L’ouvrage posthume de Coralie Delaume

Les livres de Coralie Delaume ont incontestablement marqué la nouvelle génération eurocritique. Les États désunis d’Europe, La fin de l’Union européenne (co-écrit avec David Cayla), Le couple franco-allemand n’existe pas… autant de titres familiers à ceux qui, confrontés au conformisme ambiant relatif à la question européenne, ont souhaité s’en départir. Les éditions Michalon publient son ouvrage posthume, Nécessaire souveraineté. On y retrouve son sens de la synthèse et sa verve, son lot d’analyses fulgurantes et de digressions stimulantes ; les points que l’on regrette de ne plus pouvoir discuter avec elle, également. Retour sur l’ultime production, inachevée, d’une essayiste qui aura compté pour la rédaction du Vent Se Lève.

Si les livres de Coralie Delaume ont rencontré cet écho de son vivant, c’est qu’ils accompagnaient les secousses successives que traversait une Union européenne en perte de légitimité : crise des dettes souveraines en 2010, soumission de la Grèce à une thérapie de choc en 2015, vote en faveur du Brexit en 2016…

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Coralie Delaume sur son avant-dernier livre : « Faire l’Europe par le marché et la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe »

L’édifice tenait bon, mais il craquelait. L’opinion demeurait majoritairement favorable au maintien dans l’Union européenne, mais celle-ci ne suscitait que peu d’enthousiasme. Partisans et opposants à Bruxelles communiaient en réalité dans un manque d’intérêt manifeste pour la politique européenne. Rapports illisibles, obscures polémiques juridiques, jargon technocratique, labyrinthe institutionnel digne d’une nouvelle de Borges… S’intéresser à l’Union européenne requérait de franchir la barrière de l’ennui. Ce n’est pas le moindre des mérites de Coralie Delaume que d’avoir donné à ses lecteurs le goût de la politique communautaire. C’est une qualité qui transparaît encore dans son dernier livre.

Aller au-delà de la critique de l’Union européenne

On appréciait chez Coralie Delaume l’esprit de synthèse, qui articulait des réalités touchant à des domaines aussi divers que le droit communautaire, la vision géopolitique de l’Allemagne ou l’économie financière, en des analyses claires et concises. On le retrouve dans cet ouvrage, aussi dense que court – moins de cent pages.

Le lecteur familier de ses livres retrouvera dans celui-ci ses thèmes fétiches. L’Union européenne comme cadre instituant la toute-puissance des marchés financiers. Le néolibéralisme comme poison mortel pour les conquêtes démocratiques. L’ordre européen comme arrangement institutionnel bénéficiant à l’Allemagne.

D’autres passages témoignent d’une volonté d’aller au-delà de la critique de l’Union européenne. Il est notamment rappelé que « l’Union européenne n’est rien d’autre qu’une petite mondialisation pure et parfaite d’échelle régionale immédiatement branchée sur la grande ». Mise au point salutaire. Une certaine critique obsessionnelle de l’Union européenne tend en effet à présenter celle-ci comme la source de tous les maux, au mépris des multiples dynamiques – globalisation, financiarisation, autonomisation des élites en une technocratie – dont elle est tout autant le produit que le catalyseur.

On appréciera également sa réflexion sur le néolibéralisme, qu’elle refuse de considérer comme la simple auto-régulation des marchés. L’économie européenne est en effet fortement régulée par des acteurs qui ne sont pas des agents économiques. Que l’on pense aux milliers d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou directives de la Commission européenne. Que l’on songe simplement aux traités européens eux-mêmes. Ou que l’on garde à l’esprit, de manière encore plus évidente, la politique de la Banque centrale européenne (BCE), qui procède par injection massive de liquidités et rachat de dettes – pratique attentatoire à l’auto-régulation des acteurs économiques s’il en est. Coralie Delaume rappelle ainsi que « la politique actuelle [de la BCE] fait désormais de l’économie européenne une économie partiellement administrée ».

Administrée ne signifie en rien étatisée. C’est précisément pour conjurer le spectre d’un retour de l’État que les rédacteurs des traités européens ont conféré à des institutions « indépendantes » – BCE, CJUE, Commission – la charge de réguler l’économie européenne. Cette régulation n’a rien d’égalitaire : c’est au contraire pour permettre au capitalisme de fonctionner correctement que ces « indépendantes » ont vu le jour.

Un rappel utile, à l’heure où il est de bon ton de professer que l’UE ne constituerait qu’un marché anarchique, auquel il conviendrait d’adjoindre des institutions visant à le réguler. L’Europe inachevée, véritable coquecigrue de ceux qui prétendent qu’elle possède une dimension économique, mais pas encore de volet politique et juridique ; une telle vision des choses passe sous silence la densité institutionnelle de l’UE et l’ampleur de la régulation économique et financière qui sont déjà à l’oeuvre.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

On mentionnera enfin l’évocation, par Coralie Delaume, de la pensée de Friedrich Hayek. Si d’aucuns estiment que ce « pape du néolibéralisme » a été cité ad nauseum, sa philosophie embrasse un nombre si grand de domaines qu’elle sert, de manière renouvelée, à la compréhension du monde contemporain. C’est ici comme penseur critique de la souveraineté que Coralie Delaume le convoque. Pourfendeur de l’État social, Hayek était un infatigable bretteur contre son corollaire : le sentiment de solidarité nationale. Aux flux des marchés, anonymes et transfrontaliers, Hayek opposait la stase de l’appartenance à l’État-nation, engoncé dans des frontières arbitraires. Il se réjouissait de leur érosion, et appelait à leur disparition progressive.

Coralie Delaume rappelle en quels termes prophétiques Hayek appelait de ses voeux une construction européenne, dès les années 1930.

Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ?

La tonalité de l’ouvrage est optimiste. Coralie Delaume évoque la crise du Covid et le retour en force du champ lexical de la souveraineté. Elle perçoit plusieurs signaux faibles d’un basculement intellectuel : la parution du premier numéro intitulé « Souverainismes » de la revue Front populaire de Michel Onfray ou le momentum médiatique d’Arnaud Montebourg. Et de citer Victor Hugo : « rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ». Plus matérialiste, Karl Marx – que Delaume appréciait – exprimait les choses en des termes un rien plus précis : « une idée devient une puissance lorsqu’elle s’empare des masses ». On est forcé de constater que celles-ci restent acquises à l’Union européenne, et les élites françaises bien davantage.

La séquence médiatique post-Covid a été marquée non par un retour en grâce du thème de la souveraineté, mais par une formidable identitarisation des débats. La revue Front populaire y a amplement contribué. Et que dire du momentum médiatique d’Arnaud Montebourg, sinon qu’il fait pâle figure à côté de celui d’Éric Zemmour ? Ce dernier s’est départi de ses derniers oripeaux souverainistes, aussi superficiels aient-ils été, pour se livrer sans frein aux provocations ethnicistes. Cette éclipse du thème de la souveraineté par celui de l’identité est du reste fort lucidement évoquée par Coralie Delaume dans cet ouvrage : « la souveraineté abolie, restent les moeurs, les rites et les coutumes, en somme, l’identité ».

De même, on aurait aimé discuter avec elle son analyse de l’élection de Donald Trump et du Brexit, qu’elle conçoit comme des élans populaires à l’encontre d’une élite transnationale et néolibérale. Il ne faut bien sûr pas mésestimer la rupture que constitue la politique protectionniste de Donald Trump, dans laquelle Joe Biden semble s’inscrire. Pas davantage que la nationalisation – le vocable lui-même avait disparu du champ sémantique européen ! – des lignes de chemin de fer par Boris Johnson.

Mais parallèlement à ces orientations hétérodoxes, on aurait tôt fait de passer outre la politique de dérégulation financière promue tant par le chef d’État britannique que par Donald Trump. À ce titre, Marlène Benquet et Théo Bourgeron, dans leur éclairant ouvrage La finance autoritaire, publié aux éditions Raisons d’agir, nuancent l’interprétation du Brexit comme un phénomène populaire dirigé contre les élites britanniques. Ils démontrent, nombreuses études à l’appui, que la finance a davantage investi dans la campagne du Brexit que dans celle du Remain, subventionnant think-tanks libertariens et médias conservateurs. La raison à ce phénomène en apparence paradoxal : une volonté de s’émanciper de la réglementation financière européenne.

NDLR : retrouvez sur LVSL l’analyse de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire ? »

Non que la réglementation financière européenne menace la majorité des acteurs financiers : banques, investisseurs institutionnels et fonds de pension ont au contraire tout à y gagner. Mais à cette première financiarisation, les auteurs opposent une seconde financiarisation, notamment caractérisée par le développement des hedge funds et des investisseurs dans les produits dérivés. Ceux-ci ont pu croître grâce à la réglementation financière européenne, mais elle est à présent un frein à leur expansion, car elle limite – bien faiblement – la titrisation ou certaines pratiques spéculatives des hedge funds, comme la vente à découvert.

Porté par un vote populaire, le Brexit a paradoxalement profité à la fraction la plus spéculative de la finance anglaise ; l’élection de Donald Trump est justiciable de la même analyse. En Europe continentale, cette seconde financiarisation étant moins aboutie qu’en Angleterre et aux États-Unis, la finance y est davantage acquise à l’Union européenne. Ainsi, il n’est pas inutile de croiser la lecture de Nécessaire souveraineté avec celle de l’ouvrage, court et dense lui aussi, de Marlène Benquet et Théo Bourgeron.

Ces considération mettent-elles en cause la thèse de l’ouvrage ? Elles ne font que renforcer son plaidoyer. L’ethnicisation des débats, la financiarisation, qu’elle soit traditionnelle ou plus récente, sont des maux auxquels il existe un seul et même remède : la souveraineté populaire.

Réforme de l’assurance-chômage : travailler plus pour perdre moins

Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron sur la scène politique, ses interventions sur les questions du chômage et du travail ne cessent de susciter la polémique. D’abord en tant que jeune ministre de l’Économie, il assure que « le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler ». Devenu président de la République, il explique qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Ses propos révèlent une conception du chômage selon laquelle l’absence d’emploi serait volontaire et non subie. Son quinquennat est ainsi marqué par une volonté de réformer en profondeur le régime de l’assurance-chômage. La précarisation croissante des demandeurs d’emplois les plus fragiles du marché de l’emploi est pourtant l’une des conséquences les plus notables de ses premières mesures.

Les réformes de l’assurance-chômage sous Macron : un parcours mouvementé

Le droit social ne cesse d’être remanié depuis plus d’une décennie, au point que l’on peut s’interroger sur l’existence d’une insécurité juridique en la matière. En effet, une trentaine de lois l’ont profondément transformé (loi sur la « sécurisation de l’emploi » en 2013, la loi Macron en 2015, la loi El Khomri en 2016…), rendant l’intelligibilité de ce droit de plus en plus difficile. Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont appréhendé les questions liées au travail selon un prisme coûts-avantages. Cette formulation du problème est pourtant réductrice et non exhaustive, puisqu’elle soumet les politiques d’emploi aux seules règles du marché mondialisé, au détriment de la sécurité et de la protection des travailleurs précaires.

En 2019, le décret du 26 juillet relatif au régime d’assurance-chômage bouleverse les fondements philosophiques de ce dernier. L’exécutif décide de placer l’UNEDIC (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) sous l’emprise de l’État en fixant un cahier des charges rendant impossible toute négociation sociale. Initialement gérée de façon paritaire par le patronat et les salariés, l’UNEDIC est alors intégrée dans la loi de finance de la Sécurité sociale. Ceci a pour effet de réduire le pouvoir de décision des partenaires sociaux sur les questions relatives au financement de l’assurance chômage. Les cotisations salariales sont remplacées par la CSG, dont les cotisants ne sont plus uniquement des salariés, mais aussi des retraités. En reléguant l’UNEDIC au second plan et en décidant de son financement et de l’indemnisation des chômeurs, le gouvernement et sa majorité sont libres d’en assurer la gestion.

Aujourd’hui, la transformation du régime se poursuit, malgré quelques ralentissements dus à la crise sanitaire et aux retardements de l’agenda politique. Le décret du 30 mars 2021 poursuit l’ambition de 2019. Parmi les nouvelles mesures, certaines sont particulièrement clivantes. D’une part, la durée minimale de cotisation permettant de bénéficier de l’aide au retour à l’emploi passe de quatre à six mois sur les deux dernières années. D’autre part, le calcul du montant du SJR (Salaire journalier de référence) évolue. Avant, il prenait en compte le nombre de jours travaillés sur les 24 derniers mois. Désormais, le calcul intègre également les jours chômés entre les différents contrats de travail du salarié. Cette évolution pose problème pour les salariés les plus précaires – c’est-à-dire ceux alternants des contrats courts et des périodes de chômage – puisque les jours chômés pèsent sur le montant final perçu. Bien que les périodes chômées prises en compte soient plafonnées à hauteur de 75%, afin d’éviter une chute trop importante des revenus, il n’en demeure pas moins qu’elle peut être très brutale. Prenons, par exemple, un salarié ayant travaillé durant six mois, enchainant des contrats sur les 24 derniers mois et percevant 1 600 euros de salaire. Avant la modification du SJR, son indemnité aurait été calculée sur la base de 1 600 euros. Désormais, compte tenu des périodes chômées, le salaire mensuel de référence doit être divisé par quatre, car le salarié n’aurait travaillé que six mois sur les 24 derniers mois. Le montant est donc seulement de 400 euros. Selon une étude de l’UNEDIC, 1,15 million de demandeurs d’emplois connaîtraient une baisse de leur allocation journalière une fois la réforme entrée en vigueur. L’objectif assumé, suivant les propos sans ambages de Christophe Castaner, est clair : la précarité des salariés en CDD doit être accentuée durant les phases d’inactivité pour les inciter à travailler davantage. Le propos est inique dans un pays où 87% des embauches sont des CDD.

Il est évident que cette disposition entraînerait des conséquences désastreuses pour les salariés les plus précaires en cette période. C’est en ce sens que le Conseil d’État a suspendu le nouveau mode de calcul du SJR qui devait entrer en vigueur au 1er juillet 2021 au motif que « les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de l’emploi en rendant moins favorable l’indemnisation du chômage des salariés ayant alterné contrats courts et inactivité ». En effet, il a été estimé que « ces nouvelles règles de calcul des allocations chômage pénaliseront de manière significative les salariés de ces secteurs qui subissent plus qu’ils ne choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes d’inactivité ». Bien qu’il repousse simplement l’échéance, la réponse du Conseil d’État constitue un désaveu de la politique gouvernementale. Le caractère extraordinaire de la crise sanitaire met en lumière l’absurdité d’une conception selon laquelle le chômage serait volontaire, de l’ordre de la simple responsabilité individuelle, et éludant les causes structurelles qui le déterminent. Il est pourtant à craindre une proportion croissante de nouvelles réformes d’inspiration néolibérale, qui érodent la protection sociale, perçue comme un frein au dynamisme du marché du travail.

Manifestation contre la loi El Khomri à Paris

Une remise en question des fondements assurantiels de l’assurance-chômage

Le constat posé peut être contrebalancé par l’extension de la masse des bénéficiaires de l’assurance-chômage. D’une part, l’ambition affichée depuis 2017 est de tendre vers une certaine universalité des droits qui dépasse le simple cas du salarié privé involontairement d’emploi. C’est par exemple le cas pour les salariés ayant cinq années d’ancienneté dans l’entreprise qui peuvent, depuis 2019, bénéficier de l’assurance-chômage même s’ils présentent leur démission. Les travailleurs indépendants peuvent également en bénéficier. Mais cette « universalisation », dont la sémantique suppose une avancée sociale au profit de tous les chômeurs, est en réalité limitée et encadrée. D’autre part, lorsqu’il était candidat en 2017, Emmanuel Macron souhaitait, avec cette réforme de l’assurance-chômage, basculer vers un régime de financement, visant à distendre le lien entre l’allocation chômage et son bénéficiaire.

Le futur président de la République ne s’en cachait pas, et souhaitait, à travers son projet, sortir d’un « système assurantiel où chacun se dit : j’ai cotisé, j’ai droit à être indemnisé ». Le droit aux allocations en est ainsi conditionné et place les chômeurs en position de dépendance. Devenus tributaires de la « solidarité nationale » car financé par l’impôt, les bénéficiaires de l’allocation chômage sont les victimes idéales des discours politiques qui dénoncent les soi-disant assistés. L’analogie avec les bénéficiaires du RSA est ici toute trouvée. Bien qu’en France, le pourcentage de non-recours soit de 36%, des politiques demandent l’exécution d’une forme de travail en contrepartie du RSA, sans qu’ils soient rémunérés comme de vrais salariés.

Les chômeurs et inactifs sont dès lors soumis au bon vouloir des politiques gouvernementales et considérés comme des anomalies du marché du travail. Leurs allocations, et donc leur destin à court-terme, risquent en définitive de devenir des variables d’ajustement du budget de l’État, à l’heure où s’imposent le dogme néolibéral et les appels renouvelés à l’austérité budgétaire. Travailler toujours plus, pour perdre un peu moins, nouvelle variation sur la formule sarkozyste qui révèle la réduction à peau de chagrin des dispositifs de protection sociale.

Où vont les Pays-Bas ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Plus de six mois après les élections législatives, le royaume des Pays-Bas connaît l’une des plus grandes crises de confiance de ces dernières décennies et ne dispose toujours pas de gouvernement. Pourtant, à l’image de son Premier ministre libéral, Mark Rutte, alias Mister Teflon, allié d’Emmanuel Macron au sein des négociations européennes, rien ne semble perturber le paisible royaume. Ni son agriculture intensive et polluante, ni son économie et son système énergétique, parmi les plus gros émetteurs de l’Union européenne, ni même ses règles fiscales qui en font l’un des pires paradis fiscaux du monde. La « nation capitaliste par excellence », telle que nommée par Karl Marx dans le Capital, se rêve en modèle de société néolibéral. 

Il ne fait pas encore nuit en cette fin août qu’un bal incessant de breaks rutilants aux plaques oranje continuent de circuler le long de l’autoroute néerlandaise A16. Après des centaines de kilomètres parcourus, en France puis en Belgique, les lueurs vespérales de la ville de Bréda apparaissent au loin, enfin, précédées des clignotements des immenses éoliennes qui tapissent les vastes plaines agricoles du Brabant. Ces vacanciers néerlandais ont, comme pour 56% de leurs congénères, passés leurs vacances à l’étranger, dont 12% en France, deuxième destination derrière l’Allemagne, mais première durant la saison estivale1

Les moyens financiers des Néerlandais et des Pays-Bas – ne dites plus Hollande – demeurent conséquents. Quatrième puissance économique de l’Union européenne2, dix-septième au niveau mondial3, devant la Turquie ou l’Arabie saoudite, troisième de la zone euro en PIB par habitant4, derrière le Luxembourg et l’Irlande, mais devant l’Allemagne et la France, avec 40 160 € PIB/habitant, le royaume batave jouit, en dépit de la crise économique et sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, d’une économie et d’une croissance robustes, avec une récession presque deux fois moindre que dans la zone euro en 2020 (-3,7%) et d’une reprise prévue à 3,3% du PIB pour 2021 et 20225. Quant aux Néerlandais, ils seraient le sixième peuple le plus heureux du monde en 2020, d’après le World Happiness Report 2021, mené sous l’égide de l’ONU. 

Ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète.

Aux yeux des dirigeants européens, les Pays-Bas incarnent un modèle parfaitement intégré au sein de la globalisation néolibérale tout en étant prétendument profitable à sa population. Albert Camus, dans La chute, écrivait : « Ce pays m’inspire d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par les brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et ailleurs. […] Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. […] La Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. »  

Derrière cette image d’Épinal, le royaume anhèle, soumis à une agriculture intensive, exportatrice mais particulièrement polluante ainsi qu’à des politiques environnementales qui font la part belle aux énergies fossiles. Le verzuiling, qui a régi la société, avec pour valeur fondamentale la tolérance – verdraagzaamheid – résiste de moins en moins à une extrême droite forte dans les urnes, très présente médiatiquement et se heurte aux pharisaïsmes de ses élites, ébranlées par des scandales à répétition, desquelles le premier d’entre elles, le Premier ministre libéral Mark Rutte, fait face depuis le début de l’année. Enfin, ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète, devant la Suisse et le Luxembourg, et d’un euro structurellement favorable aux pays du Nord exportateurs qui profitent des déboires économiques des pays du pourtour méditerranéen. Leurs multinationales et entreprises de haute technologie en sont les premières bénéficiaires. 

Une crise qui met fin à plus de dix ans de stabilité politique

Observateurs malicieux de la situation au sud de l’Escaut, où les négociations pour former un gouvernement prennent généralement plus d’un an, personne n’avait prévu la crise politique qui mine le royaume depuis maintenant six mois. Cela devait être pourtant une formalité pour Mark Rutte, inamovible depuis sa nomination comme chef du gouvernement néerlandais en 2010. Mister Teflon, comme le surnomme la presse néerlandaise, a abordé ses quatrièmes élections législatives, en mars 2021, avec un bilan très flatteur. En dépit de la pandémie et de l’instauration d’un couvre-feu, très vivement critiqué dans un pays qui conçoit les libertés individuelles comme un droit inaliénable, Mark Rutte a placé les Pays-Bas au centre du jeu politique européen et est devenu incontournable dans les négociations depuis le départ du Royaume-Uni. 

Le Premier ministre néerlandais a de fait pris la tête des pays frugaux et de la nouvelle Ligue hanséatique, aux côtés de l’Autriche, de la Suède et du Danemark lors des négociations sur le plan de relance européen ainsi que sur le budget européen pour 2021-2027. Sorti victorieux des négociations avec de nombreux rabais accordés aux Pays-Bas pour leur participation au budget européen ainsi que sur l’instauration d’un plan de relance moins ambitieux que prévu, Mark Rutte a pu vanter auprès des Néerlandais que l’on devait compter dorénavant avec les Pays-Bas au sein de l’Union européenne. 

Avec un gain d’un siège portant le nombre à 34 et une augmentation de son score avec 21,87% des suffrages exprimés, les élections législatives du 18 mars 2021 ont sans surprise offert une victoire large à Mark Rutte et à sa formation politique, le VVD (droite libérale), ainsi qu’à sa coalition. Historique : pour la première fois, un parti est arrivé en tête quatre fois de suite à des élections législatives aux Pays-Bas. Le bloc du consensus néolibéral, incarné non seulement par le VVD, mais également par le CDA, le parti démocrate-chrétien du ministre des Finances Wopke Hoekstra, le parti social-libéral D66, mais également le parti d’extrême-droite du Parti de la liberté (PVV) dirigé par Geert Wilders et d’autres petits partis comptabilise plus de cent sièges à la Chambre basse sur 150. La coalition sortante, qui comprend le VVD, la CDA, D66 et l’Union chrétienne dispose de 78 sièges pour former une majorité absolue à la Chambre basse, le seuil étant à 76 sièges. 

Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Mark Rutte.

Pourtant, un chambard est venu se fracasser sur les nouvelles ambitions de Mark Rutte. En 2018 a été dévoilé le scandale des toeslagenaffaire, celui des allocations familiales. De nombreuses familles, depuis le début 2014, ont été non seulement privées d’allocations mais ont été priées de rembourser une bonne partie de leurs versements auprès d’une administration très dure dans ses échanges avec les ménages. Ainsi, plus de 26 000 familles ont été concernés alors qu’elles respectaient les règles d’attribution des allocations. Un rapport, publié fin 20206, a considéré que le scandale était émaillé « d’injustices sans précédent » d’une part, et d’atteintes aux principes de l’État de droit d’autre part, en raison de l’obstruction des services fiscaux et des ministres successifs à dévoiler le contenu réel des dossiers. Voulant éviter un désaveu à deux mois des élections, Mark Rutte, qui parle d’une « tâche colossale », a présenté la démission de son gouvernement mi-janvier. C’est l’avocate néerlandaise d’origine espagnole, Eva Maria Gonzales, qui a défendu la plupart des familles. Ironie du sort, lorsqu’on se souvient des propos peu amènes du ministre des Finances Wopke Hoekstra sur « la mauvaise gestion espagnole et italienne » de la crise du coronavirus en mars 2020.

Si les Néerlandais n’ont pas semblé sanctionner le scandale, il en est tout autrement dans les négociations pour former un gouvernement d’après les sondages publiés dans la foulée. Une deuxième affaire a ébranlé les négociations relatives à la formation d’un nouveau gouvernement. L’affaire Omtzigt a éclaté fin mars alors que l’une des négociatrices en chef, la ministre de l’Intérieur Kajsa Ollongren, est sortie d’une réunion avec des notes indiquant que Mark Rutte réfléchissait à accorder un poste à Pieter Omtzigt, député CDA –  démissionnaire de son parti en juin – qui avait alerté sur le scandale des allocations. Autrement dit, le Premier ministre réfléchissait à faire rentrer dans le rang un député encombrant. Niant au départ ces allégations, Mark Rutte a fini par se rétracter. Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Rutte en avril, qui n’a pas été adoptée à seulement quelques voix. Depuis, le pays ne dispose toujours pas de gouvernement et il n’est pas certain que Mark Rutte soit reconduit dans ses fonctions tant son image est abîmée. Mariette Hamer, présidente du Conseil économique et social (SER), ancienne négociatrice pour la formation du gouvernement, a plaidé pour qu’un programme commun de coalition soit proposé conjointement par Mark Rutte et Sigrid Kaag, la leader du D66. De nouvelles négociations doivent reprendre à la rentrée, sans garantie de succès au vu du morcellement de la Chambre basse, qui compte dix-sept partis représentés. 

La gauche néerlandaise laminée et une droite extrême renforcée

Ce n’est sûrement pas la gauche progressiste qui pourra prétendre accéder aux plus hautes fonctions ministérielles, tant son score est historiquement bas. Ensemble, les cinq partis classés du centre-gauche à la gauche radicale recueillent 21,55%, soit moins que le score du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) de Mark Rutte. Avec 32 sièges, la marge de manœuvre du PvdA, le parti social-démocrate, du SP, les socialistes, des GroenLinks, les écologistes, le PvdD, le parti de défense des animaux et le BIJ1, de l’ancienne animatrice de télévision Sylvana Simons, se résume à la possibilité pour l’un d’entre eux, plus probablement les sociaux-démocrates et les écologistes, de former une coalition gouvernementale avec la droite et les sociaux-libéraux. Les socialistes du SP n’ont toutefois pas fermé la porte pour entrer au sein du gouvernement, exerçant déjà des responsabilités locales avec les libéraux du VVD. Cette position, inhabituelle pour le parti de gauche radicale, lui a valu une perte sèche de 5 sièges à la Chambre basse, soit le plus fort recul avec les écologistes (-6 sièges). Ces derniers enregistrent de forts reculs au profit du parti social-libéral écologiste D66 dans les principales villes du pays, comme Amsterdam où ils perdent quasiment 10% par rapport aux précédentes élections. 

Comment expliquer plus largement une telle défaite ? Le phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. En Allemagne, en Flandre, en Norvège et en France, notamment, les partis à gauche de l’échiquier ont obtenu ces dernières années des scores très faibles, les électeurs ne voyant plus de différence entre les maigres programmes d’inspiration néolibérale proposés par les forces progressistes et ceux du centre et de la droite. Pour beaucoup, la seule alternative reste l’abstention, plus forte où la gauche traditionnelle réalise de gros scores, ou le vote pour l’extrême droite. Aux Pays-Bas, ces élections ont été les premières post-confinement dans l’Union européenne. La gauche dans son ensemble s’est montrée incapable de proposer une alternative au récit proposé par Mark Rutte et l’ensemble des partis libéraux, se bornant simplement à proposer une amélioration du cadre actuel. Pourtant, comme en France courant 2020, de nombreux Néerlandais ont débattu de la possibilité de proposer une alternative à la situation, au monde existant. La gauche a enterré cette idée et préféré se focaliser sur sa capacité à bien gouverner. Il faut dire que d’anciens responsables du PvdA, comme Jeroen Dijsselbloem, l’ancien ministre des Finances et président de l’Eurogroupe ou l’actuel vice-président de la Commission européen, Frans Timmermans, ont épousé et encouragé les politiques d’austérité dans le royaume et sur l’ensemble du continent européen. 

De l’autre côté du spectre, les partis très conservateurs voire d’extrême droite sortent plutôt renforcés du scrutin. L’attention médiatique portée sur l’immigration et l’extrême méfiance des Néerlandais autour du plan de relance européen, pour lequel ils estiment en majorité dans les études d’opinion ne pas devoir y participer, ont contribué à ce que le PVV de Geert Wilders, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (PvD) et le JA21 comptabilisent 28 sièges pour un score de 18,2%, soit un gain de six sièges par rapport aux élections législatives de 2017. Le scandale des allocations a montré à ce sujet que les systèmes semi-automatiques du ministère des Impôts gérant les allocations visait principalement les familles d’origine marocaine ou turque… Certes, le parti d’extrême droite traditionnelle, le PVV, recule de trois sièges mais la nouvelle formation de Thierry Baudet, en dépit de nombreux scandales qui émaillent le parti depuis sa création, a réalisé des scores très importants dans les zones rurales et parpaillotes de la Frise, du Limbourg et dans le Groningue. 

Une agriculture intensive, à l’image d’un pays tourné vers le commerce extérieur 

Si les partis d’extrême droite et ultra-conservateurs réalisent de gros scores dans les zones rurales, ce n’est pas seulement en dénonciation de l’Union européenne et de l’immigration mais également en raison d’un modèle économique qui ne privilégie d’aucune manière le local. L’agriculture, qui représente seulement 1,6% du PIB total du pays, est pourtant la deuxième la plus exportatrice du monde derrière les États-Unis ! Cela représente en 2019, d’après Business France, plus de 96 milliards d’euros d’exportation, avec en relais des multinationales de l’agro-alimentaire comme Unilever ou Heineken. La spécialisation dans le domaine céréalier, horticole et laitier s’est déroulée à marche forcée après la Seconde Guerre mondiale, où le pays fut durablement marqué par de nombreuses pénuries. Le revers de la médaille est que les terres agricoles néerlandaises sont aujourd’hui parmi les plus polluées de l’Union européenne. Pourtant, en raison de la très forte densité du pays, elles sont également parmi les plus chères au monde s’agissant de la surface agricole utilisée, ne représentant que 1,8 millions d’hectares, contre plus de 27 millions d’hectares en France7. La dépendance des Pays-Bas au marché intérieur européen est considérable : 80% de ses exportations sont réalisées à l’intérieur de l’Union européenne. De fait, le modèle s’accommode très bien des traités européens et nombreux sont ceux, parmi les agriculteurs, à pester contre les nombreuses subventions versées aux agriculteurs et exploitations de plus petite taille, au premier rang la France, via la Politique agricole commune (PAC). Si de plus en plus de Néerlandais souhaitent tourner la page de l’agriculture intensive, ce n’est pas la voie souhaitée actuellement par le gouvernement, qui sait combien ce modèle économique est vital pour le commerce extérieur néerlandais. Ce dernier représente 161% du PIB néerlandais contre 50% en… Allemagne !

Le port de Rotterdam, premier port européen et l’un des plus grands au monde, est le premier débouché de cette économie exportatrice. Il en est de même dans le secteur énergétique, en tant que premier port méthanier et principal port d’importations des hydrocarbures. L’économie gazière du pays, représentée au premier chef par la major Royal Dutch Shell, représente 45% du total des consommations énergétiques du pays. Le gaz représente encore 72% en 2019 de la production énergétique totale, contre 21% pour le renouvelable. Le gisement de Groningue, en particulier, a largement profité à l’économie du royaume. Si, en raison de nombreux séismes, le gisement devrait fermer d’ici quelques années au plus tard, la dépendance aux énergies fossiles dans le pays est considérable. Les émissions représentent 150,9 millions de tonnes de Co2 en 2018, 96 fois plus que la France et 98 fois supérieures à la moyenne mondiale ! Si les Pays-Bas sont aujourd’hui davantage contraints depuis l’Accord de Paris et de nombreuses lois, comme celle sur la limitation de la présence d’azote, ils ne les respectent pas dans la réalité. 

Cette alliance étroite entre les sociétés et le gouvernement, impérative pour maintenir une économie particulièrement développée et croissante, sert également les nombreuses entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et de la haute technologie de pointe. ASML, qui est leader dans la création de puces et dans la lithographie extrême ultraviolet, est l’une des très rares entreprises européennes à pouvoir, encore à ce jour, rivaliser avec les champions asiatiques, au rang desquels TSMC et Samsung, tout comme NXP Semiconductors pour les semi-conducteurs. 

Le commerce extérieur des Pays-Bas représente 161% de son PIB contre 50% en Allemagne.

Le revers de cette coopération rapprochée entre les différents acteurs de la société est la politique fiscale extrêmement avantageuse du royaume. Aujourd’hui, Tax Justice Network place les Pays-Bas comme quatrième plus grand paradis fiscal au monde mais premier si on enlève les dépendances britanniques des îles Vierges, des Caïmans et des Bermudes. Les réformes menées par l’OCDE sont approuvées par le gouvernement néerlandais en ce sens qu’elles n’impacteront que de manière très limitée le système mis en place, à savoir la possibilité pour les entreprises de déclarer leurs bénéfices aux Pays-Bas par l’entremise de nombreuses boites postales, comme la société de VTC Uber. L’ouverture des Pays-Bas à une imposition des sociétés à 15% au niveau mondial est davantage à percevoir comme une volonté des élites néerlandaises, très atlantistes, de se rapprocher de l’administration Biden que d’une réelle volonté de changer les pratiques. À ce propos, un rapport, présenté par Christian Chavagneux en 2019, indiquait que si l’ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés), proposée par la Commission européenne pour harmoniser le taux d’imposition des sociétés au sein de l’Union européenne, devait voit le jour, les Pays-Bas seraient les principaux perdants avec une perte de 34,8% des recettes fiscales d’origine. Le nouveau siège mondial de Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et de FCA (Fiat), au lieu d’être à Paris ou Milan, est également implanté aux Pays-Bas. Ces sociétés ne sont que deux exemples d’un système pour lequel l’Union européenne n’a jamais réellement condamné le royaume. 

Les traités européens et l’euro servent les intérêts néerlandais

Le maintien de Mark Rutte ou non aurait-il une quelconque incidence sur la politique menée par le futur gouvernement ? La linéarité des objectifs économiques et commerciaux est d’une totale platitude, à l’image du pays. De fait, même si le Premier ministre est considéré par de nombreux fonctionnaires en poste à Bruxelles comme le troisième homme le plus puissant de l’Union européenne, derrière Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est bien davantage le poids économique et financier du pays qui compte dans les négociations. À ce jeu, les Pays-Bas s’en sortent très bien. Alors que le royaume ne compte que pour 5,5% du RNB – Revenu national brut – de l’Union européenne, contre 17,5% pour la France et presque 25% pour l’Allemagne, le pays dispose d’une dette inférieure à 60%, d’un taux de chômage stable autour de 4% malgré la pandémie. Hormis l’agriculture, l’énergie et le commerce, les traités européens et un euro fort favorisent structurellement l’économie exportatrice néerlandaise. 

Les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, à savoir un euro fort et les traités en vigueur.

Il n’est de fait pas inné pour les Néerlandais d’envisager une société et son économie autrement que par le commerce, la libéralisation des échanges ou encore la limitation des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils conçoivent la construction européenne en un vaste espace commercial où les libertés de circulation des biens, des marchandises et des personnes, en fervents supporters de l’Acte unique en 1986. Johan Beyen, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas dans les années 1950, a d’ailleurs indiqué que la position des Pays-Bas ayant trait à la construction européenne était le marché commun et non l’intégration politique. Ce consensus de la société néerlandaise embrasse pratiquement tous les partis politiques, en héritage de la gloire de la VoC, la compagnie des Indes orientales néerlandaises, qui a permis la prospérité du royaume et le développement de son système bancaire, avec Amsterdam comme place forte.

Si certains europhiles se plaisent à croire que le renforcement du parti pro-européen D66 au sein de la coalition gouvernementale changerait l’attitude des Pays-Bas lors des négociations européennes, ils oublient de considérer que le parlement néerlandais n’obtiendra jamais de majorité à ce stade pour renforcer l’intégration européenne, notamment par la mutualisation des dettes ou la solidarité entre États membres. Les Pays-Bas se satisfont aussi bien, sinon mieux que  l’Allemagne, des règles actuelles en vigueur au sein de l’Union européenne et déjà de nombreux responsables politiques, dont le ministre des Finances et président du CDA Wopke Hoekstra, souhaitent que les règles de Maastricht relatives aux 3% de déficit public et aux 60% de dette du PIB soient rétablies dès 2022. 

Rien ne semble perturber les Pays-Bas, pas plus le Brexit que le Covid-19 ou les scandales à répétition. Alors que les élections fédérales allemandes et la présidentielle française pourraient faire trémuler l’Union européenne, rien ne prédispose le futur gouvernement néerlandais à changer son orientation. Au contraire, à la lueur des crises, le pays a gagné en influence et joue dorénavant dans la cour des grands. Inexistant à l’extérieur des frontières européennes, les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, un euro fort et les traités actuels, afin de continuer à maintenir leur prospérité et leur puissance. Au détriment de la plupart des autres pays européens, à commencer par ceux du Sud et de la France, qui souffrent structurellement des excédents et des pratiques fiscales pratiquées par les Pays-Bas, jamais sanctionnés par l’Union européenne. 

Sources :

1 – Atout-France : http://www.atout-france.fr/notre-reseau/pays-bas

2 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nama_10_gdp/default/table?lang=fr

3 – Fonds monétaire international (FMI)

4 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_08_10/default/table?lang=fr

5 – Commission européenne : https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-performance-and-forecasts/economic-performance-country/netherlands/economic-forecast-netherlands_en

6 – Commission parlementaire : https://nos.nl/collectie/13855/artikel/2361021-commissie-ongekend-onrecht-in-toeslagenaffaire-beginselen-rechtsstaat-geschonden

7 – Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/pays-bas-1

Free Basics de Facebook : le nouveau visage du colonialisme numérique ?

© Danish Siddiqui

Facebook serait-il devenu philanthrope ? C’est l’image que souhaite se donner la compagnie américaine avec le lancement de son application Free Basics en 2013. À la clef, une promesse ambitieuse : garantir un accès universel à Internet. Alors que cette initiative reste largement méconnue en Europe, elle a permis à Facebook de s’imposer comme acteur incontournable dans l’hémisphère sud. Implantée dans 65 pays, Free Basics permet aux utilisateurs d’accéder gratuitement à une version limitée d’Internet, dont le contenu et les modalités sont définies par Facebook. Au carrefour entre le statut de réseau social et de fournisseur d’accès à internet, que dévoile ce projet pionnier sur la capacité de métamorphose de Facebook ? Suspectée d’incarner une forme insidieuse de cyber-colonialisme, la détermination de Facebook à rester maître du jeu est évidente.

« L’accès à Internet est un droit de l’homme », déclarait Mark Zuckerberg lors du discours officiel du lancement de l’application Free Basics en 2013. Justifiant son initiative par des considérations de responsabilité morale envers les 5 milliards de personnes démunies aujourd’hui encore d’accès à Internet, Facebook officialisa son ambition de s’imposer comme le pionner du projet de connectivité mondiale. Prônant une démarche à consonance philanthropique voire humanitaire, Facebook défend l’idée qu’au même titre que la liberté d’expression et la liberté d’association, l’accès à Internet doit être garanti à tous. La mobilisation par Zuckerberg d’une rhétorique techno-optimiste, largement dominante au sein des acteurs du numérique, tissant un lien causal direct entre expansion des technologies et développement économique, est manifeste. L’objectif affiché et défendu par la plateforme américaine est d’offrir un accès gratuit à Internet aux victimes de la fracture numérique, contribuant par là-même à dynamiser les économies des pays émergents.

Un accès universel à Internet ?

Sur le papier, le projet de connectivité mondiale de Zuckerberg paraît plutôt louable : Internet pour tous. Mais de quel Internet s’agit-il ? Certainement pas de celui que connaît l’Europe. Utiliser de manière interchangeable les termes Free Basics et Internet est un raccourci trompeur et fondamentalement inexact. La particularité de Free Basics porte un nom : la plateforme fermée. À l’inverse de la plateforme ouverte, généralisée en Europe et permettant un accès illimité à tous les contenus sur Internet, les utilisateurs Free Basics ont un accès limité à quelques services choisis avec soin par Facebook. Souhaitant préserver la « neutralité du réseau », un des principes érigés par les fondateurs d’Internet, qui suggère que chaque individu doit avoir un accès identique à Internet sans être soumis à une quelconque discrimination de prix, l’Union européenne a interdit les plateformes fermées en 2015 (Régulation 2015/2120). Toutefois, la régulation européenne sur la neutralité du réseau fait figure d’exception. À ce jour, aucun autre pays du monde n’est doté d’une législation équivalente ou similaire, ce qui explique la diffusion rapide et globale de Free Basics.

Conçu sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet.

Les enjeux politiques soulevés par cette application sont évidents. Lorsqu’ils sont munis d’un téléphone mobile, les utilisateurs de Free Basics accèdent gratuitement à une série d’applications. On retrouve parmi elles Facebook, mais tout aussi souvent l’application de l’entreprise américaine Johnson & Johnson qui fournit des conseils médicaux et propose des traitements, des applications locales d’offres d’emploi, de même qu’une sélection d’organisations de défense des droits des femmes. Le constat est limpide : aujourd’hui, Facebook décide seul quelles applications font partie des « basics » d’Internet. L’enjeu est de taille pour Barbara von Schewick, professeure de droit à l’université de Stanford, qui affirme que : « Chaque personne doit être libre de choisir le contenu qu’il souhaite accéder sur Internet, sans que la compagnie qu’il paye pour se connecter n’essaie d’influencer son choix » [1] .

Jackpot commercial

Il s’agit d’un véritable changement de cap pour la compagnie mondialement connue pour le succès de son réseau social Facebook. Avec le coup d’envoi de Free Basics, Facebook ne poursuit pas seulement son objectif initial d’expansion de son réseau social, mais a entamé le financement d’un vaste projet d’infrastructures afin d’assurer à terme un accès à Internet pour tous, y compris à ceux résidant dans les régions les plus reculées. Concrètement, Facebook a noué des partenariats avec des fournisseurs locaux d’accès à Internet (également connus sous le nom d’« opérateurs téléphoniques ») principalement en Asie, en Amérique Latine et en Afrique afin qu’ensemble ils équipent chaque pays d’infrastructures numériques et atteignent un taux de pénétration d’Internet maximal sur la totalité des territoires. Il va sans dire que ces investissements infrastructurels massifs vont main dans la main avec l’implantation généralisée de Free Basics, ce logiciel proposant gratuitement une poignée de services et dont Facebook est l’application phare.

Site internet de Free Basics Facebook, 2021

Fait sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet. Jamais auparavant on n’a constaté de la part d’un réseau social de si grands investissements dans les infrastructures numériques et les projets de connectivité. Alors que Facebook assure déjà un rôle de gardien sur le contenu des 2,9 milliards d’utilisateurs actifs sur son réseau social, son contrôle grandissant sur les infrastructures physiques, qui constituent l’épine dorsale d’Internet, a de quoi préoccuper. L’objectif à court terme de Facebook ne fait aucun doute : il s’agit d’enrayer l’implantation de tout concurrent potentiel, en s’assurant un monopole complet sur l’offre des réseaux sociaux et des infrastructures numériques dans tous les marchés émergents. Au vu de la quantité de données pouvant être collectées sur Free Basics, le projet représente une véritable manne financière. Des militants de Global Voices affirment que la configuration technique de l’application permet à Facebook de récupérer « des flux uniques de métadonnées provenant de toutes les activités des utilisateurs sur Free Basics » [2].

En effet, alors que le moteur économique de Facebook était précédemment limité à l’extraction des données sur son réseau social, il comprend aujourd’hui également l’extraction de toutes les données recueillies sur Free Basics. Concrètement, l’entreprise américaine peut, par exemple, se procurer de vastes bases de données au sujet de l’usage de toutes les autres applications présentes sur Free Basics, et plus seulement sur Facebook. En élargissant son domaine d’activité, Facebook a déniché une stratégie particulièrement efficace pour extraire, traiter et vendre un nombre sans précédent de données. De plus, l’absence de cadre législatif en Afrique, en Asie et en Amérique Latine sur la protection des données personnelles sur Internet permet à Facebook de récolter tous les types de données. Il y a de fortes chances pour que l’attrait de Facebook à l’égard des données personnelles, dont l’extraction est encadrée sous le droit européen, s’explique par leur grande valeur marchande. En effet, elles sont particulièrement lucratives et leur extraction permettra à la compagnie américaine de décupler ses revenus à très court terme.

Échec cuisant de Free Basics en Inde

Alors que l’Inde occupe la seconde place dans le classement des pays les plus peuplés du monde, seuls 15% de sa population bénéficiaient d’un accès à Internet en 2014. Avec un marché de potentiels consommateurs pouvant atteindre les 85% de la population totale, il est aisé de comprendre pourquoi l’Inde fut choisie comme premier pays d’implantation de Free Basics. Mais alors que le pays offrait initialement des perspectives commerciales tout à fait exceptionnelles, rien ne se déroula comme prévu.

Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook.

Dès la mise en place des premiers contrats entre Facebook et les fournisseurs d’accès à Internet indiens en 2014, un groupe d’activistes de défense des libertés numériques se mobilisa autour d’un collectif nommé « Sauver Internet ». Ils organisèrent des manifestations d’une ampleur considérable dans les grandes villes du pays, en particulier New Dehli, et parvinrent à lancer un débat sur la « neutralité du réseau », dont l’écho fut national. Les manifestants brandirent des pancartes indiquant « Protégez la neutralité du réseau », « Sauvez Internet », « Non à Free Basics et au cyber-colonialisme».

Manjunath Kiran, AFP, 2016.

Pour les activistes et les manifestants engagés dans la campagne contre Free Basics, il s’agissait également de dénoncer ce qu’ils voient comme une forme de « cyber-colonisation ». Considérant le rôle des géants du numérique dans une perspective historique de persistance des inégalités Nord-Sud, certains journaux locaux indiens ont osé la comparaison entre Facebook et les pouvoirs coloniaux du XXème siècle. L’extraction des données personnelles par Facebook reposerait, selon eux, sur une logique similaire à celle de l’extraction des richesses et des ressources pendant la colonisation. Le débat sur la « neutralité du réseau » acquit une dimension éminemment politique. La prise de position de la majorité de Narendra Modi à l’encontre de Facebook s’inscrivit plus globalement dans la ligne politique du gouvernement, marquée par un large recours à une rhétorique anticoloniale . Celle-ci regagna particulièrement en véhémence lorsque Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook. Nitin Pai, directeur du centre de recherche indien Takshashila Institution disait en 2015 : « Lorsque des étrangers parlant de haut aux Indiens en leur expliquant ce qui est bon pour eux, l’Inde ne se laisse pas faire et se défend » [3].

L’avertissement s’avéra bien réel car en 2016 l’Inde décida de bannir Free Basics. C’est au nom de la lutte contre la concurrence déloyale qu’une loi interdit finalement Free Basics. Le raisonnement derrière cette interdiction fut que l’incitation à utiliser les applications, pour la plupart américaines, accessibles gratuitement sur Free Basics se ferait au détriment des petits concurrents et de l’innovation. Ainsi, le gouvernement argumenta que le processus de sélection d’application imposé par Facebook manquait de transparence et contenait un biais occidental, défavorisant et excluant les applications locales indiennes.

L’implantation silencieuse de Free Basics en Afrique

On aurait pu imaginer que les controverses soulevées en Inde eussent marqué un coup d’arrêt soudain et définitif à l’expansion mondiale de Free Basics. En particulier dans les pays anciennement colonisés et dans lesquels la rhétorique anticoloniale bénéficie encore d’une certaine popularité, on aurait pu croire en une plus grande exploitation politique de l’argument sur la cyber-colonisation. Mais force est de constater aujourd’hui le contraire : l’implantation silencieuse et sans controverse de Free Basics se poursuit dans 65 pays, dont 30 dans le continent africain. Deux observations permettent de faire la lumière sur les principales raisons expliquant que le rejet massif exprimé en Inde n’ait pas été suivi dans le contexte africain.

La première concerne un changement drastique de stratégie par Facebook. Depuis l’opposition de la population indienne à Free Basics en 2016, la poursuite des projets de connectivité de Facebook dans le reste du monde est largement passée sous les radars. Une étude menée par le MIT montre en effet une chute drastique du nombre de sources médiatiques mentionnant le terme de « Free Basics » depuis 2016. En parallèle, Facebook a mis fin à toutes les activités publicitaires de promotion de Free Basics et a aussi cessé l’actualisation de son site internet officiel. On ne trouve par exemple aujourd’hui aucune source officielle de Facebook mentionnant les pays dans lesquels Free Basics est à ce jour implanté. Certains chercheurs ont d’ailleurs montré que Free Basics était présent dans bien plus de pays que le site internet ne l’indiquait.

Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données.

Une analyse des écosystèmes d’activistes luttant en faveur des droits numériques est également nécessaire pour comprendre l’implantation rapide de Free Basics dans de nombreux pays d’Afrique. Dans le contexte de réguliers shutdown d’Internet pilotés par certains gouvernements, un dynamique réseau d’activistes numériques panafricain a émergé. Ceux-ci se sont coordonnés autour d’organisations militantes tel que « Africtivistes » et ont lancé des campagnes à l’instar de #BringBackOurInternet, en réaction à un shutdown d’Internet de 230 jours au Cameroun. Au centre du viseur : la dénonciation de la mise en place, par le pouvoir politique, de taxes sur l’utilisation des réseaux sociaux, de lois violant la vie privée et attaquant la liberté d’expression et d’arrestations de blogueurs. La répression et la surveillance menée sur Internet par les gouvernements constituent donc les menaces les plus sévères aux yeux de nombreux africains. Dans ce contexte, le danger est perçu comme venant du public, et moins du privé. C’est ce qui explique pourquoi les activistes numériques s’indignent davantage contre les mesures répressives menées par les acteurs étatiques que par les privés. Toussaint Nothias, chercheur à l’Université de Stanford affirme que : « les organisations de défense des droits numériques en Afrique se sont trouvées confrontées à des menaces qui leur semblaient plus urgentes, qu’il s’agisse de la fermeture d’Internet, de la surveillance numérique menée par les gouvernements ou de l’absence de réglementation sur la confidentialité des données, reléguant ainsi au second plan les questions de neutralité du réseau » [4].

Aussi ingénieux qu’un cheval de Troie, Free Basics a réussi à s’introduire dans un nombre considérable de pays de l’hémisphère sud, sans pour autant toujours susciter la méfiance. Derrière les belles promesses se cache une stratégie bien rodée et servant des intérêts économiques précis. Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données. De plus, pour la compagnie américaine, Free Basics représente une porte d’entrée privilégiée dans le marché mondial, non plus seulement des réseaux sociaux, mais aussi des infrastructures numériques. La volonté de devenir maître de la totalité de l’architecture d’Internet a rarement abouti à un projet couronné par un aussi grand succès. Avec cette stratégie de multiplication des monopoles par un même acteur, les défis posés par la concentration non démocratique du pouvoir les acteurs du numérique acquièrent une toute nouvelle ampleur.

Notes :

[1] Barbara van Schewick (2010). Internet Architecture and Innovation, MIT Press.

[2] Global Voices (2017). « Free basics in real life ». 27 Juillet. Lien numérique: https://advox.globalvoices. org/wp-content/uploads/2017/08/FreeBasicsinRealLife_FINALJuly27.pdf. (Accédé le 22 Novembre 2019).

[3] Mukerjee (2016). “Net neutrality, Facebook, and India’s battle to #SaveTheInternet. Communication and the Public”, 1(3): 356–361.

[4] Toussaint (2019). “Access granted: Facebook’s free basics in Africa”. Media, Culture & Society, 42(3) 329–348.


La curieuse béatitude de la gauche française à l’égard de Joe Biden

Joe Biden © Wikimedia Commons

On connaît la fascination de l’establishment français pour les démocrates américains, et son empressement à se lover dans les multiples réseaux atlantistes. On connaît les liens tissés entre l’alt-right américaine et les extrêmes droites européennes. À présent, est-ce au tour de la gauche – y compris celle opposée au néolibéralisme – de contribuer à la pénétration du softpower américain en France ? L’enthousiasme manifesté par de nombreux représentants des partis de gauche – que tout oppose parfois – pour la politique de Joe Biden et son plan de relance a de quoi interroger. Calquant sans nuances le contexte américain sur la politique française, ils passent sous silence les conditions de possibilité d’un tel plan de relance – une banque centrale accommodante – et les privilèges structurels des États-Unis par rapport au reste du monde.

« Plutôt Joe Biden qu’Emmanuel Macron » : c’est Olivier Faure qui s’est fendu de cette déclaration, mais elle est symptomatique de l’esprit qui règne au sein de la gauche française.

Le « camarade » Joe Biden : la grande lueur à l’Ouest

Parmi les enthousiastes face à l’élection de Joe Biden, on trouve les nostalgiques de la présidence de François Hollande, ravis d’entendre le chef d’État américain multiplier les déclarations sur le thème mon ennemi, c’est la finance.

On trouve également les atlantistes traditionnels, qui poussent un soupir de soulagement à l’idée de voir les États-Unis durcir leurs relations avec la Chine et la Russie. La diplomatie offensive de Joe Biden permettra de « rétablir une forme d’équilibre dans nos relations avec la Russie », déclare le député européen Raphaël Glucksmann. Comprendre : le renforcement du leadership américain aura pour effet de limiter « l’ingérence russe » à laquelle est confronté le continent européen (dominé, il est vrai, par un système financier basé à Moscou, soumis à des sanctions draconiennes payées en roubles, infesté de think-tanks pro-russes, victime d’une politique prédatrice de rachats d’entreprises menée depuis le Kremlin, mis sur écoute par les services secrets de Russie…).

On trouve aussi des personnalités au discours plus radical, qui apprécient la dimension sociale de la politique de Joe Biden. Le secrétaire général du Parti communiste français, Fabien Roussel, ne trouvait pas de superlatifs assez élevés pour décrire le plan de relance américain (« révolutionnaire », « incroyable »). « J’ai l’impression que Joe Biden a pris sa carte au PCF », ajoutait-il – suscitant l’ire de « camarades » un brin plus orthodoxes.

Consensus, donc, entre des communistes et ceux qui en 2016 n’excluaient pas de rejoindre la campagne d’Emmanuel Macron. De quoi cette grande lueur à l’Ouest est-elle le nom ?

Fabien Roussel comme Olivier Faure prennent appui sur la politique de Joe Biden pour critiquer celle d’Emmanuel Macron. Pour tempérer leur enthousiasme – et accessoirement défendre le président français – les journalistes leur opposent une objection dérangeante : « Mais peut-on comparer la France et les États-Unis ? ». Cette fois, on est bien obligé de donner raison aux journalistes dans leur scepticisme.

La souveraineté monétaire : tabou de la gauche

Les chiffres du plan de relance américain (5 400 milliards de dollars) laissent songeur ; ils réduisent celui de l’Union européenne (750 milliards d’euros) à des proportions lilliputiennes. Si l’on comprend a priori l’enthousiasme de la gauche française, encore faut-il s’intéresser aux modalités de financement de ce plan de relance.

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Federal Reserve Bank (Fed) n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government). Ce n’est pas le cas de la Banque centrale européenne (BCE).

C’est ici que le bât blesse : la première partie du plan, votée en mars 2021, n’a pas été financée par l’impôt mais par l’emprunt. D’un montant de 1.900 milliards de dollars, elle vise à faciliter la consommation des ménages. Les deux prochains volets de ce plan, dédiés aux dépenses sociales et en infrastructures, devaient à l’origine faire suite à une hausse de l’imposition sur le capital (à 28 %, contre 21 % aujourd’hui). Mais Joe Biden multiplie à présent les signes de renoncement.

Les démocrates assurent que l’intégralité des 3 500 milliards de dollars restants pourront être couverts par les ressources de l’État américain, même sans élévation de l’impôt sur le capital (grâce, notamment, à la lutte contre la fraude fiscale et un bras de fer avec l’industrie pharmaceutique). Dans un contexte d’opposition systématique de la part des républicains, de fracturation du parti démocrate entre un establishment libéral et une aile proche de Bernie Sanders, et de volonté de la part de Joe Biden d’aboutir à un consensus bipartisan, de telles déclarations relèvent cependant de la gageure ; on peut douter que l’intégralité des mesures visant à financer les 3 500 de dollars aboutissent. Auquel cas, le déficit sera comblé par un nouvel emprunt.

NDLR : Pour une analyse des clivages internes au Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate poursuit sa guerre contre les partisans de Bernie Sanders : le cas Nina Turner »

Doit-on pour autant en conclure que Joe Biden a édulcoré son plan de relance et trahi ses promesses électorales ?

Aucunement : les États-Unis disposent d’un système monétaire et financier qui, telle une pierre philosophale, leur permet de faire entrer une quantité a priori illimitée d’argent dans les caisses de l’État sans accroître la fiscalité. Leur Banque centrale, la Federal Reserve Bank (Fed), a pris depuis 2008 une série de mesures destinées à soutenir l’économie américaine et les dépenses budgétaires du gouvernement. Outre une utilisation massive de l’assouplissement quantitatif visant à racheter les dettes bancaires afin de garantir une liquidité constante, elle a acquis de nombreuses obligations émises par l’État américain, procédant de fait au financement monétaire de l’économie américaine.

Certains élus de gauche défendent une utilisation similaire de la Banque centrale européenne (BCE). Le système américain de financement des dépenses publiques est-il applicable outre-Atlantique ?

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Fed n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government), et précisent qu’elle doit agir « dans le cadre des objectifs économiques et financiers d’ensemble établis par le gouvernement ». Bien que statutairement indépendant du pouvoir politique, son président, nommé une fois tous les quatre ans par le chef d’État (avec ratification du Congrès), ne peut donc accéder à ce poste qu’avec l’aval de la majorité. De plus, il possède comme mission légale la lutte contre le chômage, aux côtés de celle contre l’inflation – quand la BCE possède pour « objectif principal » le maintien de la stabilité des prix.

TFUE, article 119, paragraphe 2

L’indépendance de la BCE est quant à elle bien plus marquée. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) la définit comme « indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs », et somme « les institutions (…) de l’Union [européenne] ainsi que les gouvernements des États membres » de « ne pas chercher à influencer » les membres de sa direction. Son président y est nommé tous les huit ans, à l’issue d’une procédure impliquant les chefs d’État européens, le Parlement et le Conseil des gouverneurs de la BCE. La possibilité pour une majorité politique européenne d’initier une rupture avec les dogmes anti-inflationnistes de la BCE apparaît donc bien plus restreinte.

Quand bien même un alignement des planètes devrait se produire, et une majorité de gouvernements de gauche proposer une présidence hétérodoxe à la tête de la BCE, les traités européens ne souffrent d’aucune ambiguïté : la BCE n’est pas habilitée au financement monétaire de l’économie. Celui-ci est expressément interdit depuis Maastricht. Et on sait que la modification des traités requiert l’approbation unanime des États-membres de l’Union…

TFUE, article 123, paragraphe 1

D’aucuns objecteront que l’assouplissement quantitatif pratiqué par la BCE sous l’impulsion de Mario Draghi constitue une forme indirecte mais bien réelle de financement monétaire de l’économie européenne. Que la Banque centrale acquière des obligations d’État sur le marché primaire (comme c’est le cas de la Fed), ou qu’elle les rachète sur le marché secondaire (comme c’est le cas de la BCE), l’effet est le même : elle se porte garante des dettes étatiques – facilitant le financement du budget et rassurant les marchés. En s’inscrivant dans les pas de son prédécesseur, Christine Lagarde initie bel et bien une rupture avec la lettre des traités, ainsi, pourrait-on ajouter, qu’avec l’esprit ordolibéral de la construction européenne.

NDLR : Sur ce sujet, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »

L’action de la BCE et de la Fed sont pourtant inassimilables. L’assouplissement quantitatif de la première est une grâce concédée aux États par le Directoire de la BCE, destinée à prévenir un effondrement financier. Mesure conjoncturelle et para-légale, elle est à la merci du moindre retournement de conjoncture. L’achat d’obligations pratiqué par la Fed est au contraire une pratique ordinaire, encouragée par le droit américain, qu’aucune contingence politique ne semble pouvoir menacer. On voit mal la Fed refuser de financer l’État américain sous le prétexte qu’il serait trop dispendieux. On imagine au contraire très bien la BCE cesser son programme d’assouplissement quantitatif si un État européen en profitait pour mettre en place un plan de relance allant à l’encontre des dogmes austéritaires de l’Union européenne.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a du reste déclaré à plusieurs reprises que l’assouplissement quantitatif devrait être stoppé net s’il donnait un blanc-seing aux États en leur permettant d’initier une politique budgétaire hétérodoxe. L’arrêt du 16 juin 2015 précise que l’assouplissement quantitatif ne doit en aucun cas « soustraire les États membres à l’incitation à mener une politique budgétaire saine ». Pour ce faire, la Banque centrale doit éviter que « les conditions d’émission d’obligations souveraines soient altérées par la certitude que ces obligations seront rachetées par la BCE après leur émission ».

Penser l’application, en Europe, d’un plan de relance à l’américaine, implique donc de s’intéresser aux obstacles juridiques qu’il rencontrerait, de prendre acte de son incompatibilité potentielle – pour ne pas dire probable – avec les traités européens, et de songer, in fine, à une rupture avec ces traités et la monnaie unique, afin de permettre aux États de mener une politique monétaire souveraine. Mais on sait à quel point il s’agit d’un sentier épineux pour la gauche. Sans même évoquer le Parti socialiste – intégralement acquis aux dogmes européens depuis 1983 et la défaite en interne de Jean-Pierre Chevènement – ou Place publique – ataviquement pro-européen –, le Parti communiste français lui-même a renoncé à proposer une rupture avec le cadre européen depuis la signature du Traité de Maastricht, qu’il avait pourtant vivement combattu. La France insoumise se démarque en portant une critique offensive de l’Union européenne ; on peut cependant noter qu’elle est revenue à un discours plus consensuel sur cette question depuis les élections européennes de 2019 – après avoir ouvert une brèche audacieuse deux ans plus tôt.

Les privilèges de l’empire

Cet enjeu – non négligeable – mis à part, la volonté de transposer, en Europe le plan de relance des démocrates américains, se heurte à un autre obstacle.

Une fois encore, les modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe.

On ne peut comprendre le système financier américain si l’on ne s’intéresse à la complexion économique bien particulière des États-Unis. Ceux-ci parviennent à concilier faible imposition sur le capital (notamment depuis le mandat de Ronald Reagan), dépenses publiques élevées (en particulier dans le domaine militaire) financées par l’endettement public, et déficits commerciaux records permettant de maintenir une consommation importante par l’importation de produits à bas coûts du monde entier. Pour n’importe quel autre pays, un tel déséquilibre de la balance commerciale (couplé à une utilisation massive du financement monétaire) entraînerait une dépréciation marquée de sa monnaie.

Mais le dollar, fortement demandé dans le monde entier, est assuré contre ce risque par son seul statut de monnaie de réserve internationale. Tel est le privilège induit par la domination de la hiérarchie monétaire globale : ni les déficits accumulés par les Américains ni leurs politiques monétaires hétérodoxes n’ont d’implication notable sur la valeur de leur devise. Ainsi, les États-Unis peuvent significativement améliorer le niveau de vie de leur population par des plans de relance fondés sur l’emprunt et le financement monétaire, sans questionner l’inégalité fiscale de leur modèle.

NDLR : Pour une discussion sur le système monétaire et financier américain, et les leçons que pourraient en tirer les Européens, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy avec Stephanie Kelton, l’une des principales représentantes du courant Modern Monetary Policy (MMT) : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Est-ce le cas de l’autre côté de l’Atlantique ? Dans l’hypothèse où la France initierait un tel plan de relance, l’appartenance à la zone euro la protégerait contre le risque d’une dépréciation à marche forcée de sa devise. Mais il faut aussi s’intéresser à ce qu’il adviendrait dans ce même pays une fois sorti de la monnaie unique (étant entendu que cette sortie pourrait se révéler le corollaire nécessaire à un tel plan de relance). Dans ce contexte, le cumul du déficit commercial, déjà l’un des plus importants d’Europe, et de pratiques monétaires hétérodoxes, pourrait conduire la monnaie française à chuter de manière significative.1 Le recours à une fiscalité progressive pourrait alors s’avérer incontournable, quand il n’est que facultatif aux États-Unis.2

Il ne s’agit pas ici de justifier la rigueur budgétaire ou l’orthodoxie monétaire. La France ne partage certes pas le « privilège exorbitant » du dollar, mais elle ne vit pas sous l’épée de Damoclès d’une forte inflation ou d’une dépréciation imminente de sa monnaie – à l’instar de nombreux pays émergents. Tout en gardant à l’esprit les acquis importants de la Modern Monetary Theory (MMT) et des solutions à base de création monétaire popularisées par plusieurs think-tanks3, il n’est cependant pas interdit de s’interroger sur les contraintes internationales qu’encourrait la France si elle mobilisait massivement sa Banque centrale pour financer son économie.

Signe de l’absence de regard critique de la gauche à l’égard de l’administration Biden : la question des implications internationales de son plan de relance n’est même pas posée.

Pour les pays émergents d’abord. Un nombre important d’entre eux est soumis à une dollarisation plus ou moins poussée.4 En conséquence, lorsque les taux d’intérêt américains varient, ceux des pays émergents tendent à suivre. La Fed, ayant récemment relevé ses taux pour contrecarrer une hypothétique surchauffe, enclenche de ce fait une légère hausse des taux de ces pays – qui pour certains, bien loin de bénéficier d’un plan de relance à l’américaine (lequel pourrait justifier cette hausse des taux), mettent au contraire en place des politiques d’austérité budgétaire !5

NDLR : Pour une analyse de la pénurie de devises qui affecte nombre de pays émergents, lire sur LVSL l’article d’Andrés Arauz : « Triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures nord-sud », et celui de Pablo Rotelli : « richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine ».

Pour l’Europe, ensuite. Les États-Unis affichent déjà un déficit commercial record, consommant bien davantage qu’ils ne produisent. Dans le jeu à somme nulle du commerce international, un accroissement de la consommation des Américains sans accroissement symétrique de la production, aura pour contrepartie une augmentation des importations issues du reste du monde. À l’heure où la Chine affiche sa volonté d’en finir avec son statut de puissance exportatrice, c’est l’Allemagne, du fait de ses excédents records, qui est toute indiquée pour remplir ce rôle.

Une fois encore, les régimes d’accumulation et modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe, qui souffre déjà des excédents commerciaux allemands. Comme l’écrit Romaric Godin : « Les tensions entre capital et travail au sein de l’Europe semblent alors inévitables (…) Cela pourrait se doubler d’une nouvelle tension entre l’Allemagne et ses alliés, qui pourraient chercher à profiter des opportunités ouvertes par le marché états-unien, et la France et les pays moins exportateurs, qui devront encore améliorer leur compétitivité au prix de coupes sociales et budgétaire ».

L’enfer des travailleurs du reste du monde, envers du paradis des consommateurs américains ? Sans dresser de lien mécanique entre surconsommation américaine et accroissement des pressions austéritaires dans les pays émergents et en Europe, la question des conséquences néfastes du plan de relance américain mérite d’être posée. Il est à cet égard surprenant que la gauche française ne le fasse pas, se contentant de postuler une similarité entre les structures économiques américaines et françaises, et l’absence d’implications des premières sur les secondes.

Mais n’est-ce pas le propre de l’hégémonie de voiler l’asymétrie entre le pays dominant et le pays dominé, et de conduire le second à se penser comme le premier ?

Notes :

1 Une dépréciation de la monnaie serait souhaitable en France dans un premier temps, puisqu’elle permettrait de réduire son déficit commercial.

2 Nous nous plaçons ici ici dans la perspective hypothétique d’un plan de relance massif qui entraînerait sortie de l’euro, financement monétaire de l’économie française (direct ou indirect, via l’assouplissement quantitatif) et panique (simulée ou réelle) des investisseurs. Les facteurs qui pourraient concourir à faire chuter la monnaie française seraient alors multiples : bannissement du pays de certains marchés financiers, attaques spéculatives, accroissement du prix des actifs financiers français et baisse des taux consécutive à l’assouplissement quantitatif, achat de dollars de la part des bénéficiaires de celui-ci…

3 Sous l’impulsion de l’Institut Rousseau.

4 Rares sont les pays émergents qui ont officiellement adopté le dollar comme monnaie à part entière [NDLR : c’est le cas de l’Équateur ; à voir sur LVSL cette conférence de Guillaume Long, chercheur et ex-ministre équatorien, sur la dollarisation du pays]. Plus fréquemment, cependant, le dollar est couramment utilisé par les populations de ces pays comme monnaie para-légale, faisant office d’étalon de référence dans des contextes de forte inflation (au Venezuela ou au Liban par exemple). Quand bien même ce n’est pas le cas, les gouvernements des pays émergents tendent à ancrer le cours de leur monnaie sur celui du dollar. Ces formes plus ou moins poussées de dollarisation limitent l’autonomie de la politique monétaire des pays concernés : si les taux d’intérêt de la Fed subissent une hausse, ceux des pays qui ont ancré leur monnaie au dollar suivent. S’ils s’y refusent, leur monnaie perd en attractivité pour les investisseurs et subit une baisse, ce qui met fin à l’ancrage au dollar.

5 Politiques d’austérité traditionnellement supervisées par le FMI et la Banque mondiale, destinées à permettre à ces pays de leur emprunter… des dollars. Où l’on voit à quel point la servitude monétaire des pays du Sud – soumis à des pressions austéritaires pour avoir accès au dollar, qu’ils ne peuvent pas imprimer mais dont ils subissent pourtant les fluctuations, lesquelles accroissent l’austérité lorsqu’il est en hausse – est l’envers du « privilège exorbitant » des États-Unis.

Verts, sociaux-démocrates : et soudain, tout le monde devint progressiste…

© Aitana Pérez pour LVSL

À l’heure où la question de l’union de la gauche agite les partis politiques français, il n’est pas inutile de se tourner de l’autre côté du Rhin, où cet enjeu est plus brûlant encore. Ni les Verts allemands, ni les sociaux-démocrates du SPD, ni la gauche post-communiste de Die Linke ne sont particulièrement enthousiastes à l’idée d’une coalition verte-rose-rouge. Néanmoins, cette alliance de centre-gauche n’est pas formellement exclue. Pourra-t-elle entamer le statu quo néolibéral pour autant ? L’agenda politique des Verts et des sociaux-démocrates permet, à tout le moins, d’en douter — qui plus est, dans un contexte de retour en force de la crainte de l’inflation au sein de la population allemande. Traduction par Jean-Baptiste Bonnet.

Il est redevenu possible de rêver de folles utopies — du moins celle de ne pas être gouverné par la CDU d’Angela Merkel. Depuis que les Verts ont décidé de faire d’Annalena Baerbock leur candidate à la chancellerie, ils connaissent un nouvel essor dans les sondages, comme à l’hiver 2019, avant que la pandémie n’éclate. Quelques sondages montrent une majorité théorique, bien que très mince et fragile, pour une alliance de centre-gauche sans la CDU. Mais une coalition verte-rose-rouge a-t-elle une réelle chance ? La coalition noire-verte [CDU et Verts] n’est-elle pas déjà une fatalité ? Le scepticisme et le cynisme sont tout à fait justifiés.

L’option verte-rose-rouge reste plutôt improbable à l’heure actuelle. Mais indépendamment de ce que l’on pense d’une telle alliance, les circonstances dans lesquelles elle pourrait se réaliser devraient être examinées de plus près.

Si une coalition verte-rose-rouge était arithmétiquement possible et que la CDU/CSU obtenait plus de voix que les Verts, Mme Baerbock devrait décider si elle préfère devenir la première chancelière écologiste d’Allemagne ou ministre sous Armin Laschet [le candidat de la CDU]. Malgré toute la distance qui la sépare de Die Linke sur le plan des idées, il se pourrait que ses ambitions personnelles l’emportent et que, pour cette seule raison, elle se décide en faveur du poste de chancelier — et donc aussi en faveur d’une alliance gouvernementale de gauche. Il en va de même pour Olaf Scholz si le SPD se retrouve inopinément devant les Verts.

Si une coalition verte-rose-rouge était possible et que la CDU/CSU obtenait plus de voix que les Verts, Mme Baerbock devrait décider si elle préfère devenir la première chancelière écologiste d’Allemagne ou ministre sous Armin Laschet.

On pourrait rétorquer que Baerbock, en tant que “reala” [l’aile droite des Verts], est probablement plus désireuse d’une coalition centriste fermement ordolibérale avec la CDU/CSU et éventuellement le FDP [ndlr : parti ultra-libéral]. Mais même si Mme Baerbock se classe bien dans cette catégorie sur le papier, quiconque connaît les rouages internes des Verts sait à quel point ces étiquettes ne signifient rien. La direction du parti Habeck-Baerbock a réussi ce dont les principaux politiciens verts rêvaient depuis des décennies : une synthèse idéologique qui satisfait une grande partie de la base du parti. L’ancien rassemblement disparate de mouvements écologistes est devenu un parti de masse cohérent comptant plus de 100 000 membres.

Sur l’ordolibéralisme allemand, lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

Les critiques de gauche à l’égard des Verts suivent généralement un même schéma : avec les méfaits du gouvernement fédéral rose-vert de Gerhard Schröder, le parti a trahi ses principes fondateurs [ndlr : de 1998 à 2005, les Verts participent en tant que partenaires du SPD aux lois Hartz qui dégradent les droits des travailleurs précaires et à l’intervention de l’Allemagne au Kosovo et en Afghanistan, à l’opposé du pacifisme radical traditionnel des Verts]. Cependant, ces tentatives de “démasquer” le parti ne semblent jamais aboutir. Les partisans des Verts, en particulier, ne sont guère impressionnés par ces attaques.

Cette critique, souvent formulée sur un ton très moralisateur, repose sur l’hypothèse que le parti n’existe que pour absorber les votes des personnes “plutôt de gauche” qui souhaiteraient en fait des politiques vraiment radicales, voire socialistes. Cette clientèle confuse serait simplement éblouie par le marketing très professionnel des Verts, mais ne se sentirait pas idéologiquement attachée au parti. Cependant, cette analyse ne fonctionne plus depuis longtemps. Si les Verts ont autant de succès, c’est aussi parce que leurs électeurs obtiennent d’eux exactement les politiques qu’ils souhaitent.

Les administrateurs du capitalisme

Le successeur malheureux de Jeremy Corbyn, Keir Starmer, et le courant travailliste de la “soft left” dont il est proche, la candidate à la présidence américaine Elizabeth Warren, la première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern et maintenant aussi les Verts allemands, tous font partie d’une Internationale progressiste centriste nouvellement constituée, qui est en lice pour hériter du néolibéralisme progressiste de Clinton, Schröder, Blair et plus récemment Obama. Une partie des conseillers de Biden peut également être affiliée à ce nouveau courant. La gauche radicale est quelque peu perplexe face à ce phénomène et a jusqu’à présent lutté sans succès pour trouver la bonne réponse politique.

Qui sont ces nouveaux “progressistes” et que veulent-ils ? Remarquablement, en-dehors de Starmer, il y a peu de différences entre le personnel politique et son électorat. L’adhérent moyen des Verts pense comme Baerbock ; la vision du monde d’un électeur de Warren ne diffère généralement pas beaucoup de celle de Warren. Ce n’était pas encore le cas du New Labour et du SPD de Schröder, ni des démocrates de Clinton dans les années 1990. Avec un mélange de rhétorique de modernisation et de véritables progrès de société, leurs successeurs se présentent aujourd’hui comme des “forces progressistes” à leur électorat politiquement incertain et désorienté, et en profitent pour leur imposer des réformes néolibérales.

Derrière les nouveaux centristes progressistes se rassemble une nouvelle classe composée des couches les plus diplômées — la “classe professionnelle-managériale” (PMC), décrite pour la première fois par Barbara et John Ehrenreich dans les années 1970. Pendant des décennies, elle a constitué une composante importante des coalitions progressistes-néolibérales. Cette époque est révolue. Aujourd’hui, la PMC ne se contente plus de faire partie d’un grand compromis de classe. Elle veut se tenir debout sur ses propres bases politiques.

L’électorat des Verts, et en particulier leurs adhérents, provient en grande partie des couches les plus diplômées de la fonction publique et des secteurs parapubliques : enseignants, cadres moyens et supérieurs de la fonction publique, travailleurs sociaux, personnel scientifique et employés d’organisations de la société civile [ONG, associations et autres structures qui composent le secteur non-marchand] donnent le ton au sein du parti. La vision du monde des Verts reflète in fine leur position de classe.

Ceux qui travaillent du côté “social” de l’État, plutôt que dans la police, la justice et l’armée, ont pour mission principale de prévenir et de régler les conflits sociaux. Que ce soit dans les écoles, les services d’urbanisme ou les centres de conseil en matière de drogues, le quotidien professionnel de cette classe se caractérise par la conciliation des intérêts, la compréhension et l’empathie, associées à un recours possible à la coercition (aussi douce que possible) à tout moment. Si les conflits n’apparaissent pas ou peuvent être résolus par un processus de médiation sans causer de problèmes à la société dans son ensemble, cela est considéré dans ces professions comme l’expression d’un travail accompli avec succès.

Derrière les nouveaux centristes progressistes se rassemble une nouvelle classe composée des couches les plus diplômées — la “classe professionnelle-managériale” (PMC) — […] Le quotidien professionnel de cette classe se caractérise par la conciliation des intérêts, la compréhension et l’empathie, associées à un recours possible à la coercition (aussi douce que possible) à tout moment

Par rapport à la périphérie européenne et à l’espace anglo-saxon, ce secteur professionnel est encore relativement important en Allemagne. La vague d’austérité et de privatisation ayant été moins brutale ici, des parts moins importantes du secteur public ont été confiées à des prestataires de services privés. La PMC américaine comprend donc davantage d’employés du secteur privé sans lien direct avec l’État, comme les employés des universités privées ou les fameux “départements des ressources humaines”, l’énorme secteur de l’économie américaine dont la tâche principale est la gestion des conflits sur le lieu de travail. La relation au secteur public et à l’austérité est donc clairement plus ambivalente chez les PMC anglo-saxons.

Chez les Verts, en revanche, les attitudes à l’égard des largesses publiques se sont considérablement assouplies. Au niveau de la base, on n’entend guère parler en bien du néolibéralisme progressiste classique des années 1990. Le parti et le programme électoral veulent s’éloigner de Hartz IV [loi votée par le SPD et les Verts durcissant considérablement les conditions de versement des allocations-chômage et de l’assistance sociale] et s’orienter vers davantage d’assistance aux plus démunis. La protection du climat passe avant la règle d’or [règle constitutionnelle interdisant un déficit supérieur à 0,5% du PIB hors période exceptionnelle]. C’est du moins ce qui est promis.

Cela aussi reflète les priorités d’un électorat dont les emplois dépendent souvent directement ou indirectement du secteur public. La démocratie interne du parti est prise au sérieux, et Mme Baerbock devra probablement soumettre un éventuel accord de coalition avec la CDU au vote des membres. Un programme d’austérité brutal est donc sûr d’échouer sur cet écueil. Ce frein que constitue la démocratie de base chez les Verts a déjà fait dérailler les négociations sur une coalition Jamaïque en 2017 [première tentative de coalition entre les Verts, la CDU et le FDP].

Une grande partie des membres des Verts s’accommoderaient très bien d’un peu plus de redistribution et d’un programme d’investissement public généreux. La coalition verte-rose-rouge n’échouera donc pas sur les questions financières et macroéconomiques, ne serait-ce que parce qu’une protection efficace du climat l’exige de manière évidente.

Bien sûr, cela ne fait pas des Verts et de leurs alliés progressistes des socialistes. La tâche principale déclarée de ce centrisme progressiste est de gérer le capitalisme et d’aplanir ses contradictions. L’idée d’une classe ouvrière organisée agissant comme un sujet politique indépendant qui pourrait changer fondamentalement l’ordre économique dans son intérêt leur est étrangère. Leur optimisme quant à la possibilité de contenir le capital par un État régulateur provient également du fait qu’ils ne croient tout simplement pas à de réelles alternatives.

Du point de vue du centrisme progressiste, le capitalisme ne peut plus survivre sans l’intervention régulière de l’État — personne ne peut plus le nier. Il reste pourtant le seul système possible selon eux. Les alternatives socialistes sont elles rejetées comme des rêveries sans lendemain.

« Surtout, pas de populisme »

Néanmoins, ces centristes progressistes ne sont pas essentiellement ouverts qu’à des alliances avec le capital, mais également avec la gauche. Starmer est le seul, parmi ces nouveaux progressistes, à avoir ouvertement déclaré la guerre à la gauche. Cette stratégie lui a valu d’enchaîner défaite sur défaite. Biden et Ardern, en revanche, sont, chacun à leur manière, très habiles à jauger la force de la gauche et à lui offrir des compromis qu’elle aura du mal à refuser. Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ne critiquent Joe Biden qu’avec des gants de velours — même quand ces précautions ne se justifient pas. Ils savent qu’ils ont beaucoup à perdre en attaquant trop Biden.

Rien ne permet de penser que les Verts allemands suivront la même voie que Starmer et chercheront à entrer en conflit ouvert avec la gauche. Après tout, ils savent que les préoccupations fondamentales de la gauche, comme le développement du logement public et la démilitarisation conséquente de la politique étrangère allemande, sont extrêmement populaires, même si l’impopularité générale des partis, des politiciens, des activistes ou des sous-cultures de gauche ne faiblit pas.

Si Die Linke reste ferme dans les négociations de coalition, elle pourrait certainement obtenir beaucoup de choses en termes de politique intérieure : des programmes d’investissement dans le logement, la protection du climat et les transports publics, un revenu minimum [à l’image du RSA en France] et la fin des sanctions Hartz IV sont envisageables avec les Verts et le SPD, tout comme un retour modéré de l’impôt sur la fortune. La coalition verte-rouge se heurte à des barrières ailleurs. À côté de préoccupations réelles concernant le climat et d’un enthousiasme nouveau pour plus “de reconnaissance et de justice”, l’éco-système des Verts s’appuie sur un troisième pilier idéologique : un anti-populisme forcené.

Pour une analyse des événements récents qui ont secoué le SPD, lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Congrès du SPD : dernière chance pour la social-démocratie ? »

La base des Verts est tout aussi inquiète des “populistes” que de la crise climatique. Le rejet démonstratif du populisme est un excellent exemple de l’ambiguïté congénitale avec laquelle la nouvelle synthèse idéologique est maintenue. Car si les Verts de gauche n’ont que l’AfD en tête, pour les centristes, cela signifie aussi Die Linke. Cependant, cette différence d’opinion ne conduit pas à un conflit, car il existe un accord sur un principe de base : le “populisme” en tant que force socialement corrosive est craint et détesté par les Verts.

La base des Verts est tout aussi inquiète des “populistes” que de la crise climatique. Le rejet démonstratif du populisme est un excellent exemple de l’ambiguïté constructive avec laquelle la nouvelle synthèse idéologique est maintenue. Car si les Verts de gauche n’ont que l’AfD en tête, pour les centristes, cela signifie aussi Die Linke

Les Verts ont une aversion pour les conflits, non pas principalement en raison de leur préoccupation pour leur sécurité matérielle, mais en raison de leur éducation et de leur pratique professionnelle. En tant que cadres et travailleurs du secteur social, ils pensent que les conflits et les agressions doivent être gérés et aplanis plutôt que traités ouvertement. Bien sûr, ils sont également gênés par le programme inhumain de l’AfD. Néanmoins, la condamnation esthétique d’un front populiste perçu comme agressif et incivilisé joue un rôle tout aussi important pour leur identité politique.

Cet anti-populisme virulent légitime également la politique étrangère verte, dont la défense contre les menaces idéologiques extérieures constitue l’élément central. Brexit, Trump, Poutine, Bolsonaro, Hamas : le “populisme” se répand dans le monde entier, les “démocrates” doivent faire front pour se défendre. Ce ne sont plus les conflits armés de la périphérie mondiale qu’il faut pacifier, mais notre propre société, au mieux européenne, dans laquelle des forces extérieures dressent les populations les unes contre les autres. Il est vrai que la fondation Heinrich Böll, affiliée au parti, qui reprend les positions de l’establishment de Washington avec un zèle presque religieux, a une importante fonction de légitimation. Mais les membres des Verts n’ont souvent pas besoin d’être convaincus sur ces questions. Leur anti-populisme transatlantique s’est développé de manière organique. Ils se sentent confortés par l’élection de Joe Biden, qui a rendu les États-Unis à nouveau “respectables”. Sa prétention impérialiste au leadership est acceptée avec un haussement d’épaule. Dans la “lutte contre le populisme”, il est permis de se salir les mains.

Il ne faut pas se faire d’illusions : idéologiquement, les membres des Verts sont rigoureusement unis sur ces questions. Mme Baerbock sait qu’on lui demandera d’adopter une ligne dure contre certains “populistes” de Die Linke. La gauche doit être consciente qu’elle a peu d’alliés parmi la base des Verts sur ces questions. Tant la direction du parti que la base insisteront pour obtenir des sacrifices, tant symboliques que substantiels, de la part d’un potentiel partenaire de coalition de gauche. Ce n’est pas tant parce qu’ils sont de fervents partisans du libéralisme mais parce que l’image qu’ils ont d’eux-mêmes repose sur l’obligation de ne pas céder aux “populistes”.

Le marche vers le progrès passe par le centre

Pour la gauche anti-libérale à travers le monde, traiter avec les nouveaux progressistes pourrait devenir une question centrale en matière de crédibilité politique. L’extrême-gauche américaine souligne à juste titre que certains des critiques internes les plus puissants du Parti démocrate font peu de bruit. Ils ne parviennent pas à exercer une pression publique significative sur le président. Néanmoins, des structures indépendantes de gauche, voire explicitement socialistes, se sont établies et peuvent jouer ce rôle dans une certaine mesure. Une partie de la vérité, cependant, est que la classe ouvrière n’est pas suffisamment bien organisée, où que ce soit dans le monde occidental, pour réaliser une politique transformatrice par elle-même à l’heure actuelle. Les projets sociaux de la gauche seront presque impossibles à mettre en œuvre sans un pacte au moins temporaire avec le centre progressiste.

Un gouvernement vert-rose-rouge, s’il se concrétise, pourrait apporter en Europe la politique du début de la présidence Biden : à l’intérieur, un renouveau de l’État interventionniste, notamment en matière de politique commerciale et industrielle, et une timide redistribution des richesses et à l’extérieur, le risque d’une nouvelle guerre froide.

Pour un premier bilan de l’action de Joe Biden, lire sur LVSL cet article de Politicoboy : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »

Il n’est pas encore certain que les partis puissent s’entendre sur des projets de politique intérieure transformatrice et sur une ligne de politique étrangère commune [ndlr : lire à ce sujet l’article de Serge Halimi sur les divisions géopolitiques de la gauche en France paru dans le Monde diplomatique], et quels compromis devraient être faits à cet égard. Beaucoup dépendra également de la situation politique mondiale à l’automne. La question de savoir si le programme de politique intérieure d’une alliance gouvernementale de gauche est justifié dans de telles circonstances deviendra un point de discorde au sein de la gauche en cas d’urgence. Il est impossible de répondre à cette question de manière définitive à l’heure actuelle. Et une coalition noire-verte reste toujours beaucoup plus probable.

Les causes structurelles des soulèvements en Colombie

Loma de la Cruz (Cali), 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Depuis plusieurs mois, la Colombie est secouée par des manifestations qui ont conduit le gouvernement à faire preuve d’une féroce répression. Des dizaines de Colombiens ont ainsi péri des mains de la police, mais le gouvernement a momentanément repoussé les réformes qui ont mené à cette explosion sociale. Il est cependant peu probable que cette manœuvre conduise à une accalmie durable, tant les causes structurelles des protestations sociales demeurent. Tête de pont des réformes libérales du sous-continent, la Colombie, un des pays les plus inégalitaires au monde, semble mûre pour de nouveaux conflits sociaux.

La huitième réforme fiscale du gouvernement d’Ivan Duque laissera sans doute une marque dans l’histoire de la Colombie. La mesure la plus controversée de ce qui avait été présenté comme le projet de « loi de solidarité durable » était l’assujettissement à l’impôt sur le revenu des personnes physiques gagnant plus de 2,4 millions de pesos par mois [1], soit 663 dollars. Cela revenait à rendre imposables les revenus du travail de la classe moyenne inférieure. L’autre mesure très contestée était le passage à 19% du taux de l’impôt sur la consommation (IVA) [2] sur plusieurs produits, notamment certains aliments, les services publics comme l’eau, l’électricité, le gaz et l’internet (pour les estratos 4, 5 et 6 – l’estrato 3 aussi concernant l’internet) [3], mais aussi l’essence, les services funéraires, les services postaux et certains objets électroniques comme les ordinateurs et les téléphones portables.

En voulant rafraîchir un budget étatique mis à mal par la crise sanitaire, le gouvernement du septième pays le plus inégalitaire au monde[4] s’est heurté à un mur en invitant sa classe moyenne à peine émergente à contribuer au pot commun.

Il a suffi de quatre jours de manifestations dans tout le pays pour que le Président soit contraint d’annoncer le retrait de sa réforme de 330 pages dans l’attente d’une nouvelle réécriture. Les filets du système bicaméral colombien n’ont même pas eu à intervenir. Quelques semaines plus tard, face au solide maintien des mobilisations, c’est au tour de la réforme de la santé d’être rangée dans un tiroir par un gouvernement aux abois.

Bulevar del Rio (Cali), 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Il est intéressant de revenir sur cette mobilisation d’une profonde intensité ayant débuté le 28 avril dernier, notamment dans la plus grande ville du sud-ouest colombien parfois qualifiée de bastion de la gauche [5], Cali.

Cali, la « ville de la résistance »

Alors que la Colombie est le premier pays au monde en nombre de déplacés internes [6], Cali est la capitale du Valle del Cauca, le département colombien le plus concerné par ce phénomène [7] (en raison de sa proximité géographique avec les zones les plus affectées par le conflit armé [8]). Elle jouit de fait d’une sociologie singulière : cosmopolite, métissée, jeune, appauvrie et ayant une certaine expérience de la mobilisation sociale.

Surnommée la « ville de la résistance » depuis le début des évènements, Cali ne cesse de faire la une de la presse colombienne. Pas une journée ne passe sans que des manifestations, des blocages, des attaques de banques et de locaux commerciaux ou des affrontements meurtriers n’aient lieu et ne soient rapportés par les médias classiques ou les réseaux sociaux.

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si la majorité des évènements violents se concentrent dans certaines parties de la ville comme Siloé, la Luna [9] ou Puerto Resistencia [10] et en particulier la nuit, la ville tout entière vit au rythme d’un environnement visuel et sonore assiégeant : biens endommagés, incendies, sons d’hélicoptères, sirènes de police, bruits de tirs, etc. La ville toute entière subit également des pénuries d’aliments et une flambée des prix (en raison des barrages), ce qui nuit considérablement aux petits commerçants, aux restaurateurs modestes mais aussi à une partie des consommateurs.

Alors que les unités de soins intensives dépassent les 90% de taux d’occupation, la troisième vague épidémique de Covid-19 apparaît à présent comme un épiphénomène tant la politisation est intense. Elle dépasse largement les manifestants : les enquêtes d’opinion indiquent que la grande majorité de la population les soutient [11]. Sur les écrans, les images circulent et parlent plus fort que la parole publique. La nette détérioration de la vie quotidienne semble momentanément tolérée.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si une telle vigueur protestataire peut surprendre par son caractère exceptionnel, elle s’explique aussi sans mal. Le niveau de pauvreté et d’inégalités dans le pays atteint des sommets et la situation sociale s’est évidemment aggravée avec la pandémie (le taux de pauvreté est passé de 35,7 % en 2019 à 46,1 % en 2020 selon le DANE [12]).

Loma de la Cruz, 30 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Avant la pandémie, déjà, un large mouvement qui n’attendait que de ressurgir avait mobilisé l’ensemble des secteurs sociaux face à la politique du gouvernement (contre la privatisation des caisses de retraite, la réforme du droit du travail, le sabotage des accords de paix, etc.) [13], notamment à Bogotá où l’explosion sociale dans divers quartiers populaires avait causé le décès d’un étudiant en droit.

Des manifestations majoritairement pacifiques

L’ambiance des manifestations à Cali est principalement joyeuse et festive, tout comme à Bogotá où, au huitième jour de la mobilisation, on chantait sur la place Bolivar « Duque Ciao » sur le rythme de la chanson révolutionnaire italienne Bella Ciao. À l’initiative du Comité national de grève (rassemblant les principales centrales syndicales), les étudiants, les syndicalistes, les camionneurs, les conducteurs de taxi, la « minga » (nom que les indigènes donnent à leurs actions collectives) [14], les paysans et des citoyens mécontents de toutes sortes, se sont réunis pour dénoncer ensemble la politique économique et sociale d’un Président éminemment impopulaire. Ce dernier et ses soutiens sont fréquemment assimilés par la foule à des « paracos » [15] (paramilitaire) comme en témoignent les paroles chantées en boucle Uribe, paraco, el pueblo esta verraco (Uribe, paraco, le peuple est en colère) ou encore Qué lo vengan a ver, qué lo vengan a ver, eso no es un govierno, son los paracos al poder (Venez voir, venez voir, ce n’est pas un gouvernement, ce sont les paracos au pouvoir).

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Les Cacerolazos, les concerts généralisés de casseroles aux fenêtres de la ville à 20 heures, illustrent également la volonté de la majorité des citoyens d’exprimer pacifiquement leur solidarité à la cause. Afin que le paro (la grève) ne se limite pas à une simple marche, les manifestants ont adopté la stratégie des points de résistance multiples [16] (il en existe au moins 13, parmi lesquels on peut citer Puerto Resistencia, Apocalipso, Puente de las Mil Luchas ou encore Paso del Comercio). Ces derniers s’accompagnent de nombreux barrages sur les routes, tant à l’intérieur de la ville qu’à ses sorties. L’épicentre culturel et artistique de la mobilisation à Cali, situé dans le centre, s’appelle la Loma de la Cruz. Rebaptisée la Loma de la dignidad (la colline de la dignité), c’est un lieu symbolique où les manifestants, notamment les plus jeunes, viennent pour passer du temps ensemble, boire un verre, chanter et scander « Resistencia ».

Loma de la Cruz, fin mai © David Zana pour LVSL

En marge des manifestations pacifiques ou après celles-ci, il existe une autre réalité : celle du vandalisme et des affrontements meurtriers. Même si elle est marginale à côté de la mobilisation sociale d’une ampleur historique, elle est extrêmement présente dans les médias locaux et nationaux et dans les esprits des habitants. Les Caleños (habitants de Cali) appréhendent chaque matin la prochaine horrible noche [17] et n’ont pu rester insensibles aux attaques répétées subies par le MIO [18], leur système public de transport urbain (16 bus brûlés, 36 vandalisés, 13 stations incinérées et 48 endommagées [19]).

La violente répression de la part de la police : une réalité documentée

Fer de lance de la mobilisation, la jeunesse est déterminée à ne pas laisser passer l’opportunité présente de défendre les droits fondamentaux qu’elle n’a jamais eus. Alors que l’accès à l’enseignement supérieur en Colombie est réservé aux catégories de la population les plus aisées en raison d’un système universitaire majoritairement privé et extrêmement coûteux, la plupart d’entre eux sont en effet contraints d’enchaîner les « petits boulots ». Ceux qui en viennent à cautionner les violences commises contre certains biens pendant les manifestations ne sont pas rares. Carolina est serveuse dans un bar à bières et n’a pas manqué une seule journée de manifestation depuis le début des évènements. Elle proteste toujours pacifiquement, en gardant scrupuleusement son masque. Elle nous a cependant confié : « Certains ont détruit des banques et des supermarchés, je ne l’aurais pas fait. Mais franchement, je ne vais pas non plus pleurer pour eux avec tout l’argent qu’ils ont ».

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si Cali est rapidement apparu comme l’épicentre de la mobilisation, c’est aussi la ville où la répression s’est abattue le plus violemment. Les violences sur les personnes ont choqué une population urbaine qui n’y avait plus été confrontée depuis longtemps. La police colombienne a davantage été formée pour chasser l’ennemi interne communiste (en vertu de la doctrine de sécurité nationale [20]) que pour gérer démocratiquement une protestation sociale. Dès le début des protestations, les autorités ont renforcé la sécurité en envoyant plus de 1 000 hommes supplémentaires, près de 700 policiers et 300 militaires [21]. Alors que la situation échappait de plus en plus au maire de la ville, Jorge Iván Ospina, la police et l’Escadron mobile antiémeutes (ESMAD) ont allègrement fait usage de gaz lacrymogènes dans des situations où l’atteinte à l’ordre public n’était pas manifeste et n’ont pas hésité à tirer à balles réelles dans la foule dans certaines circonstances. De nombreuses arrestations de manifestants ont également été rapportées.

Santiago a 21 ans. Alors qu’il participait avec son épouse à une journée de commémoration pacifique des personnes décédées et disparues depuis le début des mobilisations, il a été arrêté puis détenu par la police. Il témoigne :

« De nombreuses voitures et motos de police sont arrivées et ont commencé à tirer dans le tas. Avec mon épouse et des amis nous avons été arrêtés puis transportés dans un fourgon. Ils ont pris les téléphones de mes amis qu’ils n’ont jamais rendu. Dans le fourgon, ils ont commencé à me frapper aux côtes et à la tête, sous les yeux de mon épouse. Ils ont fermé la porte à plusieurs reprises sur ma main qui a été fracturée. Pendant le trajet, ils touchaient les seins et les fesses de mon épouse de façon ostentatoire et ils lui ont dit que si elle continuait à pleurer, ils allaient me frapper plus fort. Au poste de police, ils ont continué à me frapper, à plusieurs. Ils m’ont gardé pendant 48 heures et m’ont obligé à signer un papier disant que l’arrestation avait été légale et sans violence. Ma copine n’a été gardée que quelques heures mais ils lui ont fait croire pendant le temps de ma détention qu’ils m’avaient fait disparaitre ».

L’expérience vécue par Santiago et son épouse n’est malheureusement pas un cas isolé. Plusieurs organisations de protection des droits humains ont rapporté de façon précise et documentée de nombreux cas de détentions arbitraires et de violences de la part des autorités publiques, qu’il s’agisse de séquestrations, d’agressions sexuelles au sein de commissariats, de tortures ou d’homicides [22]. Selon Santiago, les autorités publiques mènent volontairement une politique de la mano dura (main ferme) pour faire peur et dissuader de retourner dans les manifestations.

Les abus policiers dans l’usage de la force ne constituent cependant pas la seule forme de violence. Dans un pays profondément marqué par la délinquance de droit commun et la délinquance organisée, une fois la brèche allumée, la violence prend vite une forme généralisée [23]. Le professeur Jorge Hernandez Lara de l’Université El Valle distingue la violence policière, la violence collective (celle des manifestants), la violence opportuniste (celle des délinquants), la violence vindicative (celle des habitants des quartiers aisés, lésés par les blocages) et la violence militaire qui forment ensemble un « cercle de la violence » [24]. Dans les discours des uns et des autres, la désignation du bouc émissaire domine, les responsables sont tantôt les policiers, tantôt la guérilla, tantôt les Vénézuéliens, tantôt des délinquants profitant de la situation. Le chaos ne se manifeste pas seulement dans les événements mais aussi dans les discours, tellement éloignés les uns des autres.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Une mobilisation qui perdure, un chaos qui s’installe

« El paro no para » (la grève n’est pas finie) peut-on lire sur de nombreuses pancartes de manifestants et de personnes organisant les barrages.

Force est néanmoins de constater que la situation générale a considérablement évolué depuis la ferveur stimulante des premiers jours de la mobilisation. Felipe, chauffeur de taxi à Cali, en est témoin : « La protestation sociale saine des premiers jours a laissé la place à la violence et au vandalisme. Il y a de nombreux barrages et dans certaines zones comme c’est le cas du District d’Aguablanca, il faut payer quelque chose pour passer. Trois collègues ont été assassinés à Cali car ils ont refusé de payer ce qu’on leur demandait ».

Cali est en effet une ville qui concentre, même en temps normal, une très forte pauvreté, des indices d’homicides résolument élevés et une pluralité de groupes armés illégaux. Selon un classement effectué par l’ONG mexicaine Seguridad, Justicia y Paz pour l’année 2019, Cali occupait par exemple la position de la 26ème ville la plus dangereuse au monde [25]. Felipe n’avait néanmoins jamais vu sa ville confrontée à de pareilles circonstances : « J’ai vu des gens disparaître, des gens par terre, des personnes blessées, des personnes violentées par la police, etc. ».

Dans le même temps, les citoyens sont souvent contraints de patienter pour la moindre démarche. La plupart des guichets de banque ayant été vandalisés, quelques guichets concentrent toutes les files d’attente. Les chauffeurs de taxi doivent patienter au moins cinq heures avant d’avoir de l’essence. Le temps passé dans la voiture a également été dupliqué en raison des embouteillages provoqués par les nombreux barrages dans la ville et la suspension fréquente des services du MIO.

Des divisions au sein de la population semblent se faire de plus en plus ressentir. Certains commerçants lésés par les vols à répétition tentent de faire concurrence au célèbre SOS Nos están matando (ils nous assassinent) avec l’hashtag Nos están robando (ils nous dévalisent). Les nombreux barrages dans la ville commencent aussi à rendre impopulaire la mobilisation auprès d’une partie des habitants – pour le plus grand bonheur des médias oligarchiques. On peut lire ainsi en première page du journal El Pais : « Les blocages affectent plus l’économie que la pandémie ». La politique économique du gouvernement semble ne plus être le sujet premier et les violences policières sont moins dans les esprits : il y a les pro et les anti-blocages.

La calle 5 con la carrera 13 (Cali), fin mai © David Zana pour LVSL

Nous arrivons vers la fin du mois de mai et cela fait près d’un mois maintenant que dure la mobilisation. Les choses s’étaient en apparence calmées. Les vidéos montrant des vols, des agressions, des coups de feu, des affrontements circulaient moins, les taxis ne faisaient plus cinq heures de queue pour avoir de l’essence, les poubelles avaient cessé de pourrir au soleil, les carottes réapparaissaient dans les magasins, les sirènes de police se faisaient plus rares, on entendait moins les hélicoptères, l’ambiance générale était plus détendue. La majorité des tensions semblaient s’être déplacées vers d’autres municipalités proches, notamment Jamundi, Yumbo, Buenaventura et Popayán.

La dure répression policière et la suppression rapide des vidéos qui les exposent sur les réseaux sociaux ont en réalité grandement contribué à calmer artificiellement l’atmosphère. Les témoignages de censure abondent de la part des usagers des plateformes [26]. On a vu circuler le hashtag « En Colombia nos están censurando» (En Colombie ils nous censurent). Si la société Facebook nie toute politique volontaire de censure, elle reconnaît que son algorithme est programmé pour effacer les contenus violents [27]. Depuis son épisode avec les forces de l’ordre, Santiago publie fréquemment des vidéos de violences policières sur Facebook et en a fait l’expérience : « Les vidéos restent quelques jours seulement sur la plateforme et les plus virales d’entre elles ne dépassent pas 24 heures ».

La journée et la nuit du 28 mai, un mois jour pour jour après la première manifestation, ont confirmé que la situation était toujours la même, sinon pire. En marge des mobilisations festives et pacifiques toujours vigoureuses et hétéroclites, 13 décès ont été enregistrés ce jour-là dans la seule ville de Cali, conduisant le Président à augmenter les effectifs de l’armée.

Le climat social actuel : une conséquence des politiques menées depuis les années 1990

Si le climat social actuel est attisé par l’image et la politique d’un président extrêmement impopulaire, il est surtout le produit des politiques économiques et sociales menées en Colombie depuis le début des années 1990.

Malgré l’instauration en 1991 d’une constitution nationale progressive consacrant de nombreux droits sociaux fondamentaux et affirmant le caractère pluriculturel et pluriethnique de la société, les textes législatifs et réglementaires des années 1990 ont été dans le sens d’une flexibilisation et d’une libéralisation à tout va de l’économie. Qu’il s’agisse de la loi 50 de 1990 qui flexibilise le marché du travail, de la loi 100 de 1993 qui privatise le secteur de la santé, de la privatisation de plusieurs entreprises colombiennes entre 1991 et 1997 ou encore d’une politique ne visant qu’à faciliter les investissements étrangers, la Colombie s’est engagée depuis les années 1990 sur un modèle économique profondément libéral, produisant toujours plus de laissés-pour-compte.

La mesure fiscale récemment entreprise par le gouvernement ne s’inscrit pas seulement dans le cadre d’un agenda de rigueur budgétaire visant à récupérer entre 2022 et 2031 les 6,3 milliards de dollars perdus pendant la crise sanitaire. Elle constitue à elle seule une réforme structurelle de l’impôt sur le revenu, visant à en faire un impôt ciblant davantage les personnes physiques et moins les personnes morales (seulement 4% des citoyens paient l’impôt sur le revenu) [28]. La Colombie, qui a un secteur informel représentant la moitié de son économie, cherche en effet à élargir son assiette fiscale étroite ainsi qu’à s’aligner sur le taux moyen de l’impôt sur les sociétés des pays de l’OCDE qui est de 22% alors que le sien est de 32%. En optant pour l’imposition de la classe moyenne inférieure et des plus modestes au lieu d’imposer davantage les personnes les plus riches (comme l’a même suggéré Gustavo Cote, l’ancien directeur de la Direction nationale des impôts et des douanes – DIAN), la réforme avortée s’inscrit sans difficulté dans la droite ligne des politiques menées dans le pays depuis trois décennies.

Sur le plan de la communication, le Président n’a pas hésité à justifier la nécessité de sa réforme par le financement des programmes sociaux : « La réforme n’est pas un caprice. C’est une nécessité. La retirer ou pas n’est pas l’objet du débat. La vraie condition est de pouvoir garantir la continuité des programmes sociaux » [29]. La rhétorique présidentielle, sur le ton du célèbre slogan There is no alternative, n’a cependant pas eu d’effet sur une jeunesse colombienne en pleine ébullition, ne voyant également de son côté aucune alternative à la mobilisation.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

À l’instar de l’expression de « terrorisme urbain » employée par le procureur général de la Nation Francisco Barbosa [30] ou de celle de « révolution moléculaire dissipée » utilisée par l’ex-Président Alvaro Uribe [31], la stratégie non nouvelle des autorités colombiennes consistant à diaboliser et délégitimer la protestation sociale et semer des divisions dans le pays portera-t-elle ses fruits une fois de plus ? Le retrait de la réforme fiscale puis de celle de la santé constituent quoi qu’il en soit une victoire pour les manifestants. Il leur reste encore, après avoir évité un recul de leurs droits, à obtenir des avancées politiques concrètes.

Alors que tous les yeux sont rivés vers les élections présidentielles de 2022, la Colombie vit en ce moment une rencontre que l’on pouvait présager, entre des dynamiques nouvelles qu’inspire une jeunesse urbaine et connectée et des dynamiques anciennes certes métamorphosées mais toujours en place. L’impression de chaos généralisé qui en ressort est inquiétante mais constitue aussi, un prélude pensable pour un véritable processus de paix, celui du bas vers le haut.

Notes :

[1] En Colombie, le salaire minimum est de 908.526 pesos (240 dollars) et le salaire moyen de 1,3 millions de pesos (310 dollars). Selon les chiffres du Département national des statistiques (DANE) pour les dix premiers mois de l’année 2020, moins de 40% des travailleurs touchent plus que le salaire minimum. URL: https://forbes.co/2020/12/07/economia-y-finanzas/en-colombia-el-638-de-las-personas-no-ganan-mas-de-un-minimo/

[2] Impuesto al valor agregado (la taxe sur la valeur ajoutée – TVA)

[3] En Colombie, la loi découpe la population en six strates socio-économiques en fonction du lieu d’habitation. L’estrato 1 est le plus bas et l’estrato 6 le plus haut. L’estrato détermine, entre autres, le niveau d’impôts que doit payer un citoyen.

[4] La Banque mondiale classe la Colombie comme le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine et le septième le plus inégalitaire au monde : https://www.larepublica.co/economia/segun-el-banco-mundial-colombia-es-el-segundo-pais-mas-desigual-de-america-latina-2570469

[5] «Cali, bastión de la izquierda», Caliscribe.com, 12 octobre 2019. URL: https://caliescribe.com/es/12102019-2100/cali-ciudad-y-ciudadanos/17811-cali-ciudad-y-ciudadanos/cali-bastion-de-la-izquierda

[6] «Colombia primera en desplazamiento interno por cuarta vez», El tiempo, 20 juin 2019. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/conflicto-y-narcotrafico/colombia-es-el-pais-con-mas-desplazados-internos-informe-acnur-378716

[7] «Más de 27.000 desplazados en Colombia en el primer trimestre», dw, 27 avril 2021. URL: https://www.dw.com/es/m%C3%A1s-de-27000-desplazados-en-colombia-en-el-primer-trimestre/a-57346131

[8] La ville de Cali est proche des départements du Chocó, du Cauca et de Nariño et se trouve à trois heures de route de la côte Pacifique, notamment de la ville portuaire de Buenaventura qui est particulièrement abandonnée par l’Etat.

[9] Le quartier de la Luna aurait abrité la nuit la plus violente avec l’incendie de l’hôtel la Luna qui hébergeait des membres de l’ESMAD (l’Escadron mobile antiémeutes).

[10] Avant 2019, Puerto Resistencia s’appelait Puerto Rellena. Le changement de nom s’est opéré suite aux mobilisations de novembre 2019. «Puerto Resistencia en Cali: el microcosmos del paro de 2021», La silla vacia, 2 mai 2021. URL: https://lasillavacia.com/puerto-resistencia-cali-microcosmos-del-paro-2021-81316

[11] Avant même le premier jour des mobilisations, on pouvait lire dans la revue Forbes que 57,5% des Colombiens ne pensaient pas sortir manifester mais qu’en revanche, ils étaient 73% à soutenir le Paro nacional. URL: https://forbes.co/2021/04/27/actualidad/el-73-de-los-colombianos-esta-de-acuerdo-con-el-paro-encuesta/

[12] Le département administratif national des statistiques. URL: https://www.dane.gov.co/index.php/estadisticas-por-tema/pobreza-y-condiciones-de-vida/pobreza-monetaria

[13] LEMOINE, Maurice. « Guerre totale contre le mouvement social », Mouvement des luttes, 22 mai 2021.

[14] La minga est à l’origine un concept quechua signifiant « travail collectif en vue d’un objectif commun ».

[15] Terme populaire pour désigner les membres des organisations paramilitaires en Colombie.

[16] «Las causas de la crisis en Cali», Universidad del Valle, 14 mai 2021. URL : https://www.univalle.edu.co/lo-que-pasa-en-la-u/las-causas-de-la-crisis-en-cali

[17] Ainsi ont été qualifiées les nuits les plus meurtrières depuis le début des évènements.

[18] Masivo Integrado de Occidente (MIO).

[19] «Cinco estaciones y un terminal de MIO vandalizadas, en jornada de protestas de este 28 de mayo», Aquí Today, 29 mai 2021. URL:  https://aqui.today/cinco-estaciones-y-una-terminal-del-mio-vandalizadas-este-viernes/?fbclid=IwAR3uF8rdbBmU3enNo3sveJEjn3aihpqwdsjyDsaVEoHGK5r5VNILKstCpXI

[20] Ce concept renvoie à la lutte menée par les Etats-Unis contre le communisme dans les pays sud-américains.

[21] https://www.semana.com/nacion/articulo/en-video-asi-se-vive-la-tercera-noche-de-disturbios-en-cali/202121/

[22] On peut citer par exemple le communiqué conjoint des ONG Temblores et Indepaz en date du 9 mai 2021 : http://www.indepaz.org.co/cifras-de-violencia-policial-en-el-paro-nacional/

[23] La terminologie « généralisée » mérite d’être mise en lien avec l’expression de « violence généralisée » utilisée par le sociologue Daniel Pécaut pour décrire la violence en Colombie. URL : https://www.philomag.com/articles/daniel-pecaut-lordre-et-la-violence-sont-toujours-allees-de-pair-en-colombie

[24] LARA, Jorge Hernandez. «Nuevas formas de protestas en Cali, la ciudad de la resistencia », Universidad Nacional de Colombia, 16 mai 2021. URL: ieu.unal.edu.co/medios/noticias-del-ieu/item/nuevas-formas-de-protesta-en-cali-la-capital-de-la-resistencia

[25] «Metodología del ranking (2019) de las 50 ciudades más violentas del mundo», Site de l’ONG Seguridad, Justicia y Paz, 1er juin 2020. URL: http://www.seguridadjusticiaypaz.org.mx/sala-de-prensa/1589-metodologia-del-ranking-2019-de-las-50-ciudades-mas-violentas-del-mundo

[26] «Colombianos denuncian qué el gobierno censura publicaciones en redes sociales», La Nacion, 6 mai 2021. URL: https://www.lanacion.com.ar/el-mundo/colombianos-denuncian-que-el-gobierno-censura-publicaciones-en-redes-sociales-nid06052021/

[27] «Qué paso con las publicaciones en Instagram durante el paro nacional?», El Espectador, 6 mai 2021. URL: https://www.elespectador.com/tecnologia/que-paso-con-las-publicaciones-en-instagram-durante-el-paro-nacional/

[38] «Conozca si tiene que declarar el impuesto de renta desde el próximo año, según sus ingresos mensuales», LR Republica, 16 avril 2021. (larepublica.co)

[29] «Reforma tributaria en Colombia: Iván Duque pide al Congreso retirar el polémico proyecto qué desato fuertes protestas», bbc news, 2 mai 2021. URL: https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-56966451

[30] «14 capturados por “actos de terrorismo urbano” en marchas», El Tiempo, 28 avril 2021. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/delitos/fiscal-barbosa-anuncia-capturas-por-actos-de-terrorismo-urbano-584584

[31] «La revolución molecular disipada: la última estratégica de Álvaro Uribe», El País, 6 mai 2021. URL: https://elpais.com/internacional/2021-05-07/la-revolucion-molecular-disipada-la-ultima-estrategia-de-alvaro-uribe.html

Réintégration des tribunaux d’arbitrage : la nouvelle victoire des multinationales en Équateur

L’un des principaux tribunaux d’arbitrage, le CIRDI, appartient au groupe de la Banque mondiale.

Les multinationales confrontées à des gouvernements soucieux de leur imposer des régulations sociales ou environnementales disposent de leviers juridiques décisifs pour les faire plier : les mécanismes d’arbitrage. Ceux-ci leur permettent d’attaquer un État en justice auprès d’un tribunal international, dont l’un des plus importants, le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), appartient au groupe de la Banque mondiale. L’Équateur a longtemps été à la pointe de la lutte contre ces mécanismes sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017). Aujourd’hui, ce pays réintègre les tribunaux d’arbitrage et accepte de payer des sommes astronomiques aux entreprises qui l’ont attaqué en justice. La dernière en date : Perenco, multinationale française possédant des filiales aux Bahamas, qui a infligé a l’Équateur une amende de 412 millions de dollars. Par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères équatoriennes et Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne de 2021.

Depuis son investiture il y a deux mois, le président Guillermo Lasso multiplie les démarches visant à réintégrer les mécanismes d’arbitrage que l’Équateur dénonçait auparavant [NDLR : Investor-State Dispute Settlement Mechanisms en anglais, connus sous le sigle ISDS]. Le 21 juin, l’ambassadeur d’Équateur à Washington a acté le retour du pays dans le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, tribunal de la Banque mondiale), que le pays avait récusé en 2009. Incroyable mais sans doute peu surprenant : la Cour constitutionnelle équatorienne a affirmé que cette décision ne requerrait aucune ratification législative. À présent, le gouvernement fait pression pour une réinterprétation de la Constitution qui autoriserait le retour de l’Équateur dans les Traités bilatéraux d’investissements (TBI).

NDLR : Pour une analyse de la fonction géopolitique des TBI, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Les traités bilatéraux d’investissement, entraves à la souveraineté des États – le cas équatorien »

Quand l’Équateur rejetait les TBI et dénonçait les mécanismes d’arbitrage

Le retrait de l’Équateur du CIRDI était partie intégrante d’un processus plus vaste qui a abouti à la dénonciation de l’ensemble des TBI. L’article 422 de la Constitution équatorienne adoptée par référendum en 2008 dispose : « L’État équatorien n’intégrera pas des traités ou des organisations internationales qui ont pour effet de déposséder l’État équatorien de sa juridiction souveraine au profit d’entités d’arbitrage internationales dans des disputes contractuelles ou commerciales entre l’État et des personnes physiques ou des entités juridiques. »

Le consensus autour des mécanismes d’arbitrage semblait ébranlé. Avec l’aval du parlement et la décision antérieure de la Cour constitutionnelle, l’Équateur a finalement récusé les 16 TBI auxquels il était encore lié en mai 2017

En conséquence, le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017) s’est retiré d’un premier groupe de TBI en 2008. Quelques mois plus tard, il quittait le CIRDI. En 2013, le gouvernement équatorien faisait appel à un groupe d’experts afin de soumettre arbitrages et TBI à un audit, incluant l’analyse de la légalité de leur ratification et leurs répercussions sur le pays. La commission d’audit, constituée d’universitaires, d’avocats, de responsables gouvernementaux et de représentants de la société civile, a conclu que bien des TBI n’avaient pas été ratifiés de manière adéquate. Ils ont également découvert que ces traités avaient échoué à attirer davantage d’investissements internationaux en Équateur.

Le rapport de la commission identifiait également les problèmes habituels que soulevaient les mécanismes d’arbitrage : des avocats aux liens étroits avec les firmes, recrutés au cas par cas et payés de manière informelle pour faire office d’arbitres de ces mécanismes ; la défaite fréquente des pays du Sud lors des arbitrages contre les entreprises transnationales. Le rapport confirmait que les investissements étrangers affluaient vers les pays dotés d’une croissance économique soutenue, d’institutions solides et d’un système politique et social stable. Il mettait à mal, une fois encore, le mythe en vertu duquel dérégulation forcenée et cessions de souveraineté conduisent magiquement sur la voie des investissements. Il démontrait enfin que les TBI constituaient une garantie d’impunité pour les entreprises transnationales coupables de dommages environnementaux ou d’évasion fiscale.

L’Équateur capitalisait alors sur un consensus global croissant quant aux effets négatifs des mécanismes d’arbitrage – que bien des pays avaient accepté de la fin des années 1980 au début de la décennie 2000, au zénith de la dérégulation et du nivellement par le bas visant à attirer les investissements.

NDLR : Pour une mise en perspective des mécanismes d’arbitrage et des frictions qu’ils génèrent avec les États, lire sur LVLS l’article de Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de l’ouvrage Despotisme sans frontières : « Les ravages du nouveau libre-échange »

Plusieurs pays émergents, non des moindres, avaient pavé la voie à l’Équateur : l’Afrique du Sud avait mis fin à ses engagements auprès des TBI en 2012, l’Indonésie en 2014 et l’Inde en 2017. Parmi les pays d’Amérique latine, le Brésil n’avait jamais ratifié aucun traité incluant des mécanismes d’arbitrage, et la Bolivie avait quitté ses TBI en 2008.

L’Union européenne elle-même formulait des doutes, plusieurs de ses États-membres ayant été sanctionnés par des cours d’arbitrages pour avoir respecté la loi du continent. C’est ainsi que Jean-Claude Juncker a été jusqu’à écrire : « Je n’accepterai pas que la juridiction des cours des États-membres soit limitée par des régimes spéciaux relatifs aux conflits avec les investisseurs. »

Puis ce fut le tour de Donald Trump d’annoncer qu’il se livrerait à une révision des clauses relatives aux mécanismes d’arbitrage contenues dans l’ALENA, quand Démocrates et Républicains voulaient mettre fin à ces clauses dans le nouveau traité (USMCA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique qui allait remplacer celui-là.

Le consensus autour des mécanismes d’arbitrage semblait ébranlé. Avec l’aval du parlement et la décision antérieure de la Cour constitutionnelle, l’Équateur a finalement récusé les 16 TBI auxquels il était encore lié en mai 2017 – signés avec plusieurs poids lourds : États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Chine, Pays-Bas, etc.

Garantie d’impunité pour les multinationales : le cas Perenco

Le successeur de Rafael Correa, Lenín Moreno (2017-2021), ne partageait pas cette opposition aux mécanismes d’arbitrage. Pressé de revenir aux politiques néolibérales des années 1990, et sous l’effet du lobbying intense des entreprises transnationales, le gouvernement Moreno a demandé à la Cour constitutionnelle de réinterpréter l’article 422, arguant qu’il ne s’appliquait qu’aux différends commerciaux. Une démarche qui ne manquait pas d’audace : cet article, qui mentionne le terme générique de contrat, a indubitablement pour fonction de prohiber les mécanismes d’arbitrage.

Le CIRDI a donné raison à l’entreprise pétrolière franco-anglaise Perenco dans son procès contre l’Équateur. La multinationale s’est vue gratifiée de 412 millions de dollars, que l’État équatorien a été condamné à lui payer ; en cause : le viol par le pays d’un TBI signé avec la France

Il ne revient plus à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur cet article, mais le nouveau gouvernement de l’intégriste néolibéral Guillermo Lasso, qui souhaite accélérer le retour dans les mécanismes d’arbitrage, fait à présent pression sur elle – qui, du reste, n’oppose pas une résistance farouche. Afin de statuer sur la constitutionnalité du retour de l’Équateur dans le CIRDI, la Cour a fait appel à Teresa Nuques, que son curriculum – ancienne directrice du centre d’arbitrage de la Chambre de commerce de Guayaquil, et fervent soutien des mécanismes d’arbitrage – aurait dû disqualifier.

Deux juges ont finalement fait valoir que la Constitution requerrait l’aval législatif pour l’approbation de n’importe quel traité impliquant l’abandon de prérogatives judiciaires nationales au profit d’un organisme supranational. Mais ils sont demeurés minoritaires. Le 30 juin, la Cour tranchait : l’approbation législative de l’appartenance de l’Équateur au CIRDI n’était pas requise.

Le contexte de ce retour dans le CIRDI ne peut laisser indifférent. Tout juste trois semaines plus tôt, ce même CIRDI donnait raison à l’entreprise pétrolière franco-anglaise Perenco dans son procès contre l’Équateur. L’entreprise s’est vue gratifiée de 412 millions de dollars, que l’État équatorien a été condamné à lui payer ; en cause : le viol par le pays d’un TBI signé avec la France, dont l’une des clauses prohibait « l’expropriation indirecte » des entreprises françaises.

NDLR : Pour une synthèse sur le cas Perenco, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet et Vincent Ortiz : « Quand la loi française permet à une entreprise des Bahamas d’extorquer 400 millions de dollars à l’Équateur »

En quoi cette « expropriation indirecte » consistait-elle ? En 2006, l’Assemblée équatorienne avait voté à l’unanimité en faveur d’une loi qui imposait le partage des revenus exceptionnels des entreprises générés par l’explosion du cours des matières premières [NDLR : qui dure jusqu’en 2014 pour le pétrole].

En 2007, le gouvernement avait modifié plus avant la régulation afin de maximiser les revenus de l’État [portant finalement à 80% la taxe sur les bénéfices exceptionnels NDLR]. Alors que la plupart des entreprises présentes en Équateur acceptaient le nouveau cadre, Perenco se refusait à payer la somme requise. Et lorsque les autorités fiscales l’ont réclamée en se saisissant d’une quantité équivalente de pétrole, Perenco a quitté le pays. Si le CIRDI a reconnu que la taxe sur les bénéfices exceptionnels ne pouvait être assimilée à une « expropriation », elle a bel et bien déclaré que la poursuite des opérations de Perenco par l’État équatorien – qui faisait suite au départ de l’entreprise du pays – pouvait l’être.

Le cas Perenco est un condensé des problèmes que soulèvent les mécanismes arbitrages. La filiale équatorienne de Perenco ne siège pas en France ou en Angleterre ; elle se trouve aux Bahamas, qui étaient reconnus comme un paradis fiscal par l’Équateur comme par la France au moment des faits. Elle possède qui plus est quatre entités basées aux Bahamas dans sa chaîne de sociétés-écrans, avant que l’on puisse identifier qui que ce soit comme détenteurs de capitaux. Bien sûr, il n’existe aucun traité entre l’Équateur et les Bahamas. C’est donc à un véritable abus de traité (treaty shopping) que s’est livré Perenco, dirigé par la riche famille Perrodo (dix-neuvième fortune française). Une pratique courante chez les entreprises établies dans les paradis fiscaux, qui leur permet de bénéficier des TBI signés par d’autres pays, et d’avoir accès au meilleur des deux mondes : la protection et l’impunité.

Le président Guillermo Lasso a émis un décret promouvant la privatisation graduelle de l’industrie pétrolière, précisant que les mécanismes d’arbitrage constitueront la pierre angulaire de cette politique

La France pourrait se saisir de cette opportunité pour brider ses entreprises et leur interdire le beurre et l’argent du beurre – la protection des traités signés par la France et l’évasion fiscale. Le président Emmanuel Macron a critiqué à plusieurs reprises l’évasion fiscale. Son ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire a quant à lui déclaré : « L’évasion fiscale, ça n’est pas seulement une attaque contre le Trésor fiscal. C’est une attaque contre la démocratie ». Le cas Perenco offre l’occasion idoine pour jauger du sérieux de la France en la matière – qui pourrait défendre une interprétation strictement bilatérale des TBI.

Derrière les mécanismes d’arbitrage : retour au consensus néolibéral

Le ministre équatorien de la Communication a récemment annoncé que le gouvernement paierait l’amende à Perenco. L’Équateur pourrait bien sûr activer plusieurs leviers pour éviter le paiement – ou du moins le délayer de manière significative, dans un contexte d’une crise économique aigüe (l’Équateur possède l’un des plus hauts taux de mortalité provoqué par le Covid-19, et l’économie s’est effondrée de 9% en 2020).

Le gouvernement pourrait requérir l’annulation du jugement sur la base des activités de Peter Tomka, l’arbitre principal du cas Perenco, qui officiait simultanément comme juge à plein temps auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), qui interdit à ses juges de percevoir des revenus complémentaires dans une autre institution. Il pourrait également effectuer une requête en exequatur, un procédé par lequel les cours nationales décident si elles appliquent – ou non – les décisions d’une juridiction étrangère.

Le cas Perenco est atypique, dans la mesure où l’arbitrage a été rendu après que l’un des États a quitté le CIRDI et récusé les TBI, qui en sont pourtant le fondement. Perenco devrait donc avoir recours à une cour étrangère, puis faire reconnaître l’arbitrage par les cours équatoriennes, en vertu de la Convention de New York, un traité international qui pose les fondements des réquisits pour la validité des décisions juridiques étrangères. Mais le gouvernement de Guillermo Lasso a déjà fait comprendre en rejoignant le CIRDI que son gouvernement n’escomptait pas contester le paiement de l’amende à l’entreprise.

La Cour constitutionnelle laissera-t-elle les mains libres au gouvernement lorsqu’il cherchera à revenir dans les TBI signés avec les autres pays ? Il lui sera plus difficile d’arguer que de telles décisions peuvent faire l’impasse sur un vote parlementaire – comme ce fut le cas lorsque l’Équateur est revenu dans le giron du CIRDI. Mais les puissances économiques en faveur des mécanismes d’arbitrage sont considérables, et le lobbying visant à contourner le parlement intense. Des firmes intimement liées au pouvoir politique sont d’ores et déjà impatientes de profiter des privatisations qui découleraient de la signature de nouveaux traités d’investissements contenant des clauses d’arbitrage. Le gouvernement Lasso, de son côté, est enthousiaste à l’idée de vendre les biens étatiques à perte. Nulle coïncidence, donc, dans le fait qu’une semaine après l’aval de la Cour constitutionnelle pour le retour de l’Équateur dans le CIRDI, Lasso émette un décret promouvant la privatisation graduelle de l’industrie pétrolière, précisant que les mécanismes d’arbitrage constitueront la pierre angulaire de cette politique.

Les opposants à ces mécanismes d’arbitrage, qui infligent des saignées aux pays du Sud au bénéfice du capital, devraient considérer l’Équateur comme un cas paradigmatique de la lutte contre les privilèges des multinationales et leur mépris absolu pour la protection de l’environnement, les droits des travailleurs et des peuples.

L’euro, catastrophe moderne et tragédie antique

© Aymeric Chouquet pour LVSL

S’il est difficile de critiquer la monnaie unique sur le Vieux continent, on trouve pléthore d’ouvrages sur le sujet dans le monde anglo-américain, souvent rédigés par des économistes mainstream ou orthodoxes1. C’est le cas d’Ashoka Mody, professeur d’économie à l’Université de Princeton, ancien représentant-en-chef du FMI dans le cadre du « renflouement » irlandais en 2009 par la Troïka, qui publie EuroTragedy: A Drama in Nine Acts2. Loin d’être une redite des ouvrages publiés auparavant, l’auteur nous plonge dans l’histoire de la monnaie unique, parvenant à combiner le détail de chaque évènement avec un esprit synthétique et global pour dérouler sa tragédie haletante. Tragédie : le mot est tout sauf anodin. Il s’agit bien sûr d’un clin d’œil espiègle aux Grecs – à la fois inventeurs du genre théâtral sous la plume d’Eschyle et Sophocle et victimes du diktat européen de l’austérité – mais aussi d’une lecture fine de l’histoire de l’euro. L’occasion de constater que les analyses d’Ashoka Mody rejoignent certains constats posés par des économistes français hétérodoxes favorables à une sortie de l’euro.

Ashoka Mody, en bon orthodoxe souhaitant incarner la raison économique au-dessus des logiques partisanes et géopolitiques, narre l’histoire de l’euro à la manière d’une tragédie. Associé au sacrifice dans sa version grecque, ce genre littéraire se caractérise par le fait que la catastrophe finale est connue à l’avance du spectateur qui assiste, impuissant, aux mécanismes qui la mettent en place3. On comprend rapidement que pour l’auteur, l’euro constitue un sacrifice de quelques 340 millions d’européens au profit d’un agenda personnel : celui de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, tous deux gouvernés par leurs « passions » – passions partagées par les hauts fonctionnaires français pour une monnaie forte, hubris personnelle du chancelier allemand.

L’auteur manifeste une obsession particulière pour le protagoniste allemand de ce couple, probablement parce qu’il incarne, mieux que quiconque, l’hubris de ce projet défiant l’orthodoxie économique. Contrairement au mythe selon lequel ce couple aurait accepté le compromis réunification allemande contre euro4, Mody montre en réalité l’impuissance de Mitterrand devant la réunification5, le sort de l’euro étant réservé entre les mains du chancelier. Opposé à une union monétaire jusqu’en décembre 1989, Helmut Kohl opère un revirement inexpliqué à l’issue du sommet de Strasbourg. Si l’auteur explore quelques pistes – les souvenirs de la guerre, la conception dans son esprit de ce compromis – le silence demeure.

Ces non-dits, caractéristiques aussi des tragédies, se répètent inévitablement, avec un impact décisif. Par exemple, que se serait-il passé si Kohl ne s’était pas tu lorsque, pendant le débat opposant François Mitterrand à Philippe Séguin6, le président français affirmait que la Banque centrale européenne (BCE) serait soumise au pouvoir politique, alors même que le chancelier avait exigé l’indépendance de cette institution, symbole s’il en est de la victoire des principes de l’ordolibéralisme allemand7 ?

Pour une synthèse sur l’ordolibéralisme allemand, lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

De la même manière, les actions du chancelier allemand furent elles aussi empreintes d’une dimension tragique. Mody raconte que, seul contre tous en Allemagne et notamment face à la puissante Bundesbank, il insista pour l’admission dans la zone euro d’une Italie minée par la corruption systémique8. Cette hamartia – les erreurs de jugement dans la tragédie grecque – doit mener fatalement le personnage au malheur dans la tragédie grecque. C’est ainsi que le chancelier s’inclina en 1998 devant les suffrages allemands et un an plus tard, un scandale éclatait sur des financements opaques de son parti9. Pourtant, telle la malédiction des Atrides qui frappe chaque génération successivement, la tragédie de l’euro ne s’arrête pas à la sortie de scène du duo Kohl-Mitterand.

Une histoire longue de déni

Selon l’économiste indien, l’irrationalité de l’euro trouve ses racines dans les années 1970, avec la publication du rapport Werner, acte de naissance de l’idéologie européenne de la stabilité. Il pointe les raisons pour lesquelles une union monétaire s’avère impossible… tout en appelant à la réaliser, dans l’esprit de la « fuite en avant » de Jean Monnet, et au nom d’une conception constructiviste de la monnaie : l’euro amènerait l’union budgétaire, marchepied vers l’union politique. Mais Mody montre avec brio qu’au contraire, cette union monétaire, par ses multiples inachèvements, de l’absence d’union budgétaire à l’immobilité des travailleurs en passant par le défaut d’union politique démocratique, risquait plutôt de freiner la construction européenne.

Plus irrationnel, encore, l’auteur cite Nicholas Kaldor, économiste majeur du XXe siècle, qui, tel Cassandre, reprenait prophétiquement ces critiques dans un article publié en 1971 : une union monétaire incomplète « empêcherait le développement d’une union politique et non l’inverse », la zone euro devenant une maison qui, « divisée contre elle-même, ne pourrait pas tenir ». Ce reproche d’un économiste post-keynésien élucide l’histoire de l’euro que nous raconte Mody : celle d’une monnaie se construisant à l’abri des regards démocratiques et des économistes. Il est vrai, la France ratifia à l’arraché par référendum le traité de Maastricht. Mais Mody montre très bien que ce vote reflète le clivage éducatif naissant dans la société française (analyse auparavant menée par des chercheurs comme Thomas Piketty et Emmanuel Todd), les plus diplômés étant les plus favorables au traité et inversement. En 2005, l’auteur remarque que la défiance s’accentua avec le non au Traité Constitutionnel pour l’Europe, marqué en particulier par un scepticisme grandissant chez les jeunes. Là encore la métaphore de la tragédie prend corps : les créateurs de l’euro se moquent des multiples avertissements pourtant émis avec clarté.

Mody démonte également les avantages supposés de l’euro. L’augmentation du commerce au sein de la zone grâce à la réduction de l’incertitude sur les taux de change et la baisse des coûts de transaction ? Rigoureux, l’auteur montre qu’en réalité, la part des exportations de l’Italie, de l’Allemagne ou encore de la France vers la zone euro a diminué. Avec la compression de la demande intérieure, l’Allemagne – ayant paradoxalement soutenu ces politiques de rigueur – a cherché à exporter en-dehors de la zone euro, et bientôt la République tchèque, la Hongrie et la Pologne pourraient bien acheter plus de produits allemands que la France et l’Italie réunies10

Plus irréel encore fut le soutien du FMI envers l’euro, utilisant le même argumentaire, quand des recherches économiques – notamment de Barry Eichengreen – avaient montré que le type de régime de change ne modifiait pas le volume de commerce international. Dans un déni du réel stupéfiant, Mody montre que certains chercheurs, s’ils reconnaissaient cette donnée en premier lieu, utilisaient l’argument de « l’exceptionnalisme européen » – curieux terme aux allures d’ethnocentrisme – pour appuyer le projet.

Inéluctablement, comme dans toute tragédie, le réel allait rattraper la zone euro. Peut-être encouragée par l’aveuglement des protagonistes de l’euro – objet de la seconde partie – la nemesis s’abat en effet et traduit l’état quasi-constant de crise de cette zone. Durant la seule période d’accalmie, entre 2004 et 2007, l’auteur explique dans un chapitre entier qu’il s’agit en fait d’une phase « d’exubérance irrationnelle », les régulateurs européens laissant les banques prendre de plus en plus de risques. 

Les critiques que Mody émet à l’égard de la zone euro risquent cependant de dérouter le lecteur habitué à la littérature eurosceptique française. Alors que la critique hétérodoxe s’attarde sur les ravages du libre-échange, institutionnalisé par les directives européennes, accru par la suppression des taux de change consécutive au passage à l’euro, la critique orthodoxe reproche à la zone euro d’avoir laissé filer l’inflation dans les pays du Sud via des taux d’intérêt trop bas.

L’analyse de Mody, s’appuyant sur des travaux d’Alan Walters, tente d’établir que la structure de l’euro a facilité cette situation : dans le cadre d’une politique monétaire unifiée, les taux d’intérêt nominaux payés dans les pays membres convergent. Seulement, avec les différentiels d’inflation, les taux d’intérêt réels, qui déterminent les décisions économiques, divergent quant à eux. Dans la plupart des pays de la périphérie, où l’inflation était forte, les taux d’intérêt s’avérèrent trop bas et encouragèrent le boom du crédit – dans un contexte de grande inégalité de répartition des revenus et de pauvreté persistante, pourrait-on ajouter -, précipitant la crise financière. Jusqu’en 2008, pour ces pays de la périphérie, l’inflation érodait la valeur de la dette plus rapidement que les paiements d’intérêts n’augmentaient. Pour les prêteurs allemands et français, l’augmentation des prix et des salaires dans la périphérie garantissait que les emprunteurs de cette région disposeraient d’une abondance d’euros pour rembourser leurs dettes. Les capitaux étrangers affluèrent alors vers les pays ayant des taux d’inflation élevés, cet afflux accroissant encore les taux d’inflation, ce qui, à son tour, provoquait un afflux de capitaux plus important dans un processus d’auto-renforcement. Au même moment, l’inflation allemande et même française restait relativement faible, parce que leurs banques poussaient les fonds vers la périphérie et en raison de l’effet de la politique budgétaire et salariale restrictive allemande initiée par Gerhard Schröder. 

Pour freiner la frénésie du crédit de la périphérie, la BCE aurait dû relever les taux d’intérêt à un point tel que les Allemands et les Français s’y seraient opposés – par crainte d’une récession chez eux : la politique monétaire de la zone euro, mal adaptée à tous les pays membres, révélait ses défaillances funestes. La divergence de l’inflation persista en raison de la faible mobilité de la main-d’œuvre, des transferts fiscaux étant pratiquement inexistants et, surtout, les responsables politiques de la zone euro semblant ignorer le cycle en cours d’expansion du crédit et d’inflation. Pour aggraver le tout, les emprunteurs surendettés étaient de moins en moins capables de rembourser leurs dettes. La hausse de l’inflation avait entraîné une augmentation des coûts de production et des signes de baisse de la compétitivité internationale – accru par l’impossibilité pour les pays de la périphérie de dévaluer – étaient déjà évidents.

Les exportateurs des pays de la périphérie étaient écartés de leurs marchés étrangers par des concurrents de Chine et d’Europe de l’Est. Les taux de croissance des exportations des pays de la périphérie diminuaient. Leurs importations augmentaient rapidement et, par conséquent, leurs déficits des comptes courants ne cessaient de se creuser, entraînant mécaniquement selon Alan Walters un déficit public pour empêcher des faillites massives. La baisse de la compétitivité internationale due à la persistance d’une forte inflation finissait par réduire les bénéfices des entreprises nationales et augmenter leur risque de défaillance. Le risque était particulièrement aigu parce que la croissance de la productivité en était venue à une quasi-stagnation dans les économies périphériques de la zone euro. En particulier dans le boom entre 2003 et 2008, alors que le capital avait afflué vers la périphérie, la croissance de la productivité dans ces pays était proche de zéro. En fait, pendant de courtes périodes, la productivité avait même diminué.

Les pays de la périphérie voyaient les booms du crédit s’étendre plus facilement car les taux d’intérêt nominaux – similaires pour tous les membres de la zone – étaient trop bas pour ces pays. La politique one size fits none inhérente à l’euro créa donc la dette des pays du Sud et facilita, à cause de la perception illusoire que l’euro avait éliminé tout risque, le développement de bulles financières dans la périphérie, surtout en Espagne et en Irlande.

La pensée de groupe au cœur du drame

Au-delà de l’aspect purement économique, l’apport de l’ouvrage d’Ashoka Mody se manifeste dans l’analyse psychologique des protagonistes de l’euro. Régulièrement, il fait référence à l’expression de groupthink, terme inventé par le chercheur Irving Janis décrivant « l’engagement sans réserve d’un groupe envers une idéologie ou une ligne de conduite. » En français, on parlerait de « pensée de groupe » ou « bulle cognitive », caractérisée ainsi par un refus de se confronter aux opinions contraires et un déni potentiel du réel quand celui-ci détrompe l’idéologie.

Pour l’auteur, Helmut Kohl – encore lui – serait à l’origine de ce phénomène, en développant un récit classique assimilant l’euro à la paix, comme si le partage d’une monnaie pouvait empêcher une guerre civile, pointe avec une touche d’humour Ashoka Mody. Mais un homme ne peut pas suffire à convertir une élite à ce récit. 

De fait, la structure des institutions européennes facilite le phénomène de pensée de groupe. L’auteur insiste sur l’hyper-indépendance de la banque centrale et montre comment celle-ci résulte à la fois de l’impossibilité de combiner les différents intérêts nationaux et de la méfiance des Allemands vis-à-vis d’une potentielle influence française sur la politique monétaire. On voit ici le paradoxe mortifère de la construction européenne : dans un but proclamé ad nauseam d’unité et d’uniformisation, elle se se réalise et prend une forme antidémocratique à cause des intérêts divergents et de la méfiance entre les États-membres. L’objectif premier de l’indépendance des institutions européennes, dans le cas banque centrale, demeure, écrit Mody, « de s’assurer qu’un État membre ne puisse pas [la] contrôler ».

En l’absence de responsabilité démocratique devant un Parlement européen par ailleurs peu mentionné par Mody – preuve de son rôle moindre – le directoire de la BCE s’est enfermé dans une idéologie de la stabilité11 avec de lourdes conséquences, comme un retard dans la baisse de ses taux au moment de la crise des subprimes, faisant de la zone euro une zone quasi-déflationniste – Mody parle de lowflation, une inflation basse. 

Au-delà de la BCE, les autres protagonistes affichent un déni saisissant. Toujours au moment de la crise financière de 2008, on retrouve ainsi en janvier Jean-Claude Juncker, alors à la tête du groupe des ministres des Finances européens – Ecofin –  déclarer : « Nous devons être inquiets, mais beaucoup moins que les Américains, sur lesquels les déficiences contre lesquelles nous avons mis en garde à plusieurs reprises se vengent amèrement ». Les Américains allaient pourtant bien mieux s’en sortir que l’Europe en refusant l’austérité et grâce à une Fed au double objectif de plein emploi et de stabilité des prix. À l’inverse, la BCE s’était fixée – et se fixe toujours – comme objectif seul la stabilité des prix, dans la logique de l’idéologie ordolibérale. Pour l’auteur, c’est ainsi elle qui « infligea une blessure grave » à la zone euro en rehaussant les taux d’intérêt directeurs le 7 juillet 2011 et annonçant de futures nouvelles hausses, aggravant la crise financière. À ce déni s’ajoute un dédain ironique de ces protagonistes : par exemple, Mody nous raconte qu’en pleine violation des traités, le président de la BCE Jean-Claude Trichet envoie des lettres aux chefs de gouvernement espagnol et italien – élus – exigeant des réductions des déficits publics de leur pays, en d’autres termes outrepassant le mandat de la BCE qui est celui de la politique monétaire.

On pourra bien sûr regretter que l’auteur privilégie parfois l’idée de déni ou d’incompétence des gouverneurs de la BCE au lieu de montrer des intérêts particuliers défendus par ceux-ci, dont témoigne la dépendance grandissante des banques centrales vis-à-vis des marchés financiers12. Pour autant, Mody a le mérite de dresser ce constat pour les intérêts nationaux particuliers, l’Allemagne en tête. Cette Allemagne, qui avait exigé l’indépendance de la BCE, n’a pourtant pas hésité à exhorter cette dernière à baisser ses taux d’intérêts directeurs durant la chancellerie de Gerhard Schröder.

L’auteur conclut ainsi avec l’ironie suivante : « L’indépendance de la BCE était destinée à préserver ses décisions techniques de toute influence politique et à leur conférer une crédibilité à toute épreuve. Au lieu de cela, la prétendue indépendance de la BCE a caché des intérêts nationaux non réglementés, ce qui a maintenu les actions de la BCE en dehors des besoins économiques de la zone euro et a sapé sa crédibilité ». Ces lignes soulignent le paradoxe de la construction européenne : devant servir les Européens, celle-ci semble en fait avoir caché les intérêts propres à l’Allemagne, quitte à produire des effets néfastes sur ses « partenaires », tout en lançant d’incessants appels à l’unité du Vieux continent. 

Une tragédie toujours inachevée

La plus grande frustration à l’issue de la lecture de cet ouvrage tient dans la résistance de l’euro qui, curieusement inébranlable, survit. Dans la tragédie grecque, l’hamartia du personnage ne cause-t-elle pas sa chute ? La catharsis ne doit-elle pas prendre toute sa force à l’issue de la tragédie et agir comme une leçon pour le futur ? Avec l’euro, c’est une forme d’irrationalité permanente qui s’abat sur l’Europe.

L’auteur a certes le mérite de fournir une explication psychologique, se basant sur les travaux de Thomas Schelling et écrit dans l’introduction : « Il est dans la nature des êtres humains d’oublier que nous oublions sans cesse. Dans la zone euro, des efforts répétés, libérés du poids de la mémoire des échecs passés, reviennent tourner autour des mêmes thèmes ; à chaque fois, avec les mêmes mots et les mêmes arguments, l’espoir est que le dernier effort sera enfin récompensé. Mais au lieu d’une progression, l’involution se poursuit ». Alors que dès l’origine de la construction européenne Mody montre qu’aucun pays ne comptait s’engager dans une « fédération » européenne, cette idée-là a survécu chez certains dirigeants européens niant le réel. De la même manière, Mody déconstruit la théorie de Jean Monnet de la « fuite en avant » du projet européen : avec l’exemple du New Deal aux États-Unis, il montre que celui-ci représenta une réelle fuite en avant pour le pays, l’augmentation majeure du budget fédéral s’avérant décisive pour permettre la reprise économique. À l’inverse, le maigre et insuffisant budget communautaire de la zone euro aggrave les différences entre les pays membres – et n’a jamais connu de hausse substantielle lors des différentes crises.

On observe aussi que les héros de la tragédie – qui, selon Aristote, « sans être éminemment vertueux et juste, [tombent] dans le malheur non à raison de [leur] méchanceté et de [leur] perversité mais à la suite de l’une ou l’autre erreur [qu’ils ont] commise »13 – de l’euro ont peu de repentance. Qui imagine Jean-Claude Juncker se crever les yeux, tel un Œdipe se lamentant lorsqu’il découvre la vérité ? Cette ignorance de la fatalité met un terme à la métaphore filée de la tragédie, même si les non-héros – à prendre ici dans le sens donné par Aristote – de l’euro, c’est-à-dire les peuples partageant la monnaie unique, ne l’ignorent pas et se révoltent spontanément14.

On regrettera par ailleurs que la lucidité remarquable de l’auteur dans son récit de l’euro disparaît lorsqu’il évoque ses deux scénarios pour le futur de l’Europe. Dans la première hypothèse, la zone euro continue de fonctionner sans ajustements, business as usual. Mody se montre défavorable à une sortie de l’Italie de l’euro, car, du fait de la reconversion de la dette en lire, celle-ci exploserait au point de devenir insoutenable. Ce raccourci simpliste, qui apparaît de façon surprenante après plus de 400 pages d’érudition, a notamment été démenti par Jacques Sapir15. Mody convient tout de même qu’une sortie de l’Allemagne serait fort bénéfique, contribuant à apprécier le mark et à baisser le monstrueux excédent commercial de la première puissance européenne.

Dans la seconde hypothèse, une contradiction majeure émerge : en plein élan de politique-fiction, Mody nous offre un discours fantaisiste tenu par Angela Merkel, peu connue au cours de ses quinze années de chancellerie pour son hétérodoxie : celle-ci proposerait d’annuler une partie de la dette grecque, d’émettre une dette à cinq ans pour faire connaître clairement les risques aux créanciers privés, et d’abandonner les règles budgétaires restrictives de Maastricht. Le lecteur attentif s’avérera surpris de ne pas voir apparaître le démantèlement de la zone euro dans ses propositions. Mais ce n’est pas tout : le discours de Merkel se poursuit ensuite longuement par l’ambition affichée de construire une « République des Lettres » basée sur la coopération des Européens dans le domaine de l’éducation. Enfin, la sympathique chancelière achève son discours par l’insistance sur les valeurs européennes que sont « la démocratie, la protection sociale, la liberté de voyager et la diversité culturelle » ; « Dans cette Europe, tous les Européens se retrouvent dans des espaces communs pour réaffirmer leurs valeurs universelles ».

En réalité, cette fantaisie s’apparente à une chimère digne des discours réformistes pro-européens, alors que Mody rappelle quelques lignes plus tôt que « plus d’Europe » ne sera pas la solution. Si, par un bref retour à la lucidité, il écarte l’idée d’une union politique et budgétaire, ce discours imaginé de Merkel ne tient pas debout. Mody lui-même explique plus tôt dans l’ouvrage que la protection sociale et la démocratie ont justement été mises à rude épreuve par les institutions européennes. Ensuite, restituer la prérogative budgétaire aux États sans leur rendre l’outil monétaire équivaut à une nouvelle forme de compromis incomplet et néfaste, à l’image de l’euro conçu sans union budgétaire et politique. C’est aussi négliger le point pourtant fondamental qu’une politique budgétaire doit se concevoir avec l’outil monétaire pour assurer son efficacité16. Pourtant, Mody montre excellemment au fil du livre l’absurdité du slogan « unis dans la diversité », slogan fort sympathique pour des intellectuels qui articulent des concepts mais aux conséquences concrètes nocives. De même qu’il affirme que les « États-nations réclament davantage de souveraineté »17, qu’il montre que l’euro ne sera jamais une zone monétaire optimale18, Mody refuse d’exiger la restitution du droit de battre monnaie aux nations, droit pourtant fondamental dans l’affirmation de la souveraineté d’un État. N’est-ce pas une curieuse illustration d’aveuglement dans le raisonnement, s’assimilant à l’hubris des dirigeants européens paradoxalement démontré dans ce même livre ?

S’il reconnaît que le niveau des universités européennes baisse par rapport à celles d’Asie et d’Amérique, ses invitations à une coopération européenne dans l’éducation ignorent les politiques déjà entreprises par l’Union européenne dans ce cadre-là, notamment par le processus de Bologne dénoncé pour sa conception néolibérale de l’éducation et son principe de concurrence entre les universités19

Au-delà de la question de l’éducation vue comme centrale par Mody – qui analyse notamment le ralentissement des gains de productivité comme conséquence de la stagnation des dépenses publiques en R&D depuis 1997 – l’allusion au Marché unique s’avère rare dans cet essai, alors qu’il ne peut être séparé de la question de l’euro. L’Acte unique de 1986, avec ses « quatre libertés », entérine la suppression des tarifs douaniers et la libre circulation des capitaux. Avec la monnaie unique quelques années plus tard, les États-membres perdent toute possibilité de protection de leur économie nationale dans un espace où la concurrence libre et non faussée s’applique brutalement. La suppression du filtre monétaire expose alors davantage la France.

D’où le recours à la flexibilisation du marché du travail – le mythe des réformes Hartz est cependant bien déconstruit par Mody20 dans l’ouvrage – pour opérer une dévaluation interne en lieu et place d’une dévaluation monétaire : baisse des salaires et de la fiscalité des entreprises pour compresser les coûts de celles-ci et préserver leur compétitivité.

Enfin, l’erreur la plus saisissante du discours imaginaire de Merkel est l’affirmation de valeurs européennes universelles. Si Mody souligne très bien la diversité des profils et besoins économiques des membres de la zone euro, il révèle une ignorance surprenante quant à la diversité anthropologique du Vieux Continent. À cela s’ajoutent des dynamiques démographiques propres à chaque nation qui renvoient à des cultures différentes. Face à une Allemagne21 attachée à la stabilité monétaire pour des raisons historiques évidentes, l’euro ne pouvait prendre qu’une forme ou une autre, et il est devenu le deutschemark déguisé au profit de l’Allemagne qui se débarrasse des désavantages du deutschemarks réel – il ne s’apprécie pas -, notamment grâce à la soumission de la classe dirigeante française aux principes ordolibéraux allemands22. Même si Mody tente une analyse psychologique des protagonistes de l’euro, on peut regretter son raisonnement économiciste écartant les variables anthropologiques.

Dans la même logique, l’auteur tend parfois au simplisme quant à sa classification des pays, entre les vertueux au nord de la zone et ceux du Sud, gangrenés par des institutions et un système éducatif défaillants. S’il montre bien que l’euro a aggravé cette divergence, la France basculant par ailleurs avec les pays du Sud, il semble particulièrement réducteur quant à l’Italie, attribuant la corruption généralisée dans le pays à ses dirigeants politiques et sa culture, alors qu’elle résulte en fait d’une absence d’alternance avec le Parti Communiste Italien lors de l’après-guerre, absence en partie permise par les États-Unis et les autres pays européens. Malgré ses contradictions finales qui apparaissent comme un comble après avoir démontré avec talent l’irrationalité de l’euro, EuroTragedy demeure un ouvrage de référence et relativement accessible pour découvrir l’euro, son histoire notamment, sa conception et ses sérieuses limites. Le profil de l’auteur, universitaire américain anciennement membres du FMI, permettra aussi de détromper certains europhiles faisant passer une sortie de l’euro comme une proposition d’extrême-gauche. Ashoka Modi, qui plus est, est loin d’être le seul économiste orthodoxe du monde anglo-saxon à afficher son scepticisme vis-à-vis de la monnaie unique25.

Ce récit ne prendra cependant toute sa saveur que lorsque cette tragédie s’achèvera.

Notes :

1 Joseph Stiglitz The Euro. How a Common Currency Threatens the Future of Europe et Marvyn King The End of Alchemy: Money, Banking and the Future of the Global Economy, tous deux publiés en 2016.

2 L’ouvrage, hélas, n’a pas été traduit en français pour le moment.

3 trágos (« bouc ») et ᾠδή, ôidế (« chant, poème chanté »). D’où le sens « chant du bouc », désignant le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux fêtes de Dionysos à l’époque archaïque.

4 Bien que ce compromis soit aussi étrange : comment Mitterrand pouvait penser contrer la puissance allemande par le partage d’une même monnaie ? On en revient ici au complexe d’infériorité historique de la classe politique française vis-à-vis de l’Allemagne, qui remonte à la guerre de 1870. Mody nous apprend d’ailleurs que le projet de l’euro naît dès la présidence de Georges Pompidou.

5 La réunification était déjà soutenue par les États-Unis et approuvée par l’URSS.

6 A propos du traité de Maastricht, le 20 septembre 1992 à la Sorbonne.

L’ordo-libéralisme est une doctrine économique dont le mot-clé de stabilité va se retrouver dans la conception de l’euro : équilibre des comptes, stabilité des prix. Pour assurer cette stabilité, l’État doit se cantonner à un rôle d’organisateur des règles du marché, passant par une banque centrale indépendante du pouvoir politique. Ces principes vont guider la construction européenne, quitte à rendre invisible l’ajout des principes égalitaires et dirigistes français. Pour approfondir, voir : https://lvsl.fr/ordoliberalisme-comprendre-lideologie-allemande/

8 Cette position alla y compris à l’encontre de l’ambassadeur allemand à Rome qui voyait bien que l’Italie, empêtrée dans l’opération « Mains propres » au début des années 1990,était loin de mener les réformes structurelles de réduction des dépenses publiques exigée par le traité de Maastricht. L’Italie avait alors une dette publique équivalant à 120% de son PIB quand la limite fixée par le traité était de 60%.

9 https://www.la-croix.com/Archives/2000-01-25/L-Allemagne-decouvre-avec-stupeur-le-systeme-Kohl-_NP_-2000-01-25-100333

10 La Pologne vient d’ailleurs de dépasser la France dans son commerce avec l’Allemagne : https://visegradpost.com/fr/2021/02/17/la-pologne-depasse-la-france-dans-le-commerce-avec-lallemagne/

11 Idéologie qui rejoint les principes ordo-libéraux de stabilité des prix et d’équilibre des comptes.

12 Cette tribune de Michael Vincent le montre bien : https://0vinz.files.wordpress.com/2020/07/europe-_bce_mv.pdf

13 Poétique

14 Jacques Ellul disait ainsi : « Lorsqu’il y a le risque d’une fatalité, à ce moment-là l’homme doit se révolter et refuser que ce soit un destin. Dans toutes les tragédies grecques, c’est en présence de la fatalité que l’homme dit qu’il veut que l’humanité existe ». (https://www.youtube.com/watch?v=01H5-s0bS-I) Dans le cadre de l’euro, la seule affirmation d’humanité provient des peuples des différents États-membres.

15 https://www.les-crises.fr/leuro-contre-leurope-par-jacques-sapir/, voir la partie « Une sortie de la zone Euro entraînera-t-elle une catastrophe ? »

16 Comme le faisait remarquer Jacques Sapir dans cette émission à propos du dernier plan de relance français, l’euro surévalué pour la France constitue un frein majeur à la volonté du gouvernement d’accroître la compétitivité des entreprises du pays, même en débloquant des aides budgétaires : https://www.youtube.com/watch?v=knb5p7QRCFw

17 Formulation par ailleurs maladroite, la souveraineté étant une notion indivisible.

18 Due à l’immobilité indépassable du facteur travail considérée dans son modèle (s’inspirant de celui de Robert Mundell) comme critère indispensable d’une zone monétaire optimale.

19 Voir par exemple cette tribune à l’occasion des dix ans du processus : https://www.lemonde.fr/idees/article/2009/04/10/le-processus-de-bologne-attise-la-fronde-universitaire-par-brigitte-perucca_1179139_3232.html. Par ailleurs, l’idée d’une éducation européenne n’est pas neuve et avait été cruellement critiquée ainsi par Romain Gary dans Education européenne : « en Europe on a les plus vieilles cathédrales, les plus vieilles et les plus célèbres Universités, les plus grandes librairies et c’est là qu’on reçoit la meilleure éducation – de tous les coins du monde, il paraît, on vient en Europe pour s’instruire. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins, en baissant la tête, et en attendant que ça vienne ».

20 Page 367 : ces réformes de « flexibilisation » du marché du travail, ralentissant les hausses de salaires, ont été associées à la reprise économique de l’Allemagne alors que Mody montre que la reprise a en réalité été permise par la délocalisation de certaines activités industrielles dans les économies européennes à bas salaire et des avantages structurels dans la formation professionnelle des ouvriers, n’empêchant pas la précarisation des employés dans le tertiaire subissant les effets des réformes Hartz et dont les gains de productivité furent plus faibles. Ces réformes inspirèrent le Jobs Act en Italie en 2015, accroissant le nombre de travailleurs contrats temporaires.

21 Voir par exemple L’invention de l’Europe d’Emmanuel Todd.

22 C’est bien la commission dirigée par le français Jacques Delors qui recommanda l’application de ces principes.

23 Menace pour l’instant écartée : https://lvsl.fr/congres-de-la-cdu-allemande-beaucoup-de-bruit-pour-rien/

24 Helmut Kohl pour l’Italie, Valéry Giscard d’Estaing pour la Grèce.

25 Dès 1992 d’ailleurs, la plupart des économistes américains de l’establishment étaient sceptiques à propos de l’euro : https://ec.europa.eu/economy_finance/publications/pages/publication16345_en.pdf

POLANYI, LA « GRANDE TRANSFORMATION » : DE L’ÉCONOMIE À LA SOCIÉTÉ (NÉO)LIBÉRALE

© Aitana Pérez pour LVSL

Historien et anthropologue de l’économie, Karl Polanyi publiait en 1944 sa grande œuvre La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Il s’agit pour lui de comprendre comment l’économie de marché a cherché à s’étendre à toute la société, à partir de la Révolution industrielle jusqu’à l’avènement du fascisme. Polanyi pourfend le mythe d’un marché spontané et auto-régulé, démontrant que le capitalisme est le fruit d’une construction politique, qui a nécessité des siècles de législation et d’institutionnalisation. Refusant la dichotomie entre libre marché et interventionnisme étatique, le second étant la condition du premier, il offre de précieuses clefs de lecture pour comprendre le néolibéralisme. Le Vent Se Lève revient sur le regard de ce penseur critique de l’économie libérale et de ses prétentions hégémoniques.

Polanyi publie La Grande Transformation alors que les feux de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas encore cessé. Face à la violence des conflits guerriers et politiques, il ressent l’impératif de chercher l’origine de cette instabilité pour éviter la reproduction d’une telle situation. Il voit dans la naissance et le développement du libéralisme économique l’origine de la crise mondialisée des années 30, une « grande transformation » qui, en radicalisant ses principes, a conduit au fascisme.

Le système politico-économique dont il prétend définir l’organisation est construit autour de quatre composantes. Au premier chef figure le marché autorégulateur, puis l’équilibre international des grandes puissances, l’étalon-or de la monnaie et l’État libéral. Ces quatre facteurs apparaissent comme de véritables institutions étroitement liées, qui ont servi de piliers à ce qu’il appelle la civilisation du XIXème siècle.

Aujourd’hui encore, nous pouvons mesurer le poids de cette tradition dans le champ politique, à la manière dont certains libéraux s’insurgent contre la moindre remise en cause du dogme de la non-intervention de l’État dans l’économie, contre les manipulations de la masse monétaire, en somme contre les atteintes à l’autorégulation des marchés.

Le système économique du libéralisme a tenu pendant un siècle autour de quatre facteurs étroitement imbriqués : dès que l’étalon-or a été abandonné, l’édifice entier du libre-marché s’est effondré, entraînant le monde entier dans la crise.

Face à l’échec de la promesse du libéralisme de maintenir la stabilité politique et économique à l’échelle nationale et mondiale en 1929 comme plus récemment en 2008, il est crucial de voir comment s’est développée l’hégémonie de ce système au détriment des économies précédentes, et comment sa faillibilité « congénitale » aurait mené à la naissance d’autres économies politiques alternatives excluantes : le socialisme et le fascisme. Tout l’enjeu des travaux de Polanyi est de montrer que, dès le début de sa mise en place, la généralisation du marché autorégulateur prônée par les économistes classiques depuis Adam Smith était « purement utopique », et que cette folie ne pouvait que détruire l’homme et la nature.

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Adam Smith, auteur de la Richesse des Nations, gravure de John Kay (1790) ©Photographie conservée dans la Library of Congress

Refuser la naturalisation du libéralisme économique

Depuis les idées du philosophe écossais Adam Smith – qui est par ailleurs en voie de réhabilitation du fait de son soutien aux coalitions ouvrières de son siècle, mais reste le père fondateur du libéralisme économique – l’économie se réduit à l’échange entre individus dans un espace donné, dont le marché est la forme essentielle. Selon ses mots, l’homme a naturellement une « propension à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose » [1], ce qui justifie la généralisation de l’économie de marché à la société toute entière. L’auteur de la Richesse des nations fait ainsi de la recherche du profit individuel, qui caractérise le modèle du marchand, une fatalité anthropologique. En systématisant cette propension à l’échange, Smith explique alors la spontanéité de l’apparition des marchés de manière simplifiée, sans se préoccuper de la réalité historique. Les premiers hommes auraient ainsi fatalement eu recours au modèle du troc pour échanger leurs ressources en surplus.

Néanmoins, ces hypothèses sur la nature mercantile de l’homme sont réfutées par Polanyi à l’aide des apports de chercheurs en anthropologie sociale et en histoire des premières civilisations. L’un d’eux, Bronislaw Malinowski, chercheur polonais considéré comme l’un des pères de l’ethnologie, s’appuie sur des études ethnographiques pour insister sur la nécessité de « discréditer une fois pour toutes [la notion] de l’Homme économique primitif que l’on rencontre dans quelques manuels d’économie politique » [2]. L’exemple de l’observation des indiens trobriandais oblige en effet à refuser de réduire l’économie à la seule institution marchande et au seul motif du profit.

Le marché et la dynamique du profit n’ont toujours rempli qu’un rôle restreint dans la vie économique des hommes, avant que les théoriciens modernes ne forgent artificiellement le mythe fondateur du libéralisme.

Suivant les études de terrain de Malinowski réalisées dans l’archipel des îles Trobriand de Mélanésie, Polanyi définit trois autres types d’économies, outre l’économie de marché. L’économie de « réciprocité » fonctionne sur le principe selon lequel ce qui est donné aujourd’hui sera compensé par ce qui sera donné demain. Elle se fonde sur le principe de symétrie, qui permet l’action du don et du contre-don. Par exemple dans la récolte des ressources aux îles Trobriand, à chaque village côtier de pêcheurs de poissons correspond un village de cueilleur de fruits de l’arbre à pains à l’intérieur des terres.

Quant à l’économie de « redistribution » (redistributive economy), elle se retrouve plutôt dans les structures politiques qui comportent un chef, et se fonde sur le principe de centralité (centricity). Chez les Trobriand, les chefs locaux remettent au chef de l’île le produit de la chasse ou de la cueillette de leur village, emmagasiné près de sa demeure à la vue de tous. Au-delà de la distribution équitable que cela permet, ce stockage commun fournit les ressources nécessaires à l’organisation de festivités, du commerce avec l’étranger, et de constitution de réserves de guerre.

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Bronislaw Malinowski avec des habitants des îles Trobriand, octobre 1918 ©Collections de la London School of Economics Library

Le troisième type d’économie se retrouve plus près de l’Occident. Il s’agit de « l’administration domestique » (householding) dont l’exemple type est le domaine grec (oikos), ou bien le manoir seigneurial de la société féodale. Son modèle est le « groupe clos ». Elle se fonde sur un principe autarcique, le but étant de subvenir aux besoins de sa famille ou de ses sujets par la production agricole du territoire. Ainsi, l’examen anthropologique permet de distinguer trois formes d’économies qui ne sont pas réductibles au troc : la tendance à la recherche du profit serait une invention sociale bien plus récente que ce qu’affirmaient les économistes classiques.

En plus de réfuter cette prétendue véritable nature de l’homo œconomicus – faire le moindre effort et réaliser le plus de profit –, Polanyi s’attaque au préjugé selon lequel il aurait existé naturellement un marché unifié, libre et concurrentiel. L’analyse historique des lois et des normes qui restreignent les marchés permet en effet de souligner qu’ils sont systématiquement régulés, n’en déplaise à Adam Smith. Un marché est, en effet, toujours strictement localisé, « contenu » (contained) dans la société au sens propre comme au sens figuré, c’est-à-dire à l’intérieur de la société et sous la juridiction de sa coutume, enveloppé par elle et empêché de se développer. Par exemple, dans les centres urbains médiévaux, le marché des productions agricoles locales réglementait « la publicité obligatoire des transactions et l’exclusion des intermédiaires, méthodes propres à contrôler le commerce », tandis que le commerce au long cours de produits non périssables était interdit d’accès au marché local. En ce qui concerne les produits manufacturés, ils étaient gérés par les corporations de métiers, et sur le marché local, « la production était réglée en fonction des besoins des producteurs : elle était limitée à un niveau rémunérateur. » Tout marché était réduit à un niveau non concurrentiel par les règles des habitants des bourgs.

Le marché national ne naît que par une décision arbitraire aux XV-XVIème siècles, lorsque « l’action délibérée de l’État impose le système mercantile contre le protectionnisme acharné des villes et des principautés ». Dès lors que l’État-nation force son territoire à embrasser la doctrine du mercantilisme, ce qui signifie pour ce premier le développement d’une centralisation bénéfique. C’est un véritable « deus ex machina » économique qui a lieu dans des territoires où jusque-là seules les cités décidaient des règles du marché. Cependant, l’union des marchés locaux qui prit en France la forme de la généralisation des corporations de métiers sur tout le territoire du pays n’alla pas sans poursuivre la politique des villes médiévales, qui avaient l’intuition qu’il fallait empêcher les monopoles et réglementer la concurrence. Quelle que fût la forme d’économie choisie par les sociétés – redistribution, réciprocité, administrative, mercantile –, l’économie restait toujours « encastrée » (embedded) dans la société. L’utopie de la tendance spontanée à échanger est donc dénoncée par Polanyi comme une « interprétation erronée du passé ». Au contraire, le marché est toujours imposé par l’État.

DÉSENCASTREMENT DE L’ÉCONOMIE ET MARCHANDISATION DE LA SOCIÉTÉ

Un problème plus profond réside dans la dimension quasi-performative du mythe ainsi créé, qui s’est imposé comme une réalité alternative « annonciatrice de l’avenir ». L’absence de reconnaissance de « l’encastrement » de toute économie dans une société présente un risque : que, dans une logique de profit, toute chose se voit assigner un prix. La réduction de l’économie au marché entraîne alors une marchandisation généralisée qui va bien au-delà de la seule dérégulation. En plus d’abroger les lois qui porteraient atteinte à la libre-concurrence, le libéralisme cherche à altérer la coutume qui interdit formellement de mettre en circulation certains biens et services.

D’où la création de « marchandises fictives » (fictitious commodities) : tout se passe comme si l’on décidait un beau jour que l’activité humaine, la terre et la monnaie étaient échangeables et que l’on pouvait en tirer profit, alors que le travail et la nature ne sont pas des productions, et que l’argent n’est pas supposé faire l’objet de commerce [3]. En introduisant le salaire, la rente ou le loyer et les taux d’intérêts, l’économie de marché peut désormais comprendre toute chose : on assiste à une véritable marchandisation du monde. C’est en ce sens que Polanyi parle de « désencastrement » (disembedding), soulignant la révolution qui a lieu avec l’autonomisation de la sphère économique par rapport à la société.

Sacraliser le marché change le rapport de l’homme à son environnement social et écologique : la dérégulation générale mène à une mise en commerce totale du monde, jusqu’à reléguer le tissu social au statut d’antiquité.

Comment une telle révolution a donc pu avoir lieu, et être acceptée par la société de l’époque ? C’est ici qu’intervient la révolution industrielle, qui a pris le pas sur les habitudes économiques de l’Angleterre du XVIIIème siècle : face à elle et aux mutations sociales qu’elle entraîne, Adam Smith et les économistes classiques sont victimes d’un biais historique et idéologique. Il ne leur était en fait pas difficile de développer leur théorie libérale du marché autorégulateur, en se concentrant sur la tendance à l’échange faussement naturelle développée par la société marchande dans laquelle ils baignaient.

C’est d’ailleurs le développement de la révolution industrielle qui a nécessité la création de marchandises fictives : le fondement théorique n’est venu que dans un second temps. Auparavant, les ouvriers tisserands travaillaient à domicile (putting-out) à partir des ressources fournies par le drapier et de machines simples qu’ils louaient ou possédaient, et étaient payés à la pièce. Mais l’invention de machines complexes très coûteuses, nécessitant de lourds investissements, implique que les ouvriers travaillent sans s’arrêter dans un lieu rassemblant ces machines pour que l’affaire soit rentable – ainsi naquit l’usine. De là, la nécessaire généralisation du salaire, des taux d’intérêts et des loyers : si l’on ne pouvait réellement transformer la terre, la monnaie et l’humain en marchandises, « la fiction qui voulait qu’il en fût ainsi devint le principe organisateur de la société. » En plus d’être une utopie, la tendance anthropologique à l’échange que prônent les économistes libéraux est donc un mythe auquel certains ont pu trouver une utilité toute particulière : légitimer et naturaliser l’évolution arbitraire vers le libre-marché, afin de permettre aux propriétaires des moyens de production de réaliser des profits.

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Karl Polanyi en 1918 ©Photographie conservée au Karl Polanyi Institute of Political Economy

LA PROMESSE FASCISTE : MENER À SON TERME L’ÉCONOMIE LIBÉRALE MAINTENUE DANS L’IMPASSE

En revanche, du point de vue de l’ouvrier plutôt que du marchand, la question de l’acceptabilité du désencastrement est toute autre, leurs intérêts étant contradictoires. Le désencastrement de l’économie se traduit en effet concrètement par un abandon des pratiques sociales traditionnelles, et peut être vécu comme un écartèlement des relations sociales. Dès lors, il semble impossible que l’ouvrier accepte d’être instrumentalisé voire survive à cette marchandisation, du fait de « l’entité physique, psychologique et morale ‘homme’ qui s’attache à cette force [de travail]. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ». D’autre part, « la nature serait réduite à ses éléments, l’environnement naturel et les paysages souillés, (…) le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. » [4] Misère sociale et environnementale se mêlent rarement ainsi sans l’ombre d’une révolution.

Partant de ce constat essentiel, Polanyi introduit le terme de « contre-mouvement » pour désigner l’autoprotection de la société essayant de « réencastrer » le marché dans le social pour lutter contre les effets destructeurs inhérents au capitalisme libéral. En Angleterre, c’est ce countermovement parfois inconscient qui a freiné le développement de la Révolution industrielle. L’un des meilleurs exemples est la loi de Speenhamland de 1795, abrogée par le nouveau gouvernement bourgeois quarante ans plus tard qui, en garantissant le versement d’un revenu minimal aux pauvres, empêchait ainsi la création d’un véritable marché du travail. D’autres politiques, dénoncées par les tenants du libéralisme comme relevant d’un interventionnisme ou d’une ingérence de l’État dans l’économie, peuvent également être mises sur le compte de cette autoprotection. Cette dénonciation est d’ailleurs absurde, puisque le libéralisme est également un interventionnisme, l’État devant régulièrement maintenir la concurrence pure et parfaite, par exemple au moyen de lois anti-trusts.

[Lire sur LVSL la réactualisation de l’analyse du concept de marchandisation et de contre-mouvement dans un article de la philosophe Chantal Mouffe.]

C’est donc un « double mouvement » qui a lieu tout au long du XIXème siècle, notamment grâce à la généralisation du suffrage universel. On assiste à un affrontement politique perpétuel entre, d’une part, la classe commerçante du « mouvement » défendant le libéralisme économique, et d’autre part, la classe ouvrière du « contre-mouvement » prônant la protection sociale. Il s’agit d’un affrontement de deux classes aux intérêts opposés, que le jeu électoral est incapable de dépasser. Ce qu’un gouvernement libéral fait, un gouvernement socialiste peut le défaire dès son arrivée au pouvoir : l’alternance gouvernementale finit par se muer en immobilisme.

Toute dialectique entre libéraux et socialistes devenue impossible, écrit Polanyi. « On usait et abusait de deux fonctions vitales de la société, la politique et l’économique, en tant qu’armes dans une lutte sectorielle. C’est de cette impasse qu’a surgi au XXème siècle la crise fasciste. »

C’est à la faveur du double mouvement de libéralisation et de protection, radicalisé par le contexte de la crise politico-économique des années 30 (chômage, tension des classes, pression sur les échanges, rivalités impérialistes) que deux solutions antinomiques apparaissent. Pourtant, elles visent toutes deux à réencastrer l’économie dans la société. Tandis que le fascisme tend à imposer par la force la réalisation effective de l’économie de marché, le socialisme souhaite non seulement réfréner le marché autorégulateur par la protection sociale, mais aspire aussi à développer une économie entièrement planifiée, allant parfois jusqu’à employer la même violence. Suivant les mots de Polanyi, « il y avait une ressemblance [dans les années 30] entre les régimes naissants, le fascisme et le socialisme […], mais elle tenait uniquement à leur commun abandon des principes du laissez-faire. » [5] La différence relève de la nature de cet abandon : pour l’URSS, il était total, et pour l’Allemagne nazie, il fallait interrompre le laissez-faire le temps de refonder l’organisation économique sur des bases assainies, pour parvenir à une réelle autorégulation du marché.

INSTITUER SOCIALEMENT LE MARCHÉ : RÉÉDUCATION FASCISTE, ADAPTATION NÉOLIBÉRALE

Avant d’aller plus loin, il semble important de préciser le sens que revêt le « fascisme » aux yeux de Polanyi. Selon ses propres termes, l’apparition du fascisme « n’aurait jamais dû être attribuée à des causes locales, à des mentalités nationales ou à des terrains historiques, comme les contemporains l’ont fait avec tant de constance ». Il faut bien garder à l’esprit que « le fascisme était une possibilité politique toujours prête, une réaction sentimentale presque immédiate dans toutes les communautés industrielles depuis les années trente. On peut l’appeler une impulsion, une motion (move), plutôt qu’un mouvement (movement), pour indiquer la nature impersonnelle de la crise dont les symptômes étaient fréquemment vagues et ambigus. » [6] Dans cette optique, cette « motion » fasciste doit être comprise comme une « réponse objective » à l’impasse où est rentrée le libéralisme.

Si donc derrière le discours libéral classique il y avait une propension à croire qu’une « main invisible » autorégulait le monde, étant donné que les individus étaient naturellement dans une situation de concurrence, le discours fasciste est, lui, d’un cynisme noir, qui a pris conscience des freins que représentent les forces du contre-mouvement. Dans cette mesure, le fascisme semble plus proche du néolibéralisme qui recherche une « rééducation » de l’homme que des institutions trop socialisantes auraient perverti. Le néolibéralisme d’un Walter Lippmann assume ainsi la nécessité « d’adapter » l’homme à l’exigence concurrentielle et spencérienne d’une prétendue loi de la nature étendue à l’humanité, que ce soit par l’éducation, le droit ou la santé.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Barbara Stiegler, qui traite plus précisément de la pensée néolibérale de Lippmann et de ses origines socio-darwiniennes, ainsi que notre recension de son ouvrage Il faut s’adapter.]

Si l’on applique la logique de Polanyi au néolibéralisme, il faut reconnaître que l’encastrement de l’économie dans la société est en effet un facteur-clef du bon fonctionnement de cette économie. Nous avons vu que chacun des systèmes précapitalistes disposait en ce sens d’une institution sociale particulière (symétrie, centralité ou autarcie). Dans ces conditions, il est évident qu’une « économie de marché ne peut fonctionner que dans une société de marché. » Tout le problème réside justement dans cet encastrement social spécifique, qui impose l’échange marchand comme fondement des relations économiques en lieu et place du don ou du partage. Pour que l’homme soit véritablement un loup pour l’homme et que le marché s’autorégule, le néolibéralisme doit faire évoluer cet homme en loup (le langage ordinaire admet d’ailleurs cette acception, ainsi dans le film Le Loup de Wall Street).

C’est ici le tour de force théorique de l’ouvrage, qui anticipe les réflexions de Michel Foucault, puis de Pierre Dardot et Christian Laval, sur le néolibéralisme. Ces penseurs ont en effet compris que le néolibéralisme, contrairement à l’idée couramment avancée, ne consiste pas en un retour aux principes du laissez-faire du XIXème siècle. Cette doctrine, plutôt que de rejeter l’État et son interventionnisme, entend les utiliser pour maximiser l’efficience des marchés. Pour réemployer des concepts polanyiens, on pourrait dire que le néolibéralisme consiste en un réencastrement de l’économie dans la société, non pas pour limiter ses mécanismes de concurrence, mais au contraire pour les accroître. Polanyi évoque, en effet, à côté des interventions visant à « protéger la société » contre les abus du marché, les interventions visant au contraire à permettre « fonctionnement du marché ». Un État fort pour une économie libre, une politique interventionniste visant à faire émerger un marché concurrentiel : le paradoxe n’est qu’apparent.

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Felix Albrecht, « Travail, Liberté, Pain ! Votez pour le parti national-socialiste » (1932) ©Affiche conservée au Imperial War Museum

C’est en gardant en tête les fondements théoriques du fascisme que l’on peut comprendre pourquoi Polanyi insiste tellement sur le fait qu’il soit une réponse objective des contemporains à la situation des années 30, et non un évènement arbitraire ou illogique. La solution fasciste est un phármakon, remède tout autant que poison : c’était la « manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue » qui touchait un grand nombre de pays. La seule manière de sauver le marché était d’en passer par la violence pour intervenir une fois pour toutes et refonder les bases d’une économie « purifiée ». Dans le cas contraire, l’économie serait restée immobilisée par le double mouvement politique. Il fallait pour cela payer le prix de « l’extirpation de toutes les institutions démocratiques » [7], et procéder à « une rééducation destinée à dénaturer l’individu et à le rendre incapable de fonctionner comme unité responsable du corps politique. Cette rééducation [fasciste], comportant les dogmes d’une religion politique qui rejetait l’idée de fraternité humaine sous toutes ses formes, fut réalisée par un acte de conversion de masse, imposée aux récalcitrants par des méthodes scientifiques de torture. »

[Lire sur LVSL nos entretiens de 2017 et 2020 avec l’historien Johann Chapoutot à propos des influences du darwinisme social sur le national-socialisme, ainsi que ses liens avec le libéralisme.]

L’utopie du libéralisme économique, mythifiée alors que la Révolution industrielle faisait miroiter une productivité formidable aux grands propriétaires, a été le fondement de toute la politique des grandes puissances du XIXème siècle – dont l’exemple le plus emblématique est l’Angleterre. Toutefois, le désencastrement consubstantiel au marché a provoqué un contre-mouvement de protection de la société, qui a mené la situation politico-économique dans l’impasse. L’échec des deux forces relativement pacifiques de ce double mouvement a restreint le champ des possibles, laissant la place à la barbarie fasciste qui promettait de ramener l’ordre naturalisé du capitalisme concurrentiel une fois payé le prix du sang.

La lecture de La Grande Transformation laisse entendre qu’avant d’être une conception politique empreinte de nationalisme et d’antisémitisme, le fascisme se nourrit d’un darwinisme social latent et fait l’éloge du libre marché. Autant de similarités à tout le moins troublantes avec le néolibéralisme…

Notes :

[1]Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), cité par Karl Polanyi, La Grande Transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983, p.88.

[2] Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental (1930), Paris, Gallimard, 1963, p.117.

[3] Sur la question du caractère inédit de la marchandisation du travail, Polanyi cite l’article de l’ethnologue américain Robert Lowie « Social Organization », in Encyclopedia of the Social Sciences, vol. XIV, p.14 : « Nulle part dans une société qui n’a pas été influencée nous ne rencontrons le travail associé à l’idée de paiement. » « Même au Moyen-Âge, la rémunération du travail, pour des étrangers, est quelque chose d’inouï. » « L’étranger n’a pas de lien personnel de devoir et il doit donc travailler pour l’honneur et la reconnaissance. » Les ménestrels, eux qui étaient des étrangers, « acceptaient d’être payés, et par conséquent on les méprisait. »

[4] Karl Polanyi, ibid., p.123.

[5] Karl Polanyi, ibid., p.331.

[6] Karl Polanyi, ibid., p.324.

[7] Karl Polanyi, ibid., p.322.