Comment Macron a sacrifié la santé des Français

À l’heure du bilan du quinquennat, il est difficile de ne pas évoquer la question de la santé publique. Tandis que les hôpitaux français déclenchaient leurs plans blancs pour faire face aux vagues de contaminations et que les déprogrammations de soins se multipliaient, le gouvernement n’avait qu’une obsession : soigner sa communication « de guerre » et mandater des cabinets de conseils privés – au lieu de donner à l’expertise médicale, aux spécialistes et aux citoyens leur juste place dans la prise de décision. Niant toute forme de responsabilité dans le manque de moyens, dans la mise en difficulté des soignants et dans les nombreux dysfonctionnements du système de santé, le président s’est appliqué à entretenir un climat de tension sociale par un discours de culpabilisation et par des mesures arbitraires, au détriment des plus précaires. Ainsi, ces deux dernières années ont rendu d’autant plus tragiques le mépris du chef de l’État pour les principes fondamentaux de la santé publique et son projet de démanteler coûte que coûte ce qu’il restait encore de l’hôpital public.

La santé sous Macron : un bilan catastrophique, qui ne se résume pas à la période de la crise sanitaire

Force est de constater que les deux premières années du dernier quinquennat ont contribué à affaiblir notre système de santé publique. Ce bilan repose sur trois principales défaillances : la poursuite du démantèlement de l’hôpital public, la détérioration des conditions de travail des soignants, ainsi que les difficultés accrues d’accès aux soins pour les citoyens.

Devenue obsessionnelle depuis le tournant de la rigueur en 1983, l’austérité budgétaire soumet chaque année un peu plus l’hôpital public à la concurrence féroce des établissements privés de santé. Les hôpitaux ont ainsi subi 11,7 milliards d’euros de coupes budgétaires dans la dernière décennie. Dans ce sens, les trois projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) précédant la pandémie prévoyaient des économies sur les dépenses d’assurance-maladie dans les hôpitaux de 1,67, 1,61 et 1 milliards d’euros entre 2017 et 2019. Des moyens qui ont, par la suite, cruellement manqué.

Fin 2018, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, lançait le plan « Ma santé 2022 ». Une réforme « qui fai[sai]t la part belle au privé » comme le titrait l’Humanité, et qui prévoyait notamment de transformer les petits établissements hospitaliers en « hôpitaux de proximité », sans maternité, ni chirurgie, ni urgence. Dans le même temps, les déserts médicaux n’ont cessé de progresser sur notre territoire. Selon le géographe de la santé Emmanuel Vigneron, la diminution du nombre de médecins généralistes s’est accélérée entre 2017 et 2021. La densité médicale par département, c’est-à-dire le nombre de médecins généralistes rapporté à la population, a diminué de 1 % par an en France sur cette période, contre 0,77 % en moyenne sous le quinquennat de François Hollande. Comme le relevait alors un article du Monde, « les trois quarts des 100 départements français voient leur situation se dégrader, seuls dix-sept se trouvent en stagnation, huit en amélioration ». Or, la densité médicale est selon la Drees un « facteur aggravant » du non-recours aux soins, dans la mesure où les personnes pauvres ont huit fois plus de risques de renoncer à des soins dans les déserts médicaux. Une enquête de novembre 2019 révélait déjà que 59 % des Français ont dû renoncer à des soins, la majorité pour des raisons financières.

Face à cette situation dégradée, les dirigeants politiques se sont rendus coupables de négligence et d’irresponsabilité, en faisant la sourde oreille aux revendications des soignants qui rappelaient une évidence : l’hôpital public ne remplit plus sa mission d’accueil inconditionnel depuis des années. En janvier 2018, une grande grève dans les Ehpad de toute la France réclamait déjà « davantage de moyens humains pour plus de dignité ». En avril 2018, des personnels d’hôpitaux psychiatriques, au Rouvray, menaient une grève de la faim pendant trois semaines. Leurs collègues de l’hôpital psychiatrique du Havre ont dans la foulée occupé le toit d’un bâtiment pendant trois semaines. À l’hôpital psychiatrique d’Amiens, un campement de protestation a duré pendant près de cinq mois. En avril 2019, des services d’urgences des hôpitaux parisiens se sont mis à leur tour en grève. Un mouvement s’est structuré à travers le Collectif inter-urgences (CIU) qui a rapidement essaimé à travers le pays de telle sorte qu’en juin, 120 services étaient en grève. En août, ils étaient 200. Toujours sans que l’exécutif ne prenne au sérieux les revendications de ces soignants qui ont pourtant tiré, à de maintes reprises, le signal d’alarme.

En janvier 2020, à l’aube de la crise du Covid-19, Agnès Hartemann, chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, avait ému les Français en déclarant que, faute de moyens, elle était obligée de jouer le jeu de l’économie de moyens et du rationnement des soins. Avec des centaines d’autres médecins du Collectif inter-hôpitaux (CIH), elle démissionnait de ses fonctions administratives. Cette décision était symbolique du malaise de certains soignants forcés de rompre avec leur éthique médicale pour des raisons de rentabilité et de perte d’humanité au sein de leur profession. Des enjeux qui s’annonçaient d’autant plus problématiques à mesure que la pandémie devenait une réalité concrète dans les services hospitaliers.

Face à la crise, un « chef de guerre » qui continue de désarmer ses soldats

Emmanuel Macron nous l’a répété ad nauseam : face au virus, nous étions « en guerre ». Et pour mener cette guerre à ses côtés, en pleine crise hospitalière, il a fait le choix de nommer Jean Castex comme Premier ministre, à la suite de la démission d’Édouard Philippe. Si les médias se sont empressés – sans doute à raison – d’y voir l’influence de Nicolas Sarkozy sur l’actuel locataire de l’Élysée, ce choix était également révélateur du programme macronien en matière d’hôpital public. Ancien directeur de l’hospitalisation et de l’offre de soins au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, de 2005 à 2006, Jean Castex a été le maître-d’œuvre de la réforme de la tarification à l’activité – la funeste T2A –, pilier de la transformation de l’hôpital en entreprise et des soignants en experts-comptables.

La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie […] invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte ».

L’indicateur le plus frappant de cette fuite en avant du gouvernement reste le scandale provoqué par la suppression de lits d’hospitalisation au plus fort de la crise. Fin 2016, la France comptait plus de 404 000 lits d’hospitalisation à temps complet. Fin 2020, le chiffre était tombé à 386 835, soit plus de 17 000 lits supprimés en quatre ans. La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie, selon la Drees, invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte » dont se sont gargarisé le chef de l’État et ses équipes gouvernementales.

Pendant que plans blancs et déprogrammations de soins se multipliaient pour faire face à la cinquième vague, une étonnante bataille de chiffres agita les autorités sanitaires en décembre 2021. En effet, alors qu’une étude du Conseil scientifique faisait état de « 20 % de lits publics fermés sur le territoire » depuis 2019, faute de soignants pour s’en occuper, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) publiait quant à elle, le 16 décembre 2021, une enquête sur les ressources humaines commandée par le ministre de la Santé Olivier Véran, qui avançait le chiffre de 2%.

Au-delà de ces éléments de langage qui visaient à rassurer les Français sur l’état de leur hôpital public, de telles stratégies de communication semblaient bien vaines face aux remontées « du terrain ». Dans un article de Marianne, Arnaud Chiche, médecin anesthésiste-réanimateur dans les Hauts-de-France et président du collectif Santé en danger, alertait sur le fait que « ces déprogrammations sont moins la conséquence d’un afflux massif de patients Covid à l’hôpital, que d’une pénurie de soignants médicaux et paramédicaux ». Contrairement à ce que nous assurait le gouvernement, la cause de l’engorgement des hôpitaux n’était pas conjoncturelle, c’est-à-dire liée à la crise du Covid, mais bien structurelle, en raison d’une aggravation des conditions de travail et d’un épuisement des personnels soignants. « Ces réorganisations incessantes ont en outre accéléré l’effondrement du système sanitaire, en désorganisant le travail du soin et en poussant les soignants, déjà épuisés par des décennies d’austérité, au découragement et à la démission », notent quant à eux Barbara Stiegler et François Alla, auteurs du tract Santé publique année zéro paru chez Gallimard.

Le ministère de la Santé a ainsi déserté la bataille pour l’hôpital public et laissé s’aggraver la santé générale des Français. Avec une baisse de 13% de séjours hospitaliers hors Covid en 2020, de nombreux Français souffrant de maladies chroniques, de cancers, d’AVC ou d’infarctus, n’ont pas pu être pris en charge. Dans une tribune parue dans Le Monde, un collectif de médecins de l’AP-HP déplore la normalisation de ces ruptures de soin et estime qu’« en imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite ».

Ce hiatus entre le discours et la réalité concrète de l’action du gouvernement fut particulièrement flagrant lorsque Emmanuel Macron décida de placer le 14 juillet 2020 sous le signe de la « reconnaissance » envers les personnels soignants, alors même que ces derniers manifestaient le même jour pour dénoncer un Ségur de la santé qualifié d’« imposture » par les syndicats. Christophe Le Tallec, vice-président du Collectif inter-urgences, dénonçait en ce sens un « hommage bling-bling » et réclamait « un soutien matériel et financier, pas juste un jeu de communication raté ». Dans le même article de Libération, Murielle, cadre en Ehpad, témoigne : « Tant que l’on continuera à faire des Ségur avec des gens qui n’y connaissent rien, sans demander directement aux soignants ce qu’ils en pensent, on ne changera jamais rien ! » Une nouvelle occasion manquée.

Un reniement historique des principes de santé publique, au détriment de celle des Français

Par-delà le démantèlement de l’hôpital, c’est le principe même de santé publique qui a été sérieusement ébranlé par la gestion gouvernementale de la crise sanitaire. S’il était presque impossible, en mars 2020, de mettre sérieusement en cause les décisions prises par l’Élysée, dans un contexte d’urgence sanitaire inédit, nul ne peut ignorer la dimension idéologique de celles-ci. Des choix politiques ont été faits. L’application uniforme des restrictions sanitaires sur l’ensemble de la population, d’une part, sans prise en compte des inégalités géographiques, économiques et de santé préexistantes. Une enquête publiée par la Drees en juillet 2020 permettait déjà d’identifier les principaux facteurs de vulnérabilité face au virus : présence de comorbidités aggravantes (obésité et diabète entre autres), forte exposition à la contamination (sur le lieu de vie ou de travail), difficultés d’accès aux soins.

À cette vulnérabilité sanitaire se sont ajoutées de nouvelles problématiques, liées au confinement et aux restrictions sanitaires : dégradation de la santé mentale, de la sécurité matérielle et physique, des conditions de logement, difficultés à maintenir une activité scolaire ou professionnelle. Refusant de reconnaître le caractère cumulatif des inégalités sociales et niant toute forme de responsabilité dans la mise en difficulté des populations les plus vulnérables, le gouvernement s’est contenté d’appliquer de façon arbitraire et selon des principes prétendument « universels » une feuille de route dictée par une poignée de proches conseillers. Se rêvant héros de guerre, le chef de l’État a laissé une partie considérable de la population basculer dans la grande précarité. En octobre 2020, un article du Monde comptait ainsi un million de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté, par rapport aux 9,3 millions d’avant crise.

Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

La mise au ban des réfractaires à la politique sanitaire a, d’autre part, constitué un autre point fort de cette « gestion de crise ». Accusées indistinctement de complotisme, les personnes émettant parfois de simples doutes sur le bien fondé de la stratégie du « tout vaccinal », ou hésitant à se faire vacciner, quelle qu’en soit la raison, ont enfin été qualifiées d’« irresponsables » par le président.

Cette déclaration, volontairement polémique, a permis de révéler un tournant dans la stratégie macronienne. Dépassé par l’augmentation continue des cas graves à l’hôpital et ne parvenant pas à répondre aux appels à l’aide du personnel soignant, le gouvernement a surfé sur le climat de méfiance latent, accusant lui-même les non-vaccinés d’être à l’origine de l’effondrement du système de santé. Un discours d’autant plus contre-productif qu’il a suffi à radicaliser les positionnements de chacun.

Créant ainsi un lien de causalité entre la « seule » attitude civique qui vaille – aller se faire vacciner – et le sauvetage de l’hôpital public – et, par-là, la remise en marche de la société tout entière –, le discours gouvernemental a rigoureusement établi une inversion des responsabilités. Nos responsables politiques n’étaient plus condamnables, puisqu’ils se plaçaient eux-mêmes du côté des victimes. Ils n’étaient plus tributaires de l’engorgement des hôpitaux, de l’épuisement du personnel soignant, ni même du tri des patients en réanimation. Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Emmanuel Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

Pour y remédier, et en déclarant vouloir « emmerder » les non-vaccinés, Emmanuel Macron est passé du « paternalisme soft » (d’après la formule d’Henri Bergeron) à la guerre ouverte contre tous les ennemis de l’intérieur. S’il est évident que, derrière la fracturation du pays et la désignation d’un adversaire politique commun, se cachait une stratégie rhétorique rondement menée, on peut également y voir le triomphe du libéralisme autoritaire, version restaurée du libéralisme thatchérien visant à évincer du système collectif les individus inadaptés.

C’est donc une interprétation pervertie des principes républicains qui sert au gouvernement à justifier l’application indifférenciée des politiques sanitaires sur l’ensemble de la population et à imposer un schéma ami/ennemi en éliminant les seconds. À travers cette distinction entre citoyens exemplaires et citoyens de seconde zone, au cœur du dispositif du « passe sanitaire » bien que contraire aux principes les plus élémentaires de notre pacte social, Emmanuel Macron enterre définitivement toute conception d’une santé publique démocratique et inconditionnelle.

Une gestion de crise confiée aux cabinets de conseil privés au détriment de l’expertise médicale

La révélation récente de la place donnée aux cabinets de conseil privés – notamment l’américain McKinsey – dans la gestion de crise, et de l’instrumentalisation de l’expertise médicale à des fins politiques, illustre bien le cynisme du gouvernement, dont la principale bataille a été celle de l’opinion. Ainsi émancipé des avis du Conseil scientifique avec une décomplexion désarmante, Emmanuel Macron pouvait laisser libre cours à sa posture de savant et de politique. Les médias eux-mêmes ne pouvaient que souligner « comment l’entourage d’Emmanuel Macron met[tait] en scène un président qui serait devenu épidémiologiste ».

Le faible crédit accordé à l’expertise médicale témoigne ainsi d’un éloignement des enjeux de santé publique au bénéfice d’un jeu de double légitimation entre le pouvoir politique et les instances sanitaires. Après avoir démontré que dans la stratégie du gouvernement, le calcul coût/bénéfice, censé orienter toute politique de santé publique, ne relevait plus d’un raisonnement médical mais d’un calcul politique, Barbara Stiegler et François Alla expliquent que « les structures d’expertises en étaient dorénavant réduites à assurer le service après-vente d’une série de décisions déjà prises par le président de la République ou par les membres de son gouvernement ». Autrement dit, le rôle des autorités sanitaires était limité à justifier les décisions prises par Macron et une poignée de conseillers en communication, a posteriori, au lieu de les précéder. Les « recommandations » n’étaient plus que des alibis au cœur d’une « légitimation réciproque » : l’exécutif justifiait ses mesures par des avis d’experts qui justifiaient eux-mêmes leur utilité par la prise de décision politique dont ils prenaient acte.

Une telle phrase permet de percer à jour le logiciel de gouvernance d’Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

La mise en conflit permanente des disciplines entre elles a également conduit à l’isolement et à l’atomisation des véritables experts médicaux. L’Académie des technologies, dans un rapport intitulé « Covid-19 : modélisations et données pour la gestion des crises sanitaires », rappelait les limites de la modélisation en santé puisque « les humains ne sont ni des plantes, ni des animaux, mais des êtres sociaux ». Une vision purement biomédicale de la crise s’est pourtant imposée, focalisée sur la légitimité du chiffre, sur les courbes d’incidence et sur les taux d’occupation des lits.

Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le bien-fondé d’une vision aussi biaisée, d’autant plus lorsqu’elle s’exprime à renfort de slogans simplistes tel celui du ministère de la Santé d’Olivier Véran qui décrétait en août dernier qu’« on peut débattre de tout sauf des chiffres ». Une telle phrase suffit à révéler le logiciel de gouvernance sous Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

Le recours aux cabinets de conseil a évidemment joué un rôle clé dans cette religion du chiffre qui a dicté la gestion comptable de la pandémie. La place qu’ils ont prise dans la gestion de crise, de même que leur rémunération exorbitante avec de l’argent public, quand les soignants se voyaient toujours refuser des moyens nécessaires, constituent à ce titre un grave scandale d’État. Une plainte contre les cabinets McKinsey, JLL France et Citwell pour « détournement de fonds publics, favoritisme, corruption et prise illégale d’intérêts » a d’ailleurs été déposée début avril 2022 par l’association Coeur vide 19. Par exemple, ne serait-ce qu’entre décembre 2020 et mai 2021, le ministère de la Santé a rémunéré le cabinet américain McKinsey pour près de 10 millions d’euros, pour avoir participé à l’élaboration de la stratégie vaccinale du gouvernement.

Il est dès lors compliqué de déterminer la frontière entre les fondements idéologiques et purement médicaux dans le discours gouvernemental en matière de vaccination, comme le montrent Barbara Stiegler et François Alla qui dénoncent à ce titre la « rhétorique de la promesse largement entretenue par les services de marketing des laboratoires ».

Une telle stratégie conduit in fine à un appauvrissement regrettable du débat public, qui contraint les citoyens, spectateurs de querelles entre experts et non-experts, à se positionner au sein d’un clivage artificiel : « pour » – le masque, le confinement, et finalement le vaccin, de façon indifférenciée – ou « contre », sur des enjeux politiques et non sanitaires. À l’occasion d’une campagne de communication en partenariat avec la ministère de la Santé, la radio Skyrock allait jusqu’à inciter ses jeunes auditeurs à dénoncer leurs amis « pro-virus ».

Alors qu’une lutte contre toute pandémie nécessite d’avoir recours à l’intelligence collective pour être efficace, le gouvernement condamnait délibérément le débat public à une opposition manichéenne, qui n’a fait que renforcer la défiance d’une partie croissante de la population envers les autorités politiques, médicales et scientifiques. Ainsi, il abimait définitivement la possibilité d’un consentement éclairé des citoyens et, par là même, le fonctionnement démocratique de notre société, à la veille d’une échéance électorale primordiale.

Tirer les conséquences du mandat passé, pour éviter le pire

Faire le bilan de ces cinq années de mandat, et s’efforcer de voir une cohérence politique entre toutes les décisions prises avant et pendant la crise sanitaire, permet d’esquisser quelques hypothèses sur l’évolution de notre système de santé, en cas de réélection du président Macron. À ce titre, la question de la prise en charge de nos aînés est particulièrement éloquente. Celui qui promettait, en 2017, une loi Grand âge destinée à une meilleure prise en charge de la perte d’autonomie, l’a finalement abandonnée, au plus fort de la crise sanitaire. À la place, il a condamné les personnes âgées à l’isolement social pendant plusieurs mois, entraînant, pour beaucoup, une perte définitive de leurs capacités physiques et cognitives. Comme si les nombreux témoignages en ce sens ne suffisaient pas, la série de scandales sur les conditions de vie et de travail dans les Ehpad, montre avec violence les conséquences de la négligence du gouvernement en matière de réglementation et de contrôle des établissements de soin privés.

Comment est-il possible, alors que deux ans de crise sanitaire avaient enfin mis en lumière l’urgence de repenser la prise en charge de nos aînés, qu’il ait fallu attendre la parution d’un livre – Les Fossoyeurs, en janvier 2022 – pour « découvrir » la maltraitance des résidents, les dérives bureaucratiques et les pratiques frauduleuses normalisées dans l’un des plus gros groupes d’Ehpad français ? Comment peut-on expliquer que Brigitte Bourguignon, nommée par Emmanuel Macron en juillet 2020 pour travailler sur les questions d’autonomie en fin de vie, n’ait pas jugé utile de s’assurer elle-même du bon fonctionnement de ces établissements ? Comment ne pas s’interroger, enfin, sur les réticences de cette dernière à rendre public le rapport du gouvernement sur Orpea ; une décision qualifiée de « choquante » par le sénateur LR Bernard Bonne, co-rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, qui a dû faire preuve d’« obstination » pour se le procurer ?

Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès.

Une chose est sûre, la réélection d’Emmanuel Macron à l’Élysée sera, pour ce dernier, la garantie de ne pas être inquiété pour la gestion douteuse de ces affaires. Il pourra donc poursuivre en toute liberté son entreprise de privatisation du service public, renforçant la mainmise des grands groupes hospitaliers sur le système de santé et faisant fi des scandales politiques et sanitaires encore brûlants. À titre d’exemple, la signature en avril 2021 d’un « protocole de coopération » entre l’hôpital public et Clinéa, une filiale d’Orpea, permettra au groupe de s’étendre encore davantage, voire de se rendre indispensable en répondant à la problématique des déserts médicaux français.

Cette extension du privé dans de nombreux territoires rendra le transfert des patients inévitable, malgré l’augmentation des frais de prise en charge. Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès. Les soignants aussi devront s’adapter, car comme l’indiquait Philippe Gallais, ancien salarié de Clinéa et délégué à la CGT Santé privée, « là où le privé se fait le plus de marge, c’est sur la masse salariale ». Cela implique, entre autres, des évolutions de salaire et de carrière négociées au cas par cas (comme c’est déjà le cas dans la plupart des établissements privés), l’obligation de se plier aux injonctions budgétaires et de combler, continuellement, le manque d’effectifs.

Certes, l’épidémie de Covid-19, comme toutes les autres avant elle, a mis nos sociétés, partout dans le monde, en grande difficulté. Nul ne peut nier les conséquences dévastatrices engendrées par un simple virus, et probablement que nul n’aurait su apporter une réponse idéale à l’urgence sanitaire. Néanmoins, il s’agit maintenant de tirer les leçons de cet épisode, qui a eu pour – seul – mérite de mettre en lumière la fragilité de notre système de santé. Désormais, il est non seulement urgent de remettre nos dirigeants face à leurs responsabilités, mais également de retrouver nos droits et d’exercer notre devoir de citoyens en conséquence.

Taxer les « profiteurs de crise », une fausse bonne idée ?

© Robert Anasch

La pandémie de Covid-19 et les mesures qui lui sont associées ont fait ressurgir le thème des « profiteurs de guerre », dénonçant les bénéfices illégitimes effectués par certains lors de la crise sanitaire. Si la possibilité d’une taxation exceptionnelle est à considérer, cette insistance sur le caractère exceptionnel de la situation risque de valoriser comme seul horizon un « retour à la normale », c’est-à-dire à la persistance des problèmes structurels préexistants.

En juin 2020, le député insoumis de la Somme François Ruffin proposait la création d’un « impôt Covid », se justifiant par le caractère exceptionnel de la situation. Celui-ci taxerait à 50% le surplus de chiffre d’affaires réalisé par le e-commerce pendant le confinement, et instaurerait une contribution exceptionnelle sur les sociétés d’assurances excédentaires ou ayant versé des dividendes ; le tout alimenterait un fonds de solidarité pour le petit commerce. L’idée : « que les « gagnants » reversent aux « perdants » », selon le titre de la proposition de loi. Réémerge ainsi en filigrane le thème des « profiteurs », qu’ils soient « de crise », comme les désigne Ruffin, ou de guerre – ceux ayant reçu des bénéfices indus dans une situation critique.

Si une bonne partie de la gauche a refusé l’assimilation de la crise sanitaire à une « guerre » par Emmanuel Macron, comme métaphore militariste malvenue, l’origine de la notion de profiteurs est à interroger. Son arrivée dans le débat public est survenue dans un contexte guerrier, via les pacifistes dénonçant les « marchands de canons » au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Il semble alors étonnant de réactiver ce thème si l’on refuse toute perspective guerrière envers la crise sanitaire. Sur quelles analogies se fonde alors le réinvestissement de la dénonciation des profiteurs de crise ? La situation actuelle justifie-t-elle l’emploi de cette catégorie ? Et surtout est-ce une stratégie pertinente politiquement ?

Profiteurs de guerre du passé et du présent

Historiquement, la catégorie de profiteurs de guerre s’est déployée à plusieurs niveaux, que l’on peut chacun considérer au regard de la situation actuelle. Le premier est celui de la trahison avec l’ennemi, duquel participaient aussi les espions. Celui-ci visait surtout les industriels qui continuaient à faire tourner leurs usines comme d’habitude alors que le territoire était occupé par l’ennemi. Dans un contexte de guerre, ce business as usual signifiait qu’une partie de la production serait accaparée par l’ennemi pour son effort de guerre, ce qui était jugé inadmissible. Un paradoxe puisque cette poursuite de l’activité assurait aussi l’approvisionnement indispensable à la population nationale. Ainsi, en Belgique, le baron Evence Coppée, qui avait laissé tourner ses charbonnages durant la guerre, resta coupable aux yeux de l’opinion publique, malgré son blanchissement judiciaire.

Dans le contexte de la crise sanitaire, l’on voit mal qui pourrait être taxé d’ennemi, dans la mesure où le conflit n’est pas inter-étatique. Même si l’on admet que le Covid-19 est ledit ennemi, on se demande qui seraient les « traîtres à sa patrie » s’étant rangé sous les ordres du virus ennemi. Si l’on tenait absolument à maintenir cette catégorie de traître à la patrie, ce serait en réinvestissant le champ géopolitique classique. Il s’agirait par exemple de fustiger une entreprise française ayant refusé d’accorder au marché français un traitement préférentiel. Mais cela reviendrait à positionner le débat exclusivement vis-à-vis d’un autrui extra-national. Or, une pandémie étant par définition internationale, la lutte contre celle-ci l’est aussi. Si les tensions géopolitiques liées à l’accaparement des masques ou des vaccins ne sont pas à sous-estimer, la gestion de l’épidémie ne peut se limiter à la communauté nationale.

Cela nous amène au deuxième mode de compréhension de la notion de profiteur de guerre : seraient qualifiés ainsi ceux qui auraient sacrifié le bien commun à leur intérêt personnel. Cet élément est transposable de la guerre à la crise sanitaire, en vertu d’une tendance commune de l’économie dans ces périodes : la monopolisation. Les périodes de crise favorisent souvent la concentration des activités économiques au sein d’une poignée d’entreprises, plus à même de répondre aux besoins dans l’urgence. En 1914-1918, le nombre d’entreprises dans le secteur de la sidérurgie avait drastiquement diminué, laissant la production aux mains d’un petit cartel d’industriels. De même, la crise sanitaire a fait bondir le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, secteur concentré s’il en est. Ce n’est pas un hasard : les mécanismes de monopolisation ou de concentration à l’œuvre dans les branches utiles pour répondre à la crise permettent la maximisation du surplus du producteur. En théorie économique néoclassique, du moins, le monopole a un pouvoir de fixation du prix au-delà du prix de marché, car il évite le jeu de la concurrence. Se superpose à cette concentration industrielle la propriété intellectuelle des vaccins rendue exclusive par les brevets, qui instaure une concurrence monopolistique. En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

Mais avant tout, la dénonciation des profiteurs de guerre se fonde surtout sur une indignation morale. Ce n’est pas tant l’arbitrage entre intérêt personnel et commun qui semble compter, mais bien l’absence de sacrifice de son intérêt personnel, indépendamment de ses conséquences sur la communauté. Dans une crise affectant a priori l’intégralité de la population, il semble intolérable que quelqu’un ne participe pas de l’effort commun, ne souffre pas, ou tout simplement qu’il continue à vivre comme auparavant. Il y aurait une forme de scandale moral à ce que cette crise en épargne certains arbitrairement, au point même qu’ils pourraient en « profiter ». Cette remise en cause de « l’égalité des conditions devant les coûts et les sacrifices de la guerre » semble alors miner les fondements mêmes de la citoyenneté. Comme si la situation de crise hypostasiait cette citoyenneté, la rattachant non plus aux simples droits et devoirs formels du citoyen abstrait, mais l’indexant sur la stricte égalité des conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de parvenir à celle-ci par la justice, qui voudrait que nul ne pourrait s’approprier personnellement des bénéfices effectués en temps de guerre – qui seraient alors redistribués à la collectivité. François Ruffin insiste notamment sur l’exemple de l’impôt sur le revenu, mis en place en juillet 1914 pour financer la guerre.

L’État, matrice de l’exceptionnalité de la situation

Si la mise en place d’un impôt exceptionnel se justifie, ce n’est pas tant parce que certains ont gagné plus que d’autres. C’est surtout que ces gains exceptionnels sont dus à une conjoncture sanitaire sur laquelle les acteurs eux-mêmes n’avaient pas de prise, face à laquelle ils étaient impuissants. Les contraintes imposées sur la consommation par la crise sanitaire ont modifié sa répartition, et donc la structure des profits selon les secteurs. Dès lors, la croissance du chiffre d’affaires de certains secteurs ou entreprises semble indue. Mais pourquoi ? En réalité, ce n’est pas tant l’arbitraire de l’épidémie qui pose problème ; si tel était le cas, les secteurs en croissance auraient simplement été ceux qui étaient les plus à même de répondre à de nouveaux besoins conjoncturels.

Avant tout, ce sont les choix politiques de confinement ou de couvre-feu, ainsi que les mesures restrictives ayant ciblé des secteurs particuliers, qui ont modifié la structure de la consommation. Dès lors, les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique. Il ne s’agit pas là d’affirmer que la politique sanitaire du gouvernement fut déconnectée des réalités épidémiologiques, ou que le choix de fermer par exemple les boîtes de nuit ne se justifiait pas vis-à-vis de la propagation du virus. Mais, précisément parce qu’elles sont censées être mûrement réfléchies, les décisions gouvernementales peuvent être bien plus amères lorsqu’elles apparaissent arbitraires. Ainsi, on se souvient des débats sur le caractère essentiel ou non des librairies, et de l’impression tenace que le sort d’une foule de petits commerces dépendait de choix hasardeux ou d’une intervention des lobbies que d’une modélisation épidémiologique rigoureuse. L’argument schumpétérien de la destruction créatrice en devient encore moins pertinent qu’en temps normal : les faillites annoncées ne seraient pas le fruit d’un supposé libre jeu du marché, mais bien directement de décisions politiques conjoncturelles.

Les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique.

D’où la nécessité d’un rééquilibrage postérieur, l’État garantissant la survie de secteurs autrement condamnés à péricliter. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que l’État a mis en place divers mécanismes de soutien, au premier rang desquels la généralisation du chômage partiel. Le postulat néolibéral selon lequel l’issue au chômage serait la réduction des aides aux chômeurs pour inciter au travail ne peut plus, dans cette situation, avoir la moindre prise. L’État est donc déjà plus interventionniste en ces temps de pandémie qu’en temps normal. Il serait absurde de lui dénier la légitimité d’intervenir ex post pour rééquilibrer les profits, en arguant que ce n’est pas son rôle d’adoucir les effets d’une inexistante concurrence. La mise en place d’une taxation exceptionnelle se révèle indispensable, pour compenser les déséquilibres économiques entraînés par la crise.

Prenons l’exemple de Doctolib. Sa réussite exceptionnelle – entre 150 et 200 millions de chiffre d’affaires en 2020 – est en grande partie due à la promotion par le gouvernement de la téléconsultation pour les rendez-vous médicaux. Comment justifier ces profits privés réalisés grâce aux encouragements des pouvoirs publics ? Déjà actionnaire de Doctolib via la Banque Publique d’Investissement, l’État ne devrait-il pas le nationaliser, du moins le temps de la crise ? On voit mal, ne serait-ce qu’en termes de protection des informations personnelles et du secret médical, ce qui justifierait qu’une entreprise privée soit à ce point responsable de la mise en place de la stratégie de vaccination. Surtout, cela lui confère sur le long terme une position de premier plan, quasi monopolistique, dans la gestion des relations entre médecins et clients. L’État, particulièrement en temps de crise, doit savoir agir au-delà de la préservation du libre jeu du marché à laquelle se livre frileusement l’Autorité de la concurrence. En l’occurrence, la formation d’un monopole aussi incontournable dans cette conjoncture requiert manifestement une intervention étatique, par exemple sous la forme d’une « taxe Covid ».

Réponse d’urgence et stratégie de long terme

La dénonciation des profiteurs de crise semble alors se justifier. Ainsi, certaines entreprises ont pu frauder vis-à-vis du chômage partiel, ou simplement toucher des aides alors qu’elles se portaient relativement bien. Mais le choix de mobiliser ce registre des profiteurs est risqué, politiquement parlant, dans la mesure où cela circonscrit le débat à la conjoncture actuelle. En effet, prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

Prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

De même, paradoxalement, fixer son attention sur les pertes imposées aux entreprises durant la crise sanitaire alimente la rhétorique d’un besoin vital d’aides étatiques aux entreprises. Certes, le besoin d’aides pour certains secteurs était réel et seul l’État peut assumer ce rôle. Mais n’oublions pas pour autant le devoir de responsabilité qui devrait s’imposer par ailleurs aux entreprises. Non pas, bien sûr, que les entreprises soient responsables de leur activité ou non durant la crise, ni qu’elle devraient l’avoir anticipée en se constituant une trésorerie abondante. Mais sans vision de long terme, les diverses aides aux entreprises risquent bien d’entériner le principe néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des gains.

Si un impôt exceptionnel était mis en place, il y aurait certes une forme de rééquilibrage des gains effectués durant la crise. Mais il y a fort à parier que, si cet impôt ne se pérennisait pas au-delà de la crise, les entreprises reviendraient à un paradigme d’irresponsabilité totale vis-à-vis de la collectivité. Les divers impôts sur les entreprises ne seraient toujours vus que comme une forme de « matraquage fiscal », l’État étant supposé illégitime à interférer dans les affaires du privé. Or, il est désormais de plus en plus évident que les crises vont continuer à se multiplier, notamment en raison de la catastrophe climatique et environnementale. Dans ce contexte, si les entreprises en difficulté peuvent se faire aider par l’État en cas de besoin, alors il n’y a aucune raison qu’elles échappent à l’impôt en temps normal, précisément pour rééquilibrer la transaction. L’État ne peut être cantonné au rôle de sauveur en dernier ressort si les entreprises n’assument pas leur responsabilité dans le financement de ces politiques.

Populismes en Inde et au Brésil : l’indigence des analyses médiatiques

(Brasília – DF, 13/11/2019) Encontro com o Primeiro-Ministro da República da Índia, Norenda Modi. Foto: Alan Santos/PR

Quel est le point commun entre l’Inde et le Brésil ? A priori, aucun : tout semble séparer ces deux pays. Leur traitement médiatique récent tend pourtant à les rapprocher. Il s’agirait dans les deux cas de grandes démocraties, dirigées depuis peu par des personnages autoritaires, et confrontées à une catastrophe sanitaire sans précédent face à la pandémie de Covid-19. De là à présenter l’hécatombe comme une conséquence logique de l’élection de « populistes » tels que Narendra Modi et Jair Bolsonaro, il n’y a qu’un pas, que certains médias franchissent allègrement. Les peuples seraient ainsi punis par là où ils auraient péchés. Mais une comparaison des deux pays questionne ce lien de causalité au profit d’un autre : autoritarisme et désastre sanitaire apparaissent plutôt comme deux symptômes de contradictions profondes.

Aux racines des maux contemporains

Culture, religion, démographie, géographie, langue ou histoire nationale : inutile de lister les différences évidentes entre l’Inde et le Brésil. Des points communs existent pourtant bien entre ces deux membres des « BRICS », promis au début du siècle à un brillant avenir économique. Leur rapide croissance a pu faire oublier un temps le fossé abyssal dans la répartition des richesses. Celles-ci se trouvent extrêmement concentrées, au détriment de l’immense majorité de la population, produisant de facto des conditions d’existence radicalement différentes d’un lieu à l’autre, d’une classe à l’autre. En 2017, un classement mondial des inégalités positionnait d’ailleurs ces deux pays au même niveau : 10% de la population indienne détenait 77% de la richesse nationale, alors que 73% de la richesse générée cette année avait été acquise par le 1% des plus riches. Oxfam notait qu’au Brésil, les 5% les plus riches bénéficiaient d’un revenu équivalent au 95% restant.

De telles disparités se trouvent renforcées par un dynamisme démographique qui a mis en lumière les graves faiblesses de nombreuses infrastructures publiques (en particulier le système hospitalier public, gratuit et universel, mais vétuste). Celles-ci n’ont pas ou peu profité du récent développement économique. Au contraire même, la dépendance à l’étranger continue d’être marquante dans bien des domaines, de la défense à l’industrie pharmaceutique. Le secteur privé prend alors le relai pour les parties de la population ayant les moyens d’y accéder.

Ce contexte favorise également une accentuation des contradictions entre villes et campagnes. Il est important de noter que l’Inde comme le Brésil sont deux Etats fédéraux, fortement décentralisés. L’existence d’Etats fédérés pourrait contribuer à développer les territoires. Au contraire, les ressources se trouvent concentrées dans les métropoles, accueillant des millions de travailleurs migrants issus de l’exode rural. La question de la réforme agraire reste en suspens depuis la période coloniale dans ces deux pays. Au Brésil, le modèle latifundiaire prédomine lorsque l’on s’éloigne de la côte. Les grandes exploitations emploient des milices privées pour réprimer leur main d’œuvre, qui s’organise et occupe des terres cultivées avec des structures telles que la Ligue des paysans pauvres (LCP), débouchant aujourd’hui sur une situation explosive dans des États comme la Rondônia. Les contestataires sont régulièrement assassinés – parfois par la police. Dans la seule ville de Rio, 1 239 personnes ont été tuées par cette dernière durant l’année 2020. Soit plus que dans tous les Etats-Unis.

En Inde, ce sont les zones rurales qui concentrent les basses castes telles que les Dalits ainsi que les populations autochtones Adivasis. L’agriculture traditionnelle est bousculée dans le sillage de la « révolution verte » et la condition paysanne ne s’est guère améliorée sous les récents gouvernements. La récente révolte ayant mobilisé des millions d’indiens pauvres contre la libéralisation du marché promue par le gouvernement Modi  n’est que la dernière d’une série de soulèvements. De vastes régions reculées allant du Bengale au Kerala échappent au contrôle gouvernemental, régies par le mouvement révolutionnaire naxalite, héritier de la révolte de Naxalbari de 1967. Le déploiement de centaines de milliers de policiers et de paramilitaires et les exactions sans nombre qui en découlent entretiennent un climat de violence dans l’Inde profonde. Pour contrer ce phénomène qualifié de première menace pour la sécurité nationale, le gouvernement fédéral a aujourd’hui recours aux hélicoptères et aux drones. Il organise également des milices locales responsables de massacres réguliers de supposés rebelles – telles que la Salwa Judun, finalement démantelée en 2011. Sur les vingt dernières années, le bilan humain dépasserait les 10 000 morts.

Bolsonaro, Modi : des politiciens accidentels ?

L’arrivée au pouvoir d’hommes forts aux agendas néolibéraux et à la rhétorique nationaliste et anticommuniste n’a donc rien d’un hasard. Narendra Modi s’appuie sur un solide appareil partisan : le BJP, rassemblant une grande partie de la droite indienne jusqu’aux extrémistes hindouistes. Il s’agit d’un parti de masse chapeautant diverses structures, parmi lesquelles une aile paramilitaire, l’Organisation nationale des volontaires (RSS), revendiquant six millions de membres. Bien que multinationale, l’Inde est marquée par des épisodes de violences de masse visant les opposants politiques ou les communautés non-hindouistes. Des violences tolérées, attisées ou directement organisées par les nationalistes aujourd’hui au pouvoir.

Jair Bolsonaro semble avoir un parcours différent. Ses affiliations partisanes ont toujours été fluctuantes, et son parcours politique de trublion antisystème est souvent comparé à celui de Donald Trump. Mais la dimension multiculturelle du Brésil ne doit pas conduire à minimiser le poids de l’extrême droite dans le pays. Avant même les vingt années de dictature militaire (mise en place en 1964 avec l’appui des Etats-Unis dans le cadre de l’opération Brother Sam), ce pays voit naître le plus important mouvement fasciste des années 30 hors d’Europe : l’intégralisme brésilien, déjà à l’origine d’une tentative de coup d’Etat en 1938.

L’actuel président brésilien s’inscrit directement dans la filiation de ces périodes troublées. Appuyé sur le lobby agraire et sur l’armée, soutenu par des églises évangélistes en pleine expansion, Jair Bolsonaro a bénéficié de sa position d’outsider tout en se trouvant aujourd’hui affaibli par cette même absence de structure partisane. Son opposition radicale aux écologistes et aux paysans sans terre s’explique par l’importance de l’agrobusiness dans un gouvernement ayant ouvert la voie à une déforestation accélérée de l’Amazonie au profit des grands exploitants. Le BJP de Narendra Modi semble quant à lui bien plus solidement implanté dans la société indienne. Mais la réforme agricole ayant entrainé une contestation historique à la fin de l’année 2020 est pourtant un cadeau aux quelques entreprises dominant le secteur. Le démantèlement des marchés d’État prive les paysans pauvres d’un prix minimal pour les denrées produites, au risque de couper leurs moyens de subsistance. Jair Bolsonaro comme Narendra Modi représentent les intérêts économiques des grands exploitants agricoles. Dans les deux cas traités, ces leaders ont mobilisé un clivage politique majeur en se présentant en recours face aux précédents gouvernements de gauche réformiste, du Parti du congrès indien comme du PT brésilien. La stratégie est d’une ironie mordante : malgré la modération de ces deux grands partis qui auront finalement déçus les espoirs des classes populaires et appliqué les politiques de restructuration néolibérale, leurs adversaires les présentent comme des agents du péril rouge.

Construction d’un ennemi intérieur, hystérisation du débat public autour de thématiques identitaires, passage en force de réformes favorables aux classes dominantes accompagnées de mesures liberticides… Et, bien sûr, destruction systématique de l’environnement. Le bilan provisoire de Jair Bolsonaro comme de Narendra Modi ne diffère pas dans ses grandes lignes de celui des droites européennes. Leur travail de restructuration réactionnaire se nourrit de l’échec des sociaux-démocrates les ayant précédés. Dans le sous-continent indien comme dans de nombreux pays d’Amérique latine, l’apparition progressive d’une classe moyenne urbaine permise par leurs politiques redistributives s’est retournée contre eux : des candidats nationalistes sont parvenus à agréger un électorat hétérogène et transversal en incarnant une contestation des gouvernements antérieurs.

La pandémie de Covid-19 apparaît comme un révélateur des  faiblesses de tels dirigeants, politiciens talentueux mais piètres gestionnaires, perdant pied avec la réalité populaire en temps de crise. Cependant, le bilan humain catastrophique est également dû aux défaillances majeures de ces Etats. Les gouvernants actuels ne font qu’aggraver une situation nationale déjà singulièrement difficile. Si les défis conjoncturels pourront se résoudre avec le temps, une transformation sociale d’ampleur restera nécessaire pour traiter les problèmes structurels affectant l’Inde comme le Brésil – parmi bien d’autres pays.

Antoine Bristielle : « Les mesures sanitaires dépendent de la confiance dans les institutions politiques »

© Antoine Bristielle

Dans son essai À qui se fier ? (Éditions de l’Aube, 2021), Antoine Bristielle, chercheur à Sciences Po Grenoble et directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès, montre que face à l’épidémie de Covid-19, de « multiples réponses » ont été apportées par les différents pays européens. Contrairement au discours officiel qui présente la multiplication des mesures liberticides comme l’unique moyen de « sauver des vies », l’auteur montre qu’il n’existe qu’une très faible corrélation entre la réalité de la circulation du virus et la nature des mesures adoptées pour y faire face. En effet, c’est avant tout la confiance des citoyens dans les institutions politiques qui expliquerait le degré de coercition des mesures imposées. Dans des pays comme la France, où ces taux de confiance sont extrêmement faibles, les gouvernements multiplient (de manière souvent contre-productive) les mesures coercitives. Dans cet entretien, nous revenons sur les origines de cette défiance, sur les solutions qui pourraient y être apportées et sur la lassitude grandissante des Français. Entretien réalisé par Laura Chazel.

LVSL – Depuis mars 2020, pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, le gouvernement français a multiplié les mesures liberticides afin de freiner la propagation du virus. Jusqu’à peu, le « confinement » – et aujourd’hui le couvre-feu – était présenté comme l’unique manière de limiter l’engorgement des hôpitaux. C’est ainsi que l’exécutif justifie depuis plus d’un an – en s’appuyant sur le mythe du « no alternative » –  la limitation drastique des libertés publiques. Pourtant, dans une analyse comparée effectuée entre une vingtaine de pays, vous montrez que de multiples réponses ont été apportées à la crise sanitaire. Plus encore, vous démontrez qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les mesures adoptées par les pays (confinement, couvre-feu, fermeture de commerces non-essentiels, etc.) et la circulation réelle du virus. Quels facteurs expliquent donc les choix privilégiés par les différents gouvernements pour contenir l’épidémie?

Antoine Bristielle – On pourrait penser que les mesures prises au niveau européen sont uniquement basées sur la situation sanitaire, c’est-à-dire que plus l’épidémie touche fortement un pays, plus celui-ci met en place des mesures « dures » pour lutter contre la circulation du virus. Or, quand on regarde plus en détail ce qu’il s’est réellement passé entre février et octobre 2020, on se rend compte que cela est largement erroné. Prenons le cas des obligations de fermeture d’établissements scolaires. Au Portugal, pays finalement assez peu touché par l’épidémie, des fermetures totales ou partielles sont mises en place pendant 67% de la période. Au contraire, aux Pays-Bas, pays beaucoup plus durement touché, le gouvernement décide d’utiliser de telles mesures coercitives uniquement pendant 36% de la période.

Ce que je mets en évidence dans mon livre, c’est que les mesures mises en place dépendent largement de la confiance dans les institutions et le personnel politique. Plus les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont importants, plus les pays misent sur la responsabilité individuelle. Au contraire, quand les niveaux de confiance dans les institutions sont faibles, les gouvernements se disent que seules les mesures coercitives permettront de juguler l’épidémie. C’est un point sur lequel il est nécessaire d’insister : les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe. 

« Les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe »

Mais là où l’on franchit un cap supplémentaire dans l’analyse, c’est lorsque l’on constate que les niveaux de confiance institutionnels ne dictent pas simplement le type de mesures mises en place, mais également leur réussite ou leur échec. Quand les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont faibles, les mesures sont globalement moins respectées et cela se traduit par une mortalité plus élevée et par une faible satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie : un véritable cercle vicieux. Au contraire, plus les niveaux de confiance dans les institutions sont élevés, mieux les mesures sont respectées,  plus la mortalité est faible et plus la satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie est importante. On se trouve là en présence d’un cercle vertueux.

LVSL – Contrairement au reste des pays européens, la France présente des taux de défiance particulièrement inquiétants vis-à-vis des institutions politiques : vous rappelez ainsi que seuls 36% des Français ont confiance dans la présidence de la République et seulement 11% dans les partis politiques. Comment expliquer l’importance de cette défiance ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins européens ?

A. B. – Il est vrai que la défiance des Français envers les institutions et le personnel politiques est assez inquiétante. Elle a fortement augmenté dans les précédentes décennies pour atteindre des niveaux parmi les plus bas d’Europe, plus faibles par exemple que ce que l’on constate en Italie, en Espagne, en Bulgarie ou en Hongrie… Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce phénomène. D’une part, les multiples affaires de corruption au sein du personnel politique créent un sentiment de « tous pourris » au sein de la population, qui dépasse le strict cadre des personnes mises en cause pour rejaillir sur les institutions. D’autre part, les médias ont également leur responsabilité dans ce phénomène. La concurrence exacerbée entre les différentes chaînes et les différents titres de presse crée une course au buzz permanent et tend à présenter la politique comme une course de petits chevaux, au détriment d’un traitement des enjeux de fond. Forcément cela a des effets catastrophiques sur la façon dont les citoyens perçoivent la politique.

« Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives »

Mais si ces causes sont bien réelles, elles ne touchent pas uniquement le cas français, contrairement aux deux dernières. La troisième cause de ce phénomène de défiance provient du système électoral français et notamment du scrutin uninominal à deux tours utilisé pour l’élection pivot de la cinquième République, la présidentielle. Avec ce mode de scrutin où l’on vote finalement davantage « contre » que « pour », un candidat peut être élu tout en reposant sur une base sociale extrêmement réduite. Prenons le cas du second tour de la présidentielle de 2017. Certes Emmanuel Macron obtient deux tiers des scrutins exprimés. Mais lorsque l’on enlève les personnes non inscrites sur les listes électorales, celles s’étant abstenues, celles ayant voté blanc, celles ayant voté Le Pen et celles ayant voté Macron mais déclarant avoir voté « contre Le Pen » et non « pour Macron » qu’obtient-on ? Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives. Enfin la quatrième cause provient du système social français : nous avons confiance dans nos institutions si nous les jugeons aptes à nous protéger dans le fil de notre existence. Or à nouveau que constate-t-on ? 7 français sur 10 pensent « que c’était mieux avant ». Cette situation ne date pas d’aujourd’hui : en 2006 déjà, trois quarts des Français jugeaient que la situation de leurs enfants serait pire que la leur.

LVSL – La concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif pour répondre à la crise sanitaire n’a fait qu’accroître le sentiment de défiance envers les institutions. Pour faire face à ces critiques, Emmanuel Macron annonçait en octobre dernier la mise en place d’un « collectif de citoyens » afin « d’associer plus largement la population » à la campagne de vaccination contre le Covid-19. Dans la même logique, des « comités citoyens » ont été mis en place dans plusieurs villes de France, dont Grenoble sous l’impulsion du maire écologiste Éric Piolle, afin d’associer les citoyens à la gestion de l’épidémie. Bien que louables, ces initiatives, qui permettent de déconstruire le mythe d’une élite détenant le monopole de l’expertise et de la raison, sont-elles suffisantes pour répondre à cette défiance institutionnelle ?

A. B. –  Il est indéniable que les différentes enquêtes montrent un désir de plus en plus prégnant des citoyens français d’être associés plus directement à la prise de décision. Cela passe forcément par des mécanismes participatifs. Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. Dans ces conditions, il est donc indispensable de réfléchir à de nouveaux mécanismes de décision collective. Mais si des éléments de démocratie directe semblent à l’heure actuelle indispensables, ils doivent également être associés à une réforme plus globale des formes d’élection de nos représentants politiques afin que ceux-ci, une fois élus, puissent bénéficier d’une plus forte légitimité.

« Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. »

Par ailleurs, il ne faut pas croire que de simples mécanismes comme ceux mis en place à Grenoble ou lors de la campagne de vaccination seront suffisants pour permettre une plus grande légitimité des mesures mises en place. Avec de tels niveaux de défiance préalables, ce sont davantage des pansements sur une jambe de bois. Le mal est en réalité beaucoup plus profond, les crises ne créent pas des personnes défiantes, elles les mobilisent, mais celles-ci existent déjà largement au préalable. Ainsi une réflexion sur la question sociale s’impose. Pourquoi autant de nos compatriotes ont-ils durablement l’impression d’être délaissés par les institutions de notre pays ?

LVSL – Dans un article récent paru dans le HuffPost, vous revenez sur les tâtonnements de l’exécutif concernant la stratégie sanitaire à adopter face au rebond de l’épidémie. Selon vous, à la défiance structurelle des Français envers les institutions politiques s’ajoute aujourd’hui une lassitude importante face à la multiplication des mesures restrictives et l’absence d’optimisme concernant la sortie de la crise. Pourtant, malgré cette lassitude grandissante et ce rejet des institutions politiques traditionnelles, aucun mouvement de contestation massif n’a réussi à se structurer ces derniers mois – contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark où d’importants mouvements de contestation ont émergé dès l’automne 2020. Comment expliquez-vous cette absence de mouvement contestataire collectif organisé ?

A. B. – Toutes les enquêtes d’opinion montrent clairement qu’à la défiance des français s’est rajoutée une forte lassitude face à des mesures sanitaires qui durent désormais depuis plus d’un an. Dans ces conditions, on perçoit bien la situation inextricable dans laquelle se trouve le gouvernement entre une communauté scientifique qui, dans sa grande majorité, le pousse à mettre en place des mesures plus strictes et une part croissante des français qui se déclare être de plus en plus prête à s’affranchir de telles mesures. Pourtant, comme vous le rappelez, outre quelques exemples sporadiques comme à Marseille ou à Annecy, aucune manifestation de grande ampleur n’a eu lieu contrairement à ce que l’on a pu constater à l’étranger. Cela peut paraître assez paradoxal mais en réalité ce phénomène s’explique de plusieurs manières.

Tout d’abord il ne faut pas penser qu’il n’existe aucune action en France contre les mesures sanitaires, celles-ci sont simplement plus individuelles. Ainsi un habitant sur deux des régions soumises au nouveau « confinement » déclare qu’il ne respectera pas scrupuleusement ces mesures, un chiffre encore impensable il y a quelques mois.

Néanmoins il est vrai que dans d’autres pays une opposition aux mesures sanitaires semble se structurer, ce qui n’est pas le cas en France. La première explication vient du fait qu’à l’étranger, ces manifestations sont largement organisées par les réseaux d’extrême droite. Or, en France, le Rassemblement national chapeaute largement ce type de réseaux, et dans une optique de dédiabolisation en vue de la prochaine présidentielle, ne veut pas être à l’origine de telles manifestations. La seconde explication provient de l’attitude de la gauche radicale française qui pendant de nombreux mois a hésité à adopter une posture trop critique par rapport aux mesures sanitaires et semblait assez divisée sur la question. Les récentes déclarations de François Ruffin et de Jean-Luc Mélenchon montrent une vraie radicalisation en termes de positionnement, le premier appelant même à la désobéissance civile face aux mesures sanitaires. De là à enclencher un vaste mouvement de contestation ? Il est encore trop tôt pour le dire.

La Martinique au temps du Covid-19

Vue de Grand’Rivière et du canal de la Dominique, extrémité nord de l’île, Martinique. © Vincent Mathiot

La crise du Covid-19 n’a pas épargné la Martinique, qui compte plus de 5 575 cas positifs. La situation sanitaire est néanmoins moins grave par rapport à la métropole, sans être pour autant propice à l’optimisme. En effet, l’île est en proie à une situation environnementale toujours plus inquiétante. De plus, la crise sanitaire met en péril le secteur touristique dont l’île dépend en grande partie. À travers différents entretiens, cet article présente la situation complexe de l’île, entre espoirs, inquiétudes et incertitudes pour l’avenir.

Une situation sanitaire inédite

La pandémie de Covid-19 n’a pas laissé la Martinique indemne. Pour ce qui est du nombre de cas et d’hospitalisations, la Martinique semble moins touchée par les vagues de Covid-19 que la France métropolitaine, mais reste néanmoins vulnérable. Ainsi, la situation dans les hôpitaux se révèle complexe. Lors de l’examen des crédits du ministère de l’Outre-Mer, la sénatrice socialiste Catherine Conconne a ainsi déclaré qu’on « meure à la Martinique faute de soin, faute de médecins (1) ». Si, en Martinique, la crise du Covid-19 a été gérée avec « débrouillardise », elle aurait néanmoins pu être totalement ingérable si l’épidémie avait eu la même virulence qu’en métropole. Toutefois, ce bilan peut être relativisé en comparaison avec la situation dans les autres îles antillaises. À Sainte-Lucie ou à la Barbade, la situation est particulièrement catastrophique, tant le système de santé est inapte à gérer la crise.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île. Sur ces questions, l’État français n’a pas toujours tenu parole, comme en témoigne le délabrement de l’hôpital Trinité. L’UGTM (Union générale des travailleurs martiniquais) lutte depuis maintenant plus de 20 ans pour sa reconstruction, en vain.

Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort-de-France nous apporte son témoignage au regard des deux vagues épidémiques et de leurs lots d’épreuves. Comme partout ailleurs, ce virus était encore presque inconnu en mars et prenait le monde entier de court. C’est avec tâtonnement et craintes que le premier mois de confinement a débuté. « On ne savait pas du tout quels médicaments et dispositifs médicaux allaient être utilisés pour traiter cette nouvelle maladie. Nos délais d’approches pour nous ravitailler depuis la métropole étaient particulièrement long : en moyenne 10 jours pour nos commandes aériennes et 6 semaines pour nos commandes maritimes. La pharmacie du CHU de Martinique était en alerte maximale » rapporte l’hospitalier. De nombreux décès sont à déplorer mais il n’en demeure pas moins que cette première phase de l’épidémie fut moins impressionnante en Martinique que dans d’autres départements métropolitains.

Certaines difficultés propres à ces territoires insulaires se sont vite fait ressentir. L’île s’est subitement retrouvée isolée, notamment pour ce qui concernait le fret aérien, indispensable pour la bonne organisation du service hospitalier. Plusieurs vols quotidiens reliaient la Martinique à la métropole avant la pandémie, contre un seul vol hebdomadaire au cœur de la première vague. L’île était alors presque isolée du continent européen. Cette situation s’inscrivait dans un contexte de quasi-fermeture du trafic aérien mondial. Elle ne s’est en revanche pas répétée lors de la deuxième vague. Des médicaments nécessaires pour l’organisation des soins en réanimation (notamment les hypnotiques et le curares) ont vite commencé à manquer. Ces derniers sont plutôt employés pour des traitements de courte durée. Les patients présentant la forme grave du COVID-19 étaient pris en charge par les services de réanimation. La longueur d’un séjour dans ces soins hospitaliers différait des traitements connus, ce qui a entraîné une hausse imprévue de consommation de médicaments et d’oxygène. Et, par voie de conséquence, une saturation des lits de réanimation.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île.

C’est avec d’autres îles des Antilles (dont la Guadeloupe) et la Guyane que la Martinique a pu faire face à cette pandémie et aux pics épidémiques. Paul Jourdan a ainsi souligné le fait que les capacités hospitalières du CHU de Fort-de-France n’ont fort heureusement jamais été saturées : « On a ainsi pu aider nos voisins Guyanais et Guadeloupéens dans la prise en charge de leurs patients COVID ». Cette entraide interterritoriale était en grande partie réalisable grâce à l’aide de l’Armée. Celle-ci effectuait les liaisons et les transferts, de médicaments, mais aussi de patients, entre la Martinique et la Guyane. Les liaisons entre la Martinique et la Guadeloupe ont été assurées par l’hélicoptère du SAMU, pour ce qui concernait les impératifs propres à l’épidémie (transfert de patients COVID et de traitements).

Sainte-Lucie a ainsi vendu des médicaments aux îles de l’Union européenne. Cette aide était bienvenue, mais très politisée. Entre les îles rattachées au Commonwealth et les îles françaises, l’Union européenne et le Royaume-Uni cherchent à prouver l’un à l’autre qu’ils sont aussi indépendants qu’indispensables. C’est l’un des défis et des difficultés rencontré par le PAHO (Pan American Health Organization) et son projet commun, le Caribean Subregional Program Coordination, sur les questions sanitaires dans les pays caribéens.

À cette pénurie de médicaments s’est ajoutée une autre de masques et de solutions hydroalcooliques, tous deux indispensables pour le respect des gestes barrières. Pour faire face à ces difficultés, c’est une fois de plus la solidarité qui a primé. Les distilleries de l’île ont, dans un premier temps, fourni des quantités d’alcool nécessaires pour la fabrication de ces solutions. Elles ont ensuite fabriqué elles-mêmes leur gel distribué aux services de santé. Hormis cette aide venue d’une partie de l’industrie martiniquaise, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont apporté leur aide. Les petits commerces, les restaurateurs, tout le monde a apporté son aide, en offrant par exemple des panier-repas pour les soignants. L’Armée a également apporté son aide pour la distribution de matériel et de ressources essentielles.

La seconde vague est arrivée avec plus de recul que la première, et ce malgré une forte épidémie de dengue subie avant le deuxième confinement (pouvant entrainer une forte tension hospitalière). Le CHU a déprogrammé beaucoup de traitements pour faire face à la reprise épidémique. Des opérations chirurgicales et des consultations externes non urgentes ont été repoussées. Ces dispositifs ont été instaurés pour libérer de la place afin d’accueillir les patients COVID annoncés sur la deuxième vague. Or, « cette deuxième vague n’était pas aussi importante que dans nos estimations », explique le pharmacien. Toutefois, il ajoute : « On s’est vraiment mis sur le pas de guerre. Il y a eu une deuxième vague mais dès que l’on a confiné [l’évolution de l’épidémie de COVID et de dengue] a décru ». Cette dynamique de l’épidémie justifie la décision préfectorale d’un confinement plus léger que celui mis en place en métropole.

C’est avec une certaine appréhension qu’était perçue la période de Noël. Celle-ci rimait avec l’arrivée de nombreux touristes et Antillais retrouvant leurs familles. « On craignait que les gens se contaminent en se réunissant entre eux pour Noël. On sait que le virus vient de la métropole ». Malgré ses appréhensions, Paul Jourdan ne cache pas son optimisme pour l’année 2021. Selon lui, la situation ira en s’améliorant si la population se vaccine. C’est néanmoins avec mesure que le professionnel de santé voit notre avenir. « Je pense qu’on va s’en sortir, le virus mute, il va falloir que l’on apprenne à vivre avec, comme on fait déjà. Je pense qu’en 2021 le virus sera encore là. On va avoir encore des personnes infectées. » Paul Jourdan considère ainsi, que, pour faire face à ce virus, et aux nouvelles épidémies, notre système hospitalier doit avoir plus de moyens. Il doit sortir de l’optimisation budgétaire qui a montré ses limites.

C’est sur ce dernier point que le pharmacien du CHU de Martinique a insisté. Le Covid-19 a été bien géré dans son ensemble, mais les problèmes qui existaient auparavant sont désormais encore plus visibles. La Martinique a besoin de médecins, de médicaments et d’infrastructures plus modernes, indépendamment des différents virus. À l’heure où la campagne de vaccination est en cours partout en France, elle demeure encore timide sur l’île. Elle est menée de manière confuse entre les hôpitaux et la médecine libérale, et se conjugue avec une importante réticence à se faire vacciner parmi la population . La situation est donc complexe, mais pas désespérée. 

Face au Covid-19, faire preuve de « débrouillardise »

L’Habitation Saint-Etienne (HSE) est une parfaite illustration de la situation actuelle du secteur du tourisme. C’est une rhumerie martiniquaise, située au Gros-Morne dans le centre-est de l’île. Cette exploitation comprend 35 employés, et de nombreux partenaires commerciaux et culturels. L’HSE s’est en partie développée depuis plusieurs années grâce au « spiritourisme », tourisme de bouche tourné du côté des spiritueux. Cette rhumerie est reconnue pour la qualité de ses rhums blancs agricoles, mais aussi ses rhums vieux primés à de nombreuses reprises. C’est aussi un lieu culturel qui attirait avant la pandémie de nombreux touristes, pour son Jardin Remarquable ou son espace artistique orienté autour de l’œuvre d’Edouard Glissant.

En tant que directeur commercial de l’HSE, Cyril Lawson nous a fait part d’un « choc brutal » lorsqu’il nous a décrit l’intensité avec laquelle l’épidémie a bouleversé le quotidien et les projets de l’HSE. L’entreprise a connu de nombreuses difficultés, notamment sur le plan touristique. Une partie de l’activité de la rhumerie repose sur un tourisme précis. Ces derniers se déplacent jusqu’à l’habitation pour la découvrir, la visiter, apprendre d’elle. Ce « spiritourisme » s’est soudainement arrêté avec le premier confinement. L’activité touristique est passée d’une dynamique correcte à une activité purement et simplement inexistante en trois jours. La haute saison touristique aux Antilles a vu perdre deux mois importants (mars et avril). Ces répercussions directes, entraînées par la mise en place du premier confinement, en ont entraînées d’autres. Ainsi, les diverses collaborations avec les partenaires culturels de la rhumerie (notamment les visites guidées), les projets artistiques, tout le foisonnement créatif qui fait la richesse de ce lieu s’est vu annulé du jour au lendemain. La plupart de ces projets sont encore à l’arrêt aujourd’hui. De ce fait, les visites et dégustations guidées n’ont pas repris depuis le mois de mars, malgré la légère amélioration de cet été. Confinement ou non, l’HSE, à l’instar de l’île, reste tributaire d’un trafic aérien encore largement diminué.

En outre, les exportations représentent également une activité essentielle de l’entreprise, et ces dernières ont connu une forte baisse. D’un point de vue local, le tourisme entraînait une forte demande à travers l’ensemble de l’île, dont le secteur de l’hôtellerie et de la restauration qui a été longtemps à l’arrêt. De plus, certaines ventes précises (des rhums vieux et autres produits rares) n’ont pu avoir lieu suite à la fermeture de la boutique de la rhumerie où celles-ci se faisaient. De manière générale, l’HSE a tout de même perdu 25 à 40 % de son activité depuis le mois de mars. 

Ces arrêts brutaux ont inévitablement eu des répercussions sur certains métiers et les pratiques propres à la rhumerie. Cyril Lawson a tout d’abord mentionné la réorganisation du travail, l’installation des mesures barrières afin de protéger l’ensemble du personnel et les collaborateurs de l’entreprise. Néanmoins, cette adaptation des tâches de travail nécessaire à la poursuite de l’activité a généré des inconvénients, notamment des problèmes de connexion entre la rhumerie et certains sous-traitants. Autre conséquence, tous les employés de l’entreprise ont subi une réduction de leur temps de travail, en bénéficiant du statut de chômage partiel.

Un bâtiment du site de l’Habitation Saint-Etienne, Le Gros Morne, Martinique.
©Vincent Mathiot

Pour Cyril Lawson, la crise a cependant été bien gérée dans son ensemble, engendrant des réactions différentes entre le premier et le deuxième confinement. Lors de notre entretien, l’analogie avec un cyclone a souvent été faite. Celle-ci permet d’expliquer la capacité de connaissance et les réactions face aux risques propres aux personnes vivant dans ces zones souvent soumises aux catastrophes naturelles. Cette pandémie a de nombreux points communs avec ces phénomènes météorologiques. 

Les habitants de l’île ont dû ainsi faire preuve de « débrouillardise obligatoire ». Beaucoup d’actions solidaires et un esprit d’entraide se mettent généralement en place immédiatement à l’issue des catastrophes naturelles, avant que les aides de la métropole n’arrivent. Ces réactions sont aussi dues à une bonne communication entre les autorités, les responsables politiques et les individus. Dans le cadre de l’HSE, l’entreprise a par exemple eu un rôle pédagogique à l’égard de la population, souligne Cyril Lawson. Celui-ci a aussi évoqué les difficultés liées aux crises environnementales que connaît la Martinique (pollution, sécheresse à répétition, dérèglements climatiques de plus en plus marqués). Selon Cyril Lawson, celles-ci ne viennent pas s’ajouter à la crise entraînée par le COVID-19, dans le cas de la production et des rendements de l’entreprise. L’île a récemment connu (en novembre 2019) d’importantes intempéries. Cependant, ces problèmes météorologiques ont toujours existé et sont propres aux climats tropicaux. 

La crise liée à la pandémie s’ajoute aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île.

En revanche, depuis plusieurs années, l’exploitation perd entre 2% et 3% de son rendement. Aucune étude n’a été faite sur cette perte de rendement, mais celle-ci pourrait avoir des causes multifactorielles liées au changement climatique. La crise liée à la pandémie s’ajoute donc aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île. Régulièrement, la Martinique comme l’ensemble des Antilles, est confrontée à une accumulation d’algues brunes sur ses côtes. Ces dernières se révèlent particulièrement nocives pour notre organisme. De plus, les épisodes météorologiques intenses sont de plus en plus fréquents. Une meilleure anticipation des risques se fait attendre, afin que les effets du changement climatique n’accroissent pas la précarité de l’île (2).

Au regard de ces informations, Cyril Lawson a aussi évoqué le futur avec optimisme. Il considère ainsi que les deux confinements, avec toutes les difficultés qu’ils ont engendrées, ont su apporter du positif, comme un regain d’intérêt des habitants de la Martinique pour leur île et sa culture locale. Ce confinement a ainsi instauré de la proximité et de l’entraide entre les habitants. L’année à venir ainsi que 2022 seront sûrement meilleures que 2020, avec l’espoir pour l’HSE de retrouver la dynamique et l’intérêt qu’on lui manifestait avant mars 2020. Les bras ne sont pas baissés pour l’HSE qui « n’est pas prête de manquer de courage ». Dans tous les cas, même s’il est en pause actuellement, le secteur touristique est prêt à redémarrer. Les choses s’organisent en fonction des imprévus, avec débrouillardise.

De nouvelles alternatives

Outre le secteur tertiaire et la question des soins en Martinique, la crise actuelle touche aussi le secteur agricole, qui voit depuis plusieurs années les difficultés s’accumuler. Pour la deuxième année consécutive, la Martinique a été confrontée à une sécheresse extrême par sa durée. L’agriculture martiniquaise n’est pas préparée à résister à des sécheresses de plusieurs mois comme en 2020. C’est l’un des dossiers majeurs pour les agriculteurs. Là encore, on fait preuve de débrouillardise et on cherche des alternatives face à une situation qui était, il y a un an encore, inenvisageable. 

Au temps du Covid-19, la vie s’organise différemment. À l’instar de l’HSE, le Jardin de Bonneville, situé sur les hauts de la Trinité, avait connu un bon début de saison touristique à l’hiver 2020. La famille Eugénia, propriétaire du jardin, a transformé depuis la fin des années 90 une friche en un jardin botanique de plusieurs hectares. Le jardin de Bonneville a ainsi officiellement ouvert ses portes en 2007. Aujourd’hui, la famille Eugénia voit le COVID-19 comme un « couperet brutal juste après les élections municipales ». Au regard des décisions sanitaires évoluant régulièrement, le jardin n’a pas pu poursuivre son activité touristique comme il l’entendait. Ses portes restent aujourd’hui fermées. Cette fermeture montre à quel point l’organisation en fonction des saisons touristiques n’est plus valable de nos jours, le trafic aérien (responsable de la majeure partie du tourisme de l’île) étant intrinsèquement lié aux mesures sanitaires.

Le Jardin de Bonneville, La Trinité, Martinique.
©Vincent Mathiot

C’est avec philosophie que les Eugénia prennent cette situation. Avec plus de 20 années de travail, la nature avait besoin de se régénérer. C’est aussi un moment où ce couple retraité a pu profiter d’une parenthèse de repos.  « Je touche ma retraite, ça nous permet de glisser. Nous avons calculé le budget, on ne se casse pas la tête », témoigne Patrick Eugénia. « On vit avec ce que l’on a. On ne va pas au-delà de ce que l’on a pas. Cette crise permet à certaines personnes de remettre en question les choses inutiles que l’on utilisait. De revenir à l’utilité des choses essentielles. »

La réouverture du site n’est donc pas imminente. Un retour à la normale est envisageable dans deux ou trois ans. Une visite de trois personnes n’est pas assez rentable. Mais le couple n’est pas défaitiste. « On reprendra un jour ou l’autre et on s’adaptera », confie Sylviane Eugénia.

La population de l’île voit avec reconnaissance la gestion de cette crise aux visages multiples. Les indemnités promises par l’État ont été reçues, tout comme certains équipements sanitaires de protection (livraison régulière des masques à domicile). La situation est certes difficile pour tous, mais elle n’est pas pour autant insurmontable. Sainte-Lucie, île du Commonwealth, est dans une situation autrement plus inquiétante. Un bon dialogue entre les individus et les acteurs politiques dont le préfet de la Martinique, Stanislas Cazelles explique cette situation. « Dans les îles on est relativement épargné, on ne subit pas la pression que vous subissez », admet le couple, sans cacher son inquiétude pour les mois à venir, avec notamment un afflux important de touristes européens et d’Antillais vivant en métropole revenus pour les fêtes de fin d’année, et la saison du carême (la saison sèche de décembre à avril) particulièrement prisée par les touristes occidentaux. La situation sanitaire peut à nouveau devenir inquiétante.

Des risques écologiques toujours plus présents

Néanmoins, cette crise sanitaire n’est pas la seule source d’inquiétudes pour les Antillais. Les dernières années ont vu se généraliser des phénomènes climatiques toujours plus violents et intenses (3). Proche de la côte Atlantique, la Trinité a subi, ces derniers mois, de fortes intempéries provoquant dans les villes voisines du Robert, Sainte-Marie et du Lorrain des inondations et des glissements de terrain. À ces problèmes, s’ajoutent pour ces villes côtières des déversements conséquents d’algues brunes plusieurs fois par an. Même si de forts cyclones n’ont pas ravagé l’île cette année, les Martiniquais remarquent des phénomènes de microclimats toujours plus intenses. Ces derniers alternent entre fortes sécheresses et épisodes de pluie violente. À cela s’ajoute aussi un risque volcanique plus important, depuis un mois dans le secteur de la montagne Pelée. Cette pandémie fait donc ressortir d’autres problèmes auxquels les Martiniquais sont quotidiennement confrontés (4).

Bien que la situation actuelle soit difficile, suscitant une grande inquiétude parmi les habitants, la Martinique tient le coup : le Covid-19 a été beaucoup moins virulent que ce que ne laissaient présager les estimations gouvernementales. Une véritable solidarité et une redécouverte de l’île par ses habitants ont été le résultat des confinements. Comme le montrent les différents entretiens, les habitants se débrouillent, font preuve d’ingéniosité face à une situation inédite, tout en faisant face à cette crise mondiale. Cet esprit d’entraide, bien que positif, témoigne d’un autre problème que connaissent encore les DROM et collectivités d’Outre-mer : les aides matérielles, financières, humaines attendues de la métropole subissent d’importants décalages entre les territoires.

La solidarité est donc souvent le premier réflexe avant que des aides plus concrètes traversent les océans. Cela peut parfois prendre du temps. Les deux vagues épidémiques en témoignent. Malgré un esprit général de débrouillardise, le bilan demeure assez inquiétant dans son ensemble, notamment sur le plan économique. Le retour à un avant est exclu pour bien longtemps. Pour l’île, l’année 2021 sera capitale. Le Covid-19 ne fait que s’ajouter à de nombreux autres problèmes et enjeux en Martinique, qui subit toujours plus fortement les effets du dérèglement climatique. C’est à ce jour la principale source d’inquiétude de l’Île aux fleurs. 

Entretiens réalisés par Vincent Mathiot avec Cyril Lawson, directeur commercial de la rhumerie Habitation Saint-Etienne (HSE) ; Patrick, Sylviane et Adélaïde Eugénia, propriétaires du Jardin et table d’hôtes de Bonneville (La Trinité 972) ; Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort de France.

Sources

(1) Allocution au Sénat du 3 décembre 2020 de la sénatrice Catherine Conconne (Parti progressiste martiniquais)

(2) Pour les projections actuelles sur le climat dans les îles caribéennes françaises, voir Louis Dupont, « Le changement climatique et ses implications économiques sur le secteur touristique en Guadeloupe et à la Martinique (Petites Antilles) », Études caribéennes [En ligne], 26 | Décembre 2013.

(3) Sur la question climatique : Sylvain Roche, Laurent Bellemare, et Sylvie Ferrari. « Rayonner par la technique : des îles d’Outre-mer au cœur de la transition énergétique française ? », Norois, vol. 249, no. 4, 2018, pp. 61-73.

(4) Sur les risques en général de la Martinique : Préfecture de la Martinique Dossier départemental des Risques Majeurs en Martinique ( 972 ), 2014.

Pour aller plus loin : Rebecca Rogly, « Le Covid-19, une bombe à retardement pour les Outre-mer», mis en ligne le 14 avril 2020, Le Vent Se Lève. https://lvsl.fr/le-covid-19-une-bombe-a-retardement-pour-les-outre-mer/

Pandémies : responsabilité anthropique, réponse écologique ?

https://afriquenvironnementplus.info/nourrir-monde-deforestation-possible/
Déforestation en Afrique

Alors que la crise du Covid-19 frappe durement notre société, la responsabilité anthropique dans la multiplication des pandémies à travers le monde est maintenant avérée. La destruction de la biodiversité et des écosystèmes, la déforestation ou le trafic de la vie sauvage favorisent l’apparition de nouveaux virus. Pour lutter contre cela, une approche préventive fondée sur l’écologie et la préservation des écosystèmes est nécessaire.

Pandémies, un temps de retard

Déjà plus de deux millions de morts [1], l’économie de la planète à terre, les populations assignées à résidence, les libertés souvent bafouées : les dégâts enregistrés à cause du Covid-19 sont tels que la tentation est forte d’identifier très vite le coupable qui en est la cause. Très sérieusement, aux yeux des scientifiques chinois, le pangolin a failli tenir ce rôle de coupable universel. Moins sérieusement, les complotistes veulent faire croire à quelques manipulations de laboratoire, involontaires ou non, ayant fabriqué le coronavirus. La vérité, selon de nombreux scientifiques, serait moins fulgurante : la destruction de la biodiversité, orchestrée depuis des années par des coupables ordinaires, compte bien parmi les causes principales de la pandémie.

La stratégie actuelle est essentiellement sanitaire ou médicale. Elle consiste à détecter le plus tôt possible les nouvelles maladies, à les contenir, et ensuite à patienter jusqu’à ce que l’on réussisse à développer des vaccins ou un traitement permettant de les contrôler. Jusqu’à présent, cette stratégie avait porté certains fruits en permettant de limiter les zones infectées par une maladie. Ce fut le cas pour le virus Ebola responsable de fièvres hémorragiques souvent mortelles et qui put être cantonné à l’Afrique de l’Ouest. Hélas, avec le Covid-19, aucune barrière sanitaire ne s’est révélée efficace. Dès le printemps 2020, 60% de la population mondiale a vécu un confinement. Puis une deuxième vague est intervenue sur la majorité des continents, parfois, déjà, une troisième…. Face à un virus très transmissible, l’actuel triptyque stratégique identification-alerte-isolement montre toutes ses limites. Malgré les efforts considérables déployés par la communauté internationale et notamment l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), on comptait à la veille des fêtes de fin d’année, plus d’un million et demi de décès dans le monde. En France, le chiffre dépassait les 60 000 morts.

L’actuel triptyque stratégique identification-alerte-isolement montre toutes ses limites avec le Covid-19.

Indispensables, les mesures les plus sévères mises en œuvre a posteriori dans le cadre du troisième volet du triptyque, l’isolement, se sont révélées ruineuses. La première pandémie à haut taux de mortalité depuis le VIH dans les années 1980 [2] aurait coûté à l’économie entre 8 000 et 16 000 milliards de dollars au premier semestre 2020, tout en contribuant à une forte hausse des inégalités. Le véritable bilan économique ne pourra en réalité pas être dressé avant qu’un vaccin fiable soit développé, déployé et que la transmission du virus soit arrêtée. Près d’un an après l’apparition du virus dans la province chinoise du Sichuan, nous sommes encore loin de percevoir « le bout du tunnel ». Ce désastre économique est aussi un désastre social [3]. Les femmes, les familles monoparentales, les pauvres sont les plus touchés, même dans les pays les plus riches où le chômage explose. Géographiquement, en Amérique du Sud par exemple, ce sont les peuples autochtones qui sont le plus gravement touchés par la crise sanitaire, économique, sociale. Enfin, les actuelles politiques de contrôle de la pandémie reposant sur l’isolement ont de lourdes conséquences psychologiques. La santé mentale est mise à l’épreuve par des troubles de l’anxiété, troubles du sommeil et une hausse du nombre de dépressions du fait de la raréfaction des relations sociales, la perte d’un proche et la peur de la pandémie.

Rappelons-le : la pandémie est née en Chine dont on dit qu’elle est l’atelier de la planète. Plus que d’autres, ce pays vit de la mondialisation, plus qu’ailleurs l’urbanisation y est galopante. Ce qui a pu encore marcher en Afrique de l’Ouest avec Ebola dans des zones relativement à l’écart du grand marché mondial a échoué avec le Covid-19. Il faut trouver un relais au triptyque identification-alerte-isolement qui a prévalu dans la crise actuelle comme nous l’avons vu. Cela ne pourra se faire si l’on explore les racines plus profondes de la vague pandémique.

L’origine des dernières pandémies ne laisse aucun doute : 70% des nouvelles maladies et quasiment toutes les pandémies sont des « zoonoses ». Elles sont causées par des microbes d’origine animale [4]. C’est le cas, nous l’avons vu, du virus Ebola. C’est aussi le cas du virus Zika apparu en Ouganda et détecté pour la première fois chez un singe en 1947. Transmis par un moustique, il sévit aujourd’hui en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Parfois quelques cas sont détectés en France. Aucun vaccin n’existe à ce jour. Que les pandémies soient des zoonoses n’a rien de rassurant. La nature est un repère à virus : 1,7 million d’entre eux n’auraient pas été découverts. Quand l’environnement dans lequel ils prospèrent est détruit, les virus sont contraints de chercher d’autres hôtes susceptibles de les accueillir pour survivre. Sur un même territoire, les frictions entre les activités humaines et les écosystèmes détruits augmentent donc le risque que les virus passent d’un animal à un humain. Le nombre de pandémies augmente donc du fait de l’activité humaine sur l’environnement.

La destruction de la biodiversité, grande responsable des pandémies

Ne serait-il pas plus judicieux de remplacer l’actuelle posture réactive face aux pandémies par une approche préventive basée sur une meilleure protection des écosystèmes dont sont originaires les virus ? C’est en tout cas la conclusion du dernier rapport de l’IPBES, Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) [5]. Cette étude, portée par 22 scientifiques du monde entier, épidémiologistes, biologistes ou encore écologues, présente les liens qui existent entre la destruction de la biodiversité et l’émergence de pandémies. Pour simplifier, l’IPBES est à la biodiversité ce que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est au climat. Leurs rapports sont une vaste synthèse de l’ensemble des travaux scientifiques mondiaux portant sur la biodiversité. Ceux-ci sont relus, interrogés et rectifiés un grand nombre de fois par l’ensemble des experts des 124 pays membres. Les résultats et conclusions apportés s’approchent donc le plus possible du consensus scientifique.

La pression exercée par l’homme sur les écosystèmes tend à augmenter fortement le risque pandémique. 

Les résultats sont donc sans appel. La pression exercée par l’homme sur les écosystèmes tend à augmenter fortement le risque pandémique. Les déforestations massives orchestrées pour créer de nouvelles terres agricoles destinées essentiellement à la monoculture de denrées exportées (café, cacao, thé, soja…), l’exploitation et l’exportation de bois exotiques à forte valeur commerciale, le commerce d’espèces animales sauvages pour la consommation humaine ou encore le massacre des animaux pour l’ivoire ou leur peau dérèglent les interactions naturelles entre espèces et microbes. L’intrusion de l’homme, ainsi que de son bétail, dans de nouveaux écosystèmes les met en contact avec de nouveaux agents pathogènes contre lesquels leurs organismes ne sont pas protégés. En effet, il existe encore dans la nature un très grand nombre de virus et de pathogènes avec lesquels l’Homme n’a jamais été en contact et qui peuvent être potentiellement dangereux [6].

Une activité anthropique en particulier, l’élevage intensif, contribue fortement à l’apparition et à la circulation de nouvelles pandémies. En 2014, le biologiste François Renaud, expliquait dans une interview parue dans la revue du CNRS, le rôle majeur qu’il joue dans la propagation des virus [7]. La promiscuité et les conditions sanitaires dégradées peuvent engendrer la transmission à l’être humain, dans les cas où une mutation génétique aléatoire le permet. On sait à quel point les grippes aviaires inquiètent les autorités sanitaires. L’ultra-aseptisation des élevages et l’uniformisation génétique tendent à affaiblir la résistance du bétail aux maladies, notamment virales comme le montre Lucile Leclair dans son livre Pandémies, une production industrielle [8].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Poulets_d%27%C3%A9levage_intensif.jpg
Elevage intensif de poulets

Nécessité d’une action préventive de long terme

Mieux connaître les causes anthropiques des pandémies rend possible l’espoir. Il est possible d’agir sur les activités humaines pour prévenir l’apparition de nouveaux virus en ayant une approche de long terme plus efficace, plus écologique, plus sociale et économiquement vertueuse. Selon le rapport de l’IPBES sur la biodiversité et les pandémies, le coût d’une telle politique est estimé entre 22 et 31 milliards de dollars par an, une somme ridicule face aux milliers de milliards que coûte le Covid-19. Cette stratégie préventive peut être divisée en deux volets, aux enjeux et aux échelles géographiques différents.

Nous pouvons agir sur les activités humaines pour prévenir l’apparition de nouveaux virus en ayant une approche de long terme plus efficace, plus écologique, plus sociale et économiquement vertueuse.

De manière très schématique, deux catégories de pays sont vulnérables aux pandémies. Les premiers sont, parmi les pays en développement, ceux qui disposent encore d’une faune sauvage très riche. Les communautés rurales de ces pays sont souvent en première ligne quand surgit une nouvelle maladie d’origine microbienne. L’absence d’un système de soins suffisamment efficace pour la détecter et la combattre aggrave les risques de forte mortalité au sein de tout le territoire. La seconde catégorie de pays est celle des pays développés fortement insérés dans la mondialisation. Leur dépendance aux flux internationaux, la densité de leurs réseaux d’échanges internes et leur urbanisation facilitent une propagation très rapide d’une éventuelle zoonose. La France en fait partie.

Création de zones protégées

L’enjeu est donc d’abord d’empêcher l’apparition de nouvelles épidémies dans les pays émergents disposant encore d’une forte biodiversité et d’une faune sauvage préservée (forêts tropicales, zones humides). Puisque les zoonoses apparaissent du fait de frictions géographiques entre l’habitat humain et son bétail avec le territoire de la faune sauvage porteuse de virus, il faut endiguer l’intrusion des activités anthropiques néfastes dans des zones à haute biodiversité. Cette logique conservative consiste à créer des zones protégées en y interdisant toute pratique menaçant la biodiversité et en limitant leur accès. Leur mise en place peut néanmoins reproduire la logique néocoloniale en cas d’absence de coordination avec les populations locales à l’instar de certains mécanismes de compensation carbone. Créer de nouvelles zones protégées peut en effet être synonyme d’expulsions et de déplacements de communautés dépendantes des terres [9]. Ces politiques écologiques doivent ainsi être élaborées avec les peuples autochtones, premières victimes du réchauffement climatique et de la perte de biodiversité. Sans quoi, elles pourraient trouver, à juste titre, une farouche opposition, ou bien recréer les déplacements de population fragilisant l’équilibre d’un écosystème et renforçant encore les risques de zoonoses.

Il faut endiguer l’intrusion des activités anthropiques néfastes dans des zones à haute biodiversité.

Cette approche conservative ne peut se suffire à elle-même. Il faut également lutter contre les causes de ces frictions. L’une d’elles, rappelons-le, est liée à une agriculture intensive destinée à alimenter les marchés mondiaux. Ce modèle agricole est très consommateur de terres : l’usage de pesticides, le labour et la monoculture stérilisent les sols et forcent ainsi les agriculteurs à chercher de nouvelles terres. C’est une des causes principales de la déforestation [10]. Ainsi, l’élevage, afin de disposer de nouvelles surfaces pour nourrir le bétail, est responsable de 70% de la déforestation [11], favorisant la rencontre avec de nouveaux virus. Il s’agirait donc de promouvoir des pratiques agricoles plus soutenables afin de nourrir la population mondiale en utilisant seulement les terres déjà disponibles.

Rééquilibrer les économies

Une autre piste consisterait à repenser notre système économique qui fragmente les économies et les rend dépendantes d’activités non soutenables. La spécialisation économique est un moyen efficace pour beaucoup de pays de maximiser leur productivité, mais nécessite souvent de détruire des écosystèmes aux équilibres fragiles. La Thaïlande s’est par exemple spécialisée dans l’élevage intensif de crevettes au détriment des forêts de mangroves qui entourent le littoral : de gigantesques surfaces ont été rasées. Ce pari économique se retourne aujourd’hui contre le pays puisque 700 kilomètres de côtes sont menacés par l’érosion, rendant ainsi des zones d’habitations vulnérables à la montée des eaux. Un autre exemple, plus local cette fois ci, est la prolifération d’algues vertes en Bretagne. Ce phénomène a notamment pour cause les pratiques agricoles intensives : l’utilisation massive d’engrais à base d’azote et de nitrate ainsi que les effluents de l’élevage industriel comme le lisier (rappelons que la Bretagne concentre 57% des élevages porcins de France), qui se retrouvent ensuite dans les cours d’eau, favorise la prolifération des algues vertes. Ces algues, une fois sèches, produisent un gaz qui peut se révéler mortel pour les animaux et l’homme [12]. Il semble donc important d’éviter la surspécialisation des territoires pour ne pas menacer l’équilibre des écosystèmes et entrainer de fortes pertes de biodiversité.

Endiguer le commerce de la vie sauvage

Supprimer tout risque d’émergence de nouvelles épidémies est impossible. Une approche préventive et écologique consisterait alors à veiller à ce que la circulation des virus à l’échelle mondiale soit entravée en limitant les échanges non essentiels. Sur le plan économique, cela consisterait de manière prioritaire à endiguer le commerce de la vie sauvage dont on a souligné le rôle dans la multiplication des pandémies. À l’image du tristement célèbre pangolin, 24% des espèces sauvages de vertébrés font l’objet d’un commerce mondial. Le flux légal des animaux sauvages a plus que quintuplé en valeur au cours des 14 dernières années. Ce marché est évalué selon l’IPBES à au moins 107 millions de dollars en 2019 tandis que le montant du commerce illégal serait lui compris entre 7 et 23 millions de dollars chaque année.

24% des espèces sauvages de vertébrés font l’objet d’un commerce mondial.

Les mouvements de populations humaines et animales sont un important facteur de circulation des zoonoses. Le réchauffement terrestre perturbe les écosystèmes, provoque des déplacements de la faune sauvage susceptible d’être porteuse de nouveaux virus. Dès lors, lutter contre le changement climatique est un moyen de lutter préventivement contre l’émergence de nouvelles pandémies. Cette considération nous incite à élargir notre perspective. Pour cela, rappelons-nous le dernier rapport mondial sur l’état de la biodiversité écrit par l’IPBES [13]. La synthèse des résultats-clés avait fait l’objet d’un article paru en 2019 dans nos colonnes [14]. Il en ressort que les écosystèmes naturels nous rendent 4 types de services complémentaires : la fourniture de biens matériels (énergie, alimentation), la régulation des cycles naturels (qualité de l’air, du climat, pollinisation), les apports immatériels (apprentissage et inspiration, soutien identitaire), les mécanismes d’auto-entretien en se régénérant d’eux-mêmes. Parmi les 18 catégories recensées de services écosystémiques rendus, ce rapport soulignait la baisse conséquente de 14 d’entre eux.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cover_page_Assessment_Report_on_Pollinators,_Pollination_and_Food_Production.jpg
Rapport de l’IPBES sur le rôle de la pollinisation

En effet, notre rapport à l’environnement entraîne de façon quasi systématique une ultra-spécialisation du territoire orienté vers la production de biens matériels monétisables comme le maïs, le bois, le soja…. Hyperspécialisation des territoires dans la production de maïs, de bois ou encore de soja. Conséquence directe, tous les autres services potentiels rendus par un territoire se retrouvent réduits. Par exemple, la transformation d’une plaine en champs à pommes de terre augmente effectivement la production du bien matériel monétisable qu’est la patate mais diminue tous les autres services rendus auparavant par le territoire. Il stocke moins de carbone, abrite moins d’espèces pollinisatrices tout en nous privant du lien culturel qui pouvait exister avec la plaine. Plus de régulation de l’air, plus de sols s’auto-régénérant, plus de promenades agréables… Dans cette même logique, l’ultra-spécialisation des écosystèmes favorise donc la dispersion des virus. Ce fléau est alors du même ressort que tous ceux qui sont dénoncés par l’IPBES. Ses auteurs évaluent les conséquences du manque de pollinisation, notamment par les abeilles, à hauteur de 235 à 577 milliards par an. La dégradation des terres agricoles et des forêts, la destruction de leur capacité à jouer un rôle de puits naturel de carbone… À cette litanie, il faut donc ajouter l’explosion des pandémies. Les virus prospèrent grâce au rapport dévastateur que l’Homme entretient avec la nature, bien que les différentes populations du globe ne soient pas égales en termes de responsabilité dans la destruction de biodiversité ou face aux conséquences de cette exploitation.

Par exemple, la transformation d’une plaine en champs à pommes de terre augmente effectivement la production du bien matériel monétisable qu’est la pomme de terre mais diminue tous les autres services rendus auparavant par le territoire. Il stocke moins de carbone, abrite moins d’espèces pollinisatrices tout en nous privant du lien culturel qui pouvait exister avec la plaine. Plus de régulation de l’air, plus de sols s’auto-régénérant, plus de promenades agréables…

Notre vulnérabilité tient de notre incapacité à nous isoler en cas de crise sanitaire sans plonger dans une profonde crise économique. Nous devons bâtir une économie plus résiliente, s’appuyant davantage sur les espaces locaux et favorisant les circuits courts. Au triptyque défensif identification-alerte-isolement, il faut substituer le triptyque offensif prévention-écologie-résilience.

Bibliographie : 

[1] https://www.worldometers.info/coronavirus/

[2] [3] [4] [5] [10] IPBES, Workshop report, IPBES Workshop on Biodiversity and Pandemics, octobre 2020

[6] LVSL, La démondialisation écologique est notre meilleure antidote , mars 2020

[7] CAILLOCE, L., Quand l’homme favorise les pandémies, Journal du CNRS, septembre 2014

[8] LECLAIR, L., Pandémies, une production industrielle, seuil, 2020

[9] Préoccupations des ONG concernant l’objectif d’amener à 30% le taux d’aires protégées et l’absence de garanties pour les communautés locales et peuples autochtones – Survival International

[11] FAO, La situation des forêts dans le monde, 2020

[12] SACLEUX, A., Marée verte : le retour des algues vertes inquiète la Bretagne | National Geographic, novembre 2020

[13] IPBES, Global assessment 7ème conférence, mars 2019

[14] Le Vent se lève. Biodiversité : Synthèse et analyse exclusive du 7ème rapport mondial de l’IPBES, mai 2019

Politique de vaccination : l’inversion des priorités ?

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© Fernando Zhiminaicela, Pixabay

La France rencontre de nombreuses difficultés pour enclencher une véritable vaccination de masse. Une nouvelle fois, la pandémie de Covid-19 met en lumière les failles du gouvernement et les problèmes structurels qui empêchent la France de faire face à cette crise sanitaire. Plus qu’une pandémie de SARS-COV2, nous pouvons parler, à la suite de Richard Horton, de syndémie [1]. Ce concept signifie que les facteurs socio-économiques et l’état de santé des populations sont étroitement intriqués et qu’ils se renforcent mutuellement, aggravant ainsi les inégalités de santé et les conditions socio-économiques des classes sociales concernées. Par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural à Ambazac, Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre aux Hospices Civils de Lyon et Frédéric Pierru, politiste et sociologue, chercheur au CNRS.

Une stratégie changeante

Le plan de vaccination initial élaboré par le gouvernement français, semble avoir progressivement monté en charge pour rentrer dans la vaccination de masse mi-février [2]. C’était d’ailleurs les éléments de langage qui circulaient début janvier : le « retard » français n’en étant pas un, mais bien la stratégie prévue [3].

Les disparités européennes ont rendu intenable cette position. Nos voisins italiens, espagnols et allemands, dépendant eux aussi de l’accord de l’Agence Européenne du Médicament (EMA), ont commencé à vacciner en masse dès l’autorisation de l’EMA obtenue le 21 décembre [4]. Les médias créent pour l’occasion une sorte d’«Eurovision» de la vaccination, mettant en lumière la singularité du cas français, bon dernier du classement des personnes ayant reçu au moins une dose du vaccin Pfizer-BioNTech. Sous pression médiatique et médicale, le gouvernement change brutalement de stratégie mais sans en avoir les moyens [5].

Sur le terrain, l’impression est désastreuse. Les centres de vaccinations sont montés dans la précipitation depuis début janvier, mais les doses de vaccins n’étant pas bien calibrées, les patients éligibles à la vaccination ne peuvent obtenir de rendez-vous dans des délais raisonnables. Pire, ce  cafouillage pourrait obliger à décaler voire à abandonner la deuxième injection, pourtant indispensable selon les essais cliniques. Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés. Les initiatives des professionnels de santé et des élus locaux fleurissent, mais les Agences régionales de santé (ARS) ne peuvent réaliser l’impossible en l’absence de vaccins suffisants. L’argument selon lequel il faudrait faire les comptes « à la fin » pour dénombrer les personnes vaccinées ne résiste pas dans le cadre d’une syndémie mondiale, qui plus est avec l’apparition des différents variants. Dans ce cas, précisément, c’est le nombre de patients vaccinés dès les premières semaines qui est crucial et pourrait éviter une nouvelle catastrophe.

Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés.

La situation ressemble étrangement à l’épisode des masques au mois de mars 2020, lorsque le gouvernement incitait les Français à aller chercher des masques en pharmacie, alors que les pharmaciens n’en avaient pas, créant ainsi une pagaille et une tension bien inutiles dans les officines.

Un manque d’anticipation des contraintes

Depuis presque une année, nous savions que l’un des piliers de la sortie de crise serait la vaccination de masse. Or, nous savions également depuis plusieurs mois que les deux premiers vaccins disponibles seraient ceux de Pfizer-BioNTech et Moderna. Nous en connaissions les conditions de conservation et d’administration. La stratégie logique aurait donc été de monter les centres de vaccination courant décembre, pour pouvoir commencer à vacciner massivement dès l’autorisation de l’EMA fin décembre, ce que semblent avoir fait les pays voisins de la France.

Cette stratégie impliquait évidemment d’avoir anticipé, en commandant suffisamment de doses de vaccin dès le départ car, sinon, il est effectivement inutile d’ouvrir des centres de vaccination en nombre. Il existe un facteur limitant lié aux capacités maximales de fabrication et de livraison du laboratoire. Cependant, nous ne pouvons qu’être frappés par les différences entre pays : plus que le manque de doses c’est bien l’inégale répartition entre les pays et/ou la capacité des pays à les utiliser rapidement qui est en cause. Le calendrier de livraisons communiqué par le ministère indique qu’au 18 janvier plus de 2 millions de doses sont théoriquement sur le territoire français [6], pour 480 000 personnes ayant officiellement reçu au moins une dose à cette date. Un hiatus de 1,5 millions de vaccins [7].

Il est également troublant de constater que, dans le même temps, certains pays ont manifestement réussi à obtenir des millions de doses : les États-Unis, la Grande-Bretagne et Israël. Lorsque l’on se penche sur les différents tarifs, les pays qui ont reçu le plus de doses, et donc vacciné le plus de personnes, sont ceux qui payent le plus cher la dose de vaccin. Les pays de l’Union européenne payent entre 12 et 15,50 euros l’unité, contre environ 16 euros pour les États-Unis et la Grande-Bretagne et plus de 22 euros pour Israël [8].

Une question se pose immédiatement : le laboratoire priorise-t-il les livraisons en fonction du prix qu’il reçoit pour chaque dose ? Le marché du médicament étant un marché comme un autre, le contexte de libre-échange et de concurrence maximale entre les différents acteurs du secteur expliquerait cette priorisation, logique du point de vue d’un laboratoire privé. Cette problématique  aurait été absente si nous disposions d’un pôle public du médicament efficace.

De plus, les surenchères risquent de s’aggraver avec les tensions concernant l’approvisionnement [9]. Quoiqu’il en soit, il est parfaitement anormal que la puissance publique n’ait pas anticipé cette situation. Les responsables sont donc à rechercher au niveau de la Commission européenne pour la négociation, dont les contrats sont inaccessibles dans leur intégralité, et au niveau du gouvernement français.

Des causes structurelles profondes

Le gouvernement français, dans le droit fil de ses prédécesseurs, est probablement celui qui porte la plus lourde responsabilité pour au moins trois raisons. La première est qu’il peut être estimé responsable de nous laisser enferrés dans des traités européens qui empêchent toute réponse économique, sociale et environnementale d’ampleur et nous laisse désemparés face aux puissances financières et industrielles. Certains pays, comme l’Allemagne, s’en extirpent lorsque la situation et leurs intérêts l’exigent par exemple en commandant directement auprès du laboratoire [10].

De plus, le gouvernement est resté sourd aux protestations sociales contre sa politique économique, inscrite dans les traités européens, qui a accompagné, sinon accéléré, la désindustrialisation de notre pays. La France est ainsi le seul grand pays à ne pas avoir de vaccin « national », Sanofi ayant sacrifié sa recherche pour des raisons de rentabilité immédiate [11]. Si la France avait disposé d’un pôle public du médicament, nous aurions pu nous appuyer sur une recherche de pointe et des moyens de production rapidement réquisitionnables. Notre réponse à cette syndémie aurait été bien plus efficace, et moins anxiogène pour les citoyens.

Enfin, la communication du gouvernement continue d’être erratique et opaque – comme tout au long de la crise –, n’assumant jamais les multiples erreurs, pourtant manifestes sur le terrain : tests, masques, gel hydro alcoolique. Cela rend le gouvernement dorénavant inaudible et complique grandement la tâche des soignants. Le summum a probablement été atteint avec le « Ségur » qui fait actuellement l’objet d’une colère justifiée [12], puis la divulgation récente par la presse du recours à des officines privées, payées à prix d’or, pour élaborer la stratégie de vaccination au mépris des agences gouvernementales, avec un succès plus que discutable [13].

Un renversement des priorités

Lorsque l’on regarde attentivement la séquence politique des dernières semaines, nous ne pouvons qu’être frappés par la concomitance de deux événements.

Tout d’abord, le manque d’anticipation concernant la vaccination, alors qu’il aurait été possible de préparer toute la logistique (transports, conservation, centres de vaccination) dès le mois de décembre, mais également de participer à la production du vaccin en réquisitionnant certains sites nationaux de production (comme cela est proposé par la CGT Sanofi [14]) puisqu’il était évident que des tensions allaient apparaître, là encore dès la fin 2020.

Le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger.

Mais cette impréparation est contemporaine d’un autre projet, qui semble avoir accaparé toutes les énergies gouvernementales : la loi sécurité globale. Ainsi, au lieu de prendre la mesure de la syndémie et d’en discuter démocratiquement avec les réponses appropriées (protectionnisme, relance, souveraineté, bifurcation de notre mode de consommation et de production), le gouvernement a utilisé les derniers mois de l’année 2020 pour faire passer une loi dont l’aspect sécuritaire n’est plus à démontrer et qui est bien éloignée des préoccupations immédiates des Français, et plus encore, de l’intérêt général. Cette loi paraît préparer l’arsenal législatif pour une répression policière inédite, comme pour se protéger d’une population que le gouvernement sait être très en colère et actuellement muselée, probablement pour anticiper un débordement social dans les mois à venir qu’il compte bien maîtriser, par la force s’il le faut [15]. Cette inversion complète des priorités est révélatrice des préoccupations qui règnent actuellement au sommet de l’État.

Le tableau général est peu reluisant : le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger, dans un contexte d’angoisse bien légitime. Pour terminer nous nous appuierons de nouveau sur les propos de Richard Horton [16] : les citoyens français ont besoin d’espoir. Pour cela, il faut poser le bon diagnostic : cette syndémie est le symptôme palpable qu’un cran a été franchi dans la dégradation de notre écosystème, du fait de notre mode de production et de consommation [17]. À partir de là, nous devons nous y préparer avec calme en mobilisant toute l’intelligence et l’audace dont regorgent ce pays. Toutes les solutions sont déjà à disposition mais, pour cela, il faudra travailler à changer de cadre de pensée et d’action.

Notes :

[1] Une syndémie se caractérise par des interactions biologiques et sociales très étroites entre conditions socio-économiques et état de santé, interactions qui s’intriquent et se renforcent mutuellement pour augmenter le risque pour certains groupes sociaux de voir leur état de santé et/ou leurs conditions socio-économiques se dégrader. Par exemple, dans le cas du SARS-COV2, les formes graves seront plus fréquentes chez les patients issus des classes sociales défavorisées, puisque cette population concentre les co-morbidités, appelées également maladies non transmissibles, comme le diabète, l’obésité, l’hypertension artérielle, les pathologies cardio-vasculaires ou respiratoires. Cela entraîne en retour une aggravation de l’état de santé initial (même après la « guérison clinique » de la COVID), ET de la situation socio-économique de départ. Cette réaction en chaîne rend les classes sociales concernées encore plus fragiles, renforçant ainsi le risque de développer de nouvelles pathologies qui viendront à leur tour accentuer les difficultés socio-économiques et la vulnérabilité aux prochains pathogènes, et ainsi de suite. Un cercle vicieux de la triple peine en somme. En conséquence la réponse à une syndémie ne peut être que globale: en prenant des mesures biomédicales et socio-économiques de grande envergure pour lutter contre les inégalités à l’intérieur des pays mais également entre pays.

http://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/la-covid-19-nest-pas-une-pandemie/7420201

https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

[3] https://www.liberation.fr/france/2021/01/02/vaccins-le-gouvernement-en-mode-auto-defense-perpetuelle_1810195

[4] https://www.ema.europa.eu/en/news/ema-recommends-first-covid-19-vaccine-authorisation-eu

[5]https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

[6] ibid.

[7] https://fr.statista.com/infographie/23953/course-vaccination-europe-pays-nombre-personnes-vaccinees-doses-administrees/

[8] https://www.bfmtv.com/economie/vaccins-anti-covid-pourquoi-tous-les-etats-ne-paient-pas-le-meme-prix_AV-202101060316.html

[9] https://www.humanite.fr/le-scandale-de-la-penurie-de-vaccins-et-comment-sanofi-pourrait-aider-y-remedier-698778

[10] Ibid.

[11] https://www.leprogres.fr/sante/2021/01/13/covid-19-pas-de-moyens-pas-de-vaccin-regrette-la-cgt-sanofi-a-lyon

[12] https://twitter.com/InterUrg/status/1352677379408343041?s=20

[13] https://www.nouvelobs.com/vaccination-anti-covid-19/20210108.OBS38591/mckinsey-qui-conseille-le-gouvernement-sur-la-strategie-vaccinale-serait-paye-2-millions-d-euros-par-mois.html

[14] https://www.sudouest.fr/2021/01/13/covid-19-la-cgt-pour-la-requisition-des-outils-de-production-de-sanofi-pour-le-vaccin-8282034-3224.php

[15] https://www.mediapart.fr/journal/france/071220/securite-globale-une-vision-totalisante-de-la-securite

[16] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

[17] Coriat Benjamin, La pandémie, l’anthropocène, et le bien commun, Les liens qui libèrent, novembre 2020

Brésil : contre l’austérité et la pandémie, l’agroécologie ?

https://www.youtube.com/watch?v=a0zNBJHeE9c
© Réseau d’agroforesterie de la région de Ribeirão Preto

Alors que les plus précaires sont abandonnés à leur « isolement social » par l’État brésilien, à Ribeirão Preto, dans la province de São Paulo, des réseaux d’entraide se structurent et promeuvent la distribution des productions de paysans agroécologiques locaux vers la ville et ses favelas. Ils s’inscrivent à contre-courant des réformes du gouvernement actuel, qui remet en cause les politiques publiques mises en place sous la présidence de Lula Da Silva, visant à concrétiser le droit à l’alimentation des plus pauvres.


Aidant à décharger les aliments des véhicules venus livrer une tonne d’aliments agroécologique à la favela de Vila Nova União, Wallace Bill résume : « Nous cherchons à trouver des réponses, là où les pouvoirs publics abandonnent ». Le jeune leader du Mouvement social pour le Logement ajoute que ce projet du Réseau d’agroforesterie « est très important en cette période de confinement, il apporte un grand soulagement aux familles de la favela qui vivent ce moment difficile dans la précarité ».

En effet, si le président Bolsonaro continue de considérer le Covid–19 comme une « gripette », le virus a déjà contaminé plus de 4,4 millions de personnes et fait plus de 135 000 victimes au Brésil. Le pays est ainsi le deuxième État le plus touché au monde par la pandémie derrière les États-Unis. Face à l’inaction présidentielle, la plupart des provinces brésiliennes ont décrété leurs mesures de confinement.

L’État de São Paulo – le plus peuplé et le plus touché du pays – entre ainsi dans son sixième mois de confinement. Mais sans stratégie nationale et face à la cacophonie d’un gouvernement ayant changé deux fois de ministre de la Santé en pleine pandémie, ces mesures d’exception ont un effet limité sur la propagation du virus.

À l’inverse, leurs conséquences sur les populations les plus vulnérables sont, elles, catastrophiques. Ainsi, à São Paulo, les vingt quartiers les plus touchés par le virus se trouvent dans les périphéries.

Quand « l’isolement social » s’additionne aux inégalités structurelles

Le Brésil est connu pour être l’un des États les plus inégalitaires au monde1. Il suffit de marcher dans les rues de Porto Alegre, Rio, São Paulo, Salvador ou Manaus pour se rendre compte de la violence de cette réalité. Celle des favelas, bien sûr. Mais aussi celle de ceux qui n’ont pas même accès à ces habitats précaires et survivent au jour le jour sur des cartons ou de vieux matelas, entassés sur les trottoirs de ses grandes villes.

Autant d’existences d’une vulnérabilité inimaginable. Autant de vies pour lesquelles le coronavirus vient s’ajouter à une liste interminable d’épreuves. Dans les favelas ou comunidades (communautés), comme les appellent plus respectueusement les Brésiliens, la promiscuité et le caractère aléatoire des réseaux d’eau, d’électricité et des commerces d’alimentation viennent s’ajouter aux inconvénients propres au confinement. Difficultés à se maintenir dans des conditions « d’isolement social » saines, difficultés à réaliser les mesures sanitaires de base, difficultés, enfin, pour se ravitailler en biens de première nécessité.

Cette dernière question n’est pas la plus problématique pour les petits paysans brésiliens. Comme l’explique Hemes Lopes, petit producteur agroforestier de la région de Ribeirão Preto, dans l’État de São Paulo, « Les gens ont réussi à survivre durant cette époque, parce que nous avons une certaine quantité d’aliments ici ». Toutefois, « nous avons aussi besoin de vendre notre production, ajoute-t-il, parce que nous avons d’autres nécessités d’achats. Et nous devons aller acheter ces choses en ville ».

Mais ayant lui-même vécu dans les favelas de Rio avant d’intégrer le Mouvement des travailleurs Sans Terre (MST), Hemes se rappelle « n’avoir pas tous les jours mangé trois repas par jour » dans sa vie passée. En 2005, le MST gagne au terme d’une lutte de plusieurs années, l’espace où il vit et cultive aujourd’hui, diverses espèces d’arbres, buissons et plantes basses, autour de Ribeirão Preto. Et c’est aujourd’hui avec le sourire du soulagement de celui qui se sait à l’abri de la faim, que le paysan se remémore cette époque. Mais c’est aussi avec la préoccupation du militant qui connaît la violence de cette réalité à laquelle sont encore confrontés trop de Brésiliens.

Des programmes sociaux ayant fait la renommée du Brésil

Pour répondre à ces difficultés structurelles, le Parti des travailleurs (PT) de Lula Da Silva avait mis en place le PAA (Programa de Aquisição de Alimentos, Programme d’acquisition d’aliments) dans le cadre du plan Fome Zero (Faim Zéro). Avant la pandémie, Hemes vendait ainsi sa production à travers des marchés et foires agroécologiques, mais la majorité était acquise par ce PAA et le PNAE (Programa Nacional de Alimentação Escolar, Programme national d’alimentation scolaire), créé lui en 1955. Deux « filets sociaux » qui avaient valu au pays la qualification de « champion mondial dans la lutte contre la faim » de la part du Programme alimentaire mondial de l’ONU.

Selon le site du gouvernement, le PAA a pour objectif de « promouvoir l’accès à l’alimentation et encourager l’agriculture familiale », en achetant « des aliments produits par l’agriculture familiale, pour les destiner aux personnes en situation d’insécurité alimentaire et nutritionnelle ». Il repose pour cela sur un « modèle d’achats simplifiés favorables aux petits producteurs », comme l’explique un document de la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’Agriculture et l’alimentation.

Le PNAE, lui, vise à « satisfaire les nécessités nutritionnelles des étudiants pendant le temps qu’ils passent à l’école. C’est le programme alimentaire le plus ancien du Brésil et l’un des systèmes d’alimentation scolaire les plus importants au monde » selon Chmielewska et Souza, cités dans ce même document de la FAO. Comme le PAA, le PNAE a été pensé pour bénéficier autant aux consommateurs qu’aux producteurs. Les produits achetés étant ceux issus de l’agriculture familiale.

Ces deux programmes avaient pu bénéficier d’importants moyens dans les années 2000, suite à l’explosion mondiale du cours des matières premières, sous l’effet de la demande chinoise. Cette conjoncture économique internationale avait en effet été très favorable au Brésil, en dopant sa croissance, et permettant  ainsi de financer les politiques sociales de Lula Da Silva, telles que la « Bolsa Familial » et le plan « Fome Zero ». Elle avait également permis d’acheter la paix sociale en conciliant les intérêts des paysans pauvres, regroupés au sein du MST, et des grands propriétaires terriens dont les bénéfices ont continué de croître. Ces derniers ont cependant activement milité pour le démantèlement de ces politiques publiques, sitôt que le prix des matières premières a commencé à stagner, lors des dernières années de la présidence de Dilma Rousseff.

« L’abandon des plus pauvres »

« Le gouvernement Bolsonaro est arrivé avec cette intention d’en finir avec toutes ces conquêtes. Mais aussi d’en finir avec le MST. Il en avait clairement parlé dans sa campagne », explique Hemes. « Et ça s’est concrétisé par la création de toujours plus de bureaucratie, pour que les paysans n’arrivent plus à accéder à ces ressources », poursuit-il. Jair Bolsonaro n’a ainsi pas purement et simplement supprimé des programmes sociaux d’aide alimentaire salués à l’échelle internationale. La communication officielle continue même de vanter l’utilité de ces aides pour les plus nécessiteux. Mais il les a rendu beaucoup plus difficiles d’accès pour les paysans et en a considérablement baissé le budget.

La première modification s’est d’abord faite à travers une réforme à première vue anodine, décrétée par Dilma Rousseff : la possibilité « d’achats institutionnels » au sein du PAA. Cette révision a réduit la participation de la Conab (Companhia Nacional de Abstecimento, Campagne nationale d’approvisionnement), l’agence nationale qui réalisait les achats aux petits producteurs, en laissant plus de places aux diverses institutions publiques fédérales, provinciales ou municipales. Silvio Porto (directeur de la Conab de 2003 à 2014) considère que ce nouveau type d’achats a favorisé les moyennes et grandes coopératives, capables de produire de grands volumes de peu de produits différents, là où la Conab achetait tout type de produit, même en très petite quantité. Se sont ajoutées à cela, dans les années qui ont suivi, diverses procédures, licences, registres, ayant encore éloigné les plus petits producteurs de ces programmes nationaux, au bénéfice des structures plus organisées.

Michel Temer puis Jair Boslonaro ont finalement dissipé le rôle de la Conab, en la transformant en une agence d’information des acteurs du marché agricoles. Parallèlement, les stocks que permettait de réaliser le PAA, pour maîtriser les prix, ont commencé à être vendus. Au premier semestre 2019, ce sont ainsi 27, des 92 structures de stockage qui ont été cédées, avec pour objectif de « réduire leur présence dans les domaines d’activités de l’agro-industrie », comme le souligne le journal Brasil de Fato.

Ainsi, « quand il était possible d’accéder à ces ressources [PAA et PNAE], c’était pour des quantités très faibles ». Les financements du PAA qui avaient continuellement augmentés entre 2003 et 2012, jusqu’à atteindre le montant maximal de 1,2 milliard de réais (soit 450 millions d’euros), ne représentent aujourd’hui, plus que 101 millions de réais (soit 15 millions d’euros). Initiée sous Dilma Rousseff, la diminution des ressources fédérales s’est accentuée sous Michel Temer, puis Jaïr Bolsonaro. Le second n’ayant pas caché sa volonté de « mettre un terme à ces politiques qui bénéficiaient aux populations les plus pauvres », comme le raconte Hemes.

La désorganisation née de la pandémie n’a bien entendue pas aidé. Au contraire, « aujourd’hui, ajoute le paysan, les petits paysans vivent avec beaucoup plus de difficultés pour écouler leur production ». À l’autre bout de la chaîne, Wallace Bill insiste lui aussi sur l’abandon des Brésiliens des favelas par « les pouvoirs publics ». Déjà avant la crise sanitaire, ceux-ci étaient livrés à eux-mêmes, ils s’auto-organisaient « en créant divers projets internes à la communauté tels que des jardins communautaires, la création d’une cuisine communautaire et des projets futurs, comme la construction du premier Centre social, à l’intérieur d’une favela de Ribeirão Preto », poursuit l’habitant de Vila Nova União.

« Nourriture agroécologique pour tous »

C’est ainsi que via leurs divers réseaux militants et humains, ces différents acteurs (Réseau d’Agroforesterie de la région de Ribeirão Preto, MST, Groupement de consommateurs, militants associatifs, universitaires, étudiants, etc.) sont entrés en contacts et ont mis en commun leurs besoins et savoir–faire. Avec comme objectif de répondre au triple problème « d’isolement social nécessaire », de délaissement des populations les plus précaires et de pertes de débouchés des petites productions agroforestières de la région.

Suite à une première récolte de fonds, six premières livraisons ont eu lieu courant juillet, dans diverses favelas de Ribeirão Preto. Face à ce succès, les acteurs se sont engagés dans une seconde étape, à plus grande échelle. Ils ont ainsi lancé une campagne de crowfunding sur internet, pour réunir 30 000 réais (soit environ 5 000 €), afin d’acheter neuf tonnes d’aliments aux petits producteurs agroforestiers ayant perdu leurs moyens de commercialisation avec la pandémie, et les distribuer, durant les neuf dernières semaines de l’année (à raison d’une tonne par semaine) dans les différentes favelas de Ribeirão Preto.

Ces denrées sont réparties entre les cuisines communautaires existantes et les familles des favelas. Ces dernières reçoivent des paniers de 5 kg de nourriture agroécologique. Ce sont ainsi 200 familles qui seront aidées chaque semaine, soit près de 1 800 sur l’ensemble de la durée du projet. « Je pense que ça représente tout ce que le Mouvement attendait, une aide de ce genre devrait arriver toute l’année, pas seulement en cette période d’isolement » ajoute Wallace. C’est en effet là une question qui mérite d’être posée. Si intéressante que soit cette action, comment une initiative si localisée et périphérique pourrait remplacer des programmes nationaux ?

De l’auto-organisation à la politique publique ?

Des pistes sont en discussions en ce sens. Lors d’une réunion en visioconférence réalisée fin août, Wallace a tout d’abord invité les membres du Réseau d’agroforesterie à venir partager leurs savoirs agricoles, avec les habitants de la favela Vila Nova União, autour du jardin communautaire créé il y a quelques années. Une proposition qui a reçu un très bon accueil. « Puisque les pouvoirs publics ne s’occupent pas de nous, nous allons leur montrer que nous sommes meilleurs qu’eux ! » ajoute Wallace.

Parallèlement, les producteurs s’organisent aussi avec des Groupes de consommateurs de produits agroécologiques (GCA), des « groupes de personnes se réunissant pour acheter directement aux producteurs des aliments à un « prix juste ». L’absence d’intermédiaire permettant un prix qui soit aussi intéressant pour les consommateurs que pour les producteurs », explique Hemes. Un nouveau GCA s’est ainsi créé pendant la pandémie. L’auto-organisation des consommateurs remplaçant des réseaux de commercialisation abandonnés.

Et de nouveaux réseaux sont en formation à destination de São Paulo et Campinas (autre ville de la province de São Paulo). Le but, explique Hemes, est aussi « d’amplifier les réseaux existants, en y intégrant des produits naturels, mais aussi des produits transformés artisanalement, en les échangeant en dehors du marchés et de la bureaucratie qui l’accompagne ».

Des initiatives citoyennes qui demandent à être encouragées, mais qui risquent d’être insuffisantes, en absence de politiques publiques d’envergures nationales, pour contrecarrer la violence des réformes économiques et sociales de l’État brésilien. Ces actions peuvent en effet être rapprochées de celles mises en œuvre par des ONG et mouvements citoyens, en Amérique latine, dans les années 80. En pleine vague néolibérale, ces dernières avaient permis d’atténuer localement la douleur des réformes gouvernementales. Mais elles s’étaient avérées insuffisantes pour endiguer la pauvreté et la misère à une échelle plus globale. Quoi qu’il en soit, l’issue aux problèmes alimentaires et écologiques ne pourra qu’être politique. Et ces actions esquissent d’autres relations possibles entre les villes et leurs campagnes.

1Avec un coefficient Gini de 0,539, selon les données de la Banque mondiale, le Brésil est le 9ème État le plus inégalitaire au monde.

COVID-19 : les USA flambent, Wall Street exulte

New York Stock Exchange on Wall Street, photo © Politicoboy

En sacrifiant la santé des Américains sur l’autel de Wall Street, Donald Trump a pris le risque d’aggraver une catastrophe sanitaire qui se mue en crise économique et politique. Mais malgré l’explosion des inégalités sociales et la persistance de discriminations massives, le parti démocrate se préoccupe davantage du sauvetage des lobbies et des grandes entreprises que de la protection des ménages et des travailleurs. Ces multiples faillites politiques présagent d’un embrasement historique, dont les manifestations de ces derniers jours semblent un signe avant-coureur.


Fin avril, des kilomètres de bouchons se forment aux abords des centre de distribution d’aide alimentaire. Un mois plus tard, des dizaines d’émeutes frappent de nombreux centre urbains. Ces événements pourraient apparaître déconnectés, le premier étant la conséquence brutale de l’arrêt de l’économie pour contenir la propagation du coronavirus, tandis que le second résulte du décès de Georges Flyod des mains de la police de Minneapolis. L’un témoigne de l’ampleur des inégalités sociales, l’autre de la permanence des discriminations raciales. Mais ces deux phénomènes sociaux sont étroitement liés, comme l’impunité dont semble jouir les forces de l’ordre capables de tuer en se sachant filmées, et celle avec laquelle Wall Street profite du COVID-19 pour organiser le pillage des classes moyennes et populaires. La situation semble explosive, et l’avenir… dystopique.

Donald Trump avait défini sa doctrine en deux mots : America First. L’épidémie lui donne raison. Les États-Unis arrivent premiers en nombre de cas (un million huit cent mille), de décès (plus de cent mille), et de chômeurs (quarante et un millions). Ces chiffres alarmants masquent une réalité plus préoccupante. La mortalité serait largement sous-estimée, selon les autorités sanitaires dépendant de la Maison-Blanche. Idem pour les pertes d’emploi. Parce qu’elle a été construite de manière extrêmement bureaucratique afin de décourager les gens d’y avoir recours, l’assurance chômage sous-estime la situation. Le secrétaire au trésor Steven Mnuchin a reconnu que le taux était probablement supérieur de 5 points aux 15 % annoncés pour avril, et devrait rapidement atteindre les 25 %. [1]

Aux chômeurs s’ajoutent les nombreuses personnes payées via les commissions et pourboires, qui ont conservé leurs emplois mais vu leurs revenus chuter. Sans parler des vingt-sept millions d’Américains qui ont perdu leur couverture santé. Un problème en pleine pandémie, en particulier lorsque les hôpitaux et cliniques privées licencient des dizaines de milliers de soignants et docteurs pour répondre à la contraction de la demande de soins provoquée par le report des procédures médicales non-urgentes.[2] 

Ce drame social explique les longues files d’attente pour l’aide alimentaire. D’autant plus que la fermeture des écoles publiques, qui assurent normalement la gratuité des repas aux élèves issus des classes défavorisées, a placé un enfant sur cinq en situation de malnutrition. [3]

De même, le risque de crise immobilière devient alarmant. Selon certaines estimations, près d’un tiers des locataires ne sera pas en mesure d’acquitter son loyer, et plus d’un million de mensualités d’emprunts seront suspendues, au point de justifier un plan de sauvetage des courtiers en prêts immobiliers chiffré en milliards de dollars et de mettre en place un moratoire sur les évictions.[4]

Cette fracture sociale s’ajoute aux inégalités sanitaires. Le coronavirus tue majoritairement les plus pauvres, c’est-à-dire les Afro-Américains et les latinos.[5] Loin de s’en émouvoir, Donald Trump assume désormais le sacrifice de dizaines de milliers de personnes au nom du New York Stock Exchange. 

« Greed is good » : Trump et les Républicains sacrifient la population sur l’autel de la finance

Comme certains dirigeants européens, Donald Trump a d’abord minimisé l’épidémie et incité la population à « continuer à vivre normalement » avant de se montrer incapable de fournir un nombre suffisant de masques, tests et respirateurs. Mais cet échec patent, qui a permis au virus de se propager dans la population de manière fulgurante, ne s’explique pas seulement par une forme d’incompétence doublée d’impréparation. [6]

Le Financial Time et NPR ont révélé que Donald Trump a volontairement refusé de fournir des tests par crainte des résultats. Selon son gendre et conseiller Jared Kushner, un niveau alarmant de contamination risquait de provoquer la panique des places financières.

Une fois l’épidémie trop sévère pour être ignorée et la bourse de New York en chute libre, Trump a refusé d’endosser la responsabilité de la gestion de la crise, délégant aux gouverneurs des différents États la tâche de mettre en place les mesures de confinement et de se fournir en masques et équipements médicaux. Cela a eu pour conséquence immédiate la mise en concurrence des différents États entre eux, provoquant un cauchemar logistique qui a conduit à une augmentation des prix et des délais d’acheminement.

Les États gérés par des démocrates étant généralement plus densément peuplés et sévèrement touchés par l’épidémie, la gestion de la crise a rapidement pris la forme d’un combat politique partisan. Que ce soit pour obtenir du matériel, des financements ou simplement produire un discours cohérent, l’administration Trump a souvent mis des bâtons dans les roues des gouverneurs qui cherchaient à appliquer les recommandations officielles de la CDC, pourtant rattachée à la Maison-Blanche. 

Cela accentue le clivage politique et les logiques partisanes. Les électeurs démocrates, plus exposés au virus, se disent deux à trois fois plus inquiets que les électeurs républicains. Ces derniers s’informent par des médias qui minimisent le risque sanitaire. Moins exposés, ils vivent davantage la crise sur le plan économique. [7]

Face à l’explosion du chômage, des voix se sont élevées dans les sphères financières et les médias conservateurs pour critiquer le confinement, argumentant que le remède était pire que la maladie. 

Sensibles à cette curieuse logique qui suppose que la situation économique soit indépendante des choix politiques, des groupuscules financés et recrutés par des milliardaires d’extrême droite et des cercles d’affaires plus ou moins proches du parti républicain ont organisé des manifestations contre le confinement. [8] Elles ont rapidement pris la forme d’actions spectaculaires, que ce soient des opérations escargot menées dans les centres-ville à bord de pick up truck et autres véhicules de luxe, ou dans les parlements de certains états par des miliciens armés de fusils d’assaut. Des voies d’accès aux hôpitaux ont été bloquées et des soignants pris à partie par des manifestants arborant des drapeaux confédérés.

La portée de ces actions a été largement exagérée par les médias conservateurs, qui espéraient rallier davantage de participants, et par les médias démocrates en quête de sensationnel. Deux Américains sur trois affirment craindre un déconfinement trop hâtif et précipité, mais Trump a encouragé ces manifestations, bien qu’elles protestent contre les recommandations de sa propre administration, afin de se servir de ce moment pour entamer un virage stratégique : fini la lutte contre la crise sanitaire, place à la reprise d’activité.

Face au risque de pénurie de viande lié à la contamination de nombreux ouvriers travaillant dans les abattoirs, Trump a ainsi signé un décret obligeant la reprise du travail, quelles que soient les conditions sanitaires, afin de préserver « un service essentiel ».[9]

À l’échelle fédérale, aucune mesure sanitaire sérieuse n’est en place pour accompagner la reprise. L’improvisation et l’amateurisme du gouvernement sont consternants.

Pour éviter de nourrir l’inquiétude des Américains, Trump refuse de porter un masque en public. Même les dirigeants d’entreprises apparaissant à ses côtés sont contraints de le faire à visage découvert, pour rassurer le public et encourager la reprise. Ce faisant, Trump va à l’encontre des recommandations officielles et de l’obligation du port du masque en public instaurée dans de nombreuses juridictions. [10]

Donald Trump sacrifie la santé publique sur l’autel de l’économie, comme si ces deux aspects étaient mutuellement exclusifs. En cela, il est aidé par le Congrès et la banque fédérale, avec la bénédiction quasi incompréhensible de l’opposition démocrate. 

Explosion des inégalités : une tragédie politique en quatre actes

Bien qu’imparfaite, la réponse économique des principaux pays développés a consisté à maintenir l’emploi via des mécanismes de chômage technique subventionnés par l’État. 

À l’inverse, le Congrès américain a décidé de livrer sa population au chômage sans lui garantir une assurance maladie ni un revenu. Pendant ce temps, la Fed prenait une décision sans précédent : bannir le risque pour les investisseurs en bombardant les marchés d’argent frais. Pour le capitalisme financier, Wall Street est désormais un gigantesque casino où « à tous les coups on gagne ». Les profits sont réels, et les pertes épongées par la maison. 

Résultat, la bourse de New York renoue avec les sommets, tandis que 38 millions d’Américains se retrouvent sans emploi. Il s’agit ni plus ni moins du plus grand transfert de richesse jamais orchestré, dont les conséquences sont encore difficiles à appréhender. 

Le premier acte législatif, à l’initiative de la majorité démocrate à la Chambre des représentants, avait pour but de répondre à la crise sanitaire en assurant la gratuité des tests de dépistage et en obligeant les entreprises à offrir quinze jours d’arrêt maladie, pour permettre aux personnes symptomatiques de rester chez elles. Pourtant, la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a décidé de son propre chef d’exclure les entreprises de plus de cinq cents employés, laissant de côté près de 50 millions d’Américains. Les Républicains ont approuvé cette décision, que le New York Times dénoncera dans un éditorial au vitriol. [11]

Le deuxième acte législatif, nommé CARES act, doit répondre à l’urgence économique. Cette fois, le Sénat est à la manœuvre, sous la houlette de son président républicain Mitch McConnell. Sa proposition initiale se résume à un chèque en blanc de 500 milliards pour les grandes entreprises, sans aucune contrepartie, et un chèque de 600 dollars pour chaque Américain. Ce projet, initialement estimé à 700 milliards de dollars, est rapidement porté à 1000 milliards, Trump « aimant les chiffres ronds ». 

Les démocrates ont négocié de nombreux ajouts et concessions, en particulier la création d’un comité de contrôle pour superviser les prêts accordés aux grandes entreprises, une extension importante de l’assurance chômage (étendue à quatre mois et gonflée de 600 dollars par semaine), 150 milliards de dollars pour les hôpitaux et 360 pour les PME. Le chèque aux Américains a vu son montant doubler (à 1200 dollars par adulte et 500 par enfant), mais est limité aux ménages gagnant moins de 75 000 dollars par an et par adulte. Le coût final du CARES act s’élève à 2300 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB de la France.

Le président de la minorité démocrate au Sénat Chuck Schumer s’est félicité d’avoir mis en place une « nouvelle assurance chômage sous stéroïdes » et Bernie Sanders a salué le fait que, contrairement à la crise des subprimes, les trois quarts des financements iront aux ménages et PME.

Mais cette aide temporaire ne traite aucunement sur le fond les pertes d’emploi ou les baisses spectaculaires de revenu, et va priver des millions d’Américains d’assurance maladie. Les chèques aux particuliers et aides aux PME vont mettre deux mois à arriver, du fait des lourdeurs bureaucratiques induites par le mode de distribution retenu. À l’inverse, l’aide octroyée aux grandes entreprises est immédiate. Elle vise à garantir les profits présents et futurs, via un mécanisme qui va redéfinir en profondeur le capitalisme américain. 

La Fed a ainsi mis à disposition de Steve Mnuchin, le secrétaire au trésor de Donald Trump et ancien cadre dirigeant de Goldman Sachs, un fonds spécial de 4000 milliards. Cette création monétaire sera utilisée en complément des 500 milliards d’aide aux grandes entreprises pour permettre des « effets de levier » afin d’arroser les marchés d’actions et d’obligations. Le tout à la discrétion de Mnuchin, le comité de contrôle négocié par les démocrates n’ayant qu’un droit de regard ex post. [12]

Wall Street a parfaitement compris le message. Un conseiller financier de JPMorgan écrivait récemment à ses clients qu’ils pouvaient s’attendre « à ce que les marchés retrouvent rapidement les niveaux record pré-Covid, tant que l’outil monétaire restera mobilisé ». 

Or, le directeur de la Fed a été on ne peut plus clair en déclarant qu’il « ne tomberait pas à cours de munitions ». Historiquement, la banque centrale intervient après l’éclatement d’une bulle financière. Là, c’est elle qui en gonfle une nouvelle, les investisseurs avertis n’ayant qu’à miser sur les produits et entreprises ayant ses faveurs.

Sous la pression des chiffres alarmants du chômage, l’aile gauche démocrate a voté le CARES act dans l’urgence, malgré ses problèmes évidents. Mitch McConnell a profité d’une procédure exceptionnelle pour imposer un vote expéditif et à l’unanimité au Sénat, sans amendements ni débats. Puis Nancy Pelosi a forcé la chambre des représentants à adopter le texte sans le modifier via un « vote à main levée », procédure permettant d’éviter la présence physique des 435 parlementaires. Justifiée par la crise sanitaire, elle possède l’autre avantage de garantir l’anonymat du vote.

Les vices du CARE act ne sont apparus qu’après. Par exemple, une niche fiscale introduite par les républicains a permis d’offrir 135 milliards de dollars de baisse d’impôts aux personnes gagnant plus d’un demi million de dollars de revenu annuel dans la finance et la spéculation immobilière.[13] De même, l’aide aux PME a été siphonnée par de grandes entreprises organisées selon le modèle de franchise, en particulier dans la restauration, et par des « petites entreprises » gérant des fonds spéculatifs et produits financiers, et mieux équipés pour obtenir les fonds rapidement auprès des grandes banques chargées de l’allocation des prêts. Ces banques ont amassé 10 milliards de dollars de profit dans l’opération, un cadeau indirect supplémentaire du CARES act pour Wall Street. Le plan d’aide aux PME a été un tel fiasco qu’il a justifié un troisième “acte” pour débloquer 450 milliards d’aide supplémentaire dans l’urgence.

Côté démocrate, seule Alexandria Ocasio-Cortez s’y est opposée. Elle s’est justifiée en citant l’absence de nouvelles mesures sociales, dénonçant le fait que les républicains n’avaient fait aucune concession. 

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Alexandria Ocasio-Cortez. ©Ståle Grut / NRKbeta

Ce qui nous amène au quatrième acte. Proposé par les démocrates à la chambre des représentants, ce texte baptisé « HEROES » doit combler les failles des packs précédents en se concentrant sur les ménages et les PME. Il avait été annoncé à l’aide du mot-dièse #putpeoplefirst (mettre les gens en premier, contrairement aux trois premiers actes) et devait servir de démonstration politique, afin de mettre Trump et les républicains au pied du mur. 

Du moins, c’est ce qu’avait annoncé Nancy Pelosi, en affirmant vouloir envoyer un « message ». Dans les faits, elle a ignoré les propositions de son aile gauche, malgré la mobilisation de sénateurs importants et de nombreux groupes de militants et d’ONG. Le résultat est un plan de 3000 milliards au contenu timide et politiquement désastreux.[14]

Au lieu de profiter de la crise pour étendre la couverture santé publique, Pelosi propose de recourir à un système mis en place par Ronald Reagan pour étendre la couverture santé des employés licenciés, nommé COBRA (sic). Ce plan, plus coûteux qu’une extension de l’Obamacare ou du Medicare, comme l’a démontré l’organe d’évaluation interne du Congrès (CBO), couvrira moins bien, et pour plus cher. Comment expliquer une telle ineptie ? Pour Jacobinmag, il s’agit d’empêcher qu’une extension des programmes publics n’agisse comme un cheval de Troie pour la nationalisation de la couverture santé (Medicare for all). D’où cette subvention massive aux compagnies d’assurances (estimée à 330 milliards) pour fournir une couverture santé aux nouveaux chômeurs sans remettre en cause le modèle privé.[15]

Le coronavirus expose les failles du système américain

Nancy Pelosi a refusé à sa minorité progressiste un plan de sauvegarde de l’emploi inspiré des mécanismes de chômage technique existant en Europe, malgré l’appui de sénateurs républicains. À la place, le HEROES act propose d’étendre la fameuse « assurance chômage sous stéroïdes » jusqu’au mois de janvier 2021, faisant officiellement des démocrates le « parti du chômage ». Pelosi a toujours déclaré qu’elle gouvernerait plus à gauche si elle n’avait pas pour impératif la défense des sièges les plus exposés aux républicains dont dépend sa majorité, typiquement défendus par des élus centristes. Mais ces derniers, contestés sur le terrain de l’emploi et débordés sur leur gauche par les républicains, s’allient de plus en plus avec leurs collègues progressistes contre Pelosi. En vain pour l’instant, le HEROES act ayant été adopté à la chambre des représentants. [16]

La cerise sur le gâteau reste le plan de sauvetage des entreprises de lobbyisme. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les dix mille lobbyistes qui travaillent à Washington ont formé une association pour se doter de leur propre lobby, afin de faire pression sur les élus pour obtenir leur propre plan de sauvetage. L’argument étant que sans lobbyistes, les législateurs ne seront plus capables d’écrire les prochains textes de loi.[17]

Officiellement, Nancy Pelosi a inclus cette demande dans le HEROES act pour contraindre les républicains à accepter les autres revendications démocrates. Mais puisque le texte a pour but d’envoyer un « message » et n’a aucune chance d’être voté par le Sénat, pourquoi inclure une telle aberration ? Surtout que ce texte prévoit des financements pour des groupes d’influence dotés d’un budget dépassant le milliard de dollars et s’étant illustrés par leurs attaques contre les démocrates, Medicare for All et Bernie Sanders.[18]

Le coronavirus aura ainsi exposé jusqu’au bout les faillites du système économique, social, mais également politique américain. 

Tandis que les inégalités explosent, Donald Trump et le parti républicain, dans une forme de « stratégie du choc », cherchent à supprimer les régulations environnementales et provoquer la faillite des programmes sociaux en refusant d’aider les états. De leur côté, les démocrates condamnent des millions d’Américains au chômage et aux aides sociales « sous conditions de ressources » tout en arrosant d’argent les lobbies, les grandes entreprises et Wall Street, sans contreparties. Depuis le début de la pandémie, un ménage américain sur deux a vu ses revenus diminuer. En même temps, la fortune des milliardaires a progressé de 435 milliards de dollars en deux mois. Vous avez dit dystopie ?

 

Notes et références :

  1. https://www.npr.org/sections/coronavirus-live-updates/2020/05/10/853505446/unemployment-numbers-will-get-worse-before-they-get-better-mnuchin-says
  2. https://www.latimes.com/california/story/2020-05-02/coronavirus-california-healthcare-workers-layoffs-furloughs
  3. https://nymag.com/intelligencer/2020/05/kids-are-going-hungry-because-of-the-coronavirus.html
  4. https://taibbi.substack.com/p/the-bailout-miscalculation-that-could et https://www.npr.org/2020/05/01/848247228/rent-is-due-today-but-millions-of-americans-wont-be-paying
  5. https://www.nytimes.com/2020/04/08/nyregion/coronavirus-race-deaths.html
  6. Lire notre article : https://lvsl.fr/covid-19-les-etats-unis-face-au-desastre-qui-vient/
  7. https://fivethirtyeight.com/features/democrats-and-republicans-are-increasingly-split-on-the-coronavirus-crisis/
  8. https://theintercept.com/2020/04/22/coronavirus-and-the-radical-religious-rights-bumbling-messiah/
  9. https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/apr/30/trump-executive-order-meat-processing-workers-coronavirus
  10. https://theintercept.com/2020/05/09/pence-aides-positive-covid-19-test-exposes-folly-white-house-aversion-masks/
  11. Ibid 6.
  12. Pour la partie sur le CARES act, se référer à l’article suivant : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/taibbi-covid-19-bailout-wall-street-997342/ (rolling stone) et celui-ci de The Intercept : https://theintercept.com/2020/05/20/the-jungle-and-the-pandemic-the-meat-industry-coronavirus-and-an-economy-in-crisis/
  13. https://theintercept.com/2020/04/19/coronavirus-cares-act-millionaire-tax-break
  14. https://theintercept.com/2020/05/15/coronavirus-relief-house-heroes-act-progressives/
  15. https://www.jacobinmag.com/2020/05/nancy-pelosi-cobra-medicare-for-all-coronavirus-covid-m4a
  16. https://theintercept.com/2020/05/19/heroes-act-paycheck-bill-democrats/
  17. https://theintercept.com/2020/05/05/lobbyists-trade-groups-bailout/
  18. https://www.jacobinmag.com/2020/05/house-democrats-coronavirus-relief-bill-corporate-lobbyists

 

 

 

 

Coronavirus : la démondialisation écologique est notre meilleur antidote

Photos : Wikimedia commons

L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.


La destruction environnementale augmente le risque de pandémie

L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?

Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.

Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.

Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].

En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.

Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.

Le changement climatique augmente également les risques sanitaires

Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.

En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.

Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.

La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.

Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.

Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines

Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.

Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.

Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.

Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.

Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.

S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.

Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité

Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.

À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.

L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.

Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques

Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.

Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.

Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.

Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].

L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.

Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.

L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux

Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.

Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.

Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.

Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques

Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.

En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.

 

[1] Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, New York, 29 janvier 2019.

[2] « Antibiotique, la fin du miracle », Documentaire Arte le 12 mars 2019

[3] Académie Nationale De Pharmacie : «Médicaments: ruptures de stock, ruptures d’approvisionnement» https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf