États-Unis : l’assurance maladie au coeur de la présidentielle 2020

© Molly Adams
Chaque année, 45 000 personnes meurent aux États-Unis par manque d’accès aux soins, alors que 85 millions d’Américains sont mal assurés ou sans assurance. Face à cette urgence sociale, la question de l’assurance maladie, première préoccupation des électeurs, déchire le parti démocrate. Si tous les candidats souhaitent étendre la couverture santé, seule une minorité est prête à remettre en cause le secteur privé et à défendre un système universel et socialisé, à l’européenne. Ce débat central permet d’entrevoir les lignes de fractures politiques aux Etats-Unis – et les conséquences probables des projets de réforme d’inspiration américaine portés par une partie des élites françaises… Par Politicoboy.

Lisa M, 28 ans, effectue un post-doc en biologie à l’Université de Houston. Un dimanche soir, elle est prise de douleurs aiguës au bas ventre. Craignant une crise d’appendicite, elle se rend à la pharmacie du quartier. L’infirmière commande une ambulance pour l’emmener vers le service d’urgence le plus proche. Une première difficulté surgit. La clinique accepte-t-elle son assurance maladie ? Après vérification, oui. Le médecin de garde l’ausculte, la douleur semble s’atténuer, mais il la place néanmoins sous morphine, avant de lui administrer un produit de contraste par voie orale pour rendre possible un scanner. Sa réaction violente nécessite un traitement antiallergique, avant que l’examen puisse avoir lieu. Verdict : des crampes d’estomac.

La facture s’élève à douze mille dollars. Heureusement, son assurance bénéficie d’un tarif négocié à moitié prix. Mais Lisa doit d’abord acquitter sa franchise annuelle (1500 dollars), et payer 10 % des frais d’hospitalisation (son reste à charge – copay en anglais – plafonné à 5000 dollars par an). Si on ajoute les mensualités de 150 dollars qu’elle paye à son assurance (les premiums), ses frais médicaux pour 2019 s’élèvent déjà à 3800 dollars.

Cet exemple n’a rien d’exceptionnel, n’importe quel Américain bien assuré a sa propre anecdote ou histoire d’horreur impliquant des frais médicaux indécents, des traitements inutilement prescrits, des factures surprises suite à des erreurs administratives (par exemple, lorsque votre médecin traitant prescrit un test non remboursé ou sous-traite à un laboratoire non couvert par votre compagnie d’assurance) et des proches qui restent malades plusieurs semaines avant d’aller voir le médecin dans l’espoir d’éviter la franchise. La complexité administrative du système prend la forme d’une machine à briser les gens, financièrement et psychologiquement. Jeremy Scahill, cofondateur de The Intercept en témoignait récemment : « je ne souhaite à personne d’être confronté à la bureaucratie du système de santé américain. Le combat pour obtenir les soins adéquats et la bataille avec les institutions médicales et assurances vous ôtent lentement l’envie de vivre ».

Le système de santé le plus cher et le moins performant au monde ?

Les Américains dépensent dix mille dollars par an et par habitant en frais de santé, soit le double des Européens et 18 % de leur PIB. Malgré ce coût exorbitant, 27,5 millions d’entre eux n’ont pas d’assurance maladie, 60 millions sont mal assurés, 45 000 meurent chaque année par manque d’accès aux soins, et 530 000 ménages font faillite à cause des frais de santé. La dette médicale s’élevait à 81 milliards de dollars en 2018. L’espérance de vie accuse quatre ans de retard par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, et recule chaque année depuis 2015. Elle se situe désormais derrière Cuba, qui affiche un plus faible taux de mortalité infantile que les États-Unis. [1]

Le coût élevé du système de santé américain s’explique d’abord par la privatisation à tous les étages. Pour rembourser leurs colossales dettes étudiantes, les médecins formés pour plus de 250 000 dollars sont contraints d’exercer dans des cabinets et hôpitaux privés, qui les incitent à multiplier les tests et procédures. Ils prescrivent des médicaments au prix non régulé, remboursés par des compagnies d’assurance cotées en bourse. Le manque d’intégration multiplie les intermédiaires et génère de nombreux abus. À titre d’exemple, le prix de l’insuline est dix fois plus élevé aux États-Unis qu’au Canada.

Les assurances maladie agissent comme une clé de voûte, négociant les tarifs de gré à gré, empêchant toute centralisation, que ce soit au niveau de la dilution du risque assurantiel ou de la négociation des prix des médicaments et prestations. Si certaines zones géographiques n’ont qu’un assureur en situation de monopole, les grands centres urbains proposent souvent des centaines de plans, rendant l’offre illisible.

Selon le Journal of the American Medical Association, 935 milliards de dépenses inutiles sont générées chaque année, soit un quart du coût total. Une autre étude, datant de 2012 et réalisée par The Institute of Medecine, estimait que les dépenses inutiles comptaient pour un tiers (1200 milliards) du total. Le principal facteur est la complexité administrative, suivie par la prise en charge tardive des patients et les traitements superflus administrés pour faire du profit. Le  secteur privé a ainsi engrangé plus de 100 milliards de dollars de bénéfice en 2018. [2]

Cette spectaculaire inefficacité s’observe également en France. Les frais de gestions des complémentaires santé s’élèvent à 7,5 milliards d’euros en 2017, pour un budget total de 40 milliards. La sécu, elle, ne dépense que 7,1 milliards de frais de fonctionnement, tout en gérant plus de 280 milliards d’euros de prestations. [3]

Cependant, contrairement à une idée reçue, le système américain n’est pas entièrement privatisé.  Il repose sur un mix public/privé, qui nous rappelle immédiatement le projet de réforme de l’assurance maladie portée par François Fillon en 2017, et qui figurerait désormais dans les tiroirs du gouvernement Macron.

Le système américain, un mix public/privé

Les ménages américains dans leur majorité sont assurés via leurs employeurs, qui prennent en charge les deux tiers des mensualités (les premiums). Les assurés quant à eux doivent payer les frais de franchises, pouvant s’élever à 5000 dollars par ménage et par an, et les restes à charge, généralement plafonnés à 12 000 dollars par foyer. À ces 155 millions de bénéficiaires s’ajoutent 25 millions de travailleurs indépendants qui s’assurent auprès des mêmes compagnies privées.

Les retraités ont majoritairement recours à un système public, universel et centralisé : Medicare, accessible à partir de 65 ans. Bien qu’il ne couvre que les soins de base et soit sujet aux complémentaires privés (access Medicare, auxquels souscrivent un tiers des bénéficiaires), c’est de loin le système le plus populaire du pays, couvrant 60 millions de personnes. Malgré des besoins de santé plus élevés du fait de l’âge des participants, les coûts sont inférieurs aux régimes privés, du fait des économies d’échelle et de la plus grande capacité à négocier les tarifs. Le programme est majoritairement financé par une taxe sur les revenus du travail, comparable à une cotisation sociale.

Les plus bas revenus et personnes en incapacité de travailler peuvent bénéficier d’un autre programme public, accessible sous conditions de ressources : Medicaid. Sa couverture varie grandement en fonction des États, qui en assurent la plus grande part du financement. 74 millions de personnes y sont inscrites. [4]

Reste qu’en 2009, 45 millions d’Américains ne disposaient d’aucune assurance maladie. Pour combler ce vide, Barack Obama lance sa réforme phare : l’Afordable Care Act (ACA), habilement rebaptisé « Obamacare » par ses opposants.

L’échec de la réforme Obamacare illustre l’impasse de l’approche néolibérale

L’Obamacare représente probablement la décision politique la plus significative depuis l’invasion de l’Irak par W. Bush. Son succès relatif a changé la vie de millions d’Américains, tandis que son coût politique a précipité le plus grand recul électoral jamais enregistré par le parti démocrate, offrant aux républicains le contrôle du Congrès, puis de la Cour suprême et d’une vingtaine d’États qui ont pu appliquer des lois limitant le droit de vote des minorités et redécoupant les circonscriptions électorales à leur avantage, rendant la conquête de la Maison-Blanche et du Congrès particulièrement difficile pour les démocrates.

Ironiquement, les tentatives d’abrogation d’Obamacare par le parti républicain (repeal and replace) au cœur du programme politique de la droite depuis 2010 ont échoué au Sénat en 2017 et coûté à Donald Trump sa majorité en 2018, rendant possible la procédure de destitution qui le vise actuellement. Le combat des démocrates pour « sauver l’Obamacare » a également ouvert la voie au projet Medicare for All  de nationalisation complète de l’assurance maladie. Une initiative qui fracture brutalement le parti démocrate et a provoqué la chute de plusieurs candidats aux primaires de 2020. [5]

Si elle n’a rien résolu, la réforme emblématique de Barack Obama aura au moins mis en évidence les limites de l’approche néolibérale.

De quoi s’agit-il ? L’Affordable Care Act est un texte fourre-tout, dont la logique de marché s’inspire fortement de la réforme mise en place par Mitt Romney lorsqu’il était gouverneur républicain du Massachusetts. Elle repose sur trois piliers :

D’abord, une extension du programme Medicaid via des subventions fédérales aux États qui en font la requête. Ceux sous contrôle républicain ont refusé ces aides financières par pur calcul électoral, avant que l’administration Trump ne s’attaque directement au montant des subventions, affaiblissant la portée de ce premier volet et démontrant la fragilité de l’approche volontariste et sélective. Il est plus aisé d’affaiblir un système qui cible les plus pauvres.

Ensuite, l’interdiction faite aux assureurs de refuser des clients, d’imposer des malus sur la base des antécédents médicaux du patient (ou familiaux) et de mettre en place des plafonds de prestation à vie devait élargir l’accès aux assurances privées. En effet, ces pratiques commerciales visaient à exclure les personnes atteintes de maladies graves ou chroniques du système de santé. Problème : pour restaurer leurs niveaux de profits, les assureurs ont augmenté massivement leurs mensualités, leurs franchises et les restes à charge, provoquant la colère d’une large part de l’électorat.

Enfin, la réforme introduit la mise en place d’un marché subventionné reposant sur deux principes : l’obligation faite aux assureurs d’accepter n’importe quel patient et aux Américains sans assurance d’en souscrire une sous peine d’amende, le tout compensé par des subventions.

Ce mécanisme reposait sur l’idée selon laquelle de nombreux Américains refusaient de souscrire une police d’assurance du fait de leur bon état de santé, et supposait qu’en obligeant tout le monde à rejoindre le marché subventionné, les anciens passagers clandestins en bonne santé compenseraient le coût d’assurance des personnes qui avaient été exclues du système.

Mais l’existence de cette classe d’individus sans assurance par choix ou amour du risque s’est avéré être un fantasme néolibéral, comme l’idée selon laquelle la mise en concurrence des acteurs conduirait à une baisse des prix et aiderait les précaires à mieux choisir l’assurance optimale. En réalité, l’arrivée sur le marché de millions de personnes en mauvaise santé a fait exploser les coûts, que les assureurs ont répercutés sur les individus assurés par leur employeur, aggravant la perception négative de la réforme. [6]

En 2016, Hillary Clinton avait elle-même reconnu que l’Obamacare présentait de nombreux défauts, ouvrant un boulevard à Donald Trump et au parti républicain. Mais la perception du public a largement basculé en 2017, suite aux efforts répétés de Trump pour abroger la loi. Menaçant de priver jusqu’à 32 millions d’Américains de couverture santé et de remettre en place la discrimination par antécédents médicaux, les efforts de la droite ont mobilisé contre elle l’opinion publique, échoué par trois fois au Sénat malgré sa majorité, nourri des mouvements de grèves historiques du corps enseignant et permis au parti démocrate de remporter une large victoire aux élections de mi-mandat de 2018 en faisant campagne sur le thème de l’assurance maladie.

Source : https://www.vox.com/2019/1/23/18194228/trump-uninsured-rate-obamacare-medicaid?fbclid=IwAR1KQ7DGHsiWQ_m0hcp3zXcU1IbfrUSB4beB41rRzbliJHc0MEDYVsVRD_w

Medicare for All, le projet de socialisation de l’assurance maladie plébiscitée par l’opinion

À son apogée, l’Obamacare a couvert vingt millions d’Américains supplémentaires. Depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, les efforts de son administration pour réduire les subventions et saborder le système ont porté leurs fruits : 7,5 millions d’individus ont perdu leur couverture santé.

Ironiquement, les tentatives de démantèlement de l’Obamacare ont permis l’émergence de la proposition alternative portée par Bernie Sanders et plébiscitée par 70 % de la population (dont un électeur de Trump sur deux) : Medicare for All.

Ce projet de réforme est un modèle à tout point de vue : son nom capitalise sur la popularité du système Medicare et présente le mérite d’être explicite : il s’agit d’ouvrir le régime public à tous les américains. L’âge d’éligibilité sera ainsi progressivement abaissé de 65 à 55 ans la première année, puis 45, 35 et 0. En quatre ans, tous les Américains seront couverts, tandis que le niveau de prestation sera renforcé, rendant inutile les fameuses complémentaires existantes sous Medicare.

Bien qu’elle augmenterait  le nombre de bénéficiaires et supprimerait les franchises et restes à charge, la réforme coûterait moins que le système actuel, comme l’a reconnu une étude publiée par un think tank ultra conservateur financé par les Kochs Brothers.

Pour la financer, Bernie Sanders propose de mettre en place une forme de cotisation patronale visant à remplacer les dépenses actuelles des employeurs, d’instaurer un impôt sur la fortune et sur les multinationales, de réduire les dépenses militaires et d’introduire un impôt sur le revenu de 4 %, comparable à une cotisation sociale, pour les revenus supérieurs à 29 000 dollars par an.

Il s’agit d’une réforme profondément anticapitaliste, qui retire du marché (décommodifie) une part significative du PIB, rend inutile un secteur entier de l’économie — dont le chiffre d’affaires annuel se compte en centaines de milliards de dollars — et retire aux employeurs la capacité de faire pression sur leurs employés à l’aide de leur assurance maladie. Sans surprise, elle fait face à une opposition féroce de la part du secteur de la santé, des lobbies industriels, des forces capitalistes et d’une fraction non négligeable du parti démocrate et de ses affiliés (médias, commentateurs, donateurs, directions syndicales).

Le parti démocrate se fracture autour de la question de l’assurance maladie

Lors du premier débat de la primaire démocrate, les modérateurs ont demandé aux vingt candidats de se prononcer pour ou contre la réforme Medicare for All par un vote à main levée. Seul Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Kamala Harris se sont exécutés.

Le second débat opposant les candidats de la primaire démocrate, diffusé par CNN en juillet 2019

Depuis, les quatre débats télévisés ont systématiquement débuté par cette problématique centrale, citée comme première préoccupation des électeurs (avec le new deal vert). Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont fait face à un tir groupé d’arguments contre Medicare for All, qu’il est intéressant d’observer.

En premier lieu vient la question de la faisabilité politique du projet, qui reviendrait à remplacer de force l’assurance maladie privée de 180 millions d’Américains par l’option publique Medicare améliorée, une proposition qui va à l’encontre du roman national selon lequel les États-Unis seraient le pays de la liberté. Certains utilisent cet argument dans le but de protéger le modèle économique des assurances privées qui financent leur campagne, comme Pete Buttigieg et Joe Biden. D’autre y voient un problème plus politique et pragmatique, arguant que Medicare for All est trop ambitieuse pour être votée par le Congrès.

C’est le cas d’intellectuels de centre gauche comme le fondateur du média Vox.com Ezra Klein, ancien spécialiste des questions d’assurance maladie pour le Washington Post. Traumatisé par l’expérience de l’Obamacare, où le faible nombre d’Américains qui avaient été contraints de changer d’assurance avaient permis de cimenter l’opposition populaire à la réforme, il imagine mal imposer de force un changement plus drastique. Cet argument s’appuie sur les enquêtes d’opinion qui montrent qu’en formulant les questions de manière à préciser que les assurances privées seront supprimées, le taux de popularité de la réforme Medicare for All passe de 70 à 50 % (en moyenne).  Mais comme l’explique Matt Bruenig, directeur du cercle de réflexion People’s Policy Project dans un débat passionnant, 50 millions d’Américains perdent leur assurance privée chaque année, soit parce qu’ils perdent ou changent d’emploi, soit parce que leur employeur change de prestataire. L’idée selon laquelle les Américains seraient attachés à leur assurance est contredite par les sondages. Lorsque les questions incluent la mention, « vous conserverez votre docteur », le taux d’approbation repasse au-dessus des 70 %.

La seconde critique porte sur le mode de financement, et montre à quel point le cadrage des problématiques est décisif en politique. Comme nous l’avons vu, Medicare for All coûte moins cher à la société que le système actuel, assure tout le monde et mieux.

En raisonnant par coûts, la proposition de Sanders fait économiser de l’argent à la grande majorité des contribuables en remplaçant les mensualités par une cotisation sociale tout en supprimant les franchises et reste à charge. L’économiste Gabriel Zucman estime que cette réforme organiserait le plus large transfert de richesse de l’histoire moderne. Mais les opposants reprochent à Sanders d’augmenter les impôts de la classe moyenne et résonnent strictement en termes de taxes.

Elizabeth Warren, elle, a refusé catégoriquement de reconnaître la moindre hausse d’impôt sur les classes moyennes, malgré les efforts répétés de ses adversaires pour lui faire admettre leur cadrage. Suite à un quatrième débat houleux, elle vient de publier un long document détaillant sa propre approche, qui repose sur une taxation accrue de l’évasion fiscale et une plus forte contribution des employeurs pour éviter toute taxe supplémentaire sur les ménages. Les différences d’approches entre Sanders et Warren ouvrent un débat passionnant sur les questions d’applicabilité et de durabilité d’une réforme, que nous épargnerons au lecteur par souci de concision. Comme l’explique Vox, l’approche de Sanders est plus réaliste et plus redistributive, mais politiquement plus risquée. Celle de Warren frustre la gauche, qui lui reproche une forme de capitulation contre-productive.

Dans une débauche de mauvaise foi, les opposants à Medicare for All ont ajouté un troisième argument : les syndicats qui ont négocié des régimes d’assurance privée particulièrement intéressants avec leurs employeurs risqueraient de perdre ces avantages. Un évènement vient de couper court à cette question, et montre à quel point Medicare for All est un projet ancré dans la lutte des classes : lors de la grève historique des ouvriers de General Motors qui vient de s’achever, l’entreprise a suspendu du jour au lendemain l’assurance maladie d’une partie des 50 000 grévistes, pour tenter de briser la grève.

Face au succès électoral de Medicare for All, les adversaires démocrates de Sanders et Warren ont majoritairement recours à des tentatives de triangulation plus ou moins adroites.

Kamala Harris, un temps perçu comme la favorite de la primaire, a cherché à apaiser les intérêts financiers en proposant sa version de la réforme, qui consiste à basculer tous les Américains vers Medicare tout en privatisant des pans entiers de ce programme. Depuis, elle s’effondre dans les sondages pour atterrir derrière l’entrepreneur farfelu Andrew Yang. Entre temps, elle aura gâché près de 40 millions de dollars de budget de campagne, principalement issu de ces mêmes intérêts financiers.

Plus redoutable, la seconde tentative de triangulation nommée « Medicare for All Who Want It » (Medicare pour tous ceux qui le souhaitent) consiste à rendre la transition vers Medicare optionnelle. L’argument semble implacable : si l’option publique est vraiment préférable aux assurances privées, l’ensemble des Américains fera la transition. Ainsi, on évite l’écueil de la migration forcée tant redouté par Ezra Klein, tout en rassurant le secteur privé qui peut espérer concurrencer l’option publique.

Le premier candidat à avoir adopté cette option n’est autre que Beto O’Rourke, un temps présenté comme un « Obama blanc », l’alternative à Bernie Sanders et un des favoris de la primaire. Ce retournement de veste a douché les espoirs militants et précipité l’effondrement de sa campagne.

Pete Buttigieg, sorte d’Emmanuel Macron démocrate à l’opportunisme criant, est le second candidat à défendre avec panache Medicare for All Who Want It. N’ayant jamais prétendu incarner la gauche du parti, il parvient à émerger comme une potentielle alternative à la candidature de Joe Biden, sans payer le même prix politique qu’Harris ou O’Rourke. « Je fais confiance aux Américains pour choisir la meilleure option pour eux », dit-il pour justifier sa triangulation.

Mais le coût de sa réforme montre bien le vice qu’elle contient : tandis que Medicare for All devrait coûter 3000 milliards d’argent public par an, son plan n’en coûterait que 150, preuve qu’il ne convertira qu’une fraction des Américains à Medicare. Et cela pour une raison évidente : son projet de réforme fait en sorte que l’option publique reste moins attractive en termes de prestation que les options privées, afin de garantir leurs profits. Pas étonnant que « Mayor Pete » soit la nouvelle coqueluche des principaux médias et le troisième candidat le mieux financé (après Sanders et Warren) grâce aux riches donateurs et au secteur de la santé.

Plus surprenant, Elizabeth Warren elle-même, une semaine après avoir publié son plan de financement pour Medicare for all, « triangule » à son tour en proposant une approche en deux temps. D’abord en proposant d’introduire une option publique (comme Pete Buttigieg) au cours des 100 premiers jours de son mandat, avant de réaliser la nationalisation complète en année 3 (après les élections de mi-mandat, qui affaiblissent presque systématiquement le président en exercice). Pour les défenseurs historiques de Medicare for All, il s’agit d’une capitulation face au secteur privé, un projet « taillé pour diviser, déprimer, marginaliser et épuiser toute volonté politique et militante en faveur d’un système universel ». Dans tous les cas, il s’agit d’une stratégie électorale risquée. Alors que Pete Buttigieg et Bernie Sanders montent dans les intentions de vote, cette triangulation risque de provoquer la fuite de son électorat (bien plus volatile que celui de Sanders) vers ces deux adversaires, comme ce fut le cas pour Kamala Harris en juillet. Le débat du 20 novembre devrait permettre d’y voir plus clair.

Quoi qu’il en soit, les nombreuses tentatives de récupération et de triangulation témoignent du succès politique et idéologique de Bernie Sanders.

Vers une américanisation de l’assurance maladie française ?

La spectaculaire inefficacité du secteur privé en matière de santé et la résistance des systèmes universels (aux États-Unis, Medicare couvre de plus en plus de personnes) témoignent de l’importance d’un système entièrement socialisé et intégral.

Pour autant, les dirigeants français cherchent à réformer le système dans le sens inverse, en augmentant le rôle des complémentaires et en privatisant l’offre de soins.

En 2017, François Fillon proposait de dynamiter la sécurité sociale, en limitant la prise en charge et le remboursement aux soins « indispensables », le reste étant laissé au secteur privé et aux complémentaires. On n’est pas loin du couplage public/privé américain, et il semblerait qu’Emmanuel Macron projette de reprendre cette réforme à son compte, une fois passée celle des retraites. [7]

Les choses ne s’effectueront pas du jour au lendemain, et pourraient se faire par des moyens détournés, suivant le modèle de la réforme des retraites.  On observe déjà comment le train des réformes actuelles prépare le terrain : asphyxie de l’hôpital public, réduction du budget de la sécurité sociale, baisse des cotisations sociales et transfert de leur gestion dans le giron de l’État. [8]

Alors qu’une écrasante majorité des Américains réclament un système à la française, c’est le modèle américain qui semble peu à peu s’immiscer ici…

 

Sources et références :

  1. Jacobinmag, numéro 28 : The health of nations
  2. https://www.forbes.com/sites/brucejapsen/2019/10/07/us-health-system-waste-hits-935-billion-a-year/#3a08d3ba2f40
  3. https://www.liberation.fr/france/2019/09/25/depenses-de-sante-les-frais-de-gestion-explosent-dans-les-complementaires_1751651
  4. https://en.wikipedia.org/wiki/Health_insurance_coverage_in_the_United_States
  5. Lire ce post de blog chroniquant la bataille pour Obamacare
  6. Jacobinmag, Obamacare, the original sin 
  7. https://www.contrepoints.org/2017/12/04/304555-assurance-maladie-macron-reprendra-t-projet-de-fillon
  8. https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/comment-l-etat-creuse-le-trou-de-la-secu , https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/securite-sociale-l-austerite-se-poursuit-dans-la-sante

 

La guerre larvée au sein du Parti démocrate

© Capture d’écran CNN

À l’image des divisions politiques et stratégiques qui traversent le parti démocrate, un nombre record de candidats briguent l’investiture pour la présidentielle de 2020. De vingt-quatre en avril, ils sont encore une douzaine à faire campagne à cinq mois du premier scrutin. Trois candidats font la course en tête : le centriste Joe Biden, la sociale-démocrate Elizabeth Warren et le socialiste Bernie Sanders. Par Politicoboy.


Pour comprendre les difficultés du Parti démocrate et les particularités de cette primaire, il faut revenir quatre ans en arrière.

En 2016, Hillary Clinton mobilise ses réseaux d’influence pour s’assurer du soutien de la machine démocrate. Barack Obama, les cadres du parti, la presse libérale et l’appareil financier font bloc derrière sa candidature. Ses principaux adversaires jettent rapidement l’éponge. Joe Biden est vivement encouragé à rester sur la touche – « Vous ne réalisez pas ce dont ils sont capables, les Clinton essayeront de me détruire » confira-t-il en off. À gauche, Elizabeth Warren renonce à se présenter et apporte son soutien à Hillary Clinton.

La primaire devait constituer une simple formalité. Mais quelque chose d’inattendu va se produire. La campagne de Bernie Sanders, sénateur indépendant du Vermont alors inconnu du grand public, décolle rapidement. Son message contraste de manière cinglante avec celui d’Hillary Clinton et reçoit un écho important chez les jeunes, la classe ouvrière et les abstentionnistes. Fustigeant les inégalités sociales et l’oligarchie, il propose des réformes radicales : une assurance maladie universelle et publique, le doublement du salaire minimum fédéral (à 15 dollars de l’heure), la gratuité des études universitaires, un vaste plan d’investissement pour le climat et la mise au banc de Wall Street, qui finance largement la campagne d’Hillary Clinton.

Sanders dénonce surtout la corruption de la vie politique américaine et l’influence de l’argent dans le financement des campagnes électorales. La sienne s’appuie uniquement sur les dons individuels, avec succès. Il réunit plus d’argent que son adversaire, remporte les fameux États de la Rust Belt qui offriront ensuite la victoire à Donald Trump, et manque de peu la nomination.

La défaite surprise d’Hillary Clinton à la présidentielle va achever de fracturer le parti démocrate.

ABC NEWS – 12/19/15 © ABC/ Ida Mae Astute

D’un côté, une aile populiste et progressiste émerge rapidement. Elle s’appuie sur l’activisme et les mouvements sociaux, soutient un programme ambitieux de réformes socialistes plébiscitées par une majorité de la population (selon les enquêtes d’opinion), envoie des élus charismatiques au Congrès comme Alexandria Ocasio-Cortez et fait pencher le socle idéologique du parti vers la gauche. La majorité démocrate à la Chambre des représentants du Congrès soutient désormais une socialisation progressive de l’assurance maladie et la hausse du salaire minimum à 15 dollars de l’heure.

Mais du point de vue strictement électoral, l’aile gauche reste minoritaire. De nombreux espoirs ont été douchés pendant les élections de mi-mandats : Stacey Abrams au poste de gouverneur en Géorgie, Beto O’Rourke comme sénateur au Texas et Andrew Gillum en Floride perdent sur le fil des élections difficiles, bien que la gauche leur conteste l’étiquette progressiste.

Inversement, la victoire médiatisée d’Alexandria Ocasio-Cortez à New York masque le fait que les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants grâce aux candidats centristes alignés dans les circonscriptions périurbaines aisées. [1]

D’où ce dilemme stratégique pour le DNC (Comité national démocrate). Faut-il aligner des modérés pour faire basculer les électeurs centristes, ou des candidats populistes capables de récupérer les abstentionnistes (près d’un électeur sur deux) et mobiliser la base du parti ? Les biais idéologiques et le ressentiment anti-Sanders des élites démocrates verrouillent ce débat, et forcent l’aile gauche à adopter une position de confrontation avec l’establishment.

Or la solution différera en fonction des causes que l’on attribue à la victoire de Donald Trump. En 2016, les hauts revenus ont principalement voté pour le Parti républicain, la classe ouvrière blanche qui avait soutenu Obama s’est majoritairement abstenue et le vote identitaire a outrepassé les questions économiques. Sachant cela, faut-il cibler les abstentionnistes (43 % du corps électoral) ou les déçus du trumpisme ?

Viser la classe ouvrière blanche et les milieux ruraux qui ont permis à Donald Trump de conquérir les anciens bastions démocrates de la région des Grands Lacs peut se faire de différentes manières. Faut-il privilégier un populiste comme Bernie Sanders capable de porter un discours de classe, ou un modéré issu de l’un de ces États, avec une stratégie reposant sur l’identité culturelle et les valeurs ?

À l’inverse, pour les États disputés du Sud, ne vaut-il pas mieux cibler l’électorat noir et hispanique qui s’était démobilisé en 2016 ? Un candidat issu d’une minorité serait-il en capacité de reconstruire la coalition d’Obama ? Ou le simple fait d’aligner son ancien vice-président Joe Biden suffira-t-il ?

Ces questions restent largement sans réponses. Le parti démocrate a refusé de faire son introspection, préférant expliquer la défaite d’Hillary Clinton par l’ingérence russe supposée et traiter Donald Trump comme un simple « accident ». Derrière ce refus se cachent des intérêts financiers puissants qui ne souhaitent pas être remis en question, et les biais idéologiques d’une élite démocrate liée à ces intérêts.

La multiplicité des candidatures reflète ces problèmes structuraux.

Battre Donald Trump reste la priorité absolue pour les électeurs démocrates

L’influence de Bernie Sanders plane indiscutablement sur la primaire. Les candidats ont dû se positionner par rapport à ses propositions phares : en matière d’assurance maladie (avec la réforme medicare for all qui divise drastiquement le parti), et face au New deal vert promulgué par les activistes du Sunrise et repris par Alexandria Ocasio-Cortez. Même Joe Biden s’est fendu d’un (timide) plan pour le climat et propose d’améliorer Obamacare en y ajoutant un régime d’assurance publique.

Du point de vue électoral, les candidats soucieux d’apparaître comme de courageux réformateurs ont dû s’aligner sur Bernie Sanders en matière de financement de campagne, en s’engageant à refuser les dons des entreprises et traditionnels dîners de levés de fonds auprès des riches donateurs. [2]

Cependant, on ne peut comprendre la dynamique de la campagne qu’en intégrant le fait que la question du projet politique vient en second dans l’esprit des électeurs démocrates, qui souhaitent avant tout sélectionner le candidat ayant le plus de chances de battre Donald Trump. La question de l’électabilité est donc centrale, et les sondages jouent pour beaucoup dans cette perception.

Ceci explique certainement pourquoi le second choix des électeurs de Joe Biden n’est autre que Bernie Sanders, candidat le plus éloigné de sa ligne politique. [3]

Joe Biden, la garantie du statu quo

« Avec moi, rien de fondamental ne changera ». Prononcée à l’attention de riches donateurs rassemblés à un dîner de levée de fonds, cette phrase résume à elle seule la candidature du vice-président.

Son programme modéré ne remet en cause ni le système économique ni les structures institutionnelles. Pourquoi alors se présenter ? Biden se dit traumatisé par le soutien implicite apporté par Donald Trump aux néonazis de Charlottesville et veut rétablir l’intégrité morale du pays. Cela ne fait ni un projet politique fédérateur ni une raison suffisante pour mobiliser l’électorat abstentionniste. Mais ses soutiens semblent convaincus qu’une campagne « contre Trump » peut faire l’économie du « pour Biden ».

Pour la gauche, Biden est une catastrophe en devenir. Le septuagénaire traîne d’innombrables casseroles que la droite se fera un plaisir d’agiter le moment venu, depuis ses ambiguïtés ségrégationnistes des années 70, son rôle central dans la mise en place d’une politique d’incarcération de masse dans les années 90, son soutien indéfectible à l’invasion de l’Irak en 2003, jusqu’à son attachement au libre échange et à la dérégulation bancaire. Hillary Clinton 2.0, appuyé par les mêmes intérêts financiers. [4]

À 76 ans, son âge semble affecter ses capacités cognitives. Biden multiplie les lapsus et les gaffes. Il a livré des performances télévisées préoccupantes, où il a parfois du mal à tenir des propos cohérents, lorsqu’il ne produit pas des sous-entendus racistes. Les médias conservateurs s’attaquent à son image et font tourner en boucle les séquences où on le voit réajuster son dentier (lors du troisième débat) ou saigner de l’œil suite à l’éclatement d’un vaisseau sanguin pendant le forum urgence climatique de CNN. Des détails, mais pour le journaliste à Rolling Stones Matt Taibbi, « si Bernie Sanders avait affiché ce genre de difficultés, les médias démocrates lui seraient tombés dessus et sa campagne serait terminée ».

La gauche s’attendait à ce que Joe Biden implose rapidement, comme les nombreux candidats néolibéraux qui espèrent incarner le centre droit à sa place. Pourtant, Uncle Joe est toujours en tête des sondages. Deux raisons peuvent expliquer le succès relatif du vice-président. Ses huit ans passés auprès d’Obama semblent l’avoir lavé de ses pêchés aux yeux de l’électorat. Contrairement à Hillary Clinton, il bénéficie d’un véritable capital de sympathie, en particulier auprès des groupes d’électeurs qui comptent le plus pour la primaire : les plus âgés, qui s’informent surtout par la télévision, les Afro-Américains et la classe ouvrière blanche.

Deuxièmement, sa célébrité lui permet de jouir des meilleurs scores dans les sondages l’opposant à Donald Trump (du reste, on observe une corrélation parfaite entre la célébrité des candidats démocrates et leur score face à Trump). Sa force provient en grande partie de ces sondages fragiles et d’un soutien médiatique qui maintiennent sa candidature sous perfusion.

Son statut de favori et son positionnement idéologique au centre droit en font le candidat par défaut de l’écosystème médiatique démocrate et des instances du parti (40 % de la couverture audiovisuelle lui est dédiée contre 16 % pour Sanders et 19 % pour Warren). Cette bienveillance reste prudente, car ses faiblesses sont un peu trop évidentes pour qu’il parvienne à fédérer l’appareil démocrate comme l’avait fait Hillary Clinton. Mais la crainte de l’émergence d’une alternative à sa gauche explique probablement les hésitations de l’establishment à critiquer ouvertement le vice-président.

Elizabeth Warren, une sociale-démocrate « capitaliste jusqu’à l’os »

La sénatrice du Massachusetts pourrait rapidement incarner le plan B de l’establishment démocrate. Jusqu’à présent, elle est parvenue à naviguer avec brio dans le champ politique pour réussir à se placer en numéro deux ou trois des sondages.

Ancienne membre du Parti républicain et professeur de droit des affaires à Harvard, cette spécialiste des faillites personnelles a rejoint le camp démocrate après avoir observé de près les dégâts humains causés par le capitalisme dérégulé. Son ascension politique débute avec la crise des subprimes, où sa critique de Wall Street lui vaut une position dans les cabinets de l’administration Obama. En 2012, elle est élue sénatrice du Massachusetts, et s’illustre au Congrès par la conduite d’auditions musclées face aux acteurs de la finance. [5]

La presse ne donnait pas cher de sa candidature, jugée en concurrence directe avec celle de Bernie Sanders. Mais Warren a eu l’intelligence de lancer sa campagne très tôt et de mettre en place un réseau efficace de militants, avant de se lancer dans une série interminable de propositions détaillées qui renforcent son image de sérieux. « J’ai un plan pour ça » est rapidement devenu le slogan officieux de sa campagne, tandis que la presse commente chacune de ses propositions plus radicales et ambitieuses les unes que les autres avec un certain respect. On y trouve des projets pour casser les monopoles des GAFAM à l’aide des lois antitrusts, une taxe sur les profits des entreprises prélevée à la source où encore un impôt sur la fortune construit avec l’aide des économistes français Gabriel Zucman et Thomas Piketty.

Lors des trois premiers débats télévisés, elle a défendu avec panache la proposition de nationalisation de l’assurance maladie de Bernie Sanders, dénoncé dans un style populiste l’influence des multinationales et des puissances de l’argent et souligné l’importance de construire un mouvement de masse pour faire bouger les lignes au Congrès. Du Bernie Sanders dans le texte. Cette stratégie lui a permis de s’imposer dans le trio de tête, au point de présenter une alternative crédible à Bernie Sanders pour la gauche, et à Joe Biden pour la presse. Car Elizabeth Warren « croit au marché » et affirme être « une capitaliste jusqu’à l’os». Interrogée sur l’opportunité de nationaliser la production d’électricité dans le cadre d’un New deal vert, proposition portée par Bernie Sanders, elle a livré une réponse illustrant le fossé qui les sépare. Pour combattre le réchauffement climatique, elle compte utiliser « la carotte et le bâton » afin d’inciter le secteur privé à jouer le jeu, sans chercher à le remplacer.

D’autres signes montrent sa volonté d’opérer une forme de triangulation. Elle reste en contact étroit (mais très discret) avec Hillary Clinton, courtise et multiplie les appels du pied en direction des cadres du parti, et prévoit de solliciter de nouveau les riches donateurs une fois la primaire remportée. Le fait qu’elle n’ait pas « un plan pour ça » lorsqu’on lui parle d’assurance maladie (pour l’instant, elle soutient la proposition de Sanders, mais semble prête à nuancer sa position) constitue un autre motif d’inquiétude pour la gauche socialiste. Dernier point préoccupant en vue d’une présidentielle, son attachement passé à se présenter comme une femme de couleur aux origines Cherokee avait blessé la communauté amérindienne, et pourrait compromettre sa capacité à fédérer le vote afro-américain et hispanique.

Tous ces éléments se retrouvent dans la sociologie de son électorat, majoritairement blanc et issu des classes sociales éduquées, alors que celui de Sanders est plus multiculturel, jeune et défavorisé. Or, pour Bhaskar Sunkara – fondateur de la revue socialiste Jacobin, c’est ce second type d’électorat qui est susceptible de rester mobilisé après la victoire d’un candidat démocrate afin de mettre la pression sur le Sénat. [6]

En résumé, Elizabeth Warren est une sociale-démocrate au programme ambitieux, mais dont le positionnement politique s’est construit dans le cadre imposé par Bernie Sanders. Puisqu’elle a sollicité les riches donateurs démocrates avant la primaire et prévoit de les solliciter de nouveau une fois la nomination remportée, on est en droit de s’inquiéter des concessions qu’elle pourrait faire avant l’élection, ou une fois à la Maison-Blanche. Pour l’instant, les milieux financiers s’alarment ouvertement de sa progression dans les sondages, ce qu’elle répète avec fierté.

Bernie Sanders, la révolution démocrate socialiste

La campagne de 2016 a profondément modifié le cadre de la primaire 2020 et la ligne politique du parti. Cependant, Bernie Sanders n’est pas parvenu à prendre le contrôle de l’appareil démocrate ni à s’imposer comme le de facto favori pour 2020.

Son succès de 2016 s’explique aussi par le rejet qu’Hillary Clinton suscitait. Depuis, le champ politique s’est considérablement élargi et les alternatives ne manquent pas. Plus fondamentalement, Biden lui conteste le vote de la classe ouvrière blanche et des Afro-Américains, tandis que Warren capture une partie des cadres et diplômés qu’il avait séduits en 2016.

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Bernie Sanders en meeting, 27/09/2015 © Phil Roeder, flickr

Mais Sanders fait surtout face à une opposition viscérale de l’appareil démocrate. Certains ne lui pardonnent pas l’échec d’Hillary Clinton, d’autres sont convaincus qu’un candidat trop radical perdra face à Trump. Ironiquement, ce dernier confie en privé sa conviction qu’un « socialiste » sera beaucoup plus difficile à battre qu’un « mou du cerveau » comme Joe Biden. Si Trump comprend le pouvoir de séduction d’un discours populiste, les élites démocrates semblent déterminées à reproduire l’erreur de 2016. À moins qu’elles craignent tout autant la perspective d’une présidence Sanders que la réélection du président sortant.

Son programme entre en conflit avec les intérêts qui financent le parti, tandis que ses hausses d’impôts menacent ouvertement le portefeuille des innombrables experts, journalistes et présentateurs multimillionnaires qui peuplent les médias libéraux et sont souvent employés directement par les industries que Sanders pointe du doigt. Le New York Times révélait ainsi la tenue de dîners entre richissimes donateurs et cadres du parti, dont la cheffe de la majorité parlementaire Nancy Pelosi et le candidat Pete Buttigieg, sur le thème « comment stopper Sanders ». Il ne faudrait cependant pas y voir le signe d’une opposition systémique et coordonnée à l’échelle du parti.

À l’inverse, les principaux médias démocrates font tous bloc contre lui, que ce soit par intérêt financier ou biais idéologique. Le Washington Post continue de s’illustrer par son opposition systématique, allant jusqu’à vérifier des propos tenus par Sanders à partir d’un article publié dans ce même journal, pour conclure que le socialiste ment. L’ensemble des journalistes politiques du New York Times jugent sa réforme Medicare for all comme une « pure folie » (qui est pourtant soutenue par la majorité des électeurs démocrates et républicains) et sa performance au dernier débat très médiocre du seul fait de sa « voix enrouée ». Le second débat organisé par CNN a pris la forme d’un procès en règle de la candidature Sanders [7]. On pourrait multiplier les exemples, mais un sondage résume parfaitement l’étendue du problème : les téléspectateurs de la chaine ultra conservatrice Fox News ont une meilleure opinion de Sanders que le public de sa concurrente pro-démocrate MSNBC.

© Capture d’écran CNN

Pour contourner ce problème, Bernie Sanders compte sur une mobilisation de masse via l’activisme de terrain, et cherche à étendre sa base électorale en ciblant les abstentionnistes et la classe ouvrière. Il a accepté de participer à un Town Hall organisé par Fox News (Warren a refusé) où il a défendu sa réforme de l’assurance maladie et pointé du doigt l’hypocrisie de Donald Trump. Il a profité du soutien des rappeurs et pop star comme Cardi B et Killer Mike pour enregistrer des interviews avec eux, diffusés sur leurs comptes Instagram totalisant plus de 50 millions d’abonnés. Son passage chez le youtubeur et comédien Joe Rogan, critiqué pour ses interviews déformatés où défilent parfois des polémistes d’extrême droite, a fait dix millions de vues, dont près de 3 millions sur les premières 24 heures. En comparaison, seuls 1,5 million d’Américains regardent CNN aux heures de grande écoute. Preuve du succès de cette stratégie, Bernie Sanders possède de loin la plus large base de donateurs individuels.

Au-delà de la méthode, son programme appelle à une véritable révolution qui vise à marginaliser le Capital pour redonner le pouvoir aux travailleurs. Son New deal vert s’appuie sur une garantie universelle à l’emploi qui modifierait profondément les structures du marché du travail. Sa réforme de la santé socialiserait 4 % du PIB et transformerait en profondeur un secteur qui pèse pour un sixième de la plus-value du pays. Plutôt que de détailler des projets de loi au dollar près, Bernie Sanders soutient les mouvements de grève et fait pression sur les grandes entreprises pour qu’elles augmentent le salaire minimum, avec succès dans le cas d’Amazon et Walt Disney.

Mais Bernie Sanders se fait vieux, à 78 ans, et son message en parti coopté par Elizabeth Warren a perdu de son originalité. Si Joe Biden se maintient en tête des sondages, Sanders risque d’avoir du mal à élargir sa base électorale de manière suffisante pour s’imposer.

Vers une course à trois ?

Sauf surprise majeure, l’élection devrait se jouer entre ces trois favoris, et avec elle l’avenir du parti démocrate. Biden souhaite revenir à une forme de normalité représentée par l’ère Obama, période marquée par une culture du compromis avec les puissances de l’argent et la droite conservatrice. Cette proposition séduit une part non négligeable de l’électorat, en particulier auprès des personnes âgées et des électeurs peu engagés politiquement.

Plus ambitieuse, Elizabeth Warren veut réformer les institutions américaines et le capitalisme, sans pour autant les remettre en cause structurellement. Sa candidature représente une volonté de renouer avec les trente glorieuses et l’âge d’or de la classe moyenne.

Contrairement à Warren, Bernie Sanders a intégré l’échec de la social-démocratie. Centré sur les classes populaires, sa candidature cherche à poser les jalons d’une véritable révolution. Pour autant, les différences qui le séparent d’Elizabeth Warren ne sont pas nécessairement comprises par les commentateurs, et par extension, par les électeurs. Cela rend sa position plus difficile à tenir, entre Joe Biden qui séduit une partie de la classe ouvrière et des minorités ethniques nostalgiques d’Obama, et Warren qui semble plus jeune et mieux articulée pour les classes éduquées. Sa récente hospitalisation suite à une attaque cardiaque risque également de lui nuire.

Du fait de la compatibilité de leurs électorats, le duo Sanders-Warren devrait être en mesure de remporter la primaire, le premier qui dépassera Biden dans les sondages pouvant espérer agréger les soutiens du second. Certains médias commencent à anticiper ce basculement, et se tournent progressivement vers Warren afin d’invisibiliser Sanders. Mais encore faut-il que Biden dévisse, or il s’est montré particulièrement résilient jusqu’à présent. Faute d’alternative satisfaisante, une part non négligeable de l’appareil démocrate s’accroche toujours à sa candidature.

Le premier scrutin aura lieu le 3 février 2020 en Iowa, avant d’enchaîner avec le New Hampshire (le 11), le Nevada (le 18) et la Caroline du Sud (le 22). Puis le 3 mars aura lieu le super Tuesday où la moitié des États restants voteront. Le nom du vainqueur sera probablement connu au terme de cette soirée, bien que les primaires s’étalent jusqu’en juin.

 

Notes et références :

  1. Les circonscriptions périurbaines et relativement aisées ont basculé en faveur des démocrates aux midterms, et dans la plupart des cas, des candidats « modérés » avaient été sélectionnés par le parti démocrate, ce qui laisse penser que ce type de profil a plus de chances de gagner dans ces circonscriptions. Cependant, très peu de candidats « progressistes » ont été alignés dans ces circonscriptions, cette stratégie alternative n’a donc pas été solidement testée.  The suburbs abandoned Republicans in 2018, and they might not be coming back.
  2. Nombre d’entre eux ont été contraints de renoncer à cette promesse, comme le détaille cet article du LA Times qui explique magistralement les difficultés de financement de campagnes.
  3. Matt Taibbi, « Bernie Sanders’s chances depend on taking support from Joe Biden, and soon“.
  4. Médiapart : Joe Biden, candidat anachronique 
  5. Lire son portrait dans Médiapart 
  6. Pour une critique de fond de la candidature d’Elizabeth Warren, lire : Elizabeth Warren Is Thirty Years Too Late
  7. Lire à ce propos notre résumé du débat de CNN ici.

« We’re going to impeach the motherfucker » : la présidence Trump en péril

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Cette fois, Donald Trump n’y échappera pas. Malgré la réticence des cadres du Parti démocrate, la Chambre des représentants vient de lancer une procédure de destitution contre le président américain. Si elle reste quasiment assurée d’échouer au Sénat, une telle initiative devrait peser lourdement sur le rapport de force politique et la campagne présidentielle de 2020. Explications par Politicoboy.


Depuis les élections de mi-mandat et la victoire du Parti démocrate à la Chambre des représentants du Congrès, le spectre d’une procédure de destitution hante la Maison Blanche. Tout juste élue, la démocrate socialiste Rachida Tlaib proclame devant ses militants « On va destituer cet enfoiré* ». Dès mars 2019, de nombreux démocrates issus de l’aile gauche du parti prennent position en faveur d’une procédure de destitution, citant le racisme du président, son soutien implicite aux néonazis, sa corruption patente, ses multiples abus de pouvoir et sa violation des lois de financement de campagne via un paiement illégal à une star du porno. Mais Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants et troisième personnage de l’État, s’oppose à une telle procédure, affirmant que Trump « n’en vaut pas la peine ». Derrière cette affirmation se cache la crainte qu’une tentative de destitution renforce Donald Trump.

En effet, l’impeachment est à l’initiative de la Chambre, mais une fois les commissions parlementaires achevées et les articles justifiant la destitution votés, c’est au Sénat de trancher. Cette institution se mue alors en tribunal et instruit les différents chefs d’accusation, avant de rendre son verdict. Deux tiers des sénateurs doivent voter en faveur de la destitution pour qu’elle soit effective. Soit, dans la configuration actuelle, 47 sénateurs démocrates et vingt sénateurs républicains. Il s’agit d’une procédure purement politique.

Plutôt que de se précipiter dans une telle aventure, le camp démocrate attendait les conclusions de l’enquête du procureur Mueller sur le RussiaGate, censé délivrer le coup de grâce en prouvant la collusion de Donald Trump avec le Kremlin pendant la présidentielle de 2016. Ce fut un double fiasco. Publié en avril, le rapport Mueller prouve l’absence de collusion. Il détaille néanmoins dix situations où Trump a commis ce qui s’apparente à une obstruction de la justice, faute qui avait provoqué la chute de Richard Nixon. Dans l’espoir de convaincre le public, passablement désabusé par l’effondrement de la théorie du complot russe, les démocrates convoquent le procureur Mueller à une audition au Congrès. Second fiasco : Mueller apparaît cognitivement limité et peu coopératif. Après le mythe de la collusion, celui du procureur implacable s’effondre en direct à la télévision.

Trump semblait avoir miraculeusement échappé à la procédure de destitution. Mais pendant que les principaux médias le déclaraient tiré d’affaire, un vaste mouvement d’activistes augmentait la pression sur les élus démocrates, avec un succès croissant. La plupart des candidats à la présidentielle de 2020 et une majorité des membres de la Chambre se rallient à la cause. Il manquait cependant un motif suffisant pour convaincre les cadres du parti. Jusqu’à ce que l’affaire ukrainienne éclate.

L’affaire ukrainienne rend la procédure de destitution inévitable pour Nancy Pelosi

En septembre, la presse sort une série de révélations sur l’existence d’une conversation au cours de laquelle Donald Trump aurait fait pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il enquête sur Joe Biden, alors favori des primaires démocrates et donné à 14 points d’avance face à Trump [1].

L’origine du scandale provient d’un signalement effectué par un membre des services de renseignements. Conformément à la procédure prévue pour les lanceurs d’alerte, ce fonctionnaire dépose une plainte à sa hiérarchie pour alerter sur le comportement du président. Ni son identité ni le contenu du document ne sont rendus publics. Mais confronté aux révélations de la presse, Trump reconnaît publiquement la nature de la conversation, tout comme son avocat personnel Rudy Giuliani, directement mis en cause par le signalement. Il serait également question d’un chantage reposant sur la suspension d’une aide militaire de 400 millions de dollars promise à l’Ukraine. Sur ce second point, Trump confirme puis rétracte la version relayée par la presse. [2]

Outre les actes de collusion avec une puissance étrangère pour obtenir un gain politique personnel en vue d’une élection, le fait que cette conversation a eu lieu le lendemain de l’audition du procureur spécial Robert Mueller provoque l’outrage des démocrates. En clair, à peine tiré d’affaire dans l’épisode russe, Trump s’est précipité pour conspirer avec le pouvoir ukrainien, ce qui montre un mépris croissant pour la loi électorale et la Constitution.

Pour les démocrates, le coût politique de l’inaction va rapidement excéder le coût présumé d’une procédure de destitution. Si l’impeachment risque de mobiliser la base électorale de Donald Trump, ne rien faire peut démotiver celle des démocrates. Or, les cadres du parti trainent les pieds depuis des mois. Non seulement sur la question de la destitution, mais également dans leurs enquêtes parlementaires censées faire toute la lumière sur les abus de pouvoir du président et l’usage de sa fonction à des fins d’enrichissement personnel. Selon The Intercept, ce surprenant manque de pugnacité s’explique par de mesquines querelles politiciennes au sein de la Chambre des représentants, et des calculs personnels douteux. [3]

Cette inaction accroît la frustration des électeurs démocrates. Jon Favreau, ancienne plume d’Obama et animateur du podcast Pod Save America dont l’audience dépasse allègrement celle de CNN, résumait le sentiment général des militants qu’il contribue régulièrement à mobiliser : « C’est complètement fou. […] C’est pathétique. Ce n’est pas ce pour quoi on s’est battu si durement en 2018 ».

Pendant la pause estivale, les élus démocrates ont été violemment confrontés par leurs électeurs. Furieux, ces derniers les ont pris à parti devant leurs permanences parlementaires, lors des traditionnels Town Hall ou en les interpellant directement dans leur vie quotidienne, au supermarché ou dans la rue. « On s’est fait botter le cul tout l’été », confiait un élu. [4] À la colère des activistes s’ajoute le spectre des primaires. Pour les élections de 2020, un nombre record de démocrates font face à des candidatures dissidentes issues de leur propre parti.

Cette dynamique s’explique par le fonctionnement de la Chambre des représentants. Du fait des efforts de gerrymandering et de la géographie du vote, la majorité des 435 circonscriptions sont acquises à une des deux formations – le Queens, dans l’État de New-York vote à 70 % démocrate, par exemple. Le Parti démocrate a remporté une majorité confortable en 2018 (235 sièges), mais cela a nécessité de faire basculer des circonscriptions très disputées. Or, ces sièges ont principalement été gagnés par des candidats centristes. Pour les protéger en 2020, où l’ensemble de la Chambre sera renouvelée, Nancy Pelosi a adopté une ligne politique de centre droit, refusant de déclencher rapidement une procédure de destitution ou d’organiser un vote sur les projets ambitieux comme la réforme de la santé Medicare for all et le New deal vert, préférant concentrer le travail législatif sur des propositions de loi qualifiées de « modérées ». Les sondages effectués dans ces circonscriptions montrent également un manque de soutien de l’opinion pour une procédure de destitution, ce qui n’encourage pas la prise de risque.

La stratégie de Pelosi exigeait des deux cents élus plus progressistes et issus de circonscriptions acquises aux démocrates qu’ils se sacrifient pour une poignée de collègues centristes. Deux éléments viennent d’inverser cet équilibre. D’abord, la multiplication des primaires met en danger les élus qui s’opposent à la destitution uniquement par solidarité. Leur position devient intenable : à quoi bon défendre une majorité parlementaire dont ils ne feront plus partie s’ils perdent leur primaire ?

Ensuite, le bien-fondé de la stratégie centriste devenait de moins en moins évident, bien qu’épousant les désirs des riches donateurs du parti et des élites néolibérales. En refusant de destituer Donald Trump, ce dernier continuait d’humilier les démocrates, déprimait leur base électorale et se permettait d’abuser de sa fonction pour obtenir un avantage en vue des prochaines élections. Et dans ce cas précis, laisser la collusion avec l’Ukraine impunie revenait à autoriser et encourager n’importe quel pays à s’ingérer dans les élections américaines, au profit de Trump.

Acculée par sa majorité parlementaire, Nancy Pelosi finit par céder, faisant de Donald Trump le troisième président de l’histoire à subir une procédure de destitution.

L’enchaînement des événements donne raison aux démocrates

La publication de deux documents successifs va, dans les 48 heures qui suivent, renforcer la position démocrate. Le premier est un compte rendu de la  conversation entre le président américain et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, rédigé à partir de notes et relu par la Maison Blanche avant publication.

Tous les travers du président y sont exposés. Son langage plus proche de celui des parrains de la mafia que des diplomates, sa corruption avérée – le président ukrainien vante ses séjours dans les hôtels Trump, l’implication de son avocat personnel Rudy Giuliani et du garde des Sceaux William Barr, et surtout, la réponse de Donald Trump à l’inquiétude de Zelensky au sujet de la suspension de l’aide militaire, unilatéralement décidée par Donald Trump la veille de l’appel téléphonique, alors que seul le Congrès est autorisé à gérer ce dossier, par cette phrase auto-incriminante : « J’aimerais que vous nous fassiez une faveur cependant ».

Bien que la conversation soit incomplète et rédigée par la Maison Blanche, les principales allégations de la presse sont confirmées par ce premier document. Puis, le signalement du lanceur d’alerte, que l’administration Trump avait tenté d’enterrer, est rendu public par le Congrès. Le texte, rédigé le 14 août, corrobore le compte rendu de la conversation, et ajoute de nombreuses allégations. Entre autres, il semblerait que Donald Trump ait orchestré cette manœuvre depuis des mois, et fait pression sur d’autres dirigeants internationaux pour son propre bénéfice. Surtout, le lanceur d’alerte évoque les efforts de la Maison Blanche pour étouffer les conversations illégales où Trump confond son intérêt personnel avec celui de la nation.

Là aussi, la Maison-Blanche confirme : la retranscription de plusieurs appels téléphoniques, dont celui avec l’Ukraine, a bien été déplacée du serveur usuel vers un serveur à accès limité, normalement réservé pour les secrets les plus sensibles. Ce qui constitue un acte illégal en soit. Pire, l’avocat du président Rudy Giuliani écume les plateaux télévisés depuis le début du scandale, et confirme sa propre implication tout en essayant de la faire passer pour un service rendu à la diplomatie américaine, impliquant de ce fait le département d’État. L’envoyé spécial américain en Ukraine vient de démissionner du fait de ces incriminations.

Depuis, suite aux multiples retombées, Donald Trump adopte une ligne de défense atypique : il justifie ses actions en les considérant comme parfaitement légales, implique un maximum de personnes autour de lui, en particulier son vice-président Mike Pence, et vient de demander publiquement à la Chine d’ouvrir une enquête sur les Biden pour corruption.

Ce faisant, le motif justifiant sa destitution présente l’avantage d’être particulièrement simple et compréhensible. Donald Trump a utilisé sa fonction à des fins personnelles dans le but d’obtenir un avantage pour sa réélection, violant la constitution et la loi électorale, puis a essayé d’enterrer les preuves, avant de reconnaître publiquement sa culpabilité. Contrairement au RussiaGate et les 400 pages du rapport Mueller, le scandale ukrainien est limpide, et confirmé par Donald Trump lui-même dans des documents que n’importe quel Américain peut lire en une poignée de minutes.

Pour preuve, les sondages montrent un regain important du soutien de la population pour la destitution, qui a augmenté d’une dizaine de points, passant de 37 % à 47 % voire 55% dès les premiers jours. De plus, un tiers des électeurs opposés à la destitution le sont uniquement par crainte que cela nuise aux démocrates, selon une enquête récente.

Le sort de Donald Trump sera déterminé par la bataille de l’opinion

La procédure de destitution est purement politique et se conclura par deux votes : celui du Sénat pour ou contre l’impeachment, et celui de la présidentielle de 2020. Pour les républicains, destituer Donald Trump assurerait l’effondrement du parti. Ce serait un suicide politique inconcevable. Quels que soient les torts du président, la droite est trop impliquée pour se permettre de le lâcher.

Ce constat servait de principal argument aux démocrates opposé à la procédure de destitution. Mais l’intérêt politique du parti se trouve ailleurs. L’impeachment devrait permettre d’affaiblir durablement le président, tout en fragilisant la position des nombreux sénateurs et parlementaires républicains en campagne dans des circonscriptions disputées.

Pour se défendre, le parti républicain possède un atout majeur : Fox News et l’écosystème médiatique ultra conservateur qui gravite autour. L’idée même du lancement de cette chaine d’information prend racine après la démission de Nixon, dans le but d’immuniser les futurs présidents républicains contre ce genre de procédure en construisant un appareil de propagande capable d’orienter une part critique de l’opinion publique. [5]

S’ils n’ont pas d’arguments de fond, ils peuvent s’appuyer sur deux faits pour faire diversion. D’abord, le scandale a été porté à la connaissance du public par un membre de la CIA, ce qui nourrit la vision d’un État profond qui cherche à renverser le président. Ensuite, le fils de Joe Biden figure bien au conseil d’administration d’une entreprise gazière ukrainienne, où il touche jusqu’à 50 000 dollars par mois. Contrairement à ce qu’affirme Trump, Joe Biden n’avait pas fait pression sur l’Ukraine en 2014 pour que le gouvernement épargne l’entreprise de son fils dans sa lutte contre la corruption, mais l’exact opposé : Biden avait rejoint les efforts de la diplomatie américaine, des sénateurs républicains et des ONG ukrainiennes pour que la lutte anticorruption soit confiée à un procureur plus zélé, au risque de nuire à l’entreprise rémunérant son fils. [6] Mais les médias conservateurs martèlent la version inverse, afin d’accabler Joe Biden et de faire diversion. Une campagne de publicité ciblée via Facebook, chiffrée à dix millions de dollars, vient d’être lancée dans ce but.

Face à cette machine bien huilée, les démocrates apparaissent divisés. Les partisans historiques de la destitution veulent élargir le champ des accusations au-delà du scandale ukrainien, pour y inclure les abus de pouvoir, l’enrichissement personnel et divers actes contestables du président, tel que l’incarcération de masse des migrants à la frontière en violation du droit américain, qui a provoqué la mort de plusieurs enfants en détention.

Pour la gauche, la destitution est un moyen et non une fin. Bien consciente que les causes de l’élection de Donald Trump ne disparaîtront pas après qu’il ait quitté la Maison Blanche, elle préférerait une victoire électorale grâce à un programme qui réponde aux problèmes des Américains, plutôt qu’une procédure de ce type. Mais compte tenu des immenses avantages dont dispose le président sur le plan électoral, se priver de l’outil de la destitution constituerait une faute morale et stratégique majeur. [7]

À l’inverse, les cadres du parti et l’aile centriste voient dans la destitution une manière de restaurer l’ordre néolibéral qui précédait Donald Trump. Pour Nancy Pelosi, la procédure d’impeachment est une forme d’obligation dont elle se serait bien passée, et une opportunité politique qu’elle espère expédier rapidement. Les cadres du parti cherchent ainsi à aller vite et à restreindre le champ d’investigation au seul scandale ukrainien afin d’apparaître bipartisans et de convaincre les électeurs des deux bords du bien-fondé de leur décision. L’avantage de cette approche est de conserver un message simple auquel les Américains peuvent adhérer : Trump a utilisé sa position pour exercer un chantage sur l’Ukraine afin d’attaquer son principal opposant, dans le but de favoriser sa réélection, en violation de la constitution. Point.

On peut douter de la capacité des dirigeants démocrates à exécuter cette feuille de route efficacement, tant ils se sont trompés jusqu’à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les cadres du parti n’avaient pas intégré dans leur grille d’analyse le fait que les sondages puissent évoluer en leur faveur. Pire, Nancy Pelosi avait publiquement affirmé que Donald Trump souhaitait être la cible d’une procédure de destitution, pensant que cela le renforcerait politiquement. Lorsqu’on connait la personnalité narcissique du milliardaire, on peut douter qu’il se réjouisse d’être le troisième président à faire face à une telle procédure.

Sa réaction s’apparente à une fureur incontrôlée. Trump a déversé des torrents de tweets rageurs : plus de 120 le premier week-end, allant jusqu’à retweeter un compte le parodiant sans s’en rendre compte, qualifié les démocrates de sauvages, menacé publiquement le lanceur d’alerte d’exécution, exigé le jugement pour haute trahison d’Adam Schiff – le président de la commission de destitution à la Chambre des représentants – et évoqué le risque de guerre civile s’il était destitué. Sa ligne de défense continue d’être floue et désorganisée, tandis que son taux d’opinion favorable décroche peu à peu. En exigeant le nom du fonctionnaire à l’origine des révélations et en évoquant des « conséquences » pour ce dernier, il a violé la loi de protection des lanceurs d’alerte. Le lendemain, il incitait la Chine à enquêter sur Joe Biden, commettant publiquement le crime pour lequel il subit une procédure de destitution. Plus il se défend, et plus le président fournit des arguments supplémentaires à ses adversaires.

La suite des événements, en particulier les auditions au Congrès, devrait continuer de l’affaiblir. Celle du lanceur d’alerte se fera à huis clos afin de protéger son identité, mais d’autres procédures seront probablement télévisées, en particulier le fameux procès au Sénat. De quoi mettre Donald Trump au tapis. Du moins, c’est le pari des démocrates.

Diverses conséquences sur les primaires démocrates pour 2020

Ces événements impactent de manière variée les différents candidats démocrates aux primaires de 2020. Joe Biden, en légère perte de vitesse, se retrouve malgré lui au cœur du scandale. Sa pratique du pouvoir et les faveurs accordées à son fils, bien que parfaitement légales, reflètent le type d’usages contre lesquels Donald Trump comme Bernie Sanders ont fait campagne. Selon la presse, l’équipe de Biden ne se réjouit guère de cette exposition. Ironiquement, Trump pourrait atteindre son objectif en précipitant sa défaite aux primaires démocrates, tout en survivant lui même à la procédure de destitution.

Elizabeth Warren, en progression dans les sondages, devrait bénéficier de retombées positives. Elle fut la première candidate sérieuse à demander la destitution de Donald Trump dès l’hiver dernier et n’a de cesse de dénoncer la « corruption » du système.

Bernie Sanders aurait dû tirer son épingle du jeu pour les mêmes raisons. Mais sa récente hospitalisation pourrait réduire ses chances de victoire, indépendamment des déboires de Donald Trump.

Pour le moment, la couverture médiatique reste braquée sur la destitution. Ce sera probablement le cas jusqu’au procès au Sénat qui devrait se tenir avant la fin de l’année si la Chambre des représentants vote en faveur de la destitution.

Notes et références :

* en VO : « we’re going to impeach the motherfucker »

  1. https://www.foxnews.com/politics/fox-news-poll-september-15-17-2019
  2. https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/9/24/20882081/trump-ukraine-aid-explanation-whistleblower
  3. Pour comprendre les détails des divergences au sein du parti démocrate sur la question de la destitution, lire https://theintercept.com/2019/09/24/impeachment-inquiry-donald-trump-nancy-pelosi/
  4. Ibid 3.
  5. Sur la capacité d’influence de Fox News, lire cette enquête de Vox. Sur la genèse de FoxNews, lire : https://theintercept.com/2019/09/28/impeachment-republicans-nixon-watergate/
  6. Le site The Intercept, pourtant ouvertement anti-Biden, a publié une série d’articles pour démonter la thèse impliquant Joe Biden. Un résumé est disponible ici, et les principaux articles sont à lire ici et .
  7. Pour se familiariser avec le point de vue de la gauche américaine, lire cet éditorial de Chris Hedgesce débat publié par Jacobin, et l’édito de The Intercept.

À Détroit, l’éveil de la gauche américaine

© T. Grimonprez pour Le Vent Se Lève.

La primaire démocrate entre dans une phase d’accélération. Dans ce contexte, il est intéressant de se pencher sur les militants de Détroit dans le Michigan. Leur réaction à la tenue d’un débat télévisé entre candidats en plein cœur de l’été donne des clés utiles. Elles permettent de comprendre où en est la gauche américaine. Loin de se résigner à un deuxième mandat de Trump elle n’a cependant pas encore dépassé ses nombreuses contradictions.


11 heures, le 29 juillet à Détroit, Michigan. Une poignée de militants se tient devant la Cour de Justice pour réclamer la libération d’Ali al-Sadoon. Ce jeune père de famille irakien a été arrêté par la police fédérale quatre jours plus tôt. Il vit pourtant aux États-Unis depuis l’âge de sept ans. L’arrestation est motivée par un cambriolage survenu six ans auparavant. Un délit pour lequel il a déjà payé le prix fort : cinq ans de prison. Il venait à peine de retrouver ses enfants au sortir de la prison qu’il s’est vu convoqué par les services de l’immigration.

La politique migratoire ulcère les militants mais ne mobilise pas…

La chasse aux exilés est ouverte depuis des années aux États-Unis. 2,5 millions de personnes avaient été expulsées sous Obama, y compris le frère d’Ali al-Sadoon dont la famille est sans nouvelles après qu’il a été ramené de force en Irak il y a quatre ans. Mais la pression s’est intensifiée sous l’ère Trump et les cas comme celui-ci se multiplient. Dans le même temps cette situation a largement aidé à motiver les militants de Détroit. Ils se mobilisent pour protester contre les expulsions presque quotidiennes dans cette ville. Détroit accueille en effet la plus grosse communauté américaine issue du Proche-Orient.

Ils sont une bonne dizaine de militants rassemblés l’après-midi pour s’opposer à la nomination de Aaron Hull dans leur ville. Ce dernier est le nouveau responsable des douanes et de la sécurité sur la frontière américano-canadienne. Cette nomination est en réalité une mise au placard, dans une ville plus calme, de celui qui fut à la tête des services d’immigration de la ville d’El Paso (Texas). Hull s’est rendu tristement célèbre pour les conditions déplorables dans lesquelles étaient détenues les personnes sous sa garde. Des journalistes ont rapporté qu’il remplissait des cellules à plus de cinq fois leur capacité, et que des enfants étaient laissés sous la surveillance de mineurs, sans lits et sans vêtements propres. Autant dire que les militants locaux n’apprécient pas la venue d’un tel personnage. Ils se tiennent donc face à son bureau, au moment même où il prend ses fonctions, avec des panneaux appelant à sa démission. Certaines voitures marquent leur soutien en klaxonnant.

La question migratoire rassemble des soutiens assez divers. On trouve des militants masqués, arborant des symboles antifascistes. L’un d’eux explique qu’il ne se reconnaît pas entièrement dans cette étiquette mais qu’il a endossé le costume à cause de l’hostilité que Trump a manifesté pour ce groupe. Le masque est venu naturellement depuis que la mairie a décidé de tester un système de reconnaissance faciale (réputé pratiquer du profilage racial) et ne dénote pas non plus une appartenance politique. Ce type de technologie, employée par le FBI, par les services d’immigration et par de plus en plus de municipalités, suscite des inquiétudes croissantes.

Les militants de “By Any Means Necessary” s’entretiennent avec les journalistes de Fox 2 (la déclinaison locale de Fox News). Une militante tient un panneau “Défendez vos voisins ! Expulsez ICE ! Par tous les moyens nécessaires”.© T. Grimonprez pour LVSL.

Les autres militants présents appartiennent pour la plupart au groupe By any means necessary. Signifiant « Par tous les moyens nécessaires », leur nom est inspiré d’une phrase célèbre de Malcolm X. Emily, une jeune militante de cette organisation, s’est engagée pour défendre l’accès à une assurance santé pour tous (une promesse de campagne de Sanders) étant concernée au premier chef par cet enjeu en tant que personne handicapée. Elle a ensuite diversifié ses revendications au fur et à mesure qu’elle s’engageait. Tous comptent bien sûr porter leurs revendications auprès des candidats démocrates qui doivent débattre dans la ville le lendemain devant les télévisions de tous le pays.

« Sous la direction d’une administration non-élue, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, affectant notamment le développement cérébral des enfants. »

By any means necessary compte dans ses rangs des Latinos, des Américains d’origine irakienne et des blancs. Mais on y compte assez peu de noirs dans une ville au sein de laquelle ils représentent 82% des habitants. Quand on lui en fait la remarque, Stephen Boyle (à gauche sur la photo), un vétéran d’Occupy Wall Street – Detroit, explique que la communication n’est pas toujours facile entre les organisations à majorité blanche et la communauté noire de Détroit. Celle-ci a sa propre tradition militante et ses propres organisations, plus concernées par les questions de violences policières que d’immigration.

Des liens existent néanmoins et le militant grisonnant est présent le lendemain après-midi avec une poignée de jeunes, dont une majorité de Noirs, au lancement de la première marche des gilets jaunes de Détroit.

Naissance des gilets jaunes de Détroit

Le rassemblement est organisé par Meeko A. Williams. Un jeune activiste noir principalement engagé dans le problème de l’accès à l’eau potable qui a co-créé l’association Hydrate Detroit (« Hydratons Détroit »). Ce problème, dans une ville où le chômage conduit de nombreuses familles sans ressources à se voir couper l’eau courante, est en effet éminemment politique.

Pourtant, la situation pourrait être pire encore. La ville voisine de Flint s’est retrouvée en 2012 sous l’autorité d’une administration non-élue, suite à son endettement record après la crise des subprimes. Sous sa direction et celle de l’ancien-maire, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, dû à l’usage de la rivière polluée qui coulait à travers la ville pour l’alimentation en eau. Cet empoisonnement a notamment affecté le développement cérébral des enfants.

Si la crise a beaucoup fait parler d’elle, on oublie qu’elle n’est toujours pas résolue. Peu de personnes mentionnent également le rôle de l’entreprise General Motors qui, non contente d’être en partie responsable de la pollution de la rivière par sa production, obtint de la municipalité qu’elle cesse de l’alimenter avec l’eau de la rivière de Flint… car celle-ci corrodait les voitures sur les lignes d’assemblage. Personne n’a alors pensé que ce qui n’était pas bon pour les carrosseries pouvait ne pas être bon pour la consommation par des êtres humains.

Les gilets jaunes marchent pendant une demi-heure et interpellent les (rares1) passants. Sur la QLine, un monorail qui dessert le centre-ville et lui seul et qui a coûté des sommes faramineuses. Sur l’énorme complexe commercial construit autour d’un Little Cesar (une chaîne de pizza) avec de l’argent destiné aux écoles. Sur tous ces investissements faits par une municipalité proche des milieux d’affaires qui cherche à revitaliser la ville en développant son CBD2 et en attirant de nouvelles populations dans le centre-ville.

À l’opposé de ce que les habitants eux-mêmes ont fait pour contrer le déclin de Détroit, à savoir développer de nouvelles solidarités à travers les jardins communautaires, des projets collectifs, la réhabilitation de maisons délabrées sous forme de squats occupés par des associations ou des particuliers, etc.

À Détroit les jardins communautaires sont devenus le symbole d’une résilience locale et de l’entraide. Nulle part ailleurs aux États-Unis l’attachement à une ville – pourtant à moitié en ruines – n’est aussi perceptible chez ses habitants. © T. Grimonprez pour LVSL.

La marche est joyeuse. Meeko crie dans son mégaphone “Impeach the Peach” (“Démissionnez la pêche” : une référence à la carnation particulière de Donald Trump et aux velléités de certains démocrates – désormais sur le point de se réaliser – d’employer contre lui la procédure d’Impeachment). Mais le cortège est interrompu lors de son arrivée en centre-ville par un barrage de police. S’engage une altercation virulente avec des policiers calmes mais méprisants. Sûrs de leur force mais néanmoins désireux d’éviter un scandale à trente mètre du stade, dans lequel les candidats à la primaire démocrate commencent à arriver.

Les relations avec la police locale restent tendues malgré la présence d’une majorité de noirs dans ses rangs. Une militante filme la scène alors qu’un autre demande au nom de quoi on lui interdit l’accès à une rue de sa ville pour un événement organisé par une chaîne privée (CNN). La tension monte mais le cortège se disperse finalement et tente de contourner le dispositif pour rejoindre le centre-ville.

DSA et TYT : Deux organisations et deux conceptions de la lutte

Déjà les autres cortèges approchent de l’esplanade sur laquelle les télévisions ont installé leur plateau, devant le stade des Tigers de Détroit (l’équipe de baseball locale). Les premiers à arriver sont les démocrates-socialistes du DSA avec leurs banderoles rouges représentant une poignée de main (symbolisant le dépassement des clivages liés à la couleur de la peau par l’alliance de tous les travailleurs) au creux de laquelle pousse la rose socialiste. Si l’esthétique des bannières est vintage, les slogans sont à l’ordre du jour et appellent au Green New Deal. Le climat politique américain fait du DSA un parti beaucoup plus radical que les sociaux-démocrates européens ; le parti se réclame toujours du marxisme. Certains de ses membres arborent le foulard et les lunettes des black-blocs en même temps que le t-shirt rouge. D’autres ont un look plus conventionnel.

Les Démocrates-Socialistes de Détroit défilent sous des banderoles “Un monde meilleur est possible” et “Le capitalisme ne marche pas / ne travaille pas [ndt : jeu de mot sur ‘working’ qui signifie ‘travailler’ – par opposition au capital – autant que ‘marcher’ dans le sens de fonctionner]”. © T. Grimonprez pour LVSL.
Le DSA a de bonnes raisons de se sentir fort. Sa figure de proue est Alexandria Ocasio-Cortez, élue sous l’étiquette démocrate mais issue de ses rangs, le parti autorisant la double appartenance. À la tête du Squad, un groupe d’élues de couleur aux tendances radicales, elle est la personnalité émergente la plus influente du pays. Avant même qu’elle n’attire à elle la lumière, le parti avait largement bénéficié de la remise au goût du jour de l’étiquette “socialiste” par Bernie Sanders pendant la primaire de 2015-2016. Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui.

« Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui. Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders.»

Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders lors de la primaire Démocrate. Ils considèrent le vieux sénateur comme leur meilleure chance d’avancer leurs idées sur l’échiquier politique américain. Par ailleurs, son projet d’assurance santé universelle (Medicare for all) représente pour eux une avancée pour les droits des travailleurs. Leur stratégie consiste en effet à créer un contexte favorable au basculement des États-Unis vers le socialisme démocratique qu’ils appellent de leurs vœux.

Mais le DSA n’incarne pas à lui tout seul la gauche américaine actuelle. De l’autre côté du Grand Circus Park (qui incidemment avait accueilli Occupy Wall Street Detroit en 2011) se rassemblent les Young Turks. Derrière ce nom se cache en réalité un ensemble de chaînes présentes sur internet défendant des idées progressistes et anti-establishment. Un équivalent indépendant du Média. Depuis que son charismatique fondateur et principal présentateur Cenk Uygur a lancé la Progressive Economic Pledge campaign (une sorte de charte de gauche), la TYT Army (comme ils s’appellent) se comporte de plus en plus en organisation politique. Aux banderoles maisons du DSA s’ajoutent donc leurs pancartes en papier glacé généreusement distribuées au public. Le style diffère mais les slogans sont les mêmes : “Green New Deal”, “Higher Wages” (“Des salaires plus haut”), “Medicare for all”, “Free College for all” (“Université gratuites”) et “End private campaign financing” (“Mettez fin au financement privé des campagnes politiques”). Tout comme le DSA leurs égéries ont pour nom Ocasio Cortez et Sanders.

Cenk Uygur prend la parole : “Nous avons deux candidats progressistes”. The Young Turks défendent autant Sanders (socialiste) que Warren (interventionniste). © T. Grimonprez pour LVSL.

Pourtant quand Cenk Uygur se perche sur le socle d’une statue et prend la parole une différence commence à apparaître. “J’adore que pour la première fois dans ma vie il n’y ait non pas un mais deux candidats progressistes et qu’ils mènent tous deux la course [pour la primaire]”. Uygur fait référence à Bernie Sanders mais aussi à Elizabeth Warren. Cette dernière a souscrit aux cinq points de son programme (ci-dessus) mais n’en demeure pas moins une défenseure avouée d’un système capitaliste modéré. Le TYT soutient ces deux candidats. Le SDA au contraire ne soutient personne à la droite de Sanders. Nonobstant les différences les deux groupes se rassemblent pour crier leurs slogans ensemble. Ils espèrent être entendus jusqu’au stade où le débat s’apprête à débuter.

Le SEIU : figure de proue d’un syndicalisme en pleine renaissance

Survient alors un troisième acteur, numériquement le plus important, le SEIU : Service Employees International Union (Union Internationale des Employés des Services). Un immense cortège de plusieurs milliers de personnes, le seul à être majoritairement noir, rejoint le parc. Ils brandissent des bannières à leurs couleurs, celles de “l’océan violet”, réclamant “des syndicats pour tous”. Mais aussi d’immense panneaux verts en forme de poings levés disant “Nous voulons un air respirable”. Ce syndicat de deux millions de membres qui regroupe des travailleurs hospitaliers, des agents d’entretien et des fonctionnaires a inspiré à Ken Loach son film Du pain et des roses. Aujourd’hui le plus gros donateur du Parti Démocrate s’est emparé de la question environnementale.

Le SEIU fait face à un impressionnant dispositif policier. Au violet emblématique du syndicat se mêlent le vert du Green New Deal. © T. Grimonprez pour LVSL.

Et ils ont eux aussi des raisons de croire dans l’avenir, malgré Trump et malgré le changement climatique. Le SEIU a été à la tête du mouvement pour un salaire minimum à 15$ de l’heure. Et ils ont déjà gagné ce combat non seulement contre Amazon (on en beaucoup parlé en France) mais aussi dans la Loi de sept États dont New York et la Californie. Malgré leur rupture avec l’AFL-CIO (plus modérée) le SEIU a vu ses rangs gonfler depuis plusieurs années consécutives. Et il n’est pas seul : tous les syndicats ont vu leur taille augmenter alors qu’ils étaient au plus bas il y a encore peu de temps. Les syndicats américains n’ont pas été aussi populaires depuis les années 1970. Tous ont intérêt à voir l’un des candidats de l’aile gauche l’emporter. Sanders surtout, mais aussi Warren et la démocrate plus centriste Kamala Harris, ont promis la création d’un système de conventions collectives aujourd’hui inexistant, s’ils l’emportaient.

D’autres organisations étaient présentes. Trop nombreuses pour les dénombrer toutes. Parmi les plus en vue les activistes climatiques de Extinction Rebellion et du Sunrise Movement. Les soutiens de Andrew Yang, candidat démocrate promouvant un revenu universel à 1000$ financé par une taxe sur les robots. Mais aussi les Justice Democrats qui se sont jurés de “dégager du Congrès tous les Démocrates soutenus par des grandes entreprises”.

Et si la gauche l’emportait ?

De l’autre côté de la rue quelques supporters de Trump sont venus montrer que le président a encore des soutiens. Ils ont cependant plus de pancartes que de volontaires. Un groupe de “Pro-Life Democrats” défend l’interdiction de l’avortement en exposant des photos agrandies de fœtus sanguinolents. Une jeune femme se place devant eux et crie “My Body : My Rights” (“Mon corps : mes droits !”). La foule répond “Son corps : ses droits !”.

Une militante pro-choix devant des militants anti-avortement. Au sein du Parti Démocrate l’IVG ne fait pas vraiment débat. Cette minorité active tente donc d’attirer l’attention sur elle par l’utilisation d’une communication choc. © T. Grimonprez pour LVSL.

Un dispositif policier impressionnant empêche l’accès à l’esplanade : police montée, miradors roulants, chars, canons à eau, motos, etc. Quelques militants s’échauffent. Finalement les autorités cèdent et ouvrent l’accès à l’esplanade. Les différents cortèges devront cependant se contenter de la traverser. Ils passent devant les caméras de CNN mais bien loin du stade et des candidats. La foule se disperse après quelques face-à-face tendus avec des supporters de Trump. Ces derniers, caméras portatives harnachées, cherchent à déclencher une altercation pour prouver la violence des “gauchistes” et des “antifascistes”. Ils repartiront bredouille.

Le président américain est historiquement bas dans les sondages d’opinion. Après une brève remontée durant l’été il stagne désormais autour de 40% de soutiens dans l’électorat. En 2016 il ne l’avait emporté que de justesse dans trois États du Nord. Aujourd’hui il devra se battre pour conserver le Texas que les Républicains ont failli perdre en 2018. La situation ne lui est clairement pas favorable. D’autant qu’il est désormais accusé de toutes parts d’avoir tenté de faire pression sur le président Ukrainien pour mettre en cause son probable adversaire, Joe Biden.

Les soutiens explicites de Warren sont peu nombreux mais on en trouve quelques-uns. Outre ces panneaux “Warren Fight” qui rappellent le combat de la sénatrice contre Wall Street, on peut aussi voir une pancarte où elle est représentée sous les traits d’Hermione Granger. En légende : “Quand vous combattez les forces du mal mieux vaut avoir une intello de votre côté”. Warren fait largement campagne sur son sérieux et son approche supposément plus réfléchie des problèmes. Son slogan “She has a plan” (“Elle a un plan”) fait oublier que son programme est moins détaillé que celui de Sanders. © T. Grimonprez pour LVSL.

Le vieux vice-président qui incarnait l’aile droite du parti et profitait de l’image d’Obama (qui a refusé de se prononcer pour l’instant) caracolait depuis des mois en tête des sondages. Mais avant même que n’éclate l’affaire ukrainienne il venait d’être dépassé dans un sondage de l’université Quinnipac par Elizabeth Warren (avec respectivement 25 et 27%). Si le sondage était déjà inquiétant, l’affaire ukrainienne vient rajouter un clou supplémentaire à sa chaussure.

Dans le même temps si Sanders est toujours loin derrière Biden et Warren il vient de remporter la course au financement en levant plus de 25 millions de dollars auprès de plus d’un million de donateurs. Mais le doyen d’une primaire dominée par les septuagénaires se voit attaqué sur sa capacité à mener le pays après l’opération du cœur qui l’a maintenu trois jours à l’hôpital. Warren le suit de près sur les financements et vient de lever 24,6 millions. Ils prouvent ainsi une nouvelle fois que les petits dons, au moins dans la primaire, permettent de l’emporter largement sur les candidats qui recourent au soutien des milliardaires et des entreprises. Biden et Buttigieg, les deux candidats centristes du quatuor de tête, n’ont levés à eux deux que 35 millions.

Le retard que Biden semble accuser dans les financements et désormais dans les sondages ne surprend personne qui soit allé sur le terrain. Le lendemain du “Revolution Rally” se tient le deuxième jour du débat et les rues sont désespérément vides. Des milliers de soutiens avaient fait le déplacement pour soutenir Sanders et Warren la veille. Quand le débat se tient entre Biden et Harris, les seuls démocrates qu’on peut voir hors du stade sont les “Pro-life Democrats”.

« Certes Warren n’est de gauche que comparée à Joe Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur.. »

On peut encore craindre de voir le scénario de 2016 se reproduire. La désignation d’un candidat centriste, sans soutien sur le terrain, par défaut, qui ne tiendrait pas face à la virulence de Trump. Mais de nouveaux scénarios semblent se dessiner. Certes Warren, qui prône la régulation du capitalisme, n’est de gauche que comparée à Joe Biden. L’espace politique entre elle et Sanders est au moins aussi grand qu’entre elle et Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti, Green New Deal, université et système de santé gratuits, feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur (ce qu’il était à certains égards). Son projet d’ISF et de démantèlement de certains géants du numérique comme Facebook agace déjà Mark Zuckerberg.

Le risque reste grand qu’une présidence Warren soit décevante. Surtout si elle se tournait pendant la campagne post-primaire vers des gros donateurs, comme son silence à ce sujet et le choix d’un conseiller plus que trouble a pu le laisser entendre. Mais une candidature Warren représenterait néanmoins un formidable décalage vers la gauche du parti Démocrate. Déplaçant le curseur là où le parti se trouvait dans les années 1960-70 à l’époque des frères Kennedy. Et en cas de victoire l’importance croissante de la question environnementale pèsera certainement d’un poids très lourd pour garder la gauche du parti mobilisée.

Le vrai test se fera sur les questions de sécurité, de justice et de politique étrangère. Les années Obama ont été sous le feu de la critique lors de la primaire comme jamais auparavant. Warren a, elle, refusé de critiquer l’ancien président sur sa politique migratoire ou son usage des drones. Mais elle défend une ouverture sur cette question ainsi que l’abolition de la peine de mort et des prisons privées. Difficile donc de savoir dans quel sens penchera la balance mais la proximité de la candidate avec Hillary Clinton (qu’elle avait soutenue en 2016 contre Bernie Sanders) est tout sauf rassurante.

En 2008 Obama avait galvanisé la jeunesse par de vagues promesses de changement et rassuré l’establishment par un relatif conservatisme économique. Ce combo gagnant semble désormais impossible. La jeunesse américaine s’est largement radicalisée et a pris à bras-le-corps la responsabilité qui était la sienne. Mais la vieille génération peine à voir au-delà de l’obstacle Trump. Peut-être ne le veulent-ils pas. La gauche en tout cas a compris que tout ne se jouerait pas à l’intérieur d’un parti encore sur le fil du rasoir et investit davantage groupes de pression, partis alternatifs, et syndicats.

Quel que soit le choix que fera le Parti démocrate cette année il sera critique et une nouvelle division générationnelle comme celle observée en 2016 peut faire perdre une élection que tout le monde annonce de plus en plus comme gagnée d’avance.

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1 – Les rues américaines sont peu fréquentés du fait de l’usage systématique de la voiture. C’est particulièrement vrai à Détroit. La ville a vu sa population s’effondrer de 1.8 million d’habitants en 1950 à à 700.000 en 2010.

2 – Central Business District : Centre d’affaire.

Trump et le RussiaGate : l’énorme raté de l’opposition néolibérale

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Donald_Trump_(29496131773).jpg
© Gage Skidmore

Au terme d’une enquête tentaculaire de 22 mois, le procureur spécial Robert Mueller vient d’exonérer Donald Trump de tout soupçon de collusion avec la Russie. Un fiasco monumental pour les médias américains ayant agité le spectre d’un RussiaGate depuis près de deux ans et demi, et un camouflet inquiétant pour l’aile droite démocrate qui avait préféré s’accrocher à ces délires conspirationnistes plutôt que de se livrer à une introspection salutaire suite à la défaite d’Hillary Clinton. Par Politicoboy.


« La plus grave faillite du système médiatique américain depuis la guerre en Irak, un fiasco humiliant, une arnaque dont l’ampleur des conséquences passées et futures nous est encore largement inconnue ». C’est en ces termes fleuris que Glenn Greenwald, prix Pulitzer pour ses révélations de l’affaire Snowden et fondateur du journal d’investigation The Intercept, qualifie le RussiaGate auquel le procureur spécial Robert Mueller vient de mettre fin. Si son rapport n’a pas été rendu public dans sa totalité, ses conclusions sont irréfutables : ni Donald Trump ni ses collaborateurs n’ont conspiré avec la Russie pour influencer les élections présidentielles de 2016. De plus, le document précise que l’enquête n’a pas permis de statuer de manière définitive sur une potentielle obstruction de justice commise par le président.

Depuis la France, difficile d’apprécier à sa juste valeur la signification politique de cette affaire. Aux États-Unis, elle a pourtant dominé l’actualité depuis deux ans et demi, au point d’influencer la politique étrangère de l’administration Trump. Plus de 8500 articles sur l’enquête du procureur Mueller ont été publiés par les quatre principaux médias libéraux du pays, le New York Time, le Washington Post, CNN et MSNBC. Soit plus de dix articles par jours pendant 22 mois. L’affaire fut de loin le sujet le plus couvert par les JT des trois premières chaines nationales (ABC, CBS et NBC) en 2018. Rachel Maddow, vedette de MSNBC, a consacré des centaines d’heures d’antennes à cette affaire, allant jusqu’à accuser Donald Trump d’être un agent russe coupable de haute trahison. Le président des États-Unis a ainsi été taxé de compromission avec une puissance étrangère par des individus et institutions de premier plan, de manière récurrente par la section Opinion du New York Time (qui titrait en novembre : « Trump est à la solde de Poutine »), l’ancien directeur de la CIA John Brennan, le président de la commission parlementaire au Renseignement Adam Schiff et le candidat à la présidentielle de 2020 Beto O’Rourke.

Pour le parti démocrate et les principaux médias de centre gauche, les conclusions de Robert Muller devaient permettre d’engager une procédure de destitution du président. Ces espoirs, servis quotidiennement à un électorat rendu furieux par la politique menée par la Maison-Blanche, reposaient sur des théories conspirationnistes douteuses.

Elles viennent de voler en éclat. Pour Donald Trump, il s’agit d’une victoire politique majeure qui jette un profond discrédit sur les principaux grands médias, le parti démocrate, et les douze autres enquêtes en cours qui le visent pour des soupçons de corruption, conflit d’intérêt et violation des règles de financement de campagne électorale. Pire, Trump sort de cette affaire renforcé, bénéficiant de l’image d’un président démocratiquement élu victime d’un procès médiatique doublé d’une tentative de coup d’État judiciaire. Pour saisir la portée de cette affaire, cet article propose de revenir en détails sur l’enquête, avant d’en explorer les conséquences politiques.

Des soupçons d’ingérence russe à l’enquête du procureur Mueller

Dès juin 2016, des soupçons d’ingérence russe dans la campagne présidentielle sont portés à la connaissance du FBI. Georges Papadopoulos, un conseiller de Donald Trump de second rang, aurait été informé par une source russe d’un piratage informatique dommageable pour le parti démocrate. Une enquête de contre-espionnage est ouverte, dans le but de garantir l’intégrité des élections. Le piratage des serveurs informatiques du parti démocrate et la publication des emails par Wikileaks quelques semaines plus tard placent cette affaire au cœur de la campagne. Donald Trump, qui milite pour un rapprochement diplomatique avec Moscou, déclare sur un ton mi-sérieux « La Russie, si vous m’écoutez, essayez d’obtenir les emails du serveur d’Hillary Clinton », en référence à l’autre scandale qui rythme la campagne, celui de l’utilisation maladroite d’un serveur privé par sa rivale du temps où elle occupait les fonctions de cheffe de la diplomatie américaine.

La presse et le camp démocrate voient déjà dans l’attitude du candidat républicain les signes d’une potentielle trahison. Au cours des débats présidentiels, Trump refuse d’admettre les conclusions des agences de renseignement américaines quant à la culpabilité russe dans le piratage informatique. « C’est peut-être la Russie, peut-être la Chine, ou d’autres personnes. C’est peut-être un type qui pèse 200 kilos depuis son lit ».

Le 6 janvier 2017, deux semaines avant sa prise de fonction, la direction du renseignement américain déclassifie avec fracas un rapport sur les soupçons d’ingérence russe. Sans fournir la moindre preuve, le document met en cause Moscou pour les piratages, et évoque de nombreuses opérations de manipulation d’opinion via les réseaux sociaux et la chaîne d’information Russia Today, avec des erreurs factuelles patentes et un langage plutôt comique. On y apprend que : « les reportages de RT dépeignent souvent les USA comme un État pratiquant la surveillance de masse, ils dénoncent des prétendues atteintes aux libertés civiles, allèguent l’existence de violences policières et l’usage de drones. […] dénoncent le système économique américain et une prétendue « avidité » de Wall Street ».

Trump et ses collaborateurs ne sont en aucun cas mis en cause. Mais dans les jours suivants, les directeurs du FBI et de la CIA briefent Trump et Obama de l’existence d’un dossier contenant des informations compromettantes pour le président fraîchement élu. La tenue de ces meetings est fuitée à la presse, ce qui pousse Buzzfeed à publier le fameux dossier dès le 10 janvier. Il s’agit en réalité d’un document compilé par Christopher Steele, un ancien espion britannique. Cette commande provenait du Parti républicain, qui voulait réunir des éléments contre le milliardaire, et avait ensuite été reprise par le comité électoral démocrate. Parmi les nombreuses supputations, le dossier allègue que le Kremlin serait en possession d’une vidéo montrant Donald Trump dans une chambre d’hôtel de Moscou, en compagnie de deux prostituées russes urinant l’une sur l’autre. Ce scénario digne d’un mauvais film d’espionnage fait la une des journaux télévises et alimente la thèse centrale d’un président soumis au chantage de Moscou et manipulé par Poutine.

En dépit d’innombrables contrevérités contenues dans le dossier, facilement démontables lorsqu’elles ne sont pas simplement risibles, les allégations sont souvent prises pour argent comptant.  Selon Matt Taibbi, journaliste à RollingStone, l’affaire n’aurait jamais rencontré un tel écho médiatique si la tenue des fameux briefings du FBI et de la CIA, opportunément fuitée à CNN puis reprise par toute la presse dès le 12 janvier, n’avait pas renforcé le sérieux du dossier.

Le 27 janvier, le FBI interroge Georges Papadopoulos, qui aurait essayé d’organiser des rencontres entre les cadres de l’équipe de campagne de Donald Trump et des représentants russes. Il sera par la suite inculpé pour mensonge au FBI. Puis c’est au tour de Michael Flynn, général à la retraite et principal soutien de Trump pendant la campagne, promu au poste central de conseiller spécial à la défense, de se faire sortir de la Maison-Blanche à cause de ses liens présumés avec des dignitaires russes. Il sera lui aussi inculpé pour parjure devant le Sénat, ayant caché l’existence d’une conversation téléphonique qu’il avait eue avec l’ambassadeur russe en janvier 2017.

Jusque-là, aucune faute répréhensible ni lien direct avec le nouveau président élu n’est établi. Discuter avec des diplomates russes lorsqu’on conseille le président des États-Unis semble d’une banalité confondante, et les inculpations ne sont provoquées que par les parjures des personnes concernées. Plutôt que d’être interprétées comme de l’incompétence, elles alimentent pourtant la thèse d’une conspiration.

Pour Trump, il va devenir de plus en plus difficile de mettre en place un rapprochement diplomatique avec le Kremlin. La première rencontre avec son homologue russe est couverte par la presse comme une potentielle trahison, dans un contexte où l’ingérence russe est qualifiée « d’acte de guerre » par le sénateur républicain John McCain, « du niveau de Pearl Harbor » selon le démocrate Jerry Nadler et « équivalent à un cyber-11 septembre » pour Hillary Clinton [1]. Le président se voit contraint de renoncer à un tête à tête en huis clos avec Poutine, puis forcé d’appliquer de nouvelles sanctions économiques contre Moscou. Selon le Wall Street Journal, certaines informations « secret défense » sont régulièrement cachées au président de peur qu’il ne les transmette à la Russie.

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Donald Trump et Vladimir Poutine au sommet d’Helsinki. ©Kremlin.ru

En mai 2017, frustré par le refus du directeur du FBI James Comey de lui apporter la garantie qu’il n’est pas lui-même visé par l’enquête de contre-espionnage, Donald Trump limoge brutalement ce dernier. Quelques jours plus tard, le président reconnait au cours d’une interview qu’il a pris cette décision « à cause de la chose russe ». Pour résoudre la crise politique qui s’ensuit, le département de la justice mandate un procureur spécial, Robert Mueller, avec mission d’enquêter sur l’ingérence russe et les éventuelles collusions et obstruction de justice commises par Donald Trump ou ses collaborateurs.

L’enquête de Robert Muller : un puissant débunkage et quelques zones d’ombres

Robert S. Mueller, ancien directeur du FBI et membre du parti républicain connu pour ses enquêtes minutieuses contre des organisations mafieuses, jouit de la solide réputation d’un crack à la probité exemplaire. Disposant de pouvoirs quasi illimités et d’une équipe forte de plusieurs dizaines d’agents chevronnés, il va mener une enquête tentaculaire, interrogeant plus de 500 personnes et produisant plusieurs milliers de procès-verbaux. Elle débouchera sur 5 condamnations à des peines de prison, 7 plaidés-coupables et 37 inculpations.

Pour autant, aucune preuve de collusion n’en ressort. Pire, le rapport final du procureur spécial douche deux autres espoirs du parti démocrate.

Premièrement, Mueller refuse de trancher la question de l’obstruction à la justice, délit qui avait provoqué la démission du président Nixon suite au scandale du Watergate. Le licenciement du directeur du FBI James Comey et les nombreux tweets et propos de Donald Trump, qui pouvaient être interprétés comme des pressions sur témoins, n’ont pas été jugés suffisants. Plus exactement, Mueller a choisi de laisser cette décision à la discrétion du garde des Sceaux, nommé par Trump en janvier dernier et confirmé par un vote au Sénat.

Deuxièmement, l’enquête n’a abouti à aucune inculpation pour corruption ou conflit d’intérêts.  Or le président Trump lui-même avait maladroitement indiqué dans une interview au New York Times que ses affaires personnelles et celles de sa famille constituaient une ligne rouge à ne pas dépasser. Son ancien conseiller Stephen Bannon avait confirmé au journaliste Michael Wolff (auteur du livre Fire and Fury) que si Mueller s’aventurait dans cette voie, Trump et ses proches finiraient au mieux en disgrâce, au pire en prison. Il semblerait que le procureur spécial ait refusé d’élargir le champ de son investigation, douchant les espoirs démocrates.

Pour enquêter, Mueller a appliqué les méthodes utilisées par le FBI contre les organisations mafieuses : inculper une personne de second rang, obtenir sa collaboration contre une remise de peine, et remonter petit à petit la filière. Ici, Georges Papadopoulos, Robert Gates et Michael Flynn ont plaidé coupable, ce qui a permis de condamner à sept ans de prison Paul Manafort (ex-directeur de campagne de Donald Trump) pour blanchiment d’argent et fraude fiscale antérieure à 2016, et l’avocat de Donald Trump Michael Cohen à trois ans, pour parjure devant le sénat et violation des règles de financement de campagne politique. Bien que ces deux individus centraux aient accepté de collaborer avec Robert Muller, ils ne lui ont pas fourni d’éléments supplémentaires permettant d’inculper le président ou ses proches.

L’investigation s’arrête donc à ces deux personnages. Paul Manafort représentait la clé de la théorie de la conspiration, car il avait participé avec le fils de Donald Trump à un meeting organisé en présence d’un avocat russe vaguement lié au Kremlin. La presse avait révélé l’existence de cette réunion après le lancement de l’enquête, et publié la boucle d’emails ayant précédé cette rencontre. On peut y lire la réponse de Donald Junior à la sollicitation d’un intermédiaire sulfureux souhaitant organiser cette rencontre, qui prétend pouvoir le mettre en contact avec des personnes proches du Kremlin détenant des informations compromettantes sur Hillary Clinton, par un désormais célèbre « si c’est ce que je pense, j’adore ça ». Trump Junior sera auditionné sous serment par le Sénat pour répondre de ces faits, sans que cette piste ne débouche sur de nouvelles inculpations.

Michael Cohen, fidèle avocat de Donald Trump depuis plus de dix ans, avait caché au Sénat le fait que Donald Trump explorait la possibilité de construire un hôtel à Moscou durant la campagne présidentielle. Fallait-il y voir le signe d’un lien avec Poutine ? Le 17 janvier 2019, Buzzfeed révèle que Trump aurait demandé à Cohen de mentir au Sénat, ce qui constituerait une obstruction à la justice. Robert Mueller démentira la révélation dès le lendemain. Lors de sa seconde audition sous serment devant le Congrès, Cohen confirmera que Trump n’opère pas de la sorte : « il vous fait comprendre que vous devez agir d’une certaine façon, mais il ne vous dira jamais directement de commettre un délit ».

En clair, malgré la collaboration étroite des principaux suspects, leur condamnation à de lourdes peines de prison et les multiples témoignages sous serment produits devant le Sénat, Mueller n’a pu établir la preuve d’une collusion entre Trump et le Kremlin ni arriver à la conclusion que le président avait commis une obstruction de justice [2].

Par contre, le procureur spécial a inculpé 12 agents russes du GRU pour piratage informatique, et 12 autres citoyens russes suspectés d’avoir contribué à des activités de trolling sur les réseaux sociaux pour le compte d’une entreprise privée, dans le but « d’exacerber les tensions sociales pendant l’élection ». Même si ces faits s’avéraient réels, ils constitueraient un impact dérisoire sur l’élection elle-même, comparé aux sommes phénoménales dépensées par les groupes privés de manière légale, souligne le journaliste américain Aaron Maté dans le Monde diplomatique. Six milliards d’un côté, cent mille dollars pour les trolls russes de l’autre. En matière d’ingérence, l’Arabie saoudite et Israël exercent une influence sur la vie politique américaine incomparablement plus sérieuse. Le Wall Street Journal rapporte que le lobby pro-israélien AIPAC, basé à Washington, dispose d’un budget annuel de plus de 100 millions de dollars. Quant à Benyamin Netanyahou, il se fait inviter au Congrès des USA en 2015 pour prononcer un discours dénonçant la politique étrangère d’Obama, sans prendre le soin d’en informer à l’avance le président des États-Unis.

Si l’enquête du procureur Mueller a permis d’éclairer le rôle de certains personnages évoluant dans l’orbite de Donald Trump, elle vient surtout de dégonfler une série de thèses complotistes fumeuses, que le système politico-médiatique néolibéral avait embrassée de manière hystérique. Pour le camp progressiste, le réveil est brutal, mais salutaire.

Le FBI n’est pas votre ami

Depuis l’audition de James Comey devant le Congrès et la nomination du procureur spécial Robert Mueller, les électeurs démocrates et une partie significative de la gauche américaine ont adopté une posture contre-intuitive qui consiste à placer leurs espoirs dans une institution profondément conservatrice et historiquement réactionnaire. Les mêmes agences de renseignement qui avaient vendu la guerre en Irak, infiltré et durement réprimé les mouvements sociaux, et mis en place une surveillance de masse des citoyens américains devenaient le rempart démocratique contre Donald Trump. [3]

Robert Mueller a longtemps incarné la figure du sauveur miraculeux auprès d’un électorat traumatisé. Vêtus de T-shirt « Mueller is coming » en référence à la série Game of Throne ou de pancartes arborant le slogan « It’s Mueller time » (c’est l’heure de Mueller, un détournement d’une publicité pour la marque de bière Millers), des dizaines de milliers de manifestants ont régulièrement défilé à travers le pays pour exiger la sanctuarisation de l’enquête. Trump avait agité à plusieurs reprises le spectre d’un licenciement du procureur spécial, attaqué ce dernier personnellement à de multiples reprises et dénoncé l’investigation comme une « witch hunt » (chasse aux sorcières). Ce faisant, il exacerbait les espoirs de ses opposants.

À la lumière des conclusions de l’enquête, la colère du président s’explique plus simplement. Le New York Time, le Washington Post, Le Guardian, Buzzfeed, CNN et MSNBC ont publié plus de cinquante articles comportant des fake news en rapport avec le RussiaGate [4].

Certains frisent le comique. Le 31 décembre 2016, le prestigieux Washington Post titre « Des hackeurs russes infiltrent le réseau électrique du Vermont ». Le 2 janvier 2018, « Les hackeurs russes n’ont vraisemblablement pas infiltré le réseau électrique du Vermont ». Fortune Magazine révèle que « Russia Today a piraté la chaine parlementaire CSPAN » sans prendre le temps de confirmer cette information auprès de la victime présumée, qui dément immédiatement. En décembre 2017, CNN et MSNBC dévoilent un scoop explosif, révélant que Donald Trump Junior avait obtenu un accès exclusif aux archives de Wikileaks, pour s’apercevoir quelques heures plus tard qu’il s’agissait de données en accès libre.

Le Monde diplomatique s’est également fendu d’un éditorial dénonçant « l’honneur perdu du Guardian ». Le quotidien britannique avait « révélé » que Paul Manafort aurait rencontré Julian Assange à trois reprises à l’ambassade de l’Équateur, le lieu le plus surveillé de Londres, où il s’est réfugié depuis 2012. En dépit de l’absence de preuve, l’information sera reprise par le NYT, CNN et MSNBC, avant d’être mise au conditionnel, puis démentie.

Ces ratés monumentaux présentent deux points communs : les informations proviennent majoritairement de fuites anonymes issues des services de renseignement américain, lorsqu’elles ne sont pas colportées par d’anciens membres de ces agences désormais employés comme « experts » sur les plateaux télé, et sont relayées par les journalistes peu enclins à s’embarrasser d’un travail de vérification. Ainsi, on aboutit au paradoxe suivant : les mêmes institutions qui avaient été décrédibilisées en vendant la guerre en Irak ont cherché à se racheter auprès de l’opinion en attaquant Donald Trump, ce dangereux président, produisant l’inverse du résultat escompté : Trump est plus que jamais légitimé, et la presse et les agences de renseignement décrédibilisées.

Les causes d’une débâcle médiatique sans précédent

La victoire surprise de Donald Trump a provoqué un véritable traumatisme. Même le principal intéressé jugeait son succès impossible, à en croire de nombreuses sources indépendantes [5]. Pour le camp qui soutenait Hillary Clinton, soit la quasi-totalité des grands médias, l’attitude logique aurait consisté à opérer une profonde introspection. Comment expliquer qu’un novice, raciste, xénophobe et sexiste promettant de renverser le système puisse être élu ? Une sérieuse remise en cause des politiques néolibérales qui déciment la classe moyenne depuis quarante ans et exacerbent les inégalités semblait nécessaire.

Les principaux médias audiovisuels méritaient également de se livrer à un exercice d’autocritique, eux qui avaient offert une tribune gratuite au milliardaire, faisant passer leurs intérêts financiers devant leur rôle d’information du public. Le directeur de CBS concèdera que Donald Trump était « probablement mauvais pour l’Amérique, mais vraiment bon pour nos audiences ».

Le RussiaGate représentait une opportunité de se racheter une image tout en récoltant les bénéfices financiers de la captation d’une audience toujours plus avide d’information. Plus Donald Trump s’engageait dans des comportements outranciers ou des politiques impopulaires, plus les électeurs démocrates espéraient qu’une solution miraculeuse allait mettre un terme à leur cauchemar. Plutôt que de se remettre à faire du journalisme, traiter des causes profondes de la victoire de Donald Trump et parler des sujets qui touchent le quotidien des Américains, les péripéties d’un bon thriller d’espionnage promis par le RussiaGate présentaient une alternative bien plus séduisante. Surtout, remettre en cause le système allait à l’encontre des intérêts particuliers des propriétaires des grands médias et de la petite élite médiatique qui sévit dans les cercles du pouvoir, sur les chaines câblées et dans les pages Opinions de la presse papier.

Donald Trump souhaitait explorer les possibilités d’un rapprochement diplomatique avec la Russie. Il avait qualifié l’OTAN d’organisation obsolète et fustigé l’incompétence des services de renseignement. Ce faisant, il s’est attiré les foudres des hauts fonctionnaires de tous bords. La théorie du complot russe présentait un double avantage :  déstabiliser un président honni par une majeure partie de la classe politique, et recadrer la politique étrangère du nouveau chef d’État vers l’éternel affrontement avec l’ennemi russe.

Les nombreux anciens membres du renseignement américain et généraux à la retraite employés comme lobbyistes par l’industrie de la défense et experts par les chaines de télévision avaient tout intérêt à alimenter la thèse du complot. Les néoconservateurs républicains et les faucons démocrates partisans d’un interventionnisme militaire y trouvaient également leur compte.

Enfin, en embrassant la théorie de la collusion, les démocrates associés au camp Clinton s’évitaient tout examen de conscience trop poussé. Pour expliquer leur défaite humiliante face à Trump, Poutine représentait un coupable idéal [6].

En l’espace de quelques semaines, un curieux alignement d’intérêts divers s’est ainsi opéré. Médias néolibéraux, agences de renseignement, démocrates pro-Clinton et néoconservateurs républicains se sont tous ralliés derrière la théorie frauduleuse de l’existence d’un axe Trump-Poutine [7].

Le parti républicain et l’extrême droite allaient également bénéficier de cette formidable diversion médiatique pour mieux faire passer une suite de réformes particulièrement impopulaires, allant de la suppression des normes de protection environnementale à la dérégulation bancaire, en passant par les fameuses baisses d’impôts concentrées sur les ultra-riches, les tentatives de démantèlement de l’assurance maladie Obamacare, la privatisation d’internet, le retrait des USA de l’accord sur le climat et la suppression des objectifs de réduction de consommation des voitures neuves. Un exemple criant résume cette aubaine : le jour où le Sénat examinait la résolution pour le green new deal d’Alexandria Ocasio-Cortez, les JT ouvraient sur les conséquences de l’après-Mueller.

Des conséquences politiques dramatiques

L’hystérie qui s’est emparée des principaux médias n’a pas seulement accouché d’un raté journalistique sans précédent, elle a également privé les journalistes sérieux d’un temps d’antenne précieux pour exposer les nombreuses décisions catastrophiques prises par l’administration Trump. Au lieu d’attaquer le président sur ses nombreuses promesses rompues, que ce soit en matière de santé, d’emploi ou de lutte contre la corruption, les théories complotistes ont monopolisé l’espace médiatique.

Si le but était de détruire l’image du président pour permettre sa destitution, une focalisation sur ses nombreux conflits d’intérêts aurait produit des résultats bien plus probants, appuyés par des faits incontestables. Celui qui avait fait campagne en promettant d’assécher le marais de Washington dans lequel pourrissent les politiciens corrompus s’est rendu coupable de nombreux abus démontrés par la presse, mais souvent passés inaperçus. Sa famille utilise ses propriétés personnelles pour vendre un accès au président. De nombreuses rencontres diplomatiques sont organisées dans son golf de Mar-A-lago aux frais du contribuable, tandis que la carte de membre de ce golf est vendue à prix d’or. Son administration constitue un repère de lobbyistes nageant dans les conflits d’intérêts. Trump lui-même a récemment levé les sanctions pesant sur l’entreprise chinoise ZTE après avoir obtenu un prêt de 500 millions de dollars auprès d’une banque chinoise pour financer un projet immobilier en Indonésie. Sa fille Ivanka et son gendre Jared Kushner auraient fait pression sur le Qatar, menacé d’une invasion militaire par l’Arabie Saoudite, pour obtenir un financement pour la construction d’un building à Manhattan [8]. La liste semble interminable.

Pourtant, l’américain moyen saturé depuis 22 mois par le RussiaGate n’a pas eu accès à ces informations. Désormais, elles seront balayées d’un simple fake news par un Trump triomphal.

Les rebondissements incessants du RussiaGate ont absorbé une partie non négligeable de l’énergie militante des électeurs démocrates. Au lieu d’être encouragés à s’organiser pour manifester, ils ont été incités à s’assoir devant CNN et MSNBC pour digérer les multiples péripéties du RussiaGate. À quoi bon se mobiliser lorsque le père Mueller tient Donald Trump entre ses mains ? Pourtant, ce sont bien les mobilisations massives contre le décret anti-musulman et pour la défense de l’assurance maladie Obamacare qui ont permis d’affaiblir l’administration Trump et d’arracher des concessions. La victoire démocrate aux midterms doit très peu au procureur Mueller, et beaucoup à la campagne menée par l’aile gauche démocrate sur le thème central de l’assurance maladie [9].

Les répercussions internationales doivent également être soulignées. Glenn Greenwald insiste sur la pertinence de la comparaison avec le fiasco journalistique de la guerre en Irak. En 2002, la majeure partie de la presse américaine avait martelé le mensonge sur la présence d’armes de destruction massive en relayant des fuites orchestrées par les agences de renseignement. Ici, ce sont les mêmes types de fuites qui ont alimenté les théories du complot, au point de faire passer le président américain pour un espion russe. Dans le cas de l’Irak, ces fautes journalistiques ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et déstabilisé durablement le Moyen-Orient.

Dans le cas du RussiaGate, on sait déjà que cette hystérisation a affaibli la réponse politique au réchauffement climatique, et exacerbé les tensions géopolitiques entre les deux super puissances nucléaires, au point que les membres du prestigieux Bulletin of Atomic Scientist ont mis à jour leur célèbre Doomsday Clock à minuit moins deux, soit le plus haut niveau de risque de conflit nucléaire jamais enregistré.

Loin de servir les intérêts russes, Trump a bombardé les troupes de Bachar en Syrie, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération des armes nucléaires de portée intermédiaire (INF), livré des armes lourdes à l’Ukraine (ce qu’Obama s’était interdit de faire), imposé de nouvelles sanctions économiques contre Moscou et déchiré l’accord nucléaire avec l’Iran. Au Venezuela, la Maison-Blanche cherche ouvertement à renverser un régime allié et partenaire économique majeur de la Russie, poussant cette dernière à y déployer des troupes. Les États-Unis font également pression sur l’Allemagne pour qu’elle réduise son importation de gaz russe, s’attaquant ainsi aux intérêts vitaux de Moscou. Trump aurait-il adopté une attitude si belliqueuse s’il n’était pas accusé d’être une marionnette russe depuis 1987, comme le rapportait le très sérieux New York Magazine, sur la seule base du fait qu’il avait visité Moscou à deux reprises cette année-là [10] ?

En France et en Europe, l’hystérie du RussiaGate aura entraîné des répercussions non négligeables. Derrière le Brexit, les troubles en Catalogne et le mouvement des Gilets jaunes, nos médias et gouvernements ont cru reconnaître la main du Kremlin. Ces thèses complotistes réfutées par les services de renseignement français ont néanmoins été sérieusement reprises par Emmanuel Macron. En off, dans sa lettre aux Européens, et jusqu’à l’Assemblée nationale. Elles ont permis de justifier des lois réduisant la liberté de la presse, et d’accroître le pouvoir de censure des GAFAM. Sans compter tous les médias alternatifs, journalistes critiques et opposants politiques ostracisés pour leur « complaisance » avec la Russie.

Donald Trump sera défait par les urnes, pas par les tribunaux

Le RussiaGate n’a pas dit son dernier mot. Le garde des Sceaux William Barr a indiqué qu’il rendra public l’essentiel des 300 pages du rapport d’ici fin avril. Mueller sera probablement auditionné par le Congrès. La presse et l’aile néolibérale du parti démocrate s’accrocheront à certains détails du rapport. Les commissions d’enquête parlementaires et investigations judiciaires visant Trump et ses associés suivront leur cours. La Russie continuera d’être accusée d’interférence dans les élections. Mais il sera de plus en plus difficile, après pareil fiasco, de convaincre les électeurs de la pertinence de ces éléments.

La thèse centrale de la collusion de Donald Trump avec le Kremlin vient d’imploser. Elle portait une accusation gravissime de haute trahison, dans un effort de délégitimer un président démocratiquement élu, voire de le destituer. En meeting dans le Michigan, Trump a résumé le sentiment de ses électeurs en une phrase « La folle tentative du Parti démocrate, des médias mensongers et de l’État profond de changer les résultats de l’élection 2016 viennent d’échouer ».

Évoquer la folie semble particulièrement pertinent tant les conséquences de ce fiasco médiatique risquent de revenir à la figure des néolibéraux. Le simple fait d’imaginer que Trump puisse être au service de Poutine, et que les preuves suffisantes seraient réunies pour convaincre les deux tiers d’un Sénat à majorité républicaine de destituer le président apparaît désormais comme une folle entreprise, conduite majoritairement par les mêmes personnes qui avaient sous-estimé Trump en 2016 et accepté de se laisser prendre à son jeu. Comble de l’ironie, ce sont les médias d’extrême-droite et la chaîne conservatrice Fox News, pourtant généralement affable d’exagération grossières  et de théories complotistes, qui tiennent le beau rôle. Eux qui n’avaient eu de cesse de mettre en doute les rebondissements du RussiaGate jubilent :

La fin de l’enquête du procureur Mueller marque ainsi la fin des espoirs d’une procédure de destitution du président. Pour se débarrasser de Donald Trump, les démocrates devront passer par les urnes. Les conclusions de l’investigation arrivent à temps. Il reste un an et demi à l’opposition pour se recentrer sur la politique, et convaincre les Américains d’élire un nouveau président.

 

Principales sources :

  1. Lire cet article de The Intercept pour un résumé du climat de guerre froide qui règne alors à Washington, ainsi que l’article du Monde diplomatique « Trump débordé par le parti anti-russe » pour une analyse plus globale.
  2. L’article « Ingérence russe, de l’obsession à la paranoïa », signé d’Aaron Maté  (le Monde diplomatique, décembre 2017) explique bien les principaux points de l’enquête, l’hystérie qui a accompagné le scandale et en quoi tout ceci semblait destiné à accoucher d’un flop.
  3. Lire à ce sujet Jacobinmag :  The FBI is not your friend
  4. The Intercept a dressé le top 10 des pires ratés journalistiques, plus une mention honorable pour dix autres articles contenant des erreurs importantes.
  5. En particulier le journaliste Michael Wolff, Steve Bannon (cité par Michael Wolff et ayant confirmé par la suite), le cinéaste Michael Moore et l’avocat Michael Cohen (témoignage sous serment devant le Congrès).
  6. Lire, par exemple, Aaron Maté, « Comment le “RussiaGate” aveugle les démocrates », le Monde diplomatique mai 2018
  7. Serge Halimi, « Trump débordé par le parti anti-russe », Le Monde diplomatique, septembre 2017.
  8. The Intercept et le New York Times rapportent la tenue d’un meeting entre Jared Kushner et le ministre des finances qatari, au cours duquel Kushner aurait cherché à obtenir un prêt de 500 millions de dollars pour rembourser des frais avancés pour l’achat d’un immeuble à Manhattan. Après ce refus, le Qatar sera placé sous embargo saoudien avec la bénédiction de Kushner. Sans les efforts du secrétaire d’État Rex Tillerson, le Qatar aurait été envahi par l’Arabie Saoudite. Finalement, Kushner a obtenu un financement du Qatar, un fonds d’investissement ayant accepté de payer en avance le loyer de l’immeuble pour 99 ans, selon Bloomberg. Dans son livre Kushner.inc, la journaliste Vicky Ward explique comment Jared Kushner et Invanka Trump auraient failli déclencher un conflit au Moyen-Orient pour obtenir ce financement.

Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue socialiste qui dynamite la scène politique américaine

©nrkbeta

Plus jeune femme jamais élue au Congrès des États-Unis, bête noire de la droite conservatrice, égérie de la gauche progressiste et véritable épine dans le pied de l’establishment démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez déchaîne les passions et bouscule la scène politique américaine. Portrait de la nouvelle star de la gauche radicale, par Politicoboy.


Le 6 janvier 2019, la chaîne CBS diffuse en avant-première un extrait « explosif » de son interview « 60 minutes avec Alexandria Ocasio-Cortez ». Pressée d’expliquer comment elle compte financer son « green new deal », la jeune élue du Bronx évoque la possibilité d’une nouvelle tranche d’impôt sur les revenus supérieurs à 10 millions de dollars, au taux marginal de 70 %. La droite crie au scandale, repeignant sa proposition en un taux d’imposition global, jugé confiscatoire. Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne Fox News, s’emporte, affirmant que les multimillionnaires « ne pourront plus aller au restaurant ». Face à ce torrent de critiques, les démocrates de centre droit adoptent leur classique technique de l’autruche en attendant que l’orage passe. Les principaux organes de presse se montrent plus généreux. Le Washington Post et le New York Times saluent une proposition « en phase avec la recherche économique ». Le plus conservateur « The Hill » exprime sa stupeur en publiant les résultats d’un sondage commandé après la diffusion de l’interview : 59 % des électeurs approuvent la proposition, dont 45 % de sympathisants républicains. Puis c’est Fox News, comble de l’ironie, qui s’étrangle devant le résultat de son propre sondage : 70 % des Américains seraient favorables à la proposition d’Ocasio-Cortez. En moins d’un mois, la question de la hausse d’impôt sur les ultras riches, que CBS imaginait susceptible de briser la carrière de la jeune élue, s’impose dans le débat public comme du bon sens, au point de provoquer un début de panique au forum économique de Davos.

Cette séquence médiatique résume parfaitement l’effet « AOC » (surnom d’Alexandria Ocasio-Cortez).

Maîtrisant les codes de communication moderne, son audace surprend et agace l’establishment politique, mais fait mouche dans l’opinion. Au point d’imposer des idées longtemps jugées trop « radicales » au cœur du débat public, que ce soit en matière d’écologie, de fiscalité ou de politique industrielle.

Pour comprendre comment cette jeune serveuse d’origine portoricaine fait désormais trembler Washington, il faut revenir sur son parcours personnel.

Une vocation politique qui prend ses sources dans l’activisme

Née dans le Bronx d’une famille modeste originaire de Porto Rico, Alexandria Ocasio-Cortez connaît la réalité quotidienne de la classe ouvrière américaine pour l’avoir durement éprouvée.

En plein cœur de la crise financière de 2008, son père décède d’un cancer au poumon. Tout juste diplômée de l’Université de Boston, elle doit se battre contre les banques qui espèrent saisir la maison familiale. Pour faire face aux difficultés économiques et rembourser ses lourds emprunts étudiants, elle travaille comme serveuse et barman.

« Les gens ne réalisent pas que les restaurants constituent un des environnements les plus politiques qu’il soit. Vous travaillez épaule contre épaule avec les immigrés. Vous êtes au cœur des inégalités salariales. Votre salaire horaire est en dessous du minimum légal, vous êtes payée par les pourboires. Vous faites face au harcèlement sexuel. Vous voyez comment notre nourriture est distribuée et préparée. Vous observez la fluctuation des prix. Pour moi, ce fut une expérience politique exaltante. » Explique-t-elle au magazine Rolling Stones (27 février 2019).

Ses études en sciences économiques la conduisent à effectuer un stage auprès du Sénateur Ted Kennedy, avant de débuter une carrière d’éducatrice et d’organisatrice pour deux ONG new-yorkaises. En 2016, elle rejoint la campagne présidentielle de Bernie Sanders, où elle travaille comme coordinatrice de terrain. Suite à cette expérience, elle passe deux semaines à Standing Rock auprès des opposants à la construction de l’oléoduc « Dakota Access ». C’est là qu’elle aurait pris sa décision de briguer le poste de représentant au Congrès du 14e district de New York.

Jeune femme « milléniale » d’origine hispanique et modeste, Alexandria Ocasio-Cortez présente un cocktail détonnant auquel les nombreuses catégories sociales qui constituent le cœur de l’électorat démocrate peuvent facilement s’identifier, qu’il s’agisse des jeunes étudiants et diplômés endettés, des travailleurs précaires ou des minorités.

Son ascension fulgurante s’explique en partie par la richesse de son parcours : militante chevronnée issue de la classe ouvrière, sa maîtrise des codes de la classe dirigeante lui permet de tenir le choc sur les plateaux télé, et de briller en commission parlementaire. Ajoutez son aisance à communiquer et sa proximité avec les milieux activistes, et vous obtenez la combinaison idéale pour incarner le renouveau du parti démocrate à l’ère de Donald Trump. Mais avant de secouer Washington, encore fallait-il s’imposer à New York.

Jim Crowley et l’obstacle des primaires démocrates

Le 14e district de New York recoupe l’est du Bronx et une partie du Queens. Dans cette circonscription acquise au parti démocrate, le vainqueur de la primaire est quasiment assuré d’être élu au Congrès.

Face à Alexandria Ocasio-Cortez, Jim Crowley représentait le goliath de la politique new-yorkaise. Candidat en place depuis vingt ans, baron du parti pressenti pour succéder à Nancy Pelosi en tant que chef de la majorité parlementaire, il avait derrière lui la machine électorale démocrate, la presse et les riches donateurs. Avec 3,4 millions de dollars de budget, il disposait de dix-huit fois plus de moyens que sa jeune adversaire.

Dans une interview à la revue Jacobin, cette dernière explique son approche :

« Je ne savais pas exactement dans quoi je m’engageais, mais je savais quel type de campagne mon adversaire allait conduire : une campagne typique de l’establishment, financée par les dons issus d’entreprises privées. En général, ce genre d’opération ne se préoccupe pas du terrain. Moi, j’arrivais avec mon expérience d’organisatrice. Dès le début, je me suis focalisée sur les associations militantes, pour construire une coalition, et l’élargir à d’autres organisations. Ma campagne fut presque uniquement centrée sur le terrain, et les réseaux sociaux (…) Nous avons frappé à 120 000 portes, envoyé 170 000 SMS et passé 120 000 appels téléphoniques ».

Il fallait d’abord s’assurer que ses futurs électeurs soient inscrits sur les listes démocrates, afin de pouvoir participer à la primaire. Dans ce but, AOC mène une large campagne de sensibilisation un an avant l’élection. « Honnêtement, ce fut la période la plus difficile, celle où on m’a claqué le plus de portes au nez”. Les gens ne voulaient pas entendre parler du parti démocrate. Elle a dû les convaincre :  « cette année, une candidate progressiste se présente, elle n’accepte aucun financement du secteur privé, mais pour qu’elle puisse gagner, il faut s’inscrire sur les listes ».

Sa campagne proprement dite débute avec le lancement d’un clip vidéo exemplaire, qui s’est imposé comme la nouvelle référence du genre, et qui résume parfaitement l’essence de sa candidature. Filmée dans son quotidien, elle explique en voix off : «  les femmes comme moi ne sont pas supposées se présenter aux élections ». Elle nous décrit son parcours personnel avant de noter que «  la politique ne faisait pas partie de mes projets, mais après vingt ans avec le même représentant, on doit se demander, pour qui New York a-t-il changé ? Chaque jour devient plus difficile pour les familles des classes de travailleurs comme la mienne ». (…) « Cette élection, c’est l’argent contre les gens. Ils ont l’argent, nous avons les gens  ». « Ceux qui ne respirent pas notre air, ne boivent pas notre eau, ne vivent pas dans nos quartiers, n’envoient pas leurs enfants dans nos écoles, ceux là ne peuvent pas nous représenter. Ce dont le Bronx et le Queens ont besoin, c’est une assurance maladie universelle, une garantie de l’emploi, une réforme de la justice et la gratuité des universités publiques ».
 

Son programme rejoint celui de Bernie Sanders, avec une proposition plus radicale en matière d’immigration : la suppression pure et simple de l’agence de police des frontières « ICE », chargée de l’identification et de l’expulsion des sans-papiers, qui terrorise les habitants du Bronx issus de l’immigration.

Elle est soutenue par quatre organisations clés : le mouvement de Bernie Sanders « Our révolution », le parti démocrate socialiste américain (DSA), qu’elle rejoint après avoir été séduite par sa forte présence sur le terrain, l’ONG Black Lives Matter et l’organisation Justice Democrats, qui recrute des candidats progressistes dans tout le pays pour défier les démocrates “corrompus par les intérêts privés”. (1)

Avec 15 897 voix contre 11 761, Alexandria Ocasio-Cortez remporte la primaire par plus de 15 points d’écart. Le lendemain, la nation toute entière découvre son visage. Le New York Times décrit ce résultat comme « la plus sévère défaite subie par un démocrate sortant depuis plus de dix ans, qui va se répercuter sur l’ensemble du parti et à travers tout le pays ». Le Guardian partage cette analyse, qualifiant le résultat d’un « des plus gros coups de tonnerre de l’histoire politique américaine récente ». (2)

Les talk-shows et chaînes d’informations s’arrachent AOC. Fox News enchaîne les segments où ses journalistes commentent le programme de la jeune démocrate avec un air atterré. Sean Hannity placarde sur écran géant ses principaux points : « santé gratuite pour tous, garantie de l’emploi, université publique sans frais… » offrant une plateforme inespérée aux idées de la gauche socialiste, dont les principales propositions reçoivent entre 80% et 55% d’opinions favorables. (3)

Cette dynamique va se répéter, la classe politico-médiatique américaine pensant systématiquement attaquer Ocasio-Cortez en montrant à quel point ses idées sont « extrêmes », jusqu’à ce que les enquêtes d’opinion lui donnent raison.

Une star est née

La presse néolibérale essaye d’abord de minimiser cette victoire, qu’elle attribue à des raisons purement démographiques (son district étant majoritairement hispanique) pour masquer un raté journalistique embarrassant. Les médias alternatifs comme The Intercept, Jacobin, The Young Turks et le cinéaste Michael Moore avaient pressenti cette victoire, eux.

Profitant de l’effet de surprise, Alexandria Ocasio-Cortez va très rapidement endosser un rôle national.

D’abord en faisant campagne à travers le pays aux côtés de Bernie Sanders, pour soutenir des candidats progressistes en vue des élections de mi-mandat.

Ensuite, en s’imposant progressivement comme une star médiatique. Photogénique et spontanée, elle fait le bonheur des talk-shows télévisés. Son compte Twitter passe de quelques milliers d’abonnés à 3,5 millions, dépassant celui de Nancy Pelosi. Sur Instagram, 2,7 millions de personnes suivent ses « stories » où elle détaille sa routine de soin au visage, partage une recette de macaroni au fromage ou conduit des vidéos « live » depuis sa cuisine pour répondre aux questions de ses constituants, tout en préparant un plat de nouilles chinoises. Toutes les occasions sont bonnes pour faire de la politique. Ces vidéos virales lui valent un succès grandissant. Les chaînes de télévision s’arrachent ses interviews et commentent ses moindres faits et gestes, y compris la très conservatrice Fox News, qui entretient avec AOC une relation obsessionnelle.

Sans surprise, elle remporte l’élection générale face au candidat républicain, avec 78 % des suffrages (et 110 318 voix).

Entrée fracassante au Congrès

Pendant la période de transition, Alexandria Ocasio-Cortez confirme son statut de nouvelle star. En dénonçant la présence de lobbyiste dans des réunions d’orientation, en se plaignant des loyers exorbitants de Washington ou en guidant ses abonnés Instagram dans les arcanes du Congrès, elle déchaîne les passions.

La droite conservatrice semble obsédée par son socialisme assumé, et tente par tous les moyens de la décrédibiliser. Un journaliste poste une photo sur Twitter de sa tenue, commentant « vue la marque de cet ensemble, AOC n’est pas aussi pauvre qu’elle le prétend ». Problème : la photo est prise en traître et de dos, avec un angle digne d’un pervers. Puis c’est un commentateur influent qui fait émerger une vidéo datant de ses années étudiantes, où elle danse sur un morceau de Phoenix. Chaque attaque revient comme un boomerang au visage de ses auteurs, tandis que les répliques d’Ocasio-Cortez dépassent souvent la portée des tweets de Donald Trump lui-même.

https://twitter.com/AOC/status/1081234130841600000

Plutôt que d’embaucher une armée d’assistants parlementaires et stagiaires sous-payés, elle insiste pour rémunérer ses collaborateurs au salaire moyen de Washington DC, quitte à réduire la taille de son équipe. Les conservateurs hurlent au scandale, estimant que son cabinet n’aura pas suffisamment de personnel pour fonctionner correctement. Ses interventions en commission parlementaire et ses questions lors de l’audition sous serment de l’ancien avocat de Donald Trump, salués par la presse pour leur redoutable efficacité, leur ont donné tort. Comble de l’irone, grâce à AOC, la chaîne parlementaire CSPAN renoue avec l’audience.

Ce statut d’étoile montante lui permet de faire une entrée fracassante au Congrès. Le premier jour, elle rejoint des militants écologistes du mouvement Sunrise en « occupant » le bureau de Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des représentants (et troisième personnage de l’État après le président et le vice-président). Faisant preuve de tact, elle canalise l’énergie des militants tout en offrant à sa chef une porte de sortie, au sens propre comme au figuré.

La montée du socialisme aux États-Unis

Alexandria Ocasio-Cortez se revendique démocrate socialiste. Comme Bernie Sanders, elle défend une politique de classe qui s’oppose au statu quo. Son agenda législatif s’articule désormais autour de sa proposition phare : un « green new deal » particulièrement ambitieux, qui doit permettre de répondre à l’urgence climatique par une politique d’investissement public massif, tout en plaçant les politiques sociales et la création d’emploi au cœur de l’effort, incorporant ainsi l’essentiel des priorités de la gauche sous un seul projet.

Une vision de « bon sens », qu’elle articule avec brio. Pour elle, les radicaux sont ceux qui ne veulent pas répondre à la double urgence écologique et sociale, ou le font avec des propositions modérées qui ne suffiront pas à prévenir la catastrophe, ceux qu’elle appelle les « climate delayers ».(4) « Si considérer que personne aux États-Unis ne doit être trop pauvre pour vivre dignement est une idée radicale, alors appelez-moi radicale », répond-elle à ceux qui voudraient la peindre comme une extrémiste.

Pour autant, son habileté rhétorique et son pragmatisme médiatique ne doivent pas nous faire oublier ce à quoi elle semble aspirer, en tant que membre du DSA. Son projet est véritablement radical, dans le sens où il se propose de remplacer le capitalisme par un système socialiste, à travers trois axes principaux.

Premièrement, redonner le pouvoir aux classes qui produisent la richesse. Cela passe par un soutien indéfectible aux activistes et organisations militantes, l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et une défense du syndicalisme. Derrière cette stratégie, on retrouve la conviction que le changement vient rarement des élus, et toujours des mobilisations sociales.

Ensuite, retirer de la sphère du marché tout ce qui touche aux droits universels : la santé, l’éducation, l’énergie, le logement et même le travail lui-même. C’est en cela que sa proposition de garantie à l’emploi vient court-circuiter la logique capitaliste. Bien que le DSA reconnaisse au marché son utilité et ne remette pas en question la propriété privée, il propose de libérer un maximum de secteurs économiques de son emprise directe.

Enfin, promouvoir la démocratie comme principal remède face à l’influence des intérêts privés, en particulier au sein de l’entreprise, entité vouée à évoluer vers un modèle de gouvernance de type coopérative.

En ce sens, l’assurance maladie universelle et publique (Medicare for all) et le « green new deal » sont des propositions hautement subversives. La première ouvrirait la voie à la socialisation d’un sixième de l’économie américaine, la seconde transformerait le rapport capital-travail en profondeur. En ce qui concerne le financement de ces deux mesures, AOC s’appuie sur la Modern Monetary Theory pour justifier le recours au déficit public. Interrogée sur ces questions, elle commence toujours par renvoyer la balle dans le camp adverse : “Lorsqu’il s’agit de baisser les impôts sur les riches ou d’augmenter le budget militaire, on ne demande pas comment c’est financé. Pourquoi cette question vient seulement lorsqu’il s’agit de  mettre en place des programmes utiles pour la classe moyenne ? ».

Le pouvoir du capital politique

En politique, certains se focalisent sur les fonctions à occuper et conquérir, d’autres sur les textes et réformes à faire passer. Alexandria Ocasio-Cortez a compris que son pouvoir réside ailleurs.

Les démocrates sont majoritaires à la chambre des représentants, mais l’aile gauche socialiste reste un courant minoritaire au sein du parti. De plus, les conservateurs détiennent les trois autres branches du gouvernement (la Maison-Blanche, la Cour suprême et le Sénat). Autant de verrous capables d’opposer un véto à toute réforme socialiste. Enfin, AOC n’est qu’une élue parmi 435 représentants, et dans une institution qui fonctionne à l’ancienneté, son pouvoir législatif reste proche du néant.

Pourtant, en utilisant son capital politique avec agilité et en captant l’attention médiatique, elle a réalisé des miracles en quelques mois. Sa résolution pour un Green New Deal a redéfini l’ordre des priorités du parti démocrate et s’est imposée comme enjeu majeur dans le débat public. Les candidats démocrates à l’élection présidentielle se positionnent en fonction de ses propos, et ont tous approuvé dans les grandes lignes ce plan ambitieux.

 

©Senate Democrats

Son argument en faveur d’une hausse de l’imposition des ultras riches a généré de nombreuses propositions à gauche, et une forme de terreur mal contenue à droite. Enfin, AOC n’est pas étrangère à la capitulation d’Amazon face aux élus et militants du Queens qui s’opposaient à l’implantation du géant du numérique dans ce quartier new-yorkais.

Pour autant, l’establishment démocrate résiste à ses propositions jugées trop radicales, parfois par manque d’ambition politique et inertie, souvent parce qu’elles s’opposent directement aux intérêts des entreprises, lobbies et ultra riches qui financent le parti. Mais la pression est réelle et le risque d’apparaître déconnecté des réalités (et de leur base électorale) est non négligeable pour les cadres démocrates.

Si certains espèrent pouvoir neutraliser la jeune socialiste en lui opposant un néolibéral lors des prochaines élections, ou simplement en redessinant les contours de sa circonscription, d’autres ont peur de se retrouver sur une liste d’élus qui feront l’objet d’une primaire visant à les remplacer par un progressiste soutenu par AOC. L’aile droite démocrate a ainsi été nommément désignée par Alexandria Ocasio-Cortez pour sa complaisance lors du vote pour la réforme du contrôle des armes à feu. Une première rafale dans la lutte qui s’amorce au sein du parti.

La revue Jacobin exprimait ses craintes qu’AOC déçoive, soit isolée au Congrès et absorbée par l’institution. Pour l’instant, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Les parlementaires démocrates sont allés jusqu’à lui demander des cours particuliers d’usage des réseaux sociaux, qu’elle s’est empressée de dispenser avec un certain amusement. Mais c’est surtout sa capacité à établir un rapport de force qui explique son ascension fulgurante au sein du parti démocrate.

La gauche peut-elle faire l’économie de personnalités fortes ?

L’influence d’Alexandria Ocasio Cortez dépasse son propre camp. Donald Trump a fustigé le retour du socialisme dans son discours sur l’État de l’Union, et lors de la convention annuelle du parti républicain, son nom figurait sur toutes les lèvres et dans toutes les interventions. Épouvantail pour la droite et égérie pour la gauche, AOC semble appelée à jouer un rôle important dans la politique américaine.

Elle nous pousse ainsi à réfléchir sur les moyens dont dispose la gauche radicale pour influer sur la vie politique. L’appui sur les secteurs militants et les ONG de terrain ; l’utilisation du capital politique acquis grâce à un programme ambitieux et à une rhétorique populiste (au sens de Laclau), dont les propositions phares sont portées au cœur du système médiatique, explique le succès de la jeune socialiste, comme Jeremy Corbyn et Bernie Sanders avant elle. L’articulation de son projet lui permet de combiner les priorités des classes ouvrières en termes de qualité de vie, de pouvoir d’achat et d’emploi avec celles des personnes issues de l’immigration vivant dans les quartiers, et celles de la gauche éduquée qui se préoccupe avant tout d’écologie. En affirmant que ce sont les communautés les plus pauvres qui subissent en premier les conséquences du réchauffement climatique, elle propose une vision politique capable de rassembler une large coalition.

Le parcours d’Alexandria Ocasio-Cortez lui permet d’incarner à merveille cette articulation. Au propre comme au figuré, elle représente le nouveau visage de la gauche démocrate américaine.

***

Notes :

(1) Justice democrats est une organisation fondée par Cenk Uygur, le président de la webTV aux 4,5 millions d’abonnées The Young Turks, qui avait inspiré les proches de la France Insoumise pour la création du Média. Organisée sur le modèle d’un lobby politique, Justice Democrat recrute des candidats progressistes s’étant engagés à ne toucher aucun financement issu d’intérêts privés, pour les aligner contre les candidats démocrates financés par le privé. Son principal objectif est de supprimer l’influence de l’argent privé dans la politique américaine.

(2) : https://en.wikipedia.org/wiki/Alexandria_Ocasio-Cortez#Primary_election

(3) : Contrairement aux idées reçues, les américains sont beaucoup plus favorables aux propositions “progressistes” qu’on ne l’imagine, mais ces dernières ne sont pas suffisamment portées par le parti démocrate pour que cela fasse évoluer le rapport de force électoral. On constate ainsi qu’environ 45% des électeurs se déclarent conservateurs, alors que la hausse de l’imposition des riches est approuvé par 70% des américains, la légalisation du cannabis 66%, le doublement du salaire minimum fédéral (de 7,5 $ à 15 $ de l’heure) 55 %, une garantie à l’emploi à 46%, l’assurance maladie publique pour tous (Medicare for all)  à 56% et 80% approuve le “Green New Deal” : https://prospect.org/article/most-americans-are-liberal-even-if-they-don%E2%80%99t-know-it

(4) Le terme “climate delayer”, que l’on pourrait traduire par “climato-attentiste”  fait écho au terme “climate denier” généralement traduit par climato-sceptique, bien qu’il signifie “personne qui nie la réalité du réchauffement climatique”.

La démocratie américaine en péril

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© Gage Skidmore

La victoire du parti démocrate aux midterms et les tourments judiciaires de la Maison-Blanche pourraient être interprétés comme autant de signes de la vitalité de la démocratie américaine. Ce serait une erreur. Au-delà des attaques répétées de Donald Trump, c’est toute la droite conservatrice qui embrasse une stratégie antidémocratique. Par Politicoboy.

Le parti démocrate a remporté une large victoire électorale aux élections de mi-mandat. Propulsé par une participation en hausse de 30 %, il prend le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès, principal enjeu du scrutin, tandis que de nombreux référendums locaux confirment la progression idéologique de la gauche radicale américaine. Hausse de 30 % du salaire minimum, légalisation du cannabis et extension de la couverture santé Medicaid font partie des avancées obtenues dans une dizaine d’États pourtant acquis aux conservateurs (1). En particulier, la Floride vient de restaurer le droit de vote à 1,4 million d’anciens détenus (2).

Autant de signaux encourageants, qui viennent s’ajouter aux ennuis judiciaires de Donald Trump. Pourtant, cette éclaircie ne doit pas faire oublier l’orage qui gronde à l’horizon.

Midterms 2018 : une démocratie à l’agonie

Les signaux faibles en disent souvent plus long que les données électorales brutes. Pour une journaliste de la chaîne MSNBC, les images des files d’attente interminables observées devant les bureaux de vote le 6 novembre représentaient « un formidable signe de la vitalité de notre démocratie ». On pourrait lui opposer des chiffres, à commencer par celui d’une participation plafonnant à 50 % de l’électorat. Ou simplement lui demander pourquoi il est plus facile de voter au Brésil que dans la « première démocratie du monde ».

Mais il faudrait surtout lui dresser la liste des innombrables incidents observés au cours de la même journée. En Indiana, le FBI a été saisi suite aux innombrables irrégularités constatées. Au Texas, plusieurs machines refusaient de voter démocrate. Dans les quartiers populaires de Géorgie, certaines d’entre elles tombaient mystérieusement en panne. La Floride fut une nouvelle fois une mascarade, tandis que des tentatives d’intimidation des électeurs par la police des frontières ont eu lieu à El Paso (Texas). Mais nous en resterions aux signaux faibles.

Les signaux forts, eux, ne trompent pas. Donald Trump a accusé les démocrates de chercher à « voler les élections » partout où les résultats étaient serrés. Il ne fut pas le seul, les principaux cadres du parti ayant tenu des propos similaires (notamment Paul Ryan, Marco Rubio et Lyndsey Graham). En Floride, les candidats républicains ont tout fait pour empêcher le recompte des voix, multipliant les accusations de tentative de fraude électorale. Cette stratégie de délégitimation des élections ne date pas d’hier. On se souvient de la présidentielle de 2000, opposant Georges Bush à Al Gore. La Cour suprême avait interdit le recompte manuel des bulletins, offrant injustement la Maison-Blanche à Bush junior (3). En Géorgie, le candidat au poste de gouverneur Brian Kemp cumulait les casquettes de candidat et de Secretary of state, responsable de l’organisation des élections. Ce conflit d’intérêt majeur n’empêcha pas le parti républicain de lui fournir un soutien appuyé, chose « impensable dans toute autre démocratie », écrivait Paul Krugman dans le New York Times.

“Le parti républicain est engagé dans une entreprise visant à restreindre le droit de vote de toutes les catégories sociales, à l’exception notoire de celles qui constituent le cœur de son électorat.”

Or, Brian Kemp ne s’est pas contenté de superviser sa propre élection. Il a instauré des mesures visant à restreindre l’accès aux bureaux de vote des minorités et classes populaires si contraignantes qu’il en fut lui-même victime le jour du vote. La Géorgie fut le théâtre des pires efforts antidémocratiques : suppression de plus de 200 bureaux de vote dans les quartiers populaires, purge de 59 000 citoyens des listes électorales sur un prétexte qui vise à 90 % les Afro-Américains, machines défectueuses dans des quartiers a priori ciblés… la liste des initiatives douteuses semble interminable, et des procédures judiciaires sont en cours pour contester l’élection.

Dans le Dakota du Nord, près de 20 % de l’électorat amérindien n’a pas pu voter à cause d’une loi récente qui oblige les électeurs à présenter une adresse complète au bureau de vote (nom de rue et numéro), condition impossible à remplir pour les citoyens vivant dans les réserves. Mais c’est la Caroline du Nord qui remporte la palme de l’indécence, le candidat républicain du 9ème district ayant manipulé les bulletins de vote par procuration. Une fraude électorale si large qu’elle va provoquer un nouveau scrutin.

Ces pratiques pointent toutes vers une évidence : le parti républicain est engagé dans une entreprise visant à restreindre le droit de vote de toutes les catégories sociales, à l’exception notoire de celles qui constituent le cœur de son électorat.

Le parti républicain à l’assaut du droit de vote

Les premiers efforts coordonnés pour restreindre le droit de vote émergent après l’abolition de l’esclavage, avec les lois « Jim Crow » qui couvrent la période 1870-1965 et ciblent délibérément les Afro-Américains. Il faudra attendre le mouvement des droits civiques et le voting act de 1965 pour que l’accès au bureau de vote devienne réellement « universel ». Cette avancée sera remise en question dès 2002, par l’administration Bush.

Pour comprendre la méthode, il faut intégrer une dimension propre aux États-Unis : on y vote sans pièce d’identité, simplement à l’aide de son numéro de sécurité sociale. Cela s’explique par le fait qu’obtenir une carte nécessite des démarches spécifiques et coûte entre 50 et 175 dollars. Conséquence de cette discrimination, 11 % des Américains et 26 % des Afro-américains ne disposent pas de document valide (4).

Les efforts du parti républicain, sous prétexte de lutte contre la fraude électorale, consistent à établir l’obligation de présenter une carte d’identité. En 2002, la loi de Bush visait le vote par procuration. À partir de 2006, plusieurs États instaurent des lois concernant l’inscription sur les listes électorales. Ces efforts, contestés devant les tribunaux pour leur violation du « voting act », sont invalidés par la Cour suprême. Mais en 2013, cette dernière pivote à 180 degrés dans le procès Shelby County v. Holder, et supprime l’article 4 du Voting act. La décision partisane (5 juges républicains contre 4 démocrates) est justifiée en termes éloquents : « le pays a changé ». De fait, l’électorat blanc est en passe de perdre son statut de majorité, pour devenir une minorité ethnique comme les autres.

Suite au feu vert de la Cour suprême, 10 États contrôlés par le GOP (surnom du parti républicain) mettent en place une série de lois pour restreindre le droit de vote, doublée d’efforts visant à purger les listes électorales. En Caroline du Nord, les tribunaux invalident temporairement ces efforts, les jugeant discriminatoires envers les Afro-Américains « avec une précision chirurgicale ». Au Texas, la Cour suprême rend un verdict similaire, décrivant ces lois « discriminatoires envers les Hispaniques et les étudiants ». Le jugement pointait, entre autres, le fait que la carte étudiante n’était plus considérée comme une pièce d’identité valable, alors que le permis de port d’armes dans les lieux publics le demeurait (5).

Ces efforts finissent par payer. La Cour suprême des États-Unis, désormais largement acquise au GOP, vient de valider les lois de restriction du droit de vote mises en place en Ohio. Suite à cette décision, 12 États sous contrôle républicain ont débuté des initiatives similaires (6).

Aux lois clairement identifiables s’ajoutent des procédures plus discrètes, en particulier la réduction du nombre de bureaux de vote dans les quartiers populaires, afro-américains et hispaniques.

Les institutions menacées par les conservateurs

Le lendemain des résultats des midterms, l’humoriste et présentateur du Late Show, Stephen Colbert, ironisait : « Bonne nouvelle, les démocrates ont remporté la moitié d’une des trois branches du gouvernement. Les républicains ne contrôlent plus que la Maison-Blanche, la Cour Suprême et l’autre moitié du Congrès ! ». De fait, les institutions américaines restent majoritairement acquises aux conservateurs, et de plus en plus menacées dans leur intégrité par le GOP.

Commençons par rappeler que ces institutions ont été conçues pour favoriser la bourgeoisie et désavantagent donc structurellement le parti démocrate. La Maison-Blanche ne revient pas au candidat ayant obtenu le plus de voix (Georges W. Bush et Donald Trump avaient perdu le vote populaire), mais à celui qui remporte le plus d’États, pondérés par les « grands électeurs ». Ce système de Collège Électoral donne un poids disproportionné aux fameux « swing states », dont le plus célèbre n’est autre que la Floride, désormais entièrement sous contrôle républicain.

Le Sénat est structurellement non représentatif. Composé de deux élus par États, il offre au Wyoming le même poids politique que la Californie, malgré une population presque 100 fois moins importante. De manière générale, les États ruraux du Midwest votent de manière écrasante pour les conservateurs, et concentrent jusqu’à 50 fois moins d’habitants que les deux principaux bastions démocrates (État de New York et Californie). Et parce qu’il n’est renouvelé qu’au 1/3 à chaque élection, son orientation politique ne suit pas nécessairement la tendance générale du pays.

Seconde partie du Congrès, la Chambre des représentants est la seule institution réellement « représentative ». Mais elle pâtit des découpages partisans des circonscriptions. C’est la fameuse technique de « gerrymandering » qui consiste à diluer l’électorat hostile, ou de le concentrer dans une seule zone, afin d’obtenir un avantage structurel. Le résultat parle de lui-même : en 2018, le parti républicain disposait d’une avance estimée à 25 sièges et 5 % du vote national. En clair, seule une vague démocrate pouvait faire basculer la chambre (7). A l’échelle locale, le biais est encore plus prononcé, à tel point que dans certains États une large victoire démocrate (55 % dans le Wisconsin) a produit une large défaite en termes de sièges (30 %).

Ce découpage partisan est rendu possible par la majorité absolue détenue dans certains États (poste de gouverneur, sénat et chambre basse des parlements locaux). Le parti démocrate vient de briser cette majorité en remportant 7 postes de gouverneurs supplémentaires, mais dans trois États, le parti républicain profite de la période de transition (lame duck session) pour faire voter une série de lois réduisant drastiquement le pouvoir du gouverneur, dans un mépris absolu de la règle démocratique (8).

La Cour suprême, enfin, a perdu le peu de légitimité qui lui restait. En 2016, les conservateurs (majoritaires au Sénat) ont refusé pendant dix mois d’auditionner le candidat modéré nommé par Obama, sous prétexte d’année électorale. Une fois Trump à la Maison-Blanche, ils ont voté une loi abaissant le nombre de sénateurs requis pour confirmer un juge (de 60 à 51), ce qui permit au président d’envoyer un ultraconservateur à la Cour suprême dès avril 2017. Avec la démission d’un nouveau juge centriste en 2018, le GOP a expédié en temps records la procédure de confirmation du juge Brett Kavanaugh, achevée deux semaines avant les midterms dans un cynisme inouï. Sélectionné par Donald Trump pour ses déclarations publiques estimant qu’un président en exercice était au-dessus des lois, Brett Kavanaugh vit ses auditions marquées par de multiples scandales et accusations d’agression sexuelle. Sa ligne de défense ouvertement partisane et complotiste a définitivement discrédité le principe d’impartialité et de neutralité censé habiter la plus haute juridiction du pays.

Trump et le parti conservateur y disposent désormais d’une super majorité de 6 juges à 3. La philosophie législative de ces magistrats se résume à une stricte interprétation de la constitution, dans l’esprit qui animait selon eux les pères fondateurs. En clair, la supériorité de la race blanche et la défense des intérêts économiques de la bourgeoisie doivent passer avant la démocratie. Ce qui explique que les juges appartenant à cette école de pensée aient validé le décret antimusulman de Donald Trump, détruit le droit syndical, encouragé le financement des campagnes politiques par les intérêts privés et validé les efforts de restriction du droit de vote des minorités ethniques.

Obamacare, symbole du mépris conservateur pour les normes démocratiques

Les efforts du GOP pour abroger la réforme de l’assurance maladie mise en place par Obama en 2010 (baptisé « Obamacare » par ses opposants) illustrent parfaitement le mépris du parti républicain pour les normes démocratiques.

Cette réforme fut confirmée à trois reprises : lors du vote du congrès en 2010, par la décision de la Cour suprême de justice en 2012, puis en 2017 lorsque les efforts du parti républicain pour l’abroger ont échoué au terme d’un triple vote au Sénat.

Pourtant, le GOP a poursuivi ses efforts par deux voies séparées. L’administration Trump continue de saper les budgets pour rendre le programme inopérant, tandis qu’une vingtaine d’élus républicains à l’échelle locale, alliés à plusieurs dizaines de magistrats, ont déclenché une nouvelle procédure judiciaire pour rendre la loi « anticonstitutionnelle » suite à la suppression (par le parti républicain) d’une de ses prérogatives. Les élus à la manœuvre ont pourtant fait campagne en jurant vouloir protéger la loi, ou bien ont récemment perdu leur élection, comme c’est le cas du gouverneur et du procureur de l’État du Wisconsin. Un tribunal fédéral du Texas vient de leur donner raison, au mépris de la volonté du peuple (9).

Trump, le spectre de l’autoritarisme

La dérive antidémocratique du GOP précède l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, mais renforce son penchant autoritaire. Au lieu de contrôler et d’encadrer les actions du président de la République comme le prévoit la logique des institutions, le parti républicain a permis au milliardaire d’affaiblir considérablement les bases de la démocratie américaine.

Donald Trump, c’est les attaques incessantes contre la presse, désignée « ennemi du peuple », les encouragements à la violence physique contre des journalistes, le pardon présidentiel à un shérif condamné pour viol des institutions, le décret antimusulman et l’emprisonnement de deux mille enfants séparés de leur famille, sans mécanisme prévu pour les réunir par la suite. Trump, c’est aussi le soutien implicite à des groupuscules néonazis, la suppression des régulations protégeant l’environnement et la désignation systématique de boucs émissaires issus des minorités : les migrants, les musulmans, les hispaniques et les juifs.

“Ses enfants et son gendre se sont vu confier des postes à haute responsabilité, en dépit d’une absence flagrante de qualification, et s’en servent pour diriger lobbyistes et diplomates vers les clubs de Golfs et hôtels familiaux, où l’accès au président est souvent vendu à prix d’or.”

Le chef d’État a créé de toute pièce une crise migratoire à la frontière mexicaine, fermant les postes frontières et centre d’accueil susceptibles d’enregistrer les demandes d’asile pendant des mois, avant de gazer les migrants se massant en conséquence à la frontière. Contre une colonne de réfugiés fuyant la violence perpétrée par les régimes d’Amérique Centrale, il a dépêché 15 000 militaires auxquels il a verbalement permis de tirer à balle réelle.

Ses enfants et son gendre se sont vu confier des postes à haute responsabilité, en dépit d’une absence flagrante de qualification, et s’en servent pour diriger lobbyistes et diplomates vers les clubs de Golfs et hôtels familiaux, où l’accès au président est souvent vendu à prix d’or.

Fustigeant le ministère de la Justice pour la chasse aux sorcières dont il estime être victime, ignorant les rapports de ses services de renseignements, le président a systématiquement limogé les collaborateurs refusant de le protéger des enquêtes judiciaires. Le directeur du FBI fut remercié après avoir décliné l’ordre de mettre un terme aux investigations liées à l’ingérence russe, ce qui justifia le déclenchement de l’enquête du procureur spécial Robert Mueller. Le garde des Sceaux Jeff Session, qui s’était récusé dans cette enquête, vient d’être limogé à son tour, ainsi que son second dans l’organigramme du ministère de la Justice. Mueller a déjà réuni les preuves de délits commis directement par Donald Trump dans l’affaire du financement de sa campagne, sans que cela n’émeuve le parti républicain.

De plus en plus cerné par les ramifications de l’enquête, Trump pourrait être amené à prendre des mesures radicales pour se protéger. Exiger de son nouveau Garde des Sceaux qu’il enterre l’enquête de Mueller avant qu’elle n’arrive à son terme est une possibilité. Pour l’ancien candidat écologiste à la présidentielle Ralph Nader « Trump pourrait essayer de se sauver en démarrant une guerre à l’étranger ». « S’il limoge son directeur de cabinet et son ministre de la défense pour les remplacer par des interventionnistes, cela sera le signal qu’on se dirige vers un conflit », confiait-il au journaliste Chris Hedges en novembre. Un mois plus tard, les deux collaborateurs en question ont été remerciés.

Des tactiques directement inspirées des régimes fascistes

Interrogés par The Intercept, l’historienne spécialiste de Mussolini Rith Ben-Ghiat de l’université de New York et le philosophe chercheur à Yale Jason Stanely, auteur de « Comment le fascisme fonctionne : la politique du nous et eux », voient dans les manœuvres électorales de Donald Trump une reproduction presque parfaite des tactiques fascistes de l’entre-deux guerre.

La critique des élites intellectuelles et scientifiques, les attaques contre la presse et le journalisme, la désignation systématique de boucs émissaires (immigrés, musulmans, minorités ethniques et complot juif) et d’ennemis extérieurs (l’Iran, la Chine), la construction du mythe d’un passé glorieux qu’il conviendrait de restaurer (Make america great again), le népotisme et la communication directe avec les masses comptent parmi les traits principaux relevés par les deux chercheurs.

Alt-right members preparing to enter Emancipation Park holding Nazi, Confederate, and Gadsden “Don’t Tread on Me” flags. ©Anthony Crider

Ils ajoutent le formidable outil de propagande qu’est devenu FoxNews, première chaîne d’information du pays. Ses deux présentateurs vedettes sont allés jusqu’à s’afficher sur une estrade de meeting de campagne aux côtés du président, laissant peu de doutes quant à la perméabilité idéologique entre les deux institutions. Entre les fausses informations fabriquées par Fox News puis relayées par la Maison-Blanche, et les mensonges du président amplifiés par la chaîne, Trump dispose d’un puissant mégaphone pour diffuser sa rhétorique fascisante.

Sa base électorale, abreuvée de propagande par les médias conservateurs du pays, lui semble définitivement acquise. Depuis son élection, Trump a conduit plus de 60 meetings de campagne pour la solidifier. Ces « rallyes » sont l’occasion de fanatiser un groupe de fidèles qui représenterait le terreau d’une milice fascisée et armée jusqu’aux dents, forte de millions d’individus (10). L’un d’entre eux a expédié quatorze colis piégés aux principaux « ennemis du peuple » désignés par Trump et les conspirationnistes d’extrême droite : Georges Soros, Barack Obama, Hillary Clinton et la rédaction de CNN, entre autres. Faut-il s’en étonner, lorsque Trump caractérise constamment l’opposition démocrate comme « démoniaque » « folle » et « violente » ?

Les principaux médias ne semblent pas prendre cette rhétorique au sérieux. Pourtant, le milliardaire avait averti qu’il ne reconnaîtrait pas nécessairement les élections en cas de défaite, et a déjà évoqué la violence et les émeutes qui pourraient accompagner sa sortie de la Maison-Blanche. Trump parle ouvertement de la possibilité de briguer un troisième mandat, ce qui est en principe interdit par la constitution, mais serait en réalité difficile à empêcher dans le contexte actuel.

Il pourra compter sur l’appui d’une partie des milieux financiers et milliardaires auxquels il a accordé la plus grosse baisse d’impôts de l’histoire récente, et de l’Amérique évangéliste, qui voit en lui un allié inespéré pour abroger le droit à l’avortement et remettre en cause l’accès à la contraception.

Le parti démocrate, ultime garant de la démocratie ?

La prise de fonction de la majorité démocrate à la Chambre des représentants permet de rétablir le fameux jeu des « check and balances » sur lequel repose la démocratie américaine. Concrètement, le parti démocrate peut lancer des commissions d’enquêtes judiciairement contraignantes, dispose de l’initiative sur le plan législatif, et d’un pouvoir de veto au Congrès.

Mais s’opposer sans proposer risque de renforcer le président et de démobiliser les électeurs démocrates. Pour éviter cet écueil, Bernie Sanders avait décrit dans le Washington Post la stratégie à suivre : limiter les commissions d’enquête au strict nécessaire, et voter une série de réformes ambitieuses pour mettre le parti républicain (majoritaire au sénat) et Donald Trump au pied du mur.

Ces réformes devaient inclure, selon le sénateur socialiste, une proposition d’assurance maladie universelle (Medicare for all, approuvée par 70 % des Américains), une hausse du salaire minimum à 15 dollars par heure (souhaité par 74 % des Américains) et un « green new deal » pourvoyeur d’emplois.

Mais le parti démocrate, sous le leadership de son aile centriste et néolibérale, a pris la direction opposée en élisant à la tête de la majorité parlementaire la controversée Nancy Pelosi, candidate favorite des lobbies et de Donald Trump lui-même. Un choix logique, compte tenu du poids respectif des différentes factions, mais peu encourageant pour la suite. Pelosi a dû lâcher du lest à son aile droite, un caucus de 24 élus financés par des milliardaires républicains (sic), et enterrer toute perspective législative réellement progressiste.

Lorsqu’on évoque le parti démocrate, il faut garder à l’esprit que l’on parle d’une formation majoritairement de centre droit, financé par les lobbies industriels, et idéologiquement attaché à une logique de « compromis » (avec les républicains et les intérêts financiers) qui l’ont conduit à mettre en place un système d’incarcération de masse sous Bill Clinton, à déporter 2,5 millions de sans-papiers sous Obama, et à voter la hausse du budget militaire et la restriction des libertés individuelles sous Donald Trump.

La récente percée de l’aile gauche progressiste et l’arrivée au Congrès d’élus « démocrate socialistes » tels qu’Alexandria Occasio Cortez et Rachida Tahib ouvrent des perspectives, mais ne vient pas significativement chambouler les équilibres politiques.

Sources et références:

  1. https://www.jacobinmag.com/2018/11/2018-midterm-elections-roundup-ballot-measures
  2. https://www.jacobinmag.com/2018/11/florida-felon-disenfranchisement-amendment-4-midterms
  3. Al Gore aurait du gagner la présidentielle, si les bulletins avaient été recompté : https://theintercept.com/2018/11/10/democrats-should-remember-al-gore-won-florida-in-2000-but-lost-the-presidency-with-a-preemptive-surrender/
  4. Wikipedia, https://en.wikipedia.org/wiki/Voter_ID_laws_in_the_United_States
  5. Cet article de Vox dresse un tableau clair et alarmant: The Republican party vs democracy, vox: https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/12/17/18092210/republican-gop-trump-2020-democracy-threat
  6. https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/6/11/17448742/ohio-voter-purge-supreme-court-ruling
  7. https://projects.fivethirtyeight.com/2018-midterm-election-forecast/house/#deluxe&heat-map
  8. En particulier, dans le Wisconsin: https://www.vox.com/policy-and-politics/2018/12/6/18127332/wisconsin-state-republican-power-grab-democracy
  9. Lire cette analyse de Vox media : https://www.vox.com/2018/12/15/18141768/obamacare-unconstitutional-democracy-misha-tseytlin
  10. Chris Edges : Are we about to face a constitutional crisis ? https://www.truthdig.com/articles/are-we-about-to-face-our-gravest-constitutional-crisis/

“L’Italie a subi beaucoup plus de chocs que tous les autres pays européens” – Entretien avec Marco Causi

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©Salvatore Contino

Marco Causi est un économiste et un homme politique italien membre du Parti Démocrate. Après être passé par la Commission Européenne et par divers postes de conseiller économique du gouvernement et tu Trésor italien, il a été élu député de Sicile en 2008. Il est aussi l’auteur de SOS Rome : la crise de la capitale, d’où elle vient et comment en sortir. Retour sur les élections italiennes et la défaite du centre-gauche de Renzi.

Les élections du 4 mars ont consacré la victoire du mouvement 5 étoiles (M5S) et de la Ligue. Partout, la presse européenne a parlé d’une victoire du populisme et d’un effondrement de la social-démocratie. Quel bilan tirez-vous de ces élections ?

Avant toute chose, il faut dire que même si le Mouvement 5 étoiles et la Ligue ont remporté une victoire politique à cette élection, ce n’est pas pour autant une victoire complète. Le récit qui en a été fait ces dernieres semaines après le scrutin est celui des vainqueurs comme cela se fait toujours dans l’histoire. C’est comme s’ils avaient tout remporté, mais la réalité est tout autre car aucun parti n’a obtenu la majorité. Le M5S et la Ligue ont pris beaucoup d’ampleur, mais ni le M5S seul, ni la Ligue au sein de sa coalition de centre-droit, n’ont obtenu la majorité des sièges au Parlement. Par conséquent, cette victoire est incontestablement une victoire politique, car elle marque la défaite politique de mon parti, le Parti Démocrate, et de Forza Italia. Cependant, en réalité, il n’y a pas de véritable vainqueur à ces élections, car personne, demain, ne serait en mesure de faire un gouvernement avec la formation ou la coalition qui aurait clairement remporté ces élections. Finalement, le récit à faire est celui d’un Parlement sans majorité politique.

Le M5S a attiré le vote de nombreux jeunes, notamment les plus précaires et ceux qui ont le plus souffert de la crise. Les enquêtes ont montré que le vote M5S est avant tout déterminé par le chômage et le manque de service publics. Le Pd a, lui, en revanche, davantage attiré le vote des retraités et des plus optimistes. Pourquoi la gauche a perdu les classes populaires en Italie ?

Tout ce que je viens de dire sur le vote M5S vaut également pour la Ligue. La différence fondamentale entre le vote M5S et le vote pour la Ligue est celle qui demeure entre le Nord et le Sud du pays. La Ligue s’est transformée ces dernières années en suivant le modèle du Front national de Mme Le Pen en France et a tenté de devenir un parti d’envergure nationale. En effet, la Ligue s’est étendue parmi l’électorat du Centre de l’Italie et, dans une moindre mesure, du Sud. Elle a canalisé les difficultés sociales du Centre-Nord tandis que le M5S a surtout canalisé le malaise social du Sud. Il y a donc une géographie territoriale du vote qui doit toujours être regardée en parallèle de la géographie sociale. Il n’y a aucun doute que le Parti Démocrate a payé le prix d’avoir gouverné durant 7 ans. Gouverner, voilà que cela nous rappelle l’Italie de l’été 2011 qui s’embarquait dans la crise des dettes souveraines et le défaut de paiement. Ce furent ces circonstances qui firent tomber le gouvernement Berlusconi. Arriva ensuite un gouvernement d’urgence nationale conduit par Mario Monti. Le PD est depuis les élections de 2013 en charge du gouvernement du pays et a assumé les responsabilités d’affronter les problèmes de l’Italie qui sont loin d’être minimes, et de tenter de sortir le pays de la crise.

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Luigi di Maio, leader du M5S. ©Mattia Luigi Nappi

Comme tous les partis qui ont gouverné ces dernières années, des socialistes en France à la CSU de Merkel en Allemagne qui a subi une défaite électorale (elle a remporté les élections mais a perdu de nombreux électeurs) en passant par Obama aux Etats-Unis qui a gouverné pendant ces années de crise, nous étions dans une situation difficile à laquelle le Parti Démocrate s’est lui aussi confronté. Par ailleurs, il y a d’autres éléments qui peuvent nous aider à comprendre cette défaite et que nous devrons certainement analyser car ils ont à voir avec la manière dont le Parti Démocrate a grandi ces dernières années. Il a dû, face à l’urgence, d’une façon ou d’une autre, garantir la gouvernabilité de l’Italie. Il a été de plus en plus perçu comme un parti de pouvoir, un parti auquel il importe seulement de rester au pouvoir. Cela n’a pas aidé son développement harmonieux, aussi bien sur le plan culturel que politique. Rappelons que le Parti Démocrate est un parti très jeune : il existe seulement depuis 2007. Son engagement prioritaire à gouverner dans l’urgence n’a pas aidé son développement tant culturel que politique.

À ce propos, en effet, puisque le pays semble difficilement gouvernable, une alliance entre le M5S et le Parti Démocrate pourrait-elle être un scénario probable ?

Je ne le vois pas comme étant le plus probable car ce qui ce que sous-entend cette question c’est un gouvernement politique. J’ai dit qu’il n’y avait pas de place pour un gouvernement politique avec ces partis car personne n’a remporté ces élections. Le récit que font Di Maio et Salvini des élections est le récit des vainqueurs mais il est erronné. Ils n’ont pas la majorité et il n’est pas du tout possible que le PD la leur donne. Par ailleurs, celui qui soutient que le M5S s’alliera avec la Ligue a également tort. Ils ne pourront jamais faire un gouvernement politique. Je le répète donc : il est sûr que le PD ne pourra consentir à un gouvernement politique avec le M5S. Les cinque stelle sont les adversaires du Parti Démocrate. Je peux vous raconter ne serait-ce que la façon dont ils mènent les discussions avec le PD, dont ils insultent ce parti et insultent certains de ses membres – car il y a des personnes au M5S qui n’hésitent pas à aller à l’attaque personnelle. Ces personnes ont une façon de faire de la politique qui n’est pas la mienne. Ils pointent du doigt les individus comme le faisaient les nazis et les fascistes. Ils s’en prennent personnellement aux individus, les mettent au pilori, s’immiscent sur les réseaux sociaux. Il est impossible que le Parti Démocrate puisse consentir au M5S un gouvernement politique. Renzi ou pas Renzi, cela ne change rien, nous sommes tous de cette opinion.

Quelques militants du Parti Démocrate ont organisé une assemblée spontanée, ici au Mattatoio récemment. Ils étaient des centaines et l’assemblée s’est prononcée contre toute hypothèse d’alliance avec le M5S après ce qu’ils nous ont fait. Nous pourrons avoir comme seule possibilité un gouvernement technique, constitutionnel et d’urgence nationale qui ne serait pas un gouvernement politique, mais à qui les différentes forces présentes au Parlement pourraient donner un appui externe. Dans ce cas, le PD ne pourra pas refuser. Mais ce ne sera pas un gouvernement politique du M5S [NDLR, il y a en Italie une longue tradition des gouvernements techniques et transitoires, par opposition aux gouvernements politiques].

Le Parti Démocrate pourrait, dans l’avenir, d’ici quelques semaines, nous verrons comment cela évoluera, donner son appui non pas à un gouvernement politique mais à un gouvernement d’urgence nationale. Je souhaite que, en ces circonstances, le M5S fasse de même contrairement à 2013 où il refusa d’apporter son soutien à un gouvernement d’urgence nationale. En 2013, dans des conditions différentes, le PD ne pouvait alors pas avoir la majorité seul, et il dû aller la chercher au Parlement. Le M5S avait alors refusé de soutenir un hypothétique gouvernement d’urgence. Aujourd’hui, je pense que les choses se débloqueront s’il y a un changement dans la façon dont le M5S pense la politique. Je le souhaite naturellement, j’espère qu’ils comprendront que la dernière possibilité de former un gouvernement au cours de cette législature est le scénario d’un gouvernement d’urgence nationale appuyé par toutes les forces politiques du Parlement. Le point de départ de votre question est donc erroné. La possibilité d’une alliance PD-M5S pour un gouvernement politique n’existe absolument pas.

On continue à lire dans les journaux l’hypothèse d’une alliance entre le M5S et la Ligue. Le premier vote pour l’élection des présidents des Chambres a eu lieu vendredi et a conduit à une alliance entre le M5S et le centre-droit afin de faire élire un « 5 étoiles » à la Chambre des députés [NDLR, Roberto Fico] et un candidat du centre-droit au Sénat [NDLR, Maria Elisabetta Alberti Casellati de Forza Italia]. L’accord a été piloté par la le M5S et la Ligue, mais je ne crois pas du tout que cette alliance de circonstance pour la répartition des attributions des chambres puisse déboucher sur une alliance politique de gouvernement. D’autre part, en réalité, même si on parle plus de cette alliance que de celle entre le M5S et le PD, vous verrez néanmoins qu’une fois l’alliance terminée entre le M5S et la Ligue pour les présidences des chambres il n’y a aucune chance pour que cela se transforme en un gouvernement Di Maio-Salvini. Le problème n’est pas que le M5S serait trop à gauche et la Lega trop à droite parce que, par exemple sur la question de l’immigration, les cinque stelle ont avancé des propositions profondément anti-immigration. Au cours de la dernière législature, nous n’avons pas réussi à faire approuver le droit du sol… Nous avons en Italie 800 000 garçons et filles, nés en Italie, qui n’ont pas la nationalité italienne. 800 000 enfants à qui nous devons la donner. Ils sont nés en Italie, étudient dans nos écoles, vont dans nos universités… Bien sûr, ils peuvent l’avoir à 18 ans, mais jusqu’à 18 ans ils ne l’ont pas. D’autre part, nous considèrons que c’est une barrière détestable à l’intégration de ces enfants, qui sont italiens à part entière et qui, pourtant, se sentent marginalisés parce qu’ils ne peuvent pas obtenir la nationalité. La loi qui aurait permis aux 800 000 enfants italiens nés de parents étrangers résidents en Italie, et donc tout à fait réguliers, d’obtenir la nationalité n’a pas été approuvée parce que le M5S s’y est opposé.

Donc ce n’est pas comme si le M5S était de gauche. Le mouvement a surtout travaillé son marketing. Il est même meilleur que Berlusconi, celui qui a importé le marketing en Italie. Grillo, Casaleggio et le M5S ont appris de lui et l’élève a fini par dépasser le maître comme c’est souvent le cas. En réalité que font-ils ? Avec la Casaleggio Associati, ils font chaque jour des sondages d’opinion de très grande qualité. La Casaleggio, d’un point de vue technique, est une excellente structure d’analyse marketing. Ils peuvent saisir quelle est l’opinion des Italiens et suivre son évolution très précisément. Donc, si le M5S sait que 83% des Italiens sont aujourd’hui opposés à l’immigration, il n’aura pas le courage de défendre l’avis contraire car il sait qu’il est minoritaire. Ils n’ont pas de courage politique. Les membres du M5S sont des lâches. Ils n’auront jamais le courage de tenir une position contraire à l’avis majoritaire. Peut-être parce que c’est une bataille de civilisation, une bataille d’idéaux ou une bataille de valeurs. Ils vont là où va la majorité, grâce à Internet. Par chance pour l’Italie, ce n’est pas un mouvement réactionnaire. Mais je suis inquiet quant à la désillusion qu’il laissera. Les millions de personnes qui ont voté pour le M5S pensant que, le surlendemain, l’Etat leur donnerait 700 euros… Quand ils découvriront que cela ne se réalisera pas, pour qui voteront-ils la prochaine fois ? Je crains qu’un mouvement politique qui agit de la sorte ne laisse que de la désillusion. Cependant, je répète que des alliances politiques entre le M5S et le PD sont à exclure car personne ne le réclame au sein du PD. Comme Veltroni l’a dit l’autre jour dans une belle interview qu’il a donnée au Corriere Della Sera, les choses sont différentes si l’hypothèse est celle d’un gouvernement d’urgence qui nécessite la contribution de tout le monde. Mais ce ne sera certainement pas un gouvernement Di Maio.

Concernant Renzi, il semble qu’il ait cristallisé contre lui un rejet important de la part des Italiens, n’aurait-il pas dû s’en aller après sa défaite au référendum constitutionnel de 2016 ? Quel bilan tirez-vous de sa politique ?

L’Histoire est toujours comme cela : celui qui gagne a raison, et celui qui perd a tort. Cela me semble plutôt banal. Renzi a perdu, donc il a tort. C’est faux. Je ne pense pas qu’il y ait une responsabilité personnelle dans cette affaire politique. L’Italie, où des crises ont éclaté d’abord en 2008, puis en 2011-2012, a subi beaucoup plus de chocs que tous les autres pays européens, à cause de ses propres défauts structurels. L’Italie a des problèmes structurels qui sont nés il y a plus de 30 ans. Attribuons à Renzi le mérite de les avoir affrontés. Affronter ces problèmes signifie se heurter à la majorité de la population. Par exemple, grâce à la réforme de l’école, le gouvernement Renzi a stabilisé l’institution, c’est-à-dire qu’il a donné un travail à temps plein et à durée indéterminée à 100 000 enseignants qui étaient auparavant précaires. Comment s’explique le fait que ces gens-là se soient révoltés contre nous ? C’est parce qu’ils ne voulaient pas d’un travail stable, qu’ils souhaitaient rester précaires. C’est la bizarrerie de l’Italie. Une femme de 45-50 ans, qui est restée précaire pendant 20 ans à Agrigente ou à Syracuse, dans le sud profond de la Sicile, qui a désormais un mari, une famille, des enfants et une maison, préfère être précaire à 700€ qu’avoir un travail stable pour lequel elle pourrait aller à Mestre, à Milan ou à Turin. Les postes d’enseignant disponibles, qui devraient être occupés par ces 100 000 personnes embauchées, sont dans le Nord où le taux de fécondité est plus fort, et nous n’y pouvons rien. Nous avons donc des précaires dans le Sud, surtout, qui ne veulent pas déménager au Nord. On ne peut néanmoins pas dire que le gouvernement Renzi, lorsqu’il a stabilisé 100 000 enseignants, a fait quelque chose à l’encontre des travailleurs. Le problème est que la gestion d’une telle réforme est compliquée, difficile, et qu’il lui faudrait plus de temps.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

L’Italie aurait besoin d’un peu plus de temps pour sortir de ces problèmes structurels. L’Europe nous a beaucoup aidés, mais seulement dans l’urgence, car elle ne prend conscience des problèmes de l’Italie que lorsqu’ils deviennent urgents. L’Europe ne nous a pas aidés sur le plan structurel en nous concédant un peu de répit, alors que les défis italiens ont besoin de quelques années pour être résolus. Je ne me vois pas attaquer Renzi, même si je sais qu’il a fait des erreurs. Je pense que l’erreur majeure reste d’avoir eu peu de temps, d’avoir fait beaucoup de choses trop rapidement, alors que certaines réformes avaient besoin d’une maturation sociale beaucoup plus longue. Nous avons dû faire trop de choses dans l’urgence, en peu de temps, ce fut peut-être une erreur. Une faute psychologique également puisque du point de vue du gouvernement, faire mûrir davantage certaines mesures et réformes aurait amélioré leur impact social.

On sait qu’il existe une dette publique italienne de plus de 132% du PIB, et que le système bancaire italien est en crise. Y-a-t-il une responsabilité de l’Union européenne et des politiques d’austérité là-dedans, et quel bilan en faites-vous ?

Historiquement non, puisque la dette publique italienne s’est accumulée précédemment. Ce n’est pas l’UE qui en est responsable. Notre dette publique s’est creusée avant le Traité de Maastricht. Au contraire, je fais partie de ceux qui pensent que l’adhésion au Traité de Maastricht a amélioré les possibilités pour l’Italie de gérer sa dette qui date des années 70-80. La participation au projet de monnaie unique, dans les années 90 et la décennie 2000, nous a permis d’accéder à un niveau de taux d’intérêts très bas, et d’échapper au risque souverain que nous avions auparavant. Sous cet angle l’Europe n’est pas la responsable, elle nous aide plutôt. La crise bancaire dépend elle aussi des problèmes structurels de l’Italie. Les entreprises italiennes sont de petite taille. Nous avons une structure industrielle très complexe, puisque notre système productif nous permet d’atteindre le second excédent de la balance courante d’Europe. Par exemple, nous exportons plus que la France et importons moins, donc notre solde commercial est supérieur, et de beaucoup, à celui de la France. Nous sommes seconds, après l’Allemagne. Néanmoins, parallèlement à ce système productif très en avance dans certains secteurs, notre système productif est très fragmenté avec des entreprises trop petites qui s’approvisionnent uniquement par le canal du crédit bancaire, et qui ne disposent pas de la taille critique suffisante.

Nos firmes sont trop modestes et n’ont ni la culture, ni la capacité d’accéder à des circuits financiers plus avantageux. Il paraît normal, en Italie, que l’entreprise s’approvisionne sur le marché du crédit bancaire. Quand la crise économique est apparue, elle s’est automatiquement transmise au bilan des banques. Là-aussi la géographie va nous aider : quelles sont les banques qui sont entrées en crise ? Celles des Marches, de Toscane et de Vénétie, c’est-à-dire toutes les régions de petites entreprises industrielles du centre-nord. Les banques de Turin et de Milan ne sont pas entrées en crise, au contraire de celles des zones industrielles, des petites banques locales proches de nombreuses petites entreprises. Elles sont entrées en crise car ces firmes modestes fermaient et ne pouvaient plus régler leurs dettes.

L’Europe porte une responsabilité sur un point. Il est désormais reconnu de tous que l’Europe a pris du retard et s’est fourvoyée dans ses réponses à la crise. Le point culminant fut le fameux sommet de Deauville où le président Sarkozy et la chancelière Merkel se sont complétement trompés. En réalité, ils nous ont menés à la seconde récession de 2011-2012 alors que les Etats-Unis, d’où venait la crise, en étaient sortis. Ils n’ont pas connu de seconde récession, l’Europe oui. Ce fut la faute de la direction franco-allemande au cours des années 2010-2011. Je sais que cela n’a pas eu de conséquences uniquement à l’intérieur de l’Italie, que ce fut une erreur aussi pour les Français et les Allemands, pas uniquement pour les Italiens, les Grecs et les Espagnols. Concernant les banques, je suis davantage européiste dans le sens où la présence de mécanismes de réglementation, de contrôle, de garantie, de suivi de types supranationaux est une bonne chose également pour les banques italiennes, même si parfois elles en souffrent. En effet, dans le système bancaire il est aussi pertinent d’avoir plus de transparence, de s’habituer à avoir des contrôles indépendants : un des problèmes italiens, mais aussi français, est qu’il n’y a pas de distinction entre les rôles de chacun des acteurs. Le contrôleur est très souvent connecté d’une certaine manière au contrôlé. Autrefois officiaient les inspecteurs italiens de la Banque d’Italie, aujourd’hui les inspecteurs sont français, anglais, espagnols, et il semble que l’on doive s’habituer à des contrôles véritablement indépendants, que l’on ne peut influencer en connaissant de près ou de loin le contrôleur. Ceci vaut également pour la France et pour l’Allemagne, puisque leurs banques aussi ont beaucoup à améliorer. Ainsi, je ne pense pas que la crise bancaire italienne découle de l’Union européenne. Elle dépend de ce dont on vient de parler, et du fait que les banques italiennes possèdent beaucoup de dette publique italienne, et donc qu’à chaque secousse, si la dette publique commence à déraper, alors les banques italiennes dérapent aussi. La cause n’est pas l’Europe, mais l’orientation vers la petite entreprise et le niveau trop élevé de la dette publique italienne.

Une dernière question : vous avez fait une critique systémique de la gestion de Rome, entre autres par le M5S, et vous venez de publier le livre SOS Roma : la crisi della capitale, da dove viene e come uscirne (SOS Rome : la crise de la capitale, d’où elle vient et comment en sortir). Pourriez-vous revenir sur vos critiques ?

Dans mon livre, je fais une critique non seulement de la gestion actuelle par le M5S, mais aussi une autocritique de l’ancienne majorité de centre-gauche, et surtout du conseil municipal de centre-droit qui les a précédées. Nous avons ici à Rome un sérieux problème puisque cela fait une dizaine d’années que la mairie n’est pas à la hauteur d’une grande ville, de la capitale de la République.

Les raisons sont nombreuses et pas uniquement politiques. Je crois qu’il faut une réforme de la gouvernance locale à Rome, et dans mon livre j’expose entre autres la réforme qui fait partie d’un projet de loi que j’ai présenté au Parlement, qui s’inspire des meilleurs modèles européens, en partie de Londres et en partie de Paris. Je pense que quel que soit le maire de Rome, il est destiné à échouer. Il faut un accompagnement constant de la part des gouvernements régionaux et nationaux, et une réforme des mécanismes de fonctionnement des institutions locales.

J’espère que nous pourrons arriver à un accord sous cette législature, bien que les choses soient très compliquées. Le M5S étant aux affaires à Rome depuis 2 ans et sachant aujourd’hui concrètement ce qu’il en est, je souhaite qu’ils puissent converger au Parlement sur une proposition de réforme des institutions de la gouvernance romaine, qui rassemble à la fois la droite, la gauche et le M5S. Mon interprétation n’est cependant pas partisane, ayant participé à la tentative du centre-gauche en 2013 de réformer la gestion municipale qui n’a pas abouti pour des raisons assez accablantes : enquêtes judiciaires, entre-soi, corruption. Je vois Rome comme un cas où il faut avoir le courage d’introduire des transformations radicales dans la gestion de la ville. C’est un peu ce qu’a fait Margaret Thatcher lorsqu’elle a supprimé la commune de Londres dans les années 70 et l’a remplacée par la Greater London Authority. Un peu aussi ce qu’a fait le gouvernement français quand il a révisé le lien entre la commune de Paris et la région Île-de-France d’une manière qui est selon moi plus efficiente et plus avancée que ne l’est aujourd’hui le rapport entre Roma Capitale et la région du Latium. Finalement, ce que je propose de faire à Rome est ce qu’il s’est passé à Londres et à Paris dans des circonstances historiques différentes, c’est-à-dire une évolution de la structure institutionnelle.

 

Entretien réalisé par Marie Lucas et Lenny Benbara, retranscrit par Sonia Matino et traduit par Paul Schilling et Julien Lecrubier.

 

Crédits photos : ©Salvatore Contino

Marco Travaglio : “Le Mouvement Cinq Étoiles a eu raison de changer son langage en vue de son arrivée au pouvoir”

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Marco Travaglio en 2007 ©Andreas Carter

Marco Travaglio est un journaliste et un écrivain italien, célèbre pour ses enquêtes et ses essais sur la vie politique et sociale italienne. Il est par ailleurs directeur du média Il Fatto Quotidiano et intervient régulièrement dans le débat politique italien.


LVSL – Vous êtes fondateur et directeur du média Il Fatto Quotidiano, et vous êtes considéré comme plutôt favorable au Mouvement Cinq Étoiles…

C’est une erreur, nous avons simplement traité le M5S comme tous les autres mouvements politiques, sans préjugés, tandis que tous les autres journaux les ont traités comme des sauvages, comme des barbares. Le seul fait de ne pas les traiter comme des barbares persuade certains que nous leur sommes favorables. Mais nous, nous jugeons tout le monde de la même manière, sur la base de ce qui est dit, de ce qui est proposé, de ce qui est fait. En ce qui concerne le M5S, il y a des idées que nous partageons, ils se sont en effet occupés de batailles que nous menions déjà en tant que journal, alors que le mouvement n’existait pas encore. Dans ce cas, nous sommes favorables, quand ils soutiennent les choses que nous défendons nous aussi. Quand ils soutiennent des choses que nous ne partageons pas, par exemple quand ils parlaient du referendum pour sortir de l’Euro, nous leur étions opposés. Ils ont maintenant changé d’avis heureusement.

LVSL – Comment interprétez-vous les résultats du 4 mars ? Quelles sont les raisons du succès de la Lega et du M5S ?

Comme une volonté des électeurs du centre-gauche et du centre-droit d’obtenir un changement radical par rapport aux événements des dernières années. La Lega et les Cinque Stelle sont les deux seuls partis qui n’ont pas pris part aux quatre derniers gouvernements, qui ont été des gouvernements de larges ententes entre le centre-droit et le centre-gauche, gouvernements bâtis sur des accords entre le PD et le centre-droit mené par Berlusconi. Les électeurs ont refusé aussi bien le PD, représenté par Renzi durant ces quatre dernières années, que le centre-droit de Berlusconi.

Ceux qui voulaient un gouvernement de droite ont élu Salvini, ceux qui voulaient un gouvernement qui mette en œuvre des politiques plus sociales se sont détournés du PD comme de ceux qui ont quitté le PD pour fonder une formation plus à gauche (Liberi e Uguali), et leur ont préféré le M5S. Les Cinque Stelle proposent un revenu de citoyenneté, c’est-à-dire une politique qui donne la priorité à ceux qui n’ont rien, qui subissent le poids des inégalités, toujours plus fortes en Italie. Cette réforme cible les personnes qui se sentent en marge du marché du travail, du monde de l’économie et de la politique, et aspirent donc au renouveau. Pendant les dernières élections, une demande de changement radical a émergé.

LVSL – En France, on se pose beaucoup la question de savoir si le mouvement enfanté par Grillo est de gauche ou de droite. Comment le définiriez-vous ?

C’est un mouvement post-idéologique, qui ne se base plus sur les clivages traditionnels, mais sur des propositions concrètes, globalement issues de la tradition du centre-gauche italien. Ce n’est pas un hasard si la majeure partie de l’électorat Cinque Stelle est composée de l’ex-électorat du centre-gauche [ndlr, le terme « centre-gauche » est utilisé en Italie pour ce qu’on appellerait en France « gauche » tout court]. Grillo, avant de fonder le M5S, avait, de manière provocatrice, présenté sa candidature pour diriger le PD, candidature qui lui a été refusée.

C’est à ce monde-là qu’ils s’adressent, et c’est de là qu’ils proviennent : un monde plus écologique, avec plus de politiques sociales, plus d’investissements publics, surtout dans le Sud où il n’y a pas de travail. Le revenu de citoyenneté correspond en réalité au salaire minimum prévu dans tous les pays européens, sauf en Italie et en Grèce. Un monde avec plus de justice sociale, une lutte plus sévère contre la mafia, contre la corruption et contre l’évasion fiscale, qui sont les maux qui empêchent l’Italie de trouver les ressources pour les plus démunis.

LVSL – Vous avez pointé à plusieurs reprises le défi de crédibilisation et de production de cadres politiques auquel le M5S fait face. Vous considérez notamment que l’absence de cadres obligera le mouvement à s’appuyer sur la technocratie fidèle à l’establishment. Dans le même temps, on peut considérer que le mouvement se normalise politiquement, au moins dans sa communication. Le M5S est-il condamné à mettre en œuvre la même politique que ses prédécesseurs ?

Non, je ne pense pas. Je pense que le M5S a eu raison de changer son langage, en vue de son arrivée au pouvoir. Il est évident qu’un mouvement né d’une protestation véhémente contre le vieux système, une fois que le vieux système a été pulvérisé, doit ensuite passer à la phase de construction. Plutôt que de tout démolir, il doit donc en venir aux propositions. Leurs propositions sont très différentes de ce qu’on a connu jusqu’à maintenant en Italie. Changer de langage ne signifie pas se dénaturer, cela signifie simplement commencer à parler de ce que l’on souhaite mettre en place, plutôt que de ce que l’on veut détruire. Les électeurs ont rejeté Renzi et Berlusconi. D’un seul tir ils ont éliminé les deux personnes qui ont gouverné le plus longtemps pendant ces vingt-cinq dernières années. Ils n’attendent donc plus des Cinque Stelle des insultes contre l’ancien régime, mais des propositions pour le surmonter.

“L’économie doit être relancée en diminuant les inégalités entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, sinon l’économie italienne sera toujours la dernière en Europe.”

Si les réponses sont progressives, c’est du fait des lois budgétaires et des traités. Certains d’entre eux sont bons et d’autres sont mauvais, mais tant qu’ils sont en vigueur, ils doivent être respectés pour que nous puissions rester dans l’Union européenne. Dans ce cadre, la répartition des richesses peut se faire au travers de nouveaux systèmes. Dans le passé, on a toujours décidé de faire payer la crise aux plus démunis, aux retraités, aux travailleurs et aux chômeurs, et de privilégier les potentats économiques qui ont gouverné par l’intermédiaire des partis, de la Confindustria [ndlr, l’équivalent italien du MEDEF], et des grandes banques. Aujourd’hui les Cinque Stelle proposent de commencer par ceux qui étaient exclus jusque-là, en abolissant les privilèges de ceux qui ont plus pour donner à ceux qui ont moins, en relançant ainsi la demande.

L’Italie se distingue par une économie qui a de terribles problèmes de demande, non pas d’offre : personne n’a de quoi vivre, et donc de quoi acheter et consommer. L’économie doit être relancée en diminuant les inégalités entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, sinon l’économie italienne sera toujours la dernière en Europe. Même quand il y a de la croissance en Europe, elle demeure très faible en Italie.

LVSL – Le M5S ne va pas pouvoir gouverner sans s’allier au Parti Démocrate ou à la Lega. Peut-il, dans ces conditions, appliquer son programme ?

Il faudra qu’il s’accorde avec les forces politiques qui lui sont plus homogènes, c’est-à-dire à mon avis l’ancien centre-gauche, pourvu que ce dernier se libère de la présence encombrante de Renzi. Ainsi le centre-gauche serait obligé de promouvoir des politiques traditionnellement associées à la gauche mais qui ont été abandonnées ces dernières années, ce qui l’a éloigné des électeurs. Pour cette raison il faut que Di Maio, en tant que leader du parti qui a obtenu le plus de voix, prenne l’initiative et qu’il fasse une proposition à ceux qu’il considère les plus proches de son parti, afin d’obliger le Parti Démocrate à lui dire Oui ou Non. Après, si le PD dit non et préfère s’allier une nouvelle fois avec la droite, ce qu’il a toujours fait ces années et ce que les électeurs ont systématiquement puni, ou alors s’il veut mettre l’Italie au bord du gouffre en rendant impossible la création d’un gouvernement et en renvoyant les Italiens aux urnes, les électeurs risquent de se faire entendre encore plus fort. Il est évident que dans une telle situation, le scrutin serait polarisé entre ceux qui votent pour la Lega et ceux qui votent pour le M5S. Si l’on retourne bientôt aux urnes, sans que les gagnants actuels n’aient relevé le défi, ils recueilleront encore plus de suffrages que ceux qu’ils ont déjà eus. Il se peut même que le vainqueur n’ait même plus besoin de demander une alliance avec d’autres partis parce qu’il aura prévu entre-temps une loi électorale qui puisse offrir une prime majoritaire valide.

Pour le moment, nous avons une loi électorale qui a été élaborée dans le but de rendre l’Italie ingouvernable, une loi qui en principe est presque exclusivement proportionnelle. Un système majoritaire à la française, par exemple, aurait donné des résultats très différents : si vous retenez que Macron, qui a obtenu 20% et quelques au premier tour, est maintenant le patron absolu de l’Assemblée Nationale et qu’il y fait la pluie et le beau temps, alors qu’ici on a un parti qui a recueilli 33% des voix et qui ne peut néanmoins s’approcher de la création d’un gouvernement, cela signifie qu’on a peut-être besoin d’une loi électorale qui, sans transformer les minorités en majorité, fasse en sorte que ceux s’approchant de la majorité aient droit à une petite prime.

LVSL – On sait que l’Italie est régulièrement traversée par des affaires de corruption et votre travail a contribué à éclairer de nombreux cas. L’opération Mani Pulite qui a précipité la chute de la première République ne semble pas avoir réglé la question. Quelles sont les causes de cette corruption endémique ?

La voracité de la vieille classe politique est de toute évidence insatiable. Après les enquêtes judiciaires de l’opération « Mani pulite » [ndlr, « Mains propres »], tous les gouvernements qui se sont succédé ont, au lieu d’intervenir sur ses causes – à savoir le caractère dispendieux de la vie politique et l’impunité systématique que la vieille classe politique avait établie pour les crimes commis par les cols blancs – a continué à créer les conditions pour encore plus d’impunité de la part des cols blancs. A travers une série incroyable de lois, non seulement de la part de Berlusconi mais aussi de la part du centre-gauche, ces gouvernements ont tout fait, non pas pour rendre la corruption plus difficile et son repérage plus facile, mais pour rendre la corruption plus facile et son repérage plus difficile. En substance, ils ont combattu les médecins et les thermomètres, au lieu de combattre la maladie. Ils ont en fait supprimé les remèdes. Ainsi, la corruption a décuplé au cours des 25 dernières années, notamment à cause du lien pervers qui s’est noué entre la politique et les milieux d’affaires. En Italie, il est rare de trouver un entrepreneur qui se soit fait tout seul et qui vole de ses propres ailes, par son propre talent. La plupart des sociétés entrepreneuriales et financières du pays sont assistées par les gouvernement. Elles sont liées à l’univers politique, dont elles obtiennent des faveurs et auquel elles paient des pots-de-vin. Il n’y a pas un entrepreneuriat sain à grande échelle. L’entrepreneuriat sain c’est celui des PME, qui a pourtant été frappé par la crise. Les grandes entreprises et les grandes banques seraient toutes en faillite si elles n’avaient pas reçu l’aide de l’Etat, c’est-à-dire l’aide du monde politique qui est évidemment payé sous forme de pots-de-vin, de financements occultes, de caisses noires, avec des inventions toujours nouvelles pour rendre la corruption invisible. C’est par exemple le cas des fondations : des hommes politiques ou des groupes au sein des partis donnent naissance à des fondations, pour la plupart de type culturel, qui sont financées par les entreprises puis sont soutenues au Parlement, comme les lobbys. Tout cela n’est pas puni par la loi, ce sont des pots-de-vin légaux.

LVSL – Luigi di Maio a annoncé que nous étions passés à une troisième République, la « République des citoyens ». De votre côté, vous considérez que le M5S incarne une dynamique de reconquête de la souveraineté du peuple italien. Dans le même temps, les critiques à l’égard de l’Union européenne se sont fortement atténuées de la part des grillini. Que peut-on anticiper d’un éventuel gouvernement cinq étoiles sur cette question ?

L’Italie sera certainement moins disposée à subir sans combattre les directives venant de l’UE ou des organisations non élues, telles que la troïka européenne. Elle va donc chercher à obtenir la réforme de quelques traités, mais je ne crois pas qu’elle va utiliser la menace de sa sortie de l’Europe. Comme l’ont déjà fait les gouvernements de centre-gauche, on va demander plus de flexibilité face au rapport entre le déficit public et le PIB, pour tenter de relancer l’économie qui, ces dernières années, malgré la flexibilité qui a été octroyée par l’UE, a été successivement utilisée pour donner de grandes primes financières, des grands cadeaux aux entreprises et aux banques ou pour acheter des votes avec des manœuvres démagogiques, comme la réduction fiscale de 80 euros accordée par Renzi aux travailleurs qui ont déjà un salaire. On va chercher à profiter de cette flexibilité, si  on l’obtient, pour garantir un revenu de base à ceux qui sont à la recherche d’un travail, pour faire en sorte qu’ils réussissent à vivre dignement, voire qu’ils puissent consommer un peu. Cela serait fondamental pour donner un peu de souffle à la demande interne et donc à la consommation, car ce déficit de demande représente la vraie cause de la stagnation, vu qu’en Italie la moitié de la population vit dans la pauvreté, précisément parce qu’elle subvient aux besoins de l’autre moitié des Italiens, qui vivent au-dessus de leurs moyens et qui ne paient pas les impôts en profitant de l’économie souterraine.

Un pays ne peut pas avoir une moitié de sa population qui subvient aux besoins de l’autre moitié plus riche et qui ne respecte pas les lois. C’est une situation injuste à laquelle quelqu’un devra faire face tôt ou tard. J’espère que l’Europe nous imposera de lutter sérieusement contre l’évasion fiscale, et que l’Europe ne soit pas seulement cette institution financière aveugle et sourde face aux vrais problèmes qui empêchent l’Italie de se développer, c’est-à-dire l’évasion fiscale de masse et la corruption de masse. L’Europe doit prendre en compte ces paramètres et les imposer à l’Italie, au-delà des paramètres quantitatifs. Vous savez, quand on a 150 milliards d’euros d’évasion fiscale par an, et 60 milliards perdus dans la corruption, cela veut dire qu’on a un énorme trésor caché où l’on peut puiser pour investir en Italie ; aucun autre pays ne présente de tels niveaux de corruption et d’évasion fiscale. Aussi, de la part de ceux qui gouvernent l’Italie, il faut que l’on cesse de culpabiliser toujours l’Europe et que l’on commence à voir ce qu’on peut faire, en Italie, dans le cadre de la configuration actuelle de l’Union Européenne pour récupérer les ressources à redistribuer à ceux qui en ont moins. Et si l’Europe faisait pression sur l’Italie pour  qu’elle rentre dans les clous d’une corruption et d’une évasion fiscale non plus pathologiques, mais physiologiques, c’est-à-dire résiduelles et exceptionnelles, alors qu’à présent elles sont la règle, elle nous ferait une grande faveur et elle rendrait un grand service à l’Italie.

 

Entretien réalisé par Marie Lucas et Lenny Benbara. Traduction effectuée par Giulia Delprete et Francesco Scandaglini après retranscription de Federico Moretti.

 

Crédits photo : Andreas Carter