Législatives au Portugal : et maintenant ?

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Depuis dimanche 6 octobre, jour des élections législatives au Portugal, commentaires et analyses se sont multipliés pour saluer la nette victoire du Parti socialiste (36,65%) sans la majorité absolue, sinquiéter de la persistance dun niveau élevé d’abstention (45,5%) et dénoncer l’entrée à l’Assemblée de la République, pour la première fois depuis la Révolution des œillets (25 avril 1974), d’une figure de la droite radicale, André Ventura, leader populiste de Chega (« Assez ! », 1,3% des suffrages), excluant ainsi le Portugal du club de plus en plus fermé des pays européens sans représentation parlementaire d’extrême-droite. Ces faits sont connus. António Costa est effectivement sorti conforté par le score du PS, reconduit dans ses fonctions de Premier ministre dès le surlendemain par le Président de la République, avec la certitude de pouvoir gouverner. Mais avec qui et comment ? Yves Léonard, spécialiste français de l’histoire contemporaine du Portugal, livre  pour LVSL son analyse des résultats des élections législatives portugaises.


Une victoire annoncée depuis longtemps, mais laquelle ?

Donné vainqueur depuis plusieurs mois, le Parti socialiste d’António Costa a largement remporté ces législatives, obtenant au moins 20 députés (106) – en attendant les résultats des 4 députés des Portugais de l’étranger – et 120 000 voix de plus quen 2015. Un résultat en forme de satisfecit pour le Premier ministre sortant, réputé habile tacticien, mais très apprécié et respecté. Depuis lautomne 2015, il a ainsi réussi à faire la preuve quun gouvernement de centre-gauche, soutenu par le Bloc de Gauche (BE) et, pour la première fois depuis 1975, par les communistes, était non seulement viable, mais facteur de stabilité politique, faisant taire au passage les critiques et les railleries sur le caractère « brinquebalant » de ce « bidule », de cet attelage singulier présenté au départ comme illégitime et incohérent (la « geringonça »).

Résultats des élections 2019 : PS en rose, PSD en orange et PC en rouge.

Le PS réalise un carton plein, en tête dans presque tous les districts (voir carte ci-contre – PS en rose, PSD en orange et PC en rouge), avec près de 45% à Portalegre et plus de 40% à Castelo Branco, Beja et aux Açores, 36,7% à Lisbonne et 36,55% à Porto, seul le district de Leiria étant très en deçà de la moyenne nationale, avec 31% des suffrages. La représentation proportionnelle avec la méthode d’Hondt, qui confère une prime au parti arrivé en tête dans chaque circonscription, amplifie ce succès du PS qui n’obtient pas la majorité absolue à l’Assemblée de la République (106 des 230 sièges). Malgré ses 1 866 407 votes, il perd près de 200 000 voix par rapport aux législatives de 2009 et 100 000 par rapport aux municipales d’octobre 2017 qui, avec 38,7% et 160 municipalités remportées sur 308, avaient alors laissé entrevoir une victoire à la majorité absolue aux législatives de 2019. Les tensions sociales des derniers mois (grève des enseignants au printemps, tensions sur le Système national de santé, grève des transports routiers de combustibles à l’été) et quelques dossiers sensibles récurrents (enquête sur un vol suspect d’explosifs et de munitions à la caserne de Tancos, mettant en cause des militaires et ayant entraîné en 2018 la démission du ministre de la Défense) ont émaillé la campagne, fragilisant le gouvernement et le PS au cours des dernières semaines, alors que celui-ci avait atteint 40%, avant de se stabiliser autour de 38% dans les intentions de vote.

Avec une campagne visant à valoriser le bilan du gouvernement et des quatre années de la législature, le maître mot semblait être de ne pas trop offrir de prise à gauche et de séduire avant tout l’électorat centriste grâce aux gages de bonne gestion et de rigueur donnés par le ministre des Finances – et président de l’Eurogroupe – Mário Centeno. Ce discours à fronts renversés, accusant même le PSD, parti incarnant rigueur et austérité, de prôner des mesures propices aux déficits, a séduit une partie de l’électorat centriste. Mais il a renforcé également la volonté d’une partie des électeurs de dénoncer les risques d’une majorité absolue et d’hégémonie du PS, soulignant les vertus de la « geringonça », aiguillon à gauche du gouvernement. Cette volonté affichée tant par le Bloc de Gauche (BE), que par le Parti communiste (PC) a été validée par un électorat de gauche enclin à saluer les vertus de la « geringonça » et à ne pas s’en remettre au seul PS, celui-ci plafonnant dans les intentions de vote, après avoir dépassé les 40%. Autrement dit, si la victoire du PS est indéniable, elle ne doit pas masquer celle de la « geringonça » : la gauche – PS, BE, stable avec 492 247 électeurs (50 000 de moins qu’en 2015), soit 9,7% des suffrages (19 député-e-s), PC, en perte de vitesse avec 6,4% (12 sièges) et Livre, parti écologiste de gauche, membre du Printemps européen, avec 1,09% (1 siège) -, obtient 63% des sièges au Parlement, son score le plus élevé depuis 1976.

Vers une transformation du système politique ?

A l’inverse du PS, la droite et le centre-droite reculent : alors que la coalition Portugal à Frente (PaF), rassemblant PSD et CDS-PP, avait obtenu près de 2 millions de voix aux législatives d’octobre 2015 (1 981 458), ses différentes composantes (scission en 2018 au PSD de Aliança, autour de l’ancien Premier ministre Pedro Santana Lopes, dissidence au PSD d’André Ventura avec Chega, création de Iniciativa Liberal autour d’un ancien PSD) n’ont séduit que 1,6 million d’électeurs, soit sa plus large défaite depuis 1976, avec plus de 350 000 électeurs perdus depuis 2015 et près d’un million par rapport à 2011.

Dans les 15 derniers jours de campagne, le PSD a finalement réussi à limiter la casse annoncée avec 27,9% et 77 sièges, alors que certains sondages faisaient état de scores inférieurs à 25%. Même si, fragilisé par ces scissions et par le fardeau de l’austérité, il enregistre son troisième plus mauvais score électoral depuis 1976. Même si le leadership de Rui Rio, l’ancien maire de Porto devenu son président début 2018, est très contesté. Mais c’est surtout le CDS-PP qui a connu un véritable séisme avec 4,25% et 5 élus, son plus mauvais résultat depuis 1976. Au point de remettre en cause le leadership contesté de Assunção Cristas qui, le soir même du scrutin, a annoncé un congrès anticipé et sa non-candidature à la tête du CDS qu’elle présidait depuis 2016. Au point d’évoquer « une seconde mort » pour Diogo Freitas do Amaral, fondateur et figure emblématique du CDS, décédé quelques jours avant ces élections législatives. Cette crise de leadership est aussi celle de la ligne politique d’un parti qui n’en finit plus d’osciller entre ses racines démocrates-chrétiennes et sa tonalité populiste qui n’a cessé de se renforcer, après avoir longtemps préempté et contenu les ressentiments, sur fond de nostalgie nationaliste, des anciens combattants des guerres coloniales et des rapatriés (retornados) d’Angola et Mozambique. Entre un improbable retour à ses racines démocrates-chrétiennes et la tentation de s’affirmer plus encore comme un « Tea Party » à la portugaise, la balance semble d’autant plus pencher vers cette seconde hypothèse que la concurrence se fait plus vive sur le front du populisme et de la xénophobie avec l’irruption sur l’avant-scène médiatique de Chega qui a su tirer profit de cette crise de la droite.

Après deux tentatives infructueuses lors des municipales de 2017 puis aux européennes de 2019 (Basta !), suite à son départ du PSD où il fut l’un des protégés de Pedro Passos Coelho, André Ventura a réussi son pari d’entrer au parlement à la tête de Chega. Ce professeur de droit dans une université privée, commentateur sportif à ses heures et fervent supporter du Benfica – au point d’indisposer nombre de socios du club lisboète -, est un leader populiste de droite radicale, « anti-corruption, anti-tsiganes », multipliant les déclarations sécuritaires, racistes et xénophobes. S’il n’avait guère mobilisé jusqu’ici, en séduisant 66 442 électeurs au plan national, il fait son entrée au Parlement comme élu de la circonscription de Lisbonne, où il réalise 2% des suffrages. Ce qui lui confère une visibilité médiatique supplémentaire dont il saura assurément se servir. Récupérant des voix à droite et à l’extrême droite, accusé par le leader du PNR (Parti National Rénovateur) « de lui avoir volé sa victoire » – le PNR stagnant à 0,3% (contre 0,5% en 2015) -, André Ventura, qui affirme respecter le système démocratique, a fait céder une digue – celle du containment de la droite radicale hors du champ parlementaire depuis le rétablissement de la démocratie avec la Révolution des œillets et le « legs du 25 avril. » Ce qui lance un défi de taille à la droite parlementaire sur le terrain de la surenchère populiste.

Avec cette représentation parlementaire étendue à Chega et Iniciativa Liberal, la droite se fragmente et ouvre un champ d’expression au populisme dont, à certains égards, il était étonnant que le Portugal ait été épargné jusqu’ici. Alors qu’à gauche, le Parti communiste recule de nouveau, notamment dans ses bastions traditionnels d’Alentejo, une nouvelle formation fait son entrée au parlement, Livre, avec Joacine Katar Moreira élue à Lisbonne, « afro-descendante », tout comme Beatriz Gomes Dias (Bloc de Gauche) et Romualda Fernandes (PS). Quant au Parti animaliste et nature (PAN), partisan d’une écologie apolitique, il triple son score de 2015, avec 3,3% et l’élection de 4 députés. Dix partis sont aujourd’hui représentés au parlement (contre 7 en 2015), le nombre des listes en lice (20) étant également supérieur. Le parlement s’est rajeuni, avec une moyenne d’âge de 47 ans, féminisé (38%), alors que 41% de ses membres sont de nouveaux entrants. Des quatre principaux partis qui ont dominé la vie politique et lAssemblée de la République, deux viennent dessuyer un sérieux revers, le CDS-PP et le PC. Alors que le Bloc de Gauche, apparu seulement à la fin des années 1990, stabilise sa place de 3ème parti. Tout se passe comme si c’était le commencement de la fin pour le système politique portugais, souvent qualifié de résilient, structuré autour des quatre grands partis (PS, PC, PSD, CDS) constitutifs de la transition à la démocratie dans les années 1970. Tout en rappelant que les deux grands partis de gouvernement – PS et PSD -, qui alternent au pouvoir depuis 1976 dans une oscillation centre-gauche/centre-droite, séduisent encore près de 65% de l’électorat.

Finie la « geringonça » ?

Au soir des élections, plusieurs solutions s’offrent au PS et à António Costa, en position de force, malgré l’absence de majorité absolue. Reconduire la « geringonça », voire envisager une « geringonça 2.0 » – multilatérale avec une union à gauche multipartis -, pour reprendre une formule d’un des responsables de Livre, Rui Tavares, dans un cadre programmatique à l’échelle de la législature ? Ou bien privilégier un soutien au cas par cas, en formant un gouvernement minoritaire et en s’assurant simplement, notamment pour le vote du budget annuel, de ne pas être mis en minorité par l’adoption d’une motion de censure rassemblant toutes les formations autres que le PS ?

Après une série de rencontres, en bilatéral, du PS avec PC-Verdes (CDU), BE, Livre et PAN, António Costa na pas exprimé de préférence publiquement, « agnostique » en quelque sorte, peu lui important le modèle de lentente, soulignant quil avait reçu des garanties de tous pour quil y ait « une volonté claire pour que le pays vive quatre années de stabilité politique. » Le Bloc de Gauche est le seul parti à proposer à António Costa un accord « avec lhorizon de la législature ». Une proposition d’accord écrit, avec un « cahier des charges » contraignant, notamment sur les questions du relèvement du salaire minimum, de la réduction des inégalités, de la réorganisation du marché du travail et de la pérennisation du système de santé. Le PC rejette l’idée d’un accord programmatique écrit, privilégiant vigilance sur le fond et accords au cas par cas. Dès le jeudi soir, le PS fait savoir qu’il n’y aura pas d’accords écrits entre les partenaires rencontrés dans la semaine : « à l’instar de la législature qui vient de s’achever, sera poursuivie une méthodologie identique d’appréciation préalable des propositions de budgets de l’État et d’autres concernant la stabilité gouvernementale ». Plus d’accords écrits bilatéraux PS/BE et PS/PC – et donc de « geringonça » -, comme à l’automne 2015, mais une évaluation au cas par cas, avec négociations préalables.

Dès lors, António Costa s’engage sur la voie de former un gouvernement minoritaire, convaincu de pouvoir bénéficier sur les votes importants (budgets…) d’une majorité « à géométrie variable », exploitant au mieux la plasticité du système politique portugais à la fois parlementaire et semi-présidentiel, qui permet à un gouvernement « minoritaire », fort d’une majorité confortable (plus de 106 députés PS sur 230) de gouverner, à l’image d’António Guterres, Premier ministre PS d’un gouvernement sans majorité absolue entre 1995 et fin 2001. Sans avoir à se soucier de l’investiture par le Parlement – à la différence de l’Espagne – et en recourant, le cas échéant, à une forme d’arbitrage du Président de la République qui peut, ou non, demander au chef du gouvernement de remettre sa démission, au vu du contexte politique. L’actuel chef de l’État, Marcelo Rebelo de Sousa (prochaine élection en janvier 2021), issu du PSD, dont il fut le président dans les années 1990, entretient des relations de confiance, sinon de complicité, avec le Premier ministre.

Alors qu’en octobre 2015, le PS, second des élections législatives derrière la coalition PSD/CDS, avait un besoin vital du soutien du BE et du PC pour gouverner, leur abstention risquant de le mettre en minorité – la droite disposant de plus de députés que le seul PS, ou que le PS avec le BE, ou le PS avec le PC -, quatre ans plus tard, la donne a complètement changé, avec la large majorité obtenue par le PS, confortant celui-ci dans la place qu’il affectionne politiquement, au centre de l’échiquier. Au risque de montrer au grand jour que les accords de 2015 étaient purement tactiques. Sauf que le contexte a également changé : alors que l’absolue nécessité de tourner au plus vite la page de l’austérité fixait un cap fédérateur à l’automne 2015, la croissance retrouvée et la réduction des déficits publics (pour la première fois le budget de l’État sera excédentaire en 2019) ne peuvent masquer durablement la précarité sur le marché de l’emploi, la répartition très inégalitaire des richesses, la faiblesse de l’investissement public et les incertitudes liées à la forte dépendance de la croissance au contexte extérieur, alimentée principalement par le tourisme et les exportations, avec quelques nuages sombres à l’horizon.

En choisissant la voie d’une « majorité à géométrie variable », sans accord programmatique, le PS d’António Costa peut donner le sentiment de vouloir gouverner seul, au gré de soutiens de circonstance, avec PAN ou d’autres, voire avec le PSD qui, sous la présidence de Rui Rio, n’a jamais complètement exclu l’idée, s’abstenant parfois, en partie séduit par la rigueur incarnée par Mário Centeno, avec en tête le modèle du « Bloc central » expérimenté de 1983 à 1985, Mário Soares étant alors Premier ministre. Si l’objectif de « quatre années de stabilité politique » est affiché, c’est plutôt l’horizon 2021 qui semble constituer la priorité du futur gouvernement dont la nomination est envisagée le 23 octobre prochain. 2021 sera l’année de l’élection présidentielle, en janvier, où, selon une tradition bien établie depuis 1976, le président devrait candidater à sa propre succession, mais aussi de la présidence tournante de l’Union européenne pour le Portugal (premier semestre) et des élections municipales au mois d’octobre. D’où la nécessité pour le gouvernement de rechercher une forme de stabilité dans la continuité.

Une démocratie de labstention ?

Au-delà de ces incertitudes entourant l’évolution du système politique et le mode de gouvernement privilégié par António Costa, c’est bien laugmentation de labstention (45,5% – et 70% aux européennes de mai 2019 -, contre 44% aux législatives de 2015 et 40% en 2011) qui constitue un souci majeur pour les années à venir. Est-elle contingente et donc susceptible d’être corrigée ou bien est-elle une caractéristique structurelle associée à l’essence même de la démocratie représentative ? Si une partie importante de lopinion ne se reconnaît pas dans le système des partis et loffre politique existante, elle se réfugie dans labstention qui na cessé de croître depuis les années 1980. Cette abstention croissante pose la question des dynamiques de mobilisation dans le Portugal démocratique.

Carte du taux d’abstention aux élections législatives du 6 octobre 2019.

Le contraste avec la mobilisation à l’œuvre après le 25 avril témoigne rétrospectivement de son intensité lors du processus révolutionnaire (PREC), lune des plus fortes dans lEurope de la seconde moitié du vingtième siècle. Lanalyse comparée avec cette période et avec dautres pays européens fait apparaître le Portugal comme un pays affichant des niveaux plutôt faibles de mobilisation sociale et politique (grèves, manifestations, participation à des mouvements citoyens) depuis le début des années 1980. Cette analyse pose la question du legs salazariste, de cette atonie cultivée pendant près dun demi-siècle par la dictature pour éviter toute mobilisation de masse afin de « faire vivre le Portugal habituellement ». Jusqu’à s’interroger même sur une forme d’hypocrisie entourant aujourd’hui une abstention promue, délibérément ou pas, par des politiques économiques néolibérales qui s’en accommodent fort bien, tant la participation électorale est fortement corrélée aux niveaux de formation et de précarité, avec en toile de fond un vivier potentiel d’abstentionnistes pouvant se (re)mobiliser en faveur de formations populistes de droite radicale et servir opportunément d’épouvantails.

Des réformes sont à l’étude, y compris du système électoral en vigueur (proportionnelle, avec circonscriptions et répartition à la méthode d’Hondt), dont la simplicité et la lisibilité ne sont pas les vertus premières. Il est urgent de se poser les bonnes questions, comme le rappelait le 16 septembre dernier Jorge Sampaio, ancien Président de la République (1996-2006) et figure emblématique du PS, mettant ainsi en garde ses compatriotes : « Si le Portugal a su préserver le legs du 25 avril (1974), il faut aller plus loin, rénover l’écosystème des régimes démocratiques, sous peine de les voir s’étioler, soit en étant remplacés par des régimes autocratiques et autoritaires, soit par voie de dégénérescence en régimes populistes. »

Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien

Lenín Moreno et Mike Pence © Ignacio Rodrigues

À l’image des politiques mises en place par les gouvernements Macri en Argentine, Duque en Colombie ou Bolsonaro au Brésil, Lenín Moreno impulse un virage néolibéral conservateur depuis son élection à la présidence de l’Équateur en 2017. Il favorise en effet le retour du pouvoir des marchés et un alignement géopolitique sur les gouvernements conservateurs du continent latino-américain, rompant ainsi avec le processus de Révolution citoyenne engagé par Rafael Correa, bien qu’il ait été élu sur un programme de continuité avec son prédécesseur. L’irruption du pouvoir judiciaire dans la sphère politique permet notamment à Moreno de justifier ce virage à 180 degrés.


Le 20 février 2019, Lenín Moreno, président de l’Équateur, annonce avoir obtenu 10,2 milliards de dollars de crédits de la part d’organismes internationaux tels que le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, entre autres. « Nous allons recevoir plus de 10 milliards de dollars à des taux inférieurs à 5% en moyenne et sur des durées jusqu’à 30 ans », précise-t-il. Moreno justifie cet accord par la mauvaise gestion des dépenses publiques dans le cadre des politiques publiques mises en place par son prédécesseur, Rafael Correa. Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur, explique ainsi que cet accord vient encourager les principaux objectifs du gouvernement équatorien, à savoir créer une économie « plus dynamique », par le biais de mesures visant à favoriser la compétitivité entre les entreprises, assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée.

En d’autres termes, l’octroi de ces prêts est conditionné à un approfondissement du tournant néolibéral impulsé par Moreno. Suite à son élection, ce dernier a rapidement pris le contrepied des politiques étatistes engagées par le gouvernement de Correa. La loi de développement productif, votée au mois d’août 2018, contient notamment un volet fiscal qui prévoit d’amnistier les mauvais payeurs. Elle inclut également un ensemble de réductions fiscales en faveur des entreprises. Par ailleurs, ce texte limite l’augmentation des dépenses publiques à 3% par an, bridant ainsi les possibilités d’investissement public.

Cela s’inscrit dans la continuité des premières décisions prises par Moreno, à savoir la suppression de 25 000 postes considérés comme restés vacants dans la fonction publique et la réduction de 5% de la rémunération des fonctionnaires. Moreno rompt donc radicalement avec l’héritage à la fois économique et politique de Correa, dont il a pourtant été le vice-président.

Les débats autour des modalités d’industrialisation à l’origine de la scission Correa / Moreno

Tout débute autour du constat, suite à l’arrivée de Correa à la présidence de l’Équateur en 2007, de la nécessité de développer une politique industrielle de grande ampleur dans un pays jusqu’alors spécialisé dans l’extraction et l’exportation de matières premières. Tous les acteurs de la Révolution citoyenne engagée par Correa s’accordent autour de l’idée que l’industrialisation est une condition essentielle de la diversification de la structure productive équatorienne, en vue d’atteindre l’objectif d’indépendance économique nationale. Cela s’inscrit dans la volonté de sortir l’Équateur d’une position de dépendance à l’égard de grandes puissances économiques, dans lesquelles ses matières premières sont exportées.

Or, au cours du mandat de Rafael Correa, deux conceptions différentes du processus d’industrialisation émergent progressivement. Dans une étude consacrée à l’importante étatisation impulsée par le gouvernement de la Révolution citoyenne, Pablo Andrade et Esteban Nicholls, chercheurs à l’Université Andine Simon Bolivar à Quito, observent que l’impulsion du processus d’industrialisation s’appuie notamment sur la création de nouvelles institutions étatiques. L’on peut citer le Secrétariat national de planification et développement (SENPLADES), le Ministère coordinateur de la politique économique (MCPE), ou encore le Ministère de coordination de la production, emploi et compétitivité (MCPEC). Or, dans ce contexte de division autour des modalités d’industrialisation, les responsables de chacune de ces institutions se positionnent pour l’une ou l’autre des deux conceptions.

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Secrétaire national de la planification, puis Ministre des Affaires étrangères entre 2008 et 2010, Fander Falconi est l’un des principaux partisans de la conception du “socialisme du XXIe siècle” © Cancilleria Ecuador

D’une part, la SENPLADES défend, avec notamment l’appui de Fander Falconi, alors ministre des relations extérieures, la conception du « socialisme du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’État doit s’impliquer entièrement dans le processus d’industrialisation, en vue de parvenir à développer et diversifier la structure productive nationale.

D’autre part, des institutions telles que le MCPEC sont favorables à des politiques d’industrialisation sélectives et commerciales (ISC). Celles-ci reposent sur l’idée que la diversification productive doit s’appuyer sur une intervention réduite et simplement temporaire de l’État dans certains secteurs en particulier. Il se trouve que Lenín Moreno, alors vice-président de la République d’Équateur, se range du côté du courant « ISC ».

C’est donc avec l’appui d’institutions telles que le MCPEC que les conceptions de Lenín Moreno gagnent de l’influence au sein du gouvernement, et au sein du mouvement Alianza País, qui avait porté Correa au pouvoir. Cette division autour du processus d’industrialisation se propage progressivement à tous les autres secteurs économiques. C’est dans la perspective du rapport de force entre institutions étatiques que l’appareil d’Alianza País se détache progressivement de la conception d’une rupture économique radicale avec les politiques néolibérales et que Moreno parvient à s’imposer comme le plus à même de prendre la suite de Correa.

Alianza País se fracture sur la question extractiviste

L’affaiblissement du corréisme à l’intérieur d’Alianza País s’explique également par la défiance des courants « culturalistes » et « écologistes » à l’égard de la politique économique mise en place par le gouvernement de la Révolution Citoyenne. Ceux-ci se voulant porteurs de la défense de l’identité des communautés indigènes et de l’intégrité de leurs territoires, ils reprochent à Correa de ne pas avoir radicalement rompu avec le modèle extractiviste, fondé sur l’extraction de ressources minières ou d’hydrocarbures, destinés à l’exportation. Or, ces activités se déploient notamment au sein de territoires dans lesquels résident les communautés indigènes. Celles-ci sont donc particulièrement touchées par les conséquences sanitaires et environnementales de ces activités, telles que la libération de particules nocives ou la déforestation, d’où l’émergence de critiques culturalistes du processus extractiviste.

C’est dans la perspective des tensions internes liées à la question extractiviste, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme est affaibli au sein de son propre mouvement

Face à ses détracteurs, Rafael Correa explique que sa priorité est de développer d’importantes politiques de redistribution et d’investir massivement dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation, afin de réduire la pauvreté et les importantes inégalités sociales et territoriales, résultant des mesures néolibérales appliquées au cours de la décennie précédente. Or, dans un pays dont l’activité économique repose en grande partie sur l’extraction de ressources primaires, les revenus tirés de ces activités représentent la principale source de revenus pour l’État. Le gouvernement de Correa estime donc qu’il est nécessaire de s’appuyer dans un premier temps sur l’extractivisme, en vue d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, afin de créer les conditions optimales de sortie de la dépendance.

Il opère ainsi une importante étatisation des activités extractives, afin de faire bénéficier à l’État de la majorité des revenus tirés des ressources primaires et de mieux encadrer ces activités, en vue d’en limiter au minimumles conséquences environnementales et sanitaires. Cependant, cette conception passe mal auprès d’une partie des militants d’Alianza País.

C’est donc dans la perspective de ces tensions internes, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme perd en influence au sein de son propre mouvement.

L’inéligibilité, instrument de marginalisation du corréisme

Peu de temps après l’élection de Moreno à la présidence de l’Équateur, Correa quitte le parti, accompagné par plusieurs de ses soutiens, et entre dans l’opposition. Cependant, ils ne disposent d’aucun parti politique légalement reconnu. En effet, le Conseil national électoral invalide à trois reprises consécutives la création d’un mouvement intitulé « Révolution Citoyenne », en référence au processus engagé par Correa en 2007. Cette institution met en avant le caractère inconstitutionnel de cette dénomination, ou la présence parmi les fondateurs de Rafael Correa, inéligible pour deux raisons principales.

Cette inéligibilité s’explique d’une part par le résultat du référendum organisé à la demande de Lenín Moreno au mois de février 2018. Le gouvernement appelle les équatoriens à se prononcer sur sept questions, parmi lesquelles figure notamment l’interdiction de la réélection présidentielle indéfinie.

La proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux est la moins plébiscitée. Ce référendum ne peut donc pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral

La plupart des médias équatoriens et internationaux interprètent ce scrutin comme un camouflet pour Correa dans la mesure où 64% des électeurs se prononcent en faveur de la limitation à deux mandats présidentiels consécutifs, enlevant de fait la possibilité à l’ancien président de se représenter à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Ce résultat est massivement relayé comme le principal enseignement de ce scrutin. El Comercio, l’un des principaux médias équatoriens, titre, le 5 février 2018 : « Moreno sort vainqueur du référendum et Correa ne redeviendra pas président ».

Or, il apparaît que le traitement médiatique des résultats de ce scrutin est biaisé. Si la limitation du nombre de mandats présidentiels est incontestablement adoptée, d’autres propositions obtiennent plus d’opinions favorables. Un amendement visant à supprimer la prescription pour les crimes sexuels commis contre des mineurs est notamment adopté à une très large majorité par 73% des votants. A l’inverse, la proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux et d’abroger l’impôt sur les plus-values n’obtient que 63% d’opinions favorables. Le fait que cette mesure soit la moins plébiscitée démontre que ce référendum ne peut pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral.

Par ailleurs, une accusation portée par la justice équatorienne à l’égard de Correa le rend inéligible à toute fonction électorale. Que lui est-il exactement reproché ? Au mois de septembre 2018, le procureur général Paul Pérez accuse Correa d’être impliqué dans l’affaire de l’enlèvement de Fernando Balda, opposant au gouvernement, en 2012, comme l’explique l’Agence France Presse, dans un article tranchant vis-à-vis de l’ancien président équatorien, publié le 4 février 2018 et intitulé : « Équateur : l’ex-président Correa, de la défaite à la justice ». Ces accusations se fondent sur les témoignages de deux anciens policiers équatoriens arrêtés. Cependant, aucun élément supplémentaire ne permet de prouver, à l’heure actuelle, la culpabilité ou l’innocence de Correa dans cette affaire.

Ce dernier refuse alors de se présenter devant la justice équatorienne, dénonçant une « mascarade » et un « complot » montés de toutes pièces par Moreno. Il n’en faut pas plus pour que le quotidien équatorien El Universo compare Rafael Correa à Abdalá Bucaram, destitué en 1997 pour « incapacité morale à exercer le pouvoir », et surnommé « El Loco », expliquant que tous deux ont échappé à la justice en résidant à l’étranger, et présumant ainsi de la culpabilité du premier. Cela contribue indéniablement à diaboliser l’image de Rafael Correa.

Le tournant néolibéral s’appuie sur une judiciarisation de la sphère politique équatorienne

Au-delà des questions autour de l’innocence ou de la culpabilité de Correa, cette affaire démontre que le phénomène de judiciarisation de la vie politique, déjà observé au Brésil par le biais de la destitution de Dilma Rousseff et l’emprisonnement de Lula sur la base d’accusations invérifiées, se met en place en Équateur.

Les gouvernements appliquant des mesures néolibérales après avoir été élus sur des programmes diamétralement opposés compensent leur manque de légitimité démocratique par l’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires, corrélée à des campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires auprès de l’opinion publique

Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires en vue d’écarter du pouvoir certains responsables politiques. C’est une instrumentalisation politique d’affaires judiciaires en cours. Sur la base de simples suspicions, les partisans de Rafael Correa sont ainsi interdits de fonder un mouvement politique. Au nom de la lutte contre la corruption, érigée en impératif politique de premier plan, le corréisme, principal mouvement d’opposition au néolibéralisme en Équateur, est discrédité et non reconnu légalement dans la sphère politique. Toute opposition au néolibéralisme est même systématiquement renvoyée à ces affaires de corruption ou à une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques. La judiciarisation de la politique équatorienne vise donc, à l’instar du Brésil, à marginaliser les forces progressistes.

L’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires est l’un des deux piliers sur lesquels se fonde le « néolibéralisme par surprise ». Susan Stokes utilise cette expression pour désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Le développement de campagnes médiatiques à charge, second pilier du « néolibéralisme par surprise »

Sans verser dans le complotisme anti-médiatique, il existe des choix éditoriaux très marqués au sein des médias équatoriens.

Le cas équatorien démontre que la prise en compte des sources de financement des médias est nécessaire à la compréhension des choix de hiérarchisation de l’information

Là où les principaux quotidiens diffusent largement les affaires judiciaires éclaboussant le camp corréiste, le récent scandale de corruption impliquant Lenín Moreno (lire « Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenín Moreno s’effondre », publié par Le Vent se lève, le 23 mars 2019) reçoit bien moins d’écho. Le média TeleSur est l’un des seuls à relayer cette affaire. C’est également l’un des seuls médias équatoriens d’ampleur nationale à refléter le point de vue des partisans de Rafael Correa et à dénoncer les tentatives de répression dont ils font l’objet. La raison en est simple. La chaîne est financée par les gouvernements vénézuélien et cubain, anciens alliés géopolitiques du gouvernement de la Révolution citoyenne.

A l’inverse, les autres grands quotidiens équatoriens sont, pour beaucoup, financés par le biais d’entreprises multinationales bien plus hostiles à l’égard du bilan de Rafael Correa. Parmi elles, l’on peut notamment citer l’entreprise étasunienne Chevron, responsable, dans le cadre de ses activités d’extraction d’hydrocarbures, de dégâts environnementaux et sanitaires colossaux dans l’Amazonie équatorienne, largement dénoncés par Correa. Le cas équatorien démontre donc que la prise en compte des sources de financement des médias est indispensable à la compréhension des choix de hiérarchisation et de traitement de l’information.

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Correa dénonçant les dégâts environnementaux causés par Chevron dans le cadre de la campagne “La main sale de Chevron” © Cancilleria Ecuador

L’hostilité d’une grande partie de la presse équatorienne à l’égard de Correa trouve également ses origines dans la loi sur les médias, adoptée au mois de juin 2013. Celle-ci vise à sanctionner la diffusion de fausses informations destinées à influencer politiquement l’opinion publique équatorienne et à déstabiliser le gouvernement équatorien. Ce texte est adopté dans un contexte où plusieurs médias privés diffusent des accusations infondées de corruption, formulées à l’encontre du gouvernement de Correa. De ce point de vue, les prises de position des médias Mil Hojas, Plan V et Fundamientos sont flagrantes. Là encore, la question des sources de financement permet de mieux comprendre les choix éditoriaux. Ces médias vivent en effet grâce à des capitaux de l’agence étasunienne NED (National endowment for democracy), qui, selon le quotidien El Comercio, finance une dizaine de médias équatoriens, au total. Par ailleurs, l’un des co-fondateurs de Plan V est Juan Carlos Calderón qui, selon Wikileaks, a entretenu des liens étroits avec l’Ambassade des États-Unis en Equateur, au cours de la présidence de Rafael Correa. Ces exemples témoignent donc du fait que certains médias privés équatoriens servent de relais pour les élites anti-corréistes, avec l’appui de financements étasuniens, entre autres.

Leur intérêt est de soutenir le tournant néolibéral impulsé par Moreno, ainsi que l’alignement progressif de l’Équateur sur des positions géopolitiques proches de celles des États-Unis et de leurs alliés en Amérique latine, comme en témoigne la récente sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines), au profit de la création du PROSUR, réunissant les gouvernements latino-américains conservateurs autour de l’objectif de renforcer la libéralisation des échanges économiques mutuels.

Le corréisme, courant marginalisé de la scène politique équatorienne ?

Qu’en est-il actuellement de la place du corréisme dans la politique équatorienne ? Est-il si marginalisé et discrédité que le laisseraient penser les constats précédents ? Les élections municipales et régionales qui se sont tenues le 24 mars 2019, premiers scrutins depuis la scission Correa / Moreno, ont démontré le contraire.

La Révolution citoyenne n’a pas seulement permis d’engager un retour de l’état dans l’économie et la mise en place de politiques publiques de grande ampleur. Rafael Correa a également remporté une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant dans les années 1990

Sans parti politique légalement reconnu et sans relais médiatique à l’échelle équatorienne, des candidats corréistes se sont malgré tout présentés sous la bannière Compromiso social. Les résultats sont sans équivoque. Les candidats soutenus par Rafael Correa remportent des scores élevés dans la majorité des provinces, terminant notamment majoritaires dans les provinces stratégiques de Pichincha et Manabi. À Quito, Luisa Maldonado, candidate corréiste, termine à la deuxième place avec 18,34% des suffrages, devant Paco Moncayo, candidat soutenu par le gouvernement, crédité de 17,55% des suffrages. Le maire élu, Jorge Yunda, candidat du parti centriste Unión Ecuatoriana, est un ancien allié de Correa. Les résultats des élections municipales dans la capitale équatorienne sont ainsi représentatifs de la défaite du camp anti-corréiste.

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Paola Pabón devient préfète de la province de Pichincha © Conseil National Électoral

Ce succès électoral est d’autant plus notable que cette campagne a été le théâtre d’une énième tentative de diffusion d’accusations envers Rafael Correa. En effet, Iván Granda, secrétaire anti-corruption, a accusé l’ancien président d’avoir obtenu des fonds du Venezuela, en vue d’influer sur les résultats du scrutin. Or, dans un communiqué officiel du 27 mars 2019, le Procureur général de l’État a annoncé qu’il n’enquêtera pas sur ces accusations, considérant que « cela ne représente pas une information criminelle susceptible d’initier une enquête pénale ». Le récit anti-corruption érigé par le gouvernement est donc de fait discrédité par ce type d’accusations abusives et infondées à l’égard du camp Correa, ainsi que par le récent scandale dans lequel Moreno semble être directement impliqué.

Moreno peut se satisfaire de l’élection de Cynthia Viteri, son alliée chrétienne-démocrate, à la mairie de Guayaquil, mais il se retrouve stratégiquement affaibli, dans la mesure où son assise politique dépend désormais de sa capacité à nouer des alliances avec des partis néolibéraux et conservateurs, ainsi qu’avec les élites anti-corréistes.

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Évolution du taux de pauvreté en Équateur entre 2007 et 2018 © Banque Mondiale

Ces élections démontrent à l’inverse que les principes de la Révolution citoyenne bénéficient toujours d’une forte adhésion au sein de la population. Le sens commun est imprégné de ces conceptions. La Révolution citoyenne n’a donc pas seulement permis d’engager un retour de l’Etat dans l’économie et la mise en place de politiques publiques ambitieuses et de grande ampleur en Équateur. Rafael Correa a également gagné une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant au cours des années 1990, une bataille culturelle qui s’appuie sur un bilan ayant conduit à l’amélioration des conditions matérielles d’une partie significative de la population.

21,5% de la population est en situation de pauvreté à la fin de son mandat, contre 37,8% à son arrivée au pouvoir. Le taux de pauvreté semble de nouveau augmenter avec le retour de politiques néolibérales puisqu’il correspond à 23,2% de la population en 2018. Ces chiffres permettent de nuancer le procès d’une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques par le gouvernement de Rafael Correa – et de comprendre pourquoi celui-ci bénéficie encore d’un important appui au sein de la population équatorienne.

« Le logement est un angle mort du mouvement social » – Entretien avec François Piquemal

François Piquemal @AnnaD

Le logement est depuis quelques temps le sujet catalyseur d’une contestation sociale en différents endroits du globe : à Berlin, à Barcelone, mais aussi un peu partout en France. Ce mouvement nous rappelle combien cette problématique est devenue centrale, en particulier dans les métropoles. Porte-parole du DAL Toulouse/Haute-Garonne, François Piquemal, qui enseigne les lettres, l’histoire et la géographie en lycée professionnel, a aussi lancé avec des amis la mini-série de vulgarisation J’y suis J’y reste, sur la question du droit à la ville à Toulouse. Avec lui, nous avons souhaité évoquer la question du logement, qui demeure extrêmement complexe, car profondément corrélée à toutes les problématiques urbaines d’inégalités sociales.


LVSL Pour commencer, pourriez-vous nous rappeler le contexte succinctement ? Lorsqu’on traite de la problématique du logement en France, de quoi parle-t-on exactement ?

François Piquemal : Concrètement, on parle d’a-minima 143 000 personnes sans-abris, plus de 3 millions de logements vacants, 4 millions de personnes mal-logées, 12 millions en précarité énergétique, 12 millions fragilisées par rapport au logement, 2 millions de logements insalubres et autant de demandeurs HLM. Il y a aussi une spéculation continue sur le logement, qui entraîne une envolée des prix de l’immobilier. Toutes les demi-heures dans notre pays, une personne, une famille, se fait expulser par la force publique de son logement !

Derrière ces chiffres que l’on entend souvent, il y a des gens, des vies, des fins de mois, de l’anxiété, des problèmes de santé, d’éducation, et de travail. Récemment au DAL31 par exemple, nous avons eu un cas très éloquent, celui de Jacqueline, 76 ans, menacée d’expulsion. Elle est au minimum vieillesse, soit à 868 euros par mois pour un loyer de 551 euros. Il y a dix ans son loyer était de 432 euros, ce qui signifie qu’il a augmenté de 12 euros par an. Dans les années 1980, le budget lié au logement représentait 13 % en moyenne des revenus des personnes, aujourd’hui c’est en moyenne 26 % et cela peut dépasser les 50 % dans les zones urbaines tendues. Cela a considérablement explosé.

LVSL – Il y a beaucoup d’associations et d’ONG qui œuvrent de près ou de loin sur la question du logement, qu’est ce qui fait la spécificité de l’action du DAL ?

L’objectif du DAL depuis sa création à Paris en 1990 est d’organiser les mal-logés dans des luttes collectives pour qu’ils obtiennent des droits. Cela passe par de multiples actions : manifestations, rassemblements, campements, réquisitions et autres. Aussi, c’est moins connu – même si c’est pourtant l’essentiel de notre travail -, nous travaillons à l’accès au droit des personnes, ainsi qu’au niveau juridique et législatif. De cette manière, il nous arrive d’obtenir des jurisprudences qui font avancer les droits pour les mal-logés grâce à nos juristes et des amendements dans les lois liées au logement.

Ce qui fait notre originalité, c’est que nous sommes l’une des rares associations sur le logement à tendre vers l’auto-organisation dans les luttes des principaux concernés, les mal-logés. C’est notre idée directrice car historiquement en France, et cela serait une longue histoire à raconter, la question du « sans-abrisme » a souvent été traitée par le prisme de la charité, et non par les questions de classe qui sont à l’oeuvre dans les luttes des mal-logés. D’ailleurs, celles-ci sont des luttes bien souvent menées par les femmes, de par l’assignation genrée de l’espace domestique que représente le logement, dans toutes les sociétés patriarcales.Le DAL a aujourd’hui une longue histoire, de nombreuses luttes derrière lui.

 « Les luttes sur le logement n’ont que rarement la portée qu’elles méritent, […] le logement est l’un des angles morts du mouvement social en France. »

LVSL – Quels sont les aspects du mal logement que vous abordez ?

Tous. Le DAL est né de l’expulsion de familles d’un bâtiment qu’elles occupaient. Nous étions donc, dès le début, assez axés sur la question du sans-abrisme avec des luttes spectaculaires comme à la Rue du Dragon ou à la Rue de la Banque à Paris, des luttes soutenues par des personnalités comme l’Abbé Pierre, Emmanuelle Béart, Albert Jacquard ou encore Joey Starr. Puis, petit à petit, des habitants mal-logés sont arrivés, et on a lutté avec eux sur des questions de rénovations urbaines, de précarité énergétique, de charges, ou d’insalubrité. Depuis 2014, nous sommes syndicat de locataires HLM, et nous avons d’ailleurs obtenu près de 40 élus lors des dernières élections de représentants de locataires, ce qui est une percée significative de notre engagement sur la question du logement social.

LVSL – Comment expliquer que les luttes sur le logement soient relativement peu médiatisées ?

Il ne se passe pas une semaine en France sans qu’il n’y ait une action d’un comité du DAL ou d’autres collectifs en soutien aux mal-logés. Pourtant, effectivement, même des luttes longues dans le temps vont parfois manquer de visibilité alors qu’elles impliquent des centaines de personnes et sont très dures dans leurs modalités. En fait, souvent, les médias ne s’intéressent à ces luttes que lorsqu’elles concordent avec leur agenda sur le sujet du logement : sortie annuelle du toujours très intéressant rapport de la Fondation Abbé Pierre, drame humain suite à un incendie ou un effondrement comme à Marseille, début et fin de la trêve hivernale. Pourtant, autant de personnes meurent à la rue, l’été comme l’hiver.

Même dans le monde militant, les luttes sur le logement n’ont que rarement la portée qu’elles méritent, cela car d’une certaine manière le logement est un des angles morts du mouvement social en France. Cela mériterait une longue explication, car plusieurs paramètres historiques sont à prendre en compte pour le comprendre. C’est vrai que pour faire une analogie avec une célèbre série, on se sent parfois un peu comme une sorte de « Garde de Nuit » à laquelle on s’intéresse surtout quand on ne peut plus faire autrement que de voir les victimes des « Marcheurs Blancs » de la spéculation immobilière.

Manifestation du Collectif du 5 Novembre à Marseille suite à l’effondrement de deux immeubles dans le quartier Noailles et qui fit 8 morts. © Wikipédia

LVSL – En parlant d’insalubrité, le drame de Marseille en novembre 2018 a mis en lumière cette problématique dans les parcs privés et publics. Comment en arrive-t-on à une telle situation ?

La question de l’insalubrité est de plus en plus présente dans le débat public et cela n’est pas un hasard. Le drame survenu dans le quartier de Noailles à Marseille montre la défaillance totale d’une municipalité sur la question depuis des décennies. Si le cas marseillais est assez extrême, le problème se pose aussi ailleurs, dans l’ensemble du territoire national.  Ainsi, a-t-on appris récemment, dans une ville comme Toulouse c‘est au moins 1 logement sur 20 qui est insalubre.

Il y a eu un laisser-aller depuis qu’un certain nombre de compétences en la matière ont été transférées de l’État aux EPCI. On observe parfois que certains Services communaux d’hygiène et de santé peuvent être amenés à sous-évaluer des cas de logements insalubres et indignes car les propriétaires font partie d’un corps électoral qu’il faut éviter de froisser en vue des élections locales.

Un exemple concret : le 10 janvier dernier, un immeuble a pris feu à Toulouse, sans faire de mort heureusement, mais avec tout de même une vingtaine de blessés. Pourtant, l’été précédent, les services étaient passés et avaient adressé des consignes au syndic et aux propriétaires pour se mettre aux normes. Sans suite, car il n’y a pas eu de véritables contraintes exercées par la puissance publique.

LVSL – Dans ces circonstances, le « permis de louer », préalable à la mise en location sur le marché et délivré après visite des autorités, est-il la bonne solution ?

Le permis de louer, c’est une mesure positive mais limitée. En effet, il faut s’en prendre aux racines du problème. On note que beaucoup de logements insalubres sont issus de copropriétés dégradées où les petits propriétaires se sont retrouvés face à des frais qu’ils n’étaient pas en capacité financière d’assumer. Ils ont d’une certaine manière été victimes de la propagande du « tous propriétaires à tous prix ». Or, c’est bien ce dogme qui se poursuit aujourd’hui avec la Loi Elan, celle qui encourage les offices HLM à vendre leurs logements et laisse la main aux promoteurs immobiliers pour construire toujours plus vite de manière à maximiser les profits. Par ailleurs, l’augmentation constante des loyers empêche beaucoup de gens d’accéder aux logements mis sur le marché car trop chers ou du fait que certains propriétaires imposent trop de demandes de garanties. Face à ce manque de débouchés sur le marché privé, et dans l’attente d’un logement social qui peut être très longue, les personnes n’ont parfois d’autres choix que d’accepter des logements insalubres sous la coupe de marchands de sommeil.

Résorber le logement insalubre demande donc une vision plus globale de la question du logement et appelle à changer de braquet idéologique. Il faut lancer un grand plan de rénovation thermique, phonique et anti-vétusté des logements, en faisant du parc HLM un secteur pilote. Il faut aussi expérimenter des modalités d’écoconstructions pour les futures livraisons de logements. Enfin, il est urgent d’encadrer les loyers, si possible à la baisse, pour ne plus laisser les marchands de sommeil prospérer sur du logement indigne.

« Nous avons en réalité derrière la mixité sociale un préjugé social des élites qui vise à essayer de dissimuler la lutte des classes qui persiste dans nos sociétés. »

LSVL – Toujours sur ce thème de l’état du logement en France, les projets de renouvellement urbain, pilotés par l’Agence pour la rénovation urbaine (ANRU), consistant à reconstruire ou rénover les habitats des quartiers identifiés comme fortement dégradés, partent d’une ambition louable. Toutefois, on observe bien souvent qu’elles induisent un effet de gentrification du fait qu’une partie des personnes déplacées pendant la phase de travaux ne peuvent revenir à leur habitat initial, compte tenu des conditions d’accès économiques aux nouveaux logements. Comment faire pour éviter ou limiter cette conséquence indirecte et contre-productive ?

Il est compliqué de faire un bilan des programmes ANRU de manière exhaustive. Évidemment au DAL, nous sommes avec des habitants qui contestent, à raison, les programmes ANRU dans leurs quartiers : de la Villeneuve à Grenoble, en passant par la Coudraie à Poissy, cela ne veut pas dire que les opérations sont mauvaises partout.

Cependant de grandes lignes se dégagent depuis que cela a été lancé en 2003 sous la houlette de Jean-Louis Borloo : un manque d’écoute des habitants souvent mis de côté des décisions, des démolitions d’immeubles parfois fonctionnels et salubres où les gens ont leur vie, et également un manque de cohérence dans l’aménagement des futurs quartiers. Enfin et surtout, les programmes de l’ANRU peuvent être clairement des outils de gentrification des quartiers prioritaires de la ville, le remplacement d’une population par une autre plus aisée, qui ne résolvent rien aux problèmes sociaux que vivent les habitants.

A Toulouse par exemple, où l’ANRU concerne 63 000 habitants dans 16 quartiers de l’agglomération, j’ai le souvenir que dans un des documents de présentation de ces projets la Mairie se félicitait « qu’au moins 50 % des habitants seraient relogés sur place ». Mais alors, quid des 50 % restants ? Ils sont en vérité relogés plus loin, puisqu’une partie importante des logements qui sont reconstruits dans leur quartier ne leur sont plus accessibles financièrement, en termes de loyers voire d’accession à la propriété qu’on veut leur faire avaler.  Voici donc comment se débarrasser de la moitié de la population d’un quartier pour essayer de la remplacer par une population plus désirée par les dirigeants locaux.

Il faut se rendre compte de la violence symbolique et affective que cela peut représenter pour les gens. On leur emballe la démolition de leur lieu de vie en deux ou trois réunions de concertations inintelligibles et on vous fait trois propositions de relogement pas toujours adaptées à vos besoins. Vous voyez votre habitat démoli et votre quartier disposer alors de nouveaux aménagements dont vous ne profiterez pas. Somme toute, vous devez alors vous intégrer dans un nouveau quartier avec tous les changements que cela implique : travail, démarches administratives, scolarité, lieux de sociabilité et autres.

LVSL Les pouvoirs publics communiquent sur ces opérations sur le souhait de promouvoir la mixité sociale, c’est-à-dire l’idée d’une cohabitation sur un même secteur géographique de personnes issues de catégories socio-professionnelles différentes.  Qu’en est-il réellement ?

La mixité sociale est effectivement un des objectifs affichés des programmes ANRU. Ce concept a été disséqué par de nombreux universitaires, et il pose d’emblée un problème éthique à mon sens. La mixité sociale est une projection du monde politique et technocratique sur les quartiers populaires, partant d’un postulat : pour que les gens vivent mieux dans les quartiers, en y freinant les problèmes sociaux et de délinquance qui peuvent y exister, il ne faut pas laisser les plus modestes entre eux mais leur permettre des côtoyer des classes moyennes, voire plus aisées, comme si cela « moraliserait » des habitants qui auraient besoin de l’être. La morale, la bienséance n’est pourtant pas l’apanage de ceux qui possèdent un capital social et économique élevé. Je ne pense pas qu’en mettant un Balkany ou un Guéant au-dessus d’un point de deal, on fasse revenir dans le « droit chemin » ceux qui y participent. Nous avons en réalité derrière la mixité sociale un préjugé social venant des décideurs politiques qui vise en fait à essayer de dissimuler la lutte des classes qui existe dans nos sociétés. Pourtant, si ces quartiers peuvent avoir de lourds problèmes qu’il ne faut pas nier, ils sont aussi forts d’une histoire, de cultures, de liens de solidarité importants qui méritent autant considération que les vitrines de luxe de certains quartiers aisés.

Forcément, derrière on assiste à des dérives au nom de la mixité sociale. L’année dernière des parents d’élèves et des enseignants se sont mobilisés dans le quartier du Mirail à Toulouse contre la fermeture de deux collèges. Ces fermetures encouragées par le Conseil Départemental l’étaient sous prétexte de mixité sociale, pour envoyer les enfants des quartiers dits « sensibles » dans des établissements du reste de la ville. Au nom de la mixité sociale, les habitants se sont donc retrouvés avec deux lieux d’éducation en moins dans leur quartier, et les enfants avec des trajets école-domicile beaucoup plus longs. On aurait pourtant pu faire autrement si le but était réellement de mélanger des élèves de conditions sociales différentes. Ainsi, il aurait été opportun d’insérer les filières les plus prisées dans ces collèges pour attirer des élèves du centre-ville, cela aurait été en plus un puissant signal envoyé aux habitants du quartier en confiant ces filières aux collèges de leur quartier.

On tombe là dans une des incohérences que l’on évoquait avec les programmes ANRU, comment prétendre aider les habitants d’un quartier quand on y supprime des services publics ou qu’on les y amoindrit ? En vérité, que va-t-il se passer pour les parents d’élèves de ces deux collèges cités ? S’ils ont plusieurs enfants qui sont encore en école élémentaire, pour des raisons pratiques, ils vont penser à déménager dans un endroit qui leur soit accessible financièrement et proche d’un collège. La suppression des deux collèges fût là un levier concret parmi d’autres pour inciter les familles nombreuses à quitter leur quartier et ainsi laisser la place à un autre type de population.

François Piquemal DAL
François Piquemal lors d’une action d’occupation de Vinci Immobilier, menée conjointement avec des Gilets jaunes et le collectif « Y a pas d’arrangement » pour dénoncer la gentrification à Toulouse. © François Piquemal

LVSL – Comment lutter alors contre ces politiques de la ville que l’on peut qualifier de séparatistes, promues par les collectivités ?

Une fois ce bilan accablant dépeint, il faut tout de même mentionner que la mixité sociale est désirée, mais souvent que d’un seul point de vue, celui des plus modestes. Beaucoup d’habitants des quartiers souhaiteraient vivre aux côtés de personnes qui ne leur ressemblent pas, que ce soit de par leurs appartenances sociales ou culturelles. C’est notamment le combat des mères du quartier du Petit Bard à Montpellier, mais bien souvent les habitants aisés d’une ville, quand ce n’est pas les pouvoirs publics, mettent en place des stratégies d’évitement des populations modestes sur lesquelles elles projettent leurs préjugés. C’est toujours aux habitants des quartiers populaires d’accueillir, de se déplacer et de faire les efforts au nom de la mixité sociale. Mais qu’en est-il de cet accueil et de ces efforts dans les quartiers huppés des grandes villes ? Il suffit de songer au sketch occasionné par l’implantation d’un centre d’hébergement d’urgence dans le 16ème arrondissement de Paris.

Bien sûr, il faut créer du lien social, que les gens en dehors de leurs classes et de leurs cultures se rencontrent. Néanmoins, il faut que les politiques qui n’ont que la « mixité sociale » à la bouche soient cohérents, car souvent ceux sont les mêmes qui votent pour la suppression de la carte scolaire et des services publics de proximité, qui sont aussi des lieux de sociabilité et de rencontres. C’est pourtant par l’emploi, les services publics, la présence de l’humain dans les quartiers que l’on peut rendre ceux-ci plus agréables pour celles et ceux qui y vivent.

Il faut aussi réinvestir massivement dans le logement social en s’inspirant de ce qui se fait ailleurs, avec le cas viennois par exemple. Cela se sait peu, mais dans la capitale autrichienne, 62 % des habitants sont locataires HLM et très heureux de ne pas avoir de loyers exorbitants, car l’offre de logements sociaux est telle qu’elle régule tout le marché du logement et empêche la formation d’une bulle immobilière. De fait, le problème de la mixité sociale s’y pose beaucoup moins car les quartiers ne sont pas soumis aux mécanismes de spéculation.

LVSL – Justement, en France, la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), votée en 2000, impose aux communes dont la population est supérieure à 3500 habitants de disposer d’un taux de logements sociaux supérieur à 25% d’ici 2025. La loi prévoit que les municipalités ne mettant pas en place une politique volontariste pour atteindre ce taux soient sanctionnées financièrement. Toutefois pour éviter les phénomènes géographiques de ségrégation sociale dont nous venons de traiter, ne serait-il pas intéressant dans les grandes villes ou métropoles de la rendre applicable à l’échelle d’un quartier ?

Ce taux a été relevé à 25 % suite à la Loi Alur mise en place par Cécile Duflot, ce qui était une avancée notable. Toutefois à la razzia sur les APL s’est ajoutée une loi de destruction massive, arrivée pour raser au bulldozer le logement social : la loi Elan. Elle coupe un grand nombre de moyens au secteur HLM, oblige les bailleurs à vendre 1 % de leur parc par an pour subvenir à leurs besoins, répartit le taux d’effort non plus aux communes mais aux intercommunalités, ce qui risque d’engendrer des « mics-macs » sans noms dans celles-ci.

Le gouvernement actuel, et c’est une première, ne prévoit aucun euro pour l’aide à la construction de logements sociaux, l’État laisse ici la construction de logements sociaux à la charge des offices HLM, cela alors que le nombre de demandeurs n’a cessé d’augmenter. Alors comment faire ?

Il faudra bien sûr dans le futur reprendre la main sur la construction de logements sociaux. Cela passera inévitablement par l’abrogation de la Loi Elan et par la mise en valeur des HLM comme logements accessibles et innovants du point de vue écologique. Le logement social souffre d’un déficit d’image lié à des clichés plus ou moins erronés, et l’on voit que des communes mettent en place des stratégies pour éviter la construction de logements sociaux pour les plus modestes. Certaines préfèrent même payer des amendes plutôt que d’en construire ! Il faudrait donc les sanctionner plus lourdement.

Au surplus, les stratégies d’évitement peuvent être plus pernicieuses. Toulouse est de ce point de vue un triste exemple : la municipalité a ainsi fait passer dans son PLUIH une résolution qui précise que tous les programmes immobiliers inférieurs à 2000 m² n’avaient pas l’obligation de construire des logements sociaux. Cela peut paraître anodin comme cela, mais dans les faits les programmes supérieurs à 2 000 m² sont quasiment inexistants au centre-ville. Cela profite aux promoteurs et à la municipalité, décidés à ne pas construire de logements sociaux dans les quartiers du centre.

Autre manière de mettre les plus modestes de côté, la disproportion entre l’offre de logements sociaux et les demandes. Nous avons ainsi publié un rapport au début de l’année qui montre que 75 % des demandeurs à Toulouse sont éligibles, de par leurs ressources, à du logement très social. Pourtant ce type de logements ne correspond qu’à 29 % des nouvelles constructions, ce qui signifie que plus vous êtes pauvres, moins vous avez de chances d’avoir accès rapidement à un logement social.

Ici le logement social, sa construction, ses attributions, est un outil de gentrification au service des pouvoirs locaux. Il faut que l’État reprenne la main en imposant des constructions adaptées à la demande, en faisant du secteur HLM une force attractive d’avenir dans la logique résidentielle des gens. Il faut que les municipalités assument leurs responsabilités plutôt que de chasser leurs habitants toujours plus loin. Certains parlent parfois des « quartiers perdus de la République », nous devrions parler des « quartiers perdus de la solidarité », et les reconquérir notamment par l’implantation du taux légal de logements sociaux. La solidarité, c’est pour tout le monde.

 « Nous devons reprendre en main ce qui nous appartient, construire une ville pour les habitants modestes. ce n’est pas aux spéculateurs immobiliers de choisir la forme des villes […] mais aux habitants. »

LVSL Les politiques publiques d’aménagement et de construction, menées depuis des décennies (lois BOUTIN, PINEL, ALUR, ELAN…), s’appuient très largement sur des promoteurs privés, massivement des banques et des grands groupes du BTP, pour piloter et conduire les projets de construction de logements via des dispositifs d’incitations fiscales. Ces structures guidées par une logique de profits à court terme, sont-elles, au vu des résultats, les plus adaptées pour résoudre la problématique du mal-logement en France ?

Aujourd’hui les grands groupes de la promotion immobilière profitent à plein de l’idéologie du construire plus vite, plus grand, plus haut. Des constructions qui au passage les favorisent, contrairement aux artisans locaux qui n’ont pas forcément la possibilité de répondre aux appels à projet avec les mêmes armes. Ce dogme repose sur l’hypothèse fausse que plus l’on construit, plus il y a d’offre, plus les prix vont baisser : la croissance non ordonnée serait ici aussi vertueuse. Un excellent rapport de l’ONU mené par Leilani Farah a montré que cela était faux. Le logement n’est plus, dans beaucoup de métropoles, un bien commun mais un produit financier sur lequel investissent les grandes fortunes, les grands groupes ou encore les fonds d’investissement. La préoccupation de ces acteurs n’est pas de savoir si quelqu’un vit dans le logement dans lequel ils ont investi, mais de savoir quelle plus-value il va leur rapporter dans quelques années, grâce à la bulle immobilière qui travaille pour eux. C’est comme cela que l’on atteint un nombre record de logements vacants. En moyenne à Melbourne c’est un logement sur 8, à Paris c’est 11 % des logements, en France on a passé la barre des 3 millions de logements vacants, selon l’INSEE. La spéculation immobilière adore la vacance des logements, car elle participe à créer DE la rareté et conduit donc à l’augmentation des prix.

Ce dogme du toujours plus est parfaitement taillé pour les gros promoteurs qui en plus se voient brader les biens publics, qui ont parfois une forte valeur patrimoniale. On vient d’apprendre qu’à Paris une partie de l’Hôtel Dieu vient d’être cédé par l’APHP pour 80 ans au promoteur Novaxia, à Toulouse c’est une partie de l’hôpital La Grave qui est livré à Kaufmann and Broad pour faire des appartements de luxe. On se retrouve dans une situation paradoxale où la Mairie de Toulouse débloque 1 millions d’euros en 24h pour participer à la restauration de Notre Dame de Paris alors que personne ne lui a rien demandé, mais est incapable de protéger son patrimoine et préfère le livrer à un promoteur à des fins de spéculations immobilières.

Des cas comme ceux-ci, il y en a à la toque, on répartit les lots à chaque promoteur, qui construisent vite, sans se préoccuper de la cohérence par rapport au quartier, à l’histoire de la ville. La vision de la ville qu’ils portent est celle du béton et des gratte-ciels qui empêchent les oiseaux migrateurs de passer dans leurs couloirs, et de l’étalement urbain qui ruine peu à peu les terres agricoles.

Nous devons reprendre en main ce qui nous appartient, et construire une ville pour les habitants modestes et aussi les historiques qui sont attachés à l’identité de leur ville. Cela passera aussi par une remunicipalisation des sols pour « mettre le holà » aux promoteurs : ce n’est pas aux spéculateurs immobiliers de choisir la forme des villes, pour reprendre une expression de Julien Gracq, mais aux habitants.

Il n’y a pas de fatalité, en Espagne suite à la crise des subprimes de 2009, un mouvement social d’une ampleur inédite sur le logement, la PAH (Plateforma de los Afectados de la Hipoteca), a réussi, à force de mobilisations contre les expulsions et d’actions visant à retourner le logiciel du « tous propriétaires » en « construisons des logements sociaux ».  Ce mouvement ne se résume pas à une conquête de droits pour les gens. Il a aussi, d’une certaine manière, gagné la bataille culturelle sur la question, au point que l’un de ces porte-parole, Ada Colau, est devenu maire de Barcelone avec un programme très volontariste sur la question du logement et des mesures anti-spéculatives.

Ada Colau surnommée « Super-vivienda », ancienne porte-parole de la PAH (Platerforma de los Afectados de la Hipoteca), aujourd’hui Maire de Barcelone. © Wikipédia

LVSL – Justement, la politique actuellement appliquée du « tout construction », conduisant à une artificialisation ou à une imperméabilisation massive des sols des périphéries urbaines et des terres agricoles ou naturelles, se trouve être souvent la cible des défenseurs de l’environnement. Pour éviter cette dérive, ne doit-on pas plutôt concentrer nos efforts et les moyens associés pour réhabiliter les logements dégradés et réduire le taux de logements vacants ou non occupés (bureaux, commerces ou résidences secondaires) ?

Cela est inéluctable. Aujourd’hui, n’importe quelle personne qui travaille sur un chantier peut vous expliquer comment certains promoteurs parviennent à s’affranchir des normes HQE. Il faut donc renforcer la législation, les obligations des promoteurs en la matière, et les contrôles sur les logements. Cela passe par davantage de moyens humains bien sûr, et l’établissement d’une règle verte qui soit une vraie ligne directrice et intransigeante.

Si l’on veut redorer l’image du logement social, il faut faire de celui-ci un secteur de pointe en termes d’écoconstruction et de rénovation écologique. Cela pourrait commencer par un grand plan de rénovation thermique et phonique de ces logements pour ceux qui en ont prioritairement besoin, améliorant la vie de 12 millions de personnes qui souffrent de précarité énergétique. Trois effets positifs : une diminution de la consommation d’énergie générale, un coût moindre des factures d’énergie pour les habitants, et de la création d’emplois. Qu’attend-on, sinon un peu de volonté politique ?

A Berlin, un grand mouvement social, qui lutte contre l’envolée des prix des loyers traverse à l’heure actuelle la ville et pose clairement la question de l’expropriation des grandes sociétés immobilières, détenant 200 000 logements dans la capitale allemande. La loi de Réquisition, même si elle est aujourd’hui à améliorer, nous permettrait de récupérer des biens immobiliers publics et de grandes sociétés, et de cesser avec l’insupportable absurdité que près de 2 000 personnes meurent à la rue dans notre pays, lorsque des millions de logements sont vides.

Néanmoins la question de l’étalement urbain doit aussi se poser de manière plus large en analysant le phénomène de métropolisation, et en essayant de le dévier pour des villes plus solidaires et écologiques.  Est-ce que le progrès pour le développement d’une ville, c’est d’être toujours plus grande ou bien que ses habitants puissent y vivre plus dignement ?  Il y a plusieurs leviers à actionner, dont celui d’une meilleure répartition des fonctions économiques, culturelles et sociales entre les espaces métropolitains et leurs alentours. Il faut viser à ce que des villes moyennes ne se voient pas désertées, et ainsi mieux répartir les populations sur un territoire plus vaste, là où des capacités d’accueil existent en amont.

A Toulouse, on estime que 13 000 habitants arrivent chaque année notamment car les carnets de commandes d’Airbus sont pleins, mais cela pose de nombreux enjeux connexes au logement. Doit-on à tout prix continuer à vouloir attirer des gens alors que la densification est parfois mal vécue ? Qu’advient-il si demain Airbus ne peut plus tenir son rôle de moteur économique ? Quels transports en commun le moins polluants possibles met-on en place ? Comment nourrit-on les gens ?

Les revendications des gilets jaunes visent ces interrogations et réclament de l’équité territoriale. Elles dénoncent l’accessibilité des métropoles et la concentration des fonctions névralgiques que celles-ci incarnent, toujours au détriment de toutes celles et ceux qui n’ont pas les moyens de vivre en son centre ou à proximité de transports en commun performants.

C’est une vision globale de la ville qui permettra de dévier le fleuve de l’histoire en cours qui nous amène dans le mur. Peindre les dispositifs anti-sdf en vert, planter des arbres sur des gratte-ciels, ce n’est rien d’autre que du « green-washing » cosmétique. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux écologiques et solidaires face auxquels nous nous devons d’agir, dans les villes, aujourd’hui et demain.

Les désillusions de la nation sud-africaine et le nouvel apartheid

Statue de Nelson Mandela © M. L. pour LVSL

Il y a 25 ans, Nelson Mandela portait un toast à la nation sud-africaine. Célébrant les 63% obtenus par son parti l’African National Congress (ANC) aux premières élections démocratiques et multiraciales du pays, Madiba promettait « une vie meilleure pour tous ». Un quart de siècle plus tard et à la veille des élections générales du 8 mai, les promesses de l’ANC sont pourtant loin d’avoir été tenues et une désillusion morose a succédé à l’euphorie populaire d’avril 1994 au sein de la nation sud-africaine.


55,5%, c’est le nombre de Sud-Africains qui vivent sous le seuil de pauvreté1 en 2015 selon un rapport de l’Agence nationale des statistiques sud-africaine. Le chiffre interroge la nature de la transition démocratique sud-africaine tant peu de choses semblent avoir changé depuis l’apartheid sur le plan économique pour la majorité de la population. 1% de la population blanche vit ainsi sous ce seuil de pauvreté, contre 64,2% de la population noire et 41,3% de la population coloured, groupe de population qui regroupe les descendants des premiers peuples colonisés en Afrique du Sud. De tels écarts de richesse laissent songeur : l’apartheid politique s’est transformé en un apartheid économique qui ne dit pas son nom et que l’ANC n’a pas réussi à abattre.

Plusieurs dossiers jalonnent ainsi les élections à venir le 8 mai, sonnant comme autant de rappels des échecs de l’ANC à mettre en œuvre une transformation sociale de grande ampleur. Le chômage de masse d’abord, qui touche environ 27% de la population depuis les années 19902, la faute à un taux de croissance qui n’a cessé de ralentir ces dernières années et à une politique industrielle désorganisée, les entreprises qui touchent des subsides honorent rarement leurs promesses d’embauches et d’investissement local. Les inégalités ensuite, qui n’ont cessé de croître, et qui font de l’Afrique du Sud le pays le plus inégalitaire au monde, avec un coefficient de Gini qui atteint des sommets. Loin de pallier ces inégalités, la piètre qualité des services publics sud-africains est à l’origine de rebellions sporadiques dans les townships, les service delivery protests, qui incarnent à eux seuls la faillite de l’ANC à construire un État social après la transition démocratique.

Une transition sous forme de capitulation ?

Si on en croît Naomi Klein3, c’est en effet à celle-ci qu’il faut remonter pour comprendre l’échec sud-africain à transformer son économie d’apartheid en une économie égalitaire. En se concentrant sur l’obtention de droits politiques, les pères fondateurs de la démocratie auraient cédé à un ensemble d’exigences de la minorité blanche sur le plan économique. Ainsi s’explique la curieuse continuité de la politique économique du pays avant et après l’apartheid. Dès 1996, le jeune gouvernement de Mandela s’engage en effet sur la voie de l’orthodoxie avec un vaste programme de coupes des dépenses publiques et de privatisations, qui s’inspire directement du programme développé par l’Université afrikaner de Stellenbosch au début des années 1990.

Exit les promesses de nationalisations et de mise en place d’un État social, pourtant au cœur des revendications politiques de l’ANC pendant l’apartheid. La marge de manœuvre du jeune gouvernement est de toute façon trop faible pour implanter ces mesures. Son budget est grevé par la dette financière du régime d’apartheid dont il hérite et qui s’élève à quelques 30 milliards de rands sud-africains. À celle-ci vient s’ajouter la dette morale du gouvernement afrikaner, puisque, ironie de l’histoire, c’est la nouvelle démocratie qui se charge d’indemniser les victimes de l’apartheid reconnues comme telles par la Commission Vérité et Réconciliation.

Les recommandations de la communauté internationale, soucieuse de préserver ses intérêts dans une Afrique du Sud en pleine recomposition, viennent encore influer le tournant libéral du régime. Ainsi, le prêt de 850 millions de dollars accordé par le FMI pour faciliter la transition s’accompagne d’un ensemble de contraintes : libéralisation des capitaux, contraction des salaires, sanctuarisation de la propriété privée… Autant d’obligations qui n’incitent pas à la réduction des inégalités historiques entre Sud-Africains blancs et non-blancs. La libéralisation des flux de capitaux opérée au tournant des années 1990 donne lieu, chaque année depuis ces mêmes années, à une fuite importante des capitaux sud-africains, tandis que les garanties extensives conférées aux droits de propriété n’ont rendu que plus difficile la redistribution des terres aux mains de la minorité blanche et des grandes compagnies, débat aujourd’hui prégnant des élections du 8 mai. De même, l’idée d’établir une taxe sur les entreprises étrangères qui ont bénéficié de la politique d’apartheid est vite abandonnée, Thabo Mbeki, le successeur de Mandela, craignait d’envoyer un message négatif aux investisseurs internationaux.

L’ANC en perte de vitesse ?

Aujourd’hui, en dépit de l’adoption d’une politique néolibérale, l’ANC continue d’afficher un volontarisme de façade. Si certaines mesures gouvernementales qui visent à améliorer les conditions de vie des populations les plus pauvres sont à relever, à l’image de la construction de maisons gouvernementales ou de la mise en place de minima sociaux, celles-ci jouent d’abord un rôle palliatif, dont le but est de réduire l’incidence de la pauvreté absolue sans avoir d’impact « transformatif ». La mise en œuvre d’un salaire minimum unique à 3500 rands (221,9 euros) début janvier constitue cependant une avancée positive dans un pays où quasiment un travailleur sur deux gagne en dessous de 1,27 euro de l’heure.

En plus de ce bilan économique mitigé, l’ANC doit faire avec un déficit d’image de plus en plus important. Depuis quelques années, le parti est en perte de vitesse. L’ère Zuma est passée par là et, avec elle, ses scandales de corruption.

Dans un rapport accablant qui date de 2016 intitulé State of capture, l’ancien président était accusé d’avoir procédé à un discret noyautage de l’État sud-africain au profit de la richissime famille Gupta, en plaçant à des postes de pouvoir des proches censés favoriser les intérêts de celle-ci en échange de somptueux pots-de-vin. La gestion catastrophique des entreprises publiques, souvent sur fond de corruption, est aussi un sujet d’inquiétude pour le parti. Ainsi en est-il d’Eskom, la compagnie d’électricité du pays, qui plonge régulièrement l’Afrique du Sud dans le noir du fait de coupures d’électricité intempestives liées à la mauvaise gestion des stocks de l’entreprise.

Les challengers de l’ANC

Cependant, l’ANC reste encore certain d’arriver en tête du scrutin le 8 mai. Son rôle historique dans la lutte contre l’apartheid lui vaut encore le statut de libérateur dans une grande partie de l’opinion publique, ce qui explique sa position hégémonique sur la scène politique sud-africaine depuis 1994. La question n’est donc pas de savoir si l’ANC arrivera en tête ou pas lors des élections générales du 8 mai, mais bien quel sera son score et son principal challenger.

L’Alliance Démocratique a ainsi longtemps constitué la principale force d’opposition au parti au pouvoir. Mais le parti libéral et centriste souffre encore aujourd’hui de son image de parti des minorités, en dépit de l’arrivée à sa tête de Mmusi Maimane en 2015, premier homme noir à diriger le parti. La réticence du parti à se prononcer sur certains enjeux majeurs de l’élection 2019, tels que la redistribution des terres ou la discrimination positive, ne l’aide pas à se départir de cette image de parti blanc.

Donnés troisième dans les sondages, les Economic freedom fighters, parti de la gauche radicale, détonnent dans le paysage politique sud-africain. Le parti de Julius Malema jouit en effet d’une couverture médiatique importante en raison de ses prises de position parfois houleuses et de la personnalité charismatique de son leader. Ayant fait de la redistribution des terres sans compensation son axe de campagne, il séduit un électorat noir et jeune agacé d’attendre la concrétisation des promesses de l’ANC. Son programme politique fondé sur la nationalisation des mines, des banques et d’autres secteurs économiques stratégiques n’est cependant pas suffisamment rassembleur pour entraver la domination politique de l’ANC.

Reste à savoir quel score obtiendra le parti au pouvoir. D’après l’institut Ipsos, plus la participation sera faible et plus ce dernier aura des chances de l’emporter haut-la-main. Au regard de la frustration accumulée par une partie de la population ces dernières années, il y a fort à parier que l’abstention atteindra des records…

1. Soit moins de 992 rand (60 euros).

2. Chiffre bien plus élevé en réalité, puisqu’il ne comptabilise que les chômeurs faisant état d’une recherche effective d’emploi, au coût souvent prohibitif.

3. Naomi Klein, 2008. La Stratégie du Choc, la montée d’un capitalisme de désastre.

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Le manque d’humilité des intellectuels face au mouvement des gilets jaunes

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©Mauro Rico

Crier à l’extrême droite ou au moins mettre en garde à son égard, voilà la réaction presque instinctive de beaucoup d’intellectuels face au mouvement des gilets jaunes. Au lieu de traiter les résultats électoraux comme des concepts sociologiques valables, il est temps que la classe intellectuelle accepte l’humiliation que ce mouvement inédit lui inflige pour pouvoir en tirer les bonnes conclusions. Participer au combat est le seul choix acceptable si l’on veut comprendre et refuser d’être récupéré par le parti de l’Ordre.


Le 20 janvier 2019, le journaliste Daniel Schneidermann, animateur du site « Arrêt sur images », publiait une tribune intitulée « Sas de délepénisation » dans Libération. Il y fait l’effort honorable d’accorder le libre arbitre à deux hommes issus des classes populaires, Eric Drouet et Maxime Nicolle, figures éminentes du mouvement des gilets jaunes. L’argument extraordinaire (littéralement, puisqu’il sort du lot de ce qui s’écrit généralement à leur sujet) réside en ce que ces hommes auraient la capacité de se tromper, et plus extraordinairement encore, de s’en rendre compte et de s’en repentir. On peut regretter que Schneidermann ne mentionne pas, comme presque tous les médias mainstream qui ont repris la fameuse « étude » de la Fondation Jean Jaurès sur les profils Facebook des « leaders » des gilets jaunes, Priscilla Ludosky et ses likes et commentaires, mais on peut admettre qu’il part d’une bonne intention. Une bonne intention, néanmoins, qui en dit long sur l’état délétère de la classe intellectuelle face à un mouvement politique qui, dans une large mesure, a pour effet de la rendre caduque.

Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose.

Tout d’abord, il faut souligner que cet article n’est qu’une autre expression d’un symptôme généralement accepté : dès qu’on parle de classes populaires le doute s’installe, il plane, et souvent il s’emballe carrément. Les cas Drouet et Nicolle démontrent que des clics et des likes ont la même conséquence que quelques quenelles dans une manifestation, à savoir l’infection du corps entier – individuel comme collectif – qui fait que toute la personne de Nicolle risque de devenir frontiste et tous les gilets jaunes des sympathisants du RN ou de la fachosphère. Il faut donc souligner la gravité non pas du contenu de l’article de Schneidermann, mais le simple fait qu’il ait paru nécessaire de l’écrire. Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose. Par le biais de quelques cliques et commentaires, et peu importe ce qu’affirment les concernés, le délit – d’intention –  est condamné dès qu’il semble être commis.

Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour.

En réponse à cela, il ne reste que dire une fois pour toutes la pauvreté ahurissante propre à ce concept pseudo-sociologique de l’électorat qui sert principalement à exclure les pauvres du débat public, si débat il y en a. Toute l’intelligentsia mainstream, de droite à gauche, a la possibilité de publier un article ou une tribune bien-intentionnée, tant qu’elle plaque, tels une carte, les résultats des élections sur la société dans son état actuel. L’abstention, on la mentionne sans la penser. Et puis on met en garde en clamant l’injustice du système tout en évoquant la candeur stupide des classes populaires. Or, la société a au moins quatre dimensions. Aux deux dimensions de la carte il faut ajouter la durée et la profondeur. Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour. Avec elle surgit un savoir inscrit dans les corps, un savoir qui n’a pas besoin d’être expliqué pour passer à l’action, un savoir qui balaye cette carte partielle et stupide qui réduit l’affrontement entre ceux qui travaillent et ceux qui profitent de ce travail à l’opposition d’une soi-disant raison modérée et l’extrême droite bestiale.

Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Au lieu d’utiliser donc des concepts biaisés par leur simple origine, à savoir le cadre institutionnel contingent de la Ve République, dont les gilets jaunes, mouvement apolitique, c’est-à-dire viscéralement anti-politicard, par ailleurs, ne veulent en grande partie plus, refusant désormais d’y être réduits, il faut admettre que ce mouvement inédit est dans sa pratique plus avancé que tout discours orthodoxe prononcé à gauche ces 30 dernières années. Dans le combat sans nomenclature figée et sans classe intellectuelle sachante ou gérante qui dicterait la stratégie – cette classe dont le dernier grand exploit a été par ailleurs de faire échouer une grève de la SNCF à laquelle avaient participé 96 % des cheminots –, les gilets jaunes bricolent avec ce qu’ils connaissent et avec ce qu’ils ont sous la main, ils avancent, apprennent et avancent encore. Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés.

Pour le dire tout court, les gilets jaunes humilient la gauche intellectuelle. Ils démontrent son auto-complaisance et profonde impuissance. Car c’est dans le combat, qu’ils révèlent les faiblesses du système néolibéral dont les flux de marchandises ne supportent pas la moindre digue sans que la libre circulation des personnes – malgré les lois ouvertement liberticides annoncées – puisse être supprimée pour autant. Et donc ils reviennent et bloquent à nouveau avec une plus grande intelligence pratique que n’importe quel parti ou syndicat. Dans le combat, ils dévoilent au grand public une dérive autoritaire dénoncée depuis les années 70 par des penseurs comme Nicos Poulantzas (une voix inaudible pour les formations de gauche d’aujourd’hui), un autoritarisme propre à un régime né d’une guerre civile[i], une dérive bien fondée donc qui se transforme, au moins depuis les années Sarkozy, depuis la sape des principes de base du code pénal par l’introduction du délit d’intention et du fichage de masse, de plus en plus en une assise autoritaire qui se nomme elle-même « Ordre Républicain ». Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés. Les principes de l’ordre, soupçon et répression, l’exemple de Nicolle et Drouet le montre à nouveau, ont bien été intégrés dans la culture médiatique dominante.

« on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »

Évoquer la carte électorale pour parler de ce qui se passe, avec le jugement moral qu’elle implique immédiatement, ajoute par conséquent uniquement à l’humiliation de ceux qui prétendent savoir. L’enjeu des gilets jaunes ne sont pas les élections européennes, pas les municipales, pas la présidentielle de 2022. Il s’agit d’une quête collective d’une existence plus juste et surtout plus égalitaire. Face à une classe politique et intellectuelle qui, à quelques exceptions, prend presque instinctivement position du côté de l’ordre, il faut se demander où on se positionne et quelles conséquences on tire de son positionnement. « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’il puisse « savoir » sans comprendre, et spécialement sans sentir, sans être passionné […], c’est-à-dire sans sentir les passions élémentaires du peuple », écrit Antonio Gramsci, et il ajoute « on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »[ii] L’intellectuel, s’il ne prend pas cet engagement passionnel du côté du peuple, il sera engagé par sa simple inertie du côté de l’ordre, qu’il le veuille ou non.

Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

Éprouver cette passion, vouloir savoir, humblement, en gros, est la tâche de ceux qui ne veulent pas être du côté des simples pédants qui, la larme à l’œil, condamnent la violence de l’ordre tout en réduisant les gilets jaunes sinon à des simples sbires inconscients du clan Le Pen, du moins à des gens émus par des passions tristes et détournées qui seraient en train d’accélérer la montée magique, inexplicable et inexorable, de l’extrême droite. Des pédants qui se croient être de la gauche raisonnable mais qui appartiennent en réalité à la droite « bien-sentante », qui passe son temps à dire que les choses vont mal mais qu’elles ne peuvent pas être autrement parce que sinon le mal serait pire encore. Que ceux qui ne veulent pas être de ceux-là rejoignent avec humilité les gilets jaunes, qu’ils les accompagnent en éprouvant la justesse de leur combat, car même si l’on ne veut pas partager leur lutte on partagera sans le moindre doute leur défaite, si celle-ci devait advenir. Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

[i] Cf. l’excellent livre de Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962, La Fabrique, Paris, 2018

[ii] Guerre de mouvement et guerre de position, Razmig Keucheyan (éd.), La Fabrique, Paris, 2012, p. 130 sq.

« La politique doit servir les intérêts des 99% » – Entretien avec François Boulo

Avocat rouennais, François Boulo s’est imposé comme figure médiatique du mouvement des gilets jaunes. Pour LVSL, il a accepté de revenir sur le mouvement en cours et ce qui structure sa vision de la société. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Dorian Bianco retranscrit par Valentin Chevallier.


LVSL – Est-ce vous pourriez tout d’abord revenir sur votre parcours, votre trajectoire et ce qui vous a mené à faire partie des gilets jaunes ?

François Boulo – Je vais revenir quelques années en arrière. Je viens d’une famille issue de la droite populaire, plutôt gaulliste sociale. En 2005 j’avais voté Oui au traité établissant une constitution pour l’Europe, puis en 2007 j’avais voté pour Nicolas Sarkozy. J’étais finalement absorbé par l’idéologie néolibérale dominante. J’étais dans le « coma politique ». Mais je me suis mis à me poser de plus en plus de questions, à construire un autre cheminement. Cela s’est traduit par mon abstention aux élections de 2012. En 2013, je faisais face à cette impasse entre, d’une part, le niveau de la dette publique et l’absence de ressources budgétaires et, d’autre part, l’impossibilité d’imposer les contribuables très riches comme les autres en raison de la menace de leur exil fiscal. Je me retrouvais, pardonnez-moi l’expression, dans la quadrature du cercle.

Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue »

J’ai donc souhaité mener un travail de réflexion en partant de la question de la dette. J’ai étudié le budget de l’État. Je me suis d’abord dit « Où est-ce que je peux réaliser des économies ? ». Je me suis rendu compte que même en supprimant la moitié des élus en France, ce n’était pas cette mesure qui allait réduire le niveau de la dette. Je me suis donc penché sur le deuxième poste de dépenses de l’État : les intérêts de la dette. J’ai commencé à creuser le sujet, ne comprenant pas forcément la légitimité de la dette. Finalement, à qui on doit cet argent ? On le doit à des personnes privées à qui l’État souverain a emprunté. J’ai déroulé la pelote et grâce à ces recherches, j’ai commencé à lire Frédéric Lordon, Jacques Sapir et Emmanuel Todd pour ne citer qu’eux. Trois années ont été nécessaires pour mener ma réflexion et construire une pensée cohérente.

Cette construction personnelle m’a permis d’avoir une grille de lecture plus fine de l’actualité politique. J’avais évidemment identifié qu’Emmanuel Macron serait une catastrophe. Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue ». Cela me semblait évident puisqu’on partait d’une fracture énorme qui s’était approfondie entre 2012 et 2017. En 2012, les partis d’opposition, que je regroupe grossièrement derrière Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et quelques autres petits partis, obtenaient 30%. En 2017, si on prend ces deux forces et qu’on y ajoute Nicolas Dupont-Aignan ou encore François Asselineau on atteint pratiquement les 50%. Ce score est plus élevé que celui d’Emmanuel Macron et François Fillon réunis qui prônaient tous deux la poursuite de la politique catastrophique que l’on subit depuis des dizaines d’années.

Quand le mouvement des gilets jaunes a démarré, j’étais un peu surpris du choix pris par la presse qui a été celui d’une forte médiatisation. C’était surprenant pas tant par l’ampleur de cette médiatisation que par la prise de conscience très tardive de ce qui se passait en France. J’ai très rapidement su que cela n’allait pas concerner uniquement la taxe carbone et que cela allait vite dépasser la journée du 17 novembre 2018. Je me suis donc déplacé le 17 novembre, près de chez moi, où il y avait des points de blocage. J’ai parlé un peu avec les gens et c’est là que j’ai compris qu’ils seraient toujours là le lendemain.

« Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications »

Je tentais initialement de faire converger le mouvement des avocats avec celui des gilets jaunes car nous étions en pleine réforme de la justice. Je voulais symboliquement faire porter à mes collègues avocats le gilet jaune par-dessus la robe mais, je dois le concéder, j’ai lamentablement échoué.

J’y suis donc retourné le lendemain ainsi que les jours suivants. Au bout d’une dizaine de jours, il y avait une réunion publique. C’était l’occasion de pouvoir prendre la parole. Par la suite qu’on m’a demandé d’être porte-parole du rond-point de la Motte. Le rond-point des Vaches puis celui du Zénith m’ont demandé la même chose. Je suis donc devenu progressivement porte-parole bien qu’il soit exclu que je discute ou négocie avec le gouvernement. Ce dernier prétendait à l’époque instituer des interlocuteurs pour dialoguer ou négocier, alors que chacun savait que les gilets jaunes n’en avaient nullement la volonté. Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications.

LVSL – Vous parliez d’auteurs que vous avez lu. Pourriez-vous revenir sur ceux qui ont le plus structuré votre pensée politique et votre vision du monde ?  

FB – Emmanuel Todd, bien évidemment. J’aime beaucoup également Frédéric Lordon. J’ai beaucoup lu et écouté Jacques Sapir. Si j’en avais trois à sélectionner, je choisirais ces trois auteurs car ce sont ces derniers qui m’ont permis de mieux construire mon identité politique.

LVSL – Par rapport aux gilets jaunes, bien que le mouvement soit très hétérogène, pourriez-vous revenir sur les valeurs, les combats et les revendications qui se distinguent au sein du mouvement ?

FB – Je dirais d’emblée que s’agissant des valeurs, c’est la fraternité qui est revenue au premier plan sur les ronds-points. On entendait souvent ces mots : « On a récupéré la fraternité. Maintenant nous allons devoir récupérer la liberté et l’égalité ». Après, je pense également que ce que revendique le mouvement est un droit à la dignité et au respect. Ces demandes sont une réponse à l’injustice fiscale et sociale que vivent les gens au quotidien.

Il faut ajouter à cela la forme insultante et méprisante que le président de la République a adoptée depuis le début de son quinquennat, et même auparavant lorsqu’il était ministre de l’Économie. Nous avions eu droit aux illettrés de GAD ou encore au « Faut bosser pour se payer un costard. » Les fainéants, les gaulois réfractaires au changement, les cyniques… Tous ces propos ont profondément meurtri les gens. C’est en partie pour cette raison qu’il y a aujourd’hui une haine aussi viscérale qui s’exprime à l’encontre de la personne d’Emmanuel Macron. Il incarne le mépris de classe à lui tout seul.

Concernant les revendications, il y a les deux grandes orientations. La première est la volonté d’instaurer de la démocratie directe, qui passe par le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). Cela montre surtout que les gens estiment qu’ils ont été trahis depuis une quarantaine d’années par leurs représentants élus de droite comme de gauche. Désormais, ils considèrent que puisque tous nos élus ne poursuivent plus l’intérêt général, ils vont faire à leur place ce qu’ils n’ont pas su faire, et ils ne pourront pas faire pire qu’eux.

Pour ce qui est de l’injustice fiscale et sociale, je définis synthétiquement la revendication de la manière suivante : « La politique doit servir les intérêts des 99% et non plus des 1% les plus riches ». On comprend alors toutes les revendications catégorielles : revalorisation du SMIC et des salaires en général, des retraites, de l’ allocation adulte handicapé, le dégel du point d’indice des fonctionnaires, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, etc.

Pour financer ces mesures, la première étape est de remettre en cause les dispositifs fiscaux injustes au bénéfice des ultras-riches, comme l’ISF, la Flat Tax, l’Exit Tax ou encore le CICE pour les grandes entreprises.

LVSL – Vous faites partie des leaders qui sont identifiés chez les gilets jaunes. Un sondage d’Éric Drouet est sorti il y a quelques jours et vous place comme le porte-parole du mouvement. Quels sont vos rapports avec les autres leaders du mouvement et comment essayez-vous de fédérer ?

FB – Le mouvement ne veut pas de leader. Il n’y a personne qui prend de décisions pour les autres. Moi je suis porte-parole, c’est le mandat qui m’a été donné et il consiste à porter le message dans les médias. Éric Drouet a réalisé un sondage, certes sans me consulter, mais je ne souhaite pas lui jeter la pierre. Maintenant je suis très réservé et en l’état ça ne me paraît pas être une très bonne idée. Premièrement, en raison du fait qu’il n’a jamais été question que je sois le seul porte-parole national.

Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif. Depuis l’origine, notre force est d’avoir plusieurs voix représentant les divers profils qui composent le mouvement. C’est cette diversité qui a permis de fédérer très largement. Après, c’est bien d’avoir le titre de leader, mais quel est l’intérêt ? Est-ce que cela sert le mouvement ? Je ne le crois pas. D’autant plus que depuis l’origine, l’exécutif n’a aucune envie de négocier. Il ne répond que sur le terrain de la répression policière et judiciaire pour essayer d’étouffer le mouvement. Enfin, nous ne sommes pas en capacité d’avoir un processus de désignation qui soit légitime.

On va donc se retrouver avec deux critiques. La première, d’une partie des gens en interne qui, à juste titre, vont considérer que les portes paroles ne sont pas légitimes car tout le monde n’a pas pu s’exprimer à ce sujet. La seconde, faite par les médias pour les mêmes raisons. Je vais donc passer cinq ou dix minutes à essayer de justifier cette décision alors que ce ne sera pas justifiable.

“Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif”

Le pire, c’est qu’en faisant cet exercice, je ne pourrai même plus jouer le rôle de celui qui porte les revendications des gilets jaunes. D’une manière générale, nous ne sommes pas légitimes de désigner des messagers. En revanche, on peut essayer de légitimer un message. C’est pour cela que j’ai poussé pour une charte des gilets jaunes afin de fédérer un message commun. Le projet est en bonne voie puisque plus de 105 000 personnes ont voté en ce sens avec 92% d’approbation.

LVSL – Nous aimerions rebondir sur la notion de souveraineté qui revient souvent dans votre argumentaire. Comment définiriez-vous la souveraineté ? quel est le lien avec les gilets jaunes et une éventuelle conquête du pouvoir ? 

FB – Nous connaissons tous la définition de la démocratie. On sait par ailleurs, malgré l’étiquette négative qu’on lui donne, qu’il n’y a pas de démocratie sans souveraineté. Charles De Gaulle expliquait que la démocratie se confondait, pour lui, exactement avec la souveraineté nationale. La démocratie est le terme qui renvoie au peuple, tandis que la souveraineté se réfère à l’État.

“Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.”

Ce dernier doit donc être souverain car il reçoit la délégation de pouvoir du peuple. Le pouvoir doit par conséquent être détenu par l’État car, à défaut, le peuple en est de facto dépossédé. Aussi, la souveraineté est au cœur des problématiques que nous rencontrons actuellement. On a consenti de telles délégations de souveraineté à l’Union européenne qu’aujourd’hui nous ne sommes plus maîtres de notre politique budgétaire, monétaire et commerciale. Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.

C’est la raison pour laquelle on a beau voter à droite ou à gauche, on arrive toujours à la même politique : la recherche de la croissance au profit de quelques-uns et l’austérité pour tous les autres.

Comment faire pour modifier cette trajectoire ? Je pense qu’à un moment ou un autre il faudra prendre le pouvoir par les institutions. Mon rôle ici est de générer de la sympathie dans l’opinion publique à l’égard du mouvement. Mais c’est également de faire de l’éducation populaire pour élever le niveau de conscience et qu’on traite réellement cette question des traités européens. Il faut que nous essayions de faire sauter le couvercle qui a été mis ces dernières années avec des phrases comme : « Si on sort de l’Union européenne c’est le chaos, si on sort de la zone euro c’est le chaos ». D’ailleurs, Macron nous explique aujourd’hui que nous n’avons pas le choix : nous devons voter pour lui sinon c’est le chaos.

LVSL – Justement, en matière économique, quelles seraient les mesures à prendre d’urgence ?

FB – L’urgence, actuellement, sans même parler des traités européens, est de rétablir l’ISF, mais en faisant une exonération à 100% pour les sommes qui s’investissent dans le capital des PME. Puis on relève le seuil de l’imposition à deux millions d’euros pour épargner les « petits riches » qui ont hérité d’un patrimoine immobilier, qui n’ont pas forcément de gros revenus mais qui sont imposés en raison de l’inflation des prix de l’immobilier.

Il faut en revanche imposer les ultra-riches qui ont un patrimoine composé essentiellement de valeurs mobilières (épargne et actions). Cependant, on les exonère dès que ce patrimoine est investi dans l’économie. On conditionne cette exonération à son action dans l’économie réelle. Là, depuis la suppression de l’ISF, ils sont exonérés alors même qu’ils n’investissent pas dans l’économie, et peuvent donc librement spéculer sur les marchés financiers.

Par ailleurs, en 2019, le CICE coûte pas moins de 40 milliards d’euros dont 20 milliards destinés aux grandes entreprises. Il faut réserver ce dispositif aux PME afin que celles-ci dégagent d’une part des marges, et d’autre part soient en capacité de supporter des augmentations de salaires. Il faut aussi supprimer la flat tax qui bénéficie en très large partie aux actionnaires du CAC 40. Au total, cela permettrait d’injecter environ 30 milliards d’euros dans l’économie réelle, qui à ce jour ne sert que la spéculation financière. Ce sont des mesures d’urgence, qui ne sont pas suffisantes mais qui auraient le mérite de remettre à plat certains choix économiques et surtout fiscaux.

Après, il faut préparer la sortie des traités européens pour reprendre le pouvoir sur la création monétaire, afin d’emprunter à taux 0. Ce qui fait que demain, nous n’aurions plus à payer les 40 milliards d’euros d’intérêts par an.

Au total, cela fait 70 milliards d’euros. Ce qui fait que la question du déficit public (75 milliards environ) est réglée. Il faudra ensuite prendre toute une série de mesures pour lutter contre l’évasion fiscale. C’est à peu près entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Pour que cela soit effectif, il faudrait redonner des moyens aux services fiscaux, mais également fixer des peines planchers de trois ans de prison ferme. Nous devons remettre de la coercition pour que la loi retrouve son effet dissuasif et pour en finir avec le sentiment d’impunité des délinquants en col blanc. Il faut réinstaurer par ailleurs un contrôle plus fort sur la circulation et le mouvement des capitaux.

On constate d’ailleurs que l’un des problèmes majeurs en interne est que l’évasion fiscale se pratique au sein de l’Union européenne. Il faut donc inverser la charge de la preuve, en obligeant toute société ou toute personne qui réalise une grosse transaction à expliquer aux services fiscaux pourquoi il y a eu un tel mouvement, son origine, etc. Après, ne rêvons pas, la lutte contre l’évasion fiscale ne se fera pas en deux mois.

LVSL – À cet égard, est-ce qu’il faut nationaliser certaines entreprises ?  

FB – Oui, on peut commencer par renationaliser les autoroutes. Nous pouvons arrêter la privatisation d’ADP et de la FDJ. Tous ces biens qui rapportent de l’argent à l’État doivent être renationalisés. De manière plus générale, il ne faut ni être dans le dogme de tout nationaliser ni dans celui de tout privatiser. Simplement, il faut cibler les secteurs stratégiques où l’État a intérêt à être aux commandes.

La sortie des traités européens permettrait également d’octroyer des aides d’État qui seraient stratégiques pour certaines entreprises, ce qui est actuellement interdit, puisque nous porterions atteinte à la concurrence libre et non faussée.

LVSL – Vous avez finalement une vision assez keynésienne de l’économie…

FB – Oui, bien sûr. Mais, c’est très simple, il faut accepter une chose évidente qui est que nous sommes dans une économie mixte. Il y a le privé et il y a l’État. Ce dernier a vocation, lorsque le privé ne remplit pas sa part, qu’il y a une hausse des inégalités et du chômage, à intervenir dans l’économie pour la relancer et réduire les inégalités. Il agit comme un régulateur, où il est actif en fonction de l’état du marché et peut de nouveau se retirer lorsque l’économie se porte mieux. Au lieu que nous subissions de très grandes variations avec les crises, bien mises en évidence par les cycles économiques, l’État est là pour atténuer ces variations et stabiliser l‘économie.

LVSL – Comment envisagez-vous la suite pour le mouvement des gilets jaunes et pour vous-même ? Après les gilets jaunes, que pensez-vous faire ?

FB – Pour être très franc, je ne sais pas. La question derrière, c’est : « Est-ce que vous allez au suffrage ? ». Moi j’essaierai toujours d’aller là où on est le plus efficace pour changer la politique dans ce pays. Peut-être qu’un jour cela passera par le suffrage, mais il faudra qu’il y ait des conditions. Je ne souhaite pas faire de compromis avec mes convictions. Ce qui m’importe est que les idées arrivent au pouvoir. Peut-être que ça ne passera jamais par le suffrage et que je finirai d’écrire le livre que j’avais commencé à rédiger avant le début du mouvement. Peut-être que je ferai une chaîne YouTube, avec de l’éducation populaire pour mener le combat des idées.

Une fois que nous changeons les esprits, alors l’électorat change. Les conditions de l’élection ne sont plus les mêmes. Vous permettez à d’anciens endormis d’être émancipés et de faire revenir un certain nombre d’abstentionnistes qui vont ensuite voter de manière éclairée. Vous permettez aussi à d’autres, jusqu’à présent tournés vers des partis conservateurs, de voter pour d’autres programmes et idées. C’est avant toute chose ce travail qu’il faut mener et arrêter de voir simplement l’électorat comme des parts de marchés, ce qui est très souvent présenté de la sorte par les médias traditionnels.

La politique, c’est un exercice de conviction. Or, beaucoup de gens pensent que la politique se résume à des étiquettes de partis et à des personnalités politiques alors qu’il faut mettre les idées au premier plan. Il faut se saisir de cette extraordinaire occasion permise par le mouvement qui est de réinsérer de la politique dans les discussions, afin d’élever le niveau de conscience et faire de l’éducation populaire. En quelques mois, on a vu une progression considérable à ce niveau.

LVSL – Pour terminer, quelles sont vos orientations en matière de politique écologique ?

FB – Vous savez, je ne suis pas un spécialiste de l’écologie. Mais, il y a un constat très simple : l’impasse dans laquelle nous conduit l’idéologie néolibérale. Je n’apprécie pas forcément le terme car dans néolibéral, il y a le suffixe libéral qui renvoie à la liberté. Les gens qui ignorent la signification de cette idéologie estiment spontanément que la liberté, c’est beaucoup mieux que la prison. Ce terme ne décrit pas réellement ce que l’on vit quotidiennement. Il y a un terme que je préfère, celui de la dictature des ultras riches. Quand il y a des règles, c’est exclusivement dans leur intérêt et quand il n’y en a pas, c’est aussi dans leur intérêt.

Pour revenir sur cette chose très simple : nous sommes enfermés dans cette logique de croissance. La croissance permet d’imaginer qu’il y a un gâteau, qu’on ne peut changer la clef de répartition de celui-ci et que les plus riches prennent la majorité des parts. La seule solution consiste donc à augmenter le gâteau pour que les plus riches s’enrichissent encore plus et que les autres gagnent un peu plus. Pour augmenter le gâteau, on nous explique qu’il faut en donner encore et encore aux plus riches car ce sont eux qui créent et investissent dans l’économie.

“À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau.”

Or, avec l’écologie, cette conception est terminée. On ne peut plus viser la croissance infinie avec des ressources qui sont limitées. Avec cet état de fait, on arrive à la situation où les gens n’acceptent plus qu’il y ait autant d’inégalités car il n’y a plus de croissance à terme.

À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau. L’écologie permet, à mon avis, d’anéantir totalement l’idéologie néolibérale. Stratégiquement, cela permet d’aller convaincre les classes moyennes supérieures qui au départ sont réticentes à changer de modèle car elles en sont les gagnantes sur le plan matériel et individuel. L’écologie les oblige à penser l’intérêt général, l’avenir de leurs enfants et des générations futures. Elles sont amenées à s’interroger sur le modèle de la croissance. Ainsi, par ce prisme de l’écologie, elles arrivent à remettre en cause l’idéologie néolibérale, ce qui leur permet de rejoindre ceux qui sont dans la misère et qui réclament une répartition des richesses équitable.

En somme, l’objectif est que chacun comprenne qu’opérer la transition écologique est une impérieuse et urgente nécessité, mais que la condition préalable est d’instaurer une répartition des richesses équitable.

Qui sont les socialistes démocrates d’Amérique ?

Manifestation des DSA pour la journée internationale des droits à femmes, New York, 8 mars 2018 © Lucas Jackson/Reuters

Les élections de mi-mandat sont une victoire pour « l’aile gauche » du parti démocrate, dont douze membres sont élus à la chambre des représentants. Derrière celles et ceux qui incarnent cette victoire, se trouve une organisation politique dénommée Democratic Socialists of America, un mouvement qui prend de l’ampleur au sein d’une société dont les esprits furent durablement marqués par le maccarthysme.


 

Le 7 novembre 2018, la commission nationale politique des socialistes démocrates d’Amérique (DSA) se félicitait des résultats des élections de mi-mandat dans les termes suivants : « Hier, les socialistes démocratiques ont combattu et gagné des campagnes électorales inspirantes à travers le pays, représentant la renaissance du mouvement socialiste américain après des générations en retraite. »[1]

Deux ans après l’étonnante campagne présidentielle du seul candidat autoproclamé socialiste, Bernie Sanders, sa jeune garde fait son entrée à la Chambre des Représentants, bien décidée à faire pencher la balance à gauche.
La page du maccarthysme semble donc définitivement tournée. Avec l’élection de douze élu·e·s au niveau national, le terme « socialiste » refait surface aux États-Unis d’Amérique, une terre pourtant peu fertile pour les idées qu’il évoque.

Dans un pays où les inégalités progressent (aux États-Unis, la part du centile supérieur dans le revenu national a augmenté de 10,7% en 1980 à 19,6% en 2013[2]) et où 51% des 18-29 ans ont une bonne image du socialisme[3], les DSA apparaissent comme une organisation politique — ce n’est pas un parti — dynamique, passant en moins de deux ans de 8000 membres à plus de 50 000. Descendant direct du Parti socialiste américain disparu en 1972, la jeune force socialiste semble assumer et revendiquer l’intégralité de son héritage idéologique.

Eugene Victor Debs et le parti socialiste américain

Discours d’Eugene V. Debs à Canton, en 1918.

Né de parents français, Eugene Victor Debs — Eugène pour Sue, Victor pour Hugo — fut le candidat du Parti socialiste américain à cinq élections présidentielles et obtint son plus haut score en 1912 (6%). Leader syndical, fondateur du IWW (Industrial Workers of the World). Il continue, aujourd’hui, d’inspirer les DSA.

Pacifiste opposé à la Première Guerre mondiale, Eugene Victor Debs avait une vision internationaliste de la lutte sociale et invitait donc la classe ouvrière à s’unir indépendamment des frontières nationales.

« Et je tiens à souligner le fait – et on ne le répétera jamais assez – que la classe ouvrière qui mène tous les combats, la classe ouvrière qui fait tous les sacrifices, la classe ouvrière qui répand librement son sang et fournit les corps, n’a jamais eu son mot à dire dans les déclarations de guerre ou dans les traités de paix. La classe dominante s’est toujours occupée des deux. Eux seuls déclarent la guerre et eux seuls déclarent la paix. Vous, vous n’avez pas à raisonner ; vous, vous avez à faire et à mourir. »[4]

Ce discours de Debs, empreint de lutte des classes et de pacifisme, a été publié par les DSA à l’occasion du centenaire de la fin de la Grande Guerre[5]. Cet hommage rendu à un « citoyen du monde » (ainsi se définissait Debs) reste une gageure dans un pays qui attache une importance capitale à sa puissance militaire.

En parallèle à son engagement pacifiste, Debs militait activement pour l’abolition du capitalisme. Un combat que ne renient pas les socialistes démocrates d’Amérique, dénonçant à l’envi la cruauté du capitalisme et la nécessité de le combattre. Dans sa communication visuelle intitulée « Thanks, capitalism », l’organisation met en avant sa lutte pour une économie et une société toutes deux contrôlées démocratiquement. Un projet politique qui fait écho à l’idéologie du fondateur des DSA : Michael Harrington.

L’héritage Harrington

Né en 1928, Michael Harrington fut dans sa jeunesse un catholique de gauche. Adhérent du Catholic Worker Movement — communautés se consacrant notamment à la lutte contre la guerre et à l’inégale distribution des richesses — sa désillusion vis-à-vis de la religion ira de concert avec son intérêt croissant pour la philosophie marxiste. Membre d’une petite organisation nommé Ligue socialiste indépendante, il fut encarté de facto au Parti socialiste américain lorsque ce dernier fusionna avec la ligue précitée.

Dans les années 1970, lorsque le Parti socialiste d’Amérique devint Social Democrats, USA, Harrington claqua la porte pour fonder le Comité d’organisation socialiste démocratique qui deviendra en 1982 Democratic Socialists of America.

Intellectuel reconnu, professeur de science politique au Queens College, Harrington fut un auteur prolifique et un contributeur régulier à la revue socialiste Dissent fondée par son ami Irving Howe. Dans cette dernière, quelques mois avant son décès, il réfuta l’idée selon laquelle le socialisme s’oppose à la logique de marché :

« On fait un reproche aux socialistes d’un désordre économique qu’ils ont depuis longtemps analysé et exploré. […] La confusion est rendue encore plus pernicieuse par l’hypothèse simpliste selon laquelle le capitalisme consiste en l’économie de marché et le socialisme en l’économie qui s’oppose au marché. Ceux qui proposent cette formule sont béatement ignorants du fait que même un marxiste aussi “orthodoxe” que Léon Trotski insistait, il y a plus d’un demi-siècle, sur le fait que les marchés et les prix étaient essentiels à toute transition vers le socialisme. Ils sont également ignorants de l’existence d’une longue tradition social-démocrate – comme en témoigne le livre d’Anthony Crosland, “The future of socialism”, lequel résume brillamment la sagesse socialiste qui prévalait dans les années 50 – selon laquelle les marchés ne peuvent vraiment fonctionner que dans une société égalitaire et socialiste. »[6]

Le socialisme tel que défendu par Harrington prend ses distances avec certaines expérimentations malheureuses qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle. Sur son site officiel, l’organisation insiste sur l’aversion qui est la leur vis-à-vis de la « bureaucratie gouvernementale » toute puissante. Selon l’organisation, il s’agit en effet de prendre à revers les critiques qui s’appuient sur l’expérience soviétique, ou, plus récemment, sur la débâcle bolivarienne au Venezuela. S’inspirant de Robert Owen, de Charles Gide ou encore de John Stuart Mill, DSA met en avant une propriété sociale des moyens de production qui s’exercerait par les sociétés coopératives tout  en évoquant également des entreprises publiques qui seraient gérées par les travailleuses et travailleurs.

Dans un ouvrage paru en 2003, la philosophe française Monique Canto-Sperber classe ainsi Michael Harrington parmi les théoriciens du socialisme libéral[7], un courant qui a pour précurseur John Stuart Mill, auteur libéral classique du XIXe siècle qui finit, à la fin de sa vie, par épouser les idées socialistes.[8]

Harrington n’a d’ailleurs jamais nié son attrait pour cette collusion idéologique entre libéralisme et socialisme, le premier étant selon lui nécessaire pour atteindre le second :

« Disons les choses comme ça. Marx était un démocrate avec un petit “d”. Les socialistes démocrates envisagent un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique [..] et l’égalité raciale. Je partage un programme immédiat avec les libéraux de ce pays parce que le meilleur libéralisme mène au socialisme. […] Je veux être sur l’aile gauche du possible. »[9]

En cela, Harrington s’inscrit dans la lignée de Pablo Iglesias, fondateur du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) : « Celui qui soutient que le socialisme est contraire au libéralisme a du socialisme une idée erronée ou méconnaît les fins poursuivies par le libéralisme. »[10]

Par sa volonté de garantir les libertés individuelles de toutes et tous, de promouvoir la décentralisation, de socialiser les moyens de production par le biais de coopératives possédées par les travailleuses et les travailleurs, la pensée de Michael Harrington va en effet bien au-delà d’un « social-libéralisme » de type blairiste.

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé »

Manifestation des DSA à San Francisco (2017)

Si l’émergence d’une telle force politique eût été encore peu probable il y a quelques années, tant « socialisme » fut un mot conspué aux États-Unis, elle réussit l’exploit d’agiter le débat public outre-Atlantique en dépit d’une ligne que d’aucuns en France jugeraient « dure ». En témoigne l’article 2 de la constitution de l’organisation :

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé, le travail aliéné, les inégalités flagrantes de richesse et de pouvoir, la discrimination fondée sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, l’expression sexuelle, le handicap, l’âge, la religion, l’origine nationale, la brutalité et la violence pour défendre le statu quo. Nous sommes socialistes parce que nous partageons la vision d’un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique, la distribution équitable, le féminisme, l’égalité raciale et les relations non oppressives. Nous sommes socialistes parce que nous développons une stratégie concrète pour réaliser cette vision, pour construire un mouvement majoritaire qui fera du socialisme démocratique une réalité en Amérique. Nous croyons qu’une telle stratégie doit reconnaître la structure de classe de la société américaine et que cette structure de classe signifie qu’il y a un conflit d’intérêts fondamental entre les secteurs ayant un pouvoir économique énorme et la grande majorité de la population. »

En France, il faut remonter au congrès d’Épinay-sur-Seine de 1971 pour voir le Parti socialiste prôner la « rupture avec le capitalisme ». Cet idéal, resté dans les limbes, sera rayé de ses principes vingt ans plus tard. Dès lors, il ne reste guère plus que les forces qui se réclament du communisme (Lutte Ouvrière et le Nouveau Parti Anticapitaliste) pour porter une dialectique marxiste hostile aux intérêts privés et fondée sur la socialisation des moyens de production.

Cependant, il serait incorrect de voir dans la constitution des DSA un corpus idéologique homogène. En effet, de très nombreux groupes de travail coexistent et illustrent l’hétérogénéité idéologique : antispécisme, communisme, socialisme libertaire… Des courants qui s’expriment sur les réseaux sociaux et qui ont su créer une dynamique communicationnelle en phase avec notre époque.

Du poing levé à l’emoji « rose »

Profil Twitter officiel des Democratic Socialists of America.

Dissent, Jacobin… Si le premier est un magazine « historique » du socialisme américain, le second veut porter la voix d’un socialisme rajeuni. Ayant à cœur d’être l’une des principales voix de l’Amérique à promouvoir des perspectives socialistes sur des sujets tels que l’économie, la politique ou encore la culture, son fondateur, Bhaskar Sunkara, le voit comme « le produit d’une génération plus jeune, moins liée aux paradigmes de la guerre froide qui ont soutenu les vieux milieux intellectuels de gauche comme Dissent ou New Politics, mais toujours désireuse d’affronter, plutôt que de présenter, les questions soulevées par l’expérience de la gauche au 20e siècle. »[11] Un pari qui semble réussi : né en 2010, Jacobin jouit d’une popularité numérique bien supérieure à celle du vénérable Dissent. La rose fleurit à nouveau.

Une rose devenue par ailleurs l’« emoji » de ralliement de la gauche socialiste américaine. En février 2017, la radio publique new-yorkaise WNYC déclarait : « Par exemple, une rose près du nom sur un réseau social est un signe d’appartenance au mouvement DSA. »[12]

Cette pratique, destinée à donner une visibilité immédiate aux membres et sympathisant·e·s du socialisme a été adoptée par les comptes officiels des socialistes démocrates d’Amérique et de nombreuses personnalités parmi lesquelles l’actrice Livia Scott, l’écrivain Sean T. Collins ou encore l’acteur Rob Delaney ont ainsi publiquement affiché leurs convictions. L’absence de socialisme aux États-Unis, que le sociologue Seymour Martin Lipset appelait « l’exceptionnalisme américain », semble bien avoir touché à sa fin[13] : les idées socialistes et social-démocrates agitent désormais le débat politique.

Socialisme ou social-démocratie ?

Contrastant avec leur objectif historique de socialisation des moyens de production, les socialistes démocrates d’Amérique ne tarissent pas d’éloges à l’égard des exemples scandinaves en matière de social-démocratie. Les points mentionnés sont d’ailleurs ceux qui constituent les principales revendications du projet politique des socialistes démocrates d’Amérique : un salaire minimum élevé à 15$/heure, un système de santé à payeur unique (« Medicare for All »), des études supérieures gratuites et un syndicalisme fort.

« De nombreux pays d’Europe du Nord jouissent d’une grande prospérité et d’une relative égalité économique grâce aux politiques menées par les partis sociaux-démocrates. Ces pays ont utilisé leur richesse relative pour assurer un niveau de vie élevé à leurs citoyens – salaires élevés, soins de santé et éducation subventionnée. Plus important encore, les partis sociaux-démocrates ont soutenu des mouvements ouvriers forts qui sont devenus des acteurs centraux dans la prise de décision économique. »[14]

Cette volonté d’État-social soucieux de l’émancipation des individus s’inspire des travaux de philosophes tels que John Rawls et Amartya Sen. Si le premier a élaboré une théorie de la justice qui, selon lui, pouvait s’appliquer à un régime socialiste libéral[15], c’est en réponse à ses insuffisances qu’Amartya Sen a conceptualisé l’approche par « capabilités » (on retrouve néanmoins une première évocation de cette approche chez le socialiste Richard Henry Tawney[16]). Considérant que l’égalité des biens premiers prônée par Rawls était insuffisante à garantir une même liberté effective , les capabilités s’attachent à mettre en exergue « l’étendue des possibilités réelles que possède un individu de faire et d’être »[17]

Fight for $15, un combat pour la répartition des richesses

Campagne de communication des DSA pour un salaire minimum de $15/h.

Né en 2012 des suites des marches organisées par les employé·e·s de fast-food en grève (parmi lesquels McDonald’s, Burger King, KFC…) réclamant une meilleure rémunération et de meilleures conditions de travail, l’objectif du mouvement Fight for $15 est d’obtenir pour toutes et tous un salaire minimum fédéral de 15$/h. Soutenu par les socialistes démocrates, le mouvement jouit également du soutien de Bernie Sanders.

Le sénateur du Vermont ne cesse en effet de rappeler les conséquences néfastes de l’actuel salaire minimum fédéral, fixé à 7,25$/h. Dans son livre-programme, ce dernier dénonce les politiques salariales des grands groupes américains tels que Wal-Mart. L’entreprise familiale des Walton rémunère ainsi ses employé·e·s sans qualification au salaire horaire minimum fédéral. Insuffisant pour vivre décemment, les employé·e·s reçoivent les aides de l’assistance publique (logement subventionné, bons alimentaires, Medicaid…), aides financées par les contribuables. Ainsi, Bernie Sanders considère que l’une des familles les plus riches d’Amérique, avec une fortune avoisinant les 130 milliards de dollars, est subventionnée pour ses bas salaires.[18]

Soutenu par les socialistes démocrates et de nombreux syndicats, le mouvement Fight for $15 a donc également reçu le soutien de l’ex-candidat socialiste à la présidence des États-Unis. Exhortant Amazon à adopter un salaire horaire minimum de 15$ et saluant les nombreuses grèves (Bernie Sanders a, en outre, appelé à rien acheter durant les « Prime Day » pour soutenir les grévistes), il a, avec le député Ro Khanna, également attiré l’attention sur ces problématiques salariales en proposant une loi nommée « Stop Bad Employers by Zeroing Out Subsidies » — Stop BEZOS) visant à imposer à 100% les entreprises de plus de 500 employé·e·s dont une partie reçoit des aides sociales. Une lutte qui a abouti. En effet, en octobre 2018, Jeff Bezos a cédé aux revendications : le salaire minimum chez Amazon USA est désormais de 15$/h.

Salvatrice pour les familles les plus pauvres et sans impact négatif sur l’emploi[19] (selon les récents travaux publiés par les économistes David Neumark, Brian Asquith et Brittany Bass), la hausse du salaire minimum est une préoccupation majeure de la gauche américaine et ses récentes victoires devraient inspirer toutes les gauches à l’heure où certaines hausses du salaire minimum ne sont que des trompe-l’œil.

Un Green New Deal, réponse éco-socialiste aux enjeux climatiques

Porté par la nouvelle élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortez, ce plan décennal d’inspiration rooseveltienne conjugue « fin du monde et fin du mois » en apportant des réponses en matières d’enjeux environnementaux et de justice sociale.

Pointant du doigt les fonds publics levés pour sauver le système bancaire lors de la crise financière de 2008, Alexandria Ocasio-Cortez défend un financement public massif visant à fournir dès 2028 une électricité d’origine 100% renouvelable, une décarbonisation considérable des industries manufacturières et agricoles, l’amélioration du réseau d’infrastructures de transport et un financement massif en vue d’améliorer la réduction et le captage des gaz à effet de serre.

Sur le plan social, le Green New Deal a pour objectif d’ouvrir à toutes et tous la formation et l’éducation nécessaires pour participer pleinement et sur un pied d’égalité à la transition écologique, notamment grâce à un programme de garantie d’emploi qui assurera un emploi rémunéré à toute personne qui en veut un. Cette proposition reste toutefois floue quant à sa mise en œuvre. Outre cette inclination en faveur de l’égalité des chances, le projet mentionne la réduction des inégalités raciales, régionales et basées sur le genre : ainsi, le plan de la députée Ocasio-Cortez veillera à orienter les investissements publics soient équitablement répartis entre les communautés historiquement pauvres, désindustrialisées ou marginalisées.

Fer de lance des socialistes démocratiques, le Green New Deal donnera naissance à un programme de santé universel tout en se laissant l’opportunité de développer d’autres programmes sociaux (tels qu’un revenu de base) « que le comité spécial jugera appropriés pour promouvoir la sécurité économique, la flexibilité du marché du travail et l’esprit d’entreprise ; et impliquer profondément les syndicats nationaux et locaux pour qu’ils jouent un rôle de premier plan dans le processus de formation professionnelle et de déploiement des travailleurs. »[20]

Appelé de ses vœux par l’ex-ministre de la transition écologique et solidaire Nicolas Hulot[21] et resté sans suite, le Green New Deal  à l’échelle européenne reste un projet peu audible porté essentiellement par les partis politiques écologistes. À l’inverse, le projet porté par Alexandria Ocasio-Cortez reçoit le soutien d’organisations politiques et écologistes (Green Party US, Sunrise Movement, Sierra Club…).

Des socialistes démocrates aux sociaux-démocrates ?

Parmi les grands projets de réformes portés les socialistes démocrates d’Amérique et ses élu·e·s, aucun (si ce n’est Medicare for All, un projet de socialisation du système de santé) ne porte véritablement en lui un idéal socialiste s’inspirant de la constitution de l’organisation, laquelle prône la fin du capitalisme, de la propriété privée des moyens de production et la création d’une économie coopérative.

Rappelons-nous que Michael Harrington a fondé les Democratic Socialists of America après avoir vu le parti socialiste américain devenir social-démocrate. Que dirait-il aujourd’hui en observant la logique de son mouvement, qui conjugue une dialectique socialiste et des projets politiques teintés de social-démocratie ?

Désormais élu·e·s la Chambre des Représentants, l’exercice des responsabilités s’apprête à nous éclairer sur la stratégie choisie. L’idéal socialiste se heurtera-t-il aux exigences de la realpolitik ? Wait ‘n’ see.


[1] NPC Statement on 2018 Elections, dsausa.org
[2] Sur la même période, la part de revenu des 50% les moins aisés a baissé de 19,9% à 12,8% (Laboratoire des inégalités mondiales : https://wid.world/fr/country/etats-unis/)
[3] “Most young Americans prefer socialism to capitalism, new report finds“, CNBC, 14 août 2018
[4] Discours d’Eugene Victor Debs à Canton, Ohio, juin 1918.
[5] Tweet issu du compte officiel @DemSocialists, 19 septembre 2018
[6] Michael HARRINGTON, “Toward a new socialism”, Dissent, spring 1989
[7] Monique CANTO-SPERBER, Nadia URBINATI, Le socialisme libéral : une anthologie Europe-Etats-Unis, Éditions Esprit, 2003
L’ouvrage de Serge AUDIER, Le socialisme libéral, est lui aussi très instructif.
[8] La vision millienne d’un socialisme en accord avec les principes libéraux de son époque est explicitée dans l’article « De la défiance à l’éloge des coopératives par J. S. Mill : retour sur la constitution d’une pensée libérale dans la première moitié du XIXe siècle » de Philippe GILIG et Philippe LÉGÉ, 2017
[9] Herbert MITGANG, “Michael Harrington, socialist and author, is dead”, The New York Times, 2 août 1989
[10] Pablo IGLESIAS, « Sistema. Revista de Ciencas sociales », octobre 1915, p. 143
[11] Idiommag.com : “No short-cuts : interview with the Jacobin”, mars 2011 (traduction de l’auteur)
[12] WNYC.org : “Capturing the energy of the left”, 3 février 2017 (traduction  de l’auteur)
[13] « Le credo américain peut être décrit en cinq termes : liberté, égalitarisme, individualisme, populisme et laissez-faire. L’égalitarisme, dans son acception américaine, et comme l’a souligné Tocqueville, implique une égalité des opportunités et le respect de l’individu, et non une égalité de résultats ou de conditions. » Seymour M. LIPSET, “American Exceptionalism: A Double-Edged Sword”, W. W. Norton & Company, 1997, p. 19 (traduction de l’auteur).
[14] “But hasn’t the European Social Democratic experiment failed?”, dsausa.org
[15] « […] la théorie de la justice comme équité laisse ouverte la question de savoir si ses principes sont mieux réalisés dans une démocratie de propriétaires, ou dans un régime socialiste libéral. C’est aux conditions historiques et aux traditions, institutions et forces sociales de chaque pays de régler cette question. En tant que conception politique, la théorie de la justice comme équité ne comporte aucun droit naturel de propriété privée des moyens de production (bien qu’elle comporte un droit à la propriété personnelle nécessaire à l’indépendance et à l’honnêteté des citoyens) ni de droit naturel à des entreprises possédées et gérées par les travailleurs. Au lieu de cela, elle offre une conception de la justice grâce à laquelle ces questions peuvent être réglées de manière raisonnable en fonction du contexte particulier à chaque pays. » John RAWLS, Préface de l’édition française de la « Théorie de la Justice », Éditions Points, 2009, p. 14
[16] « En réalité l’égalité des chances n’est pas seulement une question d’égalité de droit […] L’existence de l’égalité des chances dépend non pas simplement de l’absence d’incapacités, mais de la présence de capacités. » Richard H. TAWNY, Equality (Fourth edition), George Allen and Unwin, 1964, p. 106
[17] Alexandre BERTIN, Quelle perspective pour l’approche par les capacités ?, Revue Tiers Monde, 2005, p. 392
[18] Bernard SANDERS, “Our revolution: a future to believe in”, MacMillan, 2016, p. 223
[19] Bloomberg.com : “New Congress shoud raise the minimum wage”, 13 novembre 2018
[20] Ocasio2018.com : “A green new deal”
[21] Discours de M. Nicolas HULOT, « Territoires, entreprises, opérateurs financiers, des solutions concrètes pour le climat – MEDEF », 11 décembre 2017

Défaire la capture capitaliste de l’industrie

Travail de soudure @pxhere

L’industrie renvoie aujourd’hui de manière quasi-inéluctable à des connotations négatives, renforcées par des constructions substantives telles que « l’industrie pharmaceutique », « l’industrie agro-alimentaire », « l’industrie nucléaire » et autres. Celles-ci servent bien à désigner un certain empire de grandes puissances économiques privées, pernicieuses pour le bien commun. Toutefois, si ces expressions incluant l’industrie ont certes une teneur évocatrice et performative pour notre camp, leur composition est en réalité incorrecte, et leur recours, mutilant.


De l’assimilation de l’industrie au capitalisme

A l’instar d’autres formes nominales, l’industrie est trop souvent personnifiée telle un ensemble unifié. Elle se voit associée à une période de l’histoire, contemporaine et certes très courte, mais provoquant continûment des transformations majeures, faisant se constituer selon certains une « civilisation industrielle »(1) manifeste. Dès lors, étant donné que beaucoup d’éléments constitutifs de notre société nous écœurent, notre époque est automatiquement confondue avec l’industrie. Pourtant, il nous faudrait en vérité l’appréhender, en soi, en tant qu’activité humaine neutre de production (telle que définie dans la partie suivante). La principale raison se trouve dans le fait que l’industrialisation atteint aujourd’hui un stade avancé et intensif dans l’ensemble des territoires mondiaux. D’autre part, qu’elle se dynamisa profondément à une période – dite « âge industriel » – où les préoccupations écologiques et revendications sociales étaient peu prégnantes et/ou pas assez structurées. Cette évolution a permis la fortification hégémonique du capitalisme en tant que modèle de production et d’organisation des sociétés. Comme l’a analysé Marx, l’expansion capitaliste trouve sa genèse dans une histoire longue (l’accumulation primitive), mais s’est ardemment cristallisée via l’inédite dynamisation industrielle. Par répercussion, l’industrie a rapidement et fortement été assimilée à tout ce qui institue depuis l’hyper-domination capitaliste : immenses quantités de production et automatisation substituant l’Homme, division et aliénation du travail, déconsidération sociétale (c’est-à-dire sociale et environnementale) des activités. C’est cela qui a puissamment appuyé – et appuie de plus en plus – la proximité analogique de la terminologie des deux notions-mouvements dans les représentations.

Ainsi, souvent, l’industrie, en tant que boîte à outils, ou l’industrialisation, son processus de croissance, servent en réalité à désigner le capitalisme comme système de production particulier ou plus précisément comme mouvement d’expansion capitalistique dans les activités économiques. Dès lors, s’il est certain que le capitalisme a depuis incorporé presque toutes les activités économiques (intégration des fondements capitalistes cités précédemment), c’est pourtant souvent « l’industrialisation » de toutes ces activités qui est l’expression utilisée avant toute autre pour évoquer cette évolution.

Le « Houston Express », cargo porte-conteneur de fret, au port d’Hambourg

En effet, l’incorporation capitalistique dans l’industrie s’est-elle rapidement constituée à partir de l’« âge industriel », fort notamment d’une mécanisation en effusion. Or, nous avons longtemps et clairement distingué l’industrie et l’agriculture, jusqu’à ce que l’automatisation et surtout la mécanisation ainsi que la chimie surgissent significativement dans le secteur primaire. Les exploitations se sont agrandies conséquemment et de grandes organisations marchandes se sont formées, intensifiant et complexifiant les échanges qui s’internationalisent, etc. Cette dynamique ainsi présentée est souvent qualifiée « d’industrialisation de l’agriculture », à laquelle on adosse une pensée sous-jacente de réprobation. De ce fait, on assimile le processus d’industrialisation à l’intégration dans les activités agricoles des logiques capitalistes, déconnectant les travailleurs de l’appréciation de leur manière de produire et des finalités de leurs productions. Pourtant, s’il est incontestable que certaines de ces évolutions techniques et physico-chimiques dénaturent le métier agricole, déshumanisent les agriculteurs en usant de produits nocifs pour la santé et stimulent la catastrophe écologique par le gigantisme productif, il est tout aussi irréfutable qu’en même temps certaines de ces évolutions ont améliorées les conditions de travail générales.

L’industrialisation en tant que processus cohérent est toujours associée à une idéologie politique motrice et dominante qui oriente l’usage des évolutions techniques et chimiques et transforme les activités. Il s’agit ici du capitalisme comme il aurait pu s’agir en d’autres temps d’une idéologie politique tout autre (2). De la même manière, l’activité industrielle agro-alimentaire renvoie elle encore davantage le discrédit sur l’industrialisation, lorsque c’est encore le capitalisme qui est véritablement en cause. Les opinions sociales critiques à propos des industries agro-alimentaires s’orientent souvent sur l’origine insignifiante des aliments commercialisés (allongement et intensification des échanges et des circuits alimentaires), sur la déshumanisation de la production alimentaire (immenses quantités de productions dans des usines automatisées), et la transformation des aliments (par des procédés physiques et chimiques). Sans le savoir, ce que nous dénonçons dans le cadre de ces exemples, et à juste titre, n’est donc pas l’activité agricole ni l’industrie agro-alimentaire en tant que telles, c’est en réalité l’industrialisation capitaliste des activités agricoles et agro-alimentaires (dans le sens de l’incorporation des logiques et finalités économiques capitalistes).

« Il s’agit bien via la terminologie ‘‘industrie’’ d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées par le sacro-saint profit »

En sus, l’industrie est également attachée en soi à des activités prédatrices sans limites des ressources, responsables de l’artificialisation immodérée des sols et de la destruction sans pénitence des espaces naturels et de leur espèces vivantes (faunes et flores). Le rapide processus expansionniste de l’industrialisation n’a pas permis d’apprécier au plus tôt les externalités sociales et environnementales de leur activité. Cette représentation est l’une des plus ancrées socialement car longtemps dans le développement industriel de nos sociétés, l’environnement notamment n’était qu’une variable négligeable pour tous. L’industrie se rapporte aussi quasi-exclusivement à une idée de la grande échelle, à de grandes infrastructures de productions et des productions de masse, à de grands groupes souvent internationalisés et désencrés territorialement et conjoncturellement. Or, ici encore, l’idéologie capitaliste induit cette déconsidération de l’environnement, mais ce qui fait sa spécificité, c’est l’obstination systémique de ces éminents acteurs (États, institutions internationales financières et commerciales ainsi que multinationales) à freiner tant que faire se peut toute volonté de mutations majeures qui devraient raisonnablement s’imposer pour préserver l’écosystème actuel.

Par ailleurs, le mot industrie renvoie également à une certaine organisation-type, à des normes et à des conditions de travail propres aux organisations du capitalisme. Elle se rattache ainsi souvent dans l’imaginaire commun à des films ou photographies plus ou moins dépassés où figurent des ouvriers (parfois mineurs) assujettis à des postes individualisés (spécialisation) et des tâches répétitives (rationalisation), et dans des lieux peu salubres (les exemples les plus évocateurs étant les mines ou bien les grands ateliers de construction automobile). L’industrie renvoie ainsi à cette structuration-type, bâtit sur la rupture hiérarchique élémentaire mais éminemment conventionnée entre un sommet stratégique (pouvoir décisionnel) et un centre opérationnel (masse des travailleurs enrôlés). Cette division du travail aliénant les travailleurs, initiée dans les modèles tayloristes et fordistes est-elle aussi adossée à l’industrie dans son identité-même, bien que ce soit l’industrialisation comme nature et forme capitaliste de ces activités qui demeure en réalité réprouvée.

En somme, l’industrie est assimilée aux acteurs économiques privés, dont les activités, les organisations et/ou les externalités nous repoussent. Généralement ces acteurs sont des grands groupes, certains pouvant se situer dans plusieurs branches et/ou secteurs d’activité. Ces acteurs s’adonnent à d’intenses campagnes de lobbying, effectuées sur les institutions politiques nationales, européennes, mondiales et dont les intérêts ne se recoupent que peu avec l’intérêt général des sociétés. Associé dans l’inconscient à ses acteurs, il est donc certain que le substantif « industrie » sert bien à nommer et qualifier quelque chose. Ce signifiant dispose même d’une grande puissance performative et totalisatrice. Mais en fin de compte, il s’agit bien via la terminologie « industrie » d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées en premier lieu par le profit, au détriment d’une organisation sociétale à visée égalitaire, raisonnable et harmonieuse avec la nature. Autrement dit, avec une rigueur diachronique, nous avons une confusion entre un outil multiforme qu’est l’industrie et son fonctionnement actuel porté par des logiques propres au capitalisme.

Alors, pour concrétiser définitivement le dévoilement de cette inexacte signification terminologique du signifiant « industrie », il nous faut maintenant étayer notre approche en remettant en perspective l’origine sémantique du terme. Comment vraiment appréhender l’industrie ?

Réhabiliter l’industrie en tant que substantif neutre

Nous le verrons dans l’article prochain, cette entreprise de signalisation et de réhabilitation de l’industrie est inévitable pour que nous puissions tout reconstruire et tout réinventer dans le cadre de l’édification d’un projet politique authentiquement progressiste. Le substantif neutre d’industrie a subi un engloutissement idéologique comparable à celui subi par certains signifiants historiquement plus ou moins rapportés à une voie politique particulière (exemple : la « gauche »). Le capitalisme investit ces signifiants pour décontenancer et affaiblir les discours hétérodoxes. Dès lors, la reconstruction du camp progressiste ne passera pas seulement par l’investissement de signifiants vides, mais aussi par la reconquête de la neutralité de certains substantifs prépondérants, sans quoi, nous finirons bouche bée. Notre ambition ne doit donc pas être d’investir à notre tour dangereusement le substantif industrie dans un sens orienté, quel qu’il soit, mais bien de rétablir préalablement sa neutralité étymologique afin d’en dévoiler l’enjeu politique que constitue justement son inscription dans un projet politique à proposer. 

L’industrie se définit telle « l’habilité à réaliser un travail, à exécuter, à faire quelque chose »(3). Pourtant, ce terme s’affirme dans l’espace occidental en tant que signifiant seulement à partir de la seconde partie du XVIIIème siècle(4), lorsque Diderot la présente ainsi dans son encyclopédie : « ce mot signifie deux choses ; ou le simple travail des mains, ou les inventions de l’esprit en machines utiles, relativement aux arts & aux métiers ; l’industrie renferme tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux choses, et souvent les réunit toutes les deux. »(5). À partir de cette linéature, l’industrie s’identifie à une histoire bien plus lointaine que la représentation dominante à laquelle elle renvoie aujourd’hui et à rebours de ce que l’on croit, englobe évidemment l’artisanat.

L’industrie a bien entendu une existence pré-capitaliste, marquée par des innovations et des fabrications en petites ou grandes échelles. Disons-le, elle a incessamment été à travers l’Histoire humaine l’un des facteurs du progrès humain : des premiers outils de la Préhistoire à la fabrication du feu, de la confection des vêtements et des armes blanches aux activités de poteries dans l’Antiquité, l’édification des moulins au Moyen-âge, de l’imprimerie typographique mobile de la Renaissance aux premières manufactures, des innovations techniques incroyablement transformatrices au cours des révolutions industrielles jusqu’à aujourd’hui (vapeurs, charbon, électricité, internet) et de l’ensemble de nos objets d’usages et de conforts quotidiens (vélos, vaisselles, parapluies, stylos, literies etc.). Comme le disait justement Jaurès : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution n’est que création ». Et s’il doit y avoir un terme pour désigner cette activité incessante de création, c’est bien l’industrie.

Travail ouvrier de découpe de carrelage à l’aide d’une meuleuse

Il ne s’agit cependant pas là d’affirmer niaisement que l’évolution (entraînée récemment par l’évolution industrielle) mène naturellement au progrès, les reculs sociaux et colères populaires liées aux politiques contemporaines mettent en branle cette idée. Mais, si cette illusion a pu s’ancrer socialement, c’est surtout du fait qu’au moins trois générations successives post-Seconde Guerre mondiale ont vu leurs conditions matérielles d’existences être considérablement améliorées au cours de leurs vies-mêmes via un important développement industriel (qui a façonné géographiquement et culturellement des territoires). Cependant, nous en convenons, ceci s’est produit à défaut d’une lente prise de conscience écologique, arrivée tardivement dans le processus. Néanmoins, il serait aussi incorrect et ridicule de dire que l’industrie dans l’ère de domination capitaliste n’a orienté l’évolution humaine que négativement ou de façon inerte. Et même lorsqu’elle a pu le faire, elle n’a pu totalement empêcher le mouvement progressiste d’y trouver des failles pour avancer.

L’obligation qui nous incombe n’est donc pas de dissocier fondamentalement ère capitaliste et ères de progrès possibles. Il s’agit de déconstruire l’idée que seul le capitalisme pourrait s’accaparer les possibilités d’engendrer des progrès, surtout d’un point de vue matériel. Ce, même s’il nous semble que les plus prégnants ont surgi dans une période concomitante au développement de l’industrie et du capitalisme. Le terme « industrie » ne se rapporte aucunement par nature à des processus techniques, à de grandes proportions de fabrications, à des structurations de travail type ou à des finalités idéologiques. Il est pluriel et neutre politiquement, facteur potentiel et intemporel d’évolutions (progrès ou décadence). Il ne s’agit donc pas aujourd’hui de « la » civilisation industrielle comme certains s’y trompent par mésaventure(7) mais « d’une » civilisation industrielle essentiellement appariée au capitalisme, formant une alliance désastreuse sur le plan social et écologique et menaçant le politique.

« Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter »

Le risque qu’entraine l’assimilation d’une équivalence entre l’industrie et le modèle économique de la société actuelle est précisément de construire une représentation de l’industrie telle qu’un constitutif exclusivement apparenté à une économie capitaliste (dans un régime néo-libéral prédominant) appuyée par les activités productives et servicielles des grands groupes privés. Cela ne peut que nous enfermer dans une geôle et nous empêcher toute idée alternative de ce que pourrait être l’industrie, en termes d’organisation, de culture et de finalité, au service d’un certain progrès (fait d’urgences sociales et écologiques). Pire, ceci appuie le propos de nos adversaires lorsqu’ils nous catégorisent comme hostiles à l’idée même de progrès qu’ils seraient les seuls à porter, nous renvoyant à des reculs passéistes, donc des désirs régressifs. Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter. C’est une combinaison fourbe mais pour le moins performative aujourd’hui.

Il est désormais impérieux d’opérer dans les discours cette distinction, souvent absente. Elle est nécessaire pour déconstruire sa représentation dominante ( appariée au capitalisme productif et financier) et l’industrie entendue comme activité neutre, pouvant s’adapter organiquement à tout autre régime de production, potentiellement plus souhaitable. Si nous ne l’affirmons pas et continuons à entretenir l’illusion d’une indissociabilité de celle-ci au capitalisme, nous légitimons par-là l’idée que ce dernier constitue le mode de développement intemporel et donc indépassable de l’humanité. Prisonnier de cette confusion idéelle, nous resterons éternellement enfermés dans un camps supposé opposé au progrès, nourrissant la construction macronienne à l’œuvre(8) d’un clivage scabreux et sclérosant entre progressistes et nationalistes. À l’inverse, si nous comprenons alors la confusion régnante et grandissante, nous nous permettrons d’envisager un développement fort d’une industrie pouvant se reconnecter aux nécessités sociétales. Nous pourrons donner de la légitimité et une aura à un discours ambitieux renvoyant à la fois à la modernité et au progrès tels que nous les entendons.

L’histoire longue de l’industrie doit nous permettre et nous forcer à penser une existence industrielle post-capitaliste. Ainsi réentendue dans l’imaginaire collectif, une conception apolitique de l’industrie, par abstraction de tout contexte, doit nous permettre de dévoiler le caractère idéologiquement intéressé de son usage confus. Elle doit surtout nous permettre de projeter un développement industriel responsable et salvateur, ancré aux territoires et à la conjoncture mondiale.

À suivre.

Références :

[1] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[2] http://www.revues.msh-paris.fr/vernumpub/1-Ribeiro.pdf

[3] http://www.cnrtl.fr/definition/industrie

[4] http://manifestepourlindustrie.org/quelques-remarques-sur-les-sens-des-mots-industrie-et-ses-derives/

[5] http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/page/v8-p706/

[6] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[7] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[8] http://lvsl.fr/macron-et-salvini-meilleurs-ennemis

Crédits images :

https://pixabay.com/fr/soudeur-soudage-l-industrie-673559/

https://pixabay.com/fr/hambourg-port-de-hambourg-3021820/

https://pixabay.com/fr/carreleur-carrelage-meuleuse-2554768/

À la recherche d’une littérature populaire

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Zola_Jaccuse.jpg
J’accuse, Zola / Wikimedia Commons

De la profondeur, du souffle, de l’empathie, de l’éloquence et surtout : de la politique. Le lecteur saura certainement trouver, au sein de la création littéraire récente, les éléments d’une littérature populaire.


Émerge en France, et dans d’autres démocraties occidentales, un sujet politique dont l’importance va croissante au fil des scrutins : le peuple. Peuple volontiers contestataire et relativement divisé, mais qui formule parfois le sentiment d’une condition largement partagée : celle d’évoluer dans un jeu économique et institutionnel qui fait désormais une majorité de perdants. Poussées par les enjeux des politiques publiques et les surprises électorales, les sciences sociales se sont saisies de la question il y a déjà plusieurs années, et ont fait fleurir une terminologie adéquate. France périphérique, précariat, déclassés, oubliés de la mondialisation – des mots amplement repris dans le débat public.

Qu’en est il sur le plan littéraire ? La création s’est elle saisit de ce sujet nouveau ? N’ayant pas à se soucier outre mesure des conséquences électorales de la situation sociale du pays, la littérature a peut-être l’opportunité d’aborder la question d’un point de vue plus vaste. Et bien que toujours soumise aux contraintes de la fiction et du récit, elle n’en garde pas moins une formidable puissance de description sociale. Plus encore, elle donne au champ politique ce qu’il a perdu depuis un certain temps : une consistance humaine.

Au cours de diverses lectures, nous avons retenus quelques romans qui se saisissent de l’enjeu : le très médiatisé Vernon Subutex de Virginies Despentes, une découverte de rentrée littéraire Fief de David Lopez, et l’iconoclaste Qui a tué mon père d’Édouard Louis. Trois auteurs de talent, d’horizons et d’âge divers, qui ne sauraient résumer à eux seuls l’immensité des possibles en la matière, mais dont les succès en librairies attestent que même en se limitant aux têtes de vente, on y découvre déjà son bonheur. Les quelques éléments d’analyse qui suivent reflètent pour beaucoup un enthousiasme certain à la lecture de ces ouvrages et ne constituent, au fond, qu’un long et vibrant conseil de lecture.

Dans son Vernon Subutex, Virginie Despentes nous fait le portrait d’une France en ébullition. Au travers des pérégrinations d’un ancien disquaire devenu chômeur, puis SDF, elle croque l’extraordinaire diversité de ceux que ce début de siècle laisse amers, déçus, lésés, révoltés. Roman vocal, rythmique, où l’évaporation cruelle des idéaux collectifs fait écho aux souvenirs des années mythiques de la culture rock. À l’image de son héros venu d’un autre âge – celui où l’on rêvait à l’hédonisme pop d’un monde d’amour et d’audace – toute une galaxie de personnages se heurte à la dureté et la froideur d’un ordre socio-économique qui les rejette, les phagocyte ou les ignore. Il ne reste alors à cette foule de marginaux que la jouissance des corps, la musique et la danse, qu’ils érigent en bastion d’une contre-culture en germe. Et le groove, le beat, se hissent au-dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.

Fresque pessimiste et sans concessions, Vernon Subutex est cependant bien plus qu’un simple cris de colère littéraire. Et s’il peut se lire comme un guide d’introduction à la pop culture – les références musicales y foisonnent – le roman s’aventure également sur le terrain politique. En multipliant les points de vues et les trajectoires croisées, Virginie Despentes balaye la quasi totalité du spectre sociologique français – du chômeur au trader, du militant identitaire à l’actrice porno transgenre – nous livrant avec une fidélité étonnante le tableau d’une société criblée d’antagonismes. Une plongée dans un labyrinthe d’intimités clivées où se jouent les mystères des passions collectives les plus profondes. Terrorisme, guerre des classes, destin national, les diagnostiques et les convictions s’engendrent, s’affrontent, se transforment au sein d’une population aussi hétérogène que conflictuelle.

“Et le groove, le beat, se hissent au dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.”

Un tableau noir et caustique donc, au dessus duquel on s’élève pourtant, porté par le souffle lyrique et l’écriture mordante de l’autrice. Car la force de Vernon Subutex réside, au-delà de son style populaire et soigné, dans sa construction. En superposant les expériences existentielles, en donnant une voix singulière à chacun de ses personnages, Virginie Despentes suscite curiosité et empathie pour chacun d’entre eux. Au contact de « la bande à Subutex » qui lutte activement contre l’isolement et la désintégration sociale, on s’y découvre des camarades, des voisins, des frères et sœurs, tant la profondeur et le détail du récit nous renvoient aux ressorts primaires de la vie commune.

Aux embardées d’un système socio-économique en roue libre, aux périls civilisationnels et aux bulldozers de l’Histoire, Virginie Despentes oppose l’esquisse d’une compassion publique, aux accents parfois délibérément bibliques. Servi par une intrigue originale et un vrai sens de la mise en scène, Vernon Subutex nous donne ainsi l’expérience littéraire de l’amour moderne du prochain, ce subtil élan par lequel on saisit les causes tragiques de la faiblesse humaine.

D’une facture et d’un ton très différent, Fief nous projette dans une atmosphère nouvelle. Si l’on retrouve comme chez Despentes le souci d’écrire dans une langue actuelle, orale, à l’image de ses locuteurs contemporains, David Lopez lui donne une place bien plus fondamentale. Loin des odyssées christiques et des grandes fresques, il développe au contraire son premier roman autour d’un microcosme : celui d’une bande de jeunes hommes, perdus dans une ville moyennes entre la banlieue et la campagne, dont il nous décrit la vie stagnante et incertaine. L’intrigue ? Un jeune homme tente vainement de vivre sa vie avec conviction. L’Amour, l’Ambition, la Victoire, lui sont autant de sommets inaccessibles tant il intériorise le poids des déterminismes sociaux. Dans cet ailleurs aux allures de nulle part, tout est vu sous le prisme d’une sorte de nonchalance résignée ; on se fait une raison, on vit à l’écart de la vie sans trop s’en faire, on se laisse couler dans l’ordre des choses. Le salut viendra, pour cette équipe de choc aussi attachante que paumée, du pouvoir des mots et des plaisirs de la conversation. Roman d’un jeune boxeur versé dans le rap, l’écriture y est en effet précise, incisive, scandée par les éclats et jeux d’esprit de la bande. Entre argot péri-urbain, idiome de banlieues et trouvailles personnelles, la langue est leur ultime territoire, leur refuge, leur fief, où il se créent de toutes pièces une mythologie collective.

“Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.”

Rédigé dans un style qui sonne et qui détonne, le roman de David Lopez est un bijoux d’exploration sociologique autant qu’une ode à la créativité linguistique de son milieu social. À la première personne du singulier, l’auteur nous donne à voir un groupe traversé par un réseau d’affects complexes – mélange de naïvetés éclairées, d’amertumes tranquilles, de fiertés flottantes – à partir desquels se constituent une culture et une dignité que la société leur refuse. Retournant le sens de leurs stigmates – une mémorable scène de dictée devient un concours du plus grand collectionneur de fautes d’orthographes – la petite troupe s’approprie ainsi l’anonymat social pour en faire une joie de vivre. Assez éloigné des grands sujets politiques, le roman a cependant l’immense mérite de décentrer sociologiquement la création littérature, d’ouvrir une fenêtre sur une réalité voisine mais parallèle, potentiellement étrangère au lecteur (de l’aveu même de l’auteur, ses personnages n’achètent ni ne lisent de livres). Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.

Décentrer sociologiquement la littérature… Un projet que n’aurait certainement pas renié Édouard Louis, dont la vocation créatrice se revendique comme la volonté franche et simple de « donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais ». Avec son nouveau texte Qui a tué mon père, il entreprend ainsi l’histoire brève et fatale d’un corps, celui de son père. Un corps broyé par le poids écrasant de l’ordre socio-économique moderne, mais également le corps d’un homme épris des signes extérieurs de la virilité et qui doit élever un fils gay.

“La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement, de leur violence.”

Sujet banal en soi, la relation de l’auteur à son père nous est cependant restituée avec une rare intensité, qui tient à la manière et au style adopté par Édouard Louis pour rendre compte de la vie de son père par le prisme du pamphlet politique. Car c’est justement les diagnostiques tranchés, la clarté des accusations, la netteté des évidences qui donnent au récit sa force et sa profondeur. La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement et de leur violence.

Fractures de classes, fractures de genres. Esquissé chez David Lopez, le thème de la construction genrée est ici abordé de plein fouet, à travers les destins si différent des deux hommes. Un père irascible et dépassé, un fils qui s’échappe dans les temples parisiens du savoir. Et la mécanique implacable des passions tristes. Détrônés par la performance scolaire, les attributs de la force physique deviennent l’arme et le talisman du faible, du perdant, du relégué au bas de l’échelle méritocratique. Touché par la débâcle d’un homme qui se définit uniquement par ce qu’il n’est pas, et saisissant les ressorts de son homophobie existentielle, Édouard Louis redécouvre le corps de son père et désigne des responsables.

En faisant le choix de nommer ce que la politique fait souffrir aux corps, Édouard Louis s’inscrit dans la filiation d’une littérature qui dénonce et fustige au risque de se perdre en hyperbolisme. Pourtant, si les mots sont forts, la rage est contenue et le geste sincère. Pas de fantasmes romantiques, rien qu’une réalité humaine, impitoyable et glacée.

Ainsi se dessine peut-être – au regard des trois exemples cités, certes loin d’être exhaustifs – ce qu’on pourrait appeler un “populisme de lettres”. Sans se limiter aux seuls regards politiques, souvent sombres, qu’ils développent, nos trois auteurs partagent en effet une aspiration à incarner des vies, complètes et denses, dans lesquelles se retrouve spontanément le politique, comme l’une des expériences existentielles des personnages. Le talent des fictions commentées ici est de donner une voix entière et pleine à ceux qui d’ordinaire ne sont écoutés que pour leurs souffrances, ou tout simplement oubliés de la représentation symbolique. Plus que porter les difficultés ou les infortunes d’individus, elles portent leurs préoccupations, leurs convictions, leurs visions du monde, nous invitant par là à parcourir tous les stades et les nuances psychologiques qui les constituent. Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal. Il n’est plus l’élément périphérique ou accessoire du monde social, mais le cas général, l’individu moyen.

De telles qualités ne pouvaient cependant que faire planer l’ombre des grandes plumes du réalisme littéraire sur les frêles épaules de ses héritiers. Mais là aussi, notre nouvelle littérature parvient à dépasser les monuments d’un Zola, d’un Hugo ou d’un Flaubert. À chaque siècle sa littérature et sa sociologie. Chez Virginies Despentes, la France est un carnaval de marginaux qui finissent par prendre conscience de leur majorité sociale. Chez David Lopez ou Édouard Louis, l’oppression c’est l’indifférence.

“Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal.”

En partant d’une France contemporaine, actuelle, nos auteurs participent aussi à l’élaboration quotidienne de sa langue – sans doute plus caustique, plus lapidaire que son aînée du XIXè siècle mais si bien adaptée au récit de son époque ! Et, par d’autres moyens esthétiques et stylistiques, perdure toujours l’idéal d’une littérature populaire : celui de donner à un peuple la faculté de se représenter soi même.

En France et dans le monde, le droit à l’IVG est toujours aussi menacé

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Affiches, lors d’une manifestation féministe en 2016.

 Si l’avortement est légal en France depuis 1975, rappelons que c’est loin d’être le cas dans de nombreux pays et que ce droit ne cesse d’être remis en cause. Retour sur les victoires et les revers de cette lutte au cœur de l’émancipation des femmes.


 

Droit à l’IVG : des victoires et des défaites

De nombreux pays interdisent encore strictement cette pratique, comme les Philippines, le Sénégal, le Nicaragua, le Gabon ou encore Malte pour ne citer qu’eux. D’autres pays, comme la Côte d’Ivoire, la Somalie ou le Soudan ont adopté des législations plus souples qui l’autorise aux personnes dont la vie serait mise en danger par la grossesse. D’autres pays, comme Chypre, donnent accès à l’avortement en cas de problèmes médicaux graves, de viol ou de malformations du fœtus.

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Manifestation pro-choice en Irlande

En 2016, le gouvernement polonais a souhaité restreindre ce droit, mais les nombreuses manifestations ont contraint le gouvernement à abandonner le projet. Parallèlement, en mai de cette année, l’Irlande a été le théâtre d’une de ses plus belles victoires, puisque les électeurs ont massivement répondu « oui » à l’abrogation du 8ème amendement de la Constitution, qui interdisait jusqu’alors tout avortement. Ainsi, la loi devrait maintenant permettre que l’IVG soit pratiquée sans justification pendant les douze premières semaines de grossesses et jusqu’à vingt semaines en cas de risque grave pour la santé de la mère.

Le mois suivant, c’est en Argentine que le débat a repris une place importante. La Chambre des députés a adopté un projet de loi visant à légaliser l’avortement dans les mêmes conditions. Malheureusement, les sénateurs l’ont rejeté en août, ne laissant la possibilité d’avorter qu’aux femmes ayant des problèmes médicaux ou ayant été victimes de viol. Un choix incompréhensible, étant donné les situations terribles dans lesquelles se retrouvent souvent les patientes qui souhaitent avorter. Notons qu’en Argentine, une cinquantaine de femmes meurent chaque années à la suite d’un avortement clandestin ayant entraîné des complications.**

En France : un droit remis en cause

Face à ces pays où l’avortement reste une question épineuse, on pourrait penser que la situation en France est beaucoup plus avantageuse. Pourtant, bien que notre législation autorise un accès libre et gratuit à l’IVG, ce droit n’est toujours pas inscrit dans la Constitution, restant donc fragile, et est d’ailleurs régulièrement remis en question par des discours conservateurs. De plus, il n’est pas rare que les personnes souhaitant avorter soient confrontées à des paroles culpabilisantes et autres comportements sexistes ou transphobes.

“Il y a une véritable régression en France depuis quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds.”

Aussi, le remplacement du Ministère du droit des femmes par un simple secrétariat d’État, sous le gouvernement Philippe, et la baisse importante du budget qui lui est consacré, ne peut en aucun cas soutenir l’application de la législation. D’ailleurs, des plannings familiaux sont menacés de fermeture. Ils subissent une baisse de subventions, de telle sorte que le planning familial de Toulouse a dû réduire ses permanences, n’en tenant plus que deux par semaines, faute de moyens.

Ce 28 septembre, Place de la Bastille, devant l’Opéra, une poignée de manifestantes étaient venues manifester. Rachel, 61 ans, souligne : « Il y a une véritable régression en France depuis déjà quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds. On se fait grignoter depuis des années et certaines femmes peuvent difficilement avorter en France en 2018 ! Il ne suffit pas de dire “je suis pour l’avortement”, il faut le financer ! »

On pourrait également imaginer qu’en France, l’accès à la contraception ne fasse plus débat. Néanmoins, l’Autre JT démontrait dans un reportage de 2016 que certains pharmaciens refusaient encore de délivrer des pilules du lendemain ou parfois même des préservatifs, invoquant une « clause de conscience » qui n’existe pourtant dans aucun texte de loi. L’Ordre National des pharmaciens avait bien essayé, la même année, de proposer un texte leur en permettant une, qui avait rapidement été abandonné. Il est donc nécessaire de rappeler que lorsqu’ils refusent de délivrer un moyen de contraception, ils le font en toute illégalité.

La “clause de conscience” en question

Dernièrement, le Dr de Rochambeau, gynécologue et Président du Syngof (Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France) a tenu devant les caméras de Quotidien un discours qui a suscité l’indignation de nombreuses associations féministes. Ce dernier, se fondant sur la « clause de conscience » établie par l’article R4127-18 du code de la santé publique, explique qu’il refuse de pratiquer des avortements car il n’est « pas là pour retirer des vies ». Après avoir affirmé que l’avortement était un homicide, il finit par déclarer, non sans fierté, que la loi le protège.

Béatrice, 64 ans, présente au rassemblement à Paris, s’indigne : « C’est un droit menacé en permanence, même en France actuellement, mais de façon vicieuse ! Comment peut-on représenter les gynécologues et déclarer que l’avortement est un homicide ? » Pour ces vétérantes de la lutte pour le droit à l’IVG, les propos du Dr de Rochambeau sont “une insulte aux combats passés”.

S’il s’agit d’un médecin qui exerce de façon libérale, on peut tout de même s’interroger sur le Syngof qui a choisi comme président quelqu’un d’aussi réactionnaire. Ironiquement, cette clause est régulièrement invoquée par certains gynécologues qui refusent de pratiquer des stérilisations définitives. Ainsi, non seulement ils privent leurs patientes de la contraception qu’elles ont demandé, mais leur refusent également l’accès à l’IVG.

“À l’hôpital, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG”

Cette « clause de conscience » dispose que les praticiens sont autorisés à ne pas pratiquer une IVG si cela est contraire à leurs convictions personnelles, mais qu’ils doivent rediriger leurs patientes vers des gynécologues qui la pratiquent. Cependant, l’article L.2212-1 du Code de la Santé publique précise que toute femme enceinte, peu importe son âge, peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.

De multiples impacts sur les patientes

De prime abord, la clause de conscience et la loi relative à l’IVG libre et gratuite ressemblent plus à une forme de compromis qu’à un obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Mais quels sont les enjeux d’une telle clause et comment impacte-t-elle la vie des femmes concernées ?
A l’hôpital du Bailleul, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG. Évidemment, l’accès aux soins étant considérablement réduit, les patientes sont redirigées vers les hôpitaux du Mans ou d’Angers.

D’autres hôpitaux, comme celui de Fougères où Olonne-sur-Mer connaissent ou on connu récemment des situations similaires. L’accès à l’avortement est donc incontestablement entravé. On peut facilement imaginer, dans le cas d’une adolescente ne souhaitant pas en parler à ses parents, d’une personne en situation de précarité, ou n’ayant pas le permis, ou de n’importe quelle femme voulant garder secret son IVG – pour des raisons qui lui appartiennent – que devoir se déplacer jusque dans une autre ville puisse être une difficulté importante. 

Le bien-fondé de cette clause de conscience reste à interroger. Si un médecin peut juger qu’il est contre ses convictions de pratiquer une IVG, alors pourquoi ne pourrait-il pas également refuser de pratiquer des soins à des personnes noires, homosexuelles, transgenres, invoquant encore une divergence d’opinion ? L’avortement n’est pas une pratique indépendante des autres, mais un acte médical. Il ne s’agit pas alors d’opinion, mais d’accès aux soins.

La législation avait déjà fait quelques efforts dernièrement, en pénalisant les sites de fausses informations ou en supprimant le délai de réflexion de sept jours. Mais d’après Marlène Schiappa, aucune remise en question de la clause de conscience concernant les IVG n’est prévue à ce jour. Pourtant, il s’agit bien d’une menace pour les femmes. Les médecins préfèrent valoriser leur droit à ne pratiquer des actes médicaux que lorsqu’ils sont en accord avec leur conviction, plutôt que de garantir aux femmes un accès aux soins et une possibilité de disposer de leur corps, comme le prévoit la loi.

En 2018, même en France, les femmes n’ont donc toujours pas le droit de disposer de leur corps comme elles l’entendent, puisque leur propre décision dépend toujours du consentement de médecins, protégés par la loi en cas de refus. Le combat pour le droit à l’IVG reste donc toujours d’actualité.

Crédits :

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