Joe Biden : l’establishment démocrate contre-attaque

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Joe Biden © Gage Skidmore

Défait dans les trois premiers États, Joe Biden a réalisé après la Caroline du Sud un retour en force historique. Celui-ci n’a été possible que grâce à une spectaculaire consolidation-éclair de l’establishment démocrate dans toutes ses composantes (économique, médiatique et politique). Bernie Sanders avait jusqu’alors la dynamique pour lui. Il est dorénavant dans la position inconfortable du challenger. Par Politicoboy et Clément Pairot.


« Nous sommes bien vivants ! ». Lui-même en est estomaqué. Le soir du Super Tuesday, Joe Biden a laissé éclater sa joie dans un discours triomphal où, après avoir confondu son épouse avec sa sœur, il déclare : « on nous disait fini, mais ce soir il semblerait que ce soit l’autre personne [Bernie Sanders, ndlr] qui le soit ! ». Les milliards de Bloomberg et les imposantes infrastructures militantes mises en place par Sanders et Warren n’ont rien pu faire face au tsunami Biden, déjouant de nombreuses certitudes. Pour comprendre ce retournement de situation, il ne faut pas se limiter – comme on l’a trop souvent lu ces derniers jours – à sa victoire en Caroline du Sud ; il faut remonter une semaine en arrière, au caucus du Nevada, véritable coup de semonce pour l’establishment. Difficile à croire, mais toutes les informations qui suivent ont moins de 5 semaines.

Le fiasco de l’Iowa et la « révélation » Buttigieg

Le mois commence par une rumeur comme seule une campagne américaine en détient le secret. Le 2 février, John Kerry, qui soutient officiellement Joe Biden, est entendu dans un hall d’hôtel discutant au téléphone d’une éventuelle candidature pour remplacer Biden si celui-ci s’effondrait [1]. La veille du scrutin de l’Iowa, de telles paroles plantent le décor d’un establishment démocrate pour le moins anxieux. Le même jour, le DNC (Comité national démocrate, chargé de diriger le parti démocrate au niveau national) décide de changer les règles d’éligibilité des candidats pour participer aux débats. Avant, il fallait un certain nombre de donateurs, mais comme Bloomberg s’auto-finance entièrement et grimpe dans les sondages, cela perturbe le jeu. Ce changement de règle clive : est-ce une faveur faite à Bloomberg pour lui permettre de jouer dans la cour des grands et prendre éventuellement la tête de la course ou une manière de l’obliger à descendre dans l’arène pour n’être justement plus artificiellement surcoté par rapport aux autres centristes ? Les débats apporteront la réponse par la pratique.

Le 3 février arrive le tant attendu caucus de l’Iowa. La recette pour un fiasco et une honte internationale ? Prenez un procédé de vote archaïque, mélangez-le avec un système de décompte à triple indicateur, rajoutez-y une application non testée auparavant, et saupoudrez d’incompétence du parti local. Pour finir sur une touche épicée, voyez vos lignes téléphoniques de secours bloquées par des opposants politiques malintentionnés.[2] Monopolisant l’attention, cet échec organisationnel occulte en partie celui, politique, de Joe Biden qui – on le saura avec les résultats définitifs quatre jour plus tard – termine à une humiliante quatrième place. Il avait pourtant eu les mains libres durant les dernières semaines de campagne du fait du procès en impeachment de Donald Trump. Celui-ci bloquait trois de ses compétiteurs à Washington (Sanders, Warren et Klobuchar). Cette terrible place de Joe Biden, symptomatique d’une campagne manquant de souffle et phagocytée par les autres candidats centristes plus jeunes, si elle était attendue, n’en demeure pas moins une claque.

Buttigieg crée quant à lui la surprise en arrivant deuxième en nombre de voix et premier en délégués. Les lendemains de l’Iowa constituent des jours de deuil pour la déontologie journalistique : le 4 février, le New York Times annonce que Buttigieg possède 97% de chances de gagner l’Iowa ; le 6, il se refuse à prédire quoi que ce soit ; finalement, après l’annonce des résultats complets, il n’annonce aucun vainqueur. Les résultats de l’Iowa ne sont pas clairs ? Ceux des levées de fonds sont, eux, limpides. Le 6 février, Sanders annonce avoir collecté pour le mois de janvier 25 millions de dollars. Les autres campagnes ne communiquent aucun chiffre, signe qu’elles n’ont pas récolté des montants comparables, comme le confirmeront leur publication par la FEC (commission électorale fédérale) en fin de mois [3]. La dynamique est donc globalement favorable à Sanders et les statisticiens projettent sa victoire dans une majorité d’États au Super Tuesday. 

Biden fuit le New Hampshire 

New Hampshire, le 11 février. Les bureaux de vote sont ouverts depuis quelques heures lorsque les télévisions locales diffusent les images de Joe Biden s’envolant prématurément vers la Caroline du Sud. L’objectif est d’atterrir à temps pour y proclamer son discours post-résultats, quitte à prendre le risque de décourager les électeurs du New Hampshire en renvoyant cette image désastreuse d’un général fuyant le champ de bataille. En interne, la décision a été sous-pesée rapidement [4]. Remporter la Caroline du Sud, décrite comme le pare-feu de Joe Biden en raison de son électorat majoritairement afro-américain, conservateur et âgé, valait bien quelques points de moins en New Hampshire, où Biden n’allait pas atteindre le seuil des 15% requis pour obtenir des délégués. Deux jours plus tôt, il avait maladroitement concédé en plein débat télévisé avoir « pris un coup en Iowa » et s’attendre à « en prendre un autre ici ». Effectivement, en terminant cinquième à 8%, sa campagne semble sur le point de s’effondrer.

Ses meetings de campagne ne rassemblent qu’une poignée de curieux, et dégénèrent souvent en échange désastreux entre un Joe Biden agressif et un électeur lambda se faisant copieusement insulter ou simplement encourager à voter pour un autre candidat. Du haut de ses 77 ans, l’ex-VP (vice-président, poste qu’il occupa durant les deux mandats d’Obama) enchaîne les lapsus, venant s’ajouter à la longue liste de gaffes [5] pointant vers un potentiel déclin cognitif [6]. À cours de financement, dépourvu de militants et d’organisation de terrain, sa campagne est maintenue sous perfusion par sa célébrité médiatique et l’argent d’un Super Pac piloté par un lobbyiste influent [7]. Transparent lors des deux derniers débats, ayant des difficultés à formuler des phrases cohérentes, s’effondrant dans les sondages nationaux pour céder la première place à Bernie Sanders et la seconde au multimilliardaire républicain repenti Michael Bloomberg (qui s’était lancé dans la course tardivement suite aux faiblesses de Biden), l’ancien bras droit d’Obama semble promis à une défaite humiliante, la troisième en trois campagnes présidentielles insipides.

A l’inverse, Pete Buttigieg confirme son succès d’Iowa. Il talonne à nouveau Sanders en nombre de voix et apparaît comme un candidat de plus en plus sérieux pour rassembler le centre du parti face à Sanders. Pour autant, les analystes ne considèrent pas qu’il puisse décrocher la nomination, car il n’arrive pas à décoller parmi les minorités notamment afro-américaine. Après ce deuxième résultat encourageant, Sanders est pronostiqué comme gagnant les 56 scrutins, du jamais vu [8].

Welcome to Paris, Las Vegas

Le neuvième débat démocrate se tient dans le célèbre casino Paris – Las Vegas, dans l’État du Nevada, mais ce n’est clairement pas la ville de l’amour qui inspire l’humeur des candidats. Pour son premier débat, Bloomberg est totalement détruit par Elizabeth Warren qui assène ses coups bien calibrés dès les premières minutes de la confrontation [9]. De leur côté Klobuchar et Buttigieg se chamaillent pour tenter d’arracher la première place au centre. Si Sanders essuie plusieurs attaques, la présence de Bloomberg lui permet d’éviter d’être la cible principale, malgré son statut de favori. Le débat se termine par une question posée à tous les candidats : en cas de majorité seulement relative, le candidat en tête sera-t-il légitimement le nominé du parti ? Mis à part Sanders, tous sont d’accord pour répondre que « le processus doit suivre son cours ». Le parti se prépare manifestement à une convention contestée dans laquelle les tractations sont nombreuses et les super-délégués retrouvent leur droit de vote. Étrangement, ce passage sera dans un premier temps coupé de la retransmission de MSNBC avant d’être réintégré. Les réponses font débats, et les pro-Sanders donnent de la voix sur les réseaux sociaux : on tenterait de leur voler leur victoire maintenant qu’elle semble à portée de main. D’autant que quelques jours plus tard, le caucus du Nevada est un triomphe pour Sanders…

Partant des bases de sa campagne de 2016 et les enrichissant, Bernie Sanders a construit une organisation de terrain sans précédent [10] pour mener une campagne minutieuse. Son infrastructure est à la pointe du militantisme et de la technologie organisationnelle avec une application novatrice, Bern app, un centre d’appel dématérialisé ayant amené des dizaines de milliers de bénévoles à appeler des millions d’américain, et une plateforme numérique permettant aux militant de converser avec les prospects par SMS tout en produisant des données agrégées directement exploitables par l’équipe de campagne. Cette structuration des militants avait déjà permis à ses milliers de bénévoles de frapper à la moitié des portes de l’Iowa (500.000 sur 1,1 millions de foyers) et de téléphoner à l’ensemble des électeurs potentiels de l’Iowa et du New Hampshire. Dans le Nevada, sa campagne réussit la prouesse d’obtenir la majorité des voix des adhérant du Culinary Union, le tout puissant syndicat de la restauration dont la direction était hostile à Sanders, en s’adressant directement à ses membres. A cette organisation militante remarquable vient s’ajouter les 170 millions de dollars collectés à coup de dons individuels de 18$ en moyenne, permettant de diffuser des publicités ciblées (souvent traduite en espagnol) pour mobiliser les classes populaires, et de financer l’ouverture de multiples QG de campagnes sur le territoire (dont 22 en Californie, contre un seul pour Joe Biden). Cette stratégie n’avait pas réussi à délivrer les résultats aussi spectaculaires qu’espérés, mais tout de même permis d’arracher deux victoires dans les premiers scrutins avant de triompher au Nevada (avec 46% des voix), construisant une dynamique importante qui devait lui permettre d’acquérir un avantage conséquent dans les votes par procuration au Texas et en Californie afin de plier l’élection dès le Super Tuesday. 

La victoire de Sanders dans le Nevada est rendu possible grâce à un raz-de-marée du vote latino et des « minorités ». Le vieux sénateur « blanc » semble en passe de démontrer sa capacité à attirer à lui les minorités. Sanders avance de plus en plus confiant vers le Super Tuesday, l’éclatement du camp centriste lui permet d’espérer décrocher l’intégralité des 415 délégués de Californie. [11]

L’establishment au bord de l’apoplexie

Alors que la panique de l’establishment démocrate montait crescendo depuis l’Iowa, elle atteint son paroxysme le soir du caucus du Nevada, les efforts initiaux entrepris par la machine démocrate semblant incapables de stopper le sénateur socialiste. CNN ose affiche le 1er mars en bandeau « le coronavirus et Bernie Sanders peuvent-ils être stoppés ? » avant d’en débattre sérieusement en plateau. Sur MSNBC, Chris Matthews – fameux présentateur d’émissions politiques américaines – est hors de lui. Rougeaud, il en vient même à comparer la victoire de Sanders avec l’invasion de la France par l’armée nazie en 1940. Déjà, le 8 février, il avait prétendu se demander si Sanders souhaitait organiser des exécutions publiques dans Central Park en cas de victoire. [12]

La chute sondagière de Biden inquiète au plus haut point. En Caroline du Sud, État qualifié de « pare-feu » pour l’ancien Vice-président du fait d’un électorat qui lui est théoriquement très favorable, il n’est plus crédité que de trois points d’avance devant Sanders, alors qu’il bénéficiait encore d’un écart de 20 à 30 points en janvier ! Or, si Joe Biden sauve les meubles au Nevada avec sa seconde place (26 points derrière Sanders), le phénomène Buttigieg connaît son premier revers : boudé par les minorités, il ne termine que troisième, trente-deux points derrière Sanders, confirmant son incapacité à mobiliser l’électoral hispanique et afro-américain qui sera crucial pour la suite de ces primaires et l’élection de novembre.

De son côté, Trump se délecte : il sait que l’establishment démocrate est terrifié à l’idée d’avoir Sanders comme candidat, et ne se gène pas pour le féliciter de sa victoire, afin de mettre de l’huile sur le feu [13] et d’encourager l’implosion du parti démocrate. L’establishment démocrate voit les tweets présidentiels sous un tout autre jour : si Trump félicite Sanders, c’est qu’il le pense aisé à battre. Mais cela ne leur suffit pas : il leur faut contre-attaquer pour éviter ce candidat qui menace tout le monde – les grandes entreprises par sa remise en cause du libre-échange, les barons démocrates par sa remise en cause du système de financement des campagnes, ou encore les médias par l’établissement d’un seuil maximal de dépenses (notamment publicitaires).

La riposte s’organise

Frustration : dans un premier temps, les efforts des lobbys pour empêcher la progression de Sanders ne semblent pas payer. Le lobby pro-israélien et pro-démocrate « Democratic majority for Israël » [14] dépense plusieurs millions de dollars au Nevada et New Hampshire en spots publicitaires négatifs dirigés contre Sanders, avant de jeter l’éponge. L’industrie pharmaceutique et les assurances maladies se paient des pages de pub anti-Sanders en plein cœur des débats télévisés, puis c’est au tour de Michael Bloomberg de mettre la main à la poche, avant qu’Elizabeth Warren (14 millions de dollars) et Joe Biden tapissent les ondes de publicités similaires pour éroder le soutien de Sanders dans les États clés du Super Tuesday.

Directement menacé par la politique étrangère défendue par Bernie Sanders, le renseignement américain se mobilise également en organisant la fuite d’une information au Washington Post visant créer une nouvelle polémique, la veille du scrutin du Nevada. L’article de l’illustre journal n’aurait jamais dû être publié tant il ne repose sur aucune source solide [15], citant seulement « des personnes familières avec la question » rapportant un briefing tenu un mois plutôt par les services secrets avec Bernie Sanders, qui stipulait que la Russie essayerait d’interférer dans les élections, sans doute en sa faveur. Comment, pourquoi, et dans quel but ? On n’en saura rien. Sanders confirme le meeting, mais pas le contenu. Pourtant, l’article sera repris par toutes les chaînes de télévisions en simplifiant le titre, qui devient « Poutine cherche à faire élire Sanders », parce que cela « permettrait à Trump d’être réélu », tout en accusant Sanders de « n’avoir rien dit » de ce briefing pourtant classé secret défense. L’hystérie du Russiagate s’invite au débat télévisé suivant, amenant Sanders à dénoncer Vladimir Poutine sans complaisance. Mais ce n’est pas assez. Des militants pro-Sanders rapporteront qu’ils ont dû expliquer que leur candidat n’était pas une marionnette russe lors de leurs portes-à-portes.

Ces efforts ne semblaient pas capables d’endiguer la dynamique du socialiste. Et pourtant, en une semaine, tout va basculer.

Come back GrandPa

Aux origines du comeback de Biden, on trouve d’abord les efforts effectués par le vice-président, qu’il faut bien mettre à son crédit. Lui qui semblait dépassé par les événements a soudainement repris goût au combat, déclarant depuis Charleston le soir de son humiliante cinquième place au New Hampshire que « 99% des Afro-Américains de ce pays n’ont pas encore voté. 99% des latinos n’ont pas votés. Leur voix doit être entendue ! » avant de livrer deux performances convaincantes lors des débats télévisés suivants.

À peine la primaire du Nevada derrière lui, Biden rend visite à Jim Clyburn, représentant de la Caroline du Sud au congrès et véritable baron local. Cette figure très respectée conseille à Biden d’oublier les consultants : « tu es candidat pour sauver l’âme de l’Amérique ? Agis comme tel ! ». Il lui suggère les thèmes à aborder au débat à venir pour toucher l’électorat afro-américain. Biden écoute et s’exécute. Il reçoit le ralliement de Clyburn juste après le débat, une décision qui a pu influencer le vote d’un électeur sur quatre selon les sondages réalisés en sortie des urnes, et permis à Biden de passer d’une victoire serrée à un triomphe incontestable. Ce ralliement tardif peut apparaitre comme le signe que Clyburn n’était pas très confiant jusqu’au bout, néanmoins il joue son rôle à plein régime [4].

Si les médias avaient mis deux heures pour déclarer Sanders vainqueur au Nevada – délai dû entre autre à la complexité du mode de scrutin du caucus -, ils officialisent la victoire de Biden (dans des proportions pourtant similaires) dès la fermeture des bureaux de vote, tuant tout suspens et permettant à la machine médiatique de se mettre en branle pour Joe Biden durant toute la soirée électorale, avant même que les bulletins ne commencent à être dépouillés.

Le lendemain, les journalistes suivant la campagne de Pete Buttigieg et voyageant dans son avion apprennent une nouvelle surprenante. Émergeant de sa cabine, le jeune maire de South Bend qui avait justifié sa campagne par la nécessité de tourner la page des vieilles politiques et de renouveler Washington passe en une seconde d’aspirant Président à Stewart de jet privé. Il annonce aux journalistes qu’ils n’atterriront pas au Texas comme prévu, mais font désormais route vers son fief dans l’Indiana. En plein vol, Pete Buttigieg a donc décidé de mettre un terme à sa campagne, avant de se rallier dès le lendemain à Joe Biden.

Amy Klobuchar, la sénatrice du Minnesota, est la seconde candidate à rentrer dans le rang. Elle rejoint Biden à Dallas pour prendre la parole aux côtés du vice-président lors d’un meeting annoncé en fanfare. Quelques heures plus tard, c’est Beto O’Rourke, longtemps présenté comme héritier de l’aile gauche du parti et auteur d’une campagne remarquée [16] pour le siège de sénateur du Texas en 2018 qui annonce se rallier à Biden. Ses anciens responsables de campagnes ont beau dénoncer sur Twitter une trahison idéologique, celui qui affirmait que « Biden ne peut pas incarner le renouveau du parti nécessaire à battre Trump » s’aligne lui aussi. Les faux-nez du renouvellement politique du parti tombent comme des mouche, preuve s’il en faut : aucun d’entre eux n’a négocié le moindre point du programme pourtant faiblard de Joe Biden. Derrière cette remarquable manœuvre plane l’ombre d’Obama, qui à grand renfort de coups de téléphones aurait sifflé la fin de la récréation : il fallait à tout prix éviter que Sanders ne profite de la division du vote centriste pour apparaître artificiellement haut le soir du Super Tuesday et construire une avance décisive.

Le meeting de Dallas, diffusé en direct sur CNN et MSNBC et couvert comme une mini-convention, représente à merveille le mouvement anti-Sanders. On y voit trois anciens candidats aux primaires censés proposer une alternative à Joe Biden lui apporter leur soutien, devant un public certes plus enthousiaste que d’habitude mais qui reste bien moins massif et enjoué que les meetings géants dont Sanders a le secret. Pendant ce temps, Bernie Sanders remplissait une salle immense au Minnesota, avec l’aide de l’élue socialiste Ilhan Omar, dans l’indifférence générale.

Selon The Intercept, le vice-président d’Obama a récolté en l’espace de trois jours une couverture médiatique positive d’une valeur équivalente à 72 millions de dollars [17]. La limite du temps de parole n’existant pas aux USA, cet effet semble avoir été décisif, puisqu’un électeur sur trois a choisi son candidat lors des tout derniers jours, et préféré Biden à Sanders deux fois sur trois (selon les sondages en sortie des urnes [18]).

L’establishment démocrate a tout misé sur cette remarquable opération coordonnée. S’il n’y avait eu un vote par procuration déjà enregistré et favorable à Bernie Sanders en Californie, au Colorado et au Texas, la campagne du socialiste aurait été décapitée d’un seul coup.

Mais ce fait d’arme n’aurait pas été possible sans le vote massif pro-Biden du Super Tuesday, ce qui nous porte à nous interroger sur les motivations de l’électorat, et les faiblesses de la mobilisation de Sanders pourtant en apparence victorieuse jusqu’alors.

Biden a profité d’une participation record, qui est majoritairement venu des deux électorats qui lui sont le plus favorables : les Afro-Américains de plus de 45 ans, et les habitants des banlieues aisés. Le premier était plus enclin à voter Biden du fait de son image de vice-président d’Obama, du ralliement de Clyburn en Caroline du Sud et pour des raisons structurelles (les Afro-Américains sont généralement plus conservateurs que la moyenne des électeurs démocrates). Surtout, Biden a multiplié les efforts pour les séduire lors de ses (rares) interventions publiques. Quant aux banlieues riches, leur basculement vers le parti démocrate est un phénomène récent, bien que le fruit d’une stratégie entamée il y a trois décennies (comme nous l’expliquions ici). Depuis l’arrivée de Donald Trump, ces zones géographiques clé votent davantage démocrates et s’abstiennent moins. Or ces deux électorats sont typiquement plus âgés, et s’informent majoritairement par les grands médias (papier et chaînes de télévisions, à l’inverse des réseaux sociaux qui caractérisent les jeunes générations) qui ont axés leur opposition à Donald Trump sur le fond plus que sur la forme [20]. Ces électeurs influencés par le discours médiatique dominant et moins sensibles aux problématiques de réchauffement climatique et de justice sociale cherchent avant tout un retour à la normale. Sondages après sondages, les enquêtes d’opinions montrent que leur priorité est de battre Trump, ce que Biden semble (à première vue) capable de faire après avoir triomphé en Caroline du Sud.

L’erreur de Bernie Sanders aura été de trop miser sur son organisation militante, délaissant les médias de masses (qui lui sont certes majoritairement hostiles) et le jeu politique « interne » qui aurait pu lui permettre de recueillir des précieux « endorsements ». Pour inverser la tendance, Bernie Sanders va devoir séduire une partie de l’électorat plus âgée et issue des banlieues riches. Et pour cela, il doit démontrer qu’il est plus à même de battre Trump que Joe Biden, en attaquant le vice-président frontalement. Un exercice que le sénateur du Vermont exècre. Il va devoir apprendre vite, car le temps lui est compté. [21]   

 

Sources:

[1] John Kerry overheard discussing possible 2020 bid amid concern of ‘Sanders taking down the Democratic Party, MSNBC 2 février 2020

[2] Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa, LVSL, 9 février 2020. & Tout comprendre au fiasco du caucus de l’Iowa, Medium, 4 février 2020

[3] New financial filings show that many Democratic candidates are facing a cash crunch as they head into critical primary states, CNN Newsrooms, 21 février 2020

[4] : 18 days that resuscitated Joe Biden’s nearly five decade career, Washington post, 29 février 2020

[5] The Biden Paradox, Rolling Stone, 15 octobre 2019

[6] Stop Calling It a « Stutter » : Here are dozens of examples of Biden’s Dementia Symptoms, Medium, 5 mars 2020

[7] Joe biden Super PAC is being organized by corporate lobbyists for health care industry, weapons makers, finance, The Intercept, 25 octobre 2019

[8] Who Will Win The 2020 Democratic Primary?, FiveThirthyEight, février 2020

[9] Extrait du 9e débat démocrate, Twitter, 20 février 2020

[10] Can the Bernie Sanders Campaign Alter the Course of the Democratic Party?, The Intercept, 3 janvier 2020

[11] Agrégation des sondages concernant la primaire de Californie, Real Clear Politics, février 2020

[12]Chris Matthews warns of ‘executions in Central Park’ if socialism wins, YouTube, 8 février 2020

[13] Tweet de Donald Trump, Twitter, 23 février 2020

[14] Meet Mark mellman : the centrist, pro-Israel operative behind the anti-Sanders ads in Iowa, The Intercept, 1er février 2020

[15] Russia Isn’t Dividing Us — Our Leaders Are, Rolling Stone, 24 février 2020

[16] Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « Midterms », LVSL, 16 septembre 2018

[17] Critical Mention, 4 mars 2020

[18] What We Know About The Voters Who Swung Super Tuesday For Biden, Five Thirty Eight, 6 mars 2020

[20] Pourquoi le parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump, LVSL, 7 février 2020

[21] To Rebound and Win, Bernie Sanders Needs to Leave His Comfort Zone, Rolling Stone, 6 mars 2020

Bloomberg et Buttigieg, les deux cauchemars de Bernie Sanders

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Le premier est un milliardaire déterminé à acheter les élections, le second un néolibéral vendu aux intérêts financiers. L’un menace de ramener le parti démocrate deux décennies en arrière, l’autre de le faire imploser. Pete Buttigieg incarne la politique contre laquelle Bernie Sanders se bat depuis quarante ans. Mike Bloomberg représente la classe sociale qu’il a désignée comme principale adversaire, celle des milliardaires et des 1%. Portrait croisé des deux principaux opposants à Bernie Sanders dans la course à l’investiture démocrate.


Lorsqu’il lance sa campagne en février 2019, le grand public découvre Pete Buttigieg pour la première fois. Son CV atypique attire immédiatement la curiosité des médias, au point de provoquer une première bulle sondagière. Homosexuel affirmé, chrétien pratiquant, vétéran de l’Afghanistan, diplômé de Harvard, ex-consultant pour McKinsey, le maire de South Bend (quatrième ville du très conservateur État de l’Indiana) parlerait huit langues couramment, dont l’Arabe et le Norvégien.[1] Du haut de ses 37 ans, il s’exprime avec une remarquable éloquence et un aplomb déconcertant.

Pete Buttigieg, la coqueluche de Wall Street

Les milieux bobos américains s’enthousiasment pour le potentiel premier président gay et millénial du pays, dont une cascade d’articles ne cesse de louer l’intelligence. [2] Avec son nom de famille exotique (prononcé Boot edge edge), “Mayor Pete” promet d’incarner le renouveau politique et générationnel, de porter la voix du Midwest à Washington, lui qui se présente comme un outsider au système. Dans une primaire longtemps dominée par trois septuagénaires (Sanders, Biden et Warren), il apporte une certaine fraîcheur et veut “transformer le système pour faire face aux défis du futur”. Mais s’il parle bien, Pete Buttigieg ne dit pas grand-chose. La vacuité de ses propos frise parfois le comique. Et lorsqu’il prend des positions claires, c’est pour fustiger l’irréalisme de Bernie Sanders, critiquer la dénonciation des milliardaires comme une forme d’exclusion, défendre une terrifiante vision impérialiste de la politique étrangère américaine ou revendiquer le fait d’être financé par Wall Street et l’industrie pharmaceutique. 

Interrogé en avril 2019 par CNN, il justifiait son absence de programme en affirmant que l’important est la philosophie, le projet. Désormais, son discours prétendument rassembleur se limite à régurgiter les arguments de l’industrie de la santé et à critiquer le programme de Bernie Sanders avec une mauvaise foi déconcertante. Rendre les universités publiques gratuites reviendrait à faire un cadeau aux milliardaires (qui, c’est bien connu, envoient leurs enfants dans les universités les moins chères et moins prestigieuses du pays…), et nationaliser l’assurance maladie priverait les gens de leur couverture santé (le propre plan santé de Buttigieg “Medicare for all who want it” est lacunaire et mal ficelé).  

Barack Obama expliquait que sa propre candidature agissait comme un écran sur lequel les électeurs projetaient leurs désirs. Pete Buttigieg, qui copie jusqu’aux intonations de voix des discours du premier président noir de l’Histoire, espère renouveler l’exploit : incarner le renouveau tout en défendant le statu quo.

Car lorsqu’on lit son autobiographie, comme l’a fait Nathan J. Robinson pour Current Affairs, un tout autre visage apparaît. On découvre une déconnexion totale avec les gens, en particulier ses administrés, et un parcours remarquablement carriériste. Le chapitre sur l’Afghanistan ne mentionne aucun afghan, et lorsque Pete Buttigieg fait campagne pour la mairie de South Bend, il prend soin de ne jamais interroger ses futurs électeurs. [3] 

Pete Buttigieg est avant tout un homme de réseaux, maniant à la perfection l’art du networking. Après Harvard, il rejoint le cabinet de conseil McKinsey, décrié pour son immoralité liée à son travail auprès des pires entreprises et dictatures au monde. Enrichi d’un carnet d’adresses abondant, Pete se porte volontaire pour faire du renseignement en Afghanistan, travaillant pour le compte de la CIA. De son propre aveu, les sept mois de mission auraient été d’un grave ennui. Ce qui ne l’empêche pas de se faire passer pour le frère d’armes des militaires mutilés par les mines artisanales talibanes, et d’utiliser son statut de vétéran à son avantage dans les débats télévisés. Mais c’est son bilan en tant que maire de South Bend qui pose le plus problème. 

Fils de professeurs de l’université élitiste voisine de Notre-Dame, Pete Buttigieg n’est certainement pas un “rural”, contrairement à ce qu’il laisse entendre. Loin de posséder une mystérieuse aptitude à séduire l’électorat conservateur (argument qu’il utilise pour vendre ses chances face à Trump), Buttigieg a perdu de vingt points une élection en Indiana avant d’être élu maire d’une ville-campus qui abrite également une forte proportion d’Afro-Américains. Or, les classes populaires et les minorités de South Bend ont eu à souffrir du manque d’intérêt – voir du mépris – que leur porte le jeune et ambitieux Buttigieg. Outre un bilan catastrophique en termes de politique du logement, Mayor Pete a dirigé une police particulièrement raciste, envers les habitants de South Bend comme envers ses propres officiers. [4]

Ce triste bilan explique le manque de soutien dont il souffre auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Au point que Mayor Pete a fabriqué à de multiples reprises de faux soutiens afro-américains en Caroline du Sud et utilisé des images issues d’une banque de photos (prises au Kenya) pour illustrer son “Plan for Black America” destiné à séduire cet électorat exigeant. [5]

En dépit de ses maladresses et handicaps, Buttigieg a failli profiter du fiasco de l’Iowa (auquel il ne serait pas tout à fait étranger) pour arracher le New Hampshire à Bernie Sanders. Même s’il ne dépasse pas encore la barre des 10% d’intentions de vote nationalement et semble promis à une déconfiture lors du Super Tuesday, le jeune maire a le vent en poupe. Les milliardaires et cadres de Wall Street abreuvent sa campagne de dons, qu’il récolte dans des levées de fond tenues à huis clos dans de somptueux restaurants

Buttigieg semble avoir parfaitement intégré le fait que l’establishment démocrate et les médias seront de son côté, et que les électeurs qui votent à la primaire (majoritairement blancs, âgés et financièrement aisés) sont suffisamment terrifiés par Donald Trump pour passer outre ses défauts. Ceci expliquerait pourquoi il se permet de mentir effrontément sur son passé le plus récent, refuse de répondre à la moindre question quelque peu embarrassante que lui poserait un journaliste, change de programme au gré du vent et n’hésite pas à prendre un ancien dirigeant de Goldman Sachs comme responsable stratégique, le genre de choix que Barack Obama avait eu l’intelligence de faire après avoir gagné la Maison-Blanche. [6]

La candidature de Mayor Pete remporte un certain succès auprès des électeurs fortunés et des fameuses zones périurbaines aisées, grâce à sa prétendue “électabilité”. Cette capacité fantasmée à battre Donald Trump semble liée à ses secondes places surprises en Iowa (repeinte en victoire) et New Hampshire. Bien qu’elles s’expliquent d’abord par la sociologie du vote et une débauche de moyens investis dans ces deux premiers États, le cœur électoral démocrate (âgé de plus de 45 ans) ne semble pas capable de voir ce qui lui pend au nez : au mieux, une présidence plus décevante qu’Obama, et plus certainement une défaite humiliante face à Donald Trump.

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Mayor Pete Buttigieg speaking with attendees at the 2019 Iowa Federation of Labor Convention hosted by the AFL-CIO at the Prairie Meadows Hotel in Altoona, Iowa. ©Gage Skidmore

Car il faut beaucoup d’imagination pour penser que Pete pourrait battre Trump. Son homosexualité reste (bien malheureusement) un désavantage au pays de l’Oncle Sam, comme son impopularité chronique auprès des jeunes et des minorités. À cela s’ajoute une capacité unique à rendre furieux l’électorat de gauche et une remarquable transparence vis-à-vis de sa nature corrompue. Harvard, McKinsey, CIA et levées de fonds au contact des milliardaires devraient constituer autant de signaux d’alarme pour l’électorat démocrate, auxquels on ajoutera le fait qu’il a été pris en flagrant délit de mensonge vis-à-vis de sa politique raciste à South Bend, en plein débat télévisé.

Les électeurs de Pete Buttigieg à qui j’ai pu parler me disent tous la même chose : ils l’apprécient pour son intelligence et son éloquence, mais sont incapables de citer la moindre idée ou aspect programmatique. Ceux de Sanders sont d’abord motivés par un sentiment d’urgence (climatique et sociale) et par les problématiques qui impactent directement leur vie, que ce soit en termes de santé, de dette étudiante ou de niveau de vie.

Comme Emmanuel Macron, Pete Buttigieg pourrait surfer sur son image de fraîcheur, aidé par le soutien des élites financières et médiatiques et sa propre version du fameux “ni de droite ni de gauche” pour se hisser jusqu’à la nomination à coup de platitudes rassurantes.

Sa stratégie se résume à incarner une alternative “modérée” aux candidatures de Sanders  (qu’il critique avec force) et Bloomberg, mais son résultat décevant au Nevada risque de lui faire perdre cette stature au profit de Joe Biden. 

Cependant, un autre candidat redessine les contours de la primaire et risque de lui voler la vedette, au point de menacer l’existence même du parti démocrate…

Michael “Mike” Bloomberg et le risque d’implosion du parti démocrate

Neuvième fortune mondiale ayant bâti sa richesse en commercialisant des outils informatiques pour Wall Street, Michael Bloomberg est surtout connu pour son empire médiatique et son triple mandat de maire républicain de la ville de New York. Ardant soutien de Georges W. Bush lors de sa campagne de réélection de 2004, défenseur de la guerre en Irak, accusé d’agression sexuelle dans une quarantaine d’affaires juridiques par une soixantaine de femmes, Bloomberg a imposé et défendu en termes ouvertement racistes une politique policière discriminatoire envers les noirs et latinos (stop and frisk – contrôle au faciès systémique), et déployé une surveillance de masse contre la communauté musulmane. Fermement opposé à la notion de salaire minimum, et à toute hausse de ce dernier, soutien des coupes budgétaires dans la sécurité sociale et Medicare, connu pour son sexisme, son racisme, ses propos homophobes et sa répression sanglante du mouvement Occupy Wall Street, Michael Bloomberg ressemble à s’y méprendre à Donald Trump, le charisme en moins et 60 milliards de dollars en plus. Le fait qu’il aurait forcé une femme à avorter risque de lui coûter cher politiquement, tout en faisant passer Donald Trump pour un gentleman. Son dédain pour les classes populaires s’illustre par sa tristement célèbre taxe sur les sodas. Et si la santé de Bernie Sanders constituait un motif d’inquiétude, Bloomberg peut se vanter d’avoir autant d’années derrière lui (78) et de pontages cardiaques (2) que le sénateur du Vermont. [7] 

Pourtant, ce multimilliardaire progresse continuellement dans les sondages de la primaire, et collectionne les soutiens officiels d’élus et responsables démocrates, y compris auprès de la communauté noire. À croire que le fait qu’il a attribué la crise financière de 2008 aux emprunteurs afro-américains ne constitue pas un obstacle à sa nomination… [8]

Cet ancien membre du parti républicain (jusqu’en 2018) aux graves penchants autoritaires devrait incarner le cauchemar des électeurs démocrates. Pourtant, il semble en passe de représenter le dernier espoir de certains.

Pointant à la deuxième place des sondages nationaux et en tête d’un certain nombre d’États qui votent pour le super Tuesday, Mike Bloomberg pourrait acheter la primaire sans s’être donné la peine de participer aux quatre premiers scrutins (Iowa, New Hampshire, Nevada et South Carolina), bien que sa performance désastreuse au débat du Nevada risque de ralentir sa percée sondagière.  

Deux éléments semblent expliquer la terrifiante ascension de cet oligarque : la profonde angoisse de l’électorat démocrate face à la perspective d’une défaite contre Donald Trump, et la tentaculaire sphère d’influence que Bloomberg a méticuleusement construite à l’aide de sa fortune.

La démocratie américaine est-elle à vendre ?

Les meetings de campagne de Mike Bloomberg ne désemplissent pas. Et pour cause, on y offre le vin et le couvert. Acheter des votes s’est rarement fait aussi ouvertement, mais Bloomberg ne s’en cache pas : si tant est que la démocratie américaine soit à vendre, il est prêt à mettre le prix qu’il faudra.

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©Gage Skidmore

La cinquième fortune du pays aurait été convaincue de ses chances électorales par la victoire de Donald Trump en 2016, et motivée par la faiblesse de Joe Biden et le succès de Bernie Sanders pour se lancer dans la primaire. Ironiquement, ce serait Jeff Bezos, venant tout juste de céder à la pression de Sanders en augmentant le salaire minimum de ses employés, qui aurait convaincu Bloomberg de se présenter.

Les observateurs ont d’abord largement sous-estimé le potentiel de sa candidature. Déclaré tardivement, Bloomberg n’allait pas participer aux quatre premiers scrutins s’étalant en février censés permettre de juger les candidats et de construire ou défaire les fameux “momentum” dont a besoin chaque campagne avant le Super Tuesday. Pointant entre 2 et 4% d’intention de vote, connu pour ses positions très droitières, personne ne pensait que son barrage de publicité télévisée allait lui permettre de se hisser dans le trio de tête. Probablement parce que les campagnes d’Hillary Clinton et des candidats républicains à la primaire de 2016 avaient lamentablement échoué à faire perdre Donald Trump par ce biais, malgré des avantages financiers déjà colossaux. Il semblait que les publicités ciblées par internet et le militantisme viral sur les réseaux sociaux allaient remplacer les fameux spots télévisés de campagne.

C’était sans compter sur deux facteurs importants : l’ampleur sans précédent du torrent de publicités que Mike Bloomberg allait déverser sur les électeurs, et le fait qu’il s’entoure de véritables talents, contrairement à Hillary Clinton. Depuis décembre 2019, il est impossible de regarder une vidéo sur YouTube, d’ouvrir une page web ou une application de téléphonie sans voir le visage de Mike Bloomberg. À la télévision, c’est encore pire. La majorité des publicités vantent le fait que “Mike will get it done” (Mike va le régler) et parle des principales préoccupations des électeurs démocrates : la crise climatique, le prix des médicaments, le coût de l’assurance maladie et battre Donald Trump. Mike s’en occupera. Comment ? On ne vous le dit pas. Mais ce message puissant résonne auprès de l’électorat. Bloomberg est le nouveau cool, comme vous le vantent les milliers d’influenceurs payés 150 dollars par post instagram, ou vos amis rémunérés pour vous envoyer des SMS pro-Bloomberg. 

Pour prendre toute la mesure du blitz publicitaire, il suffit de regarder quelques chiffres : Bloomberg a dépensé plus d’un demi-milliard de dollars en trois mois, cinq fois plus que Bernie Sanders en une année. La campagne d’Hillary Clinton de 2016, la plus chère de l’histoire, n’avait couté qu’un milliard de dollars en tout (celle de Trump environ quatre cents millions, dont soixante-dix millions de son propre argent). Et Bloomberg ne semble pas près de s’arrêter : ses ressources sont infinies. En dépit de tous ces frais, sa fortune personnelle a augmenté depuis l’annonce de sa candidature, par le simple produit des intérêts sur son capital. Pour lui, il n’engage que son argent de poche.

Ces dépenses gargantuesques augmentent le prix des segments publicitaires pour ses adversaires démocrates. Pire, en arrosant les chaines de télévision de spots, il devient leur meilleur client, et s’achète une complaisance consternante des journalistes, présentateurs et éditorialistes. L’un d’entre eux, officiant sur la chaîne pro-démocrate MSNBC, a défendu le fait que Bloomberg n’était pas un oligarque, contrairement à Bernie Sanders (qui, du haut de son nouveau statut de millionnaire lié aux ventes de son dernier livre, serait dans la même catégorie sociale tout en exerçant davantage d’influence sur la vie politique du pays).

La complaisance des journalistes s’explique par deux autres biais. Le conglomérat Bloomberg News emploie trois mille personnes, bien mieux payées que la moyenne du marché, au point de constituer une sorte de filet de sécurité potentiel pour une profession en crise. Les journalistes n’ont pas intérêt à se faire mal voir par un potentiel futur employeur connu pour avoir tenté de détruire la carrière de ceux qui le couvrent défavorablement. [9]

Ensuite, à travers les multiples dons financiers qu’il distribue aux associations et think tanks, Bloomberg s’achète le silence des nombreux commentateurs de plateaux TV employés par ces derniers. Le fait qu’il finance le musée de son épouse explique surement pourquoi l’éditorialiste au New York Times Thomas Friedman a signé une tribune pro-Bloomberg dans le principal quotidien du pays. 

Car le bombardement publicitaire n’est que le sommet de l’Iceberg. Comme lorsqu’il avait fait campagne pour la mairie de New York, Bloomberg s’appuie sur un second pilier : son tentaculaire réseau d’influence, que le New York Times a méticuleusement décrit dans une longue enquête. [10]

Bloomberg finance depuis des années des think tanks, associations caritatives et  organisations militantes en tout genre par ses fondations philanthropiques et ses dons personnels. La majorité des causes sont nobles: pour le climat, contre la prolifération des armes à feu, pour la défense du droit à l’avortement, pour le droit au logement. D’autres sont des némésis de la gauche américaine, comme son effort pour privatiser l’éducation publique à l’aide des fameuses écoles sous contrat (charter school – lire l‘enquête du Monde diplomatique sur la question). 

Dans de nombreux cas, les conflits d’intérêts lui permettent de faire taire ses critiques. EMILY’s list, une organisation féministe qui milite pour la défense du droit à l’avortement, a préféré accepter les millions de Bloomberg plutôt que de dénoncer ses multiples affaires de harcèlement sexuel. Le think tank pro-Clinton “Center for progress” a effacé tout un chapitre de son rapport sur les discriminations visant la communauté musulmane aux États-Unis qui documentait la répression invraisemblable perpétuée par Mike Bloomberg à New York. L’auteur du rapport explique au New York Times avoir été “consterné de devoir modifier mon travail afin d’éviter qu’il soit mal perçu par Monsieur Bloomberg”. La présidente du think tank, Neera Tanden, passe régulièrement à la télévision pour défendre ce dernier. 

À ce soft power s’ajoute l’influence acquise par ses dons à de nombreux élus. Plusieurs maires dont les villes bénéficies de ses largesses caritatives lui ont apporté leur ralliement officiel (dont celui de Houston). Financier important du parti démocrate, Bloomberg a dépensé 100 millions de dollars en 2018 pour faire élire 24 députés au Congrès (21 ont gagné leur scrutin). Ceux qui ne lui apportent pas leur soutien officiel évitent de le critiquer publiquement. Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate au Congrès et principale cadre du parti a ainsi estimé que la candidature de Mike Bloomberg avait “une influence positive” sur la primaire. 

On se retrouve ainsi devant une configuration terrifiante : un appareil médiatique qui refuse de critiquer ou couvrir honnêtement Mike Bloomberg, une classe politique silencieuse ou acquise à sa cause, et les corps intermédiaires tout aussi muets. Or depuis sa percée sondagière, Bloomberg accapare le discours médiatique, y compris lorsque ses adversaires lui renvoient son bilan à la figure.  

À cela s’ajoute une troisième stratégie consistant à recruter tout ce que le pays compte de consultants politiques, de communicants, de cadres expérimentés dans le militantisme, d’organisateurs de terrain et autres professionnels capables de mettre sur pied une campagne électorale ou de faire tourner une antenne locale. Les recrues se voient offrir un MacBook pro, le dernier iPhone, la meilleure assurance maladie sur le marché et un salaire de six mille dollars par mois (trois fois plus que ce que peut offrir une campagne traditionnelle), contre la signature d’une clause de confidentialité de neuf pages qui leur interdit de critiquer Bloomberg dans le futur proche ou lointain. Résultat, les candidats démocrates aux élections locales et au Congrès ne sont plus en mesure de recruter du personnel, lorsqu’ils ne perdent pas des employés au profit de Mike Bloomberg. [11]

D’où le risque d’affaiblir le parti démocrate électoralement à tous les échelons. Selon The Intercept, les démocrates viennent de perdre un siège au parlement du Connecticut à cause de cela. Leur candidat a vu son directeur de campagne rejoindre Bloomberg à trois semaines du scrutin, avant de terminer 72 voix derrière son adversaire républicain. Même Bernie Sanders voit certains de ses employés quitter le navire, placés devant le choix cornélien de pouvoir enfin financer les frais médicaux de leurs proches ou de continuer à travailler pour Sanders. De nombreux déserteurs militent toujours pour le sénateur du Vermont en privé. Mais aux États-Unis, les bénévoles ne sont pas suffisants pour couvrir l’immense territoire et la durée de la campagne. Les professionnels travaillant à plein temps sont indispensables. [12]

Malgré ses nombreux effets pervers, cette débauche de puissance financière explique en partie pourquoi un nombre croissant d’électeurs démocrates veulent croire en Mike Bloomberg. Le simple fait qu’il perce dans les sondages grâce à son argent entretient l’illusion qu’il peut battre Trump. Et pour avoir vu ses publicités, je dois reconnaître que cette idée m’a également traversé l’esprit, au moins inconsciemment. Comparé à l’incompétence des cadres du parti démocrate, Bloomberg projette une certaine force. Mais l’élection générale sera une toute autre paire de manches.

Bloomberg contre Trump, ou contre Sanders ?

En cas de victoire de Mike Bloomberg, une part non négligeable des électeurs de Bernie Sanders pourrait rester chez eux, ou voter Trump : Jacobin, Vox et The Intercept ont récemment publié des articles argumentant que Trump serait potentiellement un moindre mal pour cet électorat. De plus, le rouleau compresseur médiatique pro-Bloomberg risque de se heurter de plein fouet à la machine républicaine. Son bilan et les innombrables vidéos où Bloomberg tient des propos outranciers, lorsqu’il ne chante pas les louanges de Donald Trump, seront du pain béni pour Fox News et l’écosystème qui gravite autour. La droite américaine a déjà démontré sa formidable capacité à orienter l’opinion publique lors du procès en destitution de Trump. Et la campagne de ce dernier est capable de mobiliser les électeurs qui lui sont fermement acquis, alors que le parti démocrate risque de se retrouver plongé dans une crise existentielle.

Bloomberg permettra à Donald Trump d’incarner le candidat anti-élite, pro-démocratie et même pro-Afro-Américains et minorités. Il avait déjà réussi à dissuader une masse critique d’électeurs noirs de ne pas voter pour Clinton, et démultiplie les efforts pour séduire cet électorat. Or Bloomberg représente l’adversaire idéal : un New Yorkais issu de Wall Street, qui possède les médias perpétuant les fameuses “fake news” et cherche à acheter l’élection pour le compte de Jeff Bezos et des élites financières. 

Leurs joutes par tweets interposés laissent entrevoir ce que serait un duel entre les deux milliardaires : un pathétique concours d’égo, une course pour savoir qui a la plus grosse (fortune), une vente aux enchères sur fond d’insultes, avec la Maison-Blanche comme enjeu. De quoi déprimer l’électorat démocrate le moins mobilisé, la jeunesse et les minorités, et affaiblir l’enthousiasme militant nécessaire pour battre Trump.   

À en croire les attaques dont il a été la cible lors du débat du Nevada, les autres candidats démocrates semblent prendre la mesure du danger représenté par Mike Bloomberg pour la survie de leur parti et leurs propres chances de remporter la primaire. Mais tiraillé entre la perspective d’une victoire de Sanders et le succès de Bloomberg, l’establishment démocrate semble prêt à se vendre au milliardaire. 

Or, après le pathétique manque de charisme dont Bloomberg a fait preuve au débat télévisé le plus regardé de la primaire (20 millions de téléspectateurs), les médias et élites démocrates qui ont accueilli Bloomberg en sauveur risquent de voir leur crédibilité s’éroder un peu plus. Surtout que rien ne permet d’affirmer que la priorité de l’ancien maire de New York est de battre Donald Trump. Après avoir servi de punching-ball lors du débat de Las Vegas, Bloomberg a diffusé un montage truqué visant à tourner chaque candidat démocrate au ridicule. À la suite de l’écrasante victoire de Sanders au Nevada, le milliardaire a annoncé préparer une campagne médiatique sans précédent pour stopper l’actuel favori des primaires. Toute l’influence détaillée supra va se déchaîner contre Bernie Sanders, alors que le socialiste est désormais de loin le candidat préféré de l’électorat démocrate.

Tout semble indiquer que l’establishment démocrate et l’ancien maire de New York préfèrent perdre la Maison-Blanche contre Trump que de la gagner avec Sanders. La stratégie de Bloomberg consiste à empêcher Sanders d’obtenir une majorité absolue de délégués dans l’espoir de forcer une convention négociée (“Brokered”). Dans cette optique, le milliardaire multiplie les efforts pour acheter (littéralement) les délégués démocrates remportés par les autres candidats, selon Politico. Mais un tel scénario, qui aboutirait sur la nomination d’un candidat arrivé second ou troisième aux primaires, risquerait de faire imploser le parti, et de dynamiter les chances de victoire contre Trump. [13]

Dans son célèbre essai “la stratégie du choc”, Naomi Klein détaillait comment les capitalistes profitent des crises pour s’enrichir et affaiblir la démocratie. La candidature de Bloomberg, qui avait lui-même administré une “stratégie du choc” à la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina en contribuant à détruire son système d’éducation publique, s’inscrit dans ce modèle. Trump provoque une crise, que les Bloomberg et Bezos de ce monde espèrent exploiter pour éviter l’ascension de la gauche américaine, tout en affaiblissant la démocratie et en détruisant le parti démocrate, seule force politique encore capable de limiter leur influence.

La tragédie étant que le discours anti-corruption de Bernie Sanders est le thème qui rassemble le plus largement les Américains de tous bords, et devait constituer une formule gagnante contre Trump. Mais en cédant aux sirènes de l’argent de Bloomberg ou en embrassant les compromissions de Buttigieg, le parti démocrate pourrait de nouveau laisser à Trump le luxe d’incarner le vote populiste.

***

  1. Ce fait semble exagéré à en croire les difficultés qu’il a eues à s’exprimer en espagnol et Norvégien lors de séances de question-réponses au Nevada.
  2. Quelques exemples :  https://www.nytimes.com/2019/03/28/us/politics/buttigieg-2020-president.html ; https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2014/03/10/the-most-interesting-mayor-youve-never-heard-of/?noredirect=on&utm_term=.3d84d23799b1 ; https://www.washingtonpost.com/news/magazine/wp/2019/01/14/feature/could-pete-buttigieg-become-the-first-millennial-president/?utm_term=.873e671a358f; https://www.nytimes.com/2016/06/12/opinion/sunday/the-first-gay-president.html
  3. https://www.currentaffairs.org/2019/03/all-about-pete
  1. Entre autres, Pete Buttigieg a renvoyé le chef de police (afro-américain) à la demande de ses donateurs et des subalternes (blancs), et cette dernière a eu recours à des méthodes discriminatoires dans sa façon de lutter contre le crime en général et la consommation de marijuana en particulier (les policiers étant déployés dans les banlieues défavorisées pour faire du contrôle au faciès, tout en laissant les campus universitaires blancs en paix). Lire par exemple https://tyt.com/stories/4vZLCHuQrYE4uKagy0oyMA/22kkCiHxZkbeKfsQZwkvIm et https://theintercept.com/2019/11/26/pete-buttigieg-south-bend-marijuana-arrests/
  1. https://theintercept.com/2019/11/15/pete-buttigieg-campaign-black-voters/
  2. https://www.currentaffairs.org/2020/02/more-about-pete
  3. Pour une liste non exhaustive des défauts de Bloomberg, se référer au Podcast de The Intercept (et sa retranscription) ici : https://theintercept.com/2020/02/19/mike-bloomberg-ran-stasi-style-police-and-surveillance-operations-against-muslim-americans/
  4. https://www.nytimes.com/2020/02/13/us/politics/michael-bloomberg-redlining.html
  5. À propos de l’influence de Bloomberg sur les médias: https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/
  6. A lire absolument, cette enquête du New York Time sur le réseau d’influence de Mike Bloomberg : https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/15/us/politics/michael-bloomberg-spending.html
  7. https://theintercept.com/2020/02/13/bloomberg-spending-local-state-campaigns/
  8. idbid 11.
  9. https://www.politico.com/news/2020/02/20/bloomberg-brokered-convention-strategy-116407

Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

L’Iowa devait lancer les primaires démocrates en grande pompe et permettre au parti comme aux candidats de bénéficier d’un tremplin médiatique en vue de la présidentielle. Au lieu de cela, l’incapacité des instances démocrates à publier les résultats en temps et en heure et la façon suspecte dont ils les ont diffusés ensuite ont produit trois effets désastreux : ridiculiser le camp démocrate, diviser le parti et priver Sanders d’une victoire médiatique. Pour autant, le candidat socialiste apparaît désormais favori pour l’investiture, si le parti démocrate n’implose pas avant. 


Edit 12/02/2020 : Bernie Sanders a finalement remporté la primaire dans le New Hampshire avec 26 % des voix.

D’un point de vue purement comptable, le caucus de l’Iowa ne présente aucun intérêt. Cet État rural de trois millions d’habitants ne met en jeu que 41 délégués sur les 1940 nécessaires pour remporter la nomination (contre 494 pour la Californie). De plus, le mode de scrutin particulier et sa population majoritairement blanche ôtent tout caractère représentatif à cette élection.

Mais dans les faits, gagner l’Iowa permet de construire un « momentum » en offrant une exposition médiatique considérable. En tant que premier État à voter, il sert de baromètre initial, place le vainqueur en position de force en permettant d’influencer les électeurs des États suivants, et les donateurs qui financent les campagnes. Historiquement, le vainqueur de l’Iowa tend à remporter l’investiture, ce qui explique les efforts démesurés fournis par les différents candidats pour disputer ce scrutin auxquels ne participent qu’un peu moins de deux cent mille personnes. Pete Buttigieg, Elizabeth Warren et Bernie Sanders ont déployé des dizaines de collaborateurs, formé 1700 « capitaines » chargés d’encadrer chaque bureau de vote, frappé à des dizaines de milliers de portes et passé des centaines de milliers de coups de téléphone. Plusieurs millions de dollars ont été dépensés en publicité ciblée, meetings et autres formes d’actions promotionnelles.

Ces efforts auront été gâchés par un invraisemblable fiasco. Dix-huit heures après le vote, aucun résultat n’était encore publié du fait d’un problème lié à l’application pour téléphone censé prendre en charge la centralisation des scores. Cela n’a pas empêché Pete Buttigieg, avec un aplomb formidable, de se déclarer vainqueur dès la fin de soirée électorale. Le lendemain matin, le comité de campagne de Bernie Sanders a cherché à étouffer le feu allumé par son adversaire en publiant ses résultats internes sur la base de 60 % des bureaux de vote, montrant Sanders clairement en tête. [1]

La surprenante incompétence lors de la diffusion des résultats attise la perception d’une manipulation

À 17h le mardi, le parti démocrate de l’Iowa publie des résultats incomplets, concernant 62 % des caucus seulement, et dans la plus grande opacité. 

Pete Buttigieg figure en tête des délégués locaux  (27 % contre 25 % pour Sanders, 20 % pour Warren et 15 % pour Biden), mais largement derrière Sanders en ce qui concerne le nombre de voix. 

Car rien n’est simple en Iowa. Du fait du mode particulier du scrutin organisé en « caucus » (sortes d’assemblées où l’on vote à main levée dans chaque bureau de vote), il n’existe pas moins de quatre façons de présenter les résultats : le nombre de voix au premier tour, au second, le nombre de délégués locaux remportés (environ 2100 répartis sur 1700 bureaux de vote) et le nombre de « véritables » délégués comptant pour l’investiture (au nombre de 41 pour l’Iowa). 

Les médias ont majoritairement titré sur la victoire de Pete, lui permettant de débuter son meeting du New Hampshire en se déclarant vainqueur pour la seconde fois en 24h. 

Mais les vagues de publications suivantes (71 %, 75 %, 85 %, 92 % et 97 % étalés sur 24 heures) ont permis à Sanders de rattraper son retard en délégués et d’accroître son avance en termes de voix.  Il faudra néanmoins attendre deux journées et demie pour que la presse commence à parler de match nul. 

La séquence de diffusion des résultats interroge fortement, puisque les bureaux de vote favorables à Bernie Sanders ont été publiés en dernier, permettant à Buttigieg de continuer de clamer sa victoire trois jours durant, et de monter de 9 points dans les sondages du New Hampshire. 

Pire, la publication des résultats à 85 % a dû être mise à jour après que le parti démocrate a été pris la main dans le sac à transférer des délégués remportés par Sanders vers d’autres candidats. Une fois arrivé à 97 % et au point où Sanders allait dépasser Pete Buttigieg, ce dernier a fait appel au comité électoral central du parti démocrate (le DNC, critiqué pour son attitude partisane en 2016) pour demander un audit. 

Selon CNN, le président du DNC Tom Perez aurait  accepté cette requête à cause des doutes concernant les « caucus satellites » (des bureaux de votes par procuration ouverts pour les ouvriers et immigrés naturalisés, mais ne parlant pas anglais, qui ont tous voté pour Bernie Sanders). Ce faisant le DNC s’attaque aux électeurs marginaux pour lesquels  la campagne de Sanders avait déployé des efforts considérables. [2]

Tom Perez n’en est pas à son premier fait d’armes. Imposé au poste clé de la présidence du DNC par Barack Obama en 2017 contre l’avis des sénateurs modérés et de l’aile gauche, il avait pris parti pour Hillary Clinton en 2016 malgré son devoir d’impartialité. Incompétent, compromis, Tom Perez incarne à merveille cet establishment démocrate qui fait obstacle à toute tentative d’unification du parti, préférant défendre le maintien d’un écosystème fait de milliers de consultants et conseillers carriéristes qui alternent les postes dans les think tanks, administrations et instances du parti, quitte à enchaîner les défaites électorales. Le fait qu’Obama l’ait imposé au DNC ne peut se comprendre que par sa volonté de maintenir en vie ce réseau d’influence et de conseillers nourri par les financement privés. [3 : cf. cet exposé du American Prospect]

Ainsi, malgré les preuves apportées par le New York Times et CNN des multiples erreurs contenues dans les résultats diffusés par le parti démocrate depuis trois jours, celui-ci a fini par publier les 3 % de bureau de vote restant après en avoir gelé la publication pendant une journée entière et sans apporter la moindre correction. Le résultat officiel montre désormais Pete Buttigieg avec 1,5 délégué local de plus que Sanders (sur les 2100 disponibles), soit 0.1 % d’avance. Le comité de campagne de Bernie Sanders a identifié, sur la base des résultats papier mis en ligne par les présidents de bureaux de vote, quatorze erreurs qui auraient dû permettre à Bernie Sanders de passer très légèrement en tête. 

Le timing de la publication de cette dernière batterie de résultats par le parti démocrate est particulièrement suspect : il a eu lieu pendant une émission organisée par CNN en prime time, où les différents candidats défilent tour à tour sur le plateau. Les résultats sont tombés après le passage de Sanders et juste avant celui de Buttigieg, permettant au maire de South Bend de déclarer victoire pour la quatrième fois en soixante-douze heures. 

Au-delà des soupçons de manipulation qui pèsent sur la diffusion des résultats, Pete Buttigieg a su tirer parti d’une performance électorale surprenante pour capitaliser sur ce succès. Joe Biden a évité l’humiliation d’une quatrième place grâce au chaos général, et Donald Trump s’est moqué d’un parti qui « veut nationaliser l’assurance maladie, mais n’arrive pas à compter les voix en Iowa ». Mike Bloomberg, qui avait déclaré sa candidature trop tardivement pour participer aux primaires de l’Iowa, a également fustigé un scrutin inutile. 

Lorsqu’un tel fiasco intervient dans un pays d’Amérique latine, les USA sont prompts à soutenir un coup d’État. Ici, les dirigeants démocrates ont agi avec une déconcertante nonchalance, ne semblant pas réaliser à quel point le parti qui vient d’échouer dans sa tentative de destitution du président et prétend diriger le pays dans 10 mois est passé pour une organisation incompétente et corrompue.

La diffusion scabreuse des résultats risque également de décourager les électeurs les moins engagés politiquement, c’est-à-dire la base de Bernie Sanders.

Autrement dit, la séquence est particulièrement nuisible à Sanders, que les médias ont décrit comme un mauvais perdant risquant de diviser le parti démocrate. 

Aux origines du fiasco, un establishment démocrate miné par les conflits d’intérêts et l’hostilité envers Bernie Sanders.

Depuis que Bernie Sanders a pris la tête de certains sondages, les cadres du parti démocrate ont multiplié les déclarations d’hostilité à son égard. 

Il y a d’abord cette réunion d’avril 2019 rapporté par le New York Times, où Nancy Pelosi (présidente de la majorité démocrate au Congrès), Pete Buttigieg et d’autres cadres du parti et riches donateurs s’étaient rencontrés pour discuter d’une stratégie pour « stopper Sanders ». Puis la candidature de dernière minute de Mike Bloomberg a débouché sur la décision unilatérale du DNC de modifier les règles de participation aux débats télévisés pour y inclure le multimilliardaire.

À cela se sont ajoutées les déclarations lunaires d’Hillary Clinton et de John Kerry (candidat malheureux face à Bush en 2004) qui ont implicitement affirmé préférer Donald Trump à Bernie Sanders. Le journal Politico a également rapporté que certains membres du DNC envisageaient de changer les règles des primaires si Sanders s’approchait de la nomination. Or le fameux Tom Perez a décidé de garnir le comité d’organisation de la convention démocrate (qui doit confirmer le nominé en juin) d’anciens proches d’Hillary Clinton et de lobbyistes ayant à peu près tous affirmé publiquement leur opposition à Bernie Sanders. [4]

Côté médiatique, la tentative de repeindre Bernie Sanders en sexiste orchestrée par CNN avec le concours (prémédité ou circonstanciel) d’Elizabeth Warren et le débat télévisé de janvier construit comme un véritable guet-apens s’ajoute à une longue liste de « bashings » parfaitement documentés et parfois outrageusement comiques. Chris Mathews, la star de la chaîne MSNBC (équivalent de FoxNews pour les centristes démocrates) a fustigé un Sanders « qui ne s’arrêterait pas pour vous si vous êtes renversé par une voiture » avant d’avertir qu’il pouvait gagner le caucus de l’Iowa car « les socialistes aiment les assemblées ».

Le samedi précédant le vote, le DesMoines Register (principal journal de l’Iowa) a renoncé à publier son très attendu et respecté « dernier sondage », qui devait être présenté pendant une heure en prime time sur CNN. L’annulation de l’émission a été effectuée à la demande de Pete Buttigieg, suite à la plainte d’un de ses militants qui aurait été contacté par l’institut, et affirmait que le sondeur ne lui aurait pas présenté Buttigieg parmi les options. Le résultat de ce qui constitue le sondage le plus important des primaires a fuité dans la presse après l’élection. Il donnait Sanders en tête (22 %) devant Warren (18 %), Pete (16 %) et Biden (13 %).

Tous ces efforts, plus celui d’un lobby démocrate et pro-Israël (dirigé par un proche de Buttigieg) qui a dépensé près d’un million de dollars en publicité télévisée pour attaquer directement Bernie Sanders durant le weekend qui précédait le vote en Iowa, ont contribué à provoquer ce climat de méfiance, pour ne pas dire d’antagonisme. Sans empêcher Sanders de l’emporter. 

Lorsqu’il est apparu que les résultats ne seraient pas publiés à temps, l’attention s’est focalisée sur l’application téléphonique censée permettre leur centralisation. Elle est produite par une entreprise baptisée Shadow (“ombre”, cela ne s’invente pas) et dont les quatre dirigeants sont d’anciens cadres de la campagne d’Hillary Clinton ayant manifesté une hostilité ouverte envers Bernie Sanders. Les campagnes de Pete Buttigieg et Joe Biden ont loué les services de Shadow.inc (pour quarante-deux mille dollars dans le cas de Pete). Elle est une filiale de la société Acronym, responsable du développement d’outils numériques au service du parti démocrate. Cette société mère initiée par d’anciens collaborateurs d’Hillary Clinton et de Barack Obama compte l’épouse du directeur stratégique de la campagne de Pete Buttigieg parmi ses cofondateurs. Enfin, des sources internes citées par The Intercept y dénoncent une culture d’entreprise clairement hostile à Sanders. [5]

Pourtant, plutôt que de voir dans le fiasco de l’Iowa une machination orchestrée par l’establishment démocrate aux bénéfices de Pete Buttigieg, on peut l’interpréter comme une énième manifestation de l’incompétence et des conflits d’intérêts qui minent le parti depuis des années.

En 2018, Alexandria Ocasio-Cortez choque la nation en détrônant le numéro 2 du parti démocrate au Congrès lors de sa fameuse primaire. Son succès s’explique en partie par les outils numériques innovants qu’elle avait utilisés. Au lieu de chercher à déployer cette technologie à l’échelle nationale, le DNC a décidé de blacklister toute entreprise qui travaille pour des candidats démocrates non approuvés par le comité électoral (autrement dit, tous les candidats de gauche souhaitant contester une investiture officielle dans le cadre d’une primaire). Cet épisode a conduit Ocasio-Cortez  à refuser de verser une partie de ses levées de fond au DNC, pour les redistribuer aux candidats dissidents. [6]

L’attribution du contrat à Acronym (et sa filiale Shadow.inc) avait été présentée comme un effort pour combler le retard abyssal du parti démocrate sur la campagne de Donald Trump en matière de communication numérique. Elle peut se comprendre comme une énième manifestation de l’incompétence relative de l’establishment démocrate, et des conflits d’intérêts qui y règnent. Comment expliquer autrement le fait de donner du crédit aux architectes du désastre que fut la campagne d’Hillary Clinton en 2016 ? Et comment justifier le fait que le décompte et la centralisation des résultats des caucus, qui était effectués jusqu’à présent par téléphone et papiers, soient sous-traités à une application produite par une entreprise privée ?

Ironiquement, la presse avait fait état d’inquiétudes concernant l’application, dont le nom avait été tenu secret soi-disant pour éviter un piratage informatique de la part de la Russie… Le comité de campagne de Bernie Sanders avait anticipé les problèmes, et a pu déjouer toute tentative de manipulation trop grossière en publiant ses propres décomptes. Car lors d’un caucus, on vote en public et devant témoins.

Des nouvelles encourageantes pour Bernie Sanders, malgré tout

Malgré le fiasco de l’Iowa, ce premier scrutin permet de tirer de nombreux enseignements relativement favorables au sénateur du Vermont.

Premièrement, le scénario d’une forte mobilisation au-delà du niveau de 2016 et proche de celui de 2008 ne s’est pas matérialisé. De quoi inquiéter le parti démocrate qui avait gagné les élections de mi-mandat grâce à une forte mobilisation, et qui aura besoin d’un mouvement similaire en 2020. Le manque d’intérêt pour la primaire peut cependant s’expliquer par des causes liées, une fois de plus, à l’establishment démocrate. Le choix du calendrier de la destitution de Donald Trump aura cannibalisé l’espace médiatique, produisant dix fois moins de couvertures pour les primaires de l’Iowa que ce qu’on avait observé en 2016. Ce black out a permis à Bernie Sanders de prendre la tête des sondages sans provoquer une réaction trop appuyée des médias, mais aura nui à la participation, malgré un certain succès du camp Sanders pour mobiliser son propre électorat et les abstentionnistes. Les jeunes et classes populaires se sont déplacés dans des proportions historiques, alors que les plus de 55 ans abreuvés aux chaînes d’information continue ont boudé le scrutin, expliquant en partie la débâcle de Joe Biden. 

Solidement arrimé en tête des sondages nationaux depuis l’annonce de sa candidature, l’ancien vice-président d’Obama résistait de manière quasi incompréhensible aux attaques de ses adversaires, à son implication dans l’affaire ukrainienne et aux performances désastreuses qu’il livrait non seulement lors des débats télévisés, mais également au cours de ses rares meetings de campagne. La principale raison de son succès résidait dans son image d’homme expérimenté et la perception qu’il était le candidat le mieux placé pour battre Donald Trump. 

En terminant en quatrième place de l’Iowa et à 15 % seulement, la bulle de son « électabilité » semble avoir finalement éclaté. Sa contre-performance peut s’expliquer par son inhabilité à répondre aux critiques de Bernie Sanders concernant ses prises de position passées en faveur de coupes budgétaires dans la sécurité sociale et l’assurance maladie, et l’absence d’organisation de terrain capable de mobiliser ses électeurs en Iowa. 

Depuis sa contre-performance, Biden plonge dans les sondages et semble promis à un second désastre en New Hampshire. Cependant, l’ex-vice-président bénéficie toujours d’une cote de popularité très élevée auprès des Afro-Américains et latinos, ce qui peut lui permettre de rebondir au Nevada et en Caroline du Sud avant le Super Tuesday. 

Inversement, une victoire de Buttigieg en New Hampshire pourrait ne pas suffire à rendre la candidature du jeune maire viable sur le long terme. Mayor Pete reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains, et très en retard sur Bernie Sanders auprès des latinos, des jeunes et des classes populaires.

Le succès de Pete Buttigieg doit beaucoup à l’importance des moyens qu’il a déployés en Iowa pour mobiliser les classes sociales aisées et blanches (majoritaires dans cet État), mais sa performance auprès des jeunes et des minorités laisse à désirer. Pete pourrait donc caler au Nevada ou en Caroline du Sud et terminer très bas lors du Super Tuesday de Mars, où la Californie et le Texas sont en jeu. 

Bernie Sanders a donc quelques raisons de se réjouir : la percée de Buttigieg risque de diviser le vote centriste, et la troisième place d’Elizabeth Warren place Sanders en position naturelle pour incarner l’aile gauche du parti. Quant à l’effondrement de Biden, il devrait provoquer un report de voix en provenance des minorités et des classes ouvrières vers le sénateur du Vermont.

Pour contrer la percée médiatique de Buttigieg, Sanders a publié les résultats de ses levées de fond du mois de janvier, établissant un nouveau record à 25 millions de dollars (plus que ce que ses adversaires avaient récolté lors des trois derniers mois de 2019). Le New York Times décrivait des chiffres « impressionnants », alors que ses adversaires semblent opérer en flux tendu. 

Un long chemin semé d’embûches pour Bernie Sanders

Sanders pourrait manquer de nouveau la première marche du podium en New Hampshire et démarrer une longue série de seconde place (cédant la première à Pete Buttigieg puis à Joe Biden au Nevada et en Caroline du Sud par exemple). Ses adversaires peuvent se permettre d’arriver à la convention du parti démocrate en juin en tête des délégués, mais sans une majorité absolue, pour ensuite se rallier derrière un candidat centriste. Bernie ne bénéficiera pas d’une telle opportunité, et aura besoin d’une majorité nette pour ne pas être mis en minorité à la convention. 

Le modèle analytique du site Fivethirtyeight, qui avait prédit avec une précision déconcertante les résultats des élections de mi-mandat, ne s’y est pas trompé. Après l’Iowa, Sanders a pris la première place du classement (40 % de chances de victoires), devant le scénario sans vainqueur majoritaire (25 %) et Joe Biden (passé de 40 à 20 %).

Mais le modèle n’intègre pas le fait que Bernie Sanders doive faire face à de multiples fronts. En plus des intérêts financiers menacés par son programme et de Donald Trump, le sénateur du Vermont risque, en cas de succès, de mettre au chômage tout un pan de l’establishment démocrate qui œuvre dans les think tanks, équipes électorales, au DNC et à Washington. La principale opposition va donc venir de son propre camp, et si l’Iowa peut nous apprendre quelque chose, c’est que les cadres du parti démocrate emmenés par Tom Perez préféreront couler le navire plutôt que de laisser la barre à un socialiste.

 


[1] : https://theintercept.com/2020/02/04/sanders-campaign-release-caucus-numbers-iowa-buttigieg/

[2] : The Intercept a couvert ces caucus particulier et produit une enquête passionante sur les efforts de l’équipe Sanders, à lire ici : https://theintercept.com/2020/02/05/bernie-sanders-iowa-satelllite-caucuses/

[3] : Lecture indispensable pour comprendre les enjeux au sein du DNC et le rôle de Tom Perez : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/

[4] : https://thegrayzone.com/2020/01/27/dnc-perez-regime-change-agents-israel-lobbyists-wall-street-rig-game-bernie/

[5] : https://theintercept.com/2020/02/04/iowa-caucus-app-shadow-acronym/

[6] : https://thehill.com/homenews/campaign/477705-ocasio-cortez-defends-decision-not-to-pay-dccc-dues

Crise iranienne : Trump, un faux isolationiste et vrai incompétent

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Donald Trump © Gage Skidmore

En assassinant le général iranien Qasem Soleimani, Donald Trump a apporté la preuve de son interventionnisme militaire, drapé dans l’incompétence et l’hypocrisie. Cependant, la réponse des médias, commentateurs et représentants politiques américains a été beaucoup plus critique et nuancée que ce que l’on observe généralement lorsque les États-Unis sont la cible de missiles, un fait révélateur de l’évolution du climat politique national en cette année électorale. 


« Des dizaines de missiles iraniens frappent des bases américaines abritant du personnel militaire ». Dans la soirée du 7 janvier, les gros titres anxiogènes des chaînes d’informations entretiennent une tension insoutenable. Pour autant, les tambours de guerre se font plus discrets qu’à l’ordinaire. Si une flopée « d’experts » grassement payés par l’industrie de l’armement défilent sur les plateaux pour affirmer que Donald Trump n’aura pas d’autre choix que l’escalade militaire, les présentateurs et journalistes tiennent des propos plus nuancés. Certes, Sean Hannity (FoxNews) suggère de bombarder les installations pétrolières iraniennes pour affamer la population, mais le cœur n’y est qu’à moitié. Pour une fois, la voie de la raison tend à prendre le pas sur le discours guerrier. CBS News nous rappelle que Soleimani était un personnage adulé par le peuple iranien et met en doute la légalité de son assassinat, Tucker Carlson (FoxNews) accuse pendant 45 longues minutes le Pentagone et les membres de l’administration Trump de mentir aux Américains pour manipuler l’opinion « comme pour la guerre en Irak », ABC News diffuse l’interview du ministre des affaires étrangères iranien ; CNN minimise l’ampleur des frappes et conteste la pertinence d’une réplique. Sur MSNBC, Chris Hayes conclut son JT en affirmant qu’« une guerre avec l’Iran serait une folie, un désastre du point de vue moral et stratégique. Et ne croyez personne qui prétendrait le contraire ». Même le New York Times, qui déplorait dans un éditorial du 31 décembre « la réticence de Donald Trump à utiliser la force au Moyen-Orient » (sic) multiplie désormais les tribunes et articles critiquant les choix de la Maison-Blanche et redoutant ses conséquences.

Dans ce contexte particulier et malgré les encouragements de ses principaux soutiens, Donald Trump a décidé de ne pas répondre immédiatement aux frappes iraniennes. « L’Iran semble reculer, ce qui est une bonne chose pour tous les partis concernés et le monde. (…) Nous n’avons subi aucune perte, tous nos soldats sont en sécurité et les dégâts sur nos bases militaires sont minimes » déclare-t-il au cours d’une conférence de presse minée par les mensonges, approximations et l’autosatisfaction. Une fois de plus, Trump doit reculer pour s’extraire d’une crise qu’il a lui-même provoquée.

Aux origines de la crise, l’incompétence de Donald Trump et la folie des cadres militaires américains

La crise iranienne remonte au moins au retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) décidé par Trump contre l’avis de l’ensemble de son administration, et aux sanctions imposées à l’Iran depuis, dans le but assumé de pousser son peuple au soulèvement.

Les manifestations récentes, réprimées dans le sang par Téhéran, semblaient conforter cette stratégie. Pourtant, cet objectif de long terme vient d’être compromis par la décision d’assassiner le personnage public le plus populaire du pays.

Si l’Iran perd un général, il gagne une excuse pour s’affranchir du JCPOA, obtient de l’Irak la demande officielle du retrait des troupes américaines, et unifie une population divisée contre un ennemi commun. De leurs côtés, les États-Unis ont été contraints de mettre fin à la coalition chargée de combattre l’État islamique et se trouvent dans une position délicate en Irak. Comment expliquer une telle erreur stratégique de la part de Donald Trump ?

Tout part des actions menées contre l’ambassade américaine à Bagdad, qui ont fait planer le spectre d’un nouveau « Benghazi » sur la présidence Trump. En 2012, deux bâtiments diplomatiques américains sont attaqués en Libye, coûtant la vie de l’ambassadeur et de membres du personnel. Cet épisode va cristalliser une obsession conservatrice contre l’administration Obama. Pendant trois ans, le parti républicain va multiplier les commissions d’enquête parlementaires pour accuser Hillary Clinton et Barack Obama de négligence et de trahison, tandis que les médias conservateurs vont repeindre la future candidate démocrate en criminelle ayant « du sang sur les mains ». Trump s’étant largement fait l’écho de ces critiques, il voulait à tout prix éviter un dénouement similaire en Irak, tweetant dès le début des évènements à Bagdad « ça ne sera pas Benghazi ! ».

Son obsession d’apparaître « fort » semble avoir été le principal moteur de sa décision, à laquelle s’ajouterait un acharnement à détruire l’héritage d’Obama et l’opportunité de faire oublier la procédure de destitution qui le vise. [1]

Dans une enquête approfondie, publiée le 12 janvier, le New York Times confirme cette lecture. Trump, qui s’attendait à être adulé pour son audace, devint furieux face au torrent de critiques diffusé sur les chaines de télévisions, avant d’être particulièrement soulagé par la faible intensité des représailles iraniennes, construites pour éviter un conflit généralisé.

Ceux qui pensaient que ses généraux et conseillers empêcheraient Trump de commettre l’irréparable en ont été pour leurs frais. Selon le New York Times, le commandement militaire avait présenté différentes options au président, incluant l’assassinat de Soleimani « pour faire passer les alternatives comme moins extrêmes et plus séduisantes ». Le Times décrit des officiers « choqués par la décision du président », mais qui n’ont vraisemblablement pas opposé de grande résistance.

Ceci s’explique par des raisons structurelles. Un grand nombre de généraux et conseillers militaires qui gravitent autour de Trump sont des vétérans de la guerre d’Irak particulièrement vexés par leur défaite, dont ils rejettent la responsabilité sur l’Iran. Les autres, au rang desquels on retrouve des membres de l’extrême droite évangéliste tel que le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompéo, veulent provoquer un conflit avec l’Iran pour des raisons idéologiques. Selon le Washington Post et CNN, Mike Pompéo poussait l’idée de tuer Soleimani depuis des mois, une option systématiquement écartée par les administrations précédentes.

Enfin, le complexe militaro-industriel qui finance massivement les élus républicains et influence médias et décideurs politiques à grand renfort de lobbyistes a tout intérêt à l’escalade. L’actuel ministre de la Défense, par exemple, est l’ancien lobbyiste en chef de Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine.

Tous ces éléments s’ajoutent au caractère impulsif de Donald Trump, qui aurait réclamé des représailles musclées depuis son club de golf de Mar-a-lago après avoir vu les images des émeutiers entourant l’ambassade américaine tourner en boucle sur Fox News, selon le Washington Post.

Que Trump ait été encouragé à se lancer dans une escalade guerrière dans le but de provoquer un engrenage semble évident. Tout comme son inaptitude à anticiper les conséquences de sa décision.

En 2015, Trump confondait Soleimani avec le chef des Kurdes et avouait n’avoir jamais entendu parler des Gardiens de la révolution.

Après l’assassinat, son administration a produit des justifications contradictoires et mensongères, provoquant la colère des parlementaires américains ayant eu accès aux briefings officiels, y compris de certains élus républicains.

La Maison Blanche a justifié ses actions en prétendant que les Américains seraient plus en sécurité après cet assassinat, et que la mort de Soleimani serait acclamée par les Iraniens. Un récit rapidement ridiculisé par les images des mobilisations de masse aux funérailles de Soleimani, auxquelles s’est ajouté le vote du parlement irakien demandant le retrait de l’armée américaine, alors que les médias faisaient état d’une situation d’alerte maximale en Irak et aux États-Unis. Les arrestations de citoyens américains d’origines iraniennes aux postes-frontière et la mention du risque d’attentat terroriste ont achevé de dégonfler le récit de la Maison-Blanche, alors que le cafouillage provoqué par la lettre envoyée par erreur au Premier ministre irakien pour confirmer le retrait des troupes américaines d’Irak renforçait l’image d’une administration déboussolée.

Pris à son propre jeu, Trump a tenté de dissuader l’Iran de répliquer en menaçant de bombarder 52 sites culturels iraniens. L’évocation de ce crime de guerre a provoqué une levée de boucliers aux États-Unis, et un démenti ferme de la part de son administration, contraignant Trump à reculer une nouvelle fois.

Certains ont pu voir dans l’amateurisme du président un opportunisme politique, lui qui avait affirmé en 2011 « Obama prépare une guerre contre l’Iran pour être réélu, car le président est incapable de négocier avec Téhéran. N’est-ce pas pathétique ? », mais sa réponse à la crise indique qu’il n’avait pas anticipé les conséquences de sa décision et pensait à tort qu’il serait célébré pour son audace.

Donald Trump, la fable du non-interventionniste

En dépit des évidences, Trump continue d’être fréquemment dépeint comme un non-interventionniste dont la politique serait en rupture avec le fameux « consensus de Washington ». Dans le journal Le Monde du 9 janvier, le chef du service international Alain Salles décrit le président comme celui « qui n’aime pas la guerre et veut faire rentrer les GI chez eux ». Cette surprenante étiquette s’explique par sa posture politique durant la campagne présidentielle de 2016, et son style diplomatique « particulier ».

Sa volonté de négocier avec la Corée du Nord depuis qu’elle possède l’arme atomique, son manque d’enthousiasme à l’idée de provoquer une guerre totale avec l’Iran et son retrait brutal des troupes américaines du nord de la Syrie (qui ont forcé l’armée américaine à bombarder ses propres bases en catastrophe) seraient autant de preuves de son isolationnisme. Si Trump n’a pas encore rapatrié les troupes et quitté l’OTAN, ce serait à cause de la contrainte exercée par « l’État profond ».

Cette fable, largement entretenue par les médias américains, présente le risque de pousser Donald Trump à adopter des postures de plus en plus belliqueuses.

Certes, Trump n’a pas (encore) envahi de pays. Mais c’est un curieux seuil pour gagner ses galons de pacifiste. On imagine mal Hillary Clinton, dépeinte comme une va-t’en guerre face à un Trump isolationniste, frapper la Corée du Nord à l’arme nucléaire ou bombarder la population iranienne dans le contexte actuel.

À l’inverse, Trump a franchi toutes les lignes rouges d’Obama : il a accepté de livrer des armes lourdes à l’Ukraine contre les Russes, bombardé par deux fois le régime syrien hors du cadre de l’ONU et assassiné un haut dirigeant d’un pays souverain.

Sous sa présidence, les frappes de drones ont été multipliées par cinq, les villes de Mossul et Raqqa ont été réduites en cendres par des bombardements qui ont déplacé des millions de civils, Trump a apposé son véto à la résolution du Congrès demandant l’arrêt de l’engament américain dans la guerre du Yémen, augmenté le nombre de troupes déployées en Afghanistan et au Moyen-Orient, redéployé les troupes présentes au Rojava autour des champs de pétrole syrien, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération nucléaire INF, soutenu des coups d’État au Venezuela et en Bolivie et violé l’accord sur le nucléaire iranien. Les conseillers dont il a choisi de s’entourer sont tous des « faucons » avérés, il a fait adopter des budgets militaires en hausse constante et obtenu la création d’une « space force » qui va militariser l’espace. Selon The Intercept, il était initialement favorable à une invasion du Qatar par l’Arabie Saoudite (avant de réaliser que les USA avaient dix mille hommes stationnés là-bas) et a proposé aux dirigeants sud-américains et au Pentagone d’envahir le Venezuela pour renverser Maduro dès 2017.

Si tous ces faits pouvaient encore laisser planer un doute, le refus catégorique de saisir l’occasion offerte par le vote du parlement irakien pour retirer les troupes américaines du pays vient de confirmer une évidence : la posture isolationniste de Trump, comme toutes ses postures, est un leurre électoral sans aucun rapport avec la réalité.

La politique de Trump ne consiste pas à un ambigu « America First » mais à un très clair « Trump first », quelques soit les conséquences. Comme l’explique Noam Chomsky, ses actions visent systématiquement à conforter sa base électorale tout en défendant les intérêts de ses donateurs et soutiens financiers (multinationales, lobbies et ultra-riches). Lorsque les priorités de ces deux « électorats » entrent en conflit, Trump a tendance à s’empêtrer dans des crises dont il est le principal instigateur. [2]

La réponse hétérogène des cadres démocrates et médias libéraux ouvre une nouvelle ligne de fracture en vue de la primaire démocrate

À en croire les reporters de terrain qui couvrent la campagne, les questions de politiques étrangères ne préoccupent guère les électeurs démocrates. Pour autant, les évènements récents ont permis d’exacerber des lignes de fracture entre les différents candidats.

À droite, Pete Buttigieg et Joe Biden ont d’abord critiqué la procédure utilisée pour assassiner Soleimani, dénonçant la décision de ne pas informer le Congrès à l’avance et l’absence de stratégie de long terme. S’ils ont souligné le risque d’escalade, ils n’ont pas remis en question la légalité de la frappe ni le récit Trumpien visant à peindre Soleimani comme un dangereux terroriste responsable de la mort de centaines d’Américains.

Un discours similaire pouvait être entendu de la part des principaux cadres démocrates au Congrès, dont la cheffe de la majorité Nancy Pelosi et le président de la commission du renseignement Adam Shift, qui pilote la procédure de destitution.

Ce double discours qui légitime une action militaire sans précédent historique tout en condamnant le « style » Trump prend racine dans le « consensus de Washington ». Démocrates comme républicains comptent sur l’appui des industriels de l’armement pour financer leurs campagnes, et Washington et les grands médias sont sous l’influence d’une constellation de think tanks, analystes et lobbyistes qui poussent au militarisme. [3] Ceci explique le soutien de cette faction du parti aux coups d’État au Venezuela et en Bolivie, les votes quasi unanimes pour les budgets de défense demandés par Trump, l’aval donné à son projet de « space force » ou le refus de légiférer pour limiter le pouvoir du président en matière de guerre.

À ce titre, il est révélateur d’observer qu’en pleine procédure de destitution visant à établir l’abus de pouvoir du président, les démocrates votaient pour le prolongement du « patriot act » qui donne aux présidents des pouvoirs discrétionnaires très importants, alors que Nancy Pelosi refusait d’inclure dans le vote du budget militaire les amendements proposés par l’aile gauche du parti pour encadrer les pouvoirs du président en matière d’actions militaires.

De l’autre côté, Bernie Sanders, la gauche du parti, les associations militantes et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren critiquent l’idée même du recours à la violence, appelant l’attaque contre Soleimani un « assassinat » et dénonçant un interventionnisme qui sert les intérêts financiers aux dépens des familles américaines, ancrant la critique dans une analyse de classes.

Cette posture, critiquée par une partie de médias, a tout de même ouvert une brèche et contraint le parti démocrate à reprendre ses esprits. Après une première réponse ambiguë, les cadres du parti ont saisi l’opportunité de dénoncer les actions de Donald Trump, et (enfin) voté une résolution à la chambre des représentants pour limiter son pouvoir en termes de décision militaire.

Les médias traditionnellement proches de l’aile droite du parti démocrate (CNN, MSNBC, le New York Times et le Washington Post) s se sont également trouvés dans une posture quasi schizophrène, pris entre leur passions interventionnistes et leur opposition viscérale à Donald Trump.

Un conflit avec l’Iran désormais inévitable ?

Si la catastrophe a été provisoirement évitée, le meurtre de Soleimani devrait, du point de vue du complexe militaro-industriel et de l’extrême droite évangéliste, continuer à générer des dividendes. Il ne s’agit pas simplement d’un affront au gouvernement iranien qui aurait perdu un haut dirigeant, mais d’une attaque contre les populations chiite indépendamment des frontières. Il est probable qu’une milice chiite décide, sans l’aval de Téhéran, de mener ses propres représailles.

C’est le risque évoqué par Michael Morell, ancien sous-directeur de la CIA, qui estime que l’assassinat de Soleimani entraine un engrenage inarrêtable. À cause de la possibilité de représailles des milices chiites et de la reprise du programme nucléaire iranien, les États-Unis risquent de se trouver durablement embourbés au Moyen-Orient, quel que soit le locataire de la Maison Blanche en 2021.

En attendant, la propagande de guerre tourne à bloc sur les médias conservateurs pour vendre une escalade contre l’Iran, malgré la reculade temporaire de Donald Trump et la tragédie de l’avion de ligne ukrainien abattu par erreur par Téhéran.

[1] : À ce propos, lire ce fil twitter reprenant des sources proches de la Maison-Blanche https://twitter.com/rezamarashi/status/1214031169173348352

[2] Par exemple, il avait provoqué un « shut down » du gouvernement pour obtenir un financement pour son mur à la frontière mexicaine, avant d’être contraint de capituler par les forces économiques du pays. Il a retiré les troupes du Nord de la Syrie pour les redéployer autour des champs de pétrole Syrien tout en augmentant la présence militaire dans la région, refusé de répondre militairement au drone abattu par l’Iran et aux frappes contre les installations pétrolières saoudiennes après avoir adopté une posture confrontationnelle avec l’Iran, etc.

[3] https://theintercept.com/2020/01/10/iran-pundits-defense-industry/

Pourquoi Sanders peut gagner et changer l’Histoire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bernie_Sanders_(48608403282).jpg
Bernie Sanders ©Gage Skidmore

Alors que dans un mois commencent les primaires démocrates dans l’Iowa, la victoire de Bernie Sanders lors des élections américaines 2020 n’est plus un rêve lointain. La faiblesse de la concurrence, les leçons tirées depuis 2016 et l’enthousiasme suscité par sa campagne permettent d’esquisser un chemin vers une victoire aux primaires puis aux élections générales face à un Donald Trump affaibli. L’histoire du monde en serait changée. Par Alcide Bava.


En ce début d’année 2020, si vous devez parier votre fortune sur le nom du futur vainqueur des élections américaines, vous devriez miser sur Donald Trump. Le Président américain bénéficie en apparence d’un bilan économique avantageux, sa collecte de fonds atteint un niveau historique, très supérieur à tous les candidats démocrates, et le Parti Républicain soutient quasi-unanimement sa candidature. Aucun challenger d’envergure ne s’est annoncé dans le cadre d’une primaire républicaine et tous les Représentants républicains ont voté contre la mise en accusation du Président pour impeachment. Cette candidature consensuelle à droite pourrait, de plus, affronter à gauche celle de Joe Biden, fragile à bien des égards. Enfin, il n’est pas rare aux Etats-Unis que les Présidents soient réélus : Barack Obama, Georges W Bush, Bill Clinton et Ronald Reagan en ont donné l’exemple dans la période récente.

Ne soyez pas all in, cependant. Le scenario Trump est encore loin d’être certain.

Une victoire de Joe Biden pour un « troisième mandat Obama » ne peut être exclue. L’ancien Vice-Président est le favori des sondages. Il domine de 10 points tous ses concurrents démocrates dans les enquêtes sur la primaire, et de 4 points dans les enquêtes nationales l’opposant à Trump (RealClearPolitics – RCP). L’échec d’Hillary Clinton en 2016 a cependant montré que ces sondages conduits un an avant l’élection et ne tenant pas compte de la géographie du vote dans un système de vote local pouvaient conduire les analystes à des prévisions erronées. La faiblesse du candidat Biden, sur laquelle nous reviendrons, pourrait confirmer ce diagnostic.

Plus sûrement, le scenario Trump pourrait être remis en cause par Bernie Sanders. Le seul Sénateur socialiste de l’histoire des États-Unis est en effet en situation de remporter la primaire démocrate puis les élections générales. Voici les raisons de croire en l’impossible.

Aucun candidat démocrate ne parvient à susciter un enthousiasme comparable à la campagne de Bernie Sanders

Joe Biden, en dépit d’une base électorale très solide, ne semble pas capable de générer de l’enthousiasme autour de sa candidature. Il continue certes de représenter un tiers des intentions de vote. Une partie de l’électorat démocrate, les plus modérées, les plus de 45 ans et la communauté noire du grand sud, voit en effet en lui le candidat le plus à même de battre Donald Trump dans le cadre d’une « chasse aux électeurs centristes » promue par les médias démocrates que sont MSNBC et CNN. À l’ombre d’Obama, il incarne aussi un retour à la normalité et le refus du changement économique brutal promu par les millenials. Cependant, enfermé dans une communication has been, sa campagne rappelle celle de Bill Clinton dans les années 1990 dans ses meilleurs moments… ou d’Hillary dans ses plus mauvais. Chaque slogan et chaque débat est pour lui une souffrance et la preuve qu’il est un homme du passé. Il demeure enfin la gaffe-machine qu’il a été tout au long de sa carrière. Il a par exemple déclaré en 2019 que « les gamins pauvres sont tout aussi intelligents et ont tout autant de talents que les gamins blancs » (sic)… mais aussi « comment ne pas aimer le Vermont » en meeting dans le New Hampshire. Il a encore fait part publiquement de sa nostalgie pour l’époque où il collaborait avec des sénateurs ségrégationnistes et n’a pas hésité à qualifier, lors d’une réunion publique, un électeur de « gros tas » avant de lui proposer un test de QI.

Le centriste Joe Biden demeure donc logiquement déconnecté des électorats jeunes, latinos et populaires. Sa victoire possible lors de la primaire n’est ainsi pas assurée.

L’emballement autour de la candidature d’Elisabeth Warren semble aussi retombé. La Sénatrice du Massachussetts, qui fut un temps conservatrice, a longtemps incarné l’aile gauche du Parti démocrate. Supplantée dans ce rôle par Bernie Sanders, elle mène néanmoins une campagne énergique et très active sur le terrain. Sa candidature initialement reléguée a même décollé à la fin de l’été 2019 en atteignant la première marche des sondages, devant Biden et Sanders qui souffrait alors d’un malaise cardiaque. Novembre et Décembre ont cependant replacé la Sénatrice en troisième position (15.1% RCP), en raison d’une remontée de Sanders et du flou de sa position sur le système de santé : promotrice du Medicare for all, elle s’en est éloignée en novembre. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : en cas d’effondrement de Biden dans les premières primaires, elle pourrait constituer une solution par défaut pour l’establishment démocrate et ses influenceurs.

Pete Buttigieg plafonne également malgré un profil séduisant et le soutien de Wall street. Trentenaire diplômé de Harvard, vétéran, maire de South Bend, petite ville de l’Indiana, homosexuel assumé en politique, ce qui est rare et courageux aux États-Unis, il s’inscrit dans la lignée de ces candidatures « à la Kennedy » qu’adore l’électorat démocrate : Obama, Clinton, Kennedy, etc. Soutenu par l’attitude bienveillante des médias démocrates fascinés par ce trentenaire qui en rappelle un autre en France, il bénéficie aussi de soutiens importants à Wall Street. Il incarne ainsi le désir d’un candidat modéré mais plus frais que ne l’est Biden. « Mayor Pete » plafonne cependant toujours autour de 8.3% (RCP) en raison de scores proche de zéro parmi les moins de 35 ans et les minorités. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : misant beaucoup d’argent sur l’Iowa, où il est en tête des sondages, il pourrait construire un momentum et profiter d’un effondrement de Biden.

Le milliardaire Michael Bloomberg, également dans l’attente d’un effondrement de Biden, dispose certes d’une capacité financière illimitée mais souffre d’un haut niveau d’opinions défavorables et de l’absence de base militante.

La modérée Amy Klobuchar s’est elle distinguée par des performances réussies lors des différents débats, et l’entrepreneur Andrew Yang crée de l’intérêt par des propositions audacieuses, notamment le revenu universel, et une forte activité numérique mais ces candidats, sous les 5% dans les sondages, n’ont cependant pas de chances réelles.

La campagne de Bernie Sanders a retenu les leçons la défaite 2016 et a désormais les moyens nécessaires à la victoire

Bernie Sanders a logiquement perdu la primaire démocrate 2016 à l’avantage d’Hillary Clinton. Le Sénateur du petit État du Vermont à la frontière du Québec, socialiste, non-membre du parti démocrate, faiblement entouré, et longtemps ignoré par les médias, n’avait en effet aucune chance. Les primaires démocrates devaient avaliser le choix de l’establishment du parti. Elisabeth Warren, candidate pressentie de la frange progressiste du parti démocrate, s’y était elle-même résolue en ne se présentant pas. Mais des résultats serrés en Iowa, au Nevada et les victoires du camp Sanders au New-Hampshire, au Colorado ou au Michigan ont finalement conduit à une désignation tardive et contestée d’Hillary Clinton, qui remportera ensuite le vote populaire mais pas la majorité des délégués face à Donald Trump.

En 2020, les conditions initiales de la primaire sont cependant bien différentes. Lors des quatre dernières années, l’équipe de Bernie Sanders a créé l’infrastructure nécessaire pour une campagne réussie la fois suivante. La grassroots campaign de 2016, faite de thèmes fortement marqués tels que Medicare for All, d’un discours populiste contre les 1% et le népotisme, de militants très actifs et d’une foule immense de donateurs de petites sommes, a été amplifiée et institutionnalisée au sein du mouvement Our Révolution. Son infrastructure de campagne n’est plus construite de bric et de broc dans la surprise du succès, mais constitue une véritable armée, dotée d’un budget deux fois supérieur à celui de la campagne Biden et quadrillant l’immense territoire américain comme aucune autre campagne ne le peut. Ainsi, en dépit de l’absence de soutien des super-PACs[1], la campagne de Bernie Sanders bat des records de levé de fonds[2] : 74 millions de dollars pour Sanders en 2019 contre 60 millions pour Warren, 51 millions pour Buttigieg et 38 millions pour Biden. Le nombre de volontaires, d’évènements organisés, de démarchage téléphonique et de porte à porte réalisés est aussi nettement supérieur à celui des autres candidats démocrates.

Les règles des primaires ont par ailleurs été réformées sous la surveillance de l’équipe de Bernie Sanders, à l’issue de la primaire 2016 : les élus et dignitaires du parti démocrate n’éliront plus ces « super-délégués » qui rendaient impossible la victoire d’un candidat rejeté par l’establishment démocrate.

Sa notoriété est également désormais équivalente à celle de l’ancien vice-président. Si le candidat Sanders est encore ignoré par les médias démocrates, il n’est plus un candidat inconnu. Il est soutenu par des figures montantes de la politique telles qu’Alexandria Occasio-Cortez et par des personnalités aussi populaires que Cardie B. Il dispose du plus haut niveau d’opinions favorables, 74% contre 72% pour Biden, 64% pour Warren et 47% pour Buttigieg[3], et malgré un malaise cardiaque survenu début octobre, sa courbe d’intentions de vote demeure stable autour de 19,1%, contre 28,3% pour Biden et 15,1% pour Warren.

Dans le même temps, les propositions minoritaires de Bernie Sanders en 2016 sont devenues majoritaires au sein de l’électorat. Sa proposition signature, Medicare for all, une véritable assurance santé universelle, à la française, est désormais soutenue par une majorité d’américains toutes tendances politiques confondues, c’est-à-dire entre 51% et 70% selon les sondages, et par 70% des démocrates. Sa proposition d’un salaire minimum élevé à 15$ de l’heure a également été mise en place par plusieurs États fédérés.

La candidature de Bernie Sanders est en effet portée par des évolutions de long terme des forces sociales aux États-Unis. L’appauvrissement patent des moins 35 ans (Cf Graphe 1), pousse cette catégorie sociale à demander des politiques radicales telles que l’annulation de la dette des étudiants.

Part du revenu national détenue par chaque génération.

L’importance prise par les latino-américains dans la vie sociale et dans l’électorat favorise également les candidats porteurs de politiques d’immigration compréhensives.

En conséquence, Bernie Sanders est aujourd’hui, avec Joe Biden, la personnalité dont la candidature est la plus solide. Cette dynamique est d’ailleurs si prégnante que, selon Politico, la résilience de Bernie Sanders dans la campagne inquiète désormais ouvertement l’establishment démocrate[4].

 

Dans ce contexte, un scénario Sanders lors de la primaire démocrate peut être envisagé

Les sondages nationaux plaçant Sanders 9 points derrière Biden sont moins défavorables qu’il n’y parait. D’abord, le vote Sanders, jeune et populaire, pourrait être sous-estimé par des sondeurs visant l’électorat traditionnel du parti démocrate lors de leurs enquêtes. Ensuite, si Sanders demeure 9 points derrière Biden en moyenne, il est le second choix des électeurs de Warren à hauteur de 31%[5] ainsi que de Biden pour 27% d’entre eux. Le vote Sanders est aussi fortement croissant du taux de participation. Il lui reste donc encore de la marge pour convaincre et élargir sa base. D’ailleurs, alors que 76% des démocrates ne sont pas encore certains de leur vote définitif, cette incertitude est beaucoup plus faible au sein de l’électorat de Sanders qu’elle ne l’est pour les candidatures de Warren et Biden.

Le séquençage particulier des primaires démocrates pourrait alors permettre d’envisager un scénario Sanders.

En février le ton est donné par 4 primaires/caucus, qui distribuent seulement 4% des délégués mais qui sont scrutés de près et peuvent construire (Obama 2008, Sanders 2016) ou affaiblir une candidature.

Le 3 mars 2020, le Super Tuesday, au cours duquel a lieu le vote de 14 États dont le Texas et la Californie pour la première fois, décide de l’attribution de 40% des délégués. C’est le tournant stratégique de la campagne.

D’autres primaires en mars commencent à établir le rapport de force définitif qui sera finalement fixé, sauf surprise, fin avril, avant d’être confirmé en mai et juin. Le caractère disputé de la primaire 2020 pourrait cependant pousser jusqu’à ces derniers instants l’incertitude de la nomination, prononcée en juillet lors de la Convention démocrate où se réunissent les délégués. En février, une victoire de Sanders dans au moins deux primaires sur quatre est impérative pour ébranler les certitudes de la candidature Biden. Ce défi est loin d’être impossible.

Dans le caucus de l’Iowa, premier État à se prononcer, Sanders est certes second derrière Buttigieg dans les sondages, mais la forme du caucus favorise les candidats dont la base est la plus dévouée. À la différence d’une primaire classique, les caucus obligent en effet les votants à rester de longues heures pour débattre et soutenir les candidats. En outre, le mode de désignation des caucus oblige parfois à voter en faveur de son second choix, ce qui, on l’a vu, favorise également Bernie Sanders. Une première demi-surprise pourrait donc venir d’Iowa. Pour la primaire du New Hampshire, Sanders est logiquement le favori des sondages. Dans cet État voisin du Vermont, où le nombre de vétérans est élevé, la politique étrangère et sociale du Sénateur socialiste devrait lui assurer la victoire, comme en 2016.

Lors du caucus fermé du Nevada, la victoire sera plus incertaine. Si Sanders bénéficie du soutien de certains syndicats très présents au Nevada et souvent décisifs, ainsi que de la forte présence de l’électorat latino où il est majoritaire, il est encore relégué derrière Joe Biden dans les sondages. Porté par une double victoire en Iowa et au New Hampshire, le Nevada ne parait néanmoins pas hors d’atteinte. En revanche, dans la conservatrice Caroline du Sud où l’électorat afro-américain domine, la victoire est acquise à Biden. Sanders pourrait cependant, selon les derniers sondages, dépasser le minimum de 15% permettant de recueillir des délégués et limiter ainsi la casse.

Bernie Sanders pourrait donc être en tête avant le Super Tuesday, où se jouera l’essentiel de la primaire, et bénéficier d’un momentum. D’autres facteurs lui offrent l’occasion de maintenir cet avantage.

Le premier est le périmètre du Super Tuesday, où Sanders avait déjà remporté en 2016 le Colorado, le Vermont et l’Oklahoma, sera élargi cette année à la Californie, grand pourvoyeur de délégués. Or, Sanders est le favori des sondages dans cet État progressiste et pourrait frapper un grand coup, notamment si l’un de ses rivaux n’atteint pas les 15% nécessaires.

Le second est l’entrée en lice de Michael Bloomberg à l’occasion du Super Tuesday qui pourrait aussi diviser le vote modéré à l’avantage du vote progressiste. Sa campagne, qui fait l’impasse sur les États de février, a en effet d’ores et déjà dépensé plus de 100 millions de dollars en publicité en quelques semaines dans les États du Super Tuesday, ce qui représente un record historique.

Enfin, la puissance financière de la campagne de Sanders sera eun avantage important alors qu’il faudra couvrir en même temps le tiers des États-Unis de publicités pour la télévision. Seul Michael Bloomberg pourra rivaliser avec lui sur ce terrain.

S’il est délicat de formuler des conjectures plus avancées[6], il existe donc un chemin vers une victoire du camp Sanders aux primaires démocrates. En toute hypothèse cependant, cette victoire ne pourrait être que relative, e c’est là que réside la plus grande fragilité du scénario faisant de Sanders le candidat du parti démocrate. Le sénateur du Vermont ne pourra probablement pas réunir 50% des délégués sous son nom. Dans le cas d’une victoire relative de Sanders, le parti démocrate investirait-il Biden arrivé second, par une alliance des contraires et un mélange des délégués fidèles à la ligne du parti ? Ou un ticket Sanders-Warren permettrait-il de sauver cette victoire relative ? Dans les deux cas, le paysage politique américain en serait profondément et durablement modifié.

Lors des élections générales, Bernie Sanders serait le candidat idéal pour battre un Trump affaibli[7]

En France comme aux États-Unis, Donald Trump exerce une certaine fascination. Sa victoire surprise et son style grotesque invitent parfois à conclure hâtivement à son génie et souvent à son irrémédiabilité. Pourtant, Donald Trump est un candidat faible. Sa popularité est très moyenne comparée aux précédents présidents américains en fin de mandat :

Niveau d’approbation de chaque président américain.

Cette impopularité est d’ailleurs cohérente avec l’échec de la politique économique du président Trump dans un contexte très favorable. Son succès arithmétique, forte croissance et recul du chômage en particulier, masque mal en effet l’accroissement de la fracture économique intergénérationnelle, l’absence de répartition des fruits de la croissance qui la rend vaine pour les classes populaires, l’effondrement de la qualité des services publics, l’augmentation corrélative du coût des soins, d’éducation et de logement, et l’approfondissement des déficits budgétaire, commercial et écologique :

Popularité du président Trump.

Surtout, au plan national, le vote Républicain semble désormais structurellement inférieur au vote démocrate[8]. Lors des 30 dernières années, en 7 élections, les Républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire : c’était en 2004, dans un contexte d’unité nationale et de guerre contre le terrorisme. Les dernières alternances, en 2000 et en 2016, montrent que les Républicains ne peuvent gagner qu’en comptant sur la géographie électorale singulière des États-Unis. Mais, alors qu’il suffit aux démocrates de remporter certains de ces États pour gagner, les Républicains doivent eux réaliser un carton plein pour l’emporter d’une courte tête, ainsi que l’a fait Trump en 2016. Or, dans les swing states, la popularité de Trump a reculé, de sorte qu’il est plus impopulaire encore dans la plupart de ces États que dans le reste des États-Unis :

Swing states Taux d’approbation de la présidence Trump en novembre 2019 (Morning Consult) Taux d’approbation de la présidence Trump en janvier 2017(Morning Consult) Victoire de Trump en 2016
Arizona 46% 55% Oui
Floride 49% 56% Oui
Ohio 46% 51% Oui
Maine 42% 48% Oui
Michigan 41% 48% Oui
New Hampshire 41% 45% Non
Caroline du Nord 47% 53% Oui
Pennsylvannie 45% 49% Oui
Wisconsin 41% 47% Oui

 

La faiblesse du candidat Trump que nous venons de constater pourrait néanmoins être épargnée si le Parti démocrate ne parvenait pas à désigner un candidat suscitant l’enthousiasme… un(e) Hillary Clinton bis. Avec le recul, la défaite d’Hillary Clinton doit en effet d’être analysée non pas comme la victoire de Donald Trump, qui a reçu 1.3 millions de voix de moins que Mitt Romney en 2012, mais comme l’impuissance d’Hillary Clinton à mobiliser l’électorat démocrate, en particulier dans les swing states : Hillary Clinton a mobilisé 300 000 électeurs de moins en 2016 dans le Michigan que Barack Obama en 2012, et 200 000 électeurs de moins dans le Wisconsin, perdant ainsi ces deux États et l’élection.

À cet égard, la candidature de Joe Biden pourrait être une aubaine pour Donald Trump. Comme Hillary Clinton, il bat certes Trump largement dans les sondages nationaux mais, incapable de susciter l’enthousiasme au-delà des démocrates modérés, il est à parier que l’électorat centriste qu’il mobiliserait de surcroit ne suffirait pas à battre Trump dans les états décisifs. L’expérience Hillary Clinton l’a, encore une fois, démontré : l’essentiel pour gagner n’est pas de courir après les indépendants mais de mobiliser la base démocrate, et en particulier ceux qui sont le moins susceptibles de voter, les classes populaires et les jeunes.

Sanders en revanche, nous parait être le candidat idéal pour battre Donald Trump. Cela pour 3 raisons. D’abord, à l’instar de Joe Biden, il bat Trump de plus de 7 points dans 26 sondages nationaux. Le vote populaire lui serait donc probablement acquis.  Ensuite, son discours populiste électrise la classe ouvrière de la rust belt où les démocrates ont perdu les dernières élections (Michigan, Pennsylvannie, Wisconsin).  Un exemple éclatant, illustrant les sondages en la matière, en a été donné au printemps lors d’un « Town hall » organisé en Pennsylvannie par la chaine de télévision conservatrice Fox News. Au sein d’un public que l’on devine populaire et majoritairement républicain, Medicare for all reçut alors un véritable engouement du public, à la grande surprise des présentateurs :

Enfin, Bernie Sanders est le mieux placé pour discuter le bilan de Donald Trump : il ne nie pas la croissance continue des États-Unis lors des 30 dernières années et sous le mandat du Président Républicain, et ne promettra pas de l’accroitre. Il pourra cependant, mieux que ses concurrents, pointer que cette croissance n’a profité qu’à une minorité et qu’il existe des solutions pour y remédier : la fiscalité, des services publics de qualités et une sécurité sociale universelle.

Une entrée de Sanders à la maison blanche ne peut donc plus être exclue. Or, si ce scénario venait à se concrétiser, l’Histoire du monde en serait changée.

La politique internationale, qui reste largement à la main du Président américain, serait bouleversée. Les États-Unis poursuivraient leur retrait des théâtres secondaires et rempliraient plus fidèlement la mission de paix qu’ils se sont donnés. Une lutte franche contre les paradis fiscaux et la fin des accords de libre-échange pourraient être également envisagées. Les États-Unis s’engageraient enfin dans la lutte contre l’urgence climatique en rejoignant l’accord de Paris et en lançant peut-être un Green New Deal digne du plan Marshall.

Sur le plan interne, les États-Unis se rapprocheraient du modèle européen. Les marges de manœuvre d’un cabinet Sanders, en dépit de l’élargissement des fonctions constitutionnelles du Président par Donald Trump, seront tout de même réduites par des négociations très difficiles avec un congrès extrêmement hostile. Considérant la popularité du Medicare for All, ce combat pourrait être néanmoins remporté. La régulation des superPAC pourraient être aussi engagée mais rencontrerait la résistance d’une Cour Suprême qui demeurerait conservatrice. L’annulation de la dette étudiante, la relance des investissements publics et la reconstruction des services publics pourraient être commencées mais nécessiteraient un deuxième mandat pour obtenir des effets significatifs. La régulation de Wall Street et celle des géants du numérique se heurteraient peut être, en revanche, à des lobbies trop importants.

Surtout, d’un point de vue politique, l’élection de Bernie Sanders mettrait un terme au cycle néolibéral engagé notamment par l’élection de Ronald Reagan. Des échos politiques pourraient alors en être ressentis en Amérique du Sud et en Europe.

Affaire à suivre, donc !

 

[1] Véhicules juridiques qui permettent un soutien financier déplafonné des plus grosses entreprises et des super-riches.

[2] Campagne la plus rapide de l’histoire à atteindre 1 million de donateurs.

[3] Morning Consult.

[4] https://www.politico.com/news/2019/12/26/can-bernie-sanders-win-2020-election-president-089636

[5] Morning Consult

[6] Il est encore trop tôt pour envisager une suite en mars et en avril à ce scenario déjà très spéculatif. Il est néanmoins certain qu’un financement basé sur de petites donations garantit à Bernie Sanders de pouvoir rester dans la course jusqu’à la fin de la primaire. Ce ne sera pas nécessairement le cas des candidats financés par des super-PACs (Biden, Buttigieg) qui se retireront dès lors que le ciel s’assombrira.

[7] Nous faisons ici l’hypothèse d’une victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates et d’un échec au Sénat de la procédure d’impeachment engagée contre le Président Trump.

[8] Ce constat pourrait même être aggravé dans le futur par les percées démocrates dans des états conservateurs (à l’exemple du Texas).

Comment les milliardaires tentent d’acheter la primaire démocrate pour contrer Sanders

https://www.flickr.com/photos/davidberkowitz/1441108002/in/photostream/
Michael Bloomberg en 2007. ©David Berkowitz / Flickr

Au grand dam des électeurs, le nombre de candidats à la primaire démocrate ne cesse d’augmenter. L’arrivée du milliardaire Michael Bloomberg et du gestionnaire de fonds d’investissement Deval Patrick marque le franchissement d’un nouveau palier dans la panique des élites néolibérales face à la montée de la gauche américaine, au risque de faire imploser le parti démocrate et d’offrir un second mandat à Donald Trump.


Comme nous l’écrivions précédemment, face au succès des candidatures de Warren et Sanders, les élites démocrates paniquent. Malgré la défaite d’Hillary Clinton en 2016 et les sondages prometteurs de deux candidats marqués à gauche dans d’hypothétiques duels face à Trump, ces cercles de dirigeants restent convaincus que seul un candidat modéré peut l’emporter face à l’ancienne star de téléréalité. À cette curieuse certitude s’ajoute une forte angoisse à l’idée de s’aliéner la classe des ultra-riches qui contribue au financement du parti et dont certains éléments ont déjà indiqué préférer Trump à Elizabeth Warren.

Or, les alternatives centristes peinent à convaincre. Joe Biden résiste dans les sondages nationaux, mais décroche dans les deux premiers États qui voteront aux primaires (Iowa et New Hampshire). Surtout, il ne dispose d’aucune base militante et peine à lever des fonds, alors que ses performances désastreuses lors des débats télévisés, sa propension à multiplier les gaffes en meeting et son lourd passif politique constituent des faiblesses alarmantes dans la perspective d’un duel face à Donald Trump.

Les premiers candidats propulsés par l’establishment démocrate et l’éditocratie pour incarner une alternative à Joe Biden ont implosé en vol : Beto O’Rourke, présenté comme « l’Obama blanc », a jeté l’éponge après une spectaculaire chute sondagière. Kamala Harris, un temps perçue comme une favorite capable d’unir le parti, ne s’est jamais relevée de sa tentative de triangulation sur l’assurance maladie et vient d’abandonner à son tour. Pete Buttigieg, nouvelle égérie médiatique en progression significative dans les enquêtes d’opinion, reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains.

Signe de la fébrilité du parti, pas moins de 28 candidats ont officiellement rejoint la campagne, contre 8 en 2008 et 6 en 2016. Au milieu des sénateurs establishment-compatibles plafonnant à 3 % d’intention de vote et d’une flopée d’élus du Midwest plaidant pour une politique du compromis avec le parti républicain, on trouve un multimillionnaire ayant fait fortune dans l’assurance maladie qui explique qu’on ne peut pas nationaliser le système (John Delaney), une guru du développement personnel qui pense que seul l’amour universel triomphera de Trump (Marianne Williamson), un entrepreneur arborant le slogan « MATH » en réponse aux casquettes rouges « MAGA » des fans de Donald Trump (Andrew Yang), sans oublier Tom Steyer, un milliardaire « de gauche » qui critique l’influence de l’argent en politique après avoir dépensé 50 millions de dollars pour s’acheter une présence aux débats télévisés à coup de publicités ciblées. Ces candidatures folkloriques n’inquiètent guère les cadres du parti, obsédés par Bernie Sanders au point d’organiser en avril 2018 des dîners pour esquisser une stratégie contre le sénateur socialiste [1], alors qu’Obama affirmait en privé ne souhaiter prendre position pour aucun candidat, sauf contre Sanders s’il s’apprête à gagner, afin de le stopper. [2]

Le 15 novembre, devant un parterre de riches donateurs, l’ancien président a franchi le pas en alertant sur l’illusion d’une candidature trop à gauche tout en critiquant « l’aile activiste de notre parti ». De la part d’un président ayant mis sur pied un réseau de militants sans précédent et fait campagne sur le thème de l’espoir et du changement (« hope and change ») avec le slogan « yes we can » (oui nous pouvons), cela pourrait paraître paradoxal. [3]

Hillary Clinton, elle, se plaignait récemment à la BBC de subir une “immense pression” de la part de « beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens » pour se représenter. Il semblerait qu’elle n’ait pas à s’exécuter, puisque deux candidats de poids viennent de rejoindre la course à l’investiture : l’ancien gouverneur du Massachusetts, multimillionnaire et avocat d’affaires Deval Patrick, et l’ancien maire de New York et neuvième fortune mondiale Mike Bloomberg. La démocratie américaine pourrait ne pas s’en remettre.

Deval Patrick : élites «corrompues» cherchent centre désespérémment

Convaincu que l’enjeu consiste à trouver un candidat « électable » (concept flou et contredit par les victoires de Reagan, Bush junior, Obama et Trump), Deval Patrick espère capturer un hypothétique centre dont l’existence est remise en cause par la défaite d’Hillary Clinton. Sa candidature représente une alternative plus jeune à Joe Biden et plus colorée à Pete Buttigieg, bien qu’il défende les mêmes idées. Financé par un « super PAC » (Political Action Committee, une entité juridique attachée à un candidat qui peut collecter et dépenser des sommes illimitées pour une campagne électorale) ayant levé plusieurs millions depuis 2018, majoritairement grâce au milliardaire Dan Fireman, M. Patrick espère refaire son retard à coup de gros dollars.

Son parcours professionnel semble avoir été construit pour enrager les électeurs démocrates : avocat de Texaco dans le procès intenté par l’Équateur suite aux gigantesques pollutions commises par la compagnie pétrolière dans l’Amazonie, il rejoint ensuite Ameriquest, le plus gros pourvoyeur de prêts immobiliers subprimes à l’origine de la crise financière de 2008, avant de devenir le PDG de Bain Capital, un fonds d’investissement vautour appartenant à Mitt Romney (adversaire républicain de Barack Obama en 2012), que le parti démocrate avait dépeint avec succès comme l’archétype de l’entreprise destructrice d’emploi et de lien social. Pour le Huffington Post, il incarne « la quintessence de l’avocat d’affaires mouillé dans les pires schémas de corruption des élites américaines ». Le fait qu’il soit pressenti comme un candidat « électable » par les élites démocrates en dit long sur leur déconnexion avec la base du parti.

The Massachusetts new state health system was Governor Deval Patrick’s topic at the Health Care Caucus in Denver. © Alison Klein, WEBN News 2008.

À en croire les salles vides qui ont accueilli ses premiers déplacements (une intervention ayant été annulé à la dernière minute faute de public), Deval Patrick n’a aucune chance de remporter la primaire. Mais sa voilure financière pourrait lui permettre de diffuser de nombreux spots publicitaires attaquant l’aile gauche du parti, comme le fait déjà Pete Buttigieg avec un entrain déconcertant.

Néanmoins, sa capacité de nuisance reste sans commune mesure comparée à celle de « Mike 2020 » Bloomberg, le cinquième homme le plus riche du pays.

Michael Bloomberg : l’oligarchie candidate aux élections ?

À la tête d’un empire médiatique et assis sur une fortune de 58 milliards de dollars, l’ancien maire de New York convoitait depuis quelques années la présidence du pays, sans oser franchir le pas. La victoire d’un pseudo-milliardaire en 2016, combinée à la percée de l’aile gauche démocrate et la faiblesse apparente de Joe Biden, l’auraient convaincu de se lancer. Ça, plus les encouragements de Jeff Bezos, le PDG d’Amazon et première fortune mondiale, qui voit d’un très mauvais œil le succès des campagnes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders.

Comme le dénonce ce dernier, la stratégie électorale de Bloomberg ressemble à une tentative assumée d’acheter l’élection. Sa campagne a débuté par un barrage de spots publicitaires, saturant les ondes et les pages internet de tout le pays. Le budget de cette manœuvre initiale s’élève à 37 millions de dollars, dépensés en une seule semaine, soit la moitié des fonds collectés par son rival démocrate le mieux financé (Bernie Sanders) en huit mois. Pour donner une idée de l’ampleur de ce premier blitz publicitaire, le précédent record hebdomadaire pour une campagne électorale était de 34 millions de dollars, atteint par Hillary Clinton lors de la toute dernière semaine de l’élection 2016. [5]

Et ce n’est que le début. Bloomberg compte investir entre 500 millions et 1 milliard de dollars. Il faudra au moins cela pour convaincre les électeurs démocrates de voter pour un ancien républicain qui avait fait campagne pour la réélection de George W. Bush en 2004 avant d’instaurer le contrôle au faciès systémique à New York. Mais s’il fallait retenir un exemple de la déconnexion de l’ancien maire avec l’Américain moyen, on évoquerait sa taxe sur les sodas, honnie pour son caractère paternaliste et son cœur de cible (les classes populaires).

Les chances de Michael Bloomberg restent faibles : il pointe à 3 % dans les intentions de vote, ne pourra vraisemblablement pas participer au débat télévisé de décembre et a décidé de ne pas se présenter aux primaires des quatre premiers États (Iowa, New Hampshire, Caroline du Sud, Nevada) qui votent en février pour se concentrer sur les grands États du Super Tuesday prévu le 3 mars 2020. [7]

Pour autant, sa campagne envoie un signal désastreux. Les démocrates ne cessent de peindre Trump comme un président raciste, corrompu, défendant les intérêts des plus riches et représentant une menace pour la démocratie. Opposer à ce magnat de l’immobilier un ponte de Wall Street à l’origine d’une loi qui a favorisé la discrimination raciale à New York, revendique d’acheter l’élection et compte utiliser son gigantesque groupe de presse Bloomberg News comme organe de propagande constitue une curieuse façon de sauver la démocratie des griffes de Donald Trump.

En effet, Michael Bloomberg a demandé aux 2700 journalistes qu’il emploie de ne pas enquêter sur sa campagne, et par souci d’équité, d’étendre ce traitement préférentiel à ses adversaires démocrates. Plutôt que de se séparer de cet actif ou d’encourager ses employés à le couvrir aussi fermement qu’ils le font pour la Maison-Blanche, il a pris l’option la plus égoïste, sans penser aux conséquences. Car le groupe Bloomberg News paye très bien ses employés, au point de représenter un filet de sécurité pour la profession qui pourrait décourager de nombreux journalistes exerçant dans des médias concurrents de se montrer trop critiques envers un potentiel et généreux futur employeur. [7]

Du pain béni pour Donald Trump, qui n’a de cesse de désigner la presse comme « l’ennemi du peuple », un appareil de production de fake news au service du parti démocrate. Lorsqu’on sait à quel point FoxNews est liée au président, qui y recrute ses collaborateurs et téléphone aux émissions en direct pour « décompresser », on a de quoi s’indigner. Mais si les présentateurs vedettes de la chaîne conservatrice s’affichent parfois aux côtés du président lors de ses meetings, Michael Bloomberg vient d’embaucher le responsable communication de sa propre chaîne au poste de directeur de campagne.

L’autre point noir touche évidemment au financement de sa campagne. Le parti démocrate, sous l’impulsion de Bernie Sanders, avait entrepris de se distancier des modes de financement électoraux les plus problématiques, dont les fameux super PAC. Pour les primaires, à l’exception récente de Joe Biden et Deval Patrick, les candidats ont tous pris l’engagement de ne recourir qu’aux dons individuels, la plupart refusant ceux liés à l’industrie pétrolière. La chambre des représentants au Congrès (sous contrôle démocrate) a également voté un texte de loi pour réduire l’influence de l’argent sur les élections. Si le texte a été bloqué au Sénat par les républicains, il devait envoyer un signal fort. Avec sa candidature, Mike Bloomberg fait voler les efforts démocrates en éclats.[8]

Si Donald Trump avait évité d’autofinancer sa propre campagne, par conviction qu’il ne pouvait gagner et par manque probable de moyens financiers, [9] Bloomberg semble déterminé à payer le prix nécessaire à sa victoire. Un duel de milliardaires pour la Maison-Blanche constituerait l’aboutissement logique de 50 ans d’efforts législatifs pour déréguler le financement des élections.

Quel impact sur la primaire démocrate ?

Pour battre Trump, Bernie Sanders (et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren) fait campagne en dénonçant l’influence de l’argent sur la politique et en fustigeant la corruption qui gangrène la Maison-Blanche, tout en avançant un programme populaire plébiscité par 70 % des Américains (dont une fraction significative des électeurs de Donald Trump) sur au moins quatre aspects : la nationalisation et socialisation de l’assurance maladie, l’impôt sur les très grandes fortunes, la hausse du salaire minimum et un « new deal vert ». Plutôt que d’appuyer cette vision ambitieuse qui n’a aucune chance d’être votée telle quelle par un Congrès fortement dominé par les conservateurs (républicains et démocrates), ou simplement de financer des campagnes sénatoriales de candidats plus modérés qui pourraient tempérer les ardeurs socialistes d’un hypothétique président Sanders, les riches donateurs et l’establishment démocrate usent de tous leurs moyens pour tuer ce projet politique dans l’œuf, témoignant du refus croissant de la classe capitaliste de voir son pouvoir subir le moindre début de contestation.

Le résultat risque d’être désastreux pour les démocrates. Non seulement des millions de dollars disponibles pour combattre le parti républicain sont dépensés pour convaincre les Américains que tout projet politique désirable et ambitieux n’est pas réaliste, mais avec l’arrivée de Bloomberg, la corruption et connivence de Trump avec les puissances financières risquent d’apparaitre comme de l’amateurisme.

Ironiquement, cette nouvelle configuration pourrait aider Elizabeth Warren et Bernie Sanders, qui voient leur critique d’un système politique corrompu par l’argent explicitement validé. Surtout, Bloomberg devrait en priorité grignoter l’électorat de Biden et celui de Buttigieg, puis de Warren, avant que Sanders n’observe une fuite de ses propres soutiens.

Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’efficacité des publicités ciblées et du soutien médiatique, qui semblent être à l’origine de l’étonnante percée de Pete Buttigieg. En attaquant les propositions de Sanders et celles de Warren, comme le fait déjà implicitement son premier spot publicitaire, la campagne de Bloomberg pourrait servir à contenir Sanders et propulser Buttigieg. Mais les médias américains en général et la chaîne prodémocrate MSNBC en particulier s’en chargent déjà gratuitement et quotidiennement, avec des résultats mitigés. [10] Ce qui amène à s’interroger sur la finalité de la candidature Bloomberg, et la perspicacité de ce dernier. Au-delà d’une forme de vanité, on peut y voir un cas d’école d’aveuglement de classe. Les élites démocrates évoluent entre elles et emploient des collaborateurs prompts à chanter leurs louanges et renforcer leurs illusions de destinée manifeste et de supériorité intellectuelle. Après avoir offert un tremplin à Donald Trump en 2016, ces élites illusionnées pourraient, malgré elles ou sciemment, faciliter sa réélection en 2020.

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Notes et références :

Auteur : @politicoboyTX

[1] Lire cette enquête du New York Times : « Stop Sanders democrat are agonizing over his momentum »

[2] Lire cette enquête de Politico « Waiting for Obama »

[3] Lire Jacobinmag : « Le véritable Obama montre enfin son visage » pour plus de détails sur les assauts répétés d’Obama contre la gauche américaine. https://www.jacobinmag.com/2019/11/obama-socialism

[4] À propos de la candidature de Deval Patrick et de sa carrière, lire cette analyse de Matt Taibbi (Rolling Stone) et celle-ci de Jacobin

[5] Pour les détails sur les aspects financiers des dépenses de campagne de Bloomberg, lire : https://abcnews.go.com/Politics/bloomberg-places-upward-254-million-worth-television-ads/story?id=67235779

[6] Pour les détails de sa stratégie électorale, lire https://fivethirtyeight.com/features/how-michael-bloombergs-late-bid-for-the-democratic-nomination-could-go/

[7] Lire à ce propos l’analyse de Matt Taibbi (RollingStone): https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/

[8] Lire dans Le Monde cette tribune de Julia Cagé : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/26/la-candidature-de-michael-bloomberg-est-une-mauvaise-nouvelle-pour-la-democratie_6020508_3232.html

[9] Trump n’a versé que 12 millions de dollars pour les primaires, sous la forme d’un prêt. En juillet 2016, il rechignait encore à mettre davantage d’argent dans la campagne, sa contribution totale étant estimée à 60 millions de dollars, la majeur partie sous forme de prêts et de factures à ses propres entreprises. https://www.politifact.com/truth-o-meter/statements/2016/feb/10/donald-trump/donald-trump-self-funding-his-campaign-sort/

[10] : En particulier, la chaîne MSNBC et le New York Times, médias les plus influents auprès des électeurs démocrates. Pour plus de détails, lire : https://www.jacobinmag.com/2019/11/corporate-media-bernie-sanders-bias-msnbc-warren-biden

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

Primaires du Parti démocrate : néoconservateurs contre pacifistes ?

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©Gage Sikdmore

La politique étrangère constituera un sujet de débat inévitable lors des primaires du Parti démocrate et un révélateur des lignes de fracture au sein de l’organisation. Le favori Joe Biden incarne une ligne néoconservatrice, dans la droite ligne de la candidate Hillary Clinton à la présidentielle des États-Unis. Il s’oppose de front à Bernie Sanders qui, s’il est loin de promouvoir un pacifisme intégral, se fait l’écho de la critique des interventions militaires américaines de ces dernières années. Si de véritables débats n’ont pas encore eu lieu, on peut d’ores et déjà percevoir à quel point il sera difficile pour les candidats de repenser fondamentalement le rôle des États-Unis comme acteur géopolitique global, dans un pays marqué par une culture messianique de l’interventionnisme.


Le consensus de l’opposition à Trump

Donald Trump et son administration sont d’ores et déjà au cœur de tous les débats chez les démocrates. Le président républicain souffre d’une relative (quoique stable) impopularité depuis le début de son mandat[1], et les candidats démocrates à la présidence se placent unanimement en opposition avec son administration. Cependant, force est de constater que la politique étrangère de Trump ne constitue pas le cœur des discussions au sein de la primaire démocrate. D’après une enquête du Washington Post[2], parmi les quinze candidats ayant officiellement entamé leur campagne début avril, seuls trois d’entre eux ont dédié plus de 10 % de leur activité sur les réseaux sociaux à la politique étrangère, et il ne s’agit pas de candidats majeurs ; la majorité n’évoque presque pas le sujet, à l’instar de la sénatrice de Californie Kamala Harris, l’ancien représentant du Texas Beto O’Rourke ou le maire de South Bend dans l’Indiana Pete Buttigieg.

Plusieurs raisons peuvent être évoquées. L’électorat démocrate est traditionnellement plus préoccupé par la politique intérieure – les questions liées à l’assurance maladie, à l’emploi et au logement ont été au cœur du message démocrate lors des élections de mi-mandat (midterms) de 2018 et nombreux sont ceux qui imputent leur succès -les démocrates ont gagné 40 sièges à la Chambre des représentants – à ce retour aux préoccupations économiques et sociales. Lorsque le sujet est évoqué, les candidats à l’investiture démocrate trouvent facilement des points d’accord. Ainsi, presque tous condamnent la décision de Trump de quitter plusieurs traités internationaux, l’accord nucléaire avec l’Iran (le principal acquis diplomatique de Barack Obama) en tête, mais aussi l’accord de la COP21. Donald Trump, en décidant de sortir les États-Unis de ces accords internationaux, s’est placé dans la droite ligne néoconservatrice qui domine le Parti républicain depuis les années 1990, une ligne hostile au multilatéralisme et à tout accord contraignant pour les États-Unis. Le parti démocrate, lui, est historiquement plus favorable que son concurrent à la collaboration internationale, et la majorité des candidats à la primaire tiennent cette position.

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Kirsten Gillibrand et Cory Booker, tous deux candidats à l’investiture démocrate. @ K. Cecchini

Kirsten Gillibrand, sénatrice de New York, a par exemple déclaré qu’il n’existait pas de solution « seulement militaire[3] » à la situation en Syrie, et Cory Booker, sénateur du New Jersey, a critiqué le non-respect des lois internationales dans le déploiement de troupes en Irak et en Syrie[4]. En somme, ils reprochent à Trump d’agir de manière unilatérale et d’isoler les États-Unis.

 

L’héritage diplomatique de Barack Obama

Pour comprendre la vision des démocrates en politique étrangère, il est également nécessaire de prendre en compte l’héritage de Barack Obama. En effet, le département d’État, l’équivalent américain du Quai d’Orsay, s’est placé, sous la direction des secrétaires nommés par Trump, dans un certain nombre de domaines, dans la continuité des choix opérés par l’administration Obama. En réalité, une partie non-négligeable de la politique étrangère de Donald Trump ne se distingue pas fondamentalement de celle de son prédécesseur dans le bureau ovale[5].

Barack Obama représente au sein du parti démocrate une figure qu’on n’ose pas encore vraiment remettre en question.

Barack Obama avait adopté une politique étrangère moins agressive que son prédécesseur George W. Bush. Il répondait aux réquisits des entreprises américaines représentées par la chambre de commerce des États-Unis, désireuses de faire prévaloir leurs intérêts commerciaux, y compris dans des pays considérés comme hostiles aux États-Unis (Iran, Venezuela ou Cuba). Il s’alignait également sur la vision stratégique d’une partie de l’élite militaire américaine, persuadée que les violations répétées du droit international par George W. Bush nuisait au soft power américain, et ainsi à la pérennité de son hégémonie. Bien sûr, les interventions à l’étranger n’ont pas cessé d’être de mise lorsqu’il s’agissait de défendre les intérêts américains, mais à la différence de ce qui était pratiqué par George W. Bush ou Bill Clinton, l’intervention armée directe, surnommée boots on the ground, est minimisée. Elle cède ainsi le pas aux moyens indirects, comme l’envoi de conseillers militaires et la livraison d’armes auprès de groupes considérés comme alliés (en Afghanistan ou en Syrie), les sanctions économiques (contre l’Iran, le Venezuela ou la Russie) et surtout, les frappes de drones, qui constituent le fondement principal des interventions militaires américaines à l’étranger. L’armée américaine a ainsi mené des centaines de frappes dans plusieurs pays, principalement en Afghanistan, au Pakistan et en Libye sous le mandat de Barack Obama. Elles ont continué sous celui de Trump, sans interruption. Le seul changement apporté par le président républicain à cette politique a été de cesser de rapporter officiellement le nombre de victimes civiles, en mars 2019. Barack Obama représente, au sein du Parti démocrate, une figure qu’on n’ose pas encore vraiment remettre en question : aucun candidat à la primaire ne critique nommément l’ancien président ou sa politique.

Si les démocrates osent rarement critiquer directement l’administration précédente, ils doivent malgré tout faire face aux conséquences de ses décisions. L’un des sujets qui a préoccupé les démocrates depuis le début des primaires concerne l’intervention saoudienne au Yémen, qui bénéficie d’un appui logistique de l’US Navy depuis 2015, quand le secrétaire d’État était Ashton Carter, nommé par Obama. La grave crise humanitaire que cette guerre a provoqué, ainsi que l’assassinat présumé de Jamal Khashoggi à l’intérieur du consulat saoudien d’Istanbul, en octobre 2018, ont poussé les démocrates à dénoncer l’aide militaire américaine apportée aux Saoudiens. En mars 2019, Bernie Sanders, avec deux autres sénateurs, a présenté une loi au Sénat qui, invoquant la War Power Resolution de 1973, imposerait à l’administration Trump de retirer son soutien à l’intervention au Yémen. Malgré le passage de cette résolution par 54 voix contre 46, l’administration Trump n’a pas retiré l’aide matérielle apportée à l’intervention saoudienne et a déclaré que cela n’entrait pas dans le cadre de la War Power Resolution.

Néoconservateurs contre pacifistes ?

Bernie Sanders, en se faisant l’un des principaux soutiens de cette loi, envoie un signal fort à l’électorat démocrate défavorable à l’interventionnisme et se pose comme un leader parmi les autres candidats. En ralliant presque tous les démocrates à sa position sur le Yémen, il est parvenu à apparaître comme une voix écoutée en termes de politique étrangère, alors qu’il s’agissait d’un de ses points faibles en 2016. Cependant, les divisions internes ne s’effacent pas pour autant, Bernie Sanders restant une figure crispante pour les cadres du parti.

Si l’autre grande figure de la gauche du parti démocrate, Elizabeth Warren, sénatrice du Massachussetts, affiche comme Sanders la volonté de repenser la politique étrangère américaine, d’autres mettent au contraire en avant celle de réaffirmer la place des États-Unis comme leader mondial. C’est le cas de Joe Biden, qui vient d’annoncer sa candidature, mais qui avait déjà informellement commencé la course à l’investiture depuis plusieurs mois et qui se trouve d’ores et déjà en tête des sondages. L’ancien vice-président de Barack Obama pourrait fédérer autour de lui une partie de l’establishment ainsi que des électeurs démocrates conservateurs. S’il n’a pas encore dévoilé de programme précis, Joe Biden a fait de son expérience en politique étrangère un argument central de sa communication. Son soutien décisif à l’intervention en Yougoslavie en 1999 ou son vote en faveur de la guerre en Irak (il était alors président de la commission des affaires étrangères du Sénat) pourraient cependant lui porter préjudice : il représente un mode de pensée plutôt unilatéraliste qui n’est plus aujourd’hui une évidence dans le parti. Puisqu’il est l’un des artisans de la stratégie des frappes de drones et qu’il continue, même après la fin de son mandat, d’appeler au renforcement des sanctions contre la Russie[6], Joe Biden fera figure, dans l’arène démocrate, de représentant des faucons de Washington. Il sera peut-être l’un des seuls, tant l’opinion de la base démocrate semble s’être tournée contre l’interventionnisme.

Les positions opposées de Sanders et Biden représentent une fracture au sein du parti, mais aussi de la société américaine.

Ce changement d’opinion pourrait être capté par Bernie Sanders, qui, parmi les candidats, a formulé les critiques les plus extensives envers la politique étrangère américaine. Sans défendre le régime de Maduro, il s’est éloigné des prises de positions de ses collègues en faveur d’une intervention au Venezuela, dénonçant les nombreuses interventions des États-Unis en Amérique latine au cours de l’histoire comme illégitimes et avertissant qu’ils ne devaient pas « suivre à nouveau la même route. » Il dénonce également le bilan humain et financier de la « guerre contre le terrorisme », et n’hésite pas à qualifier le Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahou, de « raciste », des propos qui le distinguent très clairement des faucons, mais aussi de ceux que l’on appelle, sur la colline du Capitole, le blob : l’ensemble des parlementaires démocrates et républicains se rangeant à l’opinion de l’establishment diplomatique américain (nous devons le terme au conseiller d’Obama Ben Rhodes). Cependant, si Bernie Sanders critique les interventions abusives et les violations des droits de l’Homme commises par les États-Unis, il n’est pas un tenant de l’isolationnisme. Influencé par la lecture de Michael Walzer (auteur de l’essai Guerres justes et guerres injustes, à l’influence considérable) il n’exclut pas la participation des États-Unis à ce qu’il qualifie de guerres justes. Partisan de l’intervention des États-Unis en Afghanistan en 2001 ou du bombardement de l’OTAN au Kosovo en 1999, il se démarque parfois de ses soutiens les plus pacifistes comme Noam Chomsky. Ses violents affrontements avec les néoconservateurs américains ne devraient donc pas voiler un certain nombre d’accords de fond avec l’establishment du Parti démocrate ; entre autres, le droit pour les États-Unis d’user de ses prérogatives de super-puissance pour intervenir dans un pays tiers, à des conditions et selon des modalités qui varient considérablement.

Confrontées par la campagne des primaires, les positions opposées de Sanders et Biden représentent une fracture au sein du parti, mais aussi de la société américaine entière. Elle existe depuis la guerre froide et oppose une culture de l’interventionnisme parfois messianique, qui a resurgi durant les années Bush fils et qui est reste entretenue dans l’espace médiatique, et une culture pacifiste née pendant la guerre du Vietnam et ravivée par celle d’Irak, qui est toujours vivace au niveau militant. Entre ces deux pôles, on trouve le legs d’Obama, visant à placer les intérêts commerciaux et le soft power américains au premier plan, sans abandonner l’interventionnisme lorsque celui-ci n’est pas jugé contre-productif pour l’hégémonie américaine.

La politique étrangère sera un sujet que les candidats qui survivront au caucus de l’Iowa et à la primaire du New Hampshire les 3 et 11 février 2020 ne pourront pas éviter. D’autres sujets jusqu’ici mis de côté devront également être abordés par les candidats, tels que le libre-échange, le Venezuela ou l’Iran. Les divisions apparaîtront alors inévitablement. Verra-t-on des candidats converger vers les positions de Bernie Sanders et de Joe Biden, affichant la profonde division du parti aux yeux de tous ? Ou les autres candidats, s’il en reste, voudront-ils trouver une position médiane en revendiquant l’héritage de Barack Obama, moyen confortable de se démarquer du bellicisme de Biden et de Trump tout en évitant d’en produire une critique de fond ?

 

[1] FiveThirtyEight, « How popular is Donald Trump? », https://projects.fivethirtyeight.com/trump-approval-ratings/?ex_cid=rrpromo. Au moment de la rédaction de cet article, Donald Trump a une cote de popularité d’environ 42 %, un score proche de la moyenne depuis son inauguration.

[2] Kevin Schaul et Kevin Uhrmacher, « The issues 2020 Democrats are running on, according to their social media », The Washington Post, 8 avril 2019. https://www.washingtonpost.com/graphics/politics/policy-2020/priorities-issues/?noredirect=on&utm_term=.04a98d0eb6e4#tag-foreign-policy

[3] https://twitter.com/SenGillibrand/status/850399283568312321

[4] https://www.nytimes.com/2018/01/23/opinion/syria-tillerson-constitution-trump.html

[5] Randall Schweller, « Three Cheers for Trump’s Foreign Policy: What the Establishment Misses », dans Foreign Affairs, 97 (Septembre/Octobre 2018), p. 133-143.

[6] https://www.foreignaffairs.com/articles/2017-12-05/how-stand-kremlin

Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ?

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ? Voilà la question à laquelle Simon Tremblay Pepin (Professeur à l’Université Saint Paul d’Ottawa) essaie de répondre, en s’appuyant sur les témoignages apportés par deux des principaux organisateurs de la campagne de Bernie Sanders : Becky Bond et Zack Exley. Leur livre, intitulé Rules for revolutionaries, how big organizing can change everything, apporte des clés de compréhension essentielles sur l’organisation de la campagne de Bernie Sanders lors des primaires démocrates de 2016Cet article, que LVSL reproduit en accord avec son auteur, a été publié à l’origine dans la revue en ligne québécoise Raison Sociale.


Tout le monde aime Bernie. Il est sympathique, il attire les foules et il dit des choses plus radicales que ce qui se dit habituellement au Parti démocrate. Plus encore, sa campagne donne de l’espoir, celui qu’on peut (presque) gagner sans vendre son âme, même aux États-Unis. Le danger à propos de la campagne de Sanders, c’est de tomber dans le piège communicationnel et de penser que tout est dû au personnage. Même si lui-même ne cesse de dire le contraire, il est facile de ne voir là qu’un propos symbolique ; surtout de l’extérieur, surtout avec les campagnes si personnalisantes que sont les primaires étasuniennes. Si on s’arrête là, on a peu de choses à apprendre. Le succès de sa campagne serait fondé sur le charisme de Sanders et un ensemble de circonstances favorables. Ce serait passer à côté de l’essentiel : l’organisation derrière la campagne.

Rules for Revolutionaries : How Big Organizing Can Change Everything, écrit par Becky Bond et Zack Exley, qui furent tous deux au cœur de la campagne web de Sanders, nous permet de jeter un œil sur cette organisation. Rules for Revolutionaries nous offre à la fois quelques éléments chronologiques et une série de règles à respecter pour faire du « big organizing ».

Certains traits de l’ouvrage sont agaçants. La propension des auteurs à nous vendre leur salade à grand renforts de superlatifs et des points d’exclamation n’est pas la moindre. L’attitude donneuse de leçon – difficile à éviter considérant la forme choisie – lasse aussi. Néanmoins, une fois qu’on est passé outre, les apprentissages à faire sont grands et les idées sont emballantes. Ils n’ont peut-être pas réalisé leur prétention d’écrire le nouveau Rules for Radicals (le célèbre ouvrage de Saul Alinsky), mais ils réussissent à nous en apprendre beaucoup sur la mobilisation politique aujourd’hui.

Le but de ce texte est d’extraire certains éléments qui m’ont marqué et de les rendre disponibles pour un lectorat francophone. Mon point de vue est évidemment centré sur le Québec et sa réalité politique, mais les idées transmises ici peuvent très bien inspirer ailleurs. On trouvera donc ici ma lecture très personnelle et très conjoncturelle du livre de Bond et Exley. J’y prends ce que j’aime et je l’interprète à ma façon, je laisse derrière ce qui ne m’intéresse pas. Le mieux est, bien sûr, d’aller lire le bouquin.

Contexte de l’ouvrage

Zack Exley est contacté pour travailler avec la campagne Sanders. Saisissant l’occasion, il quitte son boulot bien payé et embarque dans l’aventure avec enthousiasme, pour se rendre compte dès son arrivée qu’il a mis le pied dans une campagne de paumés. Il veut embaucher pour faire une stratégie web comme il a appris à le faire ailleurs, mais aucun nouveau salaire n’a été prévu.

Il est donc tenu de faire beaucoup avec peu d’employés et de compter d’abord sur des militants et des militantes. Il participe à monter une importante équipe de bénévoles sans que la direction de la campagne ne s’en rende vraiment compte. Une petite équipe d’employés s’est ensuite formée (dont Becky Bond) et a réussi à rassembler la plus vaste armée de bénévoles jamais vue aux États-Unis pour une campagne primaire. Pour réussir à la rassembler et à l’organiser il a fallu faire autrement que ce que veut la doxa du militantisme. L’objectif de Rules for Revolutionaries est de présenter de façon simple et accessible ces nouvelles pratiques.

Tout passe par du travail militant, mais pas celui que vous croyez

L’équipe de la campagne de Sanders a dû repenser l’action militante parce que le travail qu’ils avaient à accomplir n’avait aucune commune mesure avec leur nombre. Quelques dizaines de personnes pour couvrir le territoire des États-Unis, pour organiser des milliers de rencontre, faire des millions d’appels, cogner à des centaines de milliers de portes, concevoir des dizaines d’applications Web et pour, en même temps, réaliser une campagne de communication nationale ? Mission impossible. En fait, une seule de leurs tâches aurait normalement occupé l’ensemble de leurs ressources humaines.

Ils ont donc décidé de remplacer les employés par des bénévoles. C’est-à-dire qu’ils ont donné à des bénévoles des tâches – complexes, répétitives, qui s’étendent sur le long terme, qui demandent une certaine continuité, etc. – qu’on laisse généralement à des employés salariés. Ce faisant, ils ont pu repérer ceux et celles qui s’en tiraient le mieux et qui y prenaient goût pour leur donner encore plus de responsabilités. Ainsi, ils ont donné à des bénévoles la responsabilité de programmer des outils web entiers, de diriger des équipes de centaines d’autres bénévoles et de s’occuper de leur formation, d’organiser des événements de grande ampleur sur leur propre base et, surtout, d’organiser ce qu’ils veulent, tant que cela permettait de mobiliser davantage d’électeurs et électrices pour la primaire.

Il y a ici une proposition qui dépasse, me semble-t-il, l’opposition classique base/sommet : d’un côté les bureaucrates réformistes qui décident de tout, de l’autre la base radicale qui n’est jamais écoutée. Cette opposition classique a d’ailleurs son revers – qu’on dit moins fort mais qui circule quand même – : les employés et élus qui prennent toutes les responsabilités et les membres qui ne font que “chialer” sur Facebook (NDLR : chialer en québécois signifie râler). Ces deux schèmes sont en bonne partie des fabulations, mais ils sont surtout le résultat des rôles que chacun se donne.

Si l’équipe Sanders nous permet de penser comment la dépasser, c’est qu’au lieu de rejouer la séparation membres = décision / élus et employés = exécution ; elle transforme la dynamique en donnant des responsabilités d’exécution aux membres les plus impliqués. En mettant les deux mains à la pâte très concrètement, en étant eux-mêmes confrontés aux choix qu’imposent l’organisation de terrain, cela leur donne à la fois du pouvoir politique et l’obligation de tenir compte de gens, de situations et de contextes qui ne sont visibles que quand on agit concrètement, mais qui nous échappent si on n’est pas dans l’action.

La pratique que la campagne de Sanders a développé vient croiser une notion qui circule ces temps-ci – et qui trouverait ses origines à droite – la “do-ocracie” : l’idée selon laquelle le pouvoir vient avec l’action, avec le fait d’accomplir des choses. Si la notion est imparfaite et critiquable, elle met cependant le doigt sur un problème de bien des organisations politiques qui sont orientées vers les débats internes plus que vers l’action externe. Donner son opinion et se prononcer sur les orientations c’est fort bien, mais l’objectif d’une organisation politique n’est pas la discussion entre membres, mais d’agir collectivement pour changer la société.

Faire totalement confiance et ne pas attendre la perfection

Donner plus de responsabilités aux militants exige cependant de faire grandement confiance. En fait, cela demande, pour traduire l’expression de Bond et Exley de « donner tous vos mots de passe ». Établir clairement les besoins de l’organisation et laisser ensuite les gens s’organiser de la façon qui leur convient pour atteindre ces objectifs, sans tenter de les faire entrer dans un cadre ou de les surveiller. Arrêter, donc, de penser que nous sommes des guides politiques essentiels et que si les gens font des activités politiques autonomes, celles-ci vont immanquablement mal virer. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut a posteriori tout appuyer. Laisser de l’autonomie, c’est aussi laisser les gens prendre leurs responsabilités s’ils font des erreurs.

Donc, oui, il y aura des erreurs. Donc, oui, il faudra parfois dire : ce qu’a fait ce militant était une erreur et nous ne l’appuyons pas dans ce geste. Mais l’expérience de Sanders nous dit que ces situations seront très rares et, la plupart du temps, moins dommageables qu’on ne l’aurait cru au départ.

Par contre, la multiplication des actions, elle, est exponentielle. Entre autres, parce qu’on n’attend pas que tout soit parfait. Plein d’actions partout, constamment, aussi imparfaites soient-elles, sont mieux qu’un seul événement bien léché pour lequel on a démobilisé plein de gens parce qu’ils ne faisaient pas les choses assez bien. En laissant l’initiative à tous ceux et toutes celles qui veulent embarquer, mais aussi en prenant des risques et en organisant des choses plus grosses que ce que notre équipe peut humainement réaliser, on se met en danger, mais cette prise de risque nous permet potentiellement de dépasser nos difficultés actuelles.

L’activité qui permet de gagner : parler à du monde

Bond et Exley nous rappellent aussi quelque chose qui nous sort parfois de la tête : notre but c’est de parler à des inconnus pour les convaincre de faire d’autres choix politiques. Tout ce qu’on fait d’autre n’est qu’un outil pour parvenir à ce moment. Bien sûr, ces deux auteurs présentent le contexte particulier d’une primaire étasunienne où il faut, pendant des mois, convaincre des millions d’électeurs et électrices dans le but de les faire appuyer une candidature. Toutes les campagnes politiques ne fonctionnent pas selon cette logique et n’ont pas nécessairement cette intensité. Cependant, il est vrai que nous oublions rapidement que nous avons le moyen de rejoindre facilement des centaines de personnes dans notre poche, tous les jours. Prendre le téléphone et appeler des gens pour les convaincre de travailler avec nous est souvent la chose plus utile à faire pour une organisation politique. Le but du militantisme politique n’est pas de parler entre nous, mais d’aller parler aux autres, aux gens qui ne sont pas avec nous, qui ne réagiront pas toujours bien à nos appels. Plus risqué que de publier un autre statut Facebook, plus directement engageant, mais plus efficace aussi.

Le but de nos activités, c’est de parler à ceux et celles qu’on ne connaît pas. Prendre le téléphone et appeler des gens, ou aller cogner à leur porte sont des gestes simples, mais qui demandent un peu de courage. Bond et Exley soutiennent qu’en période de mobilisation : tout le reste est accessoire.

Donc, on fait confiance. On donne les mots de passe pour laisser les gens s’organiser à faire quoi ? À appeler des gens qu’ils ne connaissent pas pour les convaincre de rejoindre notre camp en venant participer à une activité, en mettant leur nom sur une liste, en organisant eux-mêmes ou elles-mêmes quelque chose, etc. Ce recentrage permet de mieux évaluer ce que nous sommes en train de faire à partir de la question : suis-je en train de convaincre des gens directement ou d’aider concrètement à ce que ça se fasse mieux ? En période de mobilisation intense, les actions pertinentes sont celles pour lesquelles on répond « oui » à ces questions.

Bond et Exley le disent et le répètent, ce qu’on a besoin de faire c’est de parler à des gens qu’on ne connaît pas et de les convaincre. Ça peut paraître simple, mais c’est lourd de conséquences en termes organisationnels.

Des structures qui se multiplient d’elles-mêmes

En ouvrant la porte à l’implication militante autonome organisée vers un but commun – appeler des gens, par exemple – on rend possible l’auto-multiplication des structures militantes. Au début, l’équipe de Sanders invitait à participer à des rencontres où les nouveaux bénévoles devaient faire des appels. Ensuite, ils ont développé l’idée du barnstorm : un grand rassemblement à partir duquel s’organiseraient pleins de petits rassemblements dans des maisons privées pour faire des appels. Bref, une action qui produit des centaines d’actions à venir. Ainsi, ils réunissaient des inconnus intéressés par leur campagne et les mettaient immédiatement en mouvement en les invitant à organiser eux-mêmes des soirées d’appels, chez eux et chez elles, sur une base régulière ou, tout au moins, à participer à l’une de celle qui s’organisait ce soir-là. Rapidement, les barnstorm se sont multipliés et les salariés de l’équipe parcouraient le pays pour organiser de plus en plus de gens.

La magie a opérée quand ils ont formé des bénévoles pour organiser les barnstorms eux-mêmes, sans salariés. Les grandes lignes étaient établies, il fallait simplement l’adapter aux particularités locales et à la situation. Dès que des bénévoles ont pris en main des structures qui généraient de nouvelles structures militantes, la mobilisation se répandait comme un virus, sans même que l’organisation centrale en ait le contrôle : et c’est tant mieux, car elle n’aurait jamais été capable de même tenir le compte de tout ce qui se produisait. Côté militants, non seulement le nombre a grandi, mais l’engagement aussi. Des gens non-payés ont commencé à prendre des congés pour travailler pendant trois, quatre ou cinq mois sur la campagne, parce qu’elle donnait plus de sens à leur action que leur travail rémunéré. On oublie parfois ce que l’engagement peut amener comme don de soi et comme professionnalisme, Bond et Exley le rappellent brillamment.

Toutes ces équipes qui se multipliaient se coordonnaient par l’entremise d’applications web (Facebook ou Slack) et organisaient la croissance de l’organisation militante d’elles-mêmes. Elles ne faisaient pas d’ailleurs que des appels, elles concevaient des applications, organisaient des événements, concevaient des stratégies locales, etc. Toutes leurs activités n’avaient qu’un objectif : augmenter le nombre de gens qui pourraient être “rejoints” (NDLR : contactés). Ce qui ne veut pas dire que l’équipe de salariés ne faisait rien. Au contraire, ils avaient justement toute la croissance et ses problèmes à gérer, sans compter la formation des formateurs et formatrices.

Faire attention aux gens, en particulier aux nouveaux et nouvelles

Or, former des formateurs, c’est à la fois être clair dans ses idées et objectifs et faire attention aux gens. Il faut en somme que les employés salariés croient à l’idée que la transformation sociale à laquelle ils participent n’émergera pas d’eux, mais bien des autres. En conséquence, il faut qu’ils prennent soin et chérissent les gens qui viennent donner de leur temps et de leur énergie pour l’équipe. Ce n’est pas un travail pour tout le monde que de prendre soin des autres – bien que tout le monde puisse faire un effort sur cette question –, mais il est impératif de reconnaître l’importance des personnes qui le font, ce sont elles qui nous permettent d’aller de l’avant.

Ces personnes qui prennent soin des autres sont aussi importantes parce qu’elles permettent l’intégration des nouveaux. Or, ce sont souvent les gens qui n’ont jamais fait de politique qui sont les meilleurs pour en faire sur le terrain. C’est leur fraîcheur, leur spontanéité qui convainc les autres d’embarquer. Ils viennent d’être happés par un mouvement, ils voient grand, ils rêvent et ne portent pas la mémoire de toutes les défaites militantes ou de tout le cynisme des trahisons. Ils amènent aussi des façons de faire, des manières de s’organiser qu’on ne connaît pas toujours et aussi des compétences qui ne sont pas largement partagées. Ces apports sont précieux. Les militants récents sont donc ce à quoi il faut faire le plus attention, non pas en les protégeant, mais en les stimulant, en leur donnant sans cesse de nouveaux défis et de nouvelles responsabilités.

Parmi les nouveaux, on trouve souvent des gens issues de communautés qui n’étaient pas actives dans les projets de départ. Leur apport est nécessaire et permet de changer nos façons de faire pour mieux les accueillir dans nos organisations, mais aussi de parler à des groupes qui ne connaissent pas nos idées. Il est nécessaire d’être à l’écoute de ces personnes issues des communautés qui ne sont pas majoritaires et qui se joignent à nos mouvements, notre objectif est de mettre fin aux dynamiques qui les excluent, pas de les reproduire.

Pour Bond et Exley, il faut encourager les personnes qui se joignent à nos rangs à aller parler à d’autres rapidement, sans se sentir incompétents ou inaptes parce qu’ils viennent d’arriver. L’important n’est pas de connaître en détails tout le programme politique et il n’y pas de diplôme qui nous autorise à parler en faveur d’une organisation. En fait, les personnes les plus convaincantes politiquement sont souvent celles qui parlent avec cœur de ce pourquoi elles ont choisi de s’y impliquer. Voilà la force d’engagement qu’il faut faire rejaillir. On est convaincu politiquement par des gens qui nous ressemblent et avec qui on partage des expériences communes, pas par des zélotes qui viennent répéter un texte appris par cœur ou qui passent leur journée à parler politique avec des termes jargonneux. Pour le dire autrement, en parlant de ce qui nous pousse à consacrer notre dimanche après-midi à des appels téléphoniques plutôt que d’écouter Netflix, on permet que d’autres s’identifient à notre réalité et rejoignent l’organisation.

Ne pas céder la place aux fatiguants

À l’inverse, Bond et Exley nous disent qu’il ne faut pas hésiter à montrer la porte aux gens qui minent l’atmosphère. Militer n’est pas un droit imprescriptible. Être membre d’une organisation ne permet pas à qui le veut bien de nuire à toute une équipe parce qu’il ou elle a décidé de s’impliquer à sa manière et que cette manière est agressive, revancharde, amère, chicanière ou, simplement, bête. Il faut bien sûr d’abord aborder le problème avec la personne concernée et tenter de faire évoluer la situation. Toutefois, si des démarches pour résoudre les attitudes désagréables restent vaines, on peut dire à quelqu’un : on ne veut plus militer avec toi. C’est dur à entendre. C’est très dur à dire, mais parfois c’est nécessaire.

Des exemples de fatiguants ? Celui qui prend toute la place et ne laisse personne parler, ce qui fait fuir les nouveaux. Celle qui “picosse” (NDLR : picosser en québécois signifie lancer des paroles blessantes, des piques) et cherche des poux plutôt que faire grandir l’organisation. Celui qui n’a qu’une idée en tête, qui y rapporte tout constamment et refuse de parler de quoi que ce soit d’autre. Celle qui torpille toutes les prises de décisions qui ne correspondent pas exactement à ses positions. Ça arrive à tout le monde d’être fatiguant parfois, mais certains le sont systématiquement et nuisent aux projets collectifs.

Nous oublions trop souvent le dommage que peuvent faire de tels trouble-fêtes. Bond et Exley ont raison de nous le rappeler. Des organisations ont été ravagées par des attitudes de ce genre. Parfois des équipes entières, comprenant une bonne douzaine de personnes ont été paralysées pendant des mois. Et personne ne parlait à la personne concernée de peur de lui faire de la peine. Au lieu d’exclure les fatiguants on préfère souvent s’en aller nous-mêmes et laisser nos projets politiques tomber à l’eau.

Des propositions concrètes et ambitieuses plutôt que le recentrage ou les grandes idées

Bond et Exley parlent très peu de contenu politique. Ils mentionnent une idée fondamentale : arrêter d’être modérés, ne pas proposer des petites solutions acceptables de peur de choquer et d’être décrédibilisé. En fait, la mobilisation massive vient justement du fait de présenter des idées à la fois ambitieuses et concrètes, d’où la gratuité scolaire et le système de santé public pour Sanders. Lisez bien : ni sauver les services sociaux ; ni donner un crédit d’impôt de 50$ par année pour l’équipement sportif des jeunes de 4 ans à 9 ans et demi. De l’ambitieux et du concret.

Cela veut dire pas de recentrage politique, mais cela veut aussi dire de lâcher les grandes promesses générales que personne ne comprend. Le recentrage politique transforme la gauche en une pâle copie du centre. Les promesses générales, elles, donnent l’impression d’une déconnexion complète de la réalité des gens et ce, même si elles sont issues de la plus fine et de la plus complète analyse politique.

Là aussi, Bond et Exley invitent à avoir des propositions ou des revendications qui parlent à tout le monde, même à ceux et celles qui ne sont pas politisés, mais il ne faut pas hésiter à viser gros. Selon leur analyse, quand Bernie a invité la population à réaliser une révolution politique aux États-Unis il a été davantage pris au sérieux que vilipendé, car la plupart des gens savent que si on veut changer les choses, c’est d’une révolution dont on aura besoin. Mais sa révolution proposait des changements clairs qui touchaient au quotidien des étasuniens, pas de grands projets vagues.

Quelques nuances

Rules for Revolutionaries, se présente comme une série de règle anhistorique qui libéreraient les forces du big organizing et qu’il faudrait appliquer à la lettre comme les paroles enchantées d’un puissant sortilège. Si l’effet rhétorique opère, il faut néanmoins prendre un peu de recul. Cette proposition est certes stimulante, mais elle est située dans une pratique sociale précise (une campagne de primaire étasunienne) et dans une époque précise (celle d’une grande polarisation politique).

Le big organizing n’est pas pour les époques de politique normale. Personne ne survivrait à deux ans du régime proposé dans ce bouquin. Les organisations qui durent ont leurs cycles : des périodes de militantisme plus intenses, d’autres plus tranquilles. La vie démocratique interne, les travaux politiques de grande ampleur, la structuration et la consolidation organisationnelle : tout cela aussi demande de l’énergie et est utile, mais ça ne peut pas être fait selon les règles de Bond et Exley.

De même, une centralisation de la décision politique totale comme celle mise en place dans la campagne de Sanders n’est intéressante que pour de courtes périodes d’intense mobilisation, comme une campagne électorale ou une grève. Les mouvements sociaux ont, à juste titre, leurs instances démocratiques et leurs débats internes. Ces espaces sont précieux et permettent justement d’arriver avec les idées à mettre sur le terrain ensuite.

Enfin, la campagne de Bernie telle que vécue par Bond et Exley a une particularité, c’est qu’ils n’ont pas eu à créer d’enthousiasme, il était déjà là quand Bond et Exley sont arrivés. Or, l’enthousiasme est nécessaire pour aller voir les gens ou pour les appeler. Parfois, créer l’enthousiasme demande un travail préalable qui n’est pas abordé dans leur texte.

Aucune de ces nuances ne viennent contredire les enseignements principaux du passionnant Rules for Revolutionaries, elles permettent seulement de le situer. Une fois ces nuances faites, il me semble justement que pour des campagnes intenses, courtes et avec des objectifs très précis, ces réflexions sont d’une très grande pertinence.