les « fake news » font partie du discours politique depuis l’Antiquité. Plus proches de nous, ils citent en exemples les labelles ou les « canards » sous l’Ancien Régime. Pourquoi ce phénomène devient-il aujourd’hui une préoccupation majeure ? Peut-être faut-il y voir la tentative d’allumer un contre-feu au moment où la côte de confiance des médias auprès des citoyens est au plus bas. Le baromètre TNS-Sofres pour La Croix, publié annuellement depuis 1987, révèle par exemple une baisse constante, malgré une embellie dans la dernière enquête, même si les méthodes d’enquête sont contestables. En tout cas, la chasse aux fake news est en passe de devenir une sorte de label qualité pour les médias dominants. Rien de mieux pour se relégitimer auprès du public. L’été dernier, dans une bande-annonce diffusée sur les chaînes du groupe Canal + (Bolloré), Yves Calvi faisait la promotion de « L’info du vrai », la nouvelle émission « access » de la chaîne cryptée qui remplace le Grand journal : « A l’heure des fake news, deux heures de vraie info quotidienne pour comprendre l’actu, c’est vraiment pas du luxe. » Le Figaro a quant à lui publié début novembre un article de fond au titre on ne peut plus affirmatif : « les médias traditionnels, remparts contre les fake news ». Aussi, certaines parties prenantes de cette chasse aux fake news – géants du net et grands cartels médiatiques – ont dernièrement noué de juteuses alliances stratégiques et se tiendraient, comme qui dirait, par la barbichette comme l’a bien décrypté Mediapart dans un article de décembre dernier intitulé “Comment Facebook achète la presse française“. Peut-être les relations ténues d’interdépendance qu’ils entretiennent expliquent-elles l’intérêt qu’ils ont à se serrer les coudes face à la montée des médias alternatifs et au discrédit qui frappe les médias installés.

ACRIMED / Le Monde diplomatique – dernière mise à jour : octobre 2017

Aussi, les fake news sont une polémique bien commode pour évacuer le débat urgent et nécessaire autour de l’indépendance des médias. Dans son livre « Main basse sur l’information », Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, fait un constat alarmant de l’état de la presse 70 ans après que le programme du CNR a proclamé l’exigence démocratique d’une « presse indépendante de l’Etat et des puissances d’argent ». 80% à 90% des médias privés sont aujourd’hui détenus par une poignée de grands milliardaires (Martin Bouygues, Patrick Drahi, Xavier Niel, Arnaud Lagardère, Bernard Arnault, Serge Dassault, Vincent Bolloré). La concentration n’a jamais été aussi forte et le pluralisme aussi menacé. Laurent Mauduit parle d’une double normalisation « économique et éditoriale », suivie par le service public, et d’un musèlement de la presse par les milliardaires. Il rappelle notamment le licenciement abusif d’Aude Lancelin de l’Obs (journal alors détenu par le trio Pigasse-Niel-Berger) ou encore la censure d’un reportage sur l’évasion fiscale et le Crédit Mutuel par Vincent Bolloré, le patron du groupe Canal +. Cette semaine, une vingtaine de médias et de nombreux journalistes ont d’ailleurs signé une tribune pour dénoncer les pressions exercées par le même Bolloré alors que s’ouvre un procès que le magnat a intenté contre trois journaux et les ONG Sherpa et ReAct. En matière d’information, le combat pour une presse libre et indépendante des grands intérêts industriels et financiers n’est-il pas la véritable urgence démocratique du moment ?

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Comment les multinationales sont en train de reprendre le pouvoir sur internet – Entretien avec Juan Branco

Le monde de l’information traverse une période de mutations dont l’issue est incertaine. Face à l’influence déclinante des médias traditionnels, les réseaux sociaux s’imposent comme des plateformes incontournables. Longtemps considérés comme des îlots de liberté face aux médias officiels, ils sont pourtant investis par une logique de marchandisation et de contrôle de plus en plus étroit de la part des multinationales… Juan Branco est avocat de Wikileaks. Docteur en droit, il analyse les bouleversements auxquels est sujette l’information (et, plus largement, la politique) dans le monde de Facebook et Google.


LVSL Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pourraient contourner les médias officiels et fournir une alternative démocratique à la grande presse. On remarque pourtant que par bien des aspects, ils reproduisent des modèles propres aux médias dominants (mise en avant des publications commerciales au détriment des publications politiques, course au buzz). Pensez-vous que les GAFA puissent réellement servir de contrepoids au système médiatique actuel ?

Juan Branco – Par essence, l’entreprise ne fait pas le bien ou le mal : elle fait de l’argent. On est tombé dans le panneau avec les GAFA et leur discours altruiste car l’époque, laissant naître de nouveaux mondes où tout semblait possible, était propice aux confusions. Là encore, la grande déficience des médias traditionnels a joué. Au lieu de chercher à comprendre le modèle économique de ces entreprises, ils se sont contentés d’en reproduire le discours. Si bien que, quand ces entreprises ont atteint une position monopolistique sur leurs marchés – ce qui est essentiel pour s’imposer comme réseau social, par exemple – il était bien trop tard pour émettre une critique et lancer des alternatives qui ne seraient pas capitalistes ou mercantiles – bref, qui ne seraient pas guidées par la seule ambition du profit. Ces entreprises pouvaient rentabiliser leur offre et développer des algorithmes pour favoriser les contenus les plus consommables, rompant tous les schémas égalitaristes qui présidaient à leur lancement, et se débarrasser des impératifs éthiques auxquels elles avaient fait mine de se soumettre : nous ne pouvions plus rien contre elles. Jouant des apparences de jeunesse, de la fascination suscitée par l’outil technologique, de l’ignorance des mécanismes profonds sur lesquels elles s’appuyaient, elles ont mis en avant des idéaux qui servaient leur image, mais ont montré une absence complète d’intégrité au moment de faire des choix et de les préserver. Aujourd’hui, elles tentent comme elles le peuvent de se raccrocher à cette genèse, par crainte de faire peur, et d’ainsi être mises sous tutelle et perdre leur moral économique. Elles ne le font et le feront qu’au regard de leurs intérêts économiques – d’intérêts dont la satisfaction dépend de la capacité du politique à s’imposer à elles – et non d’une quelconque morale ou éthique.

Faut-il rappeler cette évidence ? Le seul espace où le bien commun est pris en compte, fût-ce de façon défaillante, c’est par nature celui du politique et par extension, dans nos systèmes actuels, de l’État. Ces espaces sont ceux où est théoriquement mis en commun l’ensemble des intérêts de la société et où résident les êtres chargés de trancher au profit du bien commun. Ce peut être le fait de l’État ou d’autres formes d’organisation politique là où elles existent (de type anarchiste, etc.). Mais en tout cas, aujourd’hui, dans sa forme moderne quasi-universelle, c’est l’État, ses régulations, ses lois qui amènent toute la cohorte, qu’elle soit entrepreneuriale ou non, à suivre un certain nombre de directions qui sont décidées par l’ensemble de la population ou, a minima, par leurs représentants, en vue d’une projection collective.

“On en vient à comprendre que la Russie, la Chine et l’Iran se sont donnés les outils d’une souveraineté numérique en créant les concurrents de Google et Facebook. Cela leur permettra demain, s’il y a une révolution sociale, de pouvoir avoir un véritable espace démocratique. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui. Immense paradoxe !”

Si l’on sort de la question économique, on peut considérer que Twitter et Facebook, tant qu’ils étaient dans une phase de bienveillance visant à capter de l’audience et à s’installer monopolistiquement, étaient des outils subversifs – ils l’ont été pendant les révolutions arabes. Aujourd’hui, ils sont cependant devenus des outils de répression majeurs parce qu’évidemment, par la concentration des données qu’ils suscitent, ils sont des instruments extraordinaires au profit des services de renseignement, des puissances étatiques. Tout cela amène à ce que l’on en vienne à comprendre que la Russie, la Chine et l’Iran qui, pour de mauvaises raisons, par réflexe sécuritaire, ont cloisonné leur système, se sont donné les outils d’une souveraineté numérique en créant les concurrents de Google, Facebook et compagnie, et en leur interdisant de pénétrer leur marché. Cela leur permettra demain, s’il y a une révolution sociale ou un renversement de ces régimes, de disposer d’un véritable espace démocratique. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui. Immense paradoxe !

Juan Branco en compagnie de Julian Assange. Extrait de l’émission « le gros Journal » de Canal+, 24/10/2016.

Même en préservant l’ensemble de nos structures démocratiques, on se trouve en effet dans une situation où notre potentiel démocratique est complètement annihilé, d’un côté par les puissances du marché, par cette soumission à des intérêts privés qui captent et dominent des espaces autrefois régulés par la puissance publique ; et par ailleurs, par le pouvoir que ces intérêts économiques donnent aux puissances tutélaires d’espaces politiques qui nous sont extérieurs. Si demain, pour des raisons géopolitiques, nous entrions en conflit avec la puissance états-unienne pour une raison ou pour une autre, celle-ci aurait les moyens, au-delà même des questions de dépendance technique touchant à nos moyens de communication, d’influencer directement nos espaces politiques nationaux, de manipuler les opinions, de nous soumettre absolument ; et finalement, de déstructurer des pans entiers de notre économie. Sur le long terme, on va se rendre compte qu’on a fait un sacrifice majeur qui va être très difficile à renverser.

LVSL – Pensez-vous qu’une stratégie de reprise en main de ces réseaux est compatible avec ce monde qui vient, le monde des GAFA et de Wikileaks ou est-ce qu’il y a une contradiction ?

Juan Branco – Évidemment, il y a une tension d’ordre presque aporétique. Ce que l’on voit d’un côté, c’est que la Chine est en train de devenir un acteur de premier plan à l’échelle mondiale, mais surtout de reprendre sa souveraineté et sa domination sur l’espace Asie-Pacifique comme elle ne l’avait pas fait depuis des siècles ; que l’Iran est en train de gagner son pari au Proche et Moyen-Orient ; que la Russie de Poutine est en train de renforcer son pouvoir et son influence dans son espace immédiat. Bref, on est en train de voir que les puissances qui ont fait des choix qui ont été tournés en ridicule ou méprisés sont dans une phase de solidification qui contraste avec la voie que prennent les démocraties occidentales et notamment européennes, qui ont accepté de renoncer à ces outils et à leur projection sur le monde, s’installant dans une soumission confortable à leur puissance tutélaire, mais surtout, et c’est pourquoi cela touche également aux États-Unis, renonçant à toute emprise, même minimale, du politique sur ces sujets. Cela explique cette perte de repères, cette impression qu’il n’y a pas vraiment de direction donnée et que nous sommes en train de nous mettre dans les mains de pouvoirs populistes ou autoritaires, comme l’est selon moi fondamentalement le pouvoir de Macron. La dé-souverainisation créé des sentiments de creux et de dépossession qui suscitent immédiatement une recherche de rigidification de l’espace politique pour se rassurer.

“La volonté de contourner l’État pour reconstruire des espaces politiques prend par tous les bords : le bord religieux, le bord anarchisant, le bord société civile sur-démocratisant, le bord extrêmement autoritaire (…) avec de l’autre côté évidemment les grandes multinationales.”

Alors, dans ce contexte particulièrement délétère, il y a une concurrence très forte qui émerge entre plein d’acteurs opportunistes pour prendre la place, entre les mouvements de contestation de type Indignés, Wikileaks, Anonymous dans l’espace virtuel, l’État islamique et les mouvements terroristes divers dans les espaces intermédiaires, le Comité Invisible dans le plus pur réel… L’a-étatisation et la volonté de contourner l’État pour reconstruire des espaces politiques prend par tous les bords : le bord religieux, le bord anarchisant, le bord société civile sur-démocratisant, le bord extrêmement autoritaire, le bord populiste, tout cela composant une multitude aux aguets, qui montre les dents et qui veut mordre partout où l’État se désengage. Avec de l’autre côté, évidemment, cet agent étrange et intermédiaire, à la fois outil d’influence des États et grand déprédateur, que sont les grandes multinationales.

Et dans ce contexte où tout s’accélère apparaît l’urgence de prendre position et de faire un choix, alors que ce choix n’a rien d’évident. Car on prend d’évidence un grand risque à faire le pari de l’affaiblissement de l’État, y compris pour les bonnes raisons ; mais on prend tout autant un risque à défendre l’État sous une forme qui est devenue si dégradée que celui-ci ne semble servir de support qu’à la prédation et à l’oligarchie, sans jouer son rôle de défense du bien commun – sinon seulement a minima, sur la question de la sécurité, des frontières, etc… On prend un grand risque à laisser une organisation comme le Comité Invisible se déployer, mais aussi à inhiber ces initiatives locales qui font contrepoids et permettent de créer des poches de respiration qui évitent l’éclatement immédiat de la société. Aujourd’hui, on prend un grand risque, en somme, à toute forme d’engagement. Et on prend un plus grand risque encore à ne rien faire, à laisser par exemple Wikileaks crever la gueule ouverte sans soutien ni appui, hors sol, soumis à des velléités d’instrumentalisation permanentes de grandes et petites puissances, qui cherchent ici à intervenir sur des processus relativement démocratiques afin d’affaiblir cet espace-là, là à défendre leurs intérêts immédiats sans jamais se dévoiler, laissant des êtres d’une immense valeur, mais isolés et sous pression permanente, prendre des décisions qui emporteront potentiellement le destin du monde. Cette tension immense, cette difficulté à se déterminer, avec des enjeux qui traversent les frontières éthiques et inimitiés jusque-là codifiées, explique en partie l’apoplexie de la population, cette défiance permanente qui intoxique nos démocraties et peut-être plus encore notre jeunesse. On est dans un moment sans direction où il devient pourtant impératif de choisir son camp et de l’investir, car l’histoire est en mouvement. Et il faut le faire sans certitude aucune sur les conséquences de nos choix, qui dépendront grandement d’évolutions sur lesquelles les vecteurs éthiques qui nous auront déterminés n’auront aucun poids.

On est à la préhistoire de bouleversements qui vont être majeurs. On peut s’accrocher autant que l’on voudra à la nostalgie du monde qui existait jusqu’ici, mais je pense que c’est complètement perdu d’avance”

LVSL – L’élection de Trump a enclenché une contre-offensive (du New York Times, de Google, du Monde avec son Decodex, de Macron avec sa loi anti-fake news) destinée à minorer les oppositions dissidentes sous prétexte de lutte contre les fake news. Qu’en pensez-vous ?

Juan Branco – Disons que ces appareils de pouvoir ont besoin de garder leur centralité, sans quoi ils perdent leur sens. Le New York Times n’existe que parce qu’il est censé accueillir l’ensemble du monde en lui et décider justement de ce qui est audible ou pas. Vous pouvez considérer que le New York Times permettait d’avoir un espace relativement sain d’expression et de distribution de l’information qui, malgré ses limites, contenait la société, son visible, dans des bornes qui étaient tout au moins acceptables. On peut dans un autre sens considérer que s’ouvre devant nous une période fascinante, créative, qui propose un éclatement complet des limites qui nous étouffaient, des manipulations auxquelles ces appareils de pouvoir se livraient toujours plus régulièrement. Quoi qu’il en soit, on arrive un peu tard pour dire « c’est bien » ou « c’est pas bien ». Les nouveaux « grands de ce monde » peuvent s’allier aux anciens et limiter, avec les algorithmes, les certifications diverses et tous ces dispositifs qui visent en fait à recréer une hiérarchie de l’information, ces évolutions, ces transformations, mais ils ne pourront nous faire retourner en arrière. On est à la préhistoire de bouleversements qui vont être majeurs. On commence à voir la stabilisation de nouveaux outils, une tentative de recréation d’un ordre, après la phase d’expansion et de floraison. Mais celui-ci arrive-t-il à temps, et qu’est-ce qui va naître de ce ralentissement ? L’espace mondial est en train de se reconfigurer et on est aux toutes premières prémisses de quelque chose qui va susciter des guerres, des révolutions, une recomposition de notre rapport au monde, et cela risque fort de dépasser toutes les volontés des pouvoirs existants réunies. On peut s’accrocher autant que l’on voudra à la nostalgie du monde qui existait jusqu’ici, je pense que c’est complètement perdu d’avance et qu’il faut avancer : il va falloir se battre, ça va être sanglant, on va perdre beaucoup de combats mais on va être obligé de le faire, et cela va nous donner une légitimité : car nous allons enfin redevenir acteurs d’un destin qui nous échappait.

LVSL – Il y a une inconscience sur la capacité des GAFA à utiliser leurs données. La plupart des gens disent “moi je n’ai rien à me reprocher donc je ne vois pas de problème à livrer mes données”. Les oppositions aux lois autoritaires de collecte des données, sur prétexte antiterroriste, sont très faibles. Et quand on interroge les gens sur la possibilité de donner leurs données en échange de baisses de tarifs sur les assurances par exemple, ceux-ci sont capables de donner, pour des baisses minimes, un nombre assez incroyable de données personnelles…

Juan Branco – J’ai enseigné ce matin un texte de Marx à mes élèves, que je découvrais avec eux. Il y détaille l’une de ses théories les plus simples et à la fois les plus importantes, à savoir que la conscience individuelle n’existe pas, qu’elle est déterminée par la position que l’on occupe dans les rapports de production, que ces rapports de production sont ce qui crée la conscience collective et que l’accès à cette conscience collective ne passe que par le moment où nos intérêts individuels sont atteints par une circonstance extérieure, ce qui va nous donner l’impression d’avoir une conscience individuelle. Ce n’est que lorsque l’on ressent un inconfort individuel que, tout à coup, l’on va se rebrancher à la conscience collective (en pensant le faire par intérêt), cet embranchement faisant naître en retour l’impression d’une conscience individuelle, qu’il faut absolument dépasser pour comprendre qu’on a telle position dans les rapports de production, etc… Je ne suis pas marxiste, mais c’est exactement ce qui se passe : aujourd’hui, il n’y a pas d’atteinte visible à nos intérêts, on ne se rend pas compte qu’on est en train de se faire arnaquer par les compagnies d’assurance qui jouent sur les « primes positives » en échange de nos données personnelles pour mieux accroître leurs profits, et plus généralement par le système économique fondé sur une exploitation féroce de notre intimité qui est en train de se mettre en place. Tout est présenté à chaque fois de façon positive pour éviter cette prise de conscience, car tout est fait pour masquer l’inconfort individuel, créer des gratifications artificielles qui aspirent l’individu au sein du système, empêchent toute forme de rejet qui pourrait ensuite coaguler, ou plus précisément faire que l’on prenne conscience que ces gratifications individuelles ne sont qu’un masque visant à asservir et à écarter.

“La précarisation de la recherche et des phénomènes comme la montée des prix de l’immobilier dans les centres-villes des capitales, font qu’aujourd’hui, on ne peut plus vivre avec un salaire de chercheur dans le centre et que du coup, on ne peut plus avoir accès aux classes de décideurs, se mêler à elles, les influencer, s’en faire reconnaître…”

Regardez. Tant qu’il n’y avait pas eu la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait eu nulle part une prise de conscience réelle que l’antisémitisme n’était pas qu’un mal mineur et qu’il allait servir de vecteur à des catastrophes inimaginables pour l’ensemble de la collectivité, bien au-delà de la communauté ciblée, et qu’en cela il s’agissait d’une question fondamentalement politique, qui devait être prise en charge collectivement. Tant que les conséquences ne sont que virtuelles ou en tout cas suffisamment disséminées pour qu’on n’arrive pas à les raccrocher à notre situation personnelle de façon convaincante, tant qu’il s’agit, par exemple pour l’évasion fiscale, de sommes abstraites et non reliées, dans les consciences collectives, au fait que le chômage, la précarisation, sont liés à ces bouleversements technologiques et à l’accumulation de richesses par ces entreprises qui ont construit un système visant à nous asservir, et je pèse mes mots, il ne se passera rien.

Or cela ne se produit pas, et dès lors les politiques, qui sont censés lutter pour notre émancipation – cela semble naïf, ça ne l’est pas du tout – sont complètement incapables d’ajuster leur logiciel et d’agir en conséquence.

LVSL – Comment expliquez-vous ça ?

Juan Branco – Si les stratégies de valorisation, fondées sur des recherches cognitives, psychologiques, etc., que mettent en œuvre les grandes entreprises afin de nourrir cette « économie positive » à travers le contrôle de notre attention (le fameux temps de cerveau disponible) fonctionnent, c’est tout simplement parce que l’espace intellectuel est complètement sinistré. Il y a un mouvement qui a commencé dans les années 70 avec la multiplication des chaînes de télévision et la privatisation rampante de ce média – qui l’asservissait naturellement à une recherche de profitabilité sans limites ou presque, on pourrait parler des régulations publiques catastrophiques justifiées par une pseudo-défense de la « liberté » que ces chaînes auraient incarné… – qui a eu lieu alors même que s’affaissaient les vecteurs de l’État à travers les politiques néolibérales. Je n’aime pas ces termes catégorisants, mais en l’occurrence celui-ci me semble assez évident d’application pour ce qui nous concerne : dans ce domaine précis, la précarisation de la recherche s’est ajoutée à la starisation de pseudo-intellectuels qui « passaient bien à la télévision », mais aussi à des facteurs apparemment sans rapport, comme l’explosion des prix de l’immobilier dans les centres-villes des capitales, qui font qu’aujourd’hui, on ne peut plus vivre avec un salaire de chercheur à Paris sans être un héritier – et donc sans être conformé, à défaut de conformiste – et que du coup, les classes intellectuelles ne peuvent plus avoir accès aux classes de décideurs, aux classes économiques ou artistiques, se mêler à elles, les influencer, s’en faire reconnaître… Il n’y a plus l’effet d’entraînement mutuel qui conduisait au fait que ce n’était pas très grave si vous étiez précaire, parce que vous viviez dans une estime et une reconnaissance, une capacité à agir sur le monde, au centre de quelque chose qui vous donnait de l’influence, qui vous donnait une valorisation symbolique, un sens.

“Quelle valeur donner à l’effort, à la création intellectuelle, quand la façon actuelle de faire de l’argent, c’est de capter l’attention, en mettant en avant les contenus les plus rentables ?”

Ajoutez à ça le fait que l’Université est totalement déconnectée du monde d’aujourd’hui, parce qu’elle s’est enfermée dans des logiques disciplinaires tout en soumettant sa production à des évaluations comptables, se cloisonnant du fait de la montée concurrente d’impostures contre lesquelles elle ne pouvait rien, acceptant progressivement le fait de devenir un vecteur d’employabilité plutôt que de formation ; que ceux qui aujourd’hui tirent profit de la production de la chose intellectuelle et artistique, les intermédiaires de type GAFA (mais auparavant déjà les chaînes de télévision), ne font pas ruisseler des richesses qui auparavant revenaient plus ou moins justement aux producteurs de véritable valeur ajoutée et non simplement de divertissement, parce que le marché a pris cette place ; et dès lors vous commencez à comprendre l’effondrement des professions intellectuelles, leur remplacement par des professionnels du divertissement, et la naissance de classes d’ignares, biberonnées au néant, qui s’auto-reproduisent et prennent naturellement le pouvoir.

Reagan, pour moi, était la résultante des années 60, de la fascination qu’on avait pour le cinéma, pour la première phase de la télévision. Trump, c’est la deuxième phase, une combinaison de la spéculation immobilière et de la télé par câble (puis de la télé-réalité), très années 80, qui ajoute à cette base sociale l’utilisation des outils numériques, extraordinaires vecteurs du spectaculaire et de la néantisation qu’ils défendaient trente ans auparavant, pour toucher directement « leur » public et subvertir la domination WASP (White, Anglo-Saxon, Protestant) traditionnelle, et extrêmement codifiée, de la côte Est, qui contrôlait jusqu’alors tous les vecteurs de dissémination de l’information. Maintenant, on arrive à la troisième phase : une nouvelle classe d’ignares de la Silicon Valley devenus milliardaires parce qu’ils ont mis le grappin sur l’économie publicitaire  c’est tout ce qu’a fait Facebook ou Google  qui n’ont aucune idée du monde ni de rien, qui ont juste su à temps, avec des algorithmes, procéder à un classement de l’information plus efficace que d’autres, en créant des plates-formes attirantes, et qui à leur tour veulent se saisir de l’espace politique en pensant avoir tout compris du monde, comme Zuckerberg.

Comme Trump, trente ans après, ils ont fait naître leur fortune d’une forme de spéculation parasitaire, celle qui en l’occurrence a pris le marché publicitaire, en s’appuyant sur un besoin fondamental, là le besoin de se loger et de se divertir, ici de s’informer et de consommer. Parce que franchement, les succès technologiques de Facebook sont quand même assez mineurs, outre une idée initiale bientôt détournée et une plate-forme agréable : en gros, c’est devenu une entreprise de détournement de fonds. Et aucun mécanisme n’est venu limiter ce siphonnage comme cela avait été fait en France par exemple avec la télévision, que l’on avait forcée à devenir le principal financeur du cinéma.

On entre là dans une anarchisation du capitalisme. Ces gens sont devenus tout-puissants sans être passés par aucune des structures de légitimation qui s’appliquent pour arriver à la décision politique dans les sociétés traditionnelles. Au point d’en venir à mettre en danger la société. Car quelle valeur donner à l’effort, à la création intellectuelle, quand la façon de faire de l’argent c’est de capter l’attention, en mettant en avant les contenus les plus rentables et en siphonnant les médias traditionnels et les caisses de l’État ? Vous finissez par avancer des utopies débiles où il n’y a pas d’État parce que vous avez l’impression que l’État c’est le diable, parce que vous vous êtes construit envers et contre l’État. Les véritables révolutionnaires technologiques, ceux qui ont posé les bases de ce système économique, de Berners-Lee à l’inventeur du bitcoin, se sont tenus à l’écart des bénéfices qu’ils auraient pu en tirer. Mais ce faisant, ils se sont écartés des structures de pouvoir qu’ils avaient contribué à créer, et ont autorisé leur pervertissement. Quel effet ça fait d’aller enseigner au lycée en banlieue parisienne 18 heures par semaine pour à peine plus d’un SMIC et expliquer l’importance d’entendre ce que vous avez à leur dire à des élèves qui sont voués au précariat ou à l’exploitation par Uber et compagnie, qui sont biberonnés de contenus-poubelle, dans une civilisation où l’admiration est réservée à ceux qui fabriquent des millions à partir du néant – des personnes formées en dehors de tout espace collectif ou de bien commun ?

Vous savez très bien que le savoir que vous leur transmettez ne va pas être valorisé, qu’ils n’ont dès lors aucune raison de se sentir admiratif ou même respectueux de ce que vous êtes ou de votre fonction, tout simplement parce que vous n’êtes plus personne dans cette société. Vous êtes devenu un exploité, vous n’avez pas d’argent, pas de reconnaissance sociale, vous alimentez un système dont vous savez pertinemment qu’il reproduit des injustices glaçantes et amenées à s’étendre, et rien ne reste dans la société qui vous octroie au moins ce respect qui jusque-là était dévoué à ces hussards noirs de la République. Comment on fait fonctionner une société qui s’appuie sur cette absence de base ? Comment fera-t-on survivre l’école une fois que le dernier pilier qui tient, la croyance des familles dans ce système, s’effondrera ? Je ne sais plus qui disait que c’est au moment où la jeunesse, précaire et au chômage, sur-formée, ne trouve plus aucun espoir de valorisation sociale via leur formation, que s’ouvre une perspective révolutionnaire. Or si nous y sommes, s’il y a aujourd’hui un trop plein d’intellectuels qui ont besoin de trouver leur place dans la société, il y a un problème plus grave qui est en train de s’y surajouter et qui risque d’inhiber la possibilité même d’un bouleversement politique positif qui pourrait être porté par ces révolutionnaires en puissance : il y a aujourd’hui parallèlement un trop plein de scolarité qui ne suscite rien, qui n’ouvre les portes de rien, puisque nulle part, cette scolarité n’ouvre les portes de ce qu’est devenu la société, et qui fait que ce que l’on appelait d’antan les prolétaires n’ont nulle confiance en leurs frères d’armes, les intellectuels précarisés.

“La ghettoïsation de la société est ce qui permettra peut-être au modèle actuel de survivre : l’absence de confiance mutuelle entre ces classes différentes qu’avait un temps subvertie le marxisme, dont la théorie permettait de faire ce lien contre-nature. Avec comme seule perspective alors un modèle états-unien, dans lequel il y aura des émeutes mais jamais de révolution de la société parce que la société n’existe plus.”

Dès lors, la problématique est quasiment impossible à résoudre. On a un système qui tient car il y a une telle précarisation contrôlée des classes laborieuses que celles-ci restent tenues par une sorte de pulsion de survie, juste au-dessus d’une vie minimale, qui fait qu’il n’y a pas de velléité de subversion suffisamment massive, que l’on privilégie le confort minimal offert par Uber par rapport à l’enfer que constituait le chômage ou le RSA, mais qui amène en conséquence à cesser de croire en toutes les structures traditionnelles qui faisaient vivre le système. Et ces microévolutions positives, qui redonnent ponctuellement sens tout en désocialisant, restent préférables à la révolution que ces connards d’intellectuels veulent faire, parce que leur révolte apparaît comme une révolte qui sera pour eux et pas pour les personnes qui vivent en dehors des centres-villes, en banlieue ou dans la ruralité, parce que les problématiques sont devenues si distinctes, le sol commun si inexistant, qu’aucun pont n’existe plus. La ghettoïsation de la société est ce qui permet et permettra peut-être au modèle actuel de survivre. Et cette ghettoïsation, qui a pour source l’effacement du rapport à la pensée, à la théorie, à la question intellectuelle, qui permettait auparavant de subvertir l’absence de confiance mutuelle que des classes aux intérêts différents ne peuvent que ressentir, que le marxisme – par exemple – avait un temps subvertie en construisant un lien contre-nature entre les différentes strates précarisées, nous plonge dans la perspective d’un modèle états-unien, dans lequel il y aura des révoltes et des émeutes mais jamais de révolution de la société, non pas parce que la révolution serait rejetée, mais parce que la société n’existe plus.

C’est un système glaçant d’efficacité, d’autant plus glaçant qu’il s’est probablement mis en place involontairement. Le modèle actuel provoque une fragilisation massive des personnes qui maintenaient l’agrégation de la société (les intellectuels, les personnes qui essayaient de penser en termes de structures, qui faisaient le lien), et c’est cet éclatement qui permet au système de tenir. Aujourd’hui, des particules isolées entre elles, qui n’arrivent pas à se regrouper, qui essaient de construire des médias comme le vôtre et qui survivent un temps, sont tenues par les algorithmes des réseaux sociaux devenus le seul vecteur de dissémination de l’information, et peuvent du jour au lendemain disparaître parce que ceux qui font ces algorithmes considéreront que, malgré l’attirance initiale que vous suscitiez, vous ne serez jamais des produits rentables et que le moment de rigoler est passé. En quelques années, nous nous sommes retrouvés totalement asséchés et sans média, au sens d’espace alternatif de partage, de transition, autre que d’immenses machines capitalistes n’ayant aucun intérêt à nous laisser prospérer. Il ne s’agit plus de créer des perforations dans l’espace médiatique traditionnel, puisque cet espace médiatique traditionnel est maintenant lui-même dépassé. On n’a plus de point d’entrée, plus rien.

Reste la question de la reconstruction. La stratégie de la France Insoumise consiste à défendre une re-souverainisation alors que les autres alternatives progressistes défendent une dé-souverainisation finale, définitive du système étatique. Et c’est là, dans cette tension, que se tient notre avenir : entre ces pôles progressistes et les solutions autoritaires d’extrême-droite. Il y a assez clairement une course contre la montre qui est en train de se jouer et j’attends de voir quelle va être la résistance des mouvements progressistes traditionnels face aux concurrences de type Comité Invisible. Ça va être fascinant parce que, selon moi, il n’y a pas d’espace intermédiaire. La pression du système actuel est trop violente sur une partie trop conséquente de la population pour que ça tienne, et Macron ne va faire qu’accélérer le processus. Je ne parle pas seulement d’un point de vue économique, car il est fort possible qu’il bénéficie d’une conjoncture positive qui lui permette de donner l’apparence d’une réussite : il faut prendre en compte la désagrégation avancée du sentiment d’appartenance à une communauté. C’est ce que j’ai vu à Clichy-sous-Bois [où Juan Branco a été candidat aux législatives, ndlr].

Ce qui était d’une violence rare, c’était l’absence de violence : vivre dans une misère absolue, complètement débranché du reste du monde, en complète autarcie, dans une vie de village où tout, en fait, est tenu par des caciques locaux, par une sorte de communautarisation – pas du tout au sens religieux ou identitaire, juste à l’échelle territoriale. Le débranchement par rapport au reste du territoire est complet. En gros, pendant le temps de l’élection présidentielle, les gens savent de quoi on parle parce qu’il y a BFM et les JT, l’un des derniers vecteurs de raccrochage au réel – mais le reste est complètement inexistant. Au quotidien, l’impression qui s’impose, c’est celle d’une déconnexion complète au reste du monde : les rares commerces existants ont exactement la même fonction que les organisations humanitaires dans les espaces en crise : apporter artificiellement un produit provenant d’un extérieur absolu, sur lequel on n’a aucune prise, dont la nature s’impose entièrement à nous, qui ne peut être négocié ou transformé, provenant d’un système dont on est parfaitement exclu, dans lequel on n’a aucun espoir d’intégration.

Aujourd’hui, faire de la politique là-bas dans le cadre des législatives, avec 75 % d’abstention, n’a strictement aucun sens : vous luttez contre des fantômes. Pourtant, les problèmes politiques qui y dominent, c’est la gestion des déchets, des immeubles qui s’effondrent, des professeurs qui ne sont pas remplacés : des questions sur lesquelles un député pourrait immédiatement agir. Mais il y a une telle désolidarisation en termes de sentiment d’appartenance à la communauté que vous avez beau leur parler du lien entre les problèmes politiques nationaux et leurs problèmes locaux, vous ne parvenez pas à avoir un discours audible.

LVSL – Justement, quel rôle joue le numérique dans cette perte de sens qu’entraîne le néolibéralisme ? Est-ce que les réseaux sociaux seraient à même de recréer un sentiment d’appartenance collective ou au contraire, sont-ils l’un des facteurs de l’atomisation contemporaine ?

Juan Branco  J’ai vu un ami israélien hier, Omer Shatz, un avocat brillant, qui, à même pas trente ans, avait sorti 4 000 réfugiés de camps d’internement grâce à une procédure unique, au prix d’une violence dont il ne s’est jamais remis. On a parlé de Gaza, du fait que le Hamas venait de rendre les clefs de la Bande de Gaza à l’Autorité palestinienne, c’est à dire au Fatah. On remarquait que cet événement, qui aurait fait la une dans les médias il y a dix ans, n’avait même pas fait l’objet d’une dépêche AFP. Il m’a fait une remarque qui m’a semblé intéressante : « Aujourd’hui, il peut y avoir des millions de personnes en sous-nutrition chronique à trente minutes de chez vous, à cause d’une situation de blocus complet qui perdure depuis des années et dont vos dirigeants, c’est-à-dire vous, puisque vous êtes censé vivre en démocratie, sont responsables, des millions de personnes qui étaient vos voisins et que l’on fait mourir à petit feu, et aujourd’hui, le numérique fait que vous avez beau habiter à trente minutes d’un tel endroit, vous pouvez n’en avoir rien à foutre. Parce que vous pouvez être complètement virtualisé, projeté dans un espace dans lequel la hiérarchie des informations est complètement éclatée, dans lequel vous pouvez fuir la question de l’altérité, la question de ce qui se passe dans votre entourage, vous enivrer sans qu’aucun média, au sens littéral du terme, ne vienne plus vous réimposer un rapport au réel ».

Intuitivement, je pense qu’il y a un effet très fort de désolidarisation avec notre réel immédiat qui, en retour, crée des effets d’émotion, d’empathie, complètement ridicules. La campagne mondiale « bring back our girls » en est un exemple : on sait qu’elle n’aura aucun effet mais elle intéresse les réseaux sociaux, comme le bucket challenge, parce qu’on sait que ça créera du buzz, un effet de soulagement éthique qui, comme les mouvements des Indignés, permettra de se déresponsabiliser. Mais même les vidéos de chat ! On va rechercher le réconfort dans cette forme de consommation compulsive de sources de bien-être, dans une démarche complètement nihiliste dont le but profond est de nier l’existence de l’autre, de sortir des contraintes que le réel immédiat nous imposerait. On est dans une dissolution de l’espace politique, du rapport au politique, c’est-à-dire du rapport à l’autre : est-ce bien ou mal ? Une chose est sûre : ça existe. Est-ce qu’on peut la compenser, la contourner ? Utiliser des chats pour se politiser, comme l’a fait Julian en créant un compte Instagram pour le sien ? Se retirer ?

C’est la question qui se pose à notre génération. Nous ne sommes pas nés avec ce nouveau monde : nous avons cette chance qu’il ne nous soit pas parfaitement naturel. Je ne pense pas qu’on ait dans le même temps tous les outils pour le penser : notre cerveau n’a pas été façonné comme le sont ceux de nos cadets, qui eux y sont nés. Ce n’est que dix ans d’écart, et pourtant cela fait de nous les enfants d’une société qui fonctionnait très différemment. Ces décalages massifs expliquent que personne à partir d’une certaine classe d’âge n’ait rien compris à l’élection de Trump, que les éditorialistes de plus de 50 ans ne comprennent rien au phénomène Macron, etc. Mais aussi que l’on soit plus en mesure d’y résister. Tous ces phénomènes inauguraux manquent d’antécédents pour les comprendre, les nôtres sont caducs ou en passe de l’être. Ce sont eux les nouveaux points de repère du monde qui arrive, et non pas les achèvements d’un mouvement commencé il y a des années ou des siècles. On va être en perpétuel dépassement politique pendant des années jusqu’à ce qu’une nouvelle génération arrive, née avec ces transformations, avec le savoir et la connaissance de ce passé, à partir duquel elle pourra penser, jusqu’à ce que le monde ne soit plus en bouleversement permanent comme il l’est aujourd’hui et que finalement, il y ait un ajustement des perceptions. On est né à la fin d’un monde qui était à peu près stable depuis cinquante ans ou cinq cents ans, selon qu’on prenne comme référence l’achèvement de notre système politico-éthique, avec l’ensemble des institutions et des normes éthiques et morales nées de la Seconde Guerre mondiale, ou la naissance de la technologie à partir de laquelle s’est déployée cette civilisation : le livre.

Dans les deux cas il s’agit d’un bouleversement aux conséquences encore mal mesurées, y compris d’un point de vue cognitif : la fin de l’objet-livre comme référent va bien au-delà d’une révolution industrielle. Est-ce que demain, les gens, et surtout les élites, liront encore des livres comme ils le font aujourd’hui ? Peut-être, mais je ne vois pas pourquoi, alors que l’on est en train de sortir de la civilisation de l’imprimerie qui a consacré cet objet, parce que technologiquement il proposait la façon la plus avancée et efficace de diffuser les savoirs. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Qu’est-ce que ça implique ? Que la manière dont s’est structurée notre pensée du fait de ces contraintes technologiques ne va de plus en plus servir qu’à comprendre le passé, le reste des structures qui existent encore, mais de moins en moins pour comprendre ce qui vient, les mentalités et les phénomènes qui seront suscités par des mouvements formés en dehors des cadres qui nous avaient jusque-là servi à penser.

Et c’est pourquoi je pense d’ailleurs que le livre, aujourd’hui, n’est plus et ne peut plus être un facteur révolutionnaire, puisqu’il ne sera plus le facteur le plus efficace, le plus accepté, de diffusion de la pensée. Prendre notre place par rapport à ce décalage, nous qui sommes les derniers héritiers de la civilisation du livre, c’est ce qui fera qu’on sera en décalage et que l’on coulera, ou que l’on pourra au contraire prétendre former une nouvelle avant-garde, capable de résister à la normativisation imposée par ces nouveaux pouvoirs et outils. Cela va prendre du temps de s’ajuster sans dépérir, et entre-temps il y aura des Trump qui gagneront parce que les élites new-yorkaises, qui croyaient que l’on pouvait encore tenir la société avec les moyens de communication et les présupposés éthiques que ceux-ci véhiculaient et qu’elles pensaient encore détenir, se seront aveuglées de leur propre pouvoir. Elles qui avaient un monopole sur les codes sociaux et disposaient de moyens symboliques et technologiques suffisants pour s’imposer à la masse sont perdues dans un monde rendu complètement horizontal par les réseaux sociaux, nourri de la vulgarité d’un autre média, la télévision, sur laquelle elles n’avaient déjà pas tout à fait prise, et dont leurs propres moyens de communication ne leurs permettent pas de rendre justement compte, et a fortiori de contrôler.

Les révolutionnaires russes maîtrisaient la « propagande » à la perfection, par le livre auquel ils ont adjoint une compréhension fine de la puissance de la presse montante, qui requérait un capital initial relativement important, mais encore accessible. La télévision, elle, a imposé un écrasement capitaliste difficile à subvertir tant les moyens qu’elle requière dans le temps sont importants. La question qui se pose est de savoir si le potentiel disruptif de Twitter, Snapchat, Instagram et Facebook, qui n’exigent aucun capital initial pour être utilisés – mais captent en retour toute la valeur ajoutée de votre production – permettra d’amorcer une nouvelle pompe révolutionnaire. Ce que vous essayez de faire d’une certaine façon, et votre devenir, montreront la voie. Je crains qu’un compte à rebours à vos dépens ne soit cependant déjà lancé.

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL

Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne

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Absence d’auteur

De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cash flow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme​ ​industriel…

Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :

C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais​ ​Bolloré​ ​le​ ​gros​ ​poisson​ ​tient​ ​aussi​ ​du​ ​requin.

Comme​ ​au​ ​temps​ ​béni​ ​des​ ​colonies​ ​?

Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau​ ​dues​ ​aux​ ​immenses​ ​concessions.

“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de​ ​75​ ​villages…”

Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas​”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.

En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “​travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de​ ​75​ ​villages”.

Sur​ ​les​ ​ruines​ ​de​ ​l’Empire​ ​colonial,​ ​l’empire​ ​Bolloré

En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.

“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​  informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.”

Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​ informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.

Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain

On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue​ ​ailleurs​ ​au​ ​président​ ​Macron,​ ​s’y​ ​présente​ ​sous​ ​ses​ ​plus​ ​vieux​ ​atours.

La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.

” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”

En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.

Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans ​La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.

Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…

L’impérialisme​ ​culturel​ ​du​ ​groupe​ ​Bolloré

Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.

Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…

L’Equipe : un roman national

L’image est dans le domaine publlic.

Depuis sa création en 1900, c’est le journal sportif de référence. Pourtant, dans la première moitié du XXe siècle, de sa naissance à la Libération, ce quotidien qui n’était pas encore l’Equipe a accompagné les crises majeures de la France. Souvent dans le mauvais camp.

Naissance de la presse sportive populaire

Il faut faire un peu d’histoire du sport et de la presse pour en arriver à la création en 1900 de l’Auto-Vélo, premier ancêtre de l’Equipe. Jusqu’à la révolution industrielle, le concept même de sport est un marqueur de classe. Seuls les plus aisés, disposant de temps libre, peuvent consacrer une partie de leur planning à des activités physiques (chasse, pêche, yachting, golf et boxe). Par voie de conséquence, les premiers journaux consacrés au sport sont écrits par et pour les gentlemen.

Dès 1733, la Boston Gazette fait référence au combat de boxe Faulkoner-Russel. C’est la première apparition avérée d’un événement sportif dans la presse mondiale. Un siècle plus tard (1838) naît en Angleterre le premier journal spécialisé, The Bell’s Life. Il faudra attendre 1854 en France et la publication du titre Le Sport, sous-titré “Journal des gens du monde”.

La gazette de Boston. ©Library of Congress. L’image est dans le domaine public.

Du côté du prolétariat, on est loin de ce genre de préoccupations. Certes, on trouve quelques occurrences d’activité plus ou moins sportives depuis le Moyen-Âge, vaguement codifiées (la soule normande, le calcio florentin…), mais on n’est pas ici face à un phénomène de masse. Football et rugby se séparent seulement à la moitié du XIXe siècle et n’en sont qu’à leurs balbutiements quand se développe le premier instrument de massification populaire du sport : la bicyclette.

Si une dizaine d’inventeurs se disputent la création du premier modèle de vélo moderne, avec pédales et freins, une chose est certaine : c’est un immense succès populaire immédiat. Dès 1867 et la première commercialisation, les petites gens s’équipent à tour de bras. Les modèles se perfectionnent constamment, pour approcher des vélos que nous connaissons aujourd’hui dès 1884.

Avec la massification, naissent les premières courses – rapidement très populaires – et les premiers champions. La presse, logiquement, ne peut pas faire l’impasse sur ce phénomène et s’en empare. Se met alors en place un mariage d’intérêts convergents entre l’industrie du cycle, la presse sportive et le cyclisme lui-même. Les titres de presse, financés par de riches industriels, se mettent à organiser des courses, créant de facto les sujets qu’ils vont traiter. C’est ainsi que l’ancien grand reporter Pierre Giffard, pour le compte du Petit Journal, organise une course Paris-Brest-Paris en 1891. Suivront d’autres courses cyclistes, mais également automobiles (Paris-Rouen, 1894), ainsi que le Marathon de Paris (1896).

En 1892, naît en France le premier journal de référence consacré au sport et s’adressant aux classes populaires : le Vélo. Il est fondé par Pierre Rousseau, rejoint quatre ans plus tard par le déjà cité Pierre Giffard, et financé par des fabricants de pneumatiques. Le plus important d’entre eux, le Comte Jules-Albert de Dion, a fait fortune avec l’automobile et l’auto-rail (premiers trains sans locomotive) avec sa société De Dion-Bouton. Il est aussi à l’origine du salon de l’Automobile, de l’Automobile Club de France et de l’Aéro-Club de France. Bref, c’est un personnage qui compte dans le Tout-Paris de la fin du siècle.

Affaire Dreyfus et presse sportive

Si le Vélo est un vrai succès de kiosque, la guerre fait rage en coulisse entre Giffard et De Dion. Au cœur du conflit, l’affaire Dreyfus.

Pour rappel, le capitaine Alfred Dreyfus, juif, est condamné au bagne à perpétuité en 1894 pour trahison en faveur de l’Empire allemand et envoyé au bagne à l’Île du Diable, en Guyane. Cette affaire, énorme scandale judiciaire, révèle l’antisémitisme latent et la haine de l’Allemagne de l’époque, gigantesque après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871. Déjà à l’époque, on connaît le nom du vrai coupable, Ferdinand Esterhazy, acquitté au cours d’une parodie de procès. Emile Zola rentre dans la grande Histoire avec son “J’accuse” en Une de l’Aurore, grand quotidien de ce temps, qui lui vaudra un an de prison ferme. Toujours considéré comme coupable, Dreyfus est gracié par le Président Loubet en 1899, avant d’être définitivement innocenté en 1906. Tout au long des 12 années que dure cette affaire historique, la France se divise férocement en deux camps : Dreyfusards et anti-Dreyfusards.

Pierre Giffard est un Dreyfusard convaincu. Le Comte de Dion, lui, comme la majeure partie de l’aristocratie de l’époque, est un anti. En 1900, Giffard se présente aux élections législatives en Seine-Inférieure, zone tournée vers l’élevage de chevaux. De Dion organise discrètement la distribution de son livre publié l’année précédente, “la fin du cheval”, le faisant passer pour son programme politique. Conséquence directe de ce coup de vice : Giffard est battu. Le divorce est consommé entre les deux hommes et le comte prend une décision radicale : il va créer un clone du Vélo, rédigé par des hommes de confiance.
Le 16 octobre 1900, naît l’Auto-Vélo. Le journal est confié à Henri Desgrange, ancien coureur professionnel, organisateur de courses et, accessoirement, celui qui a fait construire le tristement célèbre “Vél d’Hiv”.

Dans les premiers temps, le Vélo reste largement devant en termes de ventes. Il intente même un procès à son concurrent pour “contrefaçon du titre” – gagné en 1903 – qui oblige l’Auto-Vélo à se renommer l’Auto. Desgrange, sur une idée du journaliste Géo Lefèvre, décide alors d’organiser la plus grande épreuve cycliste qu’on n’ait jamais vue : le Tour de France. La première édition de la Grande Boucle s’élance le 1er juillet 1903 et rencontre un succès populaire jamais démenti depuis. Instantanément, L’Auto prend les commandes du marché de la presse sportive. Dès 1904, son illustre prédécesseur le Vélo est contraint de mettre la clé sous la porte. L’Auto, depuis lors, est en situation de monopole quasi-permanent en France, aucun concurrent n’ayant jamais réussi à le faire trembler sur ses solides fondations.

Grande Boucle vs. Grande Guerre

Le 28 juin 1914, le jour même de l’assassinat à Sarajevo de l’Archiduc Franz Ferdinand, héritier de l’Empire Austro-Hongrois, qui déclenche la Première guerre mondiale, s’élance le 12e Tour de France. Une épreuve qui se déroule normalement, traversant des villes qui seront dévastées par les combats quelques semaines plus tard (Belfort, Longwy). Fin juillet, l’Auto publie le tracé du Tour 1915, qui n’aura jamais lieu. Dès le 3 août, Desgrange, fondateur de l’épreuve, écrit dans son journal : “Mes p’tits chéris ! Mes p’tits gars français ! Ecoutez-moi ! Les Prussiens sont des salauds… Il faut que vous les ayez, ces salauds-là ! Il faut que vous les ayez !”. Comme les autres, les coureurs cyclistes sont mobilisés pour la “Grande Guerre”. Lorsque l’armistice est signée, le 11 novembre 1918, 48 coureurs ayant participé au Tour de France sont morts, dont 3 anciens vainqueurs : Lucien Mazan (1907-1908), François Faber (1909) et Octave Lapize (1910).

L’Auto relance le Tour de France le 29 juin 1919, le jour de la signature du Traité de Versailles. La Grande Boucle est bouclée. Dans une France en ruines, seuls onze coureurs terminent l’épreuve, ce qui fera écrire à Desgrange : “J’ai ramené onze poilus : je peux dire que ce sont de fiers lapins”. Comme le reste du pays, l’Auto reprend petit à petit une activité normale.

Le duel avec Paris-Soir

Depuis que le légendaire Joseph Pulitzer a lancé le concept de rubrique sportive dans les journaux généralistes dans le New York World, en 1883, ce procédé s’est généralisé un peu partout dans le monde. La France ne fait pas exception mais l’Auto vampirise ce marché. En 1923, apparaît pourtant un concurrent qui bénéficie d’un avantage stratégique absolument majeur. En effet, Paris-Soir est distribué… le soir. Les résultats et commentaires sportifs qui paraissent le lendemain dans l’Auto sont donc déjà obsolètes pour ceux qui ont lu ce nouveau journal. Les conséquences en termes de tirage sont énormes. Paris-Soir devient gigantesque avec jusqu’à 1,8 millions d’exemplaires vendus par jour à la veille de la guerre, en 1939. Pour avoir une idée, la seule rubrique sportive emploie 118 journalistes et fait appel à 139 correspondants ponctuels. Pour contrer ce mastodonte qui joue sur son propre terrain, le quotidien sportif de référence va prendre un virage étonnant. A partir de 1937, l’Auto ouvre une rubrique d’informations générales, qui s’appellera “savoir-vite”. Erreur fatale.

Comme tous les journaux restés à Paris, l’Auto passe sous contrôle allemand pendant l’Occupation. A partir de 1940, le Tour de France n’est plus organisé. Avec l’Hexagone séparé en deux zones, c’était devenu trop compliqué pour Henri Desgrange. Il meurt cette même année et laisse la place à Jacques Goddet, déjà directeur de la publication depuis 1931 et qui restera en poste jusqu’à la fin des années 80.

C’est l’homme de presse allemand Gerard Hibbelen qui prend les commandes en 1941, en achetant les parts de l’actionnaire principal, Raymond Patenôtre.  Au nom de la Propaganda-Abteilung-Frankreich (le département de la propagande en France du IIIe Reich), la direction est confiée à un Français, Albert Lejeune, et le surnommé “De Mirecourt”, un autre Français membre de la Gestapo, est chargé de surveiller la rédaction. Dans la rubrique généraliste, la propagande pro-nazie est la norme, surtout à partir de 1943.

A partir du 17 août 1944, deux jours avant le début officiel de la Libération de Paris, tous les journaux ayant sombré de gré ou de force dans la collaboration sont interdits et voient leurs bien confisqués. L’Auto est dans le lot. Paris-Soir également, qui était sorti pendant toute la guerre en deux éditions. L’une, allemande, depuis Paris. L’autre, publiée par la rédaction d’origine en fuite, depuis Nantes d’abord, puis Lyon. La course pour sortir le premier numéro post-Libération est perdue par les historiques, qui ne parviendront pas à sauver leur journal.

«Les journaux de la trahison [sont] enfouis à jamais dans la fosse commune des déshonneurs nationaux »

– Pierre-Henri Teitgen, ministre de l’Information (26/10/44)

L’Auto est donc interdit de parution. L’enquête du Ministère de l’Information lui reproche d’avoir publié des textes favorables à l’Allemagne nazie, hostiles à la Résistance et aux Alliés, ainsi que d’avoir fait oeuvre de propagande pour le STO. Circonstance aggravante, le fait d’être un journal de sport aurait du rendre tout ceci plus facile à éviter.

Tout un tas de personnalités et d’institutions vont se mettre en ordre de bataille pour sauver le quotidien sportif, notamment les dirigeants de plus grandes fédérations : football, athlétisme, cyclisme, rugby, boxe, ou Jules Rimet, président de la Fifa… Emilien Amaury, directeur de la Presse clandestine pendant la guerre et dirigeant du Parisien Libéré, par ailleurs futur propriétaire de L’Equipe, use aussi de son influence.

Divers industriels investissent dans le nouveau projet de Jacques Goddet, qui change de nom et devient Vitesse. Enfin, le rôle de Jacques Chaban-Delmas, secrétaire général du ministère de l’Information, international de rugby et futur maire de Bordeaux, s’avère décisif pour permettre le dépôt d’un dossier en contestation de l’interdiction.

En effet, les membres de la rédaction ont des arguments à faire valoir pour leur défense. Ils prouvent que plusieurs membres de la rédaction ont fait preuve d’actes de résistance et de bravoure. Certains sont même rentrés au journal pendant l’Occupation, jusqu’en 1942, pour jouer double-jeu, comme Patrice Thominet, l’un des chefs du mouvement Vengeance.

On insiste sur le fait que les  rotatives de l’imprimerie du faubourg Montmartre ont aussi imprimé des tracts résistants. Progressivement, la figure de Jacques Goddet devient centrale dans cette contre-Histoire et le mythe du Goddet chef d’une imprimerie à la fois légale et clandestine voit le jour. Sur cette partie de l’histoire, l’historien Gilles Montérémal propose une analyse très critique, estimant qu’elle a sûrement été arrangée a posteriori pour créer le mythe du chef irréprochable et permettre au journal de renaître de ses cendres. Dans les faits, il semblerait que Jacques Goddet n’ait appris les activités clandestines qu’à la toute fin de la guerre et ait juste “laissé faire”.

C’est le 20 décembre 1945 que la FNPF (Fédération Nationale de la Presse Française) approuve la demande et c’est finalement sous le nom de l’Equipe que le journal anciennement titré l’Auto-Vélo, puis l’Auto, ressort en kiosque le 28 février 1946.

Il fait face à la concurrence de Sports, journal ouvertement communiste, mouvement politique très puissant et alors membre du gouvernement. L’Equipe fait profil bas et tente d’occulter la guerre par tous les moyens. Le journal ne dit jamais rien du passé des athlètes, ni ne s’émeut lors de la réouverture du Vél d’Hiv après le drame de juillet 1942.

Contrairement à Sports, ultra-politisé, qui tombe rapidement dans la propagande primaire, avec des reportages enamourés sur l’URSS ou un entretien fleuve accordé à Hô-Chi-Minh en juillet 1946. Ce titre va s’écrouler très vite et succombera finalement aux grèves de février-mars 1947.

De l’autre côté, la stratégie apolitique de l’Equipe fonctionne. Comme Goddet et quelques partenaires possèdent des parts dans le Parc des Princes ou le Palais des Glaces, ils peuvent reprendre leur stratégie de promotion de leurs propres compétitions et booster les ventes.  Avec le retour du Tour de France dans le giron de la maison-mère en 1947, via la société Amaury (toujours en charge aujourd’hui), l’Equipe reprend sa position monopolistique et ne la quittera plus. La première moitié du XXe siècle fut chaotique, l’histoire de l’Equipe en est une belle illustration.

Matthieu Le Crom

Crédits photo : L’Equipe. L’image est dans le domaine public.

La gazette de Boston. ©Library of Congress. L’image est dans le domaine public.

« Académie Notre Europe » : quand les lobbys tentent de former des journalistes

Photo : © Ulysse Guttmann-Faure/APJ/Hans Lucas pour LVSL.
© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

L’Institut Jacques Delors, think tank européiste, lance depuis le vendredi 6 octobre son Académie Notre Europe, un organisme de formation à l’Europe. L’objectif ? Officiellement, « initier » les journalistes aux questions européennes. Officieusement, les transformer en agents de communication pro-européens. C’est en tout cas ce qui fait bondir le syndicat des journalistes SNJ-CGT. La manœuvre pose en effet un vrai problème éthique. Car en creusant un peu, on découvre rapidement que cette Académie se révèle être un lobby qui, sous couvert de neutralité, fait l’apologie d’une construction européenne libérale. Un peu comme si Areva assurait des cours sur l’avenir de l’énergie nucléaire…

Un lobby européiste

Si vous êtes journaliste [1], félicitations, vous pouviez vous inscrire à l’Académie Notre Europe et profiter, chaque vendredi du mois, à partir d’octobre et jusqu’en mai 2018, de quatre heures de module de formation aux questions européennes. Au menu : séminaires sur « L’Europe de la Défense », « Parachever l’Union Économique et Monétaire » ou encore « Faire l’Europe dans un monde de brutes » (sic). Tout un programme. Payant, évidemment [2].

L’Institut Jacques Delors a été fondé en 1996 par – comme son nom l’indique – le socialiste Jacques Delors, ancien Président de la Commission Européenne de 1985 à 1995, ex-eurodéputé, Ministre de l’Économie et des Finances sous François Mitterrand et accessoirement père de Martine Aubry. Institut de recherche, think tank et lobby européiste visant à « promouvoir l’unité européenne », l’institution est censée être plutôt proche du centre-gauche et du Parti Socialiste Européen (PSE). Elle est aujourd’hui présidée par Enrico Letta, éphémère Président du Conseil italien entre 2013 et 2014, libéral. Membre du Parti Démocrate italien et donc du PSE, il est surtout proche de l’ALDE (Alliance des démocrates et libéraux pour l’Europe), coalition européenne regroupant entre autres le FDP allemand et les partis centristes et libéraux français (UDI et MoDem), groupe pour lequel il a siégé en tant qu’eurodéputé entre 2004 et 2006.

Des déclarations qui inquiètent

En soit, une démarche de formation de journalistes à des questions précises et potentiellement techniques (il faut être honnête, le fonctionnement et l’architecture institutionnelle de l’Union Européenne ne sont limpides pour personne) n’a rien de scandaleux. Ce qui alerte la SNJ-CGT en revanche, c’est la teinte idéologique de la manœuvre. En effet, les déclarations d’Enrico Letta pour justifier la création de cette Académie ne sont pas pour rassurer : « Un vent nouveau souffle sur l’Europe (…). L’élection d’Emmanuel Macron, dont la campagne résolument pro-européenne a été une nouveauté et une réussite, a profondément renouvelé la politique française. Nous souhaitons accompagner ce renouveau et contribuer à la formation d’une nouvelle classe dirigeante pro-européenne, préparée et capable de faire face à la complexité des défis que traverse l’Europe. Une classe dirigeante jeune, avec des idées novatrices et l’enthousiasme nécessaire pour refonder le projet européen. ». Former une nouvelle classe dirigeante pro-européenne. En quoi cela concerne-t-il les journalistes ? Si ce n’est alors à en faire des agents de diffusion de la communication européenne. De plus, la vision européenne défendue par Letta n’a rien de neutre : c’est celle d’un libéral qui ne voit pas d’autre Europe que celle des marchés.

L’Union Européenne contre-attaque ?

Cette démarche politique est certes à relativiser. L’Institut Delors est un organisme français à la puissance de frappe limitée, et la formation n’accueille que vingt journalistes pour la session 2017-2018. Cependant, elle est à replacer dans un contexte plus large de propagande européiste. La grande presse française ne se caractérise déjà pas vraiment par son pluralisme quand vient la question européenne : en 2005, la large majorité des titres avait fait campagne pour le “oui” au référendum, et avait renouvelé son soutien en 2007 lors de la signature du Traité de Lisbonne. Récemment, les basses manœuvres propagandistes de la Commission européenne avaient éclaté au grand jour lors de l’affaire de la Youtubeuse Laetitia Nadji, qui il y a un an avait été choisie pour interviewer Jean-Claude Juncker et avait été menacée de représailles si jamais elle posait des questions qui fâchent. Il ne faut pas perdre de vue que le contexte est particulier : les élections européennes ne sont pas si loin, et si la victoire de Macron semble donner des ailes aux libéraux européens de tout poil, ces derniers savent très bien qu’une vague eurosceptique bien plus puissante qu’en 2014 les guette. Le discours de la Sorbonne et les agitations macroniennes à travers tout le continent sont à inscrire dans cette tendance de contre-offensive européiste, qui devrait s’accélérer dans les prochains mois.

Mais ce qui gêne surtout ici et qui a fait bondir la SNJ-CGT, c’est véritablement la notion de « formation des journalistes » par un lobby. C’est à la fois infantilisant et méprisant, en plus de poser un vrai problème éthique.

Une aubaine pour un journalisme critique ?

Rassurons-nous, peut-être : les journalistes sont supposés avoir de l’esprit critique. Ce n’est pas parce qu’on les « forme » à quelque chose que soudain ils seraient automatiquement endoctrinés, bien évidemment. Après tout, les rédactions sont déjà inondées de communiqués de presse émanant de groupes de pression divers (syndicats, associations, lobbys, institutions, etc), qui espèrent que leur communication sera reprise telle quelle par les médias. La stratégie qui consiste à transformer les journalistes en bêtes relais de communicants, si elle a légitimement de quoi inquiéter, n’est pas neuve. De ce point de vue-là, participer à l’Académie Notre Europe pourrait, pour des journalistes critiques, être l’occasion de faire de la formation un objet journalistique, afin de déconstruire le discours libéral dominant et les tentatives de propagande. La balle est en fin de compte dans le camp des journalistes.

 [1] A noter que la formation est aussi proposée, gratuitement cette fois, à des jeunes de moins de 26 ans.

[2] Les inscriptions pour 2017-2018 étant terminées, nous n’avons pas pu avoir accès au coût exact de la formation.

 

Crédit photo Une : Ulysse GUTTMANN-FAURE

L’intellectuel est mort ? Vive le polémiste !

À propos de la révolte étudiante de mai 68, Jean-Paul Sartre disait le 13 mai : « il n’y a qu’une solution : c’est descendre dans la rue ». De tels propos résonnent étrangement à nos oreilles. Aujourd’hui, les personnalités médiatiques (auto-) proclamées « intellectuels » sont renvoyées des rassemblement qui ne s’identifient plus à eux, ou ne prennent tout simplement plus la rue, laquelle n’est pas censée faire la loi, comme nous l’a rappelé notre cher Président de la République. Depuis les Lumières et surtout depuis l’Affaire Dreyfus, la France était réputée pour sa riche sphère intellectuelle que les autres pays lui enviaient. Or, on assiste depuis une vingtaine d’années à un appauvrissement intellectuel du débat public. Entre burkini, courbe du chômage et réforme de l’orthographe, que sont devenus nos intellectuels ?

L’intellectuel, une invention purement française

François-Marie Arouet, dit Voltaire, peint par Quentin de la Tour (1736)

Avec les Lumières, un savant éclairé, un philosophe, s’émancipe du pouvoir — bien qu’il en demeure économiquement dépendant — et commence à le critiquer, voire même à s’engager personnellement. Tout y passe : l’obscurantisme religieux, la monarchie absolue, les femmes frivoles et les maris facétieux, l’argent, la guerre, la torture, l’injustice. Voltaire est un des premiers à concilier « pensée » et « engagement » avec l’Affaire Calas. Après un premier écrit accusant le père de Calas fils retrouvé mort, il revient sur ses propos et comprend la condamnation comme symptôme de l’anti-protestantisme prégnant de l’époque. En effet, le père protestant aurait, d’après le premier jugement, assassiné son fils pour l’empêcher de se convertir au catholicisme. L’intervention voltairienne fait grand bruit et le père est réhabilité. Plus tard, c’est Émile Zola et son célèbre « J’accuse » dans l’Aurore qui font du philosophe des Lumières un intellectuel. La différence provient de l’espace public qui a changé. Les philosophes des Lumières s’adressaient aux rares lettrés, à savoir la bourgeoisie et à la Cour. Avec l’émergence de la presse, l’intellectuel s’adresse au peuple.

Émile Zola, père du naturalisme littéraire et journaliste engagé, considéré comme le premier intellectuel.

Jean Jaurès assassiné, la Première Guerre mondiale n’est pas empêchée. Dans l’entre-deux guerres, un mouvement pacifiste constitué entres autres d’Henri Barbusse et de Romain Rolland se développe. Un autre prend les armes pour se rendre en Espagne aux côtés des Républicains ; on y trouve André Malraux, George Orwell et Ernest Hemingway. De l’autre côté, des intellectuels de droite [1] se trouvent du côté franquiste, comme Robert Brasillach et Paul Claudel. Dans ces années de mutation intellectuelle et médiatique, un jeune normalien sort du lot. Il s’agit de Paul Nizan, auteur des Chiens de garde. En plus de la dimension réflexive et active de l’intellectuel, il y ajoute une dimension idéologique de lutte. Plus tard, l’intellectuel total, Jean-Paul Sartre, en incarnera l’avatar le plus parfait.

« Nous n’accepterons pas éternellement que le respect accordé au masque des philosophes ne soit finalement profitable qu’au pouvoir des banquiers » (Les chiens de garde, Paul Nizan)

Jean-Paul Sartre, pendant mai 68.

Lors de son discours de remise de prix Nobel de littérature, Albert Camus développe ses thèses sur le rôle de l’artiste qui ne « ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Cette dialectique camusienne pose la figure de l’intellectuel engagé comme un pléonasme. Est intellectuel forcément quelqu’un d’engagé auprès des opprimés contre les oppresseurs.

Pourtant, plusieurs figures intellectuelles s’opposent. Dans ses Guerre de mouvement, guerre de positions, Antonio Gramsci définit d’une part l’intellectuel organique et son clône : l’expert en légitimation. Celui-ci sert à la construction du discours des gouvernants en l’appuyant par son expertise, à « légitimer » l’action du pouvoir dominant. À l’inverse, « l’intellectuel informateur », figure inspirée par Noam Chomsky, se donne l’objectif de déconstruire ce discours pour donner les clés de compréhension au citoyen et qu’il puisse lui-même juger l’action de la classe dominante.

Mais dans les années 1980, alors que la sphère intellectuelle française est à son plus grand éclat avec Gilles Deleuze, Claude Lévi-Strauss, Jean-Paul Sartre, Jacques Lacan, Roland Barthes, Raymond Aron et Paul Ricœur pour n’en citer que quelques uns, Michel Foucault développe le concept de « l’intellectuel spécifique ». En historien des sciences, il pense que le savoir est devenu si spécifique et étendu qu’il est devenu impossible pour une seule personne de le concentrer et d’apporter une réponse transversale et interdisciplinaire correcte. Ainsi, il pense qu’un intellectuel n’est plus qu’un seul spécialiste qui intervient dans l’espace public sur une question de société inhérente à son champ de recherche en mobilisant son savoir pratique. En ce sens, il s’oppose à l’intellectuel sartrien qui agit au nom de valeurs qui le dépassent. L’exemple le plus connu est certainement celui d’Oppenheimer, physicien atomiste qui a prévenu du danger nucléaire. On a donc assisté à la métamorphose du spécialiste mu en intellectuel. Ce concept foucaldien est nécéssaire pour comprendre la structuration du milieu intellectuel d’aujourd’hui. Les personnalités médiatiques qui se disent « intellectuels» sont des imposteurs, en ce sens qu’il n’est plus possible de l’être comme on l’entendait autrefois.

Les polémistes, la défaite de la pensée ?

Ils font les unes des hebdomadaires et des plus grands quotidiens, sont invités sur tous les plateaux télé, tiennent des blogs lus par des millions de lecteurs, sont reçus par les universités et les grandes écoles pour des « grands oraux ». Ils s’appellent Finkielkraut, Onfray, Zemmour, Bruckner, Glucksmann et l’incontournable Bernard Henri-Lévy. Qui sont ces « polémistes »? Sont-ils nos nouveaux intellectuels ou des prophètes post-modernes de la pensée ?

Régis Debray et couverture de son “Introduction à la médiologie”

Régis Debray, qui est plus proche de la figure de l’intellectuel que de celle du polémiste, dans son Cours de médiologie générale, explique ce basculement important. Il s’agit de la transformation de la « graphosphère » en une « vidéosphère ». Le texte est remplacé par l’image, remettant en cause toute la culture de l’écrit, et donc le statut de l’intellectuel. Ce basculement peut facilement s’observer à la télévision, ne serait-ce qu’à travers les animateurs qui passent leur temps à couper la parole de ceux qui parlent. À la télévision, où triomphe le règne du temps court, la réflexion ne peut être poussée jusqu’au bout, étayée d’exemples, mais seulement synthétisée ; cette simplification forcée par le format ampute, de fait, la réflexion de son développement, de sa profondeur : de sa pensée.

« Les mass médias marchent à la personnalité non au collectif ; à la sensation non à l’intelligible ; à la singularité non à l’universel. Ces trios caractéristiques inhérentes aux nouveaux supports, qui n’en font essentiellement qu’une, détermineront désormais, et la nature du discours dominant, et le profil de leur porteur. Elles imposent à la fois une stratégie individuelle et une désorganisation collective. Plus besoin des codes, ni de problématiques, ni d’enceinte conceptuelle. » Régis Debray, Le pouvoir intellectuel en France

L’image est donc favorisée par rapport au langage et l’éloquence l’emporte sur la pertinence. Un bel homme comme Bernard-Henri Lévy, les cheveux au vent, l’éloquence d’un étudiant en philosophie à la Sorbonne, la chemise ouverte jusqu’au nombril : voilà un produit vendeur. Les mots qui sortent de sa bouche ne sont que secondaires. Souvent il s’énerve, insulte (on se rappelle aussi du « Taisez-vous ! » de Finkielkraut), se débat et se fait entartrer. C’est drôle, ça fait vendre, c’est triste.

Bernard-Henri Lévy

Quant à Michel Onfray, quoiqu’il se dise de gauche et qu’il le soit probablement — il a, après tout, créé l’Université populaire —, il appartient totalement au système médiatique qu’il critique. Cette année encore, il a publié deux livres. Quel universitaire, avec toute l’intelligence possible, peut réellement publier deux ouvrages par an tout en étant invité trois fois par semaine sur des plateaux télé, en écrivant hebdomadairement dans un grand quotidien, répondre à des interviews plusieurs fois par quinzaine ? Onfray, bien qu’il soit un polémiste de gauche qui équilibre le débat médiatique, ne possède que le semblant du savoir. Son livre sur Sigmund Freud, par exemple, Le crépuscule d’une idole, est symptomatique. Quoi de mieux que publier un livre sur un des penseurs les plus respectés du XXème siècle avec des pseudo-arguments scientifiques ? Polémique assurée ! Le bouquin fait six cent pages et est publié chez Grasset. Vous avez dit Grasset ? Oui, Grasset qui appartient au groupe Lagardère et qui possède entre autres les points de vente Relay pour vendre son bouquin et plusieurs média pour en faire la promotion. C’est un circuit médiatique. Pourtant, si on avait invité Onfray dans des séminaires ou des colloques scientifiques spécialement dédiés, il n’aurait pu défendre son point de vue. En revanche sur les plateaux télé, grâce au temps court doublé du talent rhétorique de l’homme, ce livre est passé pour une révélation scientifique prophétique.

“Le marché n’est plus un vecteur de diffusions d’idées, écrit Pascal Boniface, parce que les idées sont surdéterminées par le marché lui-même. C’est la logique de l’industrie culturelle.” [2]

Le basculement critique après 1989

Chute du mur de Berlin, conversion de la Chine à l’économie de marché : seule la Corée du Nord résiste encore et toujours à l’envahisseur néo-libéral. Une vision huntingtonienne [3] du monde s’est alors imposée : avec la chute du communisme, la pensée critique du néolibéralisme est vouée à disparaître puisque le nouvel ennemi n’est plus idéologique mais culturel : c’est l’Islam. Aussi, les anciens intellectuels maoïstes se retrouvent à défendre l’invasion en Yougoslavie ou en Irak, à l’instar d’André Glucksmann, de François Furet, d’Alexandre Adler  ou de notre BHL national. Mais depuis la chute du mur de Berlin, l’intellectuel a du mal à être à nouveau à contre-courant.

Le monde houellebecquien [4] dans lequel nous sommes plongés, sans utopie aucune que les intellectuels favorisaient alors, est aussi une clé de compréhension. Le Monde du 11 septembre dernier publiait un article : « Dystopies : Il existe un sentiment de ruine inédit depuis 1930 ». L’absence d’utopies annonce aussi le crépuscule des intellectuels. Ils n’ont plus rien à montrer, une idée vers quoi tendre. Aussi, cette perte d’utopie s’accompagne d’un regard vers le passé, vers la mémoire, comme le remarque Pierre Nora. Ce n’est pas pour rien que nombre de polémistes sont conservateurs. On ne propose plus de nouvelles idées, on dit que celles d’avant étaient meilleures. L’heure est à l’obscur, à la nuit, et le bout du tunnel semble encore loin.

La victoire néolibérale explique aussi les différentes lois sur l’Université qui a vu une grande résistance de la part du monde universitaire. Que cela soit la loi Devaquet de 1986 qui visait à rendre autonomes les universités — un pas vers la privatisation, autrement dit — et à l’établissement de la sélection à l’entrée ; ou le regroupement en ComUE (Communauté d’Université et Établissement), le sapement de l’Enseignement supérieur par les gouvernements successifs, l’extrême spécialisation et la disparition de l’interdisciplinarité de l’enseignement, contribuent à l’affaiblissement intellectuel des futurs savants. L’État, clairement, souhaite des techniciens du savoir, non pas des intellectuels.

Aussi, ces spécialistes sont facilement manipulables. Lorsqu’un spécialiste devient un expert convié sur les plateaux télé pour s’exprimer, il s’intègre dans le monde de l’économie et de la finance, il conseille les ministres, les gouvernants. Si trop de spécialistes deviennent des experts, la pensée critique n’existera plus.

Il ne reste plus qu’à espérer que Francis Fukuyama ait tort, et que sa thèse de « la fin de l’Histoire » [5] ne devienne pas réalité, afin que la dissidence et la liberté d’opinion puissent subsister. Mais pour ceci, il faut un renouveau intellectuel en France qui contredise l’idéologie dominante, qui redonne le goût de vivre et d’espérer, de nouvelles lumières pour éclairer l’obscurité de l’ignorance.


Notes :

[1] Les intellectuels de droite existent bien qu’ils haïssent et récusent cette dénomination, “cette race insupportable” selon Brasillach. Par exemple, Raymond Aron qui écrit L’opium des intellectuels alors qu’il est le stéréotype parfait de l’intellectuel de droite. Nombre d’intellectuels de droite, voire d’extrême-droite (Drumont, Rebattet, Barrès) avaient investi, en leur temps, le champ social de l’expression et du débat d’idées.

[2] Les intellectuels faussaires, Pascal Boniface

[3] Samuel P. Huntington, universitaire américain, est connu pour avoir publié Le choc des civilisations et la refondation de l’ordre mondial, en 1996. Ouvrage très controversé, il soutient la thèse qu’avec la chute du bloc de l’Est, les relations internationales ne sont plus dictées par des oppositions idéologiques politiques mais par des oppositions qu’il nomme “civilisationnelles”. Il divise le monde en huit blocs : la civilisation chinoise, japonaise, indienne, islamique, occidentale, latino-américaine, africaine et orthodoxe.

[4] Michel Houellebecq est un écrivain français connu depuis 1992 avec L’extension du domaine de la lutte et qui a récemment publié l’excellent Soumission. Son univers est noir et dystopique, en ce sens où il met en lumière une robotisation des relations humaines, complètement déconnectées des affects et des émotions humaines. Aussi, sa mise en scène du pouvoir et de son interaction avec les individus présente un monde où la liberté et le bonheur semblent impossibles. Il est l’auteur dystopique de référence.

[5] La thèse du politologue américain Francis Fukuyama s’intitule “La fin de l’histoire et le Dernier Homme”. Après la chute du bloc de l’Est en 1991, il postule la victoire définitive de la démocratie néolibérale et un “état final” de l’humanité sans espoir d’autres contestations idéologiques définitivement vaincues.

Le maccarthysme sévit dans les entreprises et s’abat sur les syndicalistes

©Xavier mathieu. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license..

Il y a comme un air de chasse aux sorcières dans les entreprises de France. Une vague de discrimination et de répression antisyndicale s’abat sur le pays. Trop peu documenté, trop souvent tu dans les médias, ce phénomène, qui n’est pas nouveau, prend de l’ampleur ces derniers temps. De la discrimination à la répression, en passant par l’acharnement judiciaire et la vaste campagne médiatico-politique de diabolisation, jusqu’aux « réformes » atomisant le rôle des syndicats, on assiste au triomphe de l’anti-syndicalisme en France.

Il ne fait vraiment pas bon être aux avant-postes de l’engagement citoyen en France. Les exemples ne manquent pas entre les condamnations révoltantes de Cédric Herrou et de Pierre-Alain Mannoni, le sort réservé aux lanceurs d’alerte comme Stéphanie Gibaud et l’assignation à résidence d’une vingtaine de militants écologistes au nom de l’état d’urgence pendant la COP21.  Ou encore l’ambiance de chasse aux rouges qui s’empare des salles de rédaction d’une presse aux mains d’une poignée de patrons du CAC 40, dénoncée par Aude Lancelin et Laurent Mauduit. Sale temps pour les progressistes de tous les horizons …  Il est aussi un maccarthysme qui est encore trop souvent passé sous silence dans les médias : celui qui frappe les travailleurs, et plus particulièrement les syndicalistes, dans les entreprises. Un phénomène qui, s’il ne date pas d’hier, s’est accentué ces dernières années.

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Philippe Martinez, sécrétaire général de la CGT. ©PASCAL.VAN. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

Une campagne de diabolisation du syndicalisme

Tout est dit pour discréditer les syndicats de travailleurs. Ils ne seraient pas représentatifs, inefficaces voire corrompus. Quid de la représentativité et des malversations du patronat ? Ceci dit, du point de vue des intérêts du capital, on serait tenté de dire que le MEDEF est diablement efficace puisque c’est son agenda qui dicte les « réformes » socio-économiques. Les éditorialistes plus nuancés louent les gentils syndicats « modernes » et « réformistes » comme la CFDT pour mieux déverser toute leur haine de classe sur l’abominable CGT « idéologisée » et « archaïque ». La fachosphère, qui montre là son vrai visage antisocial, est d’ailleurs elle aussi  un des fers de lance de l’anti-syndicalisme le plus virulent. Un nouveau cap semble avoir été franchi lors de la mobilisation contre la Loi El Khomri.

La CGT a été alors la cible d’un déchainement médiatique d’une violence inouïe à grand renfort d’instrumentalisations du contexte post-13 novembre. La CGT ? « Un syndicat ultra-violent qui souhaite mettre la France cul par-dessus terre » (Eric Brunet, BFMTV), qui veut « tout faire péter » (Nathalie Saint-Cricq, France 2), pris dans « une course à la radicalisation » (François-Xavier Piétri, TF1). De Manuel Valls à Bruno Le Maire en passant par Laurent Bergé (CFDT), tous abondent dans ce sens : la CGT se radicalise. Elle prendrait en otage la démocratie, selon le Premier ministre. Quant à Pierre Gattaz, le patron du MEDEF, il n’est pas en reste non plus quand il compare les manifestants à des terroristes. La palme revient sans doute à Franz-Olivier Giesbert qui met carrément les pieds dans le plat : « la France est soumise aujourd’hui à deux menaces qui, pour être différentes, n’en mettent pas moins en péril son intégrité : Daech et la CGT. » Cette antienne est d’ailleurs déjà reprise dans les commentaires sur la mobilisation en cours contre les ordonnances Pénicaud. N’a-t-on pas récemment entendu une « Grande Gueule » de RMC assimiler l’appel à la grève des routiers à du « terrorisme » ?

 

Discrimination salariale, licenciement abusif, procès pour l’exemple

Ces outrances médiatiques contre les syndicats reflètent et alimentent le maccarthysme qui s’installe dans les entreprises et dans les tribunaux du pays. La répression antisyndicale n’est pas un fait nouveau mais tout porte à croire qu’elle s’est intensifiée et amplifiée ces dernières années. On ne compte plus les procès et les condamnations contre les syndicalistes : Conti, Air France, GoodYear … La répression antisyndicale frappe partout et peut-être plus durement encore en Outre-mer avec le procès d’Elie Domota par exemple. Il en va de même pour la discrimination antisyndicale.

On ne dispose pas de chiffres précis tant et si bien que le CESE préconise une amélioration de l’information statistique dans ce domaine. Une enquête diligentée par le Ministère du travail en 2011 montre cependant que le salaire des salariés syndiqués est en moyenne inférieur de 3% à 4% et cette discrimination salariale dépasse les 10% pour les délégués syndicaux. L’Humanité est l’un des rares journaux de presse écrite à relayer régulièrement les cas de discrimination et de répression contre les syndicalistes comme Pierrick, un jeune salarié licencié au moment où la direction de son entreprise a appris sa présence sur une liste CGT aux élections professionnelles. Motif invoqué : « Vous avez été surpris en train de manger des chips dans le laboratoire pendant les heures de travail alors que vous savez qu’il est strictement interdit de se nourrir dans le laboratoire. »

Le collectif Luttes invisibles tente d’établir un décompte avec les moyens du bord et avance le chiffre de 3626 cas de discrimination et de répression à l’encontre de militants, de grévistes et de manifestants (condamnations, poursuites, sanctions, menaces, etc.) en 15 mois au 16 juillet 2017. Combien de salariés n’osent pas se syndiquer par peur de représailles ? Combien sont-ils à ne pas suivre l’appel à la grève des syndicats par crainte d’être mal vus par leur direction ? A taire leurs convictions syndicales face à leurs responsables hiérarchiques et même face à leurs collègues ? L’entreprise est certainement l’un des espaces les moins démocratiques de nos sociétés et l’engagement syndical reste un acte hautement subversif. Face au déni de la violence antisyndicale, la CGT, FO, la FSU, la CFTC, Solidaires, le syndicat des avocats de France, le syndicat de la magistrature et la Fondation Copernic ont créé un Observatoire de la discrimination et de la répression syndicale en 2013.

 

Des « réformes » qui affaiblissent le rôle des syndicats

Manifestation contre la réforme des retraites. ©Clem. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license..

Et comment ne pas voir une même logique antisyndicale à l’œuvre dans le projet de réforme du code du travail par ordonnances ? Le gouvernement se targue de mettre les syndicats au centre du « dialogue social » avec leur nouvelle méthode de concertation. Dans les faits, les ordonnances prévoient notamment que les patrons d’entreprises de moins de cinquante salariés puissent dorénavant se passer des syndicats pour signer des accords. Stigmatiser, réprimer, affaiblir. Tout est bon pour mettre à terre les syndicats et les syndicalistes. Eux qui ont, de tout temps, été le fer de lance des grandes conquêtes sociales de notre pays, des lois ouvrières du XIXème siècle au Front Populaire, de la mise en place de la sécurité sociale au « Mai 68 » ouvrier. Eux qui étaient aux avant-postes de la Résistance pendant l’occupation nazie et le nauséabond régime de Vichy.

Ce n’est pas aux syndicalistes mais bien aux représentants pleurnichards du patronat français que de Gaulle aurait rétorqué : « je n’ai vu aucun de vous, Messieurs, à Londres ! » Aujourd’hui, les syndicalistes sont les premiers de cordée face à l’offensive néolibérale qui s’abat sur le peuple travailleur. Même divisés et convalescents suite au passage en force de la Loi El Khomri, ils battent à nouveau le pavé contre les ordonnances Macron-Pénicaud. Le front antisyndical de toujours, lui aussi, est en ordre de marche et de bataille. Il y a toujours deux côtés de la barricade.

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©Xavier mathieu. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

©PASCAL.VAN. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

©Clem. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license..

 

“Fainéants” et “assistés” : la sinistre vision du monde de la classe politico-médiatique

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©Jeso Carneiro

Emmanuel Macron s’en est pris le 8 septembre à Athènes aux cyniques”, aux extrémistes” et auxfainéants” ; il les accuse d’empêcher les réformes d’avoir lieu comme il se doit. Fainéants” : le mot est lâché. L’argument avait été sous-entendu à maintes reprises, mais c’est la première fois qu’il est exposé avec une parfaite clarté : si les Français détestent les réformes, s’ils sont attachés à leur Code du Travail et ne souhaitent pas travailler plus pour gagner moins, c’est tout simplement parce qu’ils sont fainéants. Ce dérapage verbal permet de comprendre la vision du monde d’une partie des “élites” libérales, selon lesquelles la société est divisée en deux catégories. D’un côté on trouve la France qui se lève tôt, celle qui travaille dur le jour et rêve de start-up nation” la nuit ; de l’autre, on trouve ceux qui ne sont rien : fainéants”, assistés” et paresseux”, véritables parasites dont les revendications politiques sont des obstacles sur la route du progrès économique.


La revue Capital publiait en 2010 un article intitulé comment faire bosser les paresseux.

Ce mensuel, qui s’adresse en priorité aux employeurs et aux cadres, leur donne une série de conseils pour “dynamiser” le travail de leurs salariés nonchalants. On y apprend que les travailleurs “paresseux“, cette “catégorie d’emmerdeurs“, représente “5 à 10% des effectifs” des entreprises. S’ils “cachent bien leur jeu“, il n’est pas pas très difficile de les repérer ; les paresseux “ne sont jamais disponibles“, “se déclarent incompétents” et ont l’outrecuidance de “manifester bruyamment leur épuisement lorsqu’on leur confie la moindre tâche supplémentaire“. Certains ont même l’impudence de respecter leurs horaires à la lettre et de s’en aller tous les jours à “18 heures pile, quoi qu’il arrive, à la seconde près“.

Des propos aussi crus sont rarement audibles dans les médias français. Néanmoins, l’idéologie qui sous-tend ce texte et le leitmotiv des “paresseux“, sont mobilisés par une partie non négligeable de “l’élite” politico-médiatique, de manière plus discrète et fleurie. Pire : à ses yeux, les “fainéants” ne sont pas seulement des boulets pour leur entreprise, comme c’est le cas dans cet article, mais bien souvent pour leur pays tout entier… 

 

Un leitmotiv, de la droite ultralibérale à la gauche Terra Nova

 

Laurent Wauquiez, représentant de la frange la plus dogmatique du courant néolibéral, avait défrayé la chronique lorsqu’il s’en était pris au “cancer de l’assistanat“. Comme toujours, il se trouvait certains journaux pour considérer que ces déclarations d’amour au néolibéralisme étaient trop timorées ; on a ainsi pu lire un article de l’Express tâchant de vérifier si Wauquiez était “crédible” sur la question de “l’assistanat”…

L’ “assistanat” est devenu un thème particulièrement choyé par la presse de droite, qui l’a cuisiné à toutes les sauces. On le voit abordé par le Point, sur un mode philosophique.

Faut-il supprimer les aides sociales ? Vous avez deux heures.

L’Express nous gratifie quant à lui d’un manuel destiné à nous donner des astuces pour cohabiter avec notre collègue paresseux.

Au moyen d’une analyse statistique, le Point, encore, nous démontre que les Français aiment l'”assistanat” encore moins que l’Islam.

Ce qui, pour ce quotidien, n’est pas peu dire…

La presse de droite n’est pas la seule à s’en prendre aux “assistés”. Cet élément de langage apparaît de temps à autre dans la presse de gauche néolibérale.

C’est d’ordinaire en des termes plus feutrés que les médias de gauche néolibérale évoquent ce thème, comme s’ils étaient tiraillés entre leurs financements oligarchiques (Edouard de Rothschild et Patrick Drahi pour Libération, le trio Niels-Pigasse et feu Bergé pour le Monde et l’Obs) et leur lectorat, encore attaché aux “valeurs de gauche”. Les articles de Libération et du Monde font alors appel à une rhétorique “progressiste” lorsqu’ils abordent cette épineuse question : ils parlent de “révolution“, prônent la “libération des énergies“, évoquent la nécessité d’insuffler du “dynamisme” à l’économie, de s’ouvrir au “nouveau monde“…

Autant de formules destinées à faire comprendre au lecteur que l’État-providence et les aides sociales appartiennent au passé. Derrière ces éloges du changement, de la nouveauté et de la mobilité, on reconnaît sans peine une série de thématiques mises en avant par le groupe de réflexion Terra Nova.

Terra Nova a théorisé la nécessité d’abandonner, pour la gauche, la grille de lecture de classes au profit d’une analyse centrée sur les “valeurs” de gauche.

Selon un rapport de ce think thank proche du Parti Socialiste, la société est divisée en “outsiders” (jeunes et chômeurs, notamment) et “insiders” (travailleurs salariés). Les “outsiders” cherchent à “briser le plafond de verre” et “surmonter les barrières qui se trouvent devant eux“, tandis que les “insiders” ne songent qu’à “préserver leurs droits [sociaux] acquis“, aux détriments des premiers. Les “outsiders” défendent un “Etat émancipateur” (“aidez-moi à réussir“) tandis que les “insiders” défendent un “Etat protecteur” (“protégez-moi“) qui bride les premiers. Par un tour de passe-passe rhétorique miraculeux, les ouvriers qui “défendent leurs droits acquis” se trouvent repeints en conservateurs. Prise de risque contre protection, mouvement contre inertie, progrès contre conservation, volonté débridée de l’entrepreneur contre morne apathie du travailleur sans ambition : cette rhétorique est désormais familière. Sans surprise, Terra Nova conseille à la gauche d’abandonner la lutte des classes comme grille de lecture, ainsi que la défense des classes populaires comme objectif ; on parlera désormais parler de “valeurs” de gauche, ou “progressistes”, pour se différencier de la droite, tandis qu’on la rejoint sur les grandes questions socio-économiques. Ce n’est pas un hasard si Terra Nova est devenu le symbole vivant de la conversion du Parti Socialiste au néolibéralisme…   

Un personnage synthétise à merveille les aspirations de la droite ultralibérale et de la gauche Terra Nova. Il s’agit d’Emmanuel Macron, qui emprunte à l’une sa violence verbale à l’égard des “fainéants”, à l’autre sa rhétorique “progressiste” basée sur le motif du changement et de la mobilité, et aux deux sa volonté d’en finir avec le modèle social français. Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron fait appel au leitmotiv de l’assistanat. Les réseaux sociaux s’étaient enflammés lorsqu’il avait affirmé que s’il était “chômeur, [il n’attendrait] pas tout de l’autre“, sous-entendant que les chômeurs se laissaient vivre agréablement au lieu de chercher du travail. Quelques semaines plus tard, il enchaînait : “les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires“, comme s’il se trouvait beaucoup de jeunes qui aient envie de devenir chômeurs… Toujours est-il que le message est transparent : l’État ne peut rien pour les chômeurs et pour les pauvres ; ceux-ci n’ont qu’à se débrouiller par eux-même.

 

Culpabilisation des individus, déresponsabilisation du pouvoir politique

Le programme du Conseil National de la Résistance proclamait en 1944 le “droit au travail” et l’obligation pour la société “d’assurer à tous les citoyens les moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail“. Il affirmait ainsi la responsabilité de l’État en matière sociale, et l’absence de responsabilité des citoyens frappés par le chômage et la pauvreté. Ceux-ci étaient considérés comme des phénomènes politiques, qui devaient trouver une issue politique ; c’est à l’Etat qu’il devait revenir de les résoudre. Ce contrat social était insupportable aux yeux des prophètes du néolibéralisme et des ayatollah du libre-marché ; c’est pourquoi il fallait à tout prix, selon les mots de l’un des plus éminents représentants du MEDEF, défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance”.

C’est très logiquement que l’élite libérale contemporaine affirme à propos du chômage l’inverse de ce que proclamait le CNR : le pouvoir politique est impuissant, mais les individus sont omnipotents ; ce n’est pas à l’État de trouver du travail pour les chômeurs, c’est aux chômeurs eux-mêmes de le faire. Les personnes sans emploi n’ont qu’à s’en prendre à elles-mêmes : si elles sont au chômage, c’est qu’elles n’ont pas cherché du travail avec assez de ténacité…

Une séquence vidéo, diffusée dans tous les collèges sous le ministère de Najat Vallaud-Belkacem, illustre de manière caricaturale le triomphe de cette idéologie.

Cette séquence raconte, dans un style grotesque, le parcours de “Patrick”, orphelin élevé dans une cabane par des tuteurs alcooliques, qui a réussi à devenir président d’une start-up par la seule force de sa volonté. Le message transmis aux élèves est clair : si on veut, on peut. La cause du chômage n’est pas à chercher du côté de l’État et de son désengagement face à la mondialisation, face au libre-échange, face aux multinationales qui délocalisent. Elle est à chercher dans la faiblesse de la volonté des individus qui ne trouvent pas de travail.

La société se retrouve ainsi divisée en deux fractions : les “méritants” d’une part, les “fainéants” de l’autre.

Au nom du “mérite”, donc, l’État-providence sera rabougri, les aides sociales amoindries, le code du travail démantelé et le statut des fonctionnaires privatisé.

 

Une rhétorique qui ne date pas d’hier

 

Stigmatisation de la “paresse“, culpabilisation des individus et déresponsabilisation du pouvoir politique : tout cela n’est pas bien neuf. C’est même un leitmotiv omniprésent dans les publications libérales des siècles passés. Il était de bon ton, aux Etats-Unis du siècle dernier, de distinguer les pauvres  “méritants” (deserving), qui trouvaient un emploi, des travailleurs “sans mérite” (undeserving), qui n’en trouvaient pas ; ce avant la crise de 1929,  qui en détruisant des millions d’emplois en quelques années a démontré toute l’inanité d’une telle distinction… Tout au long du XIXème siècle, la condamnation de la “paresse” est un motif rhétorique choyé par la grande bourgeoisie pour condamner les révoltes ouvrières (“c’est la paresse qui a surgi le 18 mars !” écrit l’écrivain Maxime du Camp au lendemain du soulèvement de la Commune de Paris). Un siècle plus tôt, un essayiste anonyme, auteur d’un texte nommé An Essay on trade and commerce, s’en prenait à la “paresse” des ouvriers anglais, souhaitant qu’ils se “résignent à travailler six jours pour la même somme qu’ils gagnent aujourd’hui en quatre jours” afin de permettre à l’économie britannique de décoller. La “paresse“, déjà. Ces procédés rhétoriques sont vieux comme l’histoire du libéralisme. Aujourd’hui, ils servent à faire avaler la couleuvre des réformes néolibérales imposées par la Commission Européenne, que les travailleurs français devraient accepter au motif qu’ils seraient exceptionnellement paresseux.

Peu importe que les Français comptent parmi les peuples les plus productifs d’Europe. Peu importe que, selon une étude de la Commission Européenne, le PIB français, rapporté à chaque travailleur, soit bien plus élevé que le PIB moyen européen ; peu importe également qu’il soit plus élevé que le PIB de l’Allemagne : le discours médiatique reste le même. Pour assainir l’économie française, il faut que les Français se mettent au travail et se résolvent à assouplir leur code du travail en prenant exemple sur le voisin allemand.

La mobilisation du leitmotiv des “paresseux” et des “assistés” est donc totalement décorrélé de toute réalité économique. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire du libéralisme, la “paresse” des travailleurs a toujours été pointée du doigt, que ceux-ci travaillent 6, 12 ou 14 heures par jour. Elle a toujours été présentée comme le grain de sable qui empêche la machine économique de fonctionner ; un moyen commode pour ne pas évoquer les responsabilités de l’Etat en matière économique. Et pour faire accepter aux citoyens toute la cruauté du libéralisme économique, toute la brutalité d’une organisation politique où, pour reprendre les mots de l’économiste Jean-Baptiste Say, “la société ne doit aucun secours, aucun moyen de subsistance à ses membres“.


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En finir avec l’éditocratie pour recréer du débat d’idées

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Christophe Barbier © Yohanntd

Vous les entendez partout, ils donnent leur avis sur tous les sujets et semblent vivre dans un autre monde que le nôtre. Leur omniprésence les a complètement intégrés dans le décor politico-médiatique. si bien que vous aurez du mal à allumer votre télé ou votre journal sans voir leur nom ou leur visage. A tel point qu’il est parfois difficile de les supporter, mais l’habitude a rendu leur présence acceptable. Et à force de matraquage, ils sont devenus légitimes dans le débat public. Bienvenue dans le merveilleux univers des éditocrates.

Le manque de pluralité dans les idées

Ils répondent au nom de Christophe Barbier, Arnaud Leparmentier, Jean Quatremer ou encore Laurent Joffrin – et la liste est un peu plus longue, mais justement pas tant que ça. Ils sont journalistes, rédac’ chef, pas spécialement experts d’un domaine mais très loquaces. Ils sont à peu près d’accord sur tous les sujets, en tout cas sur le consensus néolibéral. C’est là que commencent les problèmes. Les émissions dans lesquelles ils s’expriment ou les grands titres de la presse qui leur donnent tribune partagent deux traits distinctifs : ils appartiennent aux grands groupes industriels à la Bolloré ou à la Lagardère, et sont adeptes du discours économique dominant, à savoir toujours plus de libéralisme.

Dès lors, la question de la pluralité mérite d’être soulevée : comment avoir un débat public sain quand les moyens d’expression sont confisqués par une minorité de personnalités qui défendent la même position ? Le débat médiatique est central dans l’élaboration des opinions politiques des citoyens, mais s’il est pipé d’avance, les options politiques disponibles sont nécessairement restreintes.

Tenir un contre-discours au consensus néolibéral

Mener la bataille culturelle implique d’aller contrer adéquatement le discours libéral. C’est d’ailleurs une question qui a émergé au sein d’un mouvement comme La France Insoumise, avec la participation de Raquel Garrido au talk-show de Thierry Ardisson. Faut-il refuser de cautionner une telle émission, ou profiter de cet espace pour s’adresser à des citoyens qui n’auraient autrement pas eu l’occasion d’écouter une opinion alternative ? Cette demande d’un contre-discours trouve une réponse avec Internet, à l’image des médias alternatifs et des chaînes Youtube politiques. Mais à l’échelle électorale, ces moyens manquent de la force de frappe des médias de masse qui peuvent vanter matin, midi et soir les bienfaits de la dérégulation. Tout un terrain reste donc à conquérir.

L’émergence de nouvelles voix dans le débat public serait en effet salvatrice pour la vie politique du pays. C’est de philosophes, de politologues, d’historiens, de géographes, bref d’intellectuels dont nous avons besoin pour éclairer les sujets qui font débat au sein de la société, à la condition sine qua non d’exposer des thèses divergentes. D’une part pour sortir des simplifications et des raccourcis à outrance, qui permettent de prendre les citoyens de haut en les considérant incapables de saisir des enjeux complexes. D’autre part, et c’est la conséquence logique de ce premier bénéfice, pour élever le niveau d’exigence que nous avons à l’égard de nos politiques.

Sans doute la médiocrité de notre classe politique survivrait moins longtemps avec une analyse critique permanente dont ne peuvent se targuer les éditocrates complaisants. C’est dans un tel cadre d’honnêteté intellectuelle dépourvu d’un mépris élitiste que la parole populaire pourrait pleinement s’exprimer. Permettre à des citoyens, engagés ou non, d’apporter des éléments au débat public, redonnerait de la matière à la fonction délibérative du débat public.

Il sera difficile de convaincre Bolloré d’offrir une tribune régulière à Bernard Friot sur CNEWS. Certes. En attendant et en parallèle, nous pouvons continuer le travail de déconstruction du discours médiatique, et créer le maximum d’espace d’expression pour tenir un contre-discours de progrès social. Sinon, nous risquons d’assister au lancement de la carrière de MC Christophe Barbier. Personne n’a envie de voir ça.

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