L’économie à l’épreuve de la pénurie

Un consommateur dans un magasin quasi-vide © Mick Haupt

Leuphorie du déconfinement et les efforts des gouvernements pour la relance vont-ils se briser sur la contrainte de la disponibilité des ressources ? La pénurie de matières premières et de composants menace en effet de stopper net la reprise de la production dans de nombreux secteurs : construction, industrie automobile, agriculture…. Certes, cette situation est le fruit de facteurs conjoncturels, après un an de production à l’arrêt. Toutefois, cette crise démontre l’extrême vulnérabilité de notre tissu productif à la mondialisation alors que des signaux inquiétants laissent présager que cette situation se prolongera dans la durée.

Des stocks à vides

Des usines qui tournent au ralenti, des chantiers à l’arrêt, des semaines de délai pour une voiture neuve ou une console de jeu vidéo… Tel ne devait pas être le visage de la relance économique. Et pourtant, sous l’effet des difficultés d’approvisionnement, quand il ne s’agit pas tout simplement de rupture, de nombreux secteurs sont paralysés. Tout un symbole : plus de la moitié des entreprises de l’industrie déclaraient des ruptures de la part de la part de leur fournisseurs dès août.

En effet, les principales ruptures concernent les matières premières : bois, métaux… Par ricochet, les pièces nécessaires pour l’industrie, qui en dépendent, finissent par faire défaut. En conséquence, on observe des hausses de prix démesurées : doublement du prix du cuivre, hausse de 50 % de l’aluminium. Quand d’autres produits sont tout bonnement indisponibles ou bien avec des délais inédits. Il s’agit certainement du caractère le plus saisissant de cette crise. Il n’est pas seulement question de variations de prix des matières premières au gré des marchés, mais de vraies situations de pénurie totale pour certains produits qui apparaissent. Et celle-ci frappe aussi le quotidien des consommateurs lorsque la perspective d’une pénurie de papier se présente ou que la baguette de pain risque de coûter 10 centimes de plus. Or avec le renchérissement de coûts de l’énergie, le phénomène devrait certainement encore s’amplifier.

Il ne s’agit pas seulement de situation de hausses des prix, mais parfois d’indisponibilité totale des produits.

L’économie se trouve ainsi confrontée en grandeur réelle à la contrainte de ressources. Petit à petit, toute la production s’en trouve grippée. Les premiers concernés sont les industriels qui transforment les matières premières. En raison d’aléas climatiques (incendies, sécheresse…) et de flambées épisodiques de COVID, la production de semi-conducteurs, présent dans d’innombrables appareils ménagers, est à la peine. Le secteur automobile avait pris l’habitude de fonctionner en flux tendu, c’est-à-dire à ajuster la production en fonction de la demande afin d’éviter les coûts de stockage. Or, faute de stock, les concessionnaires se retrouvent confrontés à des délais extrêmement longs. Au point qu’il n’est pas rare que les véhicules d’occasion coûtent plus cher que leurs homologues neufs, car disponibles immédiatement.

L’immobilier est l’un des secteurs les plus impactés. Au point que la Fédération Française du Bâtiment a appelé au secours le gouvernement. L’annonce la plus spectaculaire est le prolongement du dispositif de chômage partiel. Ce dispositif doit être maintenu dans ce secteur, malgré la levée du confinement, faute de pouvoir poursuivre l’activité. Or cette situation, jugée comme temporaire, dure déjà depuis avril. À mesure que le temps passe, elle pourrait avoir des conséquences très lourdes sur ce secteur. En effet, l’augmentation des tarifs est devenue telle qu’il est devient plus intéressant de payer les pénalités de retard, plutôt que de poursuivre les travaux au prix fort. Or l’effet cumulatif pourrait s’avérer fatale pour certaines entreprises. En outre, les sous-traitants les plus fragiles dans la chaîne de décision, doivent absorber les hausses de coût des donneurs d’ordres. Enfin, pour les investisseurs immobiliers, le calendrier de réalisation est décisif. Compte tenu des capitaux mobilisés sur un projet de construction, tout retard a de fortes conséquences financières. Si la situation venait à perdurer, certains d’entre eux pourraient se retrouver en grande difficultés, à court de trésorerie. Ainsi, tout un secteur, au sens large, risquerait de se trouver fragilisé.

Évolution des prix des matières premières pour le secteur de la construction (base 100 au 1er janvier 2020). Source : Fédération Française du Bâtiment

Plus globalement, cette situation limite la reprise de l’économie. En effet, les projets de développement des entreprises, qui incluent des investissements immobiliers, des machines-outils ou toutes sortes d’équipements, sont sérieusement ralentis. Dans le même temps, de nombreuses activités se retrouvent handicapées faute de nouveaux matériels ou de pièces de réparation (agriculture, services…).

L’économie toute entière commence à éprouver les conséquences de ces pénuries et de leur impact sur les prix. Ainsi, l’Allemagne a vu sa production industrielle reculer de façon inattendue, l’industrie constituant pourtant la figure de proue de sa prospérité. Par ailleurs, les différentes pénuries altèrent la perception de l’inflation. En effet, les dirigeants européens semblent considérer qu’il ne s’agit que d’un phénomène transitoire liée à la reprise économique. Pourtant, l’origine et l’ampleur de la hausse des prix sont déterminants pour les politiques à mener, en particulier en matière de hausse des prix. Or, les analyses les plus optimistes prévoient des perturbation au moins jusqu’à la fin 2022.

Le long déconfinement de l’économie

En effet, la sortie du confinement a mis aux prises une structure de production désorganisée avec une demande soudaine et robuste. Ce contexte explique une conjoncture de tension sur les stocks et sur les prix. L’essentiel de la chaîne de production a été profondément désorganisée. Naturellement la reprise de l’activité n’a pas pu être aussi rapide que son interruption. Retour des salariés, réorganisation du travail, reprise des contacts avec les fournisseurs… Tout ceci a contribué à ralentir la marche habituelle de l’économie. Ces facteurs expliquent une situation de rupture temporaire.

Durant le confinement, les fournisseurs ont cherché à réduire leur stock. En effet, plus les volumes écoulés de marchandise sont faibles, moins le besoin d’un stock « tampon » se fait sentir. Par ailleurs, la réduction du stock, c’est-à-dire écouler la marchandise sans en produire de nouvelles, a été un moyen pour certaines entreprises de maintenir leur trésorerie à flot. En l’absence de visibilité sur la sortie du confinement, les industriels n’ont pas pu les reconstituer.

La hausse des coûts de transports a, elle aussi, poussé les prix des matériaux et des importations. Les coûts du fret maritime ont subi un renchérissement sans précédent. Alors que le commerce maritime a quasiment doublé en vingt ans, et représente désormais 90 % du commerce mondial, les coûts de transport en mer ont explosé. Ceci s’explique notamment par une semblable désorganisation chez les armateurs et les ports de fret. En outre, il est difficile pour les armateurs d’adapter rapidement leurs capacités de transports à la demande. Face à la hausse de la demande après un arrêt prolongé, le manque de conteneurs, fabriqués en Chine, a été un facteur aggravant. Enfin, les mouvements internationaux sont limités par l’indisponibilité ou les quarantaines qui frappent toujours les équipages. Des retards importants se sont ainsi accumulés. Le blocage spectaculaire de ces routes, du fait d’un seul navire échoué dans le canal de Suez durant plus d’une semaine en avril dernier, aura montré la grande vulnérabilité de ce circuit au moindre incident. Ces blocages ont alimenté la situation de pénurie et de hausse des prix, favorisée par la forte concentration du secteur.

Différents facteurs cumulés, pour l’offre et la demande, expliquent des tensions liées à la sortie du confinement.

Dans le même temps, la reprise de la demande a été aussi forte que soudaine. La réalisation des projets reportées, et l’épargne accumulée, 267 milliard d’euros rien qu’en France, ont produit un effet ciseaux. Alors que les entreprises reprenaient progressivement leurs activités, limitées par les capacités de transports, le public retrouvait une consommation normale. Pour de nombreux produits, celui-ci a dû constater des délais de plusieurs mois, dans l’automobile ou le mobilier par exemple.

Paradoxalement, les plans de relance, pour soutenir la reprise économique, ont contribué à aggraver la situation. Peu ciblés, les 100 milliards d’euros mobilisés ont alimenté la surchauffe. En particulier, l’équipement des entreprises, et la rénovation immobilière pour les particuliers et les collectivités absorbent une large part des crédits. De plus, le déploiement de ces fonds s’effectue par appel à projet. Les bénéficiaires ont dû accélérer leurs projets en raison d’un calendrier limité, répondant à l’enjeu politique de court terme. Une politique de plan pluriannuel, avec des enveloppes ouvertes et des délais moins contraints, aurait détendu cet effet de concentration de la demande.

Il faut dire que la période était inédite à échelle économique. Même dans l’économie de guerre, le parallèle ayant été régulièrement soutenu, les capacités productives sont seulement détournées vers un objectif militaire. Or il n’existe pas de situation comparable d’interruption quasi-complète de l’économie. Il est évident que le risque soudain de pandémie n’a pas permis aux entreprises de s’adapter. De même pour la sortie de crise que personne ne savait aborder.

Une chaîne d’approvisionnement fragile

Cette période met en lumière notre grande dépendance dans de nombreux secteurs. Notre économie est ainsi fragilisée à sa source : notre approvisionnement suit une chaîne à la fois complexe et très concentrée, sur la Chine en particulier. Ceci risque de faire peser, à terme, une menace de pénurie ou de pression sur le prix, faute d’une maîtrise sur celles-ci.

Un solde commercial déficitaire concernant l’énergie, l’équipement, la métallurgie et le textile. Source : Le chiffre du commerce extérieur – 2e trimestre 2021 – Département des statistiques et des études du commerce extérieur des douanes

Tout d’abord, la France s’est effectivement désindustrialisée ces dernière décennies. La part de l’industrie dans le PIB a diminué de 10 points depuis 1980 et ce recul se poursuit. En conséquence, le solde commercial de l’industrie, quasi à l’équilibre en 2000, s’est progressivement dégradé pour atteindre un déficit de 58 Md€ en 2018. Or, la Chine représente 11 % du total des importations en 2020, ce qui impose des chaînes logistiques longues et complexes. Sous la pression de la demande, il n’est pas possible d’attendre rapidement de rééquilibrage.

Notre approvisionnement suit une chaîne à la fois complexe et très concentrée, sur la Chine en particulier.

Pour appuyer ce risque, il faut rappeler que des situations de pénurie préexistaient antérieurement à la crise. Tout d’abord, dans le domaine médical, on observait de nombreuses ruptures sur les médicaments dès 2019. Au-delà des enjeux propres au secteur, cette situation avait déjà mis en lumière le manque de souveraineté en la matière. Or pour certains malades, la disponibilité de ces produits s’avérait critique. En effet, en dépit de la présence de géants pharmaceutiques en Europe, la production se trouve principalement en Chine et en Inde.

La demande, tendanciellement à la hausse, pousse les prix et les risques de rupture. Ainsi, la pénurie des semi-conducteurs avait débuté avant 2020, principalement en raison d’une demande toujours plus forte. En effet, cet élément est indispensable aux circuits informatiques et est victime de la digitalisation de la production. C’est pourquoi, en parallèle de l’informatique, l’industrie automobile se trouve fortement impactée par cette situation. Le constructeur de véhicule de luxe Porsche a par exemple dû livrer des véhicules partiellement équipés. La production de ces composants est en effet extrêmement concentrée entre quelques producteurs. En raison de l’incroyable sophistication de cette production, il est vain d’espérer que la concurrence sur ce marché résolve le problème : une seule fonderie coûte en moyenne entre 10 et 20 milliards de dollars et sa construction dure généralement de 3 à 5 ans. Malgré des investissements récents pour bâtir de nouvelles usines, l’effet ne sera visible que dans quelques années.

Renforcer notre indépendance

La pénurie, d’apparence transitoire, risque de devenir le futur de notre économie. Les mécanismes traditionnels de marché apparaissent impuissants, car il ne s’agit plus de quelques fluctuations. Il s’agit désormais de se préparer à la contrainte de ressources, à une demande tendanciellement en hausse, et souvent erratique. En effet, ceux-ci peuvent permettre des ajustements dans un régime normal mais ne nous protègent pas d’une situation de choc. En outre, en cas d’indisponibilité, les bénéfices de la concurrence sont sans effet.

La sécurisation de nos approvisionnements, ou en tout cas des plus stratégiques, implique donc une planification étatique. En particulier, il apparaît nécessaire de déterminer les productions indispensables, tels que les médicaments par exemple. Dans le prolongement des décrets Montebourg, ces produits feraient l’objet d’un plan de relocalisation. Quoi qu’il en coûte, il s’agirait de définit un minimum de couverture de la demande nationale produit dans le pays. Le Commissariat au Plan pourrait mener cette démarche, de façon plus fine et prescriptive que celle menée jusqu’à présent. Si l’Europe a émis le vœu de contrer certaines situations de dépendance, comme pour les semi-conducteurs, il reste que cette réflexion doit être menée en anticipation pour être efficace.

La pénurie, d’apparence transitoire, risque de devenir le futur de notre économie.

Cette approche force également à redéfinir notre politique commerciale. A l’heure des pandémies et du changement climatique, le libre-échange généralisé, en plus de fragiliser notre tissu productif, ne peut plus garantir l’approvisionnement de notre économie. Il ne peut donc être le seul horizon de notre politique commerciale. Pire encore, des pénuries récurrentes risquent de provoquer des tensions géopolitiques pour la captation des ressources. S’il n’est évidement pas possible de vivre en autarcie, une diversification de nos centres d’approvisionnement et un début de relocalisation sont des impératifs stratégiques.

Plus modestement, ce moment doit permettre de mettre en place une vraie stratégie pour le recyclage. Le seul secteur du bâtiment représente 46 millions de tonnes de déchets, plus que ceux produits par les ménages. Il est nécessaire pour cela de lever les blocages, liés à des matières premières jusqu’ici abordables, mais également les coûts de main d’œuvre qui restent importants. Or, les entreprises du recyclage doivent être mises à l’abri de fortes variations de prix pour être pérennes. Des mesures ont déjà été prises, par exemple pour favoriser la pénétration du reconditionné dans l’administration. Mais pour être vraiment exemplaire, il resterait encore que les principaux dispositifs de subvention (PAC, fonds européens…) puissent aussi se porter sur des achats de seconde main, ce qui est pour l’heure interdit. Le début d’un long chemin.

Les départements d’Outre-mer sont aussi des perdants de la mondialisation

En 1946, après d’âpres débats, la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion deviennent des départements français. Portée par de grandes figures locales et nationales, dont le député de la Martinique Aimé Césaire, cette évolution administrative était alors vue comme une nouvelle étape dans la sortie de ces territoires du statut de colonies. Cette égalité juridique vis-à-vis de la métropole fit naître l’espoir du développement économique de l’Outre-Mer et d’une plus grande prospérité de ses habitants. Le rattrapage économique n’a cependant pas duré. Depuis les années 1980, la conjonction du tournant néolibéral, de plusieurs réformes décentralisatrices et des dogmes de l’UE ont au contraire aggravé la mise à l’écart de ces territoires.

Le 14 mars 1946, après d’âpres débats, l’Assemblée nationale vote, à l’unanimité, le passage de quatre vieilles colonies – la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion – au rang de départements français. Mayotte devra attendre 2011 pour connaître la même évolution. Portée par les députés Aimé Césaire (Martinique), Léopold Bissol (Martinique), Eugénie Eboué-Tell (Guadeloupe), Gaston Monnerville (Guyane) et Raymond Vergès (Réunion), cette réforme était au cœur des agendas politiques locaux depuis l’abolition définitive de l’esclavage en France en 1848.

L’assimilation juridique des Outre-mer fut alors largement saluée comme une décision progressiste majeure, mettant fin au pacte colonial rétrograde en vigueur depuis la fin du système esclavagiste. Arrachée de longue haleine, cette égalité juridique fit naître un espoir, celui du développement de ces anciennes colonies et de l’amélioration des conditions matérielles de leurs habitants. La situation sociale de ces territoires était en effet critique, l’écrasante majorité de la population vivant dans le dénuement le plus complet. Le poète Aimé Césaire la qualifiera des mots suivants : « C’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires où la nature s’est montrée magnifiquement généreuse règne la misère la plus injustifiable. » Ainsi, la départementalisation était vue comme le moyen de surseoir au chaos social qui régnait, mais aussi d’accéder pleinement à la citoyenneté française, pour ne plus être « l’autre citoyen» (1).

« Plus ambitieusement encore, nous vous demandons, par une mesure particulière, d’affirmer solennellement un principe général. […] Il doit s’établir une fraternité agissante aux termes de laquelle il y aura une France plus que jamais unie et diverse, multiple et harmonieuse, dont il est permis d’attendre les plus hautes révélations. »

Discours d’Aimé Césaire devant l’Assemblée constituante le 12 mars 1946

Après la départementalisation, l’essor économique

Avec la départementalisation s’engage un processus de rattrapage des standards de vie, calqués sur ceux de la France hexagonale. Hôpitaux, routes, écoles, ponts, services publics… Les investissements sont massifs. Progressivement, les habitants des nouveaux départements connaissent une incontestable amélioration de leurs conditions matérielles de vie. En outre, bien que très tardive par rapport au vote de la loi de 1946, l’alignement des minima sociaux intervenu à partir de 2000 a fortement participé à la normalisation du niveau de vie, via les transferts publics. Aujourd’hui encore l’économie des DROM (Départements et Régions d’Outre-mer) est en majorité composée d’activités tertiaires et non marchandes. Par la suite, les grands plans de développement tentent, avec des résultats contrastés, d’insuffler de nouvelles dynamiques économiques sur ces territoires. 

Dans la continuité de l’économie des plantations, aux Antilles et à la Réunion, cela s’est caractérisé par le développement des grandes monocultures de canne à sucre et de bananes, renforcé plus tard par l’UE avec les différents programmes d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI). Ces derniers consistent, en bon instruments de l’UE et eu égard à la petitesse des marchés antillais et réunionnais, en une subvention à l’exportation. En effet, sur les 200 000 tonnes de sucre produites à la Réunion en 2015, 95% ont été exportées vers l’Europe. Aux Antilles françaises, c’est la production de bananes qui est ciblée. Cette production est également majoritairement tournée vers l’export. Mais si les Antilles exportent aujourd’hui environ 5.000 tonnes de banane chaque année, les habitants payent ce succès au prix fort. Des années durant, les ouvriers agricoles ont été exposés à un dangereux pesticide, le chlordécone. Les pouvoirs publics de l’époque, qui connaissaient les effets sanitaires de ce produit, n’ont longtemps pris aucune mesure de protection. En cause, la signature de dérogations successives, jusqu’en 1993, alors que la dangerosité du pesticide avait conduit les Etats-Unis à l’interdire dès 1976. Par conséquent, l’utilisation de cet intrant chimique vaut aux Antilles françaises le triste record du plus fort taux d’incidences du cancer de la prostate dans le monde. Pire, le secteur agricole étant toujours dépendant des intrants chimiques, on voit apparaître des effets cocktails, avec le glyphosate par exemple, dont les effets demeurent encore mal connus.  

Plus tard, dans l’objectif de diversifier l’économie des trois îles, l’accent sera mis sur le tourisme. Le cas de la Guadeloupe est, à ce titre, très éclairant. Elle était en 2018 la première destination touristique des Outre-mer, avec 650 000 visiteurs. En 1960, le parc hôtelier de l’île se limitait à 500 chambres. Trente ans plus tard, grâce à une politique ciblée, ce nombre était multiplié par 10. Aujourd’hui encore, la Région Guadeloupe investit beaucoup dans le secteur touristique, 10% de son FEDER, soit 45 millions d’euros (2), afin d’assurer la montée en gamme de l’offre de l’île.

Concernant la Guyane, seul DROM non insulaire, la stratégie aura été tout autre. Le poids de son image « d’enfer vert », dû à l’expédition de Kourou en 1763 puis au bagne, ne permettait pas sa « mise en tourisme ». Par conséquent, le développement de la Guyane s’est orienté vers ses atouts premiers que sont les exploitations forestières et minières, avec l’or et la bauxite (matière première nécessaire à la fabrication d’aluminium). À la suite des indépendances sur le continent africain, la forêt guyanaise aura servi de zone de refuge pour quelques industriels de pâte à papier. À grands coups de subventions, les pouvoirs publics les ont incités à s’installer dans le département pour dynamiser une économie atone. Finalement, la production de pâte à papier et l’exploitation de la bauxite ne sont jamais devenues pérennes. Néanmoins, sur la base de ces tentatives, d’autres activités ont pu se poursuivre, comme l’extraction de l’or, ou démarrer, comme la production de grumes de bois pour la construction.

La première réussite de développement en Guyane est venue avec l’installation, en 1964, à la suite des accords d’Evian, de la base spatiale de Kourou. Pour la Guyane, bien que la phase d’expropriation ait été vécue comme un traumatisme pour une partie de la population, l’implantation du port spatial à Kourou a été une véritable aubaine. Bien qu’insuffisamment utilisée et trop peu mise au service de la population locale, cette installation de pointe aura toutefois permis une avancée manifeste dans le développement du département avec des effets d’entraînement dans toutes les sphères économiques. L’activité spatiale a représenté jusqu’à 28 % du PIB guyanais selon l’INSEE, en 1990.  Bien qu’à un tournant de son existence, du fait d’une concurrence exacerbée de la Chine et des Etats-Unis, cette activité reste encore prépondérante en Guyane. En effet, 10 à 15% de la richesse actuelle du département émanent toujours du Centre Spatial Guyanais et un tiers des salariés du privé sont issus de ses rangs.

Un rattrapage inachevé et des inégalités renforcées

Les DROM auront connu durant la période allant de la départementalisation aux années 1980-1990, une amélioration manifeste de leurs conditions de vie. Néanmoins, ce changement de statut n’a pas produit un processus linéaire de rattrapage. En effet de nombreuses crises sociales sont intervenues depuis. Certains observateurs mettent en cause la lenteur du processus de rattrapage et les premières désillusions liées à la départementalisation. Pour d’autres, notamment les indépendantistes, la départementalisation était une erreur. Selon eux, seule l’accession à une indépendance pleine et entière de ces trois DROM (Guyane, Martinique, Guadeloupe) permettrait de corriger ce problème. La Réunion, quant à elle, reste à part dans ces mouvements qui n’ont jamais véritablement eu de prise sur cette île de l’Océan Indien. 

On peut imputer cette montée des indépendantistes aux grands mouvements des indépendances africaines ayant suivi la seconde Guerre Mondiale. Ces mouvements auront, en outre, été les catalyseurs de certaines forces politiques des Antilles-Guyane. Ces dernières sont renforcées par le retour de personnes formées après des études, notamment à Paris, en côtoyant le communisme et les cercles de réflexions d’étudiants africains. Néanmoins, cette période houleuse du point de vue des revendications et des manifestations ne s’est pas traduite dans les urnes, ou très marginalement. 

Malgré les grandes politiques de développement, plus ou moins bien pensées et nonobstant un rattrapage certain, la situation sociale ultramarine reste très préoccupante. À ce titre, les chiffres officiels sont éloquents : le chômage y est souvent deux fois plus élevé que dans l’Hexagone, la pauvreté endémique, avec parfois plus de 50% de la population en dessous du seuil de pauvreté, tandis qu’une personne sur trois dans les Outre-mer est bénéficiaire du RSA. Le chômage touche particulièrement les jeunes qui, dès lors, n’ont aucune perspective et se perdent dans des comportements à risque et trafics en tout genre. On pense notamment au fléau des « mules » en Guyane, des individus ingérant des drogues sous forme d’ovules de plastique pour leur faire passer les frontières.

Du point de vue économique, le libre-échange, organisé par l’Union européenne, n’a pas épargné ces économies fragiles et très peu industrialisées. L’accès facilité aux produits à bas coût, venus du monde entier, encouragé par une consommation de masse et soutenu par les salaires du secteur public, aura causé beaucoup de tort aux activités économiques locales. Comment développer des filières industrielles lorsque les importations seront toujours moins chères ?

En matière de santé et d’éducation, la situation n’est pas plus réjouissante. En dépit des politiques de rattrapage d’une départementalisation, d’abord sociale avant d’être économique, le taux d’illettrisme est 2 à 3 fois supérieur à celui de la France métropolitaine selon la FEDOM, un think tank patronal des Outre-Mer. Les hôpitaux, quant à eux, exsangues financièrement et en manque de personnel, ne parviennent pas à offrir un service satisfaisant. Toutefois, la crise sanitaire a montré le caractère généralisé, sur toute la France, des défaillances hospitalières.

De manière générale, l’accès à de nombreux droits n’est pas réellement effectif dans les DROM comme l’a très justement signalé le Défenseur des droits dans les domaines de l’accès à l’eau potable et l’électricité, mais aussi dans le traitement des eaux usées et des déchets. Il n’est qu’à observer le cas de la vétusté du réseau d’eau potable en Guadeloupe où 60% de cette eau se perd dans des fuites, occasionnant, ainsi, des coupures répétées sur l’île. Ou encore le réseau d’assainissement de Cayenne, en Guyane, fait de raccordements artisanaux et de rejets.

Un rapport sénatorial de 1999 titrait « Guadeloupe, Guyane, Martinique, la Réunion : la départementalisation à la recherche d’un second souffle », actant, de facto, la fin d’un modèle qui peine à se renouveler. Et pour cause : le tournant néolibéral, l’européanisation et la décentralisation des politiques publiques ont mis fin à la planification étatique, garante de l’égalité territoriale. Cette dernière s’est muée en cohésion territoriale, qui est la manifestation du renoncement des différents gouvernements à faire de l’égalité une valeur cardinale (3). Ainsi la concrétisation des investissements publics peine à se voir. Ces derniers sont soit captés par des rentiers, soit trop faibles à cause des budgets limités des collectivités territoriales, soit rendus inefficients par la perte des compétences d’aménageurs des services déconcentrés de l’État.  

DROM et gilets jaunes, mêmes combats ?

Tout comme la crise sanitaire agit comme un puissant révélateur de toutes les difficultés que connaissent nos sociétés, elle a mis au jour les inégalités socio-économiques et sanitaires qui existent dans les Outre-mer. Le changement de paradigme de l’État évoqué plus haut s’est traduit pour les DROM, comme pour la France des gilets jaunes, par un ralentissement du processus de rattrapage engagé depuis la départementalisation. Aujourd’hui, les politiques de développement des DROM se résument, d’une part, à des allègements de « charges » sociales et fiscales censés améliorer la compétitivité des entreprises et, d’autre part, à une fuite en avant autonomiste. En réalité, ces baisses d’impôts ne servent que les rentiers, notamment les groupes d’imports-distribution jouissant de marchés oligopolistiques. L’impact de ces derniers sur les économies ultramarines est délétère, ils concourent en outre à l’émergence d’une croissance sans développement (4). In fine, c’est la vision d’un État stratège sur les Outre-mer qui a complètement disparu. Il s’est perdu dans une gestion budgétaire et identitaire des DROM. 

Bien sûr, il ne faudrait pas se complaire dans des simplifications qui tendraient à créer une dichotomie entre Outre-mer miséreux et hexagone riche et prospère. En effet, comparer les données socio-économiques, sanitaires et d’éducation des DROM à la situation globale de la France hexagonale crée l’illusion d’un hexagone où tous les territoires se valent, riches face à des DROM pauvres. Or le tableau est un peu plus complexe aujourd’hui que du temps de Césaire. Les inégalités territoriales n’ont cessé de croître ces dernières années et, certains maux ultramarins, comme l’enclavement, les déserts médicaux, le manque d’emploi et la pauvreté se retrouvent dans d’autres départements hexagonaux, comme l’ont montré avec fracas les gilets jaunes.

Par ailleurs, certains mouvements sociaux ayant eu lieu dans les DROM s’apparentent, par bien des aspects, à des gilets jaunes avant l’heure. À la fin de la décennie 2000, la Guyane (2008), les Antilles et la Réunion (2009) puis Mayotte (2011) se sont embrasés tour à tour. Le point de départ de tous ces mouvements fut l’épineuse question de la cherté de la vie, notamment pour le carburant et les produits de première nécessité. En effet, l’une des caractéristiques de ces territoires est la dépendance aux produits « importés » et à la voiture, par manque d’infrastructures et de transports en commun.  

À l’instar des gilets jaunes, ces mouvements débutés sur des revendications matérielles ont évolué vers une demande plus forte de dignité. Si la comparaison a ses limites, on retrouve néanmoins ce même appel « ambivalent à l’État» (5). Les espaces ruraux oubliés, le périurbain confiné hors des métropoles gentrifiées, les territoires désindustrialisés ainsi que les Outre-mer délaissés sont autant de perdants d’une mondialisation inégalitaire et écocidaire. Ainsi la montée de l’abstention et du vote RN dans tous ces territoires est une constante ces dernières années. 

« La crise de la démocratie que nous traversons est en effet largement alimentée par ces facteurs sociaux et territoriaux structurants qui mettent en jeu le droit de chaque citoyen à accéder à tous types de services, activités, emplois, sociabilités, [sanitaires] ce qui contribue à entretenir un sentiment de défiance à l’égard des institutions républicaines sur le plan politique »

Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p 182

Face à ces différentes crises, le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, a lancé les états généraux de l’Outre-mer. Ces derniers mèneront aux référendums de 2010 sur les évolutions statutaires aux Antilles et en Guyane. 6 ans plus tard, Annick Girardin, ministre des Outre-mer d’Emmanuel Macron, lancera les assises des Outre-mer donnant à la rédaction d’un livre bleu Outre-mer. Quelques années auparavant, sous François Hollande, une loi pour l’égalité réelle des Outre -mer était votée. Après plus de 10 ans d’une actualité sociale brûlante dans les Outre-mer, la réponse des différents gouvernements n’est toujours pas à la hauteur des enjeux. En outre, ces espaces, à majorité insulaires, subissent d’ores et déjà le changement climatique de plein fouet.

Le tournant néolibéral de l’économie mondiale n’aura donc pas épargné la marche des DROM vers l’égalité socio-économique avec l’hexagone. Pour le rapport sénatorial cité plus haut, comme tous ceux qui ont suivi, l’horizon des DROM se situe dans une autonomie accrue, par la décentralisation, voire un droit à la différenciation. Cette dernière est censée réaffirmer les « spécificités » des Outre-mer face à un droit national forcément vecteur de domination, réelle ou fantasmée. Excepté à la Réunion, le consensus politique est en effet nettement favorable à ces évolutions. Un retour sur l’action de l’État planificateur des 30 Glorieuses, malgré ses conséquences contrastées, offre pourtant d’autres perspectives que celle d’une singularisation croissante de ces territoires face à la France hexagonale.

(1) Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014. 384 p

(2) Tous les chiffres cités proviennent de Boukan, Le courrier ultramarin, n°4, 2020.

(3) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

(4) Levratto N. (dir.), Comprendre les économies d’outre-mer, Paris, L’Harmattan, 2006.

(5) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

« Près de 2 milliards de personnes souffrent d’insécurité alimentaire » — Entretien avec José Graziano da Silva (ex-directeur de la FAO)

José Graziano da Silva a été directeur général de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) de 2012 à 2019, dont le programme alimentaire mondial est lauréat du dernier prix Nobel de la paix. En 2001, il a coordonné l’élaboration du Programa fome zero (programme zéro faim), l’un des principaux axes de l’agenda proposé par Lula lors de sa campagne présidentielle. Entre 2003 et 2004, il a officié comme ministre extraordinaire de la Sécurité alimentaire. Le programme zéro faim, selon les données officielles, a permis de sortir 28 millions de Brésiliens de la pauvreté et de réduire la malnutrition de 25 %. Il est actuellement directeur de l’Institut zéro faim. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Marine Lion, Lauréana Thévenet, Adria Sisternes et Marie M-B.


LVSL – Le nombre de personnes qui souffrent de la faim a augmenté ces dernières années, provoquant des déséquilibres au niveau mondial. Plus qu’un manque de ressources, c’est, nous le savons, une mauvaise redistribution de ces dernières. Ce retour en arrière démontre clairement qu’il faut agir plus fort et de manière urgente si l’on prétend atteindre l’Objectif de développement durable et la faim zéro pour 2030. Quelle est votre point de vue sur cette évolution ?

JGS – Nous sommes sans aucun doute revenus en arrière. Malheureusement, c’est depuis 2016 que nous avons pu voir un nombre croissant de personnes souffrant de la faim dans le monde. Ce sont, selon les dernières estimations de la FAO, 690 millions de personnes si l’on prend en considération l’indicateur de malnutrition, la mesure traditionnelle de la FAO, qui s’appelle POU (Prevalence Of Undernourishment). Mais il y a un autre indicateur plus sophistiqué qui est la mesure de l’insécurité alimentaire grave, qui concerne la situation des personnes qui ne mangent pas trois fois par jour, ou qui ne mangent pas assez pour rester en vie et de manière saine.

[Lire sur LVSL l’article de Jean Ziegler : « Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières »]

À cette situation des 750 millions de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire grave, le monde a vu en 2019 — avant, donc, la pandémie — une autre augmentation encore plus forte de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée et cela rajoute 1 250 millions de personnes ; et si on y rajoute les 750 millions de personnes souffrant de faim, nous avons presque 2 milliards de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée ou grave, ce qui contrevient à un des axes fondamentaux de l’Objectif pour le développement durable (ODD) connu comme zéro faim.

Il faut également prendre en compte les personnes qui ont une alimentation malsaine — beaucoup de graisse, de sel ou de sucre —, et cela est ma plus grande inquiétude concernant la pandémie. La pandémie accentue, pour les pays riches et pauvres, pour des secteurs sociaux avec des revenus faibles et des secteurs sociaux à hauts revenus, une tendance à l’obésité que l’on voyait déjà auparavant. Aujourd’hui, il y a dans le monde davantage d’obèses que de victimes de la faim, et l’obésité augmente encore plus rapidement dans toutes les couches sociales, c’est un aspect qui peut aggraver les résultats de cette pandémie, car comme nous le savons tous l’obésité est une forme de maladie non transmissible qui accentue les effets d’autres maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiaques etc…

[Pour une analyse de la méthodologie employée pour calculer le nombre de victimes de la faim, lire sur LVSL : « Faim dans le monde : quand les Nations unies s’arrangent avec les méthodes de calcul »]

LVSL – En octobre, le prix Nobel de la paix a été décerné au Programme alimentaire mondial (PAM). Vous avez été directeur de la FAO jusqu’en 2019 et créateur de l’un des plans d’action les plus emblématiques au monde pour éradiquer la faim avec le programme zéro faim au Brésil à partir de 2003. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ? Que représente pour vous cette reconnaissance du PAM ?

José Graziano da Silva – C’était une reconnaissance de la relation entre la faim et la paix, c’est-à-dire entre l’insécurité alimentaire et les conflits. Cette question a été soulevée pour la première fois au Conseil de sécurité, par moi-même, en tant que directeur général de la FAO en mars 2016. À cette occasion, nous avons présenté une série de chiffres très convaincants indiquant qu’il y avait une relation directe entre l’intensification des conflits et l’augmentation de l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire de la faim dans les pays touchés.

Mais nous avons aussi proposé une lecture du lien de cause à effet dans un sens inverse : la faim produit et suscite des situations de conflit. Il y avait des évidences, dans plusieurs pays africains — comme la Somalie par exemple — où la faim était l’une des causes sous-jacentes, pour le moins, du déclenchement de conflits armés. En plus du prix accordé au PAM, je serais davantage satisfait s’il avait également été décerné à la FAO, car le PAM circonscrit ses actions aux pays qui sont en conflit déclaré et sont surveillés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Je crois que la résolution numéro 2417 du Conseil de sécurité, sur la relation entre la faim et les conflits, adoptée en mai 2018, a clairement mis en évidence cette double relation : la faim comme conséquence du conflit — à l’époque, deux personnes sur trois qui souffraient de la faim étaient dans des pays ou zones de conflit armé — et la faim en tant que cause potentielle de conflits internes et de l’exacerbation des conflits dans les pays.

LVSL – Le monde doit faire face à différentes crises, de la crise climatique à la crise sanitaire de la Covid-19, en passant par les crises économiques et démocratiques. Elles affectent toutes, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à l’un des droits fondamentaux des êtres humains : le droit à l’alimentation. En tant qu’ex-ministre de la sécurité alimentaire du gouvernement de l’ex-président Lula da Silva, quelles sont selon vous mesures les gouvernements devraient prendre d’urgence pour éviter un recul conséquent dans la lutte contre la faim ?

JGS – Je pense que les mesures urgentes que doivent prendre les gouvernements sont, dans un premier temps, un transfert de revenus vers des programmes — comme la Bolsa familia [bourse mise en place sous la présidence de Lula, N.D.L.R] — ou d’autres mécanismes de transfert, pour les personnes qui ont perdu leurs emplois et qui n’ont par conséquent aucune source de revenus pendant cette période pandémique. Dans un deuxième temps, il faut prendre en compte les cantines scolaires. Elles sont vitales, surtout dans les pays en développement ou dans les pays les plus pauvres. Pour la plupart des enfants, c’est à l’école qu’ils peuvent manger leur unique repas de la journée.

Il est donc vital de maintenir ce réseau de sous-traitants alimentaires pour les enfants, non seulement parce que les enfants seront compromis dans leur avenir s’ils souffrent de la faim, mais aussi parce qu’ils représentent les générations futures, et nous ne voulons pas qu’elles soient affaiblies par le manque de nourriture adéquate. Enfin, il faut également faire preuve d’une attention particulière à l’augmentation de l’obésité. L’augmentation en raison de l’épidémie de la consommation de produits transformés, et surtout ultra-transformés, comme par exemple la charcuterie, est une porte ouverte à l’aggravation de la pandémie d’obésité dont souffre surtout le monde en développement, pire encore dans les pays développés. Du point de vue de la sécurité alimentaire, je pense que ces trois mesures sont les mesures les plus urgentes et nécessaires à prendre pendant cette pandémie de la Covid-19.

LVSL – La mondialisation est critiquée pour l’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, la rupture des liens familiaux et les formes culturelles de solidarité qu’elle a initiées. Qu’en pensez-vous ?

JGS – L’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, surtout les formes collectives ou les formes qui se basent sur les liens familiaux, et l’abandon des formes culturelles de solidarité, par exemple pendant les récoltes, ont sans aucun doute un effet négatif. Mais cette situation ne va pas rester telle quelle, puisque des moyens de reprendre ces activités traditionnelles et ces formes culturelles sont en train d’être mis en place, surtout chez les petits producteurs.

LVSL – Au Sud comme au Nord, nous constatons que les États rencontrent de grandes difficultés pour garantir les droits fondamentaux de la population, y compris le droit à l’alimentation. En complément de l’action de l’État, on trouve le tissu associatif. Que pensez-vous de la nécessité d’une participation plus active de la société civile pour pouvoir renforcer la protection des droits fondamentaux des individus ?

JGS – Sans aucun doute, le rôle de la société, surtout de la société civile organisée, est fondamental dans le combat contre la faim et l’insécurité alimentaire. Je répète toujours que ce n’est pas un gouvernement qui éradique la faim, c’est une société qui décide d’éradiquer la faim, et pour cela les acteurs de tous les secteurs sociaux doivent participer : le gouvernement, le secteur privé, les ONG, les syndicats, tous ceux qui ont quelque chose à faire et à dire sur la faim. C’est une activité très simple, par exemple, la mobilisation actuelle, surtout pendant les premiers mois de la pandémie pour aider les personnes qui étaient à la rue, qui n’avaient aucune source de revenus, les personnes qui avaient perdu leur emploi, cette forme de solidarité qui est plus que nécessaire, encore plus avec la pandémie actuelle, c’est fondamental pour une société afin de pouvoir combattre les maux comme la faim et l’extrême pauvreté.

LVSL – Dans ce contexte de crise mondiale et de remise en cause du multilatéralisme de certains leaderships, croyez-vous que les capacités de la coopération internationale pour le développement soient en péril pour lutter contre la faim ?

JGS – Face à la remise en cause croissante de l’efficacité de la coopération internationale, surtout de la part des pays numéros un dans le monde, ces dernières années, la coopération internationale pour le développement a beaucoup réduit ses activités. Le monopole des États-Unis sous le gouvernement de Trump fut un coup dur pour l’ensemble du système multilatéral. Je crois que le changement peut être important avec le nouveau président des États-Unis, notamment si le président Biden réussit à donner une orientation différente à son département de l’Agriculture, qu’il cesse d’être un représentant des grands producteurs de céréales du Midwest américain. Il y a un mouvement interne aux États-Unis pour faire que le département de l’Agriculture réoriente ses priorités concernant la défense des consommateurs, pour des programmes comme les labels sur les aliments et d’autres sujets et qu’il ne se préoccupe pas tant des exportations de produits primaires des grands propriétaires terriens étasuniens mais de la santé de la grande majorité des habitants des États-Unis.

Si cela se concrétise et que nous avons une personne plus sensible aux sujets de sécurité alimentaire nutritionnelle au département de l’Agriculture, je crois qu’il y aura une impulsion bien plus importante pour que la coopération internationale pour le développement puisse avoir à nouveau un rôle important dans la lutte contre la faim.

LVSL – En Amérique Latine, plus de 80% de la population est concentrée dans les zones urbaines. Comment réussir à renforcer le secteur et le tissu de la petite agriculture pour consolider la sécurité alimentaire et lutter contre le changement climatique ? Quels mécanismes innovateurs qui devraient être consolidés, mis en place, et parfois copiés vous semblent pertinents ?

JGS – C’est une situation très difficile en particulier en ce moment durant la pandémie et ce sera encore pire après. Les États latino-américains sont endettés, ils se sont endettés encore plus durant la pandémie avec certains programmes de transferts de revenus et d’autres programmes pour soutenir un minimum la sécurité alimentaire de la population. Étant donné qu’une deuxième vague de coronavirus approche, je pense que la récupération sera lente. De nombreuses personnes ont parlé d’une récupération rapide, moi, je ne la vois pas. Par conséquent, il faut penser à deux, trois années de plus à vivre avec cette pandémie, avec la possibilité d’une deuxième voire d’une troisième vague. Avoir prochainement les vaccins est une chose, mais faire que les vaccins soient distribués et administrés à toute la population, et notamment aux groupes à haut risque en est une autre.

[Lire sur LVSL : « Contre la pandémie et l’austérité, l’agroécologie ? »]

De fait, il n’y a pas de remèdes miracles, mais il faut insister sur le soutien de la petite production, de l’agriculture familiale de manière durable et des initiatives existantes. Ici, au Brésil, par exemple, le développement de l’agroécologie est une réalité. Il existe des entités et des associations qui promeuvent ces nouveaux moyens technologiques et de substitution des technologies traditionnelles de la Révolution verte qui, a entrainé une destruction environnementale sans précédent dans le pays. Le but est d’avoir notamment la possibilité de préserver les forêts, le sol et les eaux qui sont des variables fondamentales si nous souhaitons que la récupération post-pandémie soit durable.

En finir avec la tentation supranationale

© Louis HB

La pandémie a ouvert un débat consacré à la globalisation, aussitôt refermé par une série de mises en garde contre le supposé risque d’un « repli national ». Tandis que le business as usual reprenait ses droits et que l’Union européenne s’étendait dans de nouvelles contrées, on répétait au public les mêmes aphorismes bien connus : « à l’heure de la mondialisation, la nation ne constitue plus l’échelle pertinente », « des problèmes globaux appellent des solutions globales » ou encore « la restauration de la souveraineté est archaïque alors que toute l’humanité est interconnectée ». Une doxa propagée par les tenants de l’ordre dominant, mais aussi par d’offensifs contempteurs du néolibéralisme. À gauche, on continue de croire que la globalisation économique est le prélude à une mondialisation politique et que l’interdépendance des nations constitue un marchepied pour leur dépassement. Un mirage qui ne date pas d’hier.


En 1991, on comptait 158 États dans le monde ; aujourd’hui, l’ONU en reconnaît 197. En trente ans, les frontières nationales se sont multipliées alors que l’interdépendance économique, l’interconnexion numérique et les échanges internationaux de toute nature n’ont cessé de croître. Paradoxe ? Un certain refrain médiatique et intellectuel associe de manière organique fusion des économies et union des populations, estimant que les subjectivités politiques se recomposent à échelle des marchés et que la multiplication de chaînes de valeur transnationales devrait mécaniquement conduire à des réagencements politiques supranationaux. Une telle lecture téléologique de l’histoire contemporaine a beau s’inscrire à contre-courant des dynamiques réelles, elle imprègne profondément le discours dominant.

Le passé d’une illusion

« Chaque train qui passe tisse la trame de la fédération humaine »1, écrivait en 1901 le sociologue Jacques Novicow, pacifiste et fervent défenseur de la construction européenne. Chaque jour, les hommes « s’étendent au-delà de leurs limites » grâce au « chemin de fer », mais aussi « au télégraphe et au téléphone » – à l’aviation et aux réseaux sociaux, ajouterait-on de nos jours ; de plus, la « solidarité commerciale » et la « solidarité financière » sont telles que « la plupart des nations civilisées dépendent maintenant de l’étranger ». Corollaire de cet état des choses : « à l’heure actuelle, le territoire de la patrie ne suffit plus aux hommes civilisés ». Et l’auteur de défendre un « patriotisme européen », prélude à une « fédération de l’humanité » ; en effet, « il est impossible qu’à la longue les institutions ne se conforment pas aux faits » – c’est-à-dire à l’accroissement sans précédent des flux économiques et humains à échelle globale.

Marché global, démocratie continentale avec un horizon planétaire : on voit que ce schéma n’est pas récent.

Il trouve ses racines chez nombre de penseurs libéraux qui, observant un décalage entre les échelons nationaux et l’échelle du marché, estiment que les premiers sont par là-même frappés d’obsolescence. Reprenant pour partie leurs analyses, Karl Marx prophétise la dissolution des frontières nationales sous l’effet de la mondialisation des échanges : « déjà, les démarcations nationales (…) disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial »2, écrit-il dans le Manifeste du Parti communiste. Il ajoute : « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». De ces quelques lignes, on trouve tout le substrat antinationaliste qui imprégnera durablement une partie importante de l’héritage marxiste et de la critique radicale du capitalisme.

L’État-nation, échelon à abattre pour réaliser une union politique à échelle du marché ? Aujourd’hui, ce schéma est bien sûr défendu en premier lieu par les tenants du libéralisme économique, mais il l’est également par des représentants du premier plan du marxisme et de l’altermondialisme – de Toni Negri à Jean Ziegler [lire son entretien avec LVSL ici]. Il imprègne, plus largement, les critiques progressistes du néolibéralisme : la majorité des partis de gauche européens ne prennent-ils pas prétexte de la dissolution des États-nations dans la construction européenne pour en appeler à l’édification d’une souveraineté continentale ?

Il ne serait que trop évident d’adhérer sans problème à une telle vision des choses si la dynamique actuelle de la mondialisation ne suggérait précisément l’inverse, à savoir la recomposition des communautés politiques non pas à l’échelle supranationale, mais à l’échelle infranationale – ou plutôt, à échelle infranationale en même temps que supranationale.

La mondialisation, une balkanisation permanente ?

En 1994, l’éclatement dramatique de la Yougoslavie en six entités souveraines, dans le même temps qu’elle s’ouvrait pour de bon au marché global, n’a pas refréné l’enthousiasme des tenants de la « mondialisation heureuse ». On prenait cette « balkanisation » pour l’exception à une règle générale d’unification et d’harmonisation prévalant partout ailleurs. La Yougoslavie est pourtant loin de constituer le seul cas où infranational et supranational, séparatisme régional et intégration au marché global, semblent marcher main dans la main.

Le processus de multiplication des États que l’on observe depuis l’effondrement du Mur de Berlin ne semble pas près de se clore. On dénombre actuellement plus d’une dizaine d’États fonctionnels qui revendiquent leur indépendance, mais qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale comme membres à part entière, pour ne citer en exemple que la Palestine ou le Somaliland. Cette liste n’inclut pas les autorités régionales existant de facto de manière autonome, mais qui ne revendiquent pas leur indépendance, comme le Kurdistan irakien. Pas plus que les groupes armés sécessionnistes qui contrôlent de fait un territoire et qui revendiquent son autonomie – comme les rebelles ukrainiens de Donetsk. Ni les mouvements séparatistes bénéficiant d’un soutien populaire massif mais qui n’exercent pas de contrôle plein et entier de leur territoire, comme le mouvement catalan ou québécois.

Reconfiguration du monde en fonction des mouvements séparatistes actifs © johnct

Et, si l’on inventoriait la liste de tous les mouvements séparatistes actifs, des plus influents aux plus fantaisistes, elle s’élèverait à plusieurs centaines d’entités. Autant dire que la stabilité suggérée par la carte des 193 États-membres de l’ONU est trompeuse et que l’on peut s’attendre à de nombreux bouleversements quant à la configuration territoriale actuelle.

La balkanisation que l’on peut définir de manière générique comme une dynamique complémentaire de régionalisation des identités et de globalisation des chaînes de valeur -, ouverte ou larvée, brutale ou indolore, serait-elle le corollaire permanent de la mondialisation ? On comprend intuitivement que les modalités par lesquelles s’exerce la mondialisation actuelle – libéralisation des échanges et des économies, prédation des centres sur les périphéries – possèdent un pouvoir dissolvant qui favorise l’émiettement des États plutôt que les aspirations supranationales. En lieu et place du « patriotisme européen » et de la « fédération mondiale » que Jacques Novicow appelait de ses veux, ou assiste à un triple processus, nullement contradictoire, de « fragmentation-hiérarchisation-homogénéisation » des États3.

Si l’on entrait dans les détails, on observerait essentiellement deux dynamiques favorisant cette multiplication des frontières nationales.

Syndrome lombard et syndrome panaméen : de la Catalogne au Kivu

Stéphane Rosière nomme « syndrome lombard » les phénomènes séparatistes qui touchent les régions les plus riches, désireuses de mettre un terme aux transferts financiers vers les régions les plus pauvres – l’expression est issue de la Ligue lombarde, qui revendiquait l’indépendance du Nord de l’Italie dans les années 19904. Ce séparatisme « de riches » a par exemple motivé la scission entre la Tchéquie et la Slovaquie en 1993 – la première considérant la seconde comme un fardeau économique ; il n’est pas pour rien, aujourd’hui, dans les revendications d’autonomie du Pays Basque espagnol et d’indépendance de la Catalogne.

Ces tentatives d’acquérir une autonomie fiscale et budgétaire se doublent parfois d’une volonté d’accroître la compétitivité des régions dans l’arène internationale, qui serait bridée par leur intégration à un État-nation. Cette motivation est l’un des fondements du séparatisme flamand ; ses partisans considèrent que la Belgique impose à la Flandre des normes fiscales et sociales qui minent son attractivité. Volonté de « ne pas payer pour les autres », dynamique de dumping fiscal et social : ces phénomènes ne constituent-ils pas les conséquences prévisibles de l’ouverture des États-nations à la concurrence internationale ?

La perte de la capacité normative des États, de leur monopole budgétaire et fiscal – censé mettre fin à la compétition entre les régions sur un même territoire, assujetties au même effort de solidarité nationale –, pourrait-elle déboucher sur autre chose que sur une dynamique d’autonomisation des régions riches ? Sur une course sans fin vers celle qui tirerait le plus de bénéfices de la mondialisation en devenant un paradis pour investisseurs ? Il faut dire que sur ce dernier plan, le séparatisme régionaliste en œuvre s’inscrit en parfaite harmonie avec les règles de la construction européenne. Les traités européens, en institutionnalisant depuis l’Acte unique la libre circulation des biens, des marchandises et des capitaux, instaurent une dynamique de baisse des impôts et de libéralisation des systèmes économiques, chaque État tâchant de devenir plus compétitif que les autres pour attirer les investisseurs. Le séparatisme motivé par des raisons de compétitivité n’est, en dernière instance, que la déclinaison infranationale d’une dynamique qui structure les relations internationales au cœur de l’Union européenne.

Les euro-régions © eurominority.eu

Les euro-régions, associant fédéralisme européen et autonomie régionale accrue dans un cadre libre-échangiste étendu à tous les niveaux, ne sont finalement que le point d’aboutissement fictif d’une dynamique qu’il est d’ores et déjà possible d’observer.

À côté de ce « syndrome lombard », on pourrait observer la permanence d’un « syndrome panaméen », consistant dans le morcellement des pays périphériques de la mondialisation, provoqué ou encouragé par les grandes puissances. L’indépendance du Panama constitue un cas d’école. Région colombienne, le Panama était convoité par les États-Unis, qui souhaitaient s’approprier son canal. C’est ainsi qu’en 1903, un coup d’État militaire appuyé par le gouvernement américain entraîne l’indépendance de la région. Occupé militairement par les États-Unis, le Panama devient rapidement l’archétype de la République bananière d’Amérique latine.

La Colombie dans les années 1820, qui incluait la Colombie actuelle, l’Équateur (à l’Ouest), le Venezuela (à l’Est) et le Panama (au Nord). Elle éclate en 1830, partiellement du fait d’une guerre avec le Pérou, qui cherchait à annexer l’Équateur; les États-Unis achèvent de la disloquer en 1903 en appuyant l’indépendance du Panama. © Agustín Codazzi, Manuel Maria Paz, Felipe Pérez – Atlas geográfico e histórico de la República de Colombia, 1890.

Aujourd’hui encore, le spectre d’une partition à la colombienne pèse comme sur une épée de Damoclès sur les constructions nationales fragiles d’Amérique latine. En Bolivie, les riches départements de l’Est ont brandi la menace sécessionniste suite à l’élection du président Evo Morales pour mettre à mal son agenda de nationalisation des hydrocarbures et de rupture avec l’alignement sur Washington : ils ont été appuyés dans leur démarche par l’ambassadeur américain, qui officiait auparavant… au Kosovo. Les élites équatoriennes ont usé de procédés similaires pour contrer l’action du président Rafael Correa5.

« Les départements autonomes vont certainement se tourner vers des créanciers internationaux (USAID, les Européens, le Japon) pour demander de l’assistance afin de mener à bien l’autonomie » (P. Goldberg, ambassadeur américain en Bolivie. Extrait d’un câble diplomatique révélé par Wikileaks). L’éventuelle partition de la Bolivie était conçue dans la perspective d’un accroissement des échanges entre les régions autonomes et les États-Unis – où l’on voit « qu’autonomie » vis-à-vis d’un État ne signifie aucunement « autonomie » vis-à-vis du marché global.

La mondialisation semble avoir multiplié les phénomènes séparatistes de cette nature dans les pays périphériques, dont les centres convoitent les ressources – surtout lorsque ces derniers en comprennent l’utilité stratégique. On notera à cet égard que les néoconservateurs américains ont élevé la reconfiguration des frontières nationales – au gré des richesses qu’elles renferment, des ethnies qui les composent entre autres – au rang d’art. C’est ainsi que Ralph Peters, officier à la retraite membre du think-tank Project For The New American Century, propose rien de moins qu’un remodelage complet du Moyen-Orient sur la base de considérations ethniques et de logiques géostratégiques.

La reconfiguration du Moyen-Orient selon Ralph Peters, destinée à mettre fin aux « frontières de sang » héritées de la colonisation © http://armedforcesjournal.com/peters-blood-borders-map/

On trouve des stratégies similaires employées par la Fédération de Russie dans ses velléités expansionnistes ; c’est ainsi que le gouvernement russe appuie les demandes de reconnaissance de l’indépendance à l’international de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie depuis la deuxième guerre d’Ossétie du Sud d’août 2008, que l’ONU considère comme deux régions de Géorgie.

Les partitions formelles, comme celle de la Colombie ou de la Yougoslavie, demeurent relativement rares, mais elles n’ont pas besoin d’être juridiquement reconnues pour être effectives. La région congolaise du Kivu offre l’exemple d’une balkanisation informelle, infligée à la République démocratique du Congo. Situé dans l’Est du pays, le Kivu a subi l’occupation de milices du Rwanda et de l’Ouganda depuis 1996, qui ont envahi leur voisin congolais en l’accusant de protéger les instigateurs du génocide rwandais. Commence alors une guerre de « partition et de pillage », pour reprendre l’expression de l’historien Georges Nzongola.6 Les affrontements entre ces groupes armés, les diverses milices locales et le gouvernement du Congo, sont à l’origine de plus de plusieurs millions de victimes congolaises et de centaines de milliers de viols de femmes congolaises.

Le Kivu congolais, frontalier du Rwanda et de l’Ouganda. © https://worldview.stratfor.com

Le Kivu n’a pas été choisi au hasard par les gouvernements du Rwanda et de l’Ouganda. D’une part, cette région qui abrite une importante minorité tutsi originaire du Rwanda est l’objet d’un irrédentisme qui remonte à la décolonisation. D’autre part, elle regorge de richesses énergétiques, diamantifères ou aurifères. Elle est un lieu privilégié d’extraction de métaux rares, comme le cobalt – indispensable aux batteries de téléphones portables -, dont elle fournit actuellement plus de 60 % de la production mondiale. Son quadrillage par des milices armées a permis, et permet encore, d’imposer à la population du Kivu leur extraction à marche forcée depuis deux décennies, dans des conditions souvent quasi-esclavagistes.

Ces richesses transitent ensuite vers le Rwanda et l’Ouganda voisins – en 2012 pas moins de 25 % du PIB rwandais en était issu7 –, puis vers les pays occidentaux, par la voie d’entreprises multinationales. Si le Rwanda et l’Ouganda se sont récemment retirés du Kivu, cette région reste en proie à une multitude de milices privées qui entretiennent ce schéma prévaricateur, et sur lesquelles le gouvernement congolais n’a que peu d’autorité. La perte de souveraineté de l’État congolais sur cette région a été telle que l’ex-président français Nicolas Sarkozy a évoqué la perspective d’un « partage » des ressources du Kivu entre le Rwanda et le Congo.

Exploité par des centaines de multinationales et occupé par plus de 140 groupes armés, le Kivu ne constitue-t-il pas la matérialisation dystopique du vieil adage libéral laisser faire, laisser passer ? Ravagé par des tensions ethniques impliquant des dizaines de tribus rivales, que la déliquescence permanente de l’État congolais n’a jamais su endiguer, il apparaît comme la manifestation d’une balkanisation poussée à l’extrême, en même temps que l’épicentre de la globalisation.

Des phénomènes de cette nature – le morcellement de territoires provoqués par des conflits autour des ressources – sont bien sûr monnaie courante depuis plusieurs millénaires et n’ont pas attendu la globalisation pour se produire. Ces quelques événements récents nous permettent simplement de constater que celle-ci ne les a nullement fait disparaître.

Est-il réellement surprenant que l’unification des populations par le marché ne parvienne à créer aucune communauté politique supranationale, et qu’elle morcelle au contraire les États dans une dynamique de scissiparité qui semble infinie ? Il faudrait à vrai dire une certaine dose d’irénisme pour s’en étonner. Sans verser dans un monodéterminisme économique stérile, ne peut-on pas considérer que le « syndrome lombard » et le « syndrome panaméen » sont les conséquences logiques du jeu à somme nulle instauré par la globalisation ? Les constructions nationales apparaissent comme des obstacles à la course sans fin vers l’accaparement des ressources ; des reliquats d’un autre temps qui compromettent la quête de la position optimale au sein de l’ordre économique. L’autonomisation – qu’elle soit le produit de mécanismes endogènes ou de facteurs exogènes – des régions les plus riches – en termes de ressources naturelles ou de revenus – s’inscrit dans la dynamique de la globalisation, tout comme la radicalisation des sentiments d’appartenance infranationaux.

Le mirage de la « dissolution des États »

À vrai dire, une partie des acteurs de la globalisation semble avoir abandonné le rêve naïf d’une recomposition supranationale de l’ordre démocratique, et s’accommode au contraire de la disparition des souverainetés populaires. Un éminent président de la Commission européenne n’a-t-il pas défini l’Union européenne comme une construction « technocratique, progressant sous l’égide d’un despotisme doux et éclairé » ? Les documents internes du FMI n’évoquent-ils pas la perspective d’une « gouvernance mondiale sans État » ?8

Les États, entités solubles dans la mer sans rivages de la mondialisation ? Cette vision des choses semble déjà plus opératoire que les lauriers élégiaques tressés à l’Union européenne, que ses thuriféraires s’obstinent, contre l’évidence, à considérer comme la recomposition à l’échelon continental des souverainetés populaires disparues. Il faut sur ce point saluer la froide honnêteté de la pensée néolibérale lorsqu’elle reconnaît avec cynisme le pouvoir de désagrégation du marché et son incapacité à recréer des communautés politiques à son échelle.9 Il en est de même quant à la pertinence de la pensée altermondialiste lorsqu’elle pointe du doigt la perte de souveraineté des États-nations, et en appelle pour cela à la construction de multiples mouvements paraétatiques pour combattre la toute-puissance du marché.10

Ces analyses négligent pourtant un point essentiel. Si la souveraineté de la plupart des États disparaît progressivement, ce n’est pas le cas pour tous les États. Dans le chaos de la mondialisation subsistent des centres et des périphéries. Ainsi, si certains pays périphériques sont réduits au rang de républiques bananières, d’autres renforcent au contraire leurs prérogatives souveraines ; États faillis d’un côté, superpuissances de l’autre. Mais il y a plus : il faut ajouter que certains États ne deviennent faillis qu’à cause du renforcement de superpuissances. La dissolution des États périphériques est le corollaire du renforcement des États du centre. La perte de souveraineté des États actuellement occupés par une base américaine – ou dorénavant chinoise – est le produit direct de l’expansion du complexe militaro-industriel des États-Unis, qui ne cesse de croître depuis plusieurs décennies – en période d’austérité généralisée. L’assujettissement de l’Europe du Sud à la loi d’airain du libre-échange a pour cause principale le déploiement de la puissance commerciale allemande – qui se sert des règles de l’Union européenne, dont elle s’émancipe comme elle le souhaite, pour parvenir à ses fins. Enfin, l’arraisonnement des économies qui gravitent dans l’orbite chinoise n’est que la conséquence immédiate de l’éveil impérialiste de la seconde puissance mondiale.

La mondialisation n’est donc ni le produit d’une « gouvernance mondiale sans État », ni la construction acéphale d’un « despotisme doux et éclairé » ; elle est pour partie la conséquence des décisions commerciales, juridiques, financières et militaires des grandes puissances contemporaines. Un conseiller spécial de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations unies sous Bill Clinton, est sur cette question d’une parfaite honnêteté : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité » ; il ajoute : « la main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ».

C’est là l’une des tâches aveugle de la pensée altermondialiste et plus généralement d’une partie de la gauche : elle semble souvent présupposer que la mondialisation induisant une dissolution des États partout sur la planète, des formes alternatives de sociabilité politique (société civile, fédérations supranationales, ONG, etc.) n’auraient qu’à germer sur les ruines des nations pour instaurer une gouvernance démocratique. Mais on voit mal comment, dans ce nouvel ordre impérial multipolaire, dominé par des superpuissances étatiques militarisées, une coalition d’ONG ou les mouvements de la société civile pourraient, à eux seuls, mettre un frein à la mondialisation néolibérale. On voit mal comment la résistance à celle-ci pourrait ne pas passer par une reconstruction de la souveraineté des États-nations de la périphérie, face à ceux du centre, aussi ardue soit-elle. Un agenda de récupération des attributions commerciales, budgétaires, financières, monétaires ou juridiques des États, visant à reconstruire une souveraineté nationale érodée, est généralement considéré avec méfiance à gauche. Il apparaît pourtant comme la seule alternative à l’ordre mondial actuel.

Une telle perspective peut heurter la sensibilité cosmopolite, internationaliste et universaliste d’une certaine gauche qui a tendance à amalgamer, un peu hâtivement, le principe républicain de souveraineté nationale et populaire issu de 1792 avec le nationalisme d’un Maurice Barrès. Doit-elle renoncer au rêve d’une émancipation universelle ? Ou considérer que la nationalité peut être l’autre visage de l’universalité, et faire sienne la proclamation du mouvement Jeune Europe de 1834 ? : « Chaque peuple possède sa mission spécifique, et va coopérer à la réalisation de la mission générale de l’humanité. Sa mission constitue sa nationalité. La nationalité est sacrée ».11

 

1 Jacques Novicow, La fédération de l’Europe, Félix Alcan, 1901, chapitres 16 et 17, « l’outillage et l’organisation économiques » et « l’extension de l’horizon mental ».

2 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, chapitre 2 : « prolétaires et communistes ».

3 Stéphane Rosière, « la fragmentation de l’espace étatique mondial », L’espace politique, 11, 2010-2. Lire en ligne : http://journals.openedition.org/espacepolitique/1608.

4 Ibid.

5 Voir à ce sujet Eirik Vold, Ecuador en la mira, El Télégrafo, 2017.

6 On trouvera dans Thomas Turner, The Congo wars, Zed books, 2007, un compte-rendu de ces événements.

7 Le Rwanda est fréquemment érigé en exemple de pays développé pour l’Afrique en raison de son PIB par habitant, de son IDH élevé, et de sa stabilité institutionnelle ; ceux-ci sont pourtant rendus possibles par le pillage systématique des ressources du Congo entamé dans les années 1990.

8 Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde, Points, 2015, chapitre 9 : « les pyromanes du FMI ».

9 On pense ici à Walter Lippmann et à Friedrich Hayek ; tous deux voyaient dans le marché global un principe par nature anti-démocratique, du fait du désajustement cognitif entre les informations qu’il coordonne et celles que les individus sont en capacité de percevoir. Pour Lippmann cet état de fait impose la mise en place d’un gouvernement d’experts ; pour Hayek il signe la mort, bienvenue, de la souveraineté.

10 Jean Ziegler, dans un entretien au Vent Se Lève, déclare : « La capacité normative des État nationaux disparaît comme un bonhomme de neige au printemps (…) Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante ». Lire en ligne : https://lvsl.fr/nous-assistons-a-une-regression-des-normes-internationales-vers-la-sauvagerie-entretien-avec-jean-ziegler/

11 Cité dans Eric Hobsbawm, The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988, chapitre 7 : « le nationalisme ».

À l’heure de la mondialisation, les populismes expriment le nouveau visage de nos sociétés occidentales

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© Aïssa Kaboré

Plus d’un an s’est écoulé depuis le début des manifestations des « Gilets jaunes ». Désormais, les pavés ne volent plus. Mais la colère exprimée par certaines classes populaires longtemps restées silencieuses a mis en évidence les profondes divisions qui fragmentent la société française. Loin d’être apaisées, ces tensions apparaissent plus largement dans un grand nombre de pays occidentaux. Elles résultent des bouleversements économiques, culturels et sociaux qu’a imposé l’accélération de la mondialisation. À cet égard, l’émergence des populismes dans nos paysages politiques est amenée à s’inscrire dans la durée, et ne saurait être réduite au simple succès de discours jugés démagogiques. Elle se doit plutôt d’être analysée à travers les reconfigurations de classes qui tendent à opposer ceux qui jouissent des bienfaits de l’ouverture des frontières sous toutes leurs formes, et ceux qui en payent le prix.


 

Les évolutions socio-géographiques de nos sociétés

On distingue traditionnellement deux aspects du libéralisme : l’un économique, propre à la droite, qui consiste en un désengagement de l’État dans les processus de production, les échanges marchands et la répartition des richesses. L’autre, associé à la gauche, qui pourrait être qualifié de « sociétal », fondé sur le prima de l’individu et son émancipation de l’ensemble des structures collectives pouvant contraindre ou déterminer son comportement (famille traditionnelle, nation, etc). C’est ainsi que s’est bâtie la conventionnelle opposition entre conservateurs et réformateurs.

À partir de la seconde moitié du XXème siècle, l’ouverture des marchés intérieurs et l’intensification spectaculaire des flux internationaux a profondément transformé le visage socio-économique des États-Unis et des pays d’Europe de l’Ouest. La bourgeoisie a évolué, la classe moyenne s’est disloquée, et la lutte des classes a muté en conséquence. La spécialisation des économies a entamé la désindustrialisation des pays avancés, et de vastes régions ont été condamnées au déclin économique et social. Les grands centres urbains ont quant à eux pleinement embrassé le virage de la tertiarisation et se sont imposés comme les centres quasi-exclusifs de création de richesse. Subissant la gentrification des métropoles en pleine effervescence économique, les classes populaires ont progressivement été reléguées vers des espaces moins dynamiques et moins couverts par les services publics. Le géographe Christophe Guilluy décrit ces territoires comme un ensemble de villes petites et moyennes en déclin – auxquelles vient s’ajouter le mal-être distinct de régions rurales à l’agonie – et de plus en plus éloignées des richesses et des opportunités d’ascension sociale offertes par les aires métropolitaines. Selon lui, la population des territoires périphériques représenterait environ 60% de la population française.

Parallèlement, l’ouverture des sociétés occidentales aux flux migratoires, dans un objectif de combler des pénuries de mains d’œuvre et de soutenir la croissance économique, a sonné l’avènement d’un multiculturalisme de fait. De nouvelles minorités ethniques sont ainsi devenues de plus en plus visibles et ont largement investi les banlieues des métropoles.

Les mutations des clivages politiques

À l’aune de ces bouleversements structurels, le libéralisme économique et le libéralisme sociétal se sont révélés parfaitement complémentaires en ce que l’un est nécessaire à l’autre pour asseoir la pérennité du capitalisme mondialisé. La continuité du consumérisme de masse et la recherche éternelle de nouveaux marchés induit en effet une société atomisée, assurant la libre expression des comportements et des désirs individuels. Il a ainsi pu être observé un rapprochement des mouvements politiques conventionnels de droite et de gauche, les premiers renonçant à leurs mœurs conservatrices pour conforter la libéralisation des économies, quand les seconds concédaient à accepter pleinement la domination du marché pour se focaliser essentiellement sur leurs combats sociétaux (défense des minorités, « mariage pour tous », féminisme, antiracisme…etc). Par-delà ces compromissions, les libéraux des deux rives se sont retrouvés sur ce qui constitue l’essentiel de leur union politique : le démantèlement de tout construit social pouvant entraver l’avènement du marché mondialisé, et l’intégration progressive des États dans un cadre de gouvernance supranational.

Éloignés des préoccupations de leurs électorats populaires, droite et gauche conventionnelles forment désormais un pôle politique pleinement libéral et représentatif de l’avènement de la nouvelle bourgeoisie intégrée dans la mondialisation. La création du mouvement En Marche ! en 2016, accompagnée de ses succès électoraux en 2017 et en 2019 au détriment des partis traditionnels, s’est voulue être la démonstration paradigmatique de ces évolutions. L’essayiste Emmanuel Todd remarque d’ailleurs que les classes et professions intermédiaires supérieures ont voté à 27% pour Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, à 31% pour François Hollande lors de celle de 2012, et à 37% pour Emmanuel Macron lors de celle de 2017 [1]. Dans le même temps, les nouvelles classes précaires opéraient elles aussi leur mutation. Elles apportent désormais leur soutien à des mouvements politiques largement réactionnaires face à l’ouverture économique et culturelle de nos sociétés aux flux de la mondialisation. En 2014, le Front national s’empare des communes de Hayange et de Hénin-Beaumont, pourtant des fiefs historiques de la gauche socialiste. En 2016, les territoires ouvriers du nord de l’Angleterre votent massivement en faveur du Brexit. La même année, Donald Trump s’appuie sur l’électorat populaire des territoires périphériques pour remporter l’élection présidentielle américaine et faire valoir la doctrine « America first ». Les exotismes de cette recomposition politique s’illustrent également par le fait de voir le premier ministre Boris Johnson, héritier de Margaret Thatcher, augmenter le SMIC de son pays de 6% et s’engager à investir massivement dans une sécurité sociale britannique largement déficitaire.

S’il n’a pas disparu, le clivage droite/gauche est donc concurrencé par l’avènement d’un nouveau clivage qui tend à opposer les gagnants et les perdants d’une mondialisation induite par la domination effective de l’idéologie libérale. Bien sûr, cette structuration des sociétés occidentales autour d’un triptyque « bourgeois des métropoles », « minorités ethniques des banlieues » et « masses paupérisées des territoires périphériques » demeure un idéal-type, et se doit d’être nuancé. Dans un entretien croisé, les géographes Michel Grosseti et Guillaume Faburel apportent une nécessaire critique au schématisme excessif des travaux de Christophe Guilluy. Arnaud Brennetot met quant à lui en en avant le rôle positif des métropoles de second rang en faveur de l’ascension sociale des populations des territoires périphériques [2]. Emmanuel Todd évoque enfin l’existence de classes intermédiaires aux caractéristiques plus floues et aux intentions de vote plus incertaines [3]. Toutefois, cette lecture socio-géographique permet d’entrevoir les variables lourdes qui animent le vote populiste et les nouvelles tendances d’oppositions de classe.

Des disparités qui s’accentuent

Dans ses différents travaux, Christophe Guilluy décrit l’isolement grandissant de la bourgeoisie qui, largement intégrée dans la mondialisation depuis ses bastions métropolitains, fréquente de moins en moins les masses déclassées et enracinées dans un cadre de vie national [4]: la France périphérique compte 66% des classes populaires, 59% des ménages pauvres et 60% des chômeurs. Les métropoles accueillent quant à elles 60% des cadres. Dans une note pour la fondation Jean Jaurès [5], le politologue Jérôme Fourquet indique qu’en 2013, la population parisienne est constituée de 46,4% de cadres (contre 24,7% en 1982 et 36,6% en 1999), de 18,4% d’employés (contre 29,7% en 1982 et 23,7% en 1999) et de 6,9% d’ouvriers (contre 18,2% en 1982 et 10,1% en 1999). Des ordres de grandeur relativement équivalents peuvent être constatés dans l’ensemble des plus grandes villes françaises.

L’espoir d’une ascension sociale se révèle par ailleurs de plus en plus compromis pour les délaissés de la mondialisation, la rupture de la bourgeoisie libérale pouvant se constater jusque dans l’accès aux études supérieures. Toujours selon la même note, les grandes écoles les plus prestigieuses (École polytechnique, ENA, HEC et ENS) comptent 9% d’étudiants issus des milieux sociaux les plus modestes, alors qu’ils étaient 29% en 1950. De la même manière, dans les établissements d’enseignement secondaire privés, le taux d’élèves issus de milieux favorisés augmente significativement (36% des élèves du privé en 2012 contre 30% en 2002), alors que celui des élèves issus de milieux défavorisés tend à diminuer (24% en 2002 contre 19% en 2012). Les cartes de Christophe Guilluy rejoignent largement ce constat, et mettent en avant les profondes disparités territoriales dans la création d’emplois et dans l’accès aux études supérieures [6].

Le sentiment commun d’appartenance national mis à mal

La rupture entre la bourgeoisie libérale et les masses paupérisées par la mondialisation dépasse largement les seules inégalités économiques. Les profondes divergences de valeurs et la réduction des possibilités de rencontre entre ces deux mondes exacerbent les oppositions de classe. À côté d’une France mobile et cosmopolite souffrent des populations contraintes géographiquement et éloignées des services publics en tout genre, notamment des infrastructures de transport. Les fortes oppositions suscitées par l’augmentation en 2018 d’une taxe sur le carburant ont révélé l’ampleur de la méconnaissance qui sépare le quotidien des classes populaires des périphéries, encore largement dépendantes de la voiture, de celui de la bourgeoisie des métropoles. En 2019, le député européen Raphaël Glucksmann déclare: « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème ».

Les discordances fondamentales entre les nouvelles classes s’expriment également à travers leurs perceptions respectives des problématiques migratoires et identitaires. Le visage de nos sociétés occidentales a profondément évolué en peu de temps du fait de l’apparition de minorités ethniques de plus en plus importantes démographiquement. La population blanche ne devrait plus représenter la majorité absolue des Américains d’ici l’année 2045. L’Angleterre comptera quant à elle 16 millions de non-blancs d’ici 2050. La même année, entre 20 et 30% de la population européenne sera d’origine étrangère. Enfin, en 2016, 20% des nouveau-nés en France portaient un nom à consonance arabo-musulmane. Or, si la transformation ethnique de nos sociétés occidentales est aujourd’hui incontestable, chacun ne vit pas le multiculturalisme de la même manière. Si la bourgeoisie mondialisée tend à accueillir ce phénomène comme un signe d’ouverture – confortant sa vision idéalisée du cosmopolitisme -, les classes populaires le perçoivent davantage comme l’arrivée menaçante d’un nouveau prolétariat susceptible de remettre en cause leur mode de vie et le maintien de leur identité comme référentiel culturel exclusif. De fait, l’intégration des populations d’origine étrangère a montré ses limites, et s’est concrétisée, pour beaucoup d’entre elles, par une concentration dans les banlieues des métropoles propice au communautarisme. Selon un sondage Ifop de 2019, « 61% des Français pensent que l’Islam est incompatible avec les valeurs de la société française », et selon une autre étude du même institut de 2018, « une nette majorité de Français (60%) considère que l’accueil d’étrangers n’est plus possible du fait des différences de valeurs et des problèmes de cohabitation. »

Au-delà de l’opposition entre la bourgeoisie surreprésentée dans les métropoles et les catégories défavorisées, les classes populaires apparaissent donc elles-mêmes profondément divisées. La France pauvre issue de l’immigration et la France périphérique déclassée ne vivent pas ensemble [7] et aucune réelle convergence d’ampleur n’a pu être observée dans leurs luttes et mobilisations politiques contemporaines respectives. Certes les émeutes urbaines qui émaillent les banlieues et les manifestations parfois violentes des Gilets jaunes ont en commun de s’inscrire dans une dénonciation des inégalités économiques et sociales. Mais les acteurs de ces deux formes distinctes de révoltes n’ont jamais battu le pavé ensemble, si ce n’est épisodiquement et très marginalement. Sondages et comportements politiques tendent à l’inverse à désigner le sentiment d’« insécurité culturelle »[8] comme un obstacle de poids à la consolidation d’un « front du précariat » unifié.

Les sociétés occidentales apparaissent donc profondément morcelées. À l’heure où les classes bourgeoises et populaires sont de moins en moins amenées à se croiser, où les élites libérales demeurent déterminées à s’émanciper du reste de la communauté nationale, le sentiment de partage d’un destin commun n’a jamais paru aussi fragilisé.

Commentant ce phénomène, l’historien Christopher Lasch écrivait déjà en 1994 à propos des États-Unis [9] : « Ceux qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie des cerveaux tendent à se regrouper sur les deux côtes, tournant le dos au pays profond, et cultivant leurs attaches avec le marché international par l’argent hyper mobile, le luxe et la culture populaire. On peut se demander s’ils se pensent encore comme des Américains. Il est clair en tout cas que le patriotisme ne se situe pas très haut dans leur échelle de valeur. D’un autre côté, le « multiculturalisme » leur convient parfaitement, car il évoque pour eux l’image agréable d’un bazar universel. […] Les nouvelles élites ne se sentent chez elles qu’en transit. […] Leur vision du monde est essentiellement celle d’un touriste […] ».

Au vu de l’ampleur des bouleversements de l’époque, les laissés-pour-compte de la mondialisation ne pouvaient sombrer sans réagir. Lutter contre les populismes implique de reforger avec eux un avenir partagé.

Notes :

[1] Les luttes de classes au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd

[2] Atlas de la France et des Français

[3] Les luttes de classe en France au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd, p. 204            « élections et alignement de classes de 2002 à 2019 », p. 241 « France ouverte contre France fermée »

[4] Le crépuscule de la France d’en Haut, 2016, Christophe Guilluy

[5] 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet pour la fondation Jean Jaurès

[6] Le crépuscule de la France d’en haut, 2016, Christophe Guilluy, carte « part des personnes scolarisées de 18-24 ans »

[7] Le crépuscule de la France d’en haut, 2020, Christophe Guilluy, carte « une séparation de fait »

[8] L’insécurité culturelle, 2015, Laurent Bouvet

[9] La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1994, Christopher Lasch

 

Le grand procès économique et politique de l’après-Covid19

Allégorie de la Justice.

Après plus d’un mois de confinement, un nombre croissant de voix se font entendre qui exigent un retour le plus rapide possible au vieux monde, celui du monde mondialisé, de la croissance comme horizon de vie et de l’effacement des frontières. Les arguments sont toujours les mêmes : on affecte, d’abord, une empathie envers ceux que la dépression de l’économie frappe durement, sans oublier les familles du peuple en souffrance dans leur enfermement, pour ensuite faire remarquer qu’il serait « irrationnel » de céder à une « psychose » qui s’est développée à partir de 100 000 à 200 000 morts seulement, pourcentage infime de la population mondiale. La conclusion s’impose : assumons de faire jouer à plein l’immunité de groupe, et que les affaires reprennent au plus vite pour le plus grand bonheur du plus grand nombre possible. Par Jérôme Maucourant, maître de conférences en économie à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne.


La psychiatrisation des adversaires rappelle certes de bien mauvais souvenirs : l’esprit du totalitarisme à l’ancienne reprend du service, paré des beaux atours de l’utile, du rationnel et du nécessaire. Il s’agira donc de remettre à sa place ce point de vue instillé de plus en plus efficacement par les intérêts établis et leurs serviteurs. Mais, démonter ces raisonnements fallacieux n’est pas suffisant. Il convient aussi de réfléchir aux conditions politiques d’un monde réellement nouveau qui est attendu par beaucoup : seule une bonne politique pourra réparer les mauvaises qui nous accablent depuis des décennies. Enfin, la meilleur des politiques ne pourra rien si elle néglige l’économie, c’est-à-dire les contraintes matérielles permettant la perpétuation de la société. Là encore, contre les idées dominantes qui préparent le retour au statu quo ante, il apparaîtra que la mondialisation n’exprime aucune nécessité propre à quelconque loi économique et cette crise sanitaire oblige à repenser le sens même du mot économie.

On aura reconnu derrière le masque compatissant décrit plus haut, l’argumentaire utilitariste des milieux économiques et d’un certain nombre de politiques, serviteurs zélés de ce milieu. On comprend leur dépit. Que sert maintenant d’avoir financé l’idéologie de la mondialisation et tous ces économistes à gage ? D’avoir tant œuvré à briser les organisations du monde du travail en lui substituant les luttes racialistes et en promouvant des demi-intellectuels vecteurs de haine ? D’avoir organisé ce dérèglement du monde, certes profitable, mais menacés à ce jour du retour du refoulé ? Voici de retour ces archaïsmes peu favorables au business as usual : protectionnisme économique et social et mise en valeur de ces gens dont l’actuel président (de l’ancienne république de France) nous assurait, pourtant, qu’ils n’étaient rien. Horresco referens. Et Quatremer, Le Boucher, ainsi que toute la petite armée des intérêts établis, de crier : immunité collective !

Pourtant, ces biologistes d’un jour, ces Lyssenko du capital global, ne savent rien. Les véritables savants, en effet, sont partagés quant à la nature et la portée de l’immunité que suscite ce virus. Même les taux que l’on avance pour assurer telle ou telle thèse sont sujet à caution car les bases fiables d’une évaluation manquent encore. On se dispute même, à la mi-avril, quant aux modalités de la transmission … sans compter l’ampleur de la variabilité de ce virus. Nous éprouvons la dureté d’une incertitude radicale. Dans ces conditions, seule l’aptitude de notre organisation sociale à traiter l’épidémie doit être prise en considération. L’exemple des Britanniques est intéressant : d’abord englués dans leurs a priori utilitaristes conduisant au glorieux sacrifice d’un petite minorité (vieillie, « improductive »), ils reculèrent devant le bilan du demi-million de victimes qui se dessinait et l’effondrement du système sanitaire.

À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé Qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Il est d’ailleurs curieux que les avocats de la reprise la plus rapide possible des activités économiques fassent comme si le confinement décrié n’était justement pas ce qui a empêché une tragédie. Que les paralogismes de ces mauvais journalistes et vrais idéologues aient pu circuler à l’envie en dit long sur notre dérive collective. Le grotesque de cette mauvaise foi et le scandaleux de ces mercenaires du productivisme peuvent toutefois contribuer à faire sortir notre raison du sommeil et nous conduire à mettre leur vieux monde en procès, ce vieux monde qui ne peut plus raisonnablement faire face à la réalité. Car le réel est ce qui fait retour, ce qui ne peut plus être ajourné en fonction de nos fantaisies. À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Voilà les faits : quarante ans de politiques visant à soumettre la France à la logique de la mondialisation l’ont désarmé au niveau industriel et sanitaire. La Corée du Sud, exemple de « nouveau pays industriel », il y a quarante ans, fait en terme de production de masques, de respirateurs, tests, etc. des choses que nous sommes incapables de faire maintenant. Livrés aux sirènes du mondialisme économique, nous avons abandonné ou négligé les productions et services indispensables à la simple reproduction matérielle de notre société. Il n’y a pas manqué de rapports ou d’alertes sur notre vulnérabilité, mais prendre au sérieux cet état de chose aurait été trop coûteux du point de l’élite dirigeante.

C’est la raison d’être du premier procès de ce vieux monde : l’échec de quatre décennies d’une politique adoptée au moment de la célèbre « pause » de Jacques Delors durant l’été 1982, dont la finalité fut la fuite en avant dans la désintégration européenne, véritable laboratoire de la mondialisation. Ce procès intellectuel doit s’accompagner d’un procès politique : on pense à Pasolini1 mettant la démocratie chrétienne en procès pour une série de fautes et de crimes qui, à bien les considérer, n’ont pas la même ampleur que le désastre actuel. On évitera donc soigneusement de crier à la guillotine, invoquer « les heures les plus sombres de notre histoire », etc., dès lors qu’est évoquée la responsabilité politique, voire pénale, des membres des équipes dirigeantes successives. Ils sont au gouvernement, certes, mais ils ne sont pas l’État et doivent se soumettre à l’État. Tous les dires et les actes ayant contribué à exposer, par négligence ou calcul, la vie des gouvernés, implique un règlement de la question, en terme moral et de politique bien sûr, mais aussi judiciaire.

Faute de quoi, le contrat social se délitera et l’aventure est possible. Qui osera nier que la justice est le ciment de la société ? Sauf pour préserver des intérêts acquis au sein du système de pouvoir et d’influence. Que cette crise soit le moment de comprendre qu’on n’aspire pas impunément au pouvoir, que seul le souci du bien public et non les arrangements avec l’argent-roi doivent guider les dirigeants. Orwell, l’antitotalitaire par excellence, insistait sur le fait qu’une bonne société doit renvoyer à ses affaires privées, le travail accompli, tout leader. Chose d’autant plus évidente dès lors que le travail ne fut pas très bien accompli. Ajoutons qu’on ne peut invoquer le fait que les pratiques dangereuses de certains membres de l’élite régnante ne font que refléter le « système », dit-on souvent de façon à diluer les responsabilités. Le délinquant ordinaire ou le gilet jaune éborgné n’a évidemment pas droit à une telle mansuétude. Enfin, personne n’a contraint ces gouvernants, si soucieux pour les autres de l’éthique de la responsabilité individuelle, à vouloir gouverner et jouir des privilèges que notre quasi-défunte république octroie si généreusement. De qui se moque-t-on ?

Un gouvernement d’union nationale s’impose comme la solution : il le faut composé de femmes ou d’hommes de tempérament démocratique, de toutes tendances, exempts de conflits d’intérêts, et ayant montré une distance critique vis-à-vis de la mondialisation et de la destruction de l’État social. On objectera que cela affaiblirait la République. Or, nos maîtres en l’affaire, les Romains, avait précisément compris que les situations inédites imposent des pratiques exceptionnelles, faute de quoi l’État se disloque et la société se défait. L’article 16 de notre constitution est l’écho de cette vieille nécessité remise au jour par les jacobins2. Cette forme extrême de la légalité n’est pas évidemment souhaitable à ce jour, sauf si une forte légitimité n’investit le pouvoir souverain.

Que ceux qui s’accrochent à leurs privilèges, ne s’imaginent donc pas que leurs faux fuyants feront oublier les enseignements élémentaires de la logique et de l’histoire. Ils se souviendront alors que les « administrés » de la vie courante sont, avant tout, en démocratie, des cosouverains3 qui ont, pour un temps seulement et sous certaines conditions, délégué leur puissance. Le président Macron, élu prétendument pour sauver la République, n’a jamais cessé en réalité de mettre en œuvre des mesures partisanes : il s’honorera à constituer enfin ce gouvernement.

Nos mondialisateurs en tous genres ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen.

Mais, si un procès politique est la condition du sursaut, il reste à préciser les conditions économiques de son action. Les partisans de la mondialisation ont fréquemment allégués que celle-ci accroissait le bien-être des consommateurs des pays autrefois développés, comme la France, et que les seules difficultés étaient d’ordre interne : de par notre culture et nos institutions, nous n’aurions pas su nous adapter à la nécessité historique du monde global. Et de citer toujours le même exemple, l’Allemagne.

Il n’est pas possible, néanmoins, de citer comme preuve appuyant une telle démonstration un pays pratiquant une politique mercantiliste affichée, loin des dogmes libéraux, et qui a démontré, durant la présente crise, sa propension au « repli nationaliste »4… Nos mondialisateurs en toute genre ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen. C’est d’ailleurs à cela que l’on peut reconnaître leur statut de serviteur ou de conformiste. Mais, il y a plus grave. Les gains apparents produits par le libre-échange reposent sur l’occultation de coûts sociaux et écologiques dus au fonctionnement du système industriel mondialisé. La chose était un argument connue des partisans de la démondialisation5 : elle prend à ce jour une dimension essentielle. Ce fait est d’autant plus à remarquer que les gains du libre-échange, qui ont certes contribué à un rattrapage de certains États, ont été captés à l’Ouest par un frange très mince de la population.

La crise de 2008 fut une crise de l’endettement qui s’est généralisée à des couches insolvables, rappelons-le. Mais, cet endettement fut le seul moyen inventé par l’élite pour ne pas remettre en cause la répartition inégalitaire que leur offrait la nouvelle économie des années 1990. La croissance s’est heurtée au mur de la dette. Ainsi, au dérèglement des rapports des hommes entre eux, traduction de cette crise financière, on a rajouté un dérèglement du rapport entre l’homme et la nature, ce qui ne fait qu’exprimer une fuite en avant de l’hybris du capital. Les néolibéraux mettent en cause le régime chinois, mais, auparavant, ils étaient d’un silence assourdissant dans l’écrasement des règles écologiques impliqué par le libre-échange. Ils étaient même d’un mépris étonnant envers le seul système d’échange international viable, le juste-échange, qui inclut la nécessité d’un protectionnisme raisonné pour éviter toute compétition sur les règles.

Il est donc acquis qu’il n’est nulle loi économique ou nécessité historique impliquant un retour au monde d’avant. Toutefois, on doit bien noter ici un fait marquant : la volonté de la caste dirigeante d’en revenir à l’état précédent des choses par le biais de la liquidation des avantages sociaux. Il s’agit, pour elle, de se libérer des entraves réglementaires qui empêcheraient une surcroissance de la production permettant de compenser les pertes présentes. Cela nous conduit à faire retour sur les sens multiples du mot économie et du refus de l’interventionnisme dans les faits.

En effet, comme toujours dans ce quinquennat, les choses ne cessent de faire violence aux mots. On parle de d’indépendance, de souveraineté etc., alors que, dès que se pose la question de nationaliser une seule entreprise stratégique en temps d’épidémie – la production de masque laissée en déshérence par la financiarisation et la mondialisation –, rien ne se fait. Sauf de préparer le renflouement de fleuron du transport aérien en danger… Pour le redonner totalement au privé dès que possible ! C’est qu’il s’agit pour le pouvoir de ne pas habituer le public à l’idée que l’interventionnisme est possible voire nécessaire et efficace : il ne faut pas constituer un précédent qui permettrait de remettre en cause le dogme du marché comme fondement absolu de l’économie. À la faute morale de mettre en danger la vie d’autrui par une telle inaction, s’ajoute donc un inquiétant fanatisme du marché, pourtant incroyable depuis 2008. Or, le recours au marché n’est pas une modalité possible de satisfaction des besoins sociaux, ce n’est pas une fin en soi en dépit de ce que répètent ad nauseam les prêtres européistes de la fameuse « concurrence libre et non faussée ».

La nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production.

C’est ici que se pose la question du sens du mot économie. Selon l’économiste-historien Karl Polanyi6, le sens « formel » de ce mot peut se référer à la question du meilleur choix possible dans des conditions données. Ceci renvoie au fait courant de la solution « économique » que pose nombre de problèmes de la vie courante. La majorité des économistes ont d’ailleurs fait ce choix de l’économie comme « science des choix », précisant, de facto, que l’institution moderne la plus à même de mettre en œuvre des choix rationnels guidant l’activité de production et d’échange n’est autre que le système de marché. Les prix de marchés indiquent en effet aux agents économiques ce qu’il en coûte de toute décision économique. Or, si Polanyi pense que ce type de théorie est utile, il manque un élément évident : il n’est pas vrai qu’on puisse toujours choisir, surtout ce qui est le plus important.

Cela nous conduit au sens matériel du mot économie : pour satisfaire les simples exigences de la survie matérielle du groupe et aussi de sa culture, il n’y a pas forcément des choix possibles mais des nécessités dues à l’urgence ou à la tradition (ou les mœurs, disons). Le sens du mot économie se réfère ici à l’organisation sociale de l’activité de production et d’échange, à l’économie humaine en fait : l’homme veut (sur)vivre et exister symboliquement. Lorsque l’on parle de l’économie nationale, l’on se réfère ainsi à des productions et des institutions empiriquement repérables dans un espace concret. Les marchés constituent une pièce de ce complexe social. Ils ne sont pas une fin en soi, ils constituent des moyens concrets d’organiser la vie bonne, rien de plus. En certains cas, les logiques de rivalité et d’exclusion qu’ils impliquent imposent même de leur substituer d’autres mécanismes.

Il n’y donc pas de « souveraineté » du consommateur que tenterait d’illustrer la « science des choix » de bien des économistes : il faut s’extraire de cette mentalité infantile de l’insatisfaction permanente et réfléchir collectivement à ce qui précisément ne relève pas de nos désirs matériels changeants. Il en résulte que la nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production. Tout ne peut plus être produit et surtout pas à n’importe quel prix. Dès lors que les injonctions du capital et de la recherche du profit ne guident plus la société, nous entrons dans un post-capitalisme. Fasse qu’il soit socialiste, car une économie dirigée peut bien évidemment se faire au profit d’une caste : c’est une définition du fascisme. Rien n’est écrit.

Réduits que nous sommes à l’état de termites par le dérèglement du monde que nous avons suscité, par l’obéissance aveugle à une couches de dirigeants économiques et politiques dont nous avons pas eu le courage de contester les mythes, il nous reste à penser l’après-Covid. Conscients que cette crise peut permettre à cette même couche sociale de nous asservir encore plus par un usage monstrueux de la technique. Si nous ne sortons pas maintenant de ce singulier sommeil dogmatique, si nous n’organisons pas le grand procès pour établir les conditions du monde d’après, si nous ne pensons pas à mettre en place une économie humaine et durable, nous n’aurons aucune excuse pour les retour des drames humains et de l’insignifiance qui accablera périodiquement nos vies futures.

Mais rien n’est écrit…

Notes :

1 Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes : petit traité pédagogique, Seuil, 2002.

2 Fabrizio Tribuzio, « Tous sauf l’Etat », Le cercle des patriotes disparus, le lundi 20 avril. Lire ici.

3 Claude Nicolet, Histoire, nation et république, Odile Jacob, 2000. 

4 Edouard Husson, « Allemagne: les nôtres avant les autres – Merkel: tellement efficace dans la lutte contre le Covid-19, mais tellement peu européenne », Causeur.fr, lire ici.

5 Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011 et Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation !, Flammarion, 2011

6 Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008. Lire ici.

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?

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Longtemps considérée comme une sous-culture des marges, la musique techno s’est transformée au fil des années pour devenir ce qu’on peut considérer comme un des faits sociaux musicaux de la décennie. Loin des banlieues américaines de Détroit, aujourd’hui les boîtes les plus branchées de la planète se battent et rivalisent d’inventivité pour accueillir les grands noms de la scène techno internationale. Cette massification culturelle et son institutionnalisation progressive exposent les professionnels de la musique de production à une standardisation presque inévitable. Ceci étant au risque de perdre la richesse de ses racines contestataires. Cette pensée s’est cristallisée dans la crainte de Jeff Mills, un des pionniers de la musique techno américaine, de laisser place à une « musique bubblegum […] de classes moyennes».


Surfant sur les révolutions musicales de la musique électronique (1) des années 70, la techno vient trouver sa place au milieu des années 80 dans les quartiers populaires et industriels de Détroit où racisme et violence rythment le quotidien des américains. Ce nouveau mouvement musical naît symboliquement avec la création du label Metroplex par Juan Atkins (connu sous le nom de Model 500) en 1985 puis de Transmat en mai 1986 et KMS en 1987. Cette musique émergente qualifiée très rapidement de « cérébrale » connaît un succès grandissant parmi les classes populaires qui perçoivent dans la techno un message politique contestataire.

Jeff Mills, un des fondateurs du label techno Underground Resistance et très engagé dans les « ghettos noirs de Détroit », comme il les surnomme, soutient une dimension politique claire de ce genre musical émergent. Dans une interview donnée à l’Agence France Presse en juillet 2019, il témoigne : « pour le gouvernement, nous les jeunes afro-américains étions bons à être en prison ou morts, donc comme collectif techno à Detroit, nous avions trouvé le moyen de sortir de ça, de faire ce qu’on voulait et d’inspirer les autres ». « On évoquait les idées de violence, de brutalité et de racisme » (3). Érigées en symbole contestataire de la communauté afro-américaine des États-Unis, les scènes techno vont se multiplier à Détroit et s’exporter dans divers quartiers populaires des grandes métropoles des Etats-Unis. Il ne faut pas non plus minimiser l’importance de cette culture pour la communauté gay des années 80 et d’aujourd’hui, toujours perçue comme marginale. Celle-ci a su s’approprier la techno dans ses luttes contre l’homophobie et pour une reconnaissance civique et juridique (1).

«La techno se transforme en refuge pour des technophiles en quête D’EXTASE loin des préoccupations quotidiennes de la société ».

Une autre dimension contestataire de la culture techno repose sur la recherche d’un imaginaire, d’un inconscient collectif voire d’une libération de l’esprit que les sociétés modernes n’offrent pas (Rachid Rahaoui, 2005). L’esprit techno stimule la créativité tout en abolissant les barrières temporelles (répétition des sons, soirées qui durent jours et nuits). Cette nouvelle scène se transforme en refuge pour des technophiles en quête d’extase (et non uniquement d’ecstasy) loin des préoccupations quotidiennes de la société. Elle reflète le rejet de l’individualisation des relations humaines, de la consommation à outrance, du nivellement des valeurs et d’une manière générale des répercussions du libéralisme moderne. Le discours techno présente à la fois une traduction bien précise d’une anomie (Durkheim) culturelle environnante et en même temps une volonté de défection (Hirschman) de la part des technophiles.

A la fin des années 80, la musique techno s’exporte en Europe, où un foyer culturel électro est déjà très présent depuis le début des années 70. Le groupe allemand Kraftwerk est un des premiers groupes à utiliser une instrumentalisation entièrement électronique et à répétition. Il est aujourd’hui considéré comme un des principaux influenceurs de la musique techno européenne. Ce n’est pas par hasard que ce genre nouveau s’est principalement installé à Berlin Ouest, notamment avec la création du label et du club Trésor, une des plus célèbres boites de la capitale. Cette nouvelle scène musicale trouve également de nombreux échos au Royaume-Uni, principalement à Manchester, ville industrielle mais aussi initiatrice de la musique dite « industrielle » (musique agressive et saturée). Elle est considérée comme le deuxième foyer de la culture techno européenne.

La technomania conquiert un public de plus en plus important tout en restant une véritable niche musicale, si bien que les « raves parties » se multiplient à partir de 1989 (3). Au début des années 1990, cette culture underground bat son plein tout en restant cantonnée à des espaces d’initiés. De nombreux labels européens émergent mais l’univers techno parvient à conserver ses racines de marges.

De la banalisation à la normalisation politique d’une scène musicale émergente

Au milieu des années 90, les autorités publiques françaises s’inquiètent de la multiplication des raves parties légalement organisées sur le territoire si bien que les arrêtés municipaux interdisant les raves explosent. En mai 1995, sous couvert de la lutte anti drogues, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, émet une circulaire ministérielle intitulée « Les soirées raves : des situations à haut risque ». L’application de cette circulaire s’est traduite par un fichage quasi systématique des organisateurs de raves ainsi que de leurs soutiens (certains journaux, comme Telerama sont mis sous surveillance). Elle a également déclenché des actions de verbalisation des organisateurs (appelés les sound system) pour de multiples motifs : dégradation des sites, abandon d’ordures, vente de boissons alcoolisées non autorisées, contrefaçon d’œuvres musicales (les DJ n’étant pas affiliés à la Sacem). Mais, en tentant de bloquer l’organisation légale de ces raves dans les salles de spectacles officielles, la circulaire anti-rave a précipité la techno dans la clandestinité. L’organisation de raves illégales en pleine nature ou dans des lieux désaffectés s’est alors massivement amplifié. L’autre conséquence indirecte de cette politique publique visant à endiguer le phénomène techno a été de renforcer la publicité de cette musique émergente si bien qu’elle sera rapidement comparée au phénomène Yéyé des années 50 et identifiée comme la « musique des jeunes ».

https://it.wikipedia.org/wiki/Free_party
Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

Face à ce rejet de la part des pouvoirs publics, des associations non lucratives comme Technopol à Lyon (1996) apparaissent dans le paysage associatif français. Elles ont pour objectif de promouvoir la musique électronique et de défendre son existence sur la scène musicale. Ces associations contribuent fortement à la reconnaissance de la techno dans le monde de la culture. Si bien qu’à la fin des années 90, face à l’affirmation de ce fait social musical, les pouvoirs publics modifient leur approche et, au lieu d’interdire systématiquement les raves, tentent de les encadrer et de les insérer dans la légalité. Paris organise ainsi sa première techno parade en 1998, que le ministre de la culture Jack Lang dénomme « la rave universelle ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Techno_Parade_Paris_2012_(7989243458).jpg
Techno Parade à Paris (2012) © Rog01

Malgré cette institutionnalisation progressive, la scène techno sous forme de rave illégale demeure grandement inquiétée par les autorités publiques. Considérées comme des événements clandestins à hauts risques, elles ne sont pas traitées par le ministère de la culture mais par celui de l’intérieur qui se charge de leur étouffement. Étant donné le caractère illégal de ces manifestations, ces fêtes s’organisent selon un rituel bien particulier. Il s’apparente à un véritable jeu de piste où l’incertitude est de mise. Ce n’est qu’au tout dernier moment et via des canaux d’informations confidentiels (listes SMS, appel de dernière minute …) que les teknivaliers pourront rejoindre l’endroit de la fête. C’est un moyen pour échapper aux autorités publiques qui vont chercher à tout pris à arrêter la manifestation. Tout l’enjeu repose dans la sûreté de la communication et dans la confiance mutuelle. Lorsque la rave est démasquée, l’intervention policière est systématique.

https://www.google.com/search?q=rave+policr&tbm=isch&ved=2ahUKEwiEv6fwk63oAhXEkKQKHZ14AyUQ2-cCegQIABAA&oq=rave+policr&gs_l=img.3...12160.14867..14962...0.0..0.160.1298.5j6......0....1..gws-wiz-img.......0i67j0j0i131j0i30j0i19j0i8i30i19.gLzrxloREyY&ei=jN12XoTJAcShkgWd8Y2oAg&bih=576&biw=1349&tbs=sur%3Afc&hl=fr#imgrc=zPqrBLvDmZBErM
Intervention policière lors du festival Techno CzechTek en 2005. Bilan : 2 morts et plusieurs dizaines de blessés © Istme

Vers la massification culturelle

Depuis le début des années 2000, la scène techno, forte de toute sa diversité, se professionnalise et s’institutionnalise. Le travail des associations a été fondamental dans la diffusion de la musique techno dont tout un pan ne présente plus d’éléments emblématiques des sous-cultures underground.

« Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. »

Désormais considérée comme un phénomène culturel de premier plan, la techno s’invite dans les plus grands clubs européens tels que le Rex Club à Paris, le Fuse à Bruxelles ou encore dans le Berghain et le Trésor à Berlin. De nombreuses grandes villes européennes possèdent désormais leur propre festival de musique techno : South West Four à Londres, Awakenings Festival à Amsterdam, Sónar à Barcelone, Festival Hideout à Novalja ou encore Time Warp à Mannhein. Tant de festivals et de salles de concerts qui connaissent un incroyable succès auprès d’un public toujours plus large et diversifié. Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières musicales avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. La techno s’invite désormais partout. Qui aurait pensé que 25 ans après la circulaire antirave de grand sites de la culture « classique », accueilleraient des raves légales et organisées ? La tendance actuelle a de quoi surprendre puisqu’elle consiste à introduire cette culture des marges dans le patrimoine national (Château de Versailles, Palais de Tokyo à Paris, Bozar de Bruxelles ou encore les lieux de fêtes techno toujours plus insolites choisis par le média social Cercle : Jail Vila Palace en Inde, Centre cérémonial Otomi au Mexique, l’aéroport de Beauvais en France, l’Atomium en Belgique, Iguaçu au Brésil…)).

« la techno doit mourir »

La techno s’invite également dans toutes les couches sociales de la population, mais la tendance actuelle est à la gentrification culturelle. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet embourgeoisement progressif : une publicité grandissante, des grands événements qui ont tendance à quitter les périphéries pour se rapprocher des centres dynamiques, une professionnalisation croissante, des DJs qui sortent de l’anonymat avec des cachets toujours plus élevés… En conséquence, cela s’accompagne d’une augmentation du tarif des entrées aux événements techno. Une partie de cet esprit est aujourd’hui un « esprit branché » que Jeff Mills associe aux classes moyennes, voire bourgeoises « bobo » selon les termes non péjoratifs de Bernard Lahire. Une partie entière de cette scène est sortie de la périphérie pour se développer en culture mondialisée. Elle se fait le témoin irréfutable d’un glissement statutaire.

Le quotidien allemand, Die Tageszitung, proche du parti vert et des intellectuels de gauche de l’Allemagne, face à ce constat, titre dans une tribune du le 28 janvier 2020 : « la techno doit mourir ». Cette tribune choc cherche à montrer que ce genre musical aurait un goût « nostalgique », à l’heure où « la scène a été démembrée et a en grande partie vieilli ». Elle se serait finalement détournée de ses racines contestataires.

Des espaces de résistance

Résumer la scène techno à une culture devenue mondiale dont l’esprit contestataire et underground se serait dilué avec la massification culturelle serait nier et négliger tout un pan de la techno. La standardisation d’une partie de cette culture a poussé des collectifs, des associations, à penser un renouveau de cette scène engagée.

« Toujours plus sélectifs, ces établissements sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte ».

La nostalgie de l’époque « underground » est réelle et suscite un véritable effort de retour à la techno « pure » dans de nombreux clubs mythiques. Les établissements berlinois, confortablement installés dans les friches industrielles, comme le Kit Kat, le Trésor et le Berghain en manifestent l’exemple le plus frappant. Toujours plus sélectives, ces boites sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte. En manifeste aujourd’hui la multiplication des tutoriels sur les forums et les réseaux sociaux afin de comprendre les codes technos et parvenir à pénétrer l’ambiance underground berlinoise.

« La scène techno devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée »

Parallèlement, un enthousiasme nouveau pour ce genre musical se fait entendre, notamment en marge des grandes fêtes technos (parfois sous forme de raves illégales). Il investit une génération de plus en plus sensible aux défis actuels, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou migratoires. Les foyers contestataires actuels, notamment les ZAD et les squats, deviennent des lieux où la techno se diffuse largement, devenant le support d’actions solidaires et locales. Cette scène devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée (4). Finalement, n’est ce pas un retour aux sources avec des raves illégales portant des messages politiques actualisés ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Psqtk14-Nmss-OffBrbn-Tsnm.JPG
Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

L’appropriation et/ou la réappropriation de l’espace sont des éléments inhérents des raves techno dites « clandestines ». Cette musique et sa culture s’imprègnent de l’organisation spatiale façonnée par la nature et par la société pour lui donner une nouvelle fonction sociale. L’espace public devient alors une tribune populaire, un lieu d’expression individuel et collectif. Il se fait le support d’une revendication contestant l’ordre public établi. Cette appropriation modifie la conception de l’espace, mais surtout transforme les « règles du jeu » de l’espace public. Aujourd’hui, les raves techno illégales portent un message clair d’affranchissement du pouvoir politique au moment où tout une partie de la scène techno se massifie, se normalise et s’institutionnalise.


Techno / Musique électronique, quelles différences ? La scène techno fait partie de la scène plus large de la musique électronique (Electro House, Ambient, Dub Step etc.). Elle propose une musique dynamique et ultra rythmée qui se caractérise par des tracks essentiellement instrumentaux et constituées de plusieurs boucles entremêlées pendant de longs enchaînements synchronisés. Il existe des sous-genres : la Techno-Minimale, l’Ambient-Techno, l’Acid-Techno et la Tech House et autres.

(1) OSGANIAN, Patricia, et ESPTEIN Renaud, Techno : le rôle des communautés gays. Un entretien avec Didier Lestrade,  Mouvements, vol. no 42, no. 5, 2005, pp. 22-31.

(2) RAHAOUI, Rachid, La Techno, entre contestation et normalisation, Volume, vol. 4:2, no. 2, 2005.

(3) Rave parties : Fêtes qui diffusent de la musique électronique, pouvant être de la techno, avec des effets de lumières. Ce terme fait souvent l’objet de conflits de définition. Il est souvent, à tort, associé directement à de fêtes illégales, notamment dans des lieux abandonnés ou déserts.

(4) DESCAMP Tanguy et DRUET Louis, Techno et Politique, étude sur le renouveau d’une scène engagée, L’Harmattan, Décembre 2017.

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel

« Le capitalisme colonial est en train de devenir la règle internationale » – Entretien avec Xavier Ricard Lanata

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

Xavier Ricard Lanata est haut fonctionnaire, et surtout l’auteur d’un essai publié récemment aux Presses Universitaires de France intitulé La tropicalisation du monde. Il y décrit un phénomène de fond : le néolibéralisme reprend la forme, dans nos pays, de ce qu’il était dans les colonies il y a un siècle. Il met à son service la puissance publique au détriment de l’intérêt général. Nous revenons avec lui sur ce concept d’actualité, et les conclusions politiques qu’il en tire. Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre Gilbert. Retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : Dans votre livre, vous défendez la thèse de la « tropicalisation » du monde. De quoi s’agit-il concrètement ?

Xavier Ricard Lanata : La tropicalisation du monde correspond au moment actuel du capitalisme mondial, caractérisé par le fait que les grandes entreprises transnationales, lesquelles autrefois s’étaient développées à l’abri des métropoles (celles-là mêmes qui leur fournissaient les conditions de leur développement et de leur essor à l’échelon international) traitent désormais ces mêmes métropoles comme de simples substrats destinés à leur fournir les facteurs de production nécessaires à l’accumulation du capital. Elles ne s’estiment plus redevables de quoi que soit à leur égard, et cherchent au contraire à s’affranchir des règles que ces dernières s’obstinent à leur imposer.

Les métropoles sont donc en train de vivre ce qui a été longtemps le propre des pays du Sud, la condition tropicale, où l’État ne joue plus aucun rôle parce qu’il n’est plus en mesure de contenir les acteurs économiques : il se contente de leur servir d’instrument, de relayer leurs ambitions. Le corps collectif disparaît, et avec lui la possibilité de l’action politique, puisque l’État n’entend plus incarner ni donner une traduction à l’action collective. L’État se réduit donc à un instrument de contrôle. Sa légitimité tient à sa capacité à exercer ce contrôle. Les dirigeants adoptent des modes de comportement caractéristiques des sociétés néocoloniales : préférence pour le court terme, tolérance aux inégalités, attractivité à tout prix… En France, cette obsession a dicté les termes d’une politique de réforme du droit du travail et de l’État providence pour que les détenteurs de capitaux puissent obtenir des marges plus importantes. Cet état d’esprit a caractérisé pendant des siècles les sociétés tropicales qui n’avaient pas d’autre élément à faire valoir pour intéresser les agents économiques que le niveau relativement faible de leurs coûts de production et qui s’interdisaient de penser à des politiques de développement « endogènes », reposant sur la demande intérieure, la substitution d’importation et la diversification de l’économie.

C’est ce que l’on observe actuellement : une extraversion des économies, et finalement une perte de confiance dans la possibilité de se construire un destin collectif qui serait déterminé socialement et non par les investisseurs. Cette condition tropicale a une influence déterminante dans la psychologie des élites et dans la possibilité même de faire de la politique. Elle est dangereuse parce qu’à partir du moment où vous vous installez dans l’idée que l’État n’existe que pour servir les intérêts des détenteurs des capitaux, et que toute personne qui pense autrement devient suspecte de sédition ou de désordre, alors vous minez la possibilité de construire des horizons politiques différents et faites disparaître la politique comme telle. C’est ce à quoi l’on assiste aujourd’hui : au Nord comme au Sud, les gouvernements sont de plus en plus sourds à la protestation sociale, de plus en plus incapables de concevoir un horizon de destin qui serait socialement et politiquement déterminé, de manière démocratique. Ces gouvernements méconnaissent complètement les structures intermédiaires qui ont vocation à représenter les intérêts particuliers et à les faire se rencontrer. Or l’État a pour vocation d’incarner l’universel et donc de composer avec les différents intérêts particuliers. Au contraire, les gouvernements ont de plus en plus tendance à réduire la société et les forces sociales à des facteurs de production : ils adoptent le point de vue des entreprises multinationales, et s’assignent pour objectif de servir leurs intérêts, convaincus que ces intérêts finiront par rejoindre ceux du corps social.

LVSL : Vous affirmez que la tropicalisation du monde est une régression vers un stade anté-capitalisme social des Trente glorieuses, époque durant laquelle le marché était encastré dans un compromis social, contrairement au capitalisme sauvage d’avant les années 1920. Pourquoi utiliser le mot tropicalisation plutôt que régression ?

XRL: Parce que cette tropicalisation a été testée à grande échelle dans les sociétés coloniales. Pendant longtemps, l’Occident a identifié le progrès social à l’augmentation de la production par unité de travail, donc de la productivité horaire du travail. Il a exporté dans les pays du Sud la violence contenue dans cette conception du progrès social : la soif, potentiellement illimitée, de ressources nécessaires à l’augmentation de la productivité horaire, qui ne dépend pas uniquement de l’innovation technologique : pour produire davantage, il faut se procurer de l’énergie « libre » et de la matière. Donc, pour que l’Occident parvienne à augmenter son taux de productivité horaire, il lui a fallu mettre la planète entière au pillage. Pour cela, il a fallu qu’il dispose de ressources (humaines et non-humaines) qui ont été saccagées dans tous les pays que je qualifie de « tropicaux ».

Aujourd’hui, à l’heure de la baisse tendancielle du taux de croissance de la productivité horaire, il faut trouver de nouvelles sources d’accumulation, hors des activités traditionnelles : par exemple les services publics, jusqu’à présent extérieurs au marché. Les détenteurs de capitaux y voient (comme dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher) un secteur susceptible de leur fournir des relais de croissance. Le démantèlement des services publics fait donc partie du programme, pour satisfaire les besoins des investisseurs. L’Occident industriel et post-industriel est devenu lui-même un lieu de prédation pour satisfaire les besoins des détenteurs des capitaux en matière de taux de croissance, ou de rentabilité nette du capital investi dans un monde où la taille de la production globale ne croit pratiquement plus. Comme le capitalisme est un jeu qui n’admet que des gagnants et des perdants, au sens où celui qui n’investit pas, ou retire de son investissement un rendement inférieur à celui de ses concurrents, voit la valeur de son épargne se réduire, autrement dit s’appauvrit relativement aux autres, et compte-tenu du niveau d’incertitude dans lequel baignent aujourd’hui les agents économiques, le détenteur de capitaux, où qu’il se trouve (Nord ou Sud) va  chercher à maximiser à court terme la rentabilité du capital. Il aura par conséquent tendance à adopter un comportement « prédateur », autrefois caractéristique des zones coloniales : la prédation s’appliquera tantôt au facteur travail, tantôt à la nature, tantôt aux services ou aux actifs publics. C’est ce capitalisme de prédation, un capitalisme colonial, qui est en train de devenir la règle internationale. On peut parler, avec Slavoj Zizek, d’une « auto-colonisation » des anciennes métropoles coloniales.

Nous sommes en train de faire l’expérience, nous habitants du « Nord », de ce qui va nous rapprocher de ce qu’ont vécu les pays du Sud. Cela peut être la préfiguration de ce qu’il peut nous arriver de pire, comme dans le cas de l’élection de Bolsonaro par exemple (en réalité, l’univers idéologique d’Emmanuel  Macron est d’ores et déjà très proche de celui de Jair Bolsonaro). Mais le Sud est aussi préfigurateur de ce qui pourrait nous arriver de meilleur, si nous sommes capables de reconnaître, dans les expériences de résistance et les multiples formes d’économies humaines non capitalistes dont les pays du Sud ont conservé la mémoire, des inspirations pour penser une mondialisation alternative qui ne reposerait plus seulement sur le libre-échange et l’extension ad infinitum de la sphère du marché, mais plutôt sur des partenariats politiques orientés vers un objectif de transformation écologique et sociale.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : À la fin de votre livre, vous parlez de « démondialisation », comme solution à l’impasse néolibérale tropicalisante. Qu’est-ce qu’est, et n’est pas, cette démondialisation ?

XRL: Je préfère parler de « déglobalisation ». Le terme « démondialisation » est la traduction française du titre du livre de Walden Bello, Deglobalization, publié en 2002. Mais la déglobalisation est tout sauf une démondialisation, dans le sens d’un retour à des formes d’économie totalement relocalisées et repliées sur elles-mêmes, sans aucune coordination ou articulation mondiale entre les marchés et les agents économiques. La déglobalisation, c’est la fin de la « globalisation », qui fut le grand projet des entreprises multinationales à la fin des années 1970 : la dérégulation totale des flux de capitaux, de biens et de services. C’est ce que l’on a appelé la globalisation : à l’époque on parlait volontiers du « village global » comme d’une société mondiale unifiée dans laquelle les facteurs de production ainsi que les productions pourraient se déplacer librement. C’était finalement le visage riant, agréable, de la tropicalisation, une manière de vendre aux gouvernements et aux opinions publiques un projet qui dissimulait le véritable objet du désir : celui de jouer de la concurrence internationale pour réduire les coûts de production, augmenter le taux de profit dans un monde où la productivité horaire du travail avait cessé d’augmenter. La prime revenait donc à l’accapareur en chef, dont le visage est toujours et partout le même : celui du colon. « Déglobaliser », c’est en finir avec le capitalisme tropical, et organiser une alter-mondialisation, qui modifie l’objet du désir : non plus d’accumulation infinie du capital, mais la transformation écologique et sociale de nos modes de production et de vie. Ceci exigerait, entre autres, de relocaliser les productions qui peuvent l’être, grâce une politique à la fois protectionniste et coopérative : chaque région établirait des barrières protectionnistes la mettant à l’abri d’une concurrence déloyale, ce qui permettrait aussi de réduire les consommations générales d’énergie et de matière et d’accroître la productivité globale des territoires, qui dépend de la manière dont les écosystèmes interagissent avec les activités humaines.  Elle le ferait de façon coordonnée, à la faveur de « partenariats » bi ou pluri-latéraux, avec des pays partageant ses objectifs et/ou ses contraintes.

LVSL : La déglobalisation peut-elle être universaliste ?

XRL : La déglobalisation est un monde dans lequel peuvent tenir des mondes, comme le disent les héros de la rébellion zapatiste au Chiapas. Il nous faut donc bien un monde, avec un régime de l’un qui est celui de l’universel, mais un universel qui n’est pas abstrait ni donné d’emblée : il trouve à s’incarner dans des géographies et des cultures, il est tendu et orienté vers l’un (c’est d’ailleurs le sens même d’uni-versus, dont dérive le mot universel). Il s’agit, en somme, de concevoir un régime général dans lequel les différentes particularités pourraient s’exprimer. Dans ce sens, la déglobalisation est bien universaliste.

LVSL : Vous parlez de l’homme andin comme d’un modèle spirituel anti-consumériste. Ce genre de courant est à la mode dans les milieux écologistes, notamment parce qu’il s’agit de construire des récits alternatifs à la globalisation et au capitalisme. Mais comment ne pas retomber dans le mythe du « bon sauvage » ?

XRL: Il faut s’inspirer des principes, mais pas nécessairement des pratiques. Ce que nous pouvons retenir des sociétés andines, ce sont les principes, et notamment celui qui veut que l’économie ne soit qu’une sphère de la vie sociale parmi d’autres ; n’ayant aucunement vocation à subordonner à ses fins les autres sphères.

Or l’économie doit se prêter à des finalités sociales supérieures comme les droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, ou la viabilité écologique et la conservation des systèmes vivants. Ce sont des impératifs qui doivent primer sur l’économie entendue comme système ayant pour but l’accroissement du capital en circulation. Dans les Andes, il y a des logiques différentes, à la fois de redistribution et de réciprocité hors marché, qui inscrivent les rapports économiques à l’intérieur des rapports sociaux : c’est ce que David Graeber appelle les « économies humaines ». Il est donc possible de s’inspirer de ces pratiques, d’autant plus qu’elles trouvent aujourd’hui des traductions institutionnelles au Nord (et notamment en Europe), via l’Économie Sociale et Solidaire, dont les principes sont les mêmes que ceux qui régissent les économies de réciprocité.

L’alternative au capitalisme, c’est l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, riche de multiples courants. La question de la socialisation des moyens de production est une condition nécessaire mais pas suffisante : il ne s’agit pas de substituer à un capitalisme de propriété privée un capitalisme d’État. Le point essentiel, dont dépend tout le reste, est de cesser de considérer que l’accumulation de capital prime sur toutes autres finalités sociales, en réinscrivant l’économie dans le social, et en élargissant la notion de « société » aux êtres autres qu’humains. Nous devons faire « société » avec la nature, et inscrire les activités humaines dans un réseau de collaborations inter-spécifiques, c’est-à-dire associant humains et non-humains, qui sont également nécessaires à la conservation des cycles naturels et à la reproduction de la vie.

LVSL : Comment articuler cette déglobalisation, qui passe nécessairement par un recentrement sur des échelles plus locales, avec les migrations climatiques ?

XRL : Les scénarios du GIEC laissent entendre qu’à plus ou moins brève échéance des zones vont devenir inhabitables. Cela concerne des centaines de millions de personnes qui vont être amenées à se déplacer. Nous avons les ressources spirituelles et matérielles pour les accueillir. Il nous appartient de nous organiser pour vivre en fraternité avec des peuples qui viennent chercher refuge chez nous. Ici, je rejoins les conclusions de Monique Chemillier-Gendreau ou d’Alain Policar, et plus généralement des rationalistes qui se réclament de la morale kantienne. Je pense qu’il nous faut être résolument kantiens dès lors qu’il s’agit des droits (la notion même n’a aucun sens à moins de la considérer comme un absolu moral). L’autre est un autre soi-même, et on ne peut pas vivre en dérogeant à ce principe impératif et catégorique, qui veut que l’autre doive être traité comme une fin en soi. Tout autre position nous réduit à l’état de choses, de produits consommables, et méconnaît notre humanité, par essence relationnelle. L’étranger qui se tient devant moi est lui aussi porteurs de droits imprescriptibles. Ce sont les mêmes qui m’ont valu d’être reconnu comme une personne. Les méconnaître chez lui, c’est aussi les méconnaître chez moi.

Il va falloir l’admettre et se battre pour que, le plus rapidement possible, on mette en place une stratégie de réduction des émissions pour retrouver progressivement des températures compatibles avec une distribution de la population sur la planète plus équilibrée. Il est évident que les pays au climat tempéré sont les plus susceptibles d’accueillir des populations chassées de la zone intertropicale en raison de températures trop élevées ou d’épisodes climatiques violents, devenus récurrents et trop fréquents.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : Dans votre dernier chapitre, « un monde d’exilés », on pourrait vous reprocher de faire de la « pensée magique ». À propos de la collapsologie, vous dites qu’il faudrait « proposer une autre eschatologie » basée sur la fraternité, le partage. De votre point de vue, qu’est-ce qui devrait être fait concrètement, sur le plan politique, pour préparer l’avenir ?

XRL: Je pense que la France devrait commencer par encourager les révolutions démocratiques présentes à travers le monde, car elles sont susceptibles de porter au pouvoir une jeunesse et un mouvement social totalement conscients du caractère imbriqué, articulé, des enjeux, dont les inégalités sociales ou climatiques fournissent le trait le plus saillant. Ce lien entre le capitalisme et toutes ces problématiques apparaît clairement aux yeux des opinions, autant dans les pays du Sud (que l’on songe aux révoltes au Chili, en Bolivie, en Haïti ou au Liban par exemple) que dans les pays du Nord (en France comme à Hong-Kong). Ces mouvements sociaux, d’un genre nouveau, apparaissent en réponse à des entraves ou « péages », excluant une partie de la population de la vie économique, mais ils sont en même temps conscients de la responsabilité du capitalisme dans l’ultra-extraction qui mène à la faillite mondiale. Il faut donc soutenir ces mouvements et encourager la formation de gouvernements susceptibles de passer avec la France des accords de partenariat de long terme. Ils devraient être hors marché et permettraient de garantir, de part et d’autre, l’approvisionnement des ressources nécessaires à la vie, autrement dit les ressources et les productions, vitales (dans le double sens de nécessaires à la vie et de bénéfiques aux écosystèmes) que chaque partenaire ne peut obtenir ou fabriquer par lui-même. Ils reposeraient aussi sur une ambition commune, celle de constituer des systèmes institutionnels permettant d’associer le peuple, seul souverain, à la gestion des biens communs et plus généralement à la transformation écologique de nos sociétés, que la crise actuelle (qui pourrait bien devenir terminale) enjoint de devenir plus solidaires.

Pour cela, il faut sortir d’une mondialisation régulée par le libre-échange et aller vers une mondialisation régulée par des politiques de résilience, des politiques du vivant et des systèmes de relocalisation reposant sur des moyens de protection coordonnés. Cela, nous ne pourrons le faire qu’avec des pays qui partagent nos objectifs : ceux-là seront de plus en plus nombreux à l’avenir, notamment en Afrique où l’on a pris conscience du caractère fallacieux des politiques de développement, reposant sur l’illusion d’une croissance continue, alors que la consommation de ressources va nécessairement décroître. Tout cela relève d’une politique de partenariat de transformation écologique et sociale à laquelle la France pourrait contribuer en réformant son outil d’aide au développement (AFD), qui pourrait faire migrer tout son portefeuille de projets vers l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, afin de participer à l’effort collectif, mondial, visant à transformer la matrice économique afin de la rendre écologiquement et socialement viable.