Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources en Amérique latine

Les présidents Hugo Chávez, Evo Morales, Lula da Silva et Rafael Correa © Marielisa Vargas

Les leaders populistes d’Amérique latine catalysent de nombreux espoirs et frustrations. Adulés pour leurs programmes sociaux, ils se voient cruellement reprocher, en temps de crise, leur échec à transformer la matrice de leur économie. Soutiens et opposants entretiennent alors le mythe selon lequel la santé économique dépendrait exclusivement de leur gestion. Ainsi, Perón aurait industrialisé l’Argentine tandis que Nicolás Maduro aurait plongé à lui seul le Venezuela dans le chaos. Si ce genre d’analyses font mouche sur un format médiatique et militant, où invectives et infox règnent sans partage, elles s’effectuent au détriment de raisonnements scientifiques rigoureux. Pour comprendre les crises récurrentes des pays latino-américains, il faut prendre en compte les contraintes structurelles à leur développement, propres à la malédiction des ressources naturelles.


La période faste des progressismes n’est plus qu’un lointain souvenir. Les années 1970 semblent beaucoup plus proches que les années 2000. Le sous-continent de Bolivar et de San Martin, forgé par ses révolutions et ses nombreux coups d’État, semble condamné à sombrer de manière perpétuelle dans des crises économiques et des troubles politiques.

Tout se passe finalement comme si la région était maudite. Cette malédiction porte en réalité un nom, celle des ressources naturelles. Loin d’être une simple lubie d’économistes en mal de publications, ce courant met en exergue les contraintes structurelles contre lesquelles se fracassent les trajectoires de développement des pays latino-américains. Les crises actuelles et les bouleversements passés y trouvent leur explication profonde, loin de l’hystérie récurrente des débats de surface.

À l’image de l’équipe du libéral Mauricio Macri, tout gouvernement qui ignore les contraintes structurelles est condamné à précipiter son pays dans une débâcle économique accélérée. Tout gouvernement qui tente de les contourner semble destiné à en subir les effets les plus indirects et les plus sournois.

La malédiction des ressources naturelles, plafond de verre et chape de plomb.

Plus un pays est doté en ressources naturelles, moins bonnes sont ses performances économiques. Ainsi se résume l’idée générale de la malédiction des ressources. Le tableau ci-dessous illustre parfaitement cette idée. On peut y voir la corrélation négative entre les exportations de ressources naturelles sur le PIB et le niveau de richesse par habitant pour chaque pays.

Source : Sachs, J.D. et Warner A.M (2001) European Economic Review, pp. 827-838.

Une relation statistique n’implique pas nécessairement un lien de causalité. Encore faut-il en expliquer les raisons. Pour cela, deux courants de pensée se rejoignent et se complètent. D’un côté, celui du structuralisme latino-américain, qui naît en 1949 à la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) avec les premiers travaux de l’argentin Raul Prebisch. De l’autre, celui qui découle de la découverte du « syndrome hollandais ».

Le premier courant met en avant une évolution jusqu’alors insoupçonnée : la dégradation des termes de l’échange pour les pays latino-américains. En d’autres termes, les exportations des pays périphériques achètent de moins en moins de biens manufacturés qui eux, sont importés. L’explication est simple : avec l’enrichissement mondial, la demande de biens manufacturés augmente plus vite que celle des biens primaires dans lesquels se spécialisent les États sud-américains. De fait, si l’on venait par exemple à doubler le salaire d’un travailleur au SMIC, il n’achèterait pas deux fois plus de pommes ou d’oranges, mais il voudrait probablement acquérir une voiture, un ordinateur ou un nouveau téléphone.

Cela provoque un déficit commercial structurel chez les pays périphériques, qui s’accompagne d’une rareté chronique de devises et qui s’aggrave lorsque l’on dérégule le commerce extérieur. En effet, si l’Argentine exporte, à titre d’exemple, du soja, les dollars qu’elle reçoit en échange viennent demander des pesos sur le marché des changes national. À l’inverse, lorsqu’elle importe un avion, elle doit le payer en dollars, que l’importateur doit se procurer sur le marché. On voit donc bien que si les importations surpassent en valeur les exportations, la demande de dollars – qui se font rares – est supérieure à celle de monnaie nationale – le peso. Le prix de la devise nord-américaine augmente dans les mêmes proportions que diminue celui du peso contre lequel elle s’échange. On dit que ce dernier se déprécie. Par conséquent, le prix de toutes les importations mesurées en pesos augmente, ce qui cause une première vague d’inflation. Pour s’en prémunir, les épargnants se ruent vers le dollar, dont le prix augmente à nouveau. Une fois en place, ce cercle vicieux est pratiquement incassable.

Tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois asphyxiée sous le poids de ses créanciers

L’inflation, déterminée principalement par ce mécanisme et par sa propre inertie acquiert alors un caractère chronique puis, passé un certain seuil, présente des effets récessifs pour les pays concernés. Faute d’exportations suffisantes, l’hémorragie de devises que cause la blessure des déficits courants peut être momentanément compensée par l’endettement extérieur, réalisé en dollars le plus souvent. L’afflux de devises sur le marché des changes neutralise le premier terme du cercle vicieux dépréciation-inflation. Seulement, tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois-ci asphyxiée sous le poids de ses créanciers.

On rétorquera que le déficit courant est compensé par l’excédent du compte capital. Cette égalité comptable ne se vérifie pas vraiment dans les faits. Les capitaux ont tendance à fuir l’inflation et les pays au bord des crises de la dette. S’ils affluent, ils le font lors des périodes où le taux de change est relativement stabilisé par le processus d’endettement et que leur rentabilité à court terme est garantie par des taux d’intérêt nominaux bien supérieurs à l’inflation. Lorsque l’endettement devient insoutenable et que les services de la dette vident la baignoire de devises plus vite que ce qu’elle ne se remplit, les capitaux étrangers prennent leur « envol vers la qualité », c’est-à-dire vers des titres plus sûrs dans des pays plus stables. La saignée qui en découle provoque une forte dépréciation de la monnaie nationale et une nouvelle vague d’inflation. Trop endetté, le pays se retrouve presque sans marge de manœuvre pour la contenir. Notons que ce facteur d’instabilité s’aggrave avec la dérégulation des marchés des capitaux dans les années 1980, fruit des politiques d’ajustement structurelles mises en place dans le cadre du Consensus de Washington.

Dans ce cas, pourquoi ne pas diversifier la production et développer une industrie locale ? La question revient souvent, notamment adressée sous forme de reproche de la gauche européenne aux gouvernements progressistes latino-américains.

Aussi, il est nécessaire d’explorer cette possibilité dans le cadre des paramètres actuels de la mondialisation. Il s’agit là de produire sur place ce qui cesse d’être importé afin de réduire les déficits commerciaux. Seulement, si l’Uruguay achète moins de biens manufacturés à la Chine, cette dernière reçoit moins de dollars en provenance du pays d’Artigas et de Suarez. La Chine dispose alors de moins de devises pour acheter la production uruguayenne et réduit ses importations à son tour, ce qui vient léser le secteur agro-exportateur de l’Uruguay, principale source de devises du pays.

D’autre part, pour s’industrialiser, l’Uruguay doit importer des machines-outils et de la technologie, alors que ses exportations et l’afflux de devises qui va avec ont diminué. Par conséquent, le déficit courant se creuse à nouveau et vient alimenter l’inflation. L’autre option est de ne pas acquérir ces productions lourdes et couper court au processus d’industrialisation, ce qui ramène le pays à la situation initiale.

Dans les deux cas, le piège de la spécialisation se referme sur les espoirs de développement des nations périphériques et dépendantes.

L’Amérique latine contracte le virus hollandais

À cette trappe structurelle vient s’y ajouter un autre, celle du syndrome hollandais. Ce phénomène s’observe pour la première fois dans les années 1960 aux Pays-Bas. La découverte de grands gisements de gaz booste les exportations hollandaises et les devises affluent vers le pays de la tulipe. Loin d’être une bonne nouvelle, cette manne exceptionnelle de devises constitue une demande soudaine pour les florins[1] qui s’apprécient rapidement : les exportateurs, nouvellement riches en devises, doivent se procurer de la monnaie nationale pour faire face à leurs dépenses et pour acquérir des titres libellés en florins, par exemple. Lorsque la monnaie hollandaise s’apprécie, sa production devient mécaniquement moins compétitive. Cela renchérit les exportations et fait baisser le prix relatif des importations. L’industrie nationale perd des parts de marchés et se contracte, à l’inverse du chômage et de la pauvreté, qui augmentent alors.

Le secteur industriel s’affaiblit aussi du côté de l’offre. Le secteur exportateur du gaz, plus rémunérateur, prive en partie l’industrie de capitaux et de travailleurs qualifiés, qui préfèrent quitter ce dernier pour se diriger vers le premier.

Le schéma ci-dessous résume ce mécanisme.

Source : NRGI, mars 2015.

Ce cadre d’analyse ne tarde pas à se transposer aux pays latino-américains, dont les particularités, loin de l’invalider, continuent de le compléter jusqu’à nos jours.

Par exemple, lorsque le cours du pétrole augmente, on pourrait s’attendre à ce que le bolivar, la monnaie vénézuélienne s’apprécie et que l’inflation diminue dans le pays. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Dans l’économie bolivarienne, l’effet-demande compense ainsi l’effet appréciation-désinflation : l’afflux de devises se traduit par une importante demande de biens et de services adressée à une offre domestique très limitée. Si le marché ne peut s’ajuster par les quantités, il le fait par les prix, qui augmentent et viennent alimenter une inflation auto-entretenue.

Le syndrome hollandais se complexifie lorsque l’on introduit d’autres variables, comme la volatilité des cours. Celle-ci pose un problème majeur lorsque, comme en Argentine, la rente d’exportation sert en partie à financer le budget public. À partir du moment où le cours du soja commence à chuter en 2014, en plus du déficit commercial, c’est le déficit public qui se creuse, lui aussi source d’inflation.

La volatilité des cours empêche d’autre part de pérenniser une politique de soutien à l’industrie, qui pourrait minimiser les premières conséquences du syndrome hollandais. En effet, si les subventions sont financées par un impôt sur les exportations en période de hausse des cours, leur effondrement prive l’État de recettes budgétaires. L’industrie, privée de subventions, se retrouve alors à la merci de l’impitoyable concurrence internationale.

Le syndrome revêt aussi un volet politique. L’instabilité économique structurelle et les luttes – nationales ou transnationales – pour le contrôle des ressources naturelles entraînent dans leur sillage de nombreuses ruptures de l’ordre constitutionnel, comme l’illustre la longue liste de coups d’État et de guerres civiles qui jonchent tristement l’histoire du continent le plus inégalitaire du monde. Cette instabilité politique empêche de construire un cadre institutionnel favorable au développement des pays à long terme.

Une voie sans issue ?

Le panorama général dépeint jusqu’ici est très pessimiste. Il n’habilite pas pour autant une lecture fataliste et qui ne prendrait pas en compte le succès inégal des différents gouvernements dans la lutte contre cette malédiction. Certains gouvernements réussissent à adoucir les effets des contraintes structurelles sur la population. On pense typiquement à la réduction rapide des taux de pauvreté et de chômage observée durant les années 2000 sous les gouvernements progressistes en Argentine, au Brésil, en Équateur et en Bolivie.
Une réduction similaire s’observe toutefois dans des pays comme la Colombie ou le Chili, ce qui brouille les pistes quant au mérite des gouvernements progressistes en la matière. Mais d’une part les méthodologies de mesure diffèrent et compliquent la comparaison internationale. D’autre part ce qui est mesuré n’est la pauvreté monétaire relative : ce qui fait réellement la différence relève du domaine des biens et services non marchands mis à disposition de la population par la puissance publique. En ce sens, l’effet positif sur le bien-être dû au développement des services publics financés par les entrées de devises n’apparaît pas dans la mesure de la pauvreté ou du revenu par tête. Ainsi, à revenu égal, il vaut mieux vivre en Argentine, où l’éducation et la santé sont gratuites et que le gaz et l’électricité l’étaient pratiquement durant l’époque kirchnériste plutôt qu’au Chili, où seuls les plus aisés peuvent accéder à l’éducation supérieure et à la santé.

D’autre part, lorsque l’on applique des politiques néolibérales conçues pour fonctionner de la même manière en tout lieu et en tout temps, à l’image de l’Argentine de l’ancien président Macri, les résultats sont généralement catastrophiques. La dérégulation du commerce extérieur, du marché des changes et de celui des capitaux provoque à la fois un creusement des déficits commerciaux, une forte dépréciation et une hausse de l’inflation. L’explosion de la pauvreté, déjà structurelle, ne se fait pas attendre. En seulement quatre ans, près de 3,5 millions d’Argentins – sur une population de 46 millions – basculent sous le seuil de pauvreté, dont le taux a dépassé les 35%.

Puis, s’il est vrai que les limites structurelles au développement des pays périphériques soumis à la malédiction des ressources naturelles ne peuvent être conjurées au niveau national, ni à court ni à moyen terme, deux autres échelles restent envisageables pour tenter de dépasser ces contraintes ou d’en adoucir les effets.

Tout d’abord, l’échelle internationale permet de faire appel à la coopération des pays structurellement excédentaires. Certes, la probabilité qu’ils acceptent de réduire les excédents, pourtant financés par les déficits des autres, est très faible. Cette échelle permet surtout de comprendre comment les bouleversements violents de l’ordre économique mondial peuvent ouvrir des fenêtres de tir pour les pays périphériques. En effet, sans la crise de 1929, l’Argentine n’aurait pas pu enclencher son processus d’industrialisation par substitution d’importations qui, malgré toutes les contradictions liées à sa position de pays agro-exportateur, ne prend fin qu’à la suite d’un coup d’État conservateur en 1955.

L’échelle locale offre d’autres solutions partielles. Si elles ne sont pas en mesure de modifier les structures de production, les initiatives populaires apportent de nombreuses réponses aux effets les plus délétères de la spécialisation productive. Par exemple, la récupération des usines en faillite par les travailleurs qui en assurent la continuité productive en autogestion ne représente pas seulement une arme formidable contre le chômage, mais sont aussi un signal fort envoyé aux patrons tentés de définancer leurs entreprises au profit de la spéculation financière.

Les monnaies alternatives, quant à elles, permettent d’assurer un niveau d’activité minimum lorsque les liquidités en monnaie nationale se font rares dans l’économie réelle. L’expérience la plus réussie, le bocade, a permis à la petite province argentine de Tucuman d’alléger son budget en pesos, de réduire sa dette et d’activer la production locale pendant plus de vingt ans, jusqu’au moment où le gouvernement national en décrète la suppression en 2003. Ces monnaies permettent aussi de combattre les effets récessifs de l’inflation, du moment que les circuits dans lesquelles elles circulent sont suffisamment intégrés et diversifiés pour en tirer le potentiel maximal.

Loin d’alimenter des visions défaitistes, la prise en compte des contraintes structurelles permet de nous doter d’une vision éclairée des crises qui secouent actuellement l’Amérique latine et nous empêche de tomber dans des lectures partielles, partiales et manichéennes d’une réalité complexe. En ce sens, il est impossible d’imaginer les solutions futures sans appréhender correctement les soubassements des mécanismes économiques qui façonnent le présent.

[1] Le florin est la monnaie hollandaise avant l’euro.

Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes

Manifestation chiliens à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

« Le néolibéralisme est né au Chili et il mourra au Chili », peut-on lire sur la pancarte que brandit fièrement une manifestante à Santiago. Le pays se soulève contre l’administration Piñera, le président milliardaire dont la politique économique semble en bien des aspects calquée sur celle des « Chicago boys » qui ont entouré Augusto Pinochet. Longtemps adoubé par les économistes libéraux, le « modèle » chilien rencontre aujourd’hui une opposition populaire d’une ampleur historique. Plus au Nord, c’est l’Équateur qui s’embrase lorsque le gouvernement de Lenín Moreno décide de supprimer les subventions au carburant ; si l’ordre est rétabli, le président a été contraint de fuir Quito, pour faire de Guayaquil la capitale temporaire du pays… Ces soulèvements ont pris à rebours la plupart des observateurs, qui considéraient le Chili et l’Équateur comme deux îlots de prospérité, à l’abri des antagonismes qui partout ailleurs fracturent l’Amérique latine. Par Vincent Arpoulet, Randy Nemoz, Nicolas Netto Souza et Pablo Rotelli.


Les contextes diffèrent. Un pouvoir néolibéral solidement en place depuis 1973 au Chili ; un État marqué par dix ans de « socialisme du XXIe siècle » sous la présidence de Rafael Correa dans le cas de l’Équateur, qui expérimente tout juste ses premières années de réformes dictées par le FMI depuis 2006. Un point commun cependant : la présidence de Sebastian Piñera et celle de Lenín Moreno ont toutes les deux été présentées par les médias occidentaux comme des modèles de gouvernance stable et responsable, chacun à leur manière. 

« Papa, retire ton uniforme et viens lutter avec tes enfants », peut-on lire sur la pancarte de cette manifestante chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL.

La présidence de Moreno allait permettre aux Équatoriens d’en finir avec la décennie « corréiste », caractérisée par une politique trop étatiste. Quant au Chili de Piñera, c’était le contre-modèle radieux au désastre vénézuélien. Croissance en hausse constante, accroissement spectaculaire des indicateurs sociaux, taux d’extrême-pauvreté officiellement proche de 0… Dans le cas de Moreno comme dans celui de Piñera, d’importants succès électoraux semblaient confirmer l’appui de la population à leurs réformes.

Ces protestations apparaissent comme la manifestation du rejet, longtemps refoulé, des systèmes en place en Équateur et au Chili, l’exutoire de populations soumises à des réformes impopulaires, auxquels les canaux institutionnels classiques n’ont pas donné de moyens ordinaires d’opposition.

De l’Équateur au Chili, les racines communes de la révolte

Au Chili, c’est la troisième augmentation du prix des transports en commun dans la capitale en deux ans qui est venue embraser tout un pays. Cette annonce, qui aurait pu demeurer sans conséquences, a résonné comme un véritable coup de tonnerre, révélant un malaise bien plus profond.

Comment, dans ce pays du « miracle économique » souvent mis en avant par les grandes institutions mondiales comme un modèle de stabilité économique et politique, une telle colère populaire a-t-elle pu éclater et donner à voir aux yeux du monde une population vent debout contre tout un système ?

Manifestations au Chili © Carolina Guimaraes pour LVSL

Ce sont les structures mêmes du système chilien qui sont remises en cause. Le pouvoir au Chili, depuis 1973, est caractérisé par l’alliance d’une oligarchie de propriétaires conservateurs, d’entrepreneurs étrangers, d’une caste militaire encore puissante et d’intellectuels néolibéraux qui ont voulu façonner le pays au gré de leur vision du monde. Cette alliance de circonstances, qui s’est imposée avec l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende en 1970, a procuré au Chili un héritage dont il ne s’est pas défait : une Constitution autoritaire toujours en vigueur, la privatisation d’une très grande partie des secteurs d’activité et un État complice de prédations sur les ressources, l’environnement et certaines populations minoritaires.

À la fin de la dictature, c’est la « concertation » : le retour à une société de compromis fondée sur la volonté de refonder un pays profondément meurtri – le taux de pauvreté avoisinait les 40%, contre 28% en 1973. Les gouvernements de centre-gauche ou démocrates-chrétiens qui se succèdent alors ne remettent pourtant pas en cause l’héritage néolibéral et autoritaire de la période dictatoriale. Bien au contraire : un processus de privatisation de la santé, de l’éducation et du système de retraites est progressivement mis en place.

Le système de santé se divise entre une partie privée (les « Isapre », Instituts de santé prévisionnels) et son pendant public, qui croule sous l’endettement et souffre cruellement d’un manque de moyens. Un troisième système de santé privilégié, destiné aux seules forces armées, a vu le jour sous la dictature de Pinochet. 18% des Chiliens accèdent au système de santé privé, tandis que 70% dépendant de Fonasa, l’institution public de moindre qualité, et que 3% n’ont accès à aucun soin.

Le système des retraites creuse lui aussi les inégalités. Les Chiliens cotisent obligatoirement à hauteur de 10% de leur salaire dans un fonds de pension privé par capitalisation individuelle. Mais en moyenne, un retraité ne reçoit que 200 000 pesos – un peu plus de 250€, avec des prix proches de ceux qui ont cours en France – par mois, une somme largement jugée insuffisante pour vivre décemment.

Il faut ajouter à cela un système éducatif marchandisé qui vient lui aussi fractionner la société, et qui commence par une division entre collèges publics et privés ; dans l’imaginaire collectif, elle instaure l’idée selon laquelle l’enseignement supérieur n’est accessible que si l’on est passé par le privé. Tandis que le coût élevé des études supérieures oblige de nombreuses familles à s’endetter, l’État subventionne des établissements privés qui dépensent des fortunes dans la publicité censée leur faire gagner les parts de marché que sont devenus les étudiants en devenir. L’idéal de concurrence, porté par les « Chicago boys », a donc fini par pénétrer jusque dans le secteur de l’université.

Dans une société ouverte à la mondialisation, marquée par des réformes présentées comme des réussites économiques incontestables, les frustrations des catégories populaires et des classes moyennes se sont donc peu à peu cristallisées. Malgré un PIB par habitant élevé, le pays reste largement marqué par de très fortes inégalités. De nombreux indicateurs le démontrent : le coefficient de Gini est l’un des plus élevés au monde ; la redistribution par l’impôt ne vient réduire les inégalités que de moins de 5%, contre 20% dans un tiers des pays de l’OCDE ;  le 1 % des Chiliens les plus riches détient 33 % des revenus

Manifestation dans la capitale chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL

En Équateur, les mesures économiques annoncées par Lenín Moreno le 1er octobre 2019 ont suscité une vague d’indignation similaire, engendrant treize jours de grève nationale. 

Afin de bien comprendre la situation, il est nécessaire de se pencher en détails sur le contenu de ces annonces. La mesure la plus contestée concerne la suppression des subventions à la consommation de combustibles, qui permettaient jusqu’alors de maintenir le tarif de l’essence à un niveau relativement bas. Leur suppression entraîne une augmentation significative du prix des carburants, mais également des transports. En effet, suite à l’adoption de ce décret, le tarif d’un gallon d’essence augmente en moyenne d’un dollar, ce qui entraîne par conséquent une hausse de 10 centimes du ticket de bus, immédiatement appliquée par la majorité des transporteurs afin de compenser la hausse du prix des carburants.

Si cette mesure impacte en premier lieu les populations les moins aisées, le gouvernement la justifie en avançant deux principaux arguments. D’une part, Lenín Moreno affirme que ces subventions favorisent la contrebande de pétrole avec les pays frontaliers, le coût des combustibles étant bien moins élevé en Équateur qu’en Colombie notamment. D’autre part, il met en avant la nécessité de mettre un terme à la dépendance importante de l’État équatorien vis-à-vis de l’extraction des hydrocarbures. S’il est vrai, comme l’affirme la Loi adoptée le 27 juillet 2010 réformant la Loi des Hydrocarbures de 1971, que « les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien », il faut également noter que cette annonce suit de près la décision prise par le président équatorien de quitter l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) à compter du mois de janvier 2020. Or, dans le cadre de l’OPEP, les États sont sommés de respecter des quotas d’exploitation du pétrole et s’accordent sur les modalités d’attribution des concessions aux sociétés pétrolières, ce qui permet la régulation de l’extraction pétrolière.

Des manifestants équatoriens à Quito © Vincent Arpoulet pour LVSL

Depuis le début de l’année 2017, l’OPEP a demandé à ses États membres de réduire leur production pétrolière, afin de soutenir les cours mondiaux, ce que l’État équatorien refuse. La sortie de l’Équateur de l’OPEP ouvre ainsi la voie à une augmentation significative des pratiques extractives sur les nombreux gisements d’hydrocarbures présents sur son territoire. D’autre part, cette annonce s’inscrit dans la perspective de la mise en place de plusieurs contrats de partage de production visant à favoriser l’implantation de sociétés pétrolières privées, à rebours de la politique d’étatisation du secteur des hydrocarbures mise en place par le gouvernement de Rafael Correa, son prédécesseur, qui a notamment instauré une taxe de 25% des bénéfices pour chaque baril de pétrole produit.

Si cette mesure est la plus contestée, elle s’inscrit dans le cadre de l’adoption d’un ensemble d’autres mesures d’inspiration néolibérale – notamment une réduction des salaires de 20% pour l’ensemble des nouveaux contrats de travail signés au sein des entreprises publiques, ainsi que la suppression de quinze jours de congés pour les salariés de la fonction publique.

Le troisième volet de cet ensemble de mesures économiques annoncées comprend des réductions fiscales à l’importation de tablettes, ordinateurs et téléphones portables, auxquelles s’ajoute un abaissement des taxes à la sortie des capitaux. Or, l’économie équatorienne étant dollarisée depuis 2000, l’État n’a pas les moyens d’émettre sa propre monnaie. La réduction des taxes à la sortie des dollars risque ainsi de favoriser la fuite de capitaux, au détriment de l’équilibre interne de l’économie équatorienne. 

Des manifestants arborant le drapeau de la République d’Équateur et des communautés indigènes © Ever Orozco pour LVSL

L’ensemble de ces mesures s’inscrit dans la lignée d’un prêt de 10,2 milliards de dollars de crédits octroyés par des organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale, entre autres, en vue d’encourager le gouvernement équatorien à créer une économie « plus dynamique » par le biais de mesures visant à assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée, pour paraphraser Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur. Cela vient appuyer la nouvelle orientation géopolitique impulsée par Lenín Moreno, qui se traduit notamment par le retrait du droit d’asile à Julian Assange le 11 avril 2019, l’autorisation de l’installation d’une nouvelle base aérienne étasunienne sur l’île Bartolome dans l’archipel des Galapagos, ou encore, la sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines) au profit de la création du PROSUR (Forum pour le Progrès de l’Amérique du Sud), impulsée par plusieurs gouvernements conservateurs du continent, tels que celui de Sebastian Piñera.

La voie de l’insurrection populaire face à la rigidité des institutions

De quoi le « miracle chilien » est-il le nom ? On a bien assisté à une baisse significative du taux de pauvreté depuis la fin de la dictature. On peut cependant le relativiser étant donné qu’il correspond au niveau de revenu inférieur à la moitié du revenu médian, lequel est résolument faible dans un pays aussi inégalitaire. Le Chili a connu de nombreuses contestations toujours plus virulentes depuis les années 2000. À la pointe de cette synergie contestataire : les étudiants, qui luttent inlassablement pour une éducation gratuite. Le pouvoir en place, qu’il s’agisse de la droite de Sebastian Piñera ou des sociaux-démocrates de Michele Bachelet, n’applique que des mesures palliatives sans en remettre les fondements en cause. La question des retraites est également structurante ; le modèle par capitalisation individuelle privée, qui fait reposer toutes les cotisations sur les seules épaules des salariés (il n’y en a aucune pour les employeurs), n’a pas été modifié. De nombreuses autres contestations se sont multipliées dans le pays depuis deux décennies, dans de nombreux secteurs, allant de la protection des terres de certaines minorités à la lutte pour l’accès à l’eau, en passant par divers combats syndicaux sectoriels.

Les événements actuels apparaissent comme le point d’orgue et de convergence de ces colères populaires qui s’agrègent. En résultent des méthodes d’actions très hétérogènes. Partis de la lutte pour le prix des transports, les étudiants sont d’abord venus bloquer les stations de la capitale, quand bien même ils étaient exonérés de cette augmentation. La répression se faisant de plus en plus dure, les classes moyennes, excédées de vivre à crédit, et les classes populaires en souffrance, ont joint les cortèges étudiants.

Les casseroles, emblèmes de la protestation des Chiliens contre le président Piñera © Carolina Guimaraes pour LVSL.

Piñera riposte alors en lançant l’armée dans les rues – une première depuis la fin de la dictature. Loin de mater la contestation, cette décision a mis le feu aux poudres. Les syndicats sont aussi rentrés dans la danse, jusqu’à appeler à la grève générale. Derrière le bruit terrible des tirs à balles réelles – 19 morts sont à déplorer – , c’est le son des casseroles qui s’est fait entendre dans les cortèges. Ce soulèvement aura également vu la destruction de nombreux biens et le pillage de magasins, autant de signes d’une société à bout de souffle.

L’acmé de tous ces moyens d’action fut l’invasion par les manifestants des rues de la capitale, et les images impressionnantes de ce million de personnes venues occuper tout l’espace de la ville. À la vision d’une telle mobilisation, Piñera, après avoir annoncé un plan social incapable de calmer la colère populaire, sacrifie son gouvernement. 

Si les causes à l’origine des protestations possèdent des similarités frappantes au Chili et en Équateur, leurs modalités divergent cependant. Le système politique chilien, malgré son caractère autoritaire et répressif, autorise l’existence d’une opposition organisée, qui s’est notamment cristallisée autour du mouvement Frente amplio. Ce n’est pas le cas en Équateur, où l’ancien président Rafael Correa et ses alliés politiques subissent une persécution politique sous couvert de lutte contre la corruption. À plusieurs reprises, le Conseil national électoral équatorien a invalidé la création d’un mouvement issu de la « Révolution citoyenne » qui aurait été mené par Rafael Correa, avant de l’autoriser à se constituer, dans des conditions résolument défavorables. Face aux réformes menées par Lenín Moreno, les Équatoriens se sont donc longtemps trouvés sans aucun mouvement électoral alternatif. Quant aux mouvements indigènes, sans visées électorales pour la plupart, Lenín Moreno a d’abord parlementé avec eux, incorporant certaines de leurs revendications les plus inoffensives pour son agenda extractiviste et libéral – jusqu’à l’annonce du paquetazo. Privés des canaux classiques que sont les partis politiques et la presse (sinon critique de Moreno sur sa droite, du moins favorable à sa politique), les Équatoriens ont donc trouvé dans la rue et les protestations extra-institutionnels les moyens de faire entendre leurs revendications.

Des volontaires étudiants apportant leur soutien aux manifestants équatoriens blessés © Ever Orozco pour LVSL

Les réformes ont suscité des mobilisations massives à l’appel de syndicats de transports et de conducteurs de taxis, qui ont notamment bloqué pendant deux jours la majorité des axes de circulation dans les principales villes du pays, telles que Quito et Cuenca. Les deux autres forces les plus mobilisées sont la Confédération nationale des indigènes d’Équateur(CONAIE), derrière laquelle se regroupent différents mouvements indigènes, et le Mouvement pour la révolution citoyenne réunissant les soutiens de Rafael Correa. Le mot d’ordre de ces manifestations est clair. Dans un communiqué publié le 7 octobre 2019, la CONAIE écrit ainsi que «Nous rejetons les mesures économiques, réunies sous le nom de paquetazo, et nous demandons le retrait intégral de la lettre d’intention signée avec le FMI ». Face aux mesures de dérégulation et de privatisations adoptées dans le cadre du prêt octroyé par différents organismes internationaux, les moyens d’action utilisés témoignent ainsi d’une volonté de réappropriation des lieux de pouvoir. En effet, les manifestations se concentrent principalement devant le palais présidentiel et l’assemblée nationale. Le 9 octobre, des manifestants pénètrent même dans l’enceinte du parlement équatorien.

Face à ces mobilisations, le gouvernement équatorien décrète l’état d’exception et met en place un couvre-feu autour des lieux jugés stratégiques. Cependant, sous la pression populaire, Lenín Moreno finit par accepter un dialogue avec les principaux représentants des mouvements indigènes et il s’engage, le 14 octobre, à retirer le décret ayant provoqué la hausse du prix des combustibles. 

Si cette annonce conduit à l’arrêt des manifestations, les représentants indigènes dénoncent les violences commises par les forces de l’ordre dans le cadre de l’état d’exception. Au terme de treize jours de manifestations, le Défenseur du peuple, organisme public de défense des droits, fait en effet état de huit morts et 1340 blessés. Par ailleurs, 1192 personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles figurent 54 étrangers, dont notamment des Vénézuéliens. 

L’après-mouvement social : la possibilité étroite d’une sortie de crise institutionnelle

Les Chiliens – surtout les jeunes – votent peu. Lors des dernières élections, l’abstention atteignait 50%. Le résultat de ces élections pouvait tout de même préfigurer le haut degré de colère sociale dans le pays avec l’émergence du mouvement anti-néolibéral Frente Amplio venu flirter avec le second tour [2] (20% des suffrages). Marqueur significatif dans cette période de soulèvement : le projet de loi porté par la députée communiste et figure de la révolte étudiante de 2011, Camila Vallejo. Elle propose de passer la semaine de travail de 45 à 40 heures. Cette mesure vient d’être approuvée en pleine crise en première lecture par la chambre des députés, le 24 octobre dernier. Au-delà de cette influence idéologique, le Frente Amplio est très largement constitué de militants actifs dans les différentes luttes sociales. À l’avenir, s’il arrive à capter un électorat jeune qui a déserté les urnes, il peut espérer devenir le débouché institutionnel de ce soulèvement. Dans ses revendications, on trouve notamment la réécriture d’une nouvelle Constitution, destinée à mettre fin aux structures institutionnelles héritées de la dictature. 

Manifestation à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

Pour autant, dans un contexte de mobilisation sociale aussi intense où la population parvient à obtenir des avancées sociales et faire tomber un gouvernement sans passer par les urnes, on peut prévoir que la participation électorale n’en sortira pas grandie.

Le gouvernement équatorien sort quant à lui très affaibli de cette crise sociale. À deux reprises au cours de leur histoire, les manifestations de rue ont conduit à la destitution du président en place. Le 21 janvier 2000 le président Jamil Mahuad, artisan de la dollarisation de l’économie équatorienne, est destitué suite à une semaine de manifestations menées par les communautés indigènes. Le même processus conduit à la destitution de Lucio Gutierrez, au mois d’avril 2005. C’est dans la foulée de ces fortes mobilisations qu’émerge le mouvement Alianza Pais conduisant Rafael Correa au pouvoir. Ce parti politique a donc représenté le débouché institutionnel des divers mouvements de contestation du néolibéralisme. Cette fois-ci, la mobilisation sociale a contraint Lenín Moreno à quitter la capitale pendant plusieurs jours mais elle n’a connu aucun débouché institutionnel, malgré sa durée et son intensité.

Cela s’explique en grande partie par l’importante division entre les deux composantes majeures des manifestations, à savoir le Mouvement pour la révolution citoyenne et la CONAIE. Cette dernière ne cache pas son hostilité à l’égard de Rafael Correa, à qui elle reproche une politique extractiviste et anti-écologique. Face à ses détracteurs, Correa explique qu’il estimait nécessaire, dans un premier temps, d’impulser une étatisation du secteur des hydrocarbures afin d’orienter la majorité des revenus générés par ces activités vers l’État, dans le but d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, de sorte à créer les conditions de sortie de la dépendance à l’extractivisme. Aujourd’hui encore, les forces d’opposition au néolibéralisme restent fortement divisées autour de la conception d’une politique économique alternative en Équateur. 

Par ailleurs, plusieurs membres de l’opposition politique sont actuellement sous le coup d’accusations judiciaires et marginalisés de la scène politique. Paola Pabon, préfète de la province de Pichincha, officiellement accusée de rébellion à l’encontre de l’État dans le cadre des manifestations, a notamment été arrêtée le 14 octobre. De même, plusieurs proches de Rafael Correa tels que Ricardo Patino, ancien chancelier de l’État équatorien, ou Gabriela Rivadeneira, parlementaire, ont récemment reçu l’asile politique de la part du gouvernement mexicain.

Toujours est-il que les dernières mesures économiques annoncées par Lenin Moreno le 18 octobre ne suscitent pas l’unanimité. Elles incluent notamment un ensemble de réductions fiscales. À cela s’ajoute le fait que le FMI maintient sa pression sur l’État équatorien. L’organisme financier estime que le gouvernement équatorien doit renforcer les mesures d’ajustement fiscal et de réduction des dépenses publiques afin de compenser le maintien des subventions au secteur des combustibles.

D’après une enquête d’opinion réalisée par l’institut de sondage Click Report, Lenin Moreno ne récolte actuellement que 16,03% d’opinions favorables, tandis que 68,46% de la population affirme toujours soutenir les revendications des mouvements indigènes à l’heure actuelle. Par ailleurs, le Front uni des travailleurs appelle déjà à une nouvelle mobilisation face au refus du gouvernement de changer d’orientation économique.

Une file d’attente de manifestants équatoriens en attente de ravitaillement © Ever Orozco pour LVSL

Ainsi, la possibilité d’une sortie de crise par la voie institutionnelle classique paraît aujourd’hui étroite dans ces pays. Avec la victoire électorale du tandem péroniste Alberto Fernandez – Cristina Fernandez de Kirchner, elle ne peut pour autant pas être totalement écartée dans une région où les vagues de mécontentement se multiplient. Les Argentins viennent d’en faire la démonstration en renversant dès le premier tour le Président néolibéral Macri, et en venant par la même clamer dans les urnes ce que les Chiliens et les Équatoriens ont exprimé dans la rue.

Cette vague de contestation du modèle néolibéral dans ces pays proches mais structurellement différents n’est pas sans rappeler ce que Karl Polanyi annonçait dans son ouvrage phare La grande transformation (1944) : les populations cherchent à se protéger des effets délétères d’une société où la sphère marchande « désencastrée », finit par dominer toutes les autres sphères de la cité et de la vie, exacerbant les inégalités au profit d’une infime minorité.

L’Amérique du Sud, laboratoire de réformes néolibérales radicales durant plusieurs décennies, puis terrain d’expérimentation des alternatives institutionnelles et extra-institutionnelles qui y ont été apportées, semble plus que jamais requérir l’attention de qui s’intéresse à l’impact du néolibéralisme sur les sociétés contemporaines.

Chili : vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ?

http://www.diarioeldia.cl/region/actriz-ovallina-captura-marcha-mas-grande-chile-en-emblematica-fotografia
Plus d’un million de personne rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. © Susana Hidalgo

Derrière la Cordillère des Andes, une brèche politique inédite s’est ouverte. Des manifestations d’une ampleur historique secouent le Chili, gouverné par un système néolibéral depuis le coup d’État d’Augusto Pinochet mené en 1973, qui n’a jamais été remis en cause à la chute de la dictature. Retour sur un mouvement qui plonge ses racines dans les quatre dernières décennies – et sur les alternatives qui s’offrent à lui.


Dans le ciel de Santiago et Valparaíso, les hélicoptères qui survolent les quartiers sont les mêmes Pumas des escadrons de la mort sous Pinochet. L’armée plane, et avec elle les douloureux souvenirs de la dictature. En remettant la sécurité intérieure à l’armée et en déclarant que « le Chili est en guerre » contre les manifestants, le président Sebastián Piñera a ouvert une plaie béante. Les images du coup d’État du 11 septembre 1973 surgissent brusquement dans la nuit du 19 octobre 2019. Mais 46 ans plus tard, la peur ne tombe plus comme une chape de plomb. En dépit de six jours d’état d’exception, de couvre-feu et d’une armée qui opère une féroce répression, l’état-major ne sait plus quoi faire pour mater les manifestants qui battent le pavé à toute heure, soutenus par les cacerolazos, ces milliers de casseroles frappées depuis les balcons.

Depuis, les militaires sont rentrés dans les casernes mais le Chili reste paralysé. Manifestations et rassemblements se sont répandus comme une traînée de poudre le long de la Cordillère. Les journées de grèves générales s’accompagnent de marches dans les centres-villes et quartiers périphériques. Le 26 octobre, la « marche la plus grande du Chili » est convoquée à Santiago. Plus d’un million de manifestants se rassemblent1, une première depuis la fin de la dictature en 1989. Les annonces présidentielles n’y font rien.

Entre le coup d’État de septembre 1973 et le soulèvement d’octobre 2019, la population a constamment été tenue à l’écart des processus décisionnels. Dans cette ébullition, le slogan « Chile despierta », « Le Chili se réveille », illustre le retour fracassant du peuple comme acteur central de la vie politique chilienne.

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Les « cacerolazos » sont devenus le symbole du soulèvement à travers le Chili. © Equipo Rival

Une imbrication historique entre néolibéralisme et force armée

Les institutions militaro-policières sont parties intégrantes, au Chili, du système néolibéral. Régimes de retraites et de santé, éducation, salaires, impunité : leurs privilèges s’imbriquent dans l’accaparement des richesses. Un processus entamé dans les années 70 où l’élite économique a confondu ses intérêts avec ceux du secteur militaire et policier.

Dès les années 60 un groupe d’économistes chiliens, les Chicago Boys, tente de faire passer des réformes libérales ; en vain. Ils sont issus de l’Université catholique de Santiago, établissement privé de la bourgeoisie, où l’Ambassade des États-Unis a élaboré plusieurs conventions avec Chicago et Harvard. Dans le contexte de l’élection du président socialiste Salvador Allende en 1970, Les Chicago Boys nouent rapidement des liens étroits entre les milieux d’affaires, la droite, et l’armée pour cimenter une contestation. Le plus important journal de la capitale, El Mercurio, devient leur outil de croisade médiatique contre les politiques d’Allende ; il se fait le chantre d’un néolibéralisme qui, jusqu’alors, avait été refusé par les gouvernements chiliens successifs.

Le 11 septembre 1973, alors que le général Augusto Pinochet fait bombarder le Palais présidentiel de la Moneda, les Chicago Boys concluent un programme économique qu’ils déposent sur son bureau. La rencontre entre l’économiste américain Milton Friedman et Pinochet scelle la relation intime du néolibéralisme avec la dictature qui enfantent la « thérapie de choc », selon les mots de l’économiste, qui sera infligée au Chili2.

https://www.adnradio.cl/noticias/sociedad/directores-liberan-el-documental-chicago-boys/20180528/nota/3755328.aspx
Rencontre entre Pinochet et Friedman à Santiago en juin 1975. © Chicago Boys, documentaire

Réduction de la dette et des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations : ces recettes sont appliquées à la lettre. Dans les années 80, la désindustrialisation a totalement déstabilisé l’économie chilienne qui la compense par des exportations agricoles et de matières premières – soit le retour à une configuration coloniale qui fait du Chili le fournisseur de matières premières des pays du Nord. Les économistes privatisent ensuite le service public. Education, santé, retraite, eau, tout y passe. Avec un taux de croissance qui dépasse les 5%, le Chili est qualifié de « miracle »3, fruit du libre-échange dont bénéficient les grandes entreprises. Le reste de l’économie est dévasté.

Le coup d’État correspond donc à deux outils, militaire avec son arsenal répressif pour renverser un gouvernement démocratiquement élu et mater toute velléité populaire ou organisation sociale, et politique pour imposer un modèle économique et insérer le pays dans un système international chapeauté par les États-Unis. En 1989 Pinochet perd son plébiscite, la victoire du « non » clôt 17 ans de terreur. Avant de partir l’élite s’assure de garder main-mise sur les fondements du pays en imposant la continuité de la Constitution de 1980, et freinant tout processus historique et mémoriel.

Anesthésie du jeu politique chilien

Au départ de Pinochet, une large alliance nommée Concertation, qui rassemble la démocratie chrétienne, le centre-gauche et le Parti socialiste, forme un pacte pour assurer la transition démocratique. Au pouvoir de 1989 à 2010, cette coalition empêche l’émergence de toute alternative politique politique. La Concertation se donne pour mission d’assurer le fonctionnement institutionnel sans mettre en cause le néolibéralisme. Après le premier mandat de la socialiste Michelle Bachelet en 2010, l’alliance perd le pouvoir pour la première fois face à Sebastián Piñera, élu sous l’étiquette de la droite.

La famille Piñera incarne cette collusion entre milieux d’affaires, économistes libéraux et armée. Classé 5ème milliardaire du pays, le Président a fait fortune dans les banques et les compagnies aériennes. José Piñera, son frère, fait partie des Chicago Boys4. Ministre de Pinochet, il a mis en place l’AFP, système de retraites privées du Chili. Bien que sa famille ait été liée à la dictature, Piñera a toujours affirmé avoir voté contre Pinochet, incarnant ainsi une droite qui avait pris ses distances avec la junte.

En 2013 la Concertation est enterrée par la création de la Nouvelle Majorité, alliance impulsée par le Parti socialiste et le Parti communiste, qui porte Michelle Bachelet une seconde fois au pouvoir en 2014. Si sa campagne remet en cause les réformes de droite et défend un service public de l’éducation, ses critiques restent sans lendemain. Bien que les dernières élections en 2017 aient permis le retour de Piñera, avec moins de 50% de participation, elles ont marqué l’arrivée d’un nouvel acteur. Beatriz Sánchez, candidate du Frente Amplio, nouvelle force populaire critique du néolibéralisme, crée la surprise en arrivant troisième avec 20% des voix, contre 23% pour le candidat du Parti socialiste, et 36% pour Piñera.

https://www.mendozapost.com/nota/133903-pinera-hablo-rodeado-de-militares-estamos-en-guerra/
Sebastián Piñera déclare “Estamos en guerra”, 20 octobre 2019. © Mendoza Post

Piñera, le président pyromane

Au soir du 19 octobre, après trois journées de mobilisation tendues, le président fait un choix inattendu. En déclarant l’état d’exception qui a placé pendant six jours la sécurité intérieure dans les mains de l’armée, Piñera a rouvert la plaie de la dictature. Pendant que le pouvoir se réclame de l’ordre public, un centre de torture est improvisé dans une station du métro à Santiago. Mutilations et viols ont lieu dans des commissariats5. Après avoir relayé un discours de peur et des images de saccages, l’appareil médiatique diffuse des images de militaires jouant au ballon avec des enfants. Quelques jours plus tard, on apprendra que la ligne éditoriale a été fixée à la Moneda, entre le gouvernement et les patrons des chaînes télévisées. Dans la rue la réponse est immédiate, des pancartes ironisent : « Si les militaires sont si gentils qu’ils disent où sont nos disparus ! ».

Arrivée à Santiago le 29 octobre, l’observatrice d’Amnesty international Pilar Sanmartín a fait part de sa stupeur face à la gravité de la situation. En seulement 15 jours de répression, le bilan est glaçant. Au 31 octobre l’Institut national des Droits de l’Homme comptabilisait6 120 actions en justice pour tortures et 18 pour violences sexuelles ; 4 271 personnes détenues dont 471 mineurs ;1 305 personnes hospitalisées dont 38 par balle et 128 énuclées. A cela s’ajoute officiellement 22 personnes tuées par balle – certaines enquêtes en comptabilisent une cinquantaine.

Un carabinero tire à bout portant sur un manifestant, Viña del Mar, 30 octobre 2019.
 

Une crise multidimensionnelle longtemps maintenue en soupape

Le caractère transversal de la mobilisation est inédit dans la mesure où il constitue un carrefour des convergences entre les revendications de crises multiples.

La conséquence de 40 ans de libéralisme est celle d’une vie à crédit. Peu à peu la crise sociale a englouti le pays. En effet, au Chili 1% des plus riches détient 26,5% des richesses, alors que les 50% les plus pauvres n’en rassemblent que 2%7. Avec un coût de la vie semblable à celui de l’Europe occidentale, le salaire minimum équivalent à 370€ paraît dérisoire8. La responsabilisation individuelle est le corollaire de la privatisation : tout se paye – il faut compter en moyenne 5000€ pour une année dans une Université publique9. Le système a tout prévu, notamment des banques qui accordent des prêts avec l’assurance d’être remboursées par prélèvement automatique dès la première embauche. Les premières générations de Chiliens ont touché leurs pensions, fruits du système de retraites par capitalisation AFP, instauré en 1980. Les Chiliens ne touchent pas le quart de leur cotisation, les contraignant à l’emprunt ou au travail. De quoi alimenter la colère, des jeunes aux plus âgés, alors que les parlementaires touchent 18 000€ mensuels, 30 fois le salaire moyen. Cet état de siège social alimente une crise sanitaire alarmante. L’austérité mine le service public hospitalier. Bon nombre d’établissements n’ont pas entièrement perçu le budget 2019, et ne sont plus en mesure de rémunérer les soignants ou d’assurer les soins10.

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Marcha la más grande de Chile, Santiago, 26 octobre 2019. © Revolución democrática

Le Chili est également traversé par une crise environnementale, qui se cristallise autour du droit à l’eau. La zone industrielle et portuaire de Quintero est connue comme « zone de sacrifice » (zona de sacrificio) au bon vouloir des multinationales. Gazs et produits chimiques intoxiquent la ville : eau contaminée, taux d’infections pulmonaires qui explose, bétail agonisant11... Face à la connivence de État avec les industriels, la mobilisation s’est massifiée. Alors que Piñera envoyait les forces spéciales réprimer les habitants, le syndicaliste et pêcheur Alejandro Castro a été retrouvé mort, officiellement par suicide (de deux balles dans la tête) en octobre 201812. Bien que le montage ait été dénoncé, aucune poursuite n’a eu lieu. Raison supplémentaire pour Piñera de refuser l’Accord d’Escazú, garantissant le droit de vivre dans un environnement sain.

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« La violence c’est qu’un avocat ait plus accès à l’eau qu’une famille de Petorca » ©[email protected]

L’agriculture intensive incarne également une part du problème. La région de Petorca est celle de l’or vert : l’avocat. Plusieurs propriétaires ont détourné les rivières pour alimenter leurs exploitations, gourmandes en eau, provoquant un important stress hydrique. Les nappes phréatiques taries, les habitants n’ont eu d’autre choix que de partir, laissant dans leurs sillages des villes désertes. Dès le 17 octobre, les revendications des locaux contre les exploitants ont pris de l’ampleur. Alors que le gouvernement inculpait la sécheresse, l’eau s’est brusquement écoulée dans des lits asséchés. Des vidéos témoignent de fleuves qui reprennent vie dans la vallée de l’Aconcagua. La peur aura eu raison des entrepreneurs.
Ce sont autant de situations où le Ministre de l’Agriculture Walker a brillé par son absence. Et pour cause, l’homme d’affaire est lui-même propriétaire de « 29 000 litres d’eau par minute » au Chili.13

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« Halte aux zones de sacrifices. Dehors les multinationales qui portent atteinte à la vie » Limache, novembre 2019. © Equipo Rival

Enfin la crise est démocratique, et s’illustre avec la négation des droits d’une partie de la population. Présents dans la moitié sud du pays, les Mapuches sont un des peuples originaires du Chili, constamment réprimés par le gouvernement pour étouffer ses revendications, à savoir une reconnaissance territoriale et culturelle. En octobre 2018, Camilo Catrillanca, paysan mapuche, a été assassiné par un carabinier. Le Ministre de l’Intérieur Chadwick a menti publiquement pour couvrir les faits, créant un scandale d’État. Bien que le carabinier ait été reconnu coupable, aucune suite n’y a été donnée.14

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Marche des peuples originaires. Valparaíso, novembre 2019. © Equipo Rival

L’insurrection d’octobre

Les soulèvements actuels sont l’occasion d’une confluence de revendications et d’identités politiques. Les manifestations font appel à des symboles historiques, le drapeau de la République côtoie le Wenufoye, drapeau mapuche, rappelant qu’il est temps pour l’État de reconnaître l’existence de ses peuples ancestraux. Les slogans marqués par les années Allende sont repris, le fameux El pueblo unido jamás sera vencido de Quilapayun, et surtout El derecho de vivir en paz du poète Victor Jara. L’enlisement du pouvoir a contribué à radicaliser et élargir la contestation, à transformer ce mouvement social en insurrection populaire de masse.

Dans ce rapport de force, la bataille se déroule aussi sur les réseaux sociaux, devenus les lieux d’une contre-information en ébullition où les montages politico-médiatiques éclatent en morceaux, tandis que les grands médias sont pris pour cible. Le 19 octobre, l’incendie des locaux de El Mercurio révèle la teneur des tensions. L’attaque portée contre le « journal le plus ancien du pays » est déploré sur les écrans, dénonçant un mouvement animé par le chaos. En septembre dernier, El Mercurio avait fait scandale en affirmant qu’« en renversant Allende, Pinochet a sauvé le Chili de ce qu’est Cuba aujourd’hui »15. Un réseau de médias communautaires locaux s’est organisé pour assurer la diffusion efficace de l’information et des initiatives d’auto-organisation, comme Radio Placeres à Valparaíso. A l’échelle nationale El Mostrador, El Desconcierto ou Chileokulto, des médias indépendants, opèrent un travail de synthèses et d’enquêtes sur les manœuvres gouvernementales, la répression, et les réponses politiques du mouvement. Ces médias alternatifs sont des leviers centraux pour coordonner la mobilisation sur l’ensemble du territoire.

http://www.jujuydice.com.ar/noticias/actualidad-9/chile-desperto-se-realiza-la-marcha-mas-grande-46916
Plus d’un million de personnes rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. ©JujuyDice

La dynamique du mouvement échappe à toute organisation. Si le soutien apporté dès les premiers jours par des partis, associations et centrales syndicales, a permis à la mobilisation de s’enraciner plus fermement dans la société, elles restent débordées par les événements.

Cette séquence constitue un moment charnière notamment pour les composantes du Frente amplio, qui décloisonnent leur stratégie de bataille institutionnelle et électorale pour établir une porosité avec le mouvement. Une articulation étroite entre la théorie portée par les députés amplistas qui ont présenté une feuille de route pour un agenda démocratique, et la pratique avec la municipalité de Valparaíso, dirigée par le maire municipaliste Jorge Sharp, qui tente de transformer l’essai16. Il s’agit pour le jeune mouvement de s’affirmer comme force politique capable de gouverner.

https://twitter.com/yasnamussa/status/1189718512253784065
« Nous ne reviendrons pas à la normale car la normale était le problème», Santiago, octobre 2019. © Yasna Mussa

Un processus constituant déjà en cours ?

Le 26 octobre, Piñera annonçait quelques timides réformes. Plusieurs organisations ont alors appelé à soutenir des assemblées citoyennes, appelées cabildos abiertos. En effet, de nombreux quartiers ont impulsé ces espaces pour échanger sur leurs préoccupations et élaborer des solutions collectives. Une géographe a réalisé une carte des cabildos, matérialisant leur densité et variété : droits, santé, logements, environnement, revendications féministes, lgbt+, etc. L’enthousiasme quant à la participation politique17 montre que le processus constituant a, de facto, été initié par la population en court-circuitant les institutions. Les relais politiques tentent alors d’articuler volonté populaire et leviers institutionnels – tâche des plus complexes.

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Aperçu des cabildos abiertos sur Santiago et Valparaíso, 30 octobre 2019. ©Catalina Zambrano

Les revendications convergent sur un référendum pour convoquer une Assemblée constituante, processus impossible à cause d’un vide juridique. Plusieurs projets de réformes constitutionnelles ont été écrits sur ce point, tous sont restés lettre morte. La majorité a annoncé qu’une réforme pour changer la structure juridique sera sur pied fin novembre.

Définir le processus constituant est un enjeu important, qui peut être une sortie de secours pour le gouvernement. L’opposition plaide en faveur d’un référendum qui permette aux Chiliens de définir eux-mêmes les mécanismes. Il s’agit pour eux de s’assurer que le pouvoir n’impose pas un processus qui écarterait le peuple pour conforter la classe dominante. Une Assemblée constituante souveraine, représentative et démocratiquement élue, permettrait selon eux aux aspirations populaires de s’exprimer, en lien étroit avec les espaces de délibérations auto-organisés18.

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Plus de 400 habitants lors d’un cabildo à Valparaíso, soutenu par le maire municipaliste Jorge Sharp, octobre 2019. © Municipalidad Valparaíso

Par leur ampleur et leurs conséquences, les événements débutés en octobre ont déjà marqué l’histoire récente du Chili. Le 29 octobre, un collectif de Chiliens s’est réuni avec le juge Baltasar Garzón, qui avait ordonné l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998. Ces derniers ont exposé l’ampleur des violations des Droits de l’Homme enregistrées au Chili depuis le 17 octobre, en rappelant la nécessité d’une pression internationale, afin que les exactions ne restent pas impunies.

 

1 La impactante vista aérea que da cuenta de la masividad de la “marcha más grande de la historia”, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/25/el-impactante-registro-aereo-que-da-cuenta-de-la-masividad-de-la-marcha-mas-grande-de-la-historia/

2 Milton Friedman y sus recomendaciones a Chile, https://www.elcato.org/milton-friedman-y-sus-recomendaciones-chile

3 L’ouvrage La mondialisation des guerres de palais: la restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys » , d’Yves Dezalay et Bryant G. Garth, reveient dans le détail sur ces processus.

4 Voir l’enquête de Sergio Jara, Piñera y los leones de Sanhattan Crónica del auge de la elite financiera chilena, https://www.planetadelibros.cl/libro-pinera-y-los-leones-de-sanhattan/282089

5 Evidencias de torturas en subterraneo de estacion baquedano moviliza INDH a presentar acciones legales, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/23/evidencias-de-torturas-en-subterraneo-de-estacion-baquedano-moviliza-indh-a-presentar-acciones-legales/

6 Bilan de l’INDH du 31 octobre 2019, https://twitter.com/inddhh/status/1189760010823327744

10 Los problemas financieros de los hospitales públicos que tienen a Mañalich al borde de una crisis sanitaria
https://www.elmostrador.cl/destacado/2019/08/12/los-problemas-financieros-de-los-hospitales-publicos-que-tienen-a-manalich-al-borde-de-una-crisis-sanitaria/

11 Crisis ambiental en Quintero y Puchuncaví: Veraneando en una zona de sacrificio, https://www.theclinic.cl/2019/01/31/crisis-ambiental-en-quintero-y-puchuncavi-veraneando-en-una-zona-de-sacrificio/

13 Diputada Rojas interpela a ministro de Agricultura tras declararse pro medioambiente y poseer derechos de agua, https://www.eldesconcierto.cl/2019/10/03/diputada-rojas-interpela-a-ministro-de-agricultura-tras-declararse-pro-medioambiente-y-poseer-derechos-de-agua/

14 Caso Catrillanca: Informe final de comisión investigadora establece responsabilidad política de Chadwick y Ubilla https://www.eldesconcierto.cl/2019/09/12/caso-catrillanca-informe-final-de-comision-investigadora-establece-responsabilidad-politica-de-chadwick-y-ubilla/

15 Sí, es verdad: El polémico inserto de hoy en El Mercurio que afirma que en el 73 “Chile se salvó de ser como Venezuela”, https://www.theclinic.cl/2019/09/11/si-es-verdad-el-polemico-inserto-de-hoy-en-el-mercurio-que-afirma-que-en-el-73-chile-se-salvo-de-ser-como-venezuela/

17 (Ici le cas emblématique du cabildo organisé par le club de foot de Santiago) Cabildo abierto organizado por Colo Colo congregó más de 1.500 personas, https://www.cnnchile.com/pais/cabildo-abierto-colo-colo-estadio-monumental_20191031/

18 Las disímiles fórmulas para salir de la crisis social de los diputados Brito (RD) y Longton (RN), http://www.mercuriovalpo.cl/impresa/2019/11/06/full/cuerpo-principal/16/

Le Frente Amplio : l’émergence de l’alternative politique au Chili

Mobilisation du Frente Amplio pour le droit à la retraite. http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.

Pour la seconde fois depuis la fin de la dictature, la coalition de droite a conquis le pouvoir au Chili lors des élections de novembre dernier. Bien que nous ayons assisté à un nouveau match opposant les deux coalitions traditionnelles, une nouvelle force semble avoir bousculé le bipartisme en faisant mentir tous les pronostics : le Frente Amplio ; ce mouvement s’impose comme troisième force politique, et manque de peu le second tour. Nous avons rencontré des militants parisiens de ce mouvement. Retour sur la situation politique du Chili, la déception des mandatures Bachelet (2006 2010 et 2014 2018) et le nouvel espoir des opposants au néolibéralisme dont ce pays fut le laboratoire.


Changer lEducation pour transformer la société : la grande aspiration démocratique chilienne

Impossible de comprendre la politique chilienne et l’avènement du Frente Amplio sans revenir sur les événements liés à la question de l’éducation qui est centrale au Chili, et qui concentre en elle beaucoup des fractures de la société. Pour mieux appréhender les secousses politiques chiliennes autour de l’enseignement, il faut revenir sur le triste passé dictatorial du pays. Le Chili fut le laboratoire des économistes de l’École de Chicago, Milton Friedmann en tête ; c’est au Chili qu’on a expérimenté pour la première fois le modèle néolibéral, appelé à devenir universel et incontestable. Dans cette perspective, tous les secteurs de la société étaient destinés à être peu à peu être livrés au marché, y compris l’éducation. El Ladrillo, le programme économique conçu par les “Chicago boys” et que les putschistes qui ont renversé le président Salvador Allende se sont employés à mettre en œuvre, précisait qu’ « une politique éducative doit garantir gratuitement des niveaux minimaux d’éducation puisque, par ceux-ci, on atteint la formation de base du citoyen. […] Le profit pratique et direct tiré de la scolarisation à ce niveau, est relativement bas, et alors il est nécessaire d’en garantir la gratuité […] les niveaux supérieurs d’éducation procurent un bénéfice direct qui ne justifie pas la gratuité ». La récréation est terminée : les jeunes Chiliens pourront apprendre à lire et compter, pour le reste il faudra payer.

La loi organique de 1980 vient réglementer la marchandisation de l’enseignement. Pinochet met en place un processus de régionalisation des universités à la tête desquelles il nomme des militaires, et de municipalisation des établissements scolaires, aggravant considérablement les inégalités entre les villes les plus riches et les autres. Des fractures considérables se creusent également entre les écoles privées et publiques, ainsi qu’entre les universités ; le salaire et la place que l’on trouve dans la société est en grande partie conditionné par le diplôme que l’on possède, dont la valeur dépend de l’Université qui le délivre. Pendant notre entretien, Claudio Pulgar rappelle : « Au cours de l’année 1980, Pinochet a modifié la structure et le financement des universités publiques ; il a créé les conditions de la libéralisation pour le marché des universités privées, qui comptent aujourd’hui  70% des étudiants. La démarche de Macron  est très similaire à la sienne, même si bien sûr en dictature c’est allé plus vite. »

“La privatisation de l’Education remonte à l’ère Pinochet, dont les réformes ont creusé des fractures considérables entre les écoles et les universités privées et publiques”

Avec la fin de la dictature et l’arrivée au pouvoir d’une coalition de centre-gauche (unissant la démocratie-chrétienne et le parti socialiste), le débat sur l’éducation est relancé, et beaucoup s’attendent à un retour sur ces privatisations qui ont accru les inégalités dans un pays déjà fracturé. Pourtant, pour Christian Rodriguez qui fit partie de ces professeurs exilés en France et de retour au Chili juste après la dictature, « il n’y a pas vraiment eu de changement, on n’a pas touché à la Constitution de 1980 ». L’Université reste la propriété du marché poursuit-il : « Le Business de l’Université privée, c’est un business énorme dans lequel on trouve des militaires, des gens de droite, et ceux de gauche qui sont au gouvernement. ».

Le statut quo sur cette question a été entretenu par les coalitions de gauche, dont certains membres possédaient des intérêts dans ce juteux commerce, comme le décrit la journaliste María Olivia Mönckeberg dans son ouvrage « El négocio de las Universidades en Chile ». Cela devient un point majeur de la contestation chilienne dans les années 2000, menée par les lycéens et leur « révolution des pingouins » de 2006 puis, à son acmé, par les étudiants qui ont conduit une immense mobilisation en mai 2011. Cette génération qui n’a pourtant pas connu la dictature s’élève contre un système qui reste un legs de la politique néolibérale appliquée par un gouvernement militaire.

“L’éducation est un droit, pas un privilège” ©Rodrigo Torres

En 2006 los pingüinos, ces jeunes lycéens, renversent trois ministres du gouvernement de Michelle Bachelet, fraîchement élue. Les raisons de la colère ? Le prix des transports publics trop élevé, une éducation de mauvaise qualité, de trop grandes inégalités entre le privé et le public, le prix exorbitant de l’Université – 200 000 pesos par mois quand le salaire moyen s’élevait à 120 000 -, en bref une volonté générale de prise en charge étatique de cette éducation privatisée. Attachés à ce legs néolibéral, le Parti Socialiste et la Démocratie Chrétienne au pouvoir cèdent sous la pression de la jeunesse en accordant aux plus démunis la gratuité des transports ainsi que des bourses, mais ne reviennent pas sur la racine du problème : la privatisation de l’enseignement et les profit qu’en tire le secteur privé.

“Les mandats de la coalition de centre-gauche a provoqué un sentiment de déception chez les électeurs, qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite”

Cinq ans plus tard, ce sont les étudiants qui investissent la rue et occupent lycées et universités pendant de longs mois, rejoints par les syndicats et de nombreux citoyens. Cette fois, c’est face au premier gouvernement de droite depuis l’ère Pinochet que la jeunesse du pays entre en lutte. Ce bras de fer s’inscrit dans la durée, rassemble des centaines de milliers de jeunes au cours de dizaines de marches réclamant la refonte du système éducatif et s’opposant à sa marchandisation. En réponse, le président Piñera accorde aux manifestants une faible hausse du budget et un accès facilité aux prêts étudiants. Pas de quoi calmer l’exaspération d’une génération ressentant toujours plus profondément l’exclusion causée par un système extrêmement inégalitaire. Alors qu’en 2013 les manifestations n’ont pas cessé, bien que plus éparses, Michelle Bachelet promet de revenir sur la privatisation pendant sa campagne électorale, ainsi que sur la Constitution de 1980 pour y introduire plus de participation. Comme lors de son premier mandat, elle n’en fit rien fit rien ; revenue au pouvoir en 2014 en s’appuyant sur les revendications des mouvements sociaux, elle provoque une immense déception pour les électeurs qui avaient placé leurs espoirs dans une coalition de centre-gauche – dans laquelle se trouvait le Parti Communiste et même une figure de la contestation étudiante, Camilla Vallejo, élue députée au parlement – dont ils espéraient qu’elle aurait le courage de revenir sur ces réformes libérales.

Le retour de la droite aux affaires : l’échec cuisant de la coalition des partis traditionnels de gauche

Les revendications de la société chilienne qui avaient mené Bachelet à son second mandat n’ont pas trouvé de débouché politique, du fait de l’immobilisme cuisant d’une coalition pariant davantage sur sa communication que sur l’action politique que l’on attendait d’elle. Cet alliage entre une rhétorique dénonçant le “business” et une pratique politique qui s’en accommode très bien n’est pas sans rappeler le destin de la social-démocratie européenne. Dans les deux cas, elle provoque un sentiment de déception chez les électeurs qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite ; et qui réclament – surtout parmi les plus jeunes, galvanisés par l’émulation des dernières années – le renouvellement et la réinvention de la politique.

Les élections de 2017 voient la coalition de droite – soutenue au second tour par un nostalgique de Pinochet, José Antonio Kast – l’emporter face à la coalition de centre-gauche. L’échiquier politique semblait alors marqué par une bipolarisation entre deux coalitions, sans qu’aucune alternative politique ne puisse émerger. C’était sans compter sur les nombreuses synergies provoquées par des années de luttes étudiantes, syndicales ou écologistes. Un nombre croissant de Chiliens ont compris que le processus de privatisation – qui a concerné aussi bien le domaine de l’éducation que de la santé, l’eau, le logement, les transports, les télécommunications, l’énergie, les ressources naturelles… – était sans fin, et que cette gauche compromise avec le modèle néolibéral ne constituait en rien une alternative.

Et pourtant de cette élection est née une réelle force d’alternative, dans un pays si longtemps érigé en bastion et modèle néolibéral – on a parlé du “miracle chilien”. Si les deux coalitions traditionnelles se sont affrontées au second tour, il s’en est fallu de 150 000 voix, à peine 2%, pour que le Frente Amplio ne se substitue à la coalition de gauche dans la confrontation avec la droite.

Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir

Une nouvelle force populaire : le Frente Amplio face aux structures néolibérales

En janvier 2017, plusieurs partis politiques et mouvements indépendants donnent naissance au Frente Amplio. Cette coalition très éclectique rassemble notamment Revolución Democrática – qui a participé au deuxième gouvernement Bachelet avant de le quitter -, Izquierda Autonoma, le Partido Igualdad, Izquierda Libertaria issue des mouvements étudiants, le parti pirate chilien… Bien que classée à l’extrême gauche de l’échiquier politique par les observateurs, le Frente Amplio se voit comme transversal, intégrant d’ailleurs le Parti Liberal ou encore les verts chiliens qui ne se revendiquent ni de gauche ni de droite. Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir. C’est l’analyse que fait Gonzalo Yañez : « C’est un débat au niveau communicationnel. C’est la stratégie Podemos : on est ouvert à tout le monde, on a des objectifs communs et si vous êtes d’accord, vous êtes les bienvenus. C’est la stratégie populiste ».  Le Frente Amplio permet l’émergence de nouveaux signifiants, éloignés de ceux de la gauche traditionnelle, dans un pays pourtant profondément marqué par les trois années de gouvernement socialiste de Salvador Allende.

Mais le Frente Amplio permet surtout d’articuler des demandes très hétéroclites qui émanent d’acteurs très divers dans le champ politique et social – d’abord par les mouvement sociaux -. Comment une telle synthèse a-t-elle été réalisée ? L’explication tient beaucoup à la méthode. Une fois le mouvement déclaré il fallait un socle commun, qu’allait constituer le programme. Dans chaque ville, tous les militants des partis et mouvements du Frente Amplio, mais aussi ceux qui se reconnaissaient dans la démarche sans appartenir à aucune organisation, étaient invités à se rassembler en « comunales », c’est-à-dire en assemblées communales. De ces assemblées ressortent de nombreux textes qui ont conduit à l’élaboration du programme, « el programa de muchos y muchas ». L’accord n’a pas toujours été évident, certaines revendications trouvant des réponses politiques différentes selon la sensibilité du mouvement. De façon très agile, le Frente a procédé à un vote sur les questions à même de créer des divisions, puis sur le programme dans son ensemble. Plus de 300 000 personnes ont participé et voté le texte, un chiffre considérable pour un pays de 17 millions d’habitants ; ce processus a créé un fort sentiment d’inclusion dans un projet politique, jusqu’en France où Claudio Pulgar se réjouit que « ce que nous avons écrit à Paris se retrouve dans le programme, comme la partie où nous proposons que le Chili devienne un pays d’accueil pour tous les réfugiés du monde ». Afin de renforcer cette indispensable cohésion, le candidat à l’élection présidentielle fut choisi par vote après l’adoption du programme. La primaire citoyenne opposait Beatriz Sanchez, journaliste de radio et TV soutenue par Revolución Democrática, à  Alberto Mayol Miranda, sociologue et universitaire, soutenu par le mouvement Nueva Democracia et le Partido Igualdad, considéré comme plus radical. « La Bea » l’emporte avec 67% des voix, et devient la porte-parole du rassemblement. Les militants parisiens reconnaissent avoir voté pour Alberto, le malheureux candidat de la primaire, mais déclarent sans amertume : « Même si on a perdu la primaire, nous sommes restés forts derrière Beatriz, voir encore plus forts ! Parce que le programme avait été construit en commun, et que Beatriz n’était que notre porte-parole. ».

Cette méthode semble avoir porté ses fruits : un programme solide, avec comme principal objectif de sortir du fondamentalisme néolibéral bien ancré au Chili. Et comme revendications clefs : la démocratisation du pays par un changement de Constitution et la conquête de droits que les militants considèrent comme allant de soi : droit à l’éducation, droit à la retraite, droit à la santé. Il n’est pas question de socialisation des moyens de production, bien que certains militants le revendiquent, mais simplement de lutter contre le productivisme, et contre les « capitaux » qui dépossèdent les habitants de leur accès à la terre, à l’eau et détruisent les habitats naturels, notamment des peuples indigènes dont les plus connu sont les Mapuches. Selon une militante du Frente Amplio Paris, ces demandes existent chez la plupart des habitants du pays qui voient leur conditions de vie et leur environnement proche se dégrader ; les revendications qui en découlent et qui ne trouvaient pas forcément de débouché politique sont prises en compte par le Frente qui s’en saisit en leur apportant des réponses que l’on qualifierait ici d’écologistes et anti-productivistes.

Mobilisation du Frente Amplio pour le droit à la retraite. http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/

En bref, un programme qui a réussi à donner un débouché politique à de nombreuses demandes de la société chilienne et à les articuler entre elles, autour de nouveaux signifiants vides et d’un ennemi commun : le néolibéralisme, héritage de la dictature, et la classe politique au pouvoir depuis la transition démocratique. Il semble que cette méthode populiste, où le leader prend ici une place moins importante qu’ailleurs, ait réussi son pari : arrivé en troisième place avec 20,27% des voix, le Frente Amplio flirte avec le second tour, et ce alors que les sondages les donnaient loin derrière … La jeune coalition obtient d’ailleurs 20 députés, un sénateur, plusieurs conseillers régionaux et dirige la troisième ville du pays : Valparaiso.

Le retour de Piñera au pouvoir risque de raviver les mouvements sociaux désorientés par l’exercice du pouvoir de Bachelet pendant les quatre dernières années. Le Frente Amplio ne pourra que s’en trouver renforcé, et espérer faire de 2022 le début du déclin de l’ère néolibérale, au Chili et ailleurs. En effet, l’arrivée au pouvoir d’une telle coalition dans un pays comme le Chili, petite-fille des Etats-Unis et bastion néolibéral, pourrait avoir des conséquences sur la région toute entière.

Randy Némoz

Crédits photos :

Photo 1 éducation : ©Rodrigo Torres, blog https://carnetsduchili.wordpress.com/
Photo 2 Pinera Guillier Sanchez : ©REUTERS/Ivan Alvadaro
Photo 3 Frente Amplio : http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/