Méditerranée orientale : la valse des puissances

Vendredi 24 juillet Recep Tayyip Erdogan assistait à la première prière musulmane au sein de la basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée, date qui ne doit rien au hasard puisque, le même jour, 97 ans plus tôt, avait lieu la signature du traité de Lausanne qui fixait alors les frontières modernes de la Turquie, aujourd’hui contestées. La semaine dernière, c’était au tour de l’église Saint-Sauveur-in Chora de « s’ouvrir au culte musulman ». Ces reconversions n’ont rien d’anodin et constituent le sismographe de la dégradation des relations de la Turquie avec l’Union européenne, et plus particulièrement avec la Grèce.


Tension greco-turque en mer Égée

Voila plusieurs années que la Turquie d’Erdogan développe une stratégie de puissance à l’échelle régionale, dans la plus stricte application de la doctrine de la « patrie bleue », elle compte se libérer de ce qu’elle considère être un « emprisonnement à l’intérieur de ses rivages ». Ce désenclavement est devenu d’autant plus crucial cette dernière décennie que la zone de la Méditerranée orientale, qui s’étend de Chypre, à l’ouest, jusqu’aux côtes asiatiques à l’est, recèlerait plus de 5500 milliards mètres cubes de gaz[1]. La petite île grecque de Castellorizo, que quelques kilomètres seulement séparent de la cité turque de Kas, cristallise les enjeux de pouvoir autour de ces ressources naturelles ; elle est un actif stratégique de premier plan. En effet, la définition des zones économiques exclusives pose un problème insoluble entre les différents pays riverains en mer Méditerranée, compte tenu de la possibilité de leur extension à 200 milles nautiques (370 km) et de leurs superpositions.

© La Croix

L’application du droit international[2], permet à la Grèce de revendiquer une zone économique exclusive qui réduirait considérablement celle de la Turquie. Mais la revendication par la Grèce de cette ZEE constitue pour la Turquie une ligne rouge à ne pas franchir, car la Grèce disposerait d’une mer potentiellement gorgée de ressources gazières et, au surplus, d’une fraction de mer contiguë à la zone économique exclusive de Chypre. Il lui serait dès lors possible de se passer de l’agrément de la Turquie pour faire transiter des ressources naturelles (par gazoducs, par câbles) depuis les eaux chypriotes et israéliennes. Les tensions autour du projet de gazoduc EastMed, conclu par la Grèce, Chypre et Israël en janvier 2020, et qui doit permettre d’acheminer environ 10 milliards mètres cubes de gaz naturels par an vers l’Union européenne, illustrent parfaitement cette problématique.

© Le Monde 03/01/2020

Après une décennie de relatif statu quo, les choses se sont accélérées ces dix derniers mois, lorsqu’en novembre 2019 la Turquie a conclu un accord avec le gouvernement d’Union Nationale Lybien par lequel elle revendique des droits sur la ZEE grecque. La réponse n’aura que peu tardé puisque le 9 juin 2020 la Grèce signait un accord avec l’Italie et, le 7 août, un autre, avec l’Égypte, réaffirmant alors une souveraineté sur ses zones économiques exclusives. Assurément, comme le déclarait le 5 août le premier ministre grec, ces accords « resteront dans l’histoire du pays »…

Presque immédiatement le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, dénonçait « le soi-disant accord maritime » signé entre la Grèce et l’Egypte comme « nul et non avenu » et, le 10 août, Ankara déployait un bâtiment de recherche sismique, L’Oruç Reis, escorté par des navires de guerres au sud de l’île de Castellorizo.

Samedi 27 août six F-16 grecs qui quittaient Crète pour se diriger vers le sud de Chypre se sont trouvés interceptés par des avions de chasse turcs, donnant lieu à un spectaculaire combat simulé entre les deux flottes aériennes, chacune d’elle cherchant à dissuader l’autre de rester sur zone. En réponse, le 28 août, la Grèce débarquait des soldats sur Castellorizo, située à 8 kilomètres des côtes turques[3].

Cette escalade des tensions, si elle est bel et bien alarmante, n’en est pas encore parvenue à l’étape de la guerre ouverte, les relations gréco-turques ont en effet déjà connu des phases difficiles ; le 8 octobre 1996 un Mirage grec avait par exemple abattu un F16 Turc au-dessus des îlots inhabités d’Imia, la guerre ne s’était pour autant pas déclenchée entre les deux puissances. Il semblerait donc que ces incidents s’inscrivent plutôt dans un cadre contrôlé par Ankara, afin d’arriver en position de force à la table des négociations.

Un contexte géopolitique plus large

Ces tensions entre la Grèce et la Turquie autour des gisements gaziers en Méditerranée orientale prennent place dans une contexte géopolitique plus large, qui comprend en particulier la rivalité franco-turque en Libye. Cette rivalité s’est matérialisée le 10 juin par un acte d’une extrême gravité de la part de la marine turque ; l’illumination, à trois reprises, du Courbet, frégate furtive française, alors qu’elle essayait de contrôler le contenu d’un bâtiment tanzanien[4] dans le cadre de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU à l’égard de la Libye et alors qu’elle était missionnée par l’OTAN pour le faire respecter.

« Dans les armées françaises, l’illumination radar est considérée comme un acte de guerre, car c’est la dernière action avant l’ouverture du feu. En théorie, cela provoque le déclenchement immédiat du feu de celui qui est illuminé » analyse le site Zone Militaire.

On notera, non sans ironie, les propos tenus par l’ambassadeur Turc, Ismaïl Hakki Musa, qui, auditionné par la commission des affaires étrangères du Sénat, se livre à un exercice bien solitaire lorsqu’il essaie de réduire cette triple illumination à un geste simplement irrité de la part de la marine turque face à la frégate française qui aurait fait « une queue de poisson » au navire turc…

La frégate française “Courbet”

L’OTAN au bord de l’implosion ?

Dès le 17 juin, à l’issue d’une réunion des ministres de la Défense des forces de l’OTAN, Jens Stoltenberg, le très consensuel secrétaire général de l’organisation, annonçait l’ouverture d’une enquête afin de « clarifier la situation et faire toute la lumière » sur l’incident, l’enquête n’a cependant été soutenue que par huit membres de l’OTAN…

Bien loin, donc, de satisfaire la France qui annonçait déjà la suspension de ses patrouilles pour l’OTAN, puis le 13 août le renforcement de sa présence militaire en mer Méditerranée orientale, en soutien à la Grèce, envoyant temporairement deux avions de chasses Rafale, deux navires de guerre, et mettant en place des manœuvres conjointes avec l’Italie, la Grèce et Chypre entre le 26 et le 28 août. Ces manœuvres apparaissent concurrentes à celles de la Turquie et des Etats-Unis, et révèlent au grand jour une OTAN profondément divisée.

Ce 14 juillet, à l’occasion de son discours aux armées prononcé à l’Hôtel de Brienne, Emmanuel Macron évoquait un « enjeu crucial pour l’Europe » en mer Méditerranée, où « l’Europe fait face au retour des puissances, à la désinhibition des comportements, au recours à la force et à l’intimidation ». De même, appelait-il les Européens à plus de coordination : « nous ne pouvons accepter que notre avenir soit construit par d’autres puissances ».

Si l’on doit bien porter au crédit du président français la volonté de se saisir de l’affaiblissement de l’OTAN pour fédérer l’Europe autour du cas grec, il semblerait que ce soit pour l’instant un échec. En effet, hormis l’Italie et la France qui participent aux manœuvres communes avec la Grèce et Chypre, aucun pays européen ne s’est encore impliqué militairement dans cette affaire.

Le feu vert donné à l’intégration de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne avait déjà constitué un camouflet pour la Grèce. Le faible appui dont elle bénéficie à présent face aux manoeuvres militaires de la Turquie sonne comme un nouvel affront, pour un pays qui a tant sacrifié pour demeurer dans l’Union.

[Pour une remise en contexte des liens entre la Grèce et la Macédoine du Nord, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme rédigé en février 2018 : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

En effet, le soutien accordé à la Grèce par l’Union européenne n’est pour l’instant que diplomatique : la porte-parole de la diplomatie européenne annonçait le 28 août que des sanctions à l’encontre de la Turquie seraient prises en septembre : « nous pourrions aller vers des mesures ciblant des activités sectorielles […] dans lesquelles l’économie turque est connectée à l’économie européenne »[5]. Quant à l’Allemagne, assurant actuellement la présidence tournante de l’UE, elle semble, en l’espèce, ne pouvoir assurer son rôle moteur au sein de l’Union, car la voici politiquement paralysée par la présence d’environ 4 millions d’habitants d’origine turque sur son territoire. En outre, de par sa situation géographique, elle se trouve particulièrement sensible au chantage d’Ankara à la pression migratoire.

La volonté de bénéficier de l’Union européenne et de l’OTAN face aux menées expansionnistes de la Turquie est assurément l’une des raisons qui ont expliqué pourquoi le gouvernement d’Alexis Tsipras n’est pas sorti de l’euro et a accepté les nouvelles mesures d’austérité imposées depuis 2015. Et pourtant, la Turquie n’est aujourd’hui entravée dans ses prétentions que par une résistance bien relative de la part de l’Union européenne…

Notes :

[1] Selon une estimation de la Commission géologique américaine réalisée en 2010

[2] Convention de Montego Bay signée le 16 novembre 1973, texte fondateur du droit international de la mer

[3] Lors même que l’article 14 du traité de paix signé par la Grèce avec l’Italie en 1947 par lequel la Grèce avait acquis l’île, stipule que « ces îles seront et resteront démilitarisées » https://www.cvce.eu/obj/traite_de_paix_avec_l_italie_10_fevrier_1947-fr-0eaf4219-d6d9-4c35-935a-6f55327448e7.html

[4] le Cirkin, un cargo suspecté d’acheminer des armes vers la Libye, battant pavillon tanzanien, transportant officiellement du fret humanitaire, sous protection de deux frégates turques…

[5] Josep Borell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité lors d’une conférence de presse

La Turquie, membre indocile de l’OTAN

Recep Tayyip Erdoğan et Emmanuel Macron le 27 octobre 2018 lors d’un sommet Russie-Allemagne-France-Turquie à Istanbul ©Emrah Yorulmaz

La Turquie ne remplit plus un rôle de seconde puissance au travers d’une tutelle de l’OTAN et des États-Unis. Candidate à l’adhésion à l’Union européenne, la Turquie n’en a jamais été aussi éloignée, en témoignent le gel des négociations d’adhésion, l’adoption récente de sanctions en réaction aux forages de la Turquie au large de Chypre, les contentieux sur les enjeux migratoires (libéralisation des visas, réfugiés syriens, etc) et un glissement vers la Russie (contrats énergétiques avec le gazoduc Turkish Stream, centrale nucléaire d’Akkuyu, achats de S400). La Turquie d’Erdoğan, au travers d’un régime ultra-personnalisé et autoritaire s’est-elle, sous couvert d’une reconquête ottomane, affranchie d’une relation de tutelle absolue avec les États-Unis et l’Union européenne pour une relation de sujétions indociles et imprévisibles ?


LA TURQUIE ET LE VIRAGE ATLANTISTE

La République turque, fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, le « père des Turcs » a inscrit la Turquie dans la modernité avec la volonté de se rapprocher au plus du modèle de l’État-nation occidental. Cette construction s’explique notamment par le traumatisme vécu par le peuple turc à la suite de la défaite de la Turquie, alliée de l’Allemagne, lors de la Première Guerre mondiale et le dépècement progressif de l’Empire ottoman, plus communément appelé le « syndrome de Sèvres »[1]. Dans ce contexte, la guerre d’indépendance – de mai 1919 à octobre 1922 – menée par Mustafa Kemal reste aujourd’hui le mythe fondateur de l’identité nationale turque. Le processus de modernisation de l’État – voulu par le courant kémaliste nationaliste, laïc – se heurte au conservatisme religieux alors encore fortement présent dans la société turque. Dans un monde en reconstruction traumatisé par la Seconde Guerre mondiale, ainsi que face au « danger » soviétique, la Turquie se rapproche des occidentaux.

Dans ce contexte, la Turquie adhère à l’OTAN en 1952 et se range ainsi sous la protection américaine. Pour l’Occident, la Turquie possède une position géostratégique fondamentale face à l’ennemi soviétique ainsi que pour son influence régionale. Affaiblie, la Turquie est contrainte de suivre la marche dictée par les Occidentaux. L’inscription de la Turquie dans le modèle de démocratie libérale permet de percevoir plus nettement la scission dominante au sein de la société turque, à savoir d’un côté l’élite kémaliste nationaliste, et de l’autre côté les couches populaires conservatrices séduites par le nouveau Parti démocrate. L’intégration de la Turquie au Plan Marshall témoigne également du rapprochement entre la Turquie et l’Occident ainsi que de la prise de distance avec l’URSS, renforcée par les velléités de Staline de réclamer une partie du territoire turc. De plus, la politique économique turque après la Seconde Guerre mondiale s’inscrit dans une logique capitaliste ce qui favorise le rapprochement avec l’Occident, ce dernier se mettant en place facilement à partir du moment où existent des intérêts économiques communs. Les alliances turco-occidentales de l’après-guerre enrichiront de façon considérable la classe bourgeoise turque.

C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’Etat du 12 septembre 1980

Envers l’émergence des courants progressistes et révolutionnaires influencés par le marxisme, l’alliance entre la bourgeoisie turque et le capital occidental ne cessera de réprimer les velléités libertaires, démocratiques et émancipatrices. Les années 1970, à l’instar de Mai 68 en France et d’autres nombreux mouvements progressistes dans le monde, sont les années les plus riches de l’histoire politique de la Turquie contemporaine. Le Parti communiste de Turquie – TKP (Türkiye Komünist Partisi) –, le syndicat marxiste principal des travailleurs – DISK – ainsi que la société civile sont fortement représentés et ont une influence considérable dans la société. C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’État du 12 septembre 1980. Quarante ans après, la Turquie ne s’en est toujours pas remise. Le coup d’État – sous influence américaine – instaure un État d’exception à la suite duquel le pouvoir militaire est transféré à Turgut Özal –  avec l’assentiment des Américains. L’intérêt américain pour la région reste toujours très fort notamment avec l’avènement de la révolution iranienne en 1979 ainsi que l’invasion soviétique en Afghanistan. Alors que la tentation de l’Islam politique est restée en sourdine au sein des couches populaires conservatrices, notamment dans la période pré-coup d’État avec une opposition de plus en plus forte de la part des courants laïcs, progressistes et marxistes, Turgut Özal lui permettra à nouveau d’émerger à partir des années 1980-1990. L’özalisme peut être considéré comme une synthèse entre l’émergence d’un islam politique (développement des écoles religieuses « Imam Hatip ») et l’adhésion au projet néo-libéral de Thatcher et Reagan. C’est dans cet élan que sous la façade d’un discours d’un islamisme modéré émergeront des hommes politiques comme l’actuel président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan.

L’ÉMERGENCE DE NOUVELLES IDÉOLOGIES AU SEIN DES CONSERVATEURS ISLAMIQUES

Fortement endettée et ainsi dépendante des États-Unis, elle y reste assujettie ce qui l’empêche dans ses velléités d’autonomisation vis-à-vis de ceux-ci. C’est dans ce contexte que naît le parti de l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan, l’AKP – Parti de la justice et du développement – sur fond de crise économique et de méfiance grandissante vis-à-vis de la bureaucratie militaire kémaliste. Pur produit de la synthèse entre le parti ANAP de Turgut Özal, issu de l’après coup d’État de 1980 et le Refah Partisi de l’islamiste Necmettin Erbakan, l’AKP d’Erdoğan s’alliera dans un premier temps à la confrérie güléniste, du nom de son leader, Fethullah Gülen – communauté religieuse islamique influente au sein de l’administration turque depuis les années 1990 notamment dans la police et la justice mais aussi à l’international (« universitaires islamistes ») – pour renforcer son pouvoir. C’est avec l’aide de ces réseaux qu’Erdoğan montera par exemple de toute pièce le procès Ergenekon afin d’affaiblir l’armée, lequel se traduira par l’inculpation de nombreux hauts gradés. Ceci démontre bien le double jeu de la Turquie qui a souhaité par ce procès truqué démontrer sa capacité à reprendre l’acquis communautaire pour faire avancer les négociations avec l’Union européenne. Cela provoquera l’entrée de nombreux capitaux européens sur le marché turc. Déstabilisé par l’influence grandissante des gülénistes au sein du pouvoir, Erdoğan rompra l’alliance en 2013, ce qui débouchera sur la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 attribuée aux gülénistes. L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique. Parler d’ « agenda caché » peut paraître abusif, mais c’est ce même homme qui lors d’un discours en 1994 cita des versets du Coran à un conseil municipal ou en 1997 repris un texte du sociologue nationaliste Ziya Gölkap lors d’un meeting politique à Siirt :  « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes », lorsqu’il était encore maire d’Istanbul, ce qui lui coûta plusieurs mois de prison, lors desquels il a travaillé sa stratégie.

L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique

Lors des élections législatives de juin 2015, Erdoğan sort affaibli principalement à cause de la mauvaise gestion du dossier syrien qui lui est reproché. Le glissement autoritaire et liberticide orchestré à partir des années 2009-2010 – remise en cause de l’État de droit, restriction des libertés individuelles et collectives, incessantes attaques contre la liberté de la presse ainsi que la répression disproportionnée du mouvement Gezi, mobilisation citoyenne contre la destruction d’un parc dans le quartier de Taksim à Istanbul, au printemps 2013 – se radicalisera à partir de juin 2015. Inquiet de la montée en puissance du parti pro-kurde HDP, en témoigne son entrée au Parlement après son résultat prometteur aux législatives de juin 2015, Erdoğan, qui considère le HDP comme le bras politique du PKK, sacrifiera le processus de paix établi avec le PKK depuis 2012. Les attentats de Suruç en juillet 2015 et d’Ankara en octobre 2015 permettront à l’AKP de jouer sur la peur et le tout sécuritaire pour remporter les législatives anticipées de novembre 2015. La Turquie ne connaîtra aucun autre attentat sur son territoire depuis. Notons que le PKK assassinera deux policiers turcs soupçonnés d’avoir commandité les attentats de Suruç. Le regain de tension avec le PKK ainsi que la confessionnalisation de la politique extérieure (en Syrie et en Irak) montrent à la fois la faiblesse, le début d’une fuite en avant de plus en plus difficile à contrôler ainsi que le visage islamiste conservateur du président turc. La tentative de coup d’État avortée du 15 juillet 2016 permettra à Erdoğan, à travers des purges massives disproportionnées dans l’armée, la justice, l’enseignement, les médias entre autres, un reformatage de l’appareil d’État, une mise en place d’un État-AKP et la négation de l’État de droit. Le référendum constitutionnel d’avril 2017 – passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel – remporté au moyen de nombreuses fraudes ainsi que la victoire aux élections législatives et présidentielle de juin 2018 grâce à l’alliance avec le parti ultra-nationaliste d’extrême droite (MHP) montre le virage autoritaire de la Turquie d’Erdoğan.

Répression sur la place Taksim lors du “mouvement Gezi” au Printemps 2013 ©DR

VERS UN AFFRANCHISSEMENT DE LA TURQUIE DE SES ALLIES OCCIDENTAUX ET LE RAPPROCHEMENT AU VOISIN RUSSE

Les débuts de l’ère Erdoğan peuvent et doivent ainsi être considérés comme une ouverture non pas seulement au Moyen-Orient mais également avec la Russie, la Chine, les pays turcophones d’Asie centrale, l’Afrique et l’Amérique latine, avec la constitution d’un réel réseau diplomatique (cinquième réseau mondial). En outre, l’affaiblissement de l’armée a favorisé une réorientation de la politique extérieure turque. L’onde de choc politique provoquée par les Printemps arabes avec un soutien d’Ankara aux Frères musulmans en qui elle voit le mouvement le plus structuré à même de prendre le pouvoir ainsi que le bouleversement géopolitique engendré par la guerre en Syrie vont venir influencer considérablement les orientations diplomatiques du pays. Le rapprochement progressif de la Turquie avec ses pays voisins de l’Est suscitera des inquiétudes du côté occidental. Américains et Européens se renvoyant la responsabilité de voir un allié stratégique s’éloigner. L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les États-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise.

L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les Etats-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise

Le conflit syrien est venu ainsi montrer les limites de l’expansionnisme turc. Le sentiment d’abandon après le refus américain d’intervenir suite aux utilisations d’armes chimiques par Damas en août 2013, l’acharnement à vouloir voir tomber le régime syrien – jusqu’à soutenir les groupes islamistes les plus radicaux – en opposition aux soutiens russes et iraniens au régime baasiste a renforcé l’isolement de la Turquie qui n’a pas été en mesure de devenir la véritable puissance régionale. Sous-estimant les influences russes et iraniennes, la Turquie s’est retrouvée sous le feu des critiques internationales suite à sa volonté de faire tomber le régime syrien. La para-militarisation à travers notamment le groupe Sadat au sein du « clan Erdoğan » dont le patron n’est autre que le père d’un gendre d’Erdoğan, démontre les liens étroits entretenus avec des groupes djihadistes, et l’incapacité de facto pour Ankara de respecter son engagement des accords de Sotchi visant à désarmer les groupes djihadistes à Idlib. Les incursions turques sur le territoire syrien à l’automne 2016 jusqu’au printemps 2017 (opération « bouclier de l’Euphrate ») puis de janvier 2018 (opération « Rameau d’olivier ») témoignent de l’obsession turque à ne pas voir émerger un Kurdistan syrien autonome à sa frontière. L’échec de la mise en œuvre des accords de Sotchi montre à la fois la difficulté des acteurs à trouver une sortie de crise et la cristallisation des tensions autour de la région d’Idlib en Syrie.

L’achat des missiles russes S400 par la Turquie exacerbera encore plus les relations entre Ankara et Washington, qui craint que des informations sensibles liées aux systèmes militaires de l’OTAN deviennent potentiellement accessibles pour Moscou. Prise entre les administrations de Trump et de Poutine, la Turquie cherche à renforcer son influence mais participe également à la déstabilisation de l’équilibre géopolitique international. Par ailleurs, force est d’observer que la Russie a pris la place que la Turquie souhaitait se donner comme leader régional sur le dossier syrien. Le risque d’affrontement direct entre Ankara et Moscou dans la région d’Idlib en février-mars montre à nouveau la fragilité du rapprochement russo-turc. Moscou a besoin d’Ankara et de ses liens avec les rebelles ainsi qu’avec les djihadistes tandis que Moscou représente pour Ankara le seul moyen d’avoir une prise sur la question kurde, considérée de portée existentielle pour son régime. Le renforcement des sanctions économiques américaines en 2019 est venu fragiliser encore un peu plus un pays qui, nous l’aurons compris, garde une position géostratégique déterminante dans le paysage géopolitique international.

Compte-tenu de son affaiblissement tant à ses frontières extérieures que la crise économique (à laquelle vient s’ajouter une crise sanitaire mondiale), il serait illusoire d’attendre de la Turquie un virage démocratique et une résolution des conflits à ses frontières. Le risque est bien celui d’un enlisement géopolitique de la Turquie, dans une atmosphère de « fin de règne » pour Erdoğan avec comme prochaine grande échéance l’élection présidentielle de 2023. La perte des mairies d’Istanbul et d’Ankara par l’AKP en juin 2019 a redonné de l’espoir aux opposants au régime de Recep Tayyip Erdoğan. La principale faiblesse de l’erdoğanisme peut être considérée comme sa dépendance aux élections.

La « personnalisation » du pouvoir – l’AKP étant devenu une machine personnelle – témoigne de l’instabilité de son propre régime. La société civile, très affaiblie depuis les évènements de Gezi au printemps 2013, ne parvient pas à trouver un second souffle. Il reste cependant de nombreux espaces de résistances (HDP, espaces culturels kurdes, quelques médias alternatifs, universitaires qui cherchent à s’organiser etc.). La constitution d’un front anti-Erdoğan existe sans projet politique concret alternatif. Tantôt proche de ses alliés historiques, tantôt de la Russie, la Turquie cherche sa place sur la scène internationale. Il convient de considérer également que le rapprochement avec la Russie s’inscrit dans un objectif d’affirmation de la Turquie contre l’Union européenne et les États-Unis.

Ankara maintient parallèlement une pression vis-à-vis de l’Union européenne au travers de la question des réfugiés. Le désengagement relatif américain en octobre 2019 a permis à la Turquie de renforcer son objectif de création d’une zone tampon à la frontière turco-syrienne afin d’anéantir la révolution autonome kurde, amenant à une politique de nettoyage ethnique, afin d’y installer les populations arabes réfugiées encore aujourd’hui en Turquie – dans l’indifférence de la communauté internationale.

 

[1] En référence au Traité de Sèvre de 1920, qui prévoit un partage de l’Empire ottoman, déjà largement affaibli, entre les Européens, les Kurdes, et les Arméniens.

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

Les séquelles de l’intervention de l’OTAN en Libye

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Les conséquences de l’interventionnisme de l’OTAN en Libye © Théo A. @theo_atm

En 2017, 60% de la population libyenne souffrait de malnutrition. 1,3 million de Libyens étaient en attente d’une aide humanitaire d’urgence, sur une population totale de 6,4 millions d’habitants. Cette situation catastrophique fait suite à l’intervention éclair de 2011 conduite par l’OTAN. L’organisation s’estimait investie d’une mission humanitaire : sauver le peuple libyen du massacre que lui promettait son dictateur et lui offrir un modèle démocratique, gage de stabilité, de liberté et de prospérité. Le régime de Kadhafi est bien tombé. Mais la situation est très éloignée des promesses attendues de l’intervention des Occidentaux : violences, famines, instabilité politique et progrès de l’islamisme. Les principaux médias français, qui avaient couvert avec attention les événements en 2011, sont depuis bien silencieux sur les séquelles de cette intervention militaire. Une intervention qu’ils soutenaient alors, à l’unisson de la classe politique de l’époque.


L’intervention « éclair » de 2011 par l’OTAN

En février 2011, en écho à la révolution tunisienne, un mouvement de protestation gagnait l’est de la Libye, en particulier la ville de Benghazi, dirigé contre le régime au pouvoir depuis 42 ans. Cette protestation fut immédiatement réprimée par les autorités. En réaction, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopta les résolutions 1970[1] et 1973[2], qui interdisaient tous les vols à destination de la Libye et mettaient en avant la « responsabilité de protéger » la population libyenne. Les États-membres furent appelés à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire respecter cette interdiction. En parallèle de l’intervention de l’OTAN fut lancée l’opération Odyssey Dawn, menée par une coalition internationale dirigée par les États-Unis. Le 30 mars 2011, l’agence de presse Reuters révélait que le président américain Barack Obama avait signé un ordre secret autorisant le soutien du gouvernement américain aux forces rebelles qui cherchaient à destituer Mouammar Kadhafi[3]. Cette autorisation demeure dans la ligne adoptée par l’OTAN dès les débuts du conflit : lancer des frappes aériennes sur les forces gouvernementales libyennes et équiper les rebelles. Barack Obama avait alors déclaré que ces frappes avaient pour objectif de forcer Mouammar Kadhafi à se retirer du pouvoir, par le biais de pressions constantes tant sur le plan militaire que sur d’autres plans. Il n’excluait pas l’éventualité de fournir des armes aux rebelles. Un agenda qui outrepassait largement les prérogatives de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, qui n’autorisait aucunement une intervention de changement de régime.

En avril 2011, le chef des forces rebelles, le général Abdel Fattah Younes[4], déclarait dans une interview à la chaîne d’information saoudienne Al Arabiya que les rebelles avaient reçu des armes de la part de pays non identifiés[5]. Cette affirmation fut corroborée par les déclarations du porte-parole du Conseil national de transition, Mustafa Gheriani, sans fournir plus d’informations. Cette nouvelle intervenait au moment où les forces de Kadhafi intensifiaient les attaques contre la ville de Misrata[6].

Après la prise de Tripoli par les forces de l’opposition le 22 août 2011, le secrétaire général réaffirma l’engagement de l’OTAN à protéger la population civile libyenne et de l’accompagner vers la construction d’une démocratie[7]. Peu de temps après, Syrte, dernier bastion du régime, tomba, et le colonel fut tué au cours d’un raid impitoyable. La mission prit donc fin le 31 octobre 2011, 222 jours après le début de l’opération.

Malgré l’embargo sur les armes, l’OTAN en avait fournit en très grande quantité aux groupes rebelles. L’organisation avait également envoyé des forces spéciales et un personnel de renseignement qui agissait auprès de ces groupes comme des formateurs.

Il aura fallu seulement sept mois pour destituer Mouammar Kadhafi et ses fidèles. En comparaison avec les guerres en Afghanistan et en Irak, cette intervention a été d’une rapidité redoutable et bien moins coûteuse pour l’organisation. Il fut d’ailleurs mis en exergue que ce modèle d’intervention, considéré comme un succès, serait réadopté par l’OTAN[8]. Les difficultés concernant la gestion de l’après-conflit n’ont pas tardé à apparaître. Malgré l’embargo sur les armes, l’OTAN en avait fourni en très grande quantité aux groupes rebelles. L’organisation avait également envoyé des forces spéciales et un personnel de renseignement qui agissait auprès de ces groupes comme des formateurs. Ce soutien avait dissuadé les rebelles de convenir d’un cessez-le-feu avec Kadhafi, et n’a pas été pour rien dans la guerre civile qui a éclaté après la chute du chef d’État libyen. Dans les faits, rien n’établit que l’OTAN ait été favorable à une négociation pacifique avec le président libyen. Pourtant, le 11 avril 2011, celui-ci avait accepté un cessez-le-feu. Sans appui de l’OTAN, les rebelles n’auraient pas tenu très longtemps face à l’armée de Kadhafi (probablement seulement quelques mois). Avant l’intervention de l’OTAN, Kadhafi avait repris la majorité des villes qui étaient tombées dans les mains de rebelles. Certains observateurs considèrent qu’il aurait pu facilement reprendre Benghazi en mars 2011[9]. En effet, au début de l’intervention, l’armée rebelle était désordonnée et dépourvue de formation.

Une catastrophe humanitaire

Le gouvernement d’accord national, reconnu internationalement et soutenu par les Nations Unies, s’est battu en 2016 pour s’imposer dans la capitale Tripoli, alors que deux autres autorités, l’une basée également à Tripoli et l’autre dans l’est libyen, continuaient de se disputer la légitimité, ainsi que le contrôle des ressources et des infrastructures. Les affrontements entre ces différentes autorités ainsi que les dizaines de milices perdurent, faisant des victimes civiles et exacerbant la crise humanitaire. Formé sous l’égide de l’ONU, le gouvernement de Fayez el-Sarraj ou « Gouvernement d’union nationale » (GNA), reconnu comme le gouvernement de la Libye depuis le 12 mars 2016 s’oppose encore aujourd’hui à l’armée nationale libyenne sous le commandement du général Khalifa Haftar et son Gouvernement de Tobrouk, à l’est du pays. Si le GNA est soutenu par les principaux États occidentaux, le gouvernement du général Haftar est lui appuyé par l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et la Russie. Quant à la France, elle observe une position des plus ambiguës, en reconnaissant d’une part le GNA comme gouvernement légitime de la Libye, mais a pu fournir de l’aide à l’armée d’Haftar, notamment dans le cadre de la lutte anti-terroriste[10]. En 2019, après avoir mené des offensives dans le sud-ouest de la Libye, et notamment dans la région forte des extractions pétrolières, le général Haftar lance une offensive contre Tripoli à partir du 4 avril 2019. Les pertes civiles augmentent tous les jours, et les infrastructures de soin sont quasi-inexistantes dans la capitale. Détentions arbitraires, actes de torture, homicides illégaux, attaques aveugles, enlèvements semblent constituer le quotidien des civils en Libye[11].

Détentions arbitraires, actes de torture, homicides illégaux, attaques aveugles, enlèvements semblent constituer le quotidien des civils en Libye.

L’intervention de l’OTAN a précipité une dégradation de la stabilité de l’État en prolongeant dans un premier temps la guerre civile. Lorsque Kadhafi fut destitué, les rebelles n’ont pas déposé les armes, prétextant la nécessité de pouvoir se défendre. Ni l’ONU ni l’OTAN n’ont été en mesure de désarmer les milices qui s’étaient constituées au moment de l’intervention. Le risque que ces milices armées deviennent instables était totalement prévisible, mais a été ignoré. Le Conseil National de Transition en Libye a plusieurs fois tenté de démanteler ces groupes armés. Cependant, il a dans le même temps subventionné plusieurs milices, tentant ainsi de les placer sous le contrôle minimal des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Ces ministères sont d’ailleurs eux-mêmes tombés entre les mains de politiques concurrents. Le résultat de cette instabilité gouvernementale n’aura été que le gonflement de ces milices armées.

L’un des aspects caractéristiques du régime de Kadhafi était son implication personnelle dans la gouvernance de la Libye ; le système politique qu’il avait institué était doté de rouages d’une grande complexité. La destitution de Kadhafi et la condamnation de la plupart des membres du gouvernement ont créé les conditions d’émergence d’un régime exempt d’une administration centrale forte ou de personnes formées à l’exercice du pouvoir, capables d’assurer un minimum de stabilité. Une mission des Nations Unies a été mise en place mais elle s’est avérée totalement insuffisante.

Le rapport d’Amnesty International sur la Libye pour l’année 2018 est accablant[12]. Les milices, les groupes armés et les forces de sécurité ont continué de commettre en toute impunité des crimes de droit international et des violations flagrantes des droits de l’homme, y compris des crimes de guerre. Les affrontements entre milices concurrentes ont entraîné une augmentation du nombre de victimes civiles. Des milliers de personnes ont été arrêtées indéfiniment sans aucune procédure judiciaire à la suite d’arrestation totalement arbitraires. Les milices, les groupes armés et les forces de sécurité affiliées au gouvernement d’accord national (GNA), de l’Ouest et l’Armée nationale libyenne (LNA) de l’Est ont continué de fonctionner hors de l’État de droit. Tripoli est encore dominée par les quatre grandes milices.

À ce jour, il n’existe toujours aucune issue à l’impasse politique, malgré les discrets appels internationaux en faveur d’élections soutenues par l’ONU convenus lors d’un sommet à Paris en mai 2018, en raison du déclenchement du conflit à Tripoli au mois d’août de cette même année.

L’externalisation du conflit : l’armement de groupes islamistes au Mali et en Syrie et les liens avec Daech

Le conflit libyen a connu des retentissements dans plusieurs pays du monde musulman sous la forme d’un effet domino. L’alliance de fait entre les rebelles de Benghazi et les Occidentaux leur a ouvert l’accès à un grand nombre d’armes ; très vite, la Libye s’est trouvée surarmée (la capacité d’armement du pays se trouvant près de dix fois supérieure à celle de la Somalie, de l’Afghanistan ou de l’Irak). La chute du régime a entraîné la prolifération d’armes dans le Sahel et notamment au Mali. La région est devenue encore plus dangereuse qu’auparavant, véritable zone grise qui échappe à tout contrôle étatique, aux mains de trafiquants, de rebelles et d’islamistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique. Le nord du Mali s’est embrasé en 2012, avec d’emblée des attaques du Mouvement national de libération de l’Azawad. Cet afflux d’armes est allé de pair avec la radicalisation des groupes armés islamistes dans le Sahel. Il n’y a pas eu d’efforts de la part de l’OTAN, après la chute de Kadhafi, pour désarmer les rebelles qui ont trouvé un accès à l’arsenal de l’ancien dictateur.

De même, dès 2011, nous avons pu assister à une militarisation du conflit syrien. On peut supposer que l’implication de la Libye a encouragé les Syriens à prendre les armes, et il est également possible que ces armes aient pu être transférées de la Libye jusqu’en Syrie.

En 2016, la coalition dirigée par les États-Unis contre l’État islamique est parvenue à reprendre des territoires dominés par Daech dans la région Syrte. L’État islamique n’a jamais véritablement été en mesure d’étendre son contrôle territorial au-delà de cette région, ayant été perçu par les locaux comme une force d’occupation étrangère, puisqu’un bon nombre de ses combattants venaient d’Irak, de Syrie, et d’autres pays d’Afrique du Nord. Par ailleurs les loyalistes de Kadhafi ne se sont pas ralliés à l’État islamique, ce qui, à titre d’exemple n’a pas été le cas en Irak où les baathistes s’étaient ralliés à Daech.

Il ne suffit manifestement pas de mettre en place un gouvernement et de laisser le pays se débattre dans ses problèmes économiques.

Cependant, sans stratégie politique claire pour guider les efforts post-Daech, ces victoires n’ont plus vraiment de sens. Il ne suffit manifestement pas de mettre en place un gouvernement et de laisser le pays se débattre dans ses problèmes économiques. La nouvelle administration de Trump a montré peu d’intérêt pour la région, de même pour l’Union européenne, qui faisait partie des nombreuses coalitions internationales en Libye. L’UE, par sa proximité géographique, ne peut plus ignorer les rivalités politiques que le basculement du pays aux mains d’un gouvernement islamiste pourrait engendrer. De plus, après les pertes subies à Syrte, nombre de combattants de l’État islamique sont partis dans les pays voisins : dans l’extrême sud du pays dans la région de Sebha, certains vers le Soudan et le sud-est de la Libye, d’autres vers Sabratha et la frontière tunisienne. Si la Tunisie et l’Algérie tentent de se mobiliser pour parer cette menace, ce n’est pas le cas de l’Égypte, du Tchad ou du Niger.

La victoire de la coalition à Syrte n’est en aucun cas synonyme de la fin du djihadisme en Libye. D’autres groupes préexistants tentent de tirer parti de la débâcle de l’État islamique, ce qui pourrait de nouveau mener à une insurrection. L’autre menace d’une mauvaise gestion de ce post-conflit serait l’affrontement entre les forces qui ont combattu l’État islamique à Syrte et celles qui ont combattu à Benghazi, où Daech avait émergé d’une guerre civile locale à la suite d’assassinats ciblés en 2013, avant de dégénérer avec le début de l’opération Dignity lancée par Haftar à la mi-mai 2014.

Quelles conséquences pour le modèle interventionniste de l’OTAN ?

Dans les années 1990, deux notions font une apparition remarquée dans le discours des dirigeants occidentaux : celle de « responsabilité de protéger » d’une part, visant à offrir une protection militaire à des populations victimes de tueries imminentes. Celle « d’intervention humanitaire » de l’autre, consistant en une guerre visant à provoquer un changement de régime. Dans le contexte des épurations ethniques que l’on observe au Rwanda ou en Yougoslavie, la « responsabilité de protéger » connaît un succès grandissant, jusqu’à ce qu’elle soit érigée par le droit international au rang d’obligation pour les États-membres de l’ONU. « L’intervention humanitaire », cependant, demeure une notion controversée ; elle remet en cause le principe d’égale souveraineté des nations, inscrite dans le marbre de la Charte de l’ONU.

Bien sûr, il n’est pas toujours aisé de distinguer ces deux notions. En 1999, alors que la Russie s’opposait à une intervention au Kosovo, plusieurs pays de l’OTAN ont pris la décision d’intervenir dans cette région, pour la première fois, sous couvert de protéger les populations en faisant fi des Nations Unies. Cette intervention fut justifiée par des motifs humanitaires ; elle ne régla en aucun cas les problèmes de cette région. Le 24 mars 1999, les avions de l’OTAN lançaient une campagne de bombardements contre la République fédérale de Yougoslavie, la Yougoslavie de Slobodan Milosevic, le Monténégro et la province autonome du Kosovo. L’objectif affiché était de faire cesser les exactions menées par les forces serbes contre la population anti-albanaise au nom de la lutte contre la guérilla et de prévenir des crimes plus massifs. La guerre dura 78 jours. La Serbie avait opposé une résistance largement sous-estimée par l’ONU, et les pertes civiles furent importantes. Quelques années plus tard, le motif humanitaire devait constituer une part importante de la rhétorique de George W. Bush pour justifier l’intervention militaire des États-Unis contre les régimes « tyranniques » d’Irak et d’Afghanistan.

Quelques semaines après l’intervention militaire et le décès de Kadhafi, les médias français confessaient discrètement une erreur : le nombre de Libyens victimes du pouvoir avait été, semble-t-il, vingt ou trente fois inférieur aux « 6000 morts » initialement annoncés…

Le paradigme n’avait guère changé en 2011, alors que Kadhafi réprimait les premiers soulèvements en Libye. Les médias occidentaux insistaient alors sur la mission humanitaire qui incombait à l’ONU et à l’OTAN ; il s’agissait pour la coalition internationale d’empêcher un dictateur de massacrer son peuple pour les uns, et d’instaurer une démocratie nouvelle en Libye pour les autres. Qui pouvait alors s’opposer à de telles résolutions pour le pays [13]? Très rapidement, les médias titraient le chiffre de 6000 morts[14], victimes de la répression de Kadhafi. La répétition en boucle de ce chiffre rendait monstrueuses les quelques voix dissonantes qui s’opposaient à une intervention visant à faire cesser ce bain de sang. Quelques semaines après l’intervention militaire et le décès de Kadhafi, les médias français confessaient discrètement une erreur : le nombre de Libyens victimes du pouvoir avait été, semble-t-il, vingt ou trente fois inférieur aux « 6000 morts » initialement annoncés…

Côté africain, cette intervention était loin de faire l’unanimité. Le 30 mars 2011, un article du Monde donnait voix à ces réfractaires : de nombreux intellectuels et dirigeants africains affirmaient ainsi leur solidarité au Guide. Mouammar Kadhafi exerçait un poids considérable en Afrique subsaharienne, notamment depuis les années 1990, en multipliant les investissements dans certains secteurs comme l’immobilier et l’hôtellerie. Il était considéré par certains mouvements panafricanistes comme une figure de proue pour son opposition – pourtant erratique – à l’Occident et pour son soutien – tout aussi irrégulier et conditionné à ses délires mégalomaniaques – aux mouvements anti-colonialistes africains[15]. Les opposants à l’intervention de l’OTAN mettaient également en avant les motivations économiques et géopolitiques que l’on pouvait entrevoir : la volonté d’ouvrir le marché pétrolier libyen aux investisseurs étrangers – le dictateur ayant racheté Mobile Oil, future Oil Libya, à l’américain Exxon Mobile. Côté français, les projets économiques et financiers de Kadhafi – notamment la création d’une nouvelle monnaie transnationale – apparaissaient comme autant de contestations à l’hégémonie régionale française, dont le Franc CFA est la pierre angulaire.

Aucun gouvernement n’a aujourd’hui véritablement de légitimité : si le GNA est reconnu sur le plan international, c’est loin d’être le cas sur le sol libyen. Les infrastructures de l’ancien régime de Kadhafi et les acquis sociaux ont volé en éclat, la menace islamiste pèse plus que jamais en Libye et les civils sont les premières victimes. Ces victimes même que l’OTAN se devait de « protéger » par cette intervention. Désastre sur tous les plans, l’intervention en Libye en 2011 impose une remise en question du paradigme interventionniste adopté dès la fin du XXème siècle.

 

Notes :

[1] La résolution 1970 du Conseil de Sécurité des Nations Unies impose des sanctions contre le régime de Mouammar Kadhafi en réponse à la répression du mouvement contestataire. Cette résolution imposa une série de sanctions contre le régime et des mesures allant d’un embargo total sur les armes, au gel des avoirs de la Libye, l’interdiction pour le président de quitter le pays, ainsi que cinq de ses enfants et certains membres de son gouvernement etc. Le Conseil de Sécurité a également saisi le Procureur de la Cour pénale internationale. La résolution 1970 fut adoptée à l’unanimité.

[2] La résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations Unies instaura un régime d’exclusion aérienne dans le but de protéger les civils des attaques. Cette fois-ci, cinq pays sur dix s’abstinrent de voter (Allemagne, Brésil, Chili, Russie, Inde). Cette résolution était alors présentée par la France et le Royaume-Uni.

[3] HOSENBALL M., «Exclusive : Obama authorizes secret help for Libya rebels», Reuters, 30 mars 2011 https://www.reuters.com/article/us-libya-usa-order-idUSTRE72T6H220110330

[4] Abdel Fattah Younes était un militaire libyen et major-général des forces armées libyennes. Auparavant ministre de l’intérieur sous Kadhafi, il démissionna le 22 février 2011. Il est assassiné dans des conditions obscures le 28 juillet de cette même année.

[5] NORDLAND R.,«Libyan Rebels Say They’re Being Sent Weapons», New York Times, 16 avril 2011 https://www.nytimes.com/2011/04/17/world/africa/17libya.html

[6] Ville située à environ 200km de la capitale à l’est, c’est le théâtre des affrontements de la révolution de 2011.

[7] La résolution 2009 du Conseil de Sécurité de l’ONU lève une partie du gel des avoirs libyens ainsi que l’embargo sur les armes et créé une mission d’appui chargée d’aider le pays à rétablir l’ordre et la sécurité et de promouvoir l’État de droit. Établie pour une période initiale de trois mois, la Mission d’appui des Nations Unies en Libye a également pour mandat d’épauler et soutenir les efforts faits par la Libye et de lancer la rédaction d’une constitution et un processus électoral. Cette Mission doit également protéger et défendre les droits de l’homme, étendre l’autorité de l’État et prendre des mesures immédiates afin de relancer l’économie du pays.

[8] NATO and Libya https://www.nato.int/cps/eu/natohq/topics_71652.htm

[9]Maj. KEEPING A.M., « Failure in Libya : The consequences of the intervention », Canadian Forces College, 2017 https://www.cfc.forces.gc.ca/259/290/402/305/keeping.pdf?fbclid=IwAR3TYKbwcdvqtF8FO5fTWVs5YIbeEElKatxTXpCQi1vL7Mwbccig1J1fzaA

[10] BERROD Nicolas, « Libye : La France soutient-elle le maréchal Haftar ? », Le Parisien, 19 avril 2019 http://www.leparisien.fr/international/libye-la-france-soutient-elle-le-marechal-haftar-19-04-2019-8056539.php

[11]Amnesty International Report 2016/2017, Libya https://www.refworld.org/docid/58b033df4.html?fbclid=IwAR1xaqDD4yIHmRRgjH0uyk_uRTbJj-gtzekH0VWl23YZfQskNI2r1T-c1ZE

[12] Amnesty International, Libya 2017/2018 https://www.amnesty.org/en/countries/middle-east-and-north-africa/libya/report-libya/

[13]  Selon un sondage mené en France du 5 au 7 avril et publié par Le Monde, près de 63 % des Français sondés approuvaient les opérations de l’OTAN en Libye contre 40 % en Italie, 50 % en Grande-Bretagne et 55 % aux États-Unis. De 63 % à 76 % des sondés dans les quatre pays estimaient qu’il fallait renverser le Guide libyen. https://www.lemonde.fr/libye/article/2011/04/12/l-intervention-armee-en-libye-continue-de-beneficier-d-un-net-soutien-en-france_1506244_1496980.html

[14] « En Libye, 6000 morts et Kadhafi menace encore », L’Express, 2 mars 2011  https://www.lexpress.fr/actualite/monde/en-libye-6000-morts-et-kadhafi-menace-encore_968125.html

[15] « Pourquoi beaucoup d’Africains soutiennent Kadhafi », Outre-Terre, 2011/3 (n° 29), p. 123-133.

 

L’Europe de la défense, bastion des intérêts dominants

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Federica Mogherini, actuelle cheffe de la diplomatie européenne. © European External Action Service

« La construction d’une Europe de la défense, en lien avec l’Alliance atlantique dont nous fêtons les 70 ans, est pour la France une priorité. (…) Car notre sécurité et notre défense passent par l’Europe. » a déclaré Emmanuel Macron lors de la fête nationale du 14 juillet dernier. Depuis le début de son mandat, le chef de l’État a souhaité faire de l’Union européenne son cheval de bataille. Or, la capacité de l’Union européenne à peser à l’extérieur de ses frontières apparaît comme un enjeu clef de son affirmation comme puissance incontournable sur la scène internationale. La politique étrangère s’impose comme un moyen pour l’Union européenne de redéployer et de relégitimer son action, mais également de permettre une éventuelle mutualisation des capacités, avantageuse pour certains de ses États membres. Derrière l’Europe de la défense, des conceptions plurielles polarisent les tensions. 


Si le terme d’Europe de la défense est de plus en plus convoqué, cette notion aux contours flous se caractérise avant tout par un véritable imbroglio institutionnel. L’Union européenne a cherché progressivement à mettre en place un processus d’institutionnalisation de sa politique extérieure afin d’optimiser sa capacité de gestion des crises. Ainsi a vu le jour une européanisation de la politique étrangère via le développement d’une approche dite « multidimensionnelle ». Bien que la stratégie de l’Union européenne concernant la gestion des crises extérieures soit aujourd’hui limitée de facto par la fragilité de sa cohésion diplomatique, sa projection interroge sur la future marge de manœuvre souveraine des pays membres. 

Historiquement, la stratégie d’une Europe de la défense visait initialement à coordonner les ressources civiles et capacités militaires dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier du traité de Maastricht de 1992). La progressive multiplication des échelons a cependant brouillé les domaines de compétences entre les différentes institutions mobilisées. Le domaine institutionnel de l’action extérieure a ainsi donné lieu à de nombreuses modifications. Si celles-ci étaient justifiées comme étant nécessaires pour gagner en efficacité, elles ont en réalité permis d’accroître ses prérogatives.

Chronologiquement, le Conseil européen de Cologne en 1999 met en place la Politique de sécurité et de défense commune (PESD). Ensuite, de 1999 à 2002, l’Union européenne se dote des instruments institutionnels nécessaires à la gestion des crises extérieures à l’UE. Puis, de 2003 à 2008 se structure l’opérationnalisation de la PESD à travers le déploiement de missions et d’opérations militaires et civiles.

Le tournant du Traité de Lisbonne

Enfin, les diverses réformes institutionnelles engagées des suites du Traité de Lisbonne (2007) ont amené progressivement à l’élargissement des compétences de l’Union européenne en termes de politique étrangère. Le Traité de Lisbonne initie ainsi la création d’institutions politico-militaires et d’une chaîne de commandement. Les institutions créées sont sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères. La multiplication des instruments diplomatiques et militaires donne lieu à des luttes interinstitutionnelles pour l’appropriation des sphères de compétences. Ce long processus d’institutionnalisation tranche avec sa dépendance vis-à-vis de du Conseil.

Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

À titre d’exemple, le traité de Lisbonne introduit de nouvelles prérogatives concernant la fonction de Haut Représentant pour les affaires étrangères et de sécurité afin de le réformer selon l’approche multi-institutionnelle. Cette fonction correspond à celle de chef de la diplomatie européenne. Ainsi, le rôle de cette fonction est double : vice-président de la Commission (donc un rôle clef concernant la PESC), et le secrétariat général du Conseil de l’Union. Cette modification était pensée pour pallier l’illisibilité entre la politique communautaire et intergouvernementale. En réalité, la refonte du statut du Haut Représentant délimite de manière floue sa fonction, ce qui conduit à des luttes interinstitutionnelles.

Le chercheur en science politique Franck Petiteville parle en ce sens de « politique étrangère institutionnelle » pour conceptualiser l’approche européenne. Surtout, le Haut Représentant reste extrêmement dépendant des orientations du Conseil européen, ce qui limite et oriente la fonction. Ainsi, le Conseil intervient dans le processus de nomination de celui-ci. Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

Des intérêts divergents entre États membres

« La prochaine étape pourrait consister en un projet hautement symbolique, la construction d’un porte-avions européen commun, pour souligner le rôle de l’Union européenne dans le monde en tant que puissance garante de sécurité et de paix » écrit Annegret Kramp-Karrenbaueur, dirigeante du parti politique CDU de la chancelière allemande, dans une tribune publiée le 10 mars. Cette proposition met en évidence la volonté de certains États membres de développer une stratégie et diplomatie proprement européenne. Elle permettrait surtout à l’Allemagne d’alléger et répartir les dépenses publiques de défense en mobilisant les autres pays membres. 

Malgré la volonté d’élaborer une approche dite globale, la stratégie de politique extérieure de l’Union européenne reste en grande partie circonscrite au Conseil européen, et donc aux conceptions dominantes des États membres. Il y a donc un décalage entre la volonté de construire une vision stratégique européenne et les différentes aspirations des États membres. La mise en place d’une politique communautaire se heurte à la prégnance de l’intergouvernementalité. Les intérêts étatiques concernant le positionnement sécuritaire et militaire se retrouvent dès lors au centre de la politique extérieure. Ainsi, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier utilise l’expression « triumvirat Paris-Londres-Berlin » pour illustrer le conditionnement par ces pays de la politique extérieure de l’Union européenne, et ce malgré la reconfiguration dû au récent Brexit.

Conscients des limites d’une marginalisation excessive des autres pays membres, des faux-semblants institutionnels sont mis en place pour fédérer ceux-ci autour d’un simulacre de vision commune concernant la gestion des crises extérieures. Dans cette perspective, le SEAE (Service européen pour l’action extérieure, depuis 2010) est institué par le Traité de Lisbonne. Doté en 2017 d’un budget de 660 millions d’euros, ce service a été créé pour coordonner les politiques extérieures des États membres avec celle de l’Union européenne. Il est créé en vue de mutualiser l’action extérieure des États membres.

Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

Alors même qu’il était pensé pour être un contrepoids, le rôle du SEAE n’a pas radicalement bouleversé la stratégie des États membres. Les délégations de l’Union européenne ont un rôle de second plan pour les États membres les plus à la pointe militairement. Les responsables du SEAE avaient pourtant tenté de pallier à cela avec la politique des battlegroups (groupements tactiques). Cet outil consiste en une mise à disposition de troupes pour des opérations extérieures de sécurité, c’est un outil intergouvernemental. Ainsi, son utilisation peut être bloquée par les États membres puisque le principe d’unanimité s’applique. Or, cet outil est utile avant tout pour les États ayant une zone d’influence à préserver. Les groupements tactiques profiteraient donc aux États les plus influents, qui pourraient déléguer une partie des coûts d’opérations tout en servant leurs intérêts nationaux. Les battlegroups n’ont à ce jour jamais été mobilisés.

Le SEAE illustre la difficulté de concilier les intérêts divergents entre États par la mise en place d’institutions de coopération européennes. Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

La désunion européenne sur le terrain, symptomatique de l’Europe de la défense

La stratégie développée par l’Union européenne repose sur une approche multidimensionnelle de la sécurité qui dépasse l’approche uniquement militaire. Le document de la Stratégie européenne de 2003 pose les jalons de l’approche globale européenne. Il stipule que la capacité de gestion de crises ne peut être effective qu’en coordonnant l’ensemble des ressources, y compris civiles. A défaut d’avoir les moyens techniques de s’affirmer sur le terrain, L’Union européenne cherche à se distinguer en imprimant sa marque d’une approche singulière de la politique étrangère.

Cependant, la doctrine est avant tout normative et tend au contraire à enfermer la politique extérieure dans un imbroglio de catégories d’action publique. En effet, chaque intervention de l’Union européenne se doit d’intégrer l’approche globale, ce qui amène à une véritable fragmentation des logiques d’action. L’action d’une multiplicité d’acteurs, de dispositifs sur le terrain ne s’inscrit donc pas toujours en cohérence.

La coopération supposée dans une logique de transversalité se mue en réalité davantage en une rivalité pour l’accaparement des prérogatives et compétences. Le cas de l’intervention de 2008 en Somalie, en tant que zone test de cette approche globale, l’illustre bien. Le rôle de l’Union européenne s’est progressivement intensifié en Somalie conformément à la multidimensionnalité de sa stratégie. L’Union européenne a mobilisé des outils à la fois militaires et civils selon une triple logique ; la promotion d’une doctrine proprement européenne, éprouver l’efficacité de ses outils avec leur mise en coordination, et nouer des partenariats interétatiques sur le terrain. Cependant, le flou entourant les prérogatives des différents acteurs a amené à une dispersion de l’action de l’Union Européenne sur le terrain. Dans le cas somalien, les intérêts britanniques ont ainsi finalement primés, en raison de leurs importants réseaux hérités de la colonisation. La stratégie finale fut donc celle d’une stabilisation gouvernementale rapide, que certains acteurs européens ont critiqué comme étant trop précoce dans le cas somalien (sans mettre en place une politique d’aide au développement structurelle, ce qui entre en contradiction avec l’approche multidimensionnelle censée être le pilier de l’approche européenne). Le modèle européen ne définit pas de manière consensuelle une stratégie commune, au détriment de l’efficience de son action de terrain. 

« La diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes »

L’instauration d’une diplomatie collective de l’Union européenne se heurte aux ambitions et capacités différenciés de ses membres. À ce titre, Franck Petiteville parle « d’insularité diplomatique » de l’UE. Les acteurs étatiques des membres de l’UE priment sur le jeu diplomatique de cette dernière. Le champ diplomatique européen peine donc à s’autonomiser, il n’existe pas en dehors des instrumentalisations, et appropriations par les acteurs étatiques dominants. Le chercheur Franck Petiteville analyse ce paradoxe : « la diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes ».

Il apparaît dès lors impossible d’unifier les politiques diplomatiques des pays sans compromettre leur souveraineté. En résulte donc le fait que la diplomatie européenne s’articule d’abord autour d’un travail de coordination afin de faire émerger une position européenne qui n’a que peu de poids. Cette démarche comporte le risque d’un consensus diplomatique mou. Ainsi, Christian Lequesne et Valentin Weber expliquent : « les positions communiquées par les Délégations à travers le réseau de télégrammes COREU sont ainsi souvent descriptives et aseptisées, parce qu’elles sont avant tout le résultat de consensus soucieux d’éviter des réactions négatives ». Les déclarations sont communes, mais l’action à l’extérieur des frontières ne l’est pas.

Le peu d’importance stratégique de ce réseau peut s’illustrer par le fait qu’en 2018, le New York Times révèle que durant trois ans, le réseau de correspondance européenne est infiltré par des hackeurs. Malgré l’ampleur du phénomène, le réseau diplomatique ne s’en trouve pas tant affecté. La politique extérieure de l’Union européenne constitue ainsi davantage une valeur ajoutée pour les diplomaties des États membres, qui la conditionnent de fait.

Le monopole de l’OTAN comme instance de défense collective

Si l’Union européenne cherche à s’imposer comme à même de faire face aux crises à l’extérieur de ses frontières, son inquiétante dépendance vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est à souligner. Pourtant, tous les États de l’Union ne sont pas membres de l’OTAN. La première institution dont se dote l’Union européenne en matière de défense est l’Union de l’Europe occidentale (en 1954, après l’échec de la CED), fortement liée à l’OTAN. Ce premier cadrage détermine déjà le positionnement de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. La construction de la Politique étrangère et de sécurité commune n’est donc pas pensé en opposition à l’OTAN.

Pourtant, la France, État fortement impliqué dans des opérations extérieures, avait souhaité initialement contrer le monopole de l’OTAN. L’idée de la France gaulliste après son retrait de l’alliance en 1966 était de mettre en place une coopération intergouvernementale au sein de l’UE, de faire une Europe de la défense puissante qui saurait s’affirmer face à la puissance américaine. L’Union européenne se heurte cependant rapidement à la difficulté de mutualiser les ressources militaires et compétences stratégiques de ses États membres, dont les intérêts sont souvent divergents.

Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures.

Avec la Déclaration de Saint-Malo (1998), l’UE affirme finalement la nécessité de disposer de capacité d’intervention à l’extérieure de ses frontières, mais la possibilité d’intervention est limitée à un rôle de suppléant de l’OTAN. Ainsi, l’UE ne dispose pas d’un état-major qui lui est propre pour faire face aux crises extérieures. La dynamique d’intervention européenne est étroitement liée à la marge d’action laissé par l’OTAN. Par exemple, les accords dits de « Berlin plus » illustrent le caractère incontournable de l’alliance. Il s’agit d’une série d’arrangements permanents entre l’UE et l’OTAN, adoptés lors du sommet de Washington de 1999. L’OTAN met à la disposition de l’UE ses moyens de commandements afin de pallier au déficit d’état-major proprement européen. Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures. L’Union européenne n’a pas toujours la capacité d’agir en dehors de ces pourtours.

Derrière l’étendard discursif d’une Europe de la défense forte, L’Union européenne fait en réalité face à une série de contradictions qui limite sa capacité de gestion des crises extérieures. L’action extérieure est ainsi fragmentée sur le terrain, et ce malgré des prises de position de principe communes. Le rôle ambitieux de l’Union européenne s’en retrouve de fait limité.

La capacité de gestion des crises de l’Union européenne est avant tout corrélée à l’articulation des visions dominantes de ses États membres, ainsi qu’au cadrage des instances internationales desquelles l’UE peine à s’émanciper. Son rôle à jouer dans l’évitement d’un embrassement en Libye aurait pu récemment s’imposer comme déterminant concernant le futur diplomatique de l’UE. Mais la difficulté de l’Union européenne à avoir une position claire vis-à-vis du maréchal Haftar en Libye (que la France soutient en sous-main) illustre les limites de gestion des crises extérieures de l’UE. Le cas est révélateur des divergences stratégiques en matière de défense. La fracture patente interroge finalement sur la pertinence du coût de continuer d’investir le projet d’une Europe de la défense. 

Ukraine : élection d’un candidat « anti-système »… dans un cadre pro-occidental ?

Le président ukrainien Zelensky © sbs.com.au

L’Ukraine vient d’élire son nouveau président, Volodymyr Zelensky, qui incarne une volonté de changement dans le pays mais aussi beaucoup d’incertitudes. Zelensky, qui n’a aucune expérience politique, a évité durant sa campagne des promesses électorales qui pourraient mener au désenchantement politique ultérieur, promu des référendums sur des questions clefs – notamment l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN – et cherche à tout prix à se distinguer de la classe politique établie et fortunée, sauf sur les questions de politique étrangère. De quoi l’élection de ce candidat populiste – mais partisan d’un alignement géopolitique sur l’Occident – est-elle le nom ?


L’Ukraine subit plusieurs crises simultanées : la guerre reste endémique dans l’Est, le chômage élevé (9 %) et la corruption généralisée. Surtout, l’Ukraine reste un pays d’un grand intérêt stratégique et géopolitique, convoité par ses voisins et « partenaires ». La Russie, l’Allemagne ou encore la Pologne jettent leur dévolu sur ce pays que l’on qualifie de grenier de l’Europe en raison de sa capacité de production agricole parmi l’une des plus élevées au monde. État-tampon entre les pays-membres de l’OTAN et la Fédération de Russie, l’Ukraine se retrouve impliquée dans un affrontement géopolitique qui sur-détermine en grande partie les enjeux de politique intérieure.

L’Ukraine, histoire d’un mélange d’influences européennes et russes

L’histoire de l’Ukraine est intimement liée à celle de la Russie et de la Pologne. L’Ukraine, telle que nous la connaissons de nos jours, est un État reconstitué à partir de deux régions disparates : l’une située à l’Ouest, qui recoupe les anciennes provinces de Galicie et de Volinie, longtemps intégrées à l’empire lituanopolonais d’abord, et austro-hongrois ensuite. Régions qui sont également le berceau de l’église Uniate, ralliée à Rome et qui par conséquent, sont des régions à tradition occidentale et avec des populations qui, souvent, aspirent à être rattachées à la sphère d’influence européenne. De l’autre côté du pays, à l’Est, on trouve les régions habitées en grande partie par des populations d’origine russe, jusqu’en Crimée, qui constituait l’un des lieux de passage privilégiés de la famille impériale russe. Par conséquent, ces régions orientales de l’Ukraine sont davantage tournées vers la Russie. En définitive, l’Ukraine est scindée en trois : une Ukraine occidentale, fondamentalement européenne, une Ukraine orientale tout à fait pro-russe et, entre les deux, Dniepr, zone tampon et lieu de rencontre entre ces deux régions. Kiev, la capitale, se situe dans cette zone tierce.

L’Ukraine a obtenu son indépendance en 1991 (après une première tentative entre 1917-1920) alors que l’URSS était à l’époque quasiment moribonde. C’est lors du référendum organisé le 1er décembre 1991 que le pays est devenu indépendant. Les problèmes diplomatiques deviennent légion et des conflits d’intérêt vont opposer alors l’Ukraine à la Russie, notamment sur le contrôle de la flotte de la mer Noire et sur le statut de la Crimée. Cette région russe avait été cédée par Nikita Khrouchtchev, secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique, qui croyait en un empire soviétique proéminent. À l’instar de ce qui est arrivé en Yougoslavie ce genre de cession est dénoncé quand un divorce se produit.

Plus qu’une histoire parallèle, l’Ukraine et la Russie ont une histoire commune, et il semble difficile de nier les liens qui unissent nombre d’Ukrainiens à leur voisin de l’Est. Outre les Ukrainiens russophones, on peut aussi mentionner les millions de citoyens russes qui vivent en Ukraine, hors de leurs frontières natales. Bien sûr, l’intérêt que porte la Russie à l’Ukraine s’explique aussi par les liens économiques, commerciaux et diplomatiques entre ces deux pays, souvent asymétriques ; des liens que contestent l’Union européenne et l’OTAN, souhaitant ramener l’Ukraine dans leur sphère d’influence et pratiquer une politique de containment de l’espace stratégique russe.

L’Ukraine, ballottée entre les jeux de pouvoir de la Russie et de l’OTAN

Avec la fin de l’Ukraine soviétique, de nombreux gouvernements se succèdent, tentant de répondre à la quête d’identité nationale et de stabilité politique de ses citoyens. S’ouvre alors une période au cours de laquelle l’Ukraine est ballottée entre la sphère d’influence russe et occidentale. Les tensions atteignent leur pic sous le mandat de Viktor Ianoukovitch (élu en 2010), avec qui l’Union européenne tente de signer un accord d’association, qu’il refuse suite aux pressions exercées par Vladimir Poutine – qui ambitionne un rapprochement avec les ex-républiques soviétiques.

C’est alors que naît, en plein coeur de la capitale ukrainienne, le mouvement de pression pro-européen « Maïdan ». Activement soutenu dès le départ par l’Union européenne et les États-Unis (des personnalités clefs de l’administration Obama se sont affichées avec les manifestants dès les premières semaines), il est structuré par des partis majoritairement conservateurs ; parmi eux, on compte les traditionnels partis libéraux pro-occidentaux, mais aussi les mouvements d’extrême-droite Svoboda (« Liberté » en Ukrainien, qui s’intitulait jusqu’en 2004 « Parti national-socialiste d’Ukraine ») et Pravyi Sektor (« Secteur droit », groupe para-militaire arborant une symbolique néo-fasciste). Le mouvement « Maïdan », qui débouche sur la destitution du président Viktor Ianoukovitch, a été utilisé par les gouvernements occidentaux pour ramener l’Ukraine dans leur sphère d’influence. À terme, ils escomptent une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, pour achever la dynamique d’alignement géopolitique sur l’Occident qui s’était amorcée, pour les ex-républiques soviétiques, en 1991. Des visées qui sont interprétées par le gouvernement russe comme une menace directement exercée contre sa souveraineté, et une atteinte à sa sphère d’influence sur une zone qu’il considère comme son protectorat naturel.

S’ensuit une crise diplomatique : la Crimée et Sébastopol sont redevenues des régions russes à la suite d’un référendum tenu en mars 2014. L’Union européenne, les États-Unis et le Japon n’ont pas reconnu l’entrée de la Crimée dans la Fédération de Russie et ont adopté des sanctions contre Moscou. Pendant ce temps, un conflit armé s’est ouvert dans le Donbass entre pro-russes et pro-occidentaux.

Ainsi, l’arrivée des gouvernements pro-occidentaux dans le pays et le début de cette crise ont largement contribué aux graves tensions actuelles entre la Russie et les Occidentaux, qui ont décrété des sanctions réciproques. Les accords de Minsk de début 2015, signés sous l’égide de Paris, Berlin et Moscou, ont permis de réduire l’intensité des combats, sans mettre fin au conflit ni apporter de solution politique. Cinq ans après Maïdan, après le début de la guerre dans le Donbass et la récupération de la Crimée par la Russie, et suivant la déclaration d’indépendance de Donetsk et de Lougansk à l’Est et les accords ratés de Minsk de 2014 et 2015, où en est le pays ?

Petro Porochenko a été le chef d’État en charge de cette nouvelle donne politique dans le pays. Le bilan de son mandat est plus que mitigé, ce qui s’est reflété dans le résultat électoral qu’il a obtenu aux dernières élections présidentielles réalisées du 21 avril dernier auxquelles il se présentait. Gangrenée par la corruption, l’Ukraine est sous perfusion financière depuis plusieurs années. Sa relation bloquée avec la Russie en raison du transit du pétrole à travers le pays et du refus d’honorer la dette que l’Ukraine avait envers la Russie en matière énergétique, ainsi que les lourdes dépenses militaires engagées pour poursuivre la guerre dans le Donbass, ont fortement pesé sur l’économie, qui s’est contractée de près de 17% entre 2014 et 2015 avant de retrouver une croissance modeste de 2,1% en 2017.

Au bord du gouffre financier, l’Ukraine a bénéficié en 2014 d’un plan d’aide occidental, mené par le Fonds monétaire international (FMI). Le gouvernement a réussi à négocier une restructuration partielle de sa dette et obtenu un plan d’aide de 17,5 milliards de dollars de la part du FMI. En contrepartie, les autorités se sont engagées à instaurer une politique de rigueur. Pour autant, le versement de tranches financières, dont la dernière d’un milliard de dollars débloquée en avril 2017, a été retardée en raison des difficultés de Kiev à mettre en œuvre les mesures réclamées par le FMI. Cette politique économique n’a pas été sans conséquences sur le plan social : la nourriture représente de loin le premier poste de dépense pour les ménages ukrainiens. Plus de la moitié de leurs revenus (50,9%) y sont en effet consacrés.

Il faut ajouter à cela le conflit gazier entre ces deux parties avec des contrats intermittents entre le géant russe Gazprom et le groupe ukrainien Naftogaz. La situation de l’Ukraine s’est aggravée lorsque les Russes et les Allemands, lassés des coupures réalisées par les ukrainiens sur les pipelines gaziers, ont décidé la construction d’un pipeline sous-marin passant par la mer Baltique pour aller jusqu’en Allemagne, le projet Nordstream 2. Ceci pourrait enclencher la fin de l’accord économique gazier si la Russie renonçait au transit du combustible bleu à travers le territoire ukrainien.

En raison de sa construction historique, politique et économique, l’Ukraine est un État en faillite et la gestion intéressée du dernier gouvernement n’a fait qu’aggraver la situation géopolitique du pays.

Porochenko, Timochenko et Zelenski, trois projets pour le pays

C’est dans cette ambiance de guerres inachevées, d’ingérence politique, de pressions européennes et russes, de crise politique et économique, de rejet des élites traditionnelles et corrompues, de méfiance envers les oligarchies et érosion des clivages habituels, que commence la campagne électorale des élections présidentielles ukrainiennes qui ont eu lieu il y a peine quinze jours. Ce processus électoral a opposé trois noms.

Ioulia Timochenko, candidate de l’Union panukrainienne Patrie, est arrivée au premier tour en troisième position avec 13,40% des voix. Elle avait auparavant été l’égérie de la révolution orange en 2004 et a accédé à la tête du gouvernement de Iouchtchenko en tant que Première ministre. Ce sera la première femme de l’histoire de la politique ukrainienne à occuper cette fonction. Elle sera deux fois candidate aux élections présidentielles de 2010 où elle devancera Iouchtchenko et deviendra également la première femme à accéder au second tour d’un scrutin présidentiel en Ukraine, puis celle de 2014. Elle a fait l’objet de plusieurs poursuites judiciaires. En 2011, elle a été condamnée à sept ans d’emprisonnement pour abus de pouvoir dans le cadre de contrats gaziers signés avec la Russie en 2009. Libérée lors de la révolution de 2014, elle se présente sans succès à l’élection présidentielle anticipée face à Petro Porochenko qui est élu. Redevenue députée, elle est longtemps donnée favorite de l’élection présidentielle de 2019. En abandonnant partiellement sa rhétorique controversée, elle affiche une image plus consensuelle. Elle mène essentiellement campagne sur la situation économique du pays et sur la question sociale, attaquant la politique d’austérité imposée par le FMI : elle a notamment promis de diviser par deux les prix du gaz, qui ont été nettement augmentés sous la présidence Porochenko, et d’augmenter le salaire minimum et les principales prestations sociales. En matière de politique étrangère, elle se montre plus russophile que le président sortant, bien qu’elle prône l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN.

Petro Porochenko, candidat du parti Bloc Petro Porochenko Solidarité, a obtenu la deuxième position avec 24,45% des votes au deuxième tour. Chef l’État sortant, il a maintenu l’ancrage de l’Ukraine dans le partenariat occidental de l’Union en concluant une série d’accords sur la libéralisation des visas, les échanges économiques ou encore la coopération administrative. C’est sous son gouvernement que le pays a obtenu des plans de soutien financier de la part de l’Union européenne et du FMI. Il a cultivé les réseaux pro-ukrainiens aux États-Unis et obtenu la présence de conseillers militaires américains sur son sol. Il incarne l’opposition directe à Vladimir Poutine – il a lancé le cri de ralliement « Soit moi, soit Poutine » – et se présente comme le serviteur politique des intérêts européens. D’après la presse ukrainienne, il aurait déjà reçu des garanties d’immunité de la part de Washington. Tout le long de sa campagne électorale, celui-ci a joué sur la fibre nationaliste avec comme slogan patriotique « Langue, Armée, Foi ». Un choix dangereux en raison de la confrontation directe de cette proposition avec la minorité russe mais aussi avec d’autres minorités comme les Hongrois et les Roumains. Porochenko propose un renforcement des forces armées, une promotion de la langue ukrainienne et la séparation de l’Église orthodoxe ukrainienne de l’Église russe. C’est un discours qui fait appel aux sentiments d’appartenance. On peut trouver certaines ressemblances entre sa campagne et les gouvernements de droite américain, hongrois de Viktor Orbán ou polonais de Jaroslaw Kaczyński.

Volodymyr Zelenski sera le nouveau président de l’Ukraine puisqu’il a remporté les élections avec son parti Serviteur du peuple, du même nom que la série télévisée dans laquelle il participait en tant que comédien, avec 73,22% des voix. Il a gagné dans toutes les régions du pays, même à l’Ouest plus nationaliste, sauf à Lvov. Zelenski a été présenté dès le début de la campagne comme un outsider. C’est en effet un comédien de 41 ans sans aucune expérience politique, qui a proposé aux Ukrainiens de casser le système sans dévier du cap pro-occidental. Fils d’un professeur d’université et d’une ingénieure, il n’est pas un héros de la classe ouvrière, mais il n’est pas non plus un oligarque comme Porochenko qui a fait fortune en privatisant des usines de confiseries soviétiques dans les années 90. Il incarne le changement dans le pays, mais aussi beaucoup d’incertitudes politiques.

Zelensky évite les promesses électorales qui pourraient mener au désenchantement politique postérieur, promeut les référendums publics sur des questions clés, notamment les ambitions d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, et cherche à tout prix à se distinguer de la classe politique aisée. Sommes-nous devant le nouveau candidat populiste de l’Est ? Zelensky a proposé aux citoyens ukrainiens de « relancer » les négociations avec l’Union européenne et la paix avec la Russie. Il essaiera à tout prix soit de conclure des accords personnellement avec Poutine, soit d’utiliser des méthodes politico-diplomatiques avec l’aide de l’Union européenne et des États-Unis. Il arrive au pouvoir entouré de nouveaux visages qui pourraient ne pas être les véritables décideurs. De manière inquiétante, il entretient des relations troubles avec le célèbre oligarque Ihor Kolomoiskyi- accusé d’avoir organisé la candidature de Zelenski, et qui a siphonné des milliards d’Ukraine vers des fonds offshores. Certains voient en lui le retour du rapprochement avec la Russie, d’autres parlent de cheval de Troie de l’Union européenne et des États-Unis.

Parmi les 39 candidats, seuls quatre étaient pro-russes. Le plus populaire d’entre eux, Iouri Boïko, a obtenu 11,67% au premier tour. Les pro-russes sont d’autant plus minoritaires que leurs électorats traditionnels sont coupés des élections : la Crimée n’a pas participé au scrutin et le Donbass a eu les plus grandes difficultés du monde à y prendre part. Au total, plus de cinq millions d’électeurs, soit environ 12% de la population, n’ont pas participé au scrutin.

Le pourcentage de participation politique lors de ces élections est donc de 62,07%. Malgré la polémique au sujet des citoyens pro-russes privés du vote, l’ensemble des élections semble s’être déroulé dans la normalité et les règles démocratiques. Plus de 2300 observateurs internationaux ont supervisé le déroulement du vote. Kiev a interdit aux observateurs russes de faire partie du dispositif de supervision. Les autorités pro-occidentales ont également fermé les bureaux de vote en Russie, une décision inédite qui a privé de scrutin au moins 2,5 millions de citoyens ukrainiens qui résident dans ce pays.

Par ailleurs, l’Ukraine détient le record du pays où les hommes politiques ont l’indice de popularité le plus bas au monde, seulement 9%. Cette élection est marquée par un reflux de l’influence russe et l’apparition de clivages politiques proches de ceux que connaissent d’autres pays européens, notamment le rejet des élites.

Quels sont les défis pour le nouveau président de l’Ukraine ?

Le nouveau président aura malgré tout un conflit politique, diplomatique, une guerre civile et un conflit international à résoudre. Il devra essayer de relancer la situation économique du pays alors que ses marges de manœuvre sont réduites.

En effet, si Volodymyr Zelensky disposera à la présidence de pouvoirs forts, notamment comme chef des armées et responsable de nominations clés, sa marge de manœuvre pour prendre des mesures concrètes sera très limitée faute de majorité parlementaire. Pour l’instant, les élections légisatives sont prévues pour le 27 octobre. Elles présagent l’ouverture d’une nouvelle phase de luttes politiques. Il lui sera difficile de préserver ses alliances politiques actuelles jusqu’aux élections législatives d’octobre. Chaque parti doit désormais se repositionner en fonction des résultats de la présidentielle. Plusieurs députés ont d’ores et déjà annoncé leur ralliement au vainqueur dans le but d’assurer leur carrière politique. Selon la Constitution ukrainienne, le Président dispose de prérogatives limitées.

Dans un premier temps, Volodymyr Zelensky devrait donc se heurter à un Parlement hostile, qui pourrait même l’empêcher de valider certaines nominations aux postes clés. Le jeune chef d’État se doit désormais de remplir les cases de son nouveau parti Le Serviteur du peuple pour présenter une liste aux législatives et pour prétendre gouverner pendant cinq ans.

Quels enseignements pour les prochaines années ?

Le second tour de ces élections était une sorte de référendum sur le bilan de Petro Porochenko, mais également sur l’ensemble du camp national-patriotique ukrainien. L’intelligentsia national-libérale et une grande partie de la société plus libérale et pro-occidentale se sont ralliés derrière Porochenko, attaquant Zelensky et ses électeurs en les qualifiant de pro-russes et d’antipatriotiques. Ils ont déclaré que sa victoire marquerait la fin de l’Ukraine. Les résultats ont démontré qu’ils ne représentaient qu’à peine un quart du pays.

Les électeurs de Zelenski ne ressemblent pas aux simplifications faites par l’opposition de Poroshenko ni par les médias occidentaux. On pourrait les décrire comme des citoyens lassés de la situation que subit leur pays. Ils sont probablement pro-européens mais pour des raisons plutôt pragmatiques. Les habitants de l’Ouest vivent mieux que ceux de l’Est. Ce n’est pas un choix de civilisation pour l’Europe et contre la Russie comme l’affirment certains intellectuels ukrainiens. La plupart de ces citoyens peuvent en général parler l’ukrainien, le russe ou un mélange des deux, et ils se moquent de faire de ceci un choix idéologique car ils ont une histoire commune. Ils sont fatigués de l’atmosphère conflictuelle, de la propagande patriotique et de la recherche constante d’agents russes sous le lit. Ils sont indifférents à la fois à l’Union soviétique et à la communautarisation fanatique des monuments et des noms de rues soviétiques. Ils préféreraient être autorisés à regarder les films soviétiques interdits, à lire des livres russes et à discuter sur les réseaux sociaux russes sans restriction. Ils ne se situent pas dans ce patriotisme prétentieux et ce nationalisme radical que vendent certains médias. Ils attendent du gouvernement une amélioration tangible du niveau de vie de la majorité.

Cinq ans après le soulèvement de Maïdan qui a secoué l’Ukraine, on constate aujourd’hui que l’establishment politique et intellectuel arrivé au pouvoir en 2014 s’est retrouvé dans le même état de faillite. La victoire de Zelensky montre donc que tout ce système se révèle être en partie un échec.

Qu’en sera-t-il pour l’Ukraine les quatre années qui suivent? La presse progressiste ukrainienne, paraphrasant Poutine lorsqu’il évoque l’URSS, écrivait il y a quelques semaines : si vous n’êtes pas heureux de la défaite de Porochenko, vous n’avez pas de cœur ; si vous croyez les promesses de Zelenskiy, vous n’avez pas de tête. À part certains entretiens et les déclarations faites après sa victoire, la position politique et idéologique de ce nouveau président reste inconnue. On ignore encore à quel point ses opinions personnelles vont compter et à quel point il sera indépendant en tant que président. Pour le moment, la plus grande qualité du nouveau président est qu’il ne s’appelle pas Porochenko.

La Biélorussie en recherche d’identité et de souveraineté

Plus de 25.000 personnes à Minsk pour célébrer les cent ans de la déclaration d’indépendance de la République Populaire de Biélorussie (25/03/2018)

Par son drapeau, ses emblèmes, ses immenses usines de tracteurs, ses sovkhozes, sa grisaille urbaine, ses fonctionnaires impassibles et son président autoritaire Alexandre Loukachenko, la Biélorussie conserve beaucoup de la République Soviétique qu’elle fut entre 1919 et 1991. Et pourtant, un vent nouveau semble souffler sur le pays.   

En ce 25 mars 2018, sous le ciel bleu, une fois n’est pas coutume, de Minsk, sa capitale, vingt cinq mille personnes se réunissaient dans une ambiance de liesse populaire. Elles fêtaient les cent ans de la République Populaire qui déclara l’indépendance de la Biélorussie d’une Russie bolchévique alors en proie à la guerre civile.

Voilà un siècle en effet que ces quelques trois-cent milles km2 de forêt, de marécage et de tourbes, coincés aux confins de la Pologne et de la Russie, se déclarèrent libres et souverains : l’aboutissement d’une renaissance culturelle et politique, à la fois nationale et sociale, entreprise quelques années plus tôt[1]. Cela fut de courte durée. Les troupes d’occupation allemandes qui avaient toléré cette déclaration d’indépendance, mais qui n’étaient pas allées jusqu’à la reconnaître, se retirèrent après l’armistice (fin 1918). Dès le 10 janvier 1919, les bolchéviques investirent Minsk pour fonder la République Socialiste Soviétique de Biélorussie, république fondatrice de l’URSS, avec les RSS d’Ukraine, de Russie et de Transcaucasie.

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Emblêmes de la Biélorussie

C’est de cet héritage soviétique que M. Loukachenko s’est jusqu’alors toujours revendiqué. Porté au pouvoir en 1994 par les premières élections présidentielles libres de l’histoire du pays, Alexandre Loukachenko écrase la « deuxième renaissance biélorusse ». Celle-ci voyait, à l’instar de la Lituanie voisine, une partie de la population, particulièrement l’ouest du pays et les grandes villes, revendiquer fièrement son passé non-russe et non-soviétique, sa langue et ses emblèmes : le drapeau rouge et blanc qui fut d’abord celui de la République populaire de 1918, et la Pagonie, le blason du Grand Duché de Lituanie[2]. Elle envisageait, à l’image des autres pays de la région, un avenir démocratique et européen, loin d’une Russie associée au despotisme.

Grâce à ses virulentes dénonciations de la corruption et à son discours social en faveur des « gens du commun » Alexandre Loukachenko l’emporte haut la main avec plus de 80% des voix au deuxième tour. Il fit particulièrement le plein de voix dans l’est du pays, région dont il est originaire, grâce au ressentiment de cette population essentiellement russophone, profondément attachée à l’URSS et sceptique vis-à-vis d’un renouveau national qui n’est pas le sien[3].

Coup sur coup, par référendum, il rétablit le statut officiel de la langue russe[4], le drapeau rouge et vert de la République soviétique et déplace la fête nationale du 27 juillet, jour de la déclaration de souveraineté en 1990, au 3 juillet, date de l’entrée victorieuse des troupes soviétiques à Minsk en 1944. Rapidement, le drapeau blanc et rouge ainsi que le blason du Grand Duché sont interdits. Partisan de la restauration d’une Union russo-biélorusse (dont il espérait prendre la tête grâce à sa grande popularité dans une Russie alors en pleine déconfiture), M. Loukachenko rejette tout nationalisme biélorusse. Il lui préfère un certain patriotisme soviétique : celui qui célèbre la République soviétique de Biélorussie comme vitrine (industrielle) du socialisme et comme « Peuple-Héros » (narod geroya) face à l’occupant nazi[5]

« Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.»

Pourtant en ce 25 mars 2018, les drapeaux blancs et rouges, qui servent d’emblèmes à l’opposition nationaliste, flottaient sur la foule qui reprend en cœur des chansons biélorusses. A côté, les OMON (forces de sécurité) semblent bien impassibles, eux qui pourtant ont l’habitude, chaque 25 mars, d’affronter quelques centaines de jeunes démocrates-nationalistes venus bravés l’interdiction de manifester. L’année précédente, plus de cent manifestants n’avaient-ils pas été arrêtés[6] ?

Pourtant, pas de nouveau Maïdan à signaler dans une Biélorussie encore solidement contrôlée par le pouvoir. Cette année, la célébration prend place avec le soutien actif de la municipalité de Minsk. En même temps, de nombreuses expositions, conférences dans les universités et articles dans les médias gouvernementaux sont consacrés à ce centenaire. Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.

Loukachenko :Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile”.

Dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000, M. Loukachenko doit renoncer de facto, à son projet de fusion avec la Russie et se résigner à n’être « que » Président de la Biélorussie. A partir du milieu des années 2000, deux crises pétro-gazières successives (2004 et 2006) lui font comprendre clairement le risque que représente pour la souveraineté biélorusse (et donc son propre pouvoir) un alignement trop inconditionnel sur Moscou : « Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile ». Ainsi dès 2008, la Biélorussie s’illustre par une position de non-alignement lors de l’invasion russe de la Géorgie.

Mais l’élément déclencheur du néonationalisme biélorusse est l’intervention russe en Ukraine en 2014. Si la Russie est pour la Biélorussie une « nation sœur », l’Ukraine en est, sur bien des points, plus proche culturellement[7] et cela explique en partie sa position de neutralité. Celle-ci présente aussi l’avantage de faire apparaître la Biélorussie non plus comme « la dernière dictature d’Europe », mais comme un bienveillant faiseur de paix lors de la signature des accords de Minsk en 2014 et 2015.

L’intervention russe, au mépris du droit international, fait aussi prendre conscience au Président biélorusse la fragilité de son pouvoir, sur lequel pèse toujours le risque d’un coup d’Etat de palais, plus menaçant qu’un hypothétique Maïdan libéral. L’annexion de la Crimée lui démontre que la Russie n’hésiterait pas à prendre par la force une terre qu’elle considère comme sienne dans le cas où celle-ci souhaiterait se détacher de son influence ; et pour le Kremlin, la Biélorussie est part intégrante du « rousskiy mir », le « monde russe », voué à une communauté de destin avec la Russie.

« L’objectif du pouvoir est d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. »

Accélérant un mouvement de fond qui prend place déjà depuis presque dix ans[8], M. Loukachenko applique une politique de « biélorussisation douce ». Il s’agit d’accroitre les marges de manœuvres souveraines du pays : au niveau international par une politique de diversification diplomatique et économique avec l’Union européenne, les relations sont au plus haut depuis 1994, ainsi qu’avec la Chine ou la Turquie[9], comme au niveau national par un renouvellement des cadres et un contrôle accru sur les médias russes, vecteurs d’influence majeurs dans le pays.

Carte de la Biélorussie

La nouvelle politique de défense biélorusse, publiée en juillet 2016, désigne, sans la nommer, la Russie comme menace potentielle au même titre que les pays occidentaux, et prend en considération les risques de guerre « non conventionnelle » sur le modèle ukrainien. Les unités de défenses territoriales (territorial’naia oborona) sont ainsi renforcées pour atteindre un potentiel de 120.000 soldats sous le contrôle direct des gouverneurs régionaux, beaucoup plus fidèles qu’un état-major militaire suspect de sympathies pro-russes (la plupart des officiers biélorusses ont été formés en URSS et lorgnent vers Moscou). Il s’agit de rendre tangibles les menaces qu’avait fait Loukachenko lorsqu’il avait précisé qu’en cas d’annexion de la Biélorussie, l’envahisseur aurait à faire face à une « guerre de Tchétchénie puissance 100 ».

L’objectif du pouvoir est également d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. Cela passe notamment par la construction d’un grand récit national mêlant l’histoire russe et soviétique à certains épisodes historiques pré-russes (Principauté de Polotsk, IX-XIe siècles, Grand-Duché de Lituanie, XII-XVIIIe siècles) voir antirusses (soulèvement de Kostas Kalinovski en 1863 contre l’Empire tsariste, République Populaire Biélorusse en 1918). Ainsi, en juillet 2017, Loukachenko évoque pour la première fois les « mille ans de la culture biélorusse ». Il s’agit également de promouvoir la langue biélorusse, qui en tant que symbole d’opposition a été marginalisée durant les vingt dernières années. Pour la première fois en juillet 2014, Loukachenko prononce un discours entièrement en biélorusse. Plus encore, la culture biélorusse est mise à l’honneur en 2016, déclarée « Année de la Culture » par les autorités.

« Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences. »

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Jour des Vyshivanki (chemises traditionnelles) à Minsk

La perte de la signification partisane de ces symboles nationalistes permet à une population beaucoup plus large de s’en saisir. Une réappropriation du folklore biélorusse est visible, notamment dans une jeunesse urbaine remarquablement dynamique chez qui le port de la chemise en chanvre traditionnelle (vyshivanka) et la langue biélorusse sont devenus à la mode. En 2017, pour les 500 ans de l’impression par Francis Skoryna du premier livre en biélorusse, une mise en avant de la littérature nationale et une forte activité éditoriale de traduction de livre et de films étrangers en biélorusse prend place.

Preuve que ce mouvement dépasse la simple initiative du pouvoir, de nombreuses entreprises, locales comme internationales, surfent sur cette vague en multipliant les publicités en langue biélorusse ainsi que les références à la culture nationale. Ces entreprises cofinancent depuis 2010 un festival annuel de publicité et de communication en biélorusse (« Adnak »).

Publicité en biélorusse de McDonalds pour des plats traditionnels

Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences : ils seraient « plus pacifiques, plus polis, plus patients, plus propres, plus travailleurs » que les Russes, « plus Européens » en quelque sorte.

Néanmoins, quelques jours après ses déclarations positives sur la République Populaire de Biélorussie, M. Loukachenko y met un bémol : il précise que s’il faut étudier cet évènement historique, il n’y a pas de quoi en être particulièrement fier. Si la volonté de construire une nation indépendante était louable, le Président critique le fait que pour cela les Biélorusses se « soient jetés sous la botte du Kaiser »[10]. 1918-2018, comme une mise en garde contre un trop grand rapprochement avec l’Union européenne ou avec l’OTAN qui pourrait représenter une menace tout aussi importante pour la souveraineté biélorusse et pour son pouvoir personnel. Comme un clin d’œil à Moscou également : la Biélorussie se négocie des marges de manœuvres, certes, mais elle connait les limites à ne pas franchir. Elle reste, en dernière instance, l’allié fidèle du « grand frère russe ». Le jeu d’équilibriste de la jeune nation biélorusse et de son Président n’est pas près de se terminer.


[1] En 1906 paru le journal Nasha Niva, dans lequel publièrent tous les grands noms de la littérature biélorusse naissante, notamment Yanka Kupala (1882-1942) et Maxime Bogdanovitch (1891-1917). En 1903, le Parti Socialiste de Biélorussie est fondé, dans lequel on retrouve les chefs de file du mouvement littéraire.

[2] Grande puissance d’Europe centrale depuis le XIIIème siècle et unie à la Pologne à partir de l’Union de Krewo (1385), le Grand-Duché de Lituanie était, comme son nom ne l’indique pas, un Etat dont la majorité de la population et la langue officielle était le ruthène, c’est-à-dire l’ancêtre du biélorusse moderne.

[3] En cela, il est possible de constater qu’il existe en Biélorussie, d’une manière beaucoup plus diluée et moins conflictuelle, la même opposition qu’en Ukraine entre l’ouest tourné vers l’Europe et l’est orienté vers la Russie. La différence réside néanmoins dans le fait qu’en Biélorussie, le dernier groupe est largement majoritaire, et le russe domine absolument l’espace public.

[4] Statut à égalité avec la langue biélorusse qu’elle avait perdu en 1991. Dans les faits néanmoins, le russe est utilisé comme seule langue de l’administration.

[5] Disposant d’un territoire vaste, peu peuplé et difficilement contrôlable, le mouvement partisan fut en Biélorussie particulièrement fort, comptant jusqu’à près de 400.000 engagés en 1944. Au total, la Biélorussie perdit près de deux millions d’habitants lors de la guerre, soit près d’un quart de sa population, le taux le plus élevé au monde.

[6] BBC Russie, Protesty v Den’ Voli v Minske : sotni zaderjanyx, 25 mars 2017

[7] Biélorusses et Ukrainiens partagèrent, sous le nom de ruthène, le même destin à l’intérieur du Grand Duché de Lituanie, tandis que les Russes étaient sous dominations tatare (XIII-XVe siècles). Il en découle par exemple que les langues biélorusses et ukrainiennes sont plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le sont du russe.

[8] On peut évoquer notamment la politique menée par Pavel Latouchka, Ministre de la Culture entre 2009 et 2012 et depuis 2012 ambassadeur à Paris. Il a notamment financé la rénovation/reconstruction des châteaux princiers de Mir et de Nesvitch et mis à l’honneur la culture biélorusse. Avec lui, une nouvelle génération d’hommes politiques, plus détachée affectivement de la Russie et de l’URSS, et plus attaché à la culture et à la souveraineté biélorusse, est en train d’émerger, notamment dans le Ministère des Affaires Etrangères.

[9] Ioula Shukan, La Biélorussie après la crise ukrainienne : une prudente neutralité entre la Russie et l’Union européenne ? Etudes de l’IRSEM, 50, mars 2017

[10] Belta, Lukachenko o BNR, 20 mars 2018

Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

 

[1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

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Service militaire : une armée pour le peuple ?

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Le service militaire obligatoire a été supprimé par le président Jacques Chirac au tournant des années 2000, étant devenu obsolète dans sa forme. L’idée resurgit pourtant aujourd’hui. Emmanuel Macron a fait de sa restauration une promesse de campagne. Un projet qui semble difficilement réalisable tant il remet en cause le modèle actuel de notre armée professionnalisée et interroge la nature de notre défense nationale. 


Au-delà des effets d’annonce, on peut constater une certaine cacophonie autour du projet du président de la République. Les déclarations contradictoires se suivent. La dernière version réside dans la publication d’un rapport parlementaire bien éloigné de la proposition d’origine du candidat Macron, celle d’un service national obligatoire pour les 18-21 ans. La représentation nationale y préférait un « parcours citoyen » commençant dès le collège et jalonné de quelques stages encadrés par l’armée. Le retour d’un service national obligatoire est un symbole politique fort et populaire que le président agite habilement : 60% des sondés y sont favorables d’après un récent sondage. Pourtant, son principe est en contradiction avec le rôle et la nature actuelle de nos armées. Ce débat peut-il être l’occasion de démasquer ce jeu de dupe et de proposer un modèle d’armée différent ?

Un impossible retour à l’ancienne formule

Une chose est certaine, le retour à un service militaire obligatoire, a fortiori mixte, est inenvisageable pour le budget des armées. Chez les militaires, on parle d’au moins 3 milliards d’euros par an ; et certaines estimations montent jusqu’à 15 milliards. Un service militaire d’un seul mois impliquerait l’encadrement de 50 000 jeunes, soit le double de la capacité actuelle de l’Armée de Terre. Le projet du président semble donc en contradiction totale avec sa volonté de resserrement du budget des armées qui avait, on s’en souvient, conduit à la démission très médiatisée du général De Villiers en juillet dernier.

“L’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.”

Entre temps, le projet de quatorzième Loi de programmation pilitaire (LPM 2019-2025) est revenu sur ces économies pour prévoir une augmentation progressive des dépenses militaires pour atteindre 2% du PIB par an après 2022, objectif d’ailleurs mis en avant par l’OTAN. Cela représenterait 50 milliards d’euros, contre 34,2 milliards cette année. Cependant, l’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.

Toute loi de programmation militaire est un arbitrage entre différentes priorités militaires qui traduisent le modèle d’armée souhaité par le pouvoir, bien plus que ne le font les déclarations officielles. On voit mal comment un service militaire obligatoire et universel pourrait être financé, en personnel, en équipements et en infrastructures, dont la plupart on étés bradés ces dernières années.

Il existe un autre obstacle de taille à l’instauration d’un service national, de nature juridique : la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) interdit le travail forcé, auquel un service obligatoire pourrait être assimilé. Un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme est largement envisageable. La parade envisagée serait d’intégrer une partie du parcours militaire à la scolarité.

Outre l’interdiction du travail forcé, la CEDH reconnaît également le droit à l’objection de conscience, c’est-à-dire le refus individuel d’obéir à une autorité pour des raisons d’éthique personnelle. Pour tenter d’endiguer le nombre de déserteurs, une loi reconnaissant l’objectivité de conscience dans le cadre du service militaire, votée en 1963, permettait déjà aux jeunes qui le souhaitaient de ne pas suivre un service militaire recourant à la violence, en étant assignés aux postes d’infirmiers. Là encore, l’obstacle pourrait être contourné en proposant des alternatives civiles au service national.

Choisir entre défense nationale ou armée interventionniste  

“La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela.”

La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela ; tout du moins pas en nombre suffisant. La protection du territoire échoit totalement à la dissuasion nucléaire, qui repose sur l’idée qu’en cas d’invasion, la France serait capable de vitrifier son adversaire. Une idée qui n’a pas été remise en cause lors du débat sur la loi de programmation militaire.

Accaparée par certaines missions coûteuses, l’armée française est d’ailleurs à peine en mesure de contrôler notre propre territoire. En témoignent les besoins criants de la Marine nationale pour couvrir notre immense espace maritime, la deuxième zone économique exclusive du monde. D’après l’amiral Prazuck, d’ici 2021 nous ne devrions plus disposer que de deux bâtiments pour surveiller nos eaux, soit 100 fois moins que les Etats-Unis. Les zones maritimes sont de plus en plus disputées par les grandes puissances. Faute d’investissement, nous sommes pourtant incapables d’assurer notre souveraineté sur ces espaces ; et encore moins d’en exploiter les nombreuses possibilités.

Une armée outil de puissance… mais pas de souveraineté

Les arbitrages politiques du budget consacrent donc une orientation en faveur d’une armée perçue comme instrument de prestige et d’influence diplomatique. Une orientation qui pourrait avoir une certaine cohérence, si elle n’était pas remise en cause par une quasi vassalisation de notre politique étrangère par celle de l’OTAN depuis la présidence Sarkozy, et par l’influence croissante de l’industrie dans les choix stratégiques.

“Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance.”

Notre industrie d’armement ne vise plus à garantir notre souveraineté militaire, elle s’est mutée en industrie tournée vers l’export. L’ancienne Direction de la Construction Navale (DCN) héritée des arsenaux nationaux est ainsi devenue en 2017 « Naval Group » société anonyme détenue en majorité par l’Etat. Cela implique que la rentabilité de l’entreprise prime sur les besoins militaires. Ainsi les navires produits et les compétences qui vont avec ne sont pas nécessairement celles dont la France a besoin, mais celles qui se vendent.

Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance puisqu’elle prévoit le développement et la production commune de matériel avec engagement d’achat, potentiellement au détriment de notre industrie et de notre autonomie stratégique. Un rapport du Parlement européen adopté le 13 mars sur la politique industrielle de défense commune, présenté par Françoise Grossetête (LR), confirme la primauté donnée aux industriels, y compris non-européens, sur les besoins des États. Concrètement, nous serions obligés d’acheter les matériels issus des programmes communs européens et cette décision s’appliquerait même à de futurs gouvernements.

La France s’est déjà totalement dépourvue de sa capacité à produire ses munitions qu’elle achète à l’étranger pour répondre aux standards de l’OTAN. Le fusil du fantassin français, l’HK416, qui va remplacer le FAMAS (Fusil Automatique de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne), sera allemand. C’est même en réalité le dérivé d’une arme américaine.

Le service militaire mobilise l’imaginaire républicain 

On peut donc se demander ce qui motive les déclarations du président de la République sur la création d’un service militaire obligatoire qu’il sait irréaliste. Certainement l’état de l’opinion à ce sujet et la volonté de ne pas enterrer trop ouvertement une promesse de campagne. Dans un sondage publié récemment, 60% des personnes interrogées se disent favorables à un service national obligatoire d’une durée de 3 à 6 mois, mais une majorité de sondés lui préfèrent une version civile.

“Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique.”

Dans une France qui apparaît de plus en plus divisée, l’idée d’un service obligatoire peut sembler séduisante afin de cultiver la cohésion nationale. Une idée qui remonte loin dans l’imaginaire collectif et que le président semble habilement invoquer.

Célèbre représentation de la bataille de Valmy, par Horace Vernet, 1826

L’armée citoyenne est fortement associée à l’imaginaire républicain depuis la bataille mythique de Valmy qui a opposé les troupes de la Révolution aux armées coalisées des monarchies européennes le 20 septembre 1792. Pour faire suite à la levée en masse des révolutionnaires, la Loi Jourdan-Delbrel adoptée le 5 septembre 1798 institue la « conscription universelle et obligatoire » dont le principe fut appliqué de façon presque constante jusqu’à la fin du service militaire en 2001. Le devoir de défendre la patrie, longtemps associé à la citoyenneté active est contenu par l’article 1 de la loi en question : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ».

Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique à une époque où la noblesse avait le monopole des offices militaires, et où le gros des troupes se composait de mercenaires. Cette question peut trouver une résonance actuelle avec le développement d’armées privées et la professionnalisation des armées étatiques.

Repenser une armée nouvelle ?

L’armée est un des corps de métier les plus respectés des Français, à l’inverse des médias et des politiques… D’après un sondage IFOP-DICoD de mai 2017, 88 % des sondés déclarent avoir une bonne opinion de leurs armées. Un soutien qui s’explique certainement plus par l’attachement à l’État incarné par l’armée que par un réflexe militariste.

“Jean Jaurès n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme.”

Pourtant, la défense reste un des grands impensés des forces politiques de progrès social. Il est vrai que l’antimilitarisme et le pacifisme ont imprimé l’histoire de la gauche française. Néanmoins, ces philosophies, outre le fait qu’elles soient déconnectées du sens commun, semblent surtout s’être muées en postures. Ce positionnement de principe a abouti à marginaliser les opinions progressistes sur les questions militaires et in fine à décrédibiliser les tenants du pacifisme.

Il faut cependant se souvenir que l’un des plus illustres avocats de la paix, Jean Jaurès, n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme dans L’Armée Nouvelle, en 1911. Dans cet ouvrage, Jaurès voulait montrer qu’il pouvait inclure la problématique militaire dans la construction d’un socialisme en France afin de légitimer ce projet.

Son ambition, qui doit certes être replacée dans le contexte de l’époque, n’en reste pas moins inspirante aujourd’hui. Il s’agit en effet d’envisager une armée populaire et citoyenne dévouée à la défense de la paix et de l’intérêt général. Une perspective qui s’oppose à l’armée interventionniste et professionnelle de notre temps.

“Comment porter au plus haut, pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de la paix ? Et si, malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de victoire ?” Voilà la question que posait Jaurès et à l’aune de laquelle l’enjeu du militaire pourrait être analysé par les forces qui aspirent à l’hégémonie.

Démocratiser les affaires militaires 

Un service militaire repensé pourrait-il permettre de réinvestir les Français de leur défense et d’opérer un brassage social qui semble de plus en plus inopérant dans d’autres institutions ?

Malgré certains défauts, et en premier lieu l’archaïsme de sa non-mixité, l’ancien service militaire accomplissait avec un  certain succès cette fonction de mélange social et de promotion des classes populaires. C’est notamment ce qu’a démontré l’étude réalisée par les universitaires Pierre Granier, Olivier Joseph et Xavier Joseph en 2011 : « Le service militaire et l’insertion professionnelle des jeunes suivant leur niveau d’étude. Les leçons de la suspension de la conscription », où l’on peut lire que “L’impact [du service militaire sur le parcours professionnel] est significativement positif pour les sortants sans qualification et pour ceux de niveau bac”.

“Difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire.”

On compte parmi les pays européens appliquant un service militaire obligatoire la Norvège, la Suède, la Finlande, l’Autriche ou encore la Suisse. Des pays dont on s’accordera à dire que la société est modérément militarisée… À l’inverse, les États-Unis d’Amérique utilisent une armée de métier. Il est donc difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire. Dans le cas suisse, le service militaire est même intrinsèquement lié au principe de neutralité.

Ce qui apparaît finalement, c’est qu’à refuser de penser la démocratisation de la défense nationale, le risque a été pris de la livrer à des intérêts particuliers. Le front populaire en 1936 avait tenté de retirer leur monopole aux généraux, alors tout-puissants. La question reste ouverte aujourd’hui avec l’influence des intérêts privés et étrangers.

S’il faut certainement s’émanciper d’une fétichisation du « service militaire à la papa », écarter d’office l’option d’un service obligatoire semble néanmoins déraisonnable, si l’on souhaite inventer des formes nouvelles d’implication citoyenne, et promouvoir une conception de l’armée comme garante de la souveraineté et de la défense du territoire national.

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U.S. Navy photo by Photographer’s Mate Airman Doug Pearlman.

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.