Fabio de Masi : « L’Allemagne goûte à présent aux politiques qu’elle a infligées au Sud de l’Europe »

Fabio de masi - le vent se lève
Fabio de mMasi – Le vent se lève

Fracturée, la gauche allemande part désunie aux élections européennes. D’un côté Die Linke (« la gauche »), le parti qui a incarné l’opposition aux politiques de rigueur d’Angela Merkel. De l’autre, la Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), structurée autour de la charismatique dissidente de Die Linke. Elle reproche au parti de gauche d’avoir abandonné un discours de classe pour une rhétorique centrée autour des « valeurs » et d’avoir délaissé les travailleurs au profit des classes moyennes. Ses propos critiques de l’immigration ont déclenché de nombreuses polémiques, au sein même de la gauche européenne. Nous rencontrons Fabio de Masi, tête de liste de la BSW pour les élections européennes. Spécialiste des questions financières, critique précoce de la monnaie unique, il est l’une des figures de l’opposition au tournant austéritaire de l’Union européenne durant la décennie 2010.

LVSL – Après d’importants désaccords au sein de Die Linke, Sahra Wagenknecht, la figure la plus médiatique du parti, a quitté celui-ci. Elle a lancé la Bundnis Sahra Wagenknecht (BSW, Alliance Sahra Wagenknecht), à laquelle vous appartenez. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette scission, et les principales divergences idéologiques entre Die Linke et le BSW ?

Il y a deux raisons essentielles. La première consiste dans le virage de Die Linke vers ce que Thomas Piketty nomme la « gauche brahmane », axée sur les questions d’identité. Cela ne signifie pas que Die Linke a abandonné sa rhétorique de redistribution sociale, mais il a perdu son assise dans le monde du travail. Ses élus ont par exemple voté en faveur d’un revenu de base inconditionnel. Ignorent-ils que le versement d’un revenu de subsistance à chaque personne – même aux riches – diminue les ressources destinées à ceux qui ont vraiment besoin du soutien de l’État ? Que cette perspective néglige complètement la participation sociale permise par le travail ? Le contrôle de l’économie – y compris sur les décisions d’investissement – ne peut être démocratisé que par des luttes sur le lieu de travail.

Cette attitude, couplée à la rhétorique irréaliste de Die Linke sur l’ouverture des frontières durant la crise des réfugiés, a conduit à un désenchantement au sein de notre base électorale, dans les circonscriptions ouvrières et dans les campagnes. Elle a contribué à la montée de l’AfD [Alternative für Deutschland, le principal parti d’extrême droite allemand, qui entretient un rapport pour le moins ambigu au passé nazi du pays, ndlr]. Lorsque j’étais encore membre de Die Linke au Parlement allemand, j’ai dû empêcher ce parti de prendre position en faveur de la taxe carbone, la mesure qui avait conduit, en France, à l’explosion des Gilets jaunes ! Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que la taxe à la consommation de carburants est un outil libéral, à l’effectivité environnementale douteuse, alors que dans le même temps, le système ferroviaire allemand souffre d’un sous-investissement chronique depuis de nombreuses années.

« Face au choc économique majeur que nous vivons, la coalition allemande a annoncé des dépenses d’armement de 100 milliards d’euros, combinées à des coupes dans les dépenses publiques et des taxes carbone. »

La seconde ligne de fracture réside dans l’attitude à tenir par rapport au mouvement pacifiste. Sahra Wagenknecht a organisé une grande manifestation pour la paix et en faveur d’une solution diplomatique à la guerre en Ukraine. Die Linke a tenté de la discréditer et prétendu que la manifestation avait été initiée par la droite. Nous ne faisons preuve d’aucune naïveté vis-à-vis de Vladimir Poutine. J’ai moi-même été la cible d’un probable espion russe, « Egisto O. », qui travaillait avec Jan Marsalek, ancien manager de l’entreprise de transactions Wirecard, désormais fugitif. À de nombreuses reprises, j’ai dénoncé les réseaux oligarchiques russes en Allemagne.

Pour autant, nous estimons que la guerre en Ukraine est le produit d’une histoire complexe, liée à l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Qu’il faut des garanties de sécurité pour l’Ukraine comme il faut un tampon de sécurité pour la Russie, et qu’à long terme de trop nombreuses vies ukrainiennes seront sacrifiées – étant entendu que la Russie peut mobiliser davantage de soldats. Nous ne sommes pas non plus en accord avec les sanctions, car elles ont porté atteinte à l’économie allemande, hautement intensive en énergie, et ont rendu l’Allemagne plus dépendante du gaz naturel liquéfié (GNL) américain, hautement polluant. Le tout sans empêcher la Russie d’intensifier ses opérations. Notre point de vue est étayé par une étude récente de l’économiste keynésien James Galbraith.

LVSL – La situation sociale en Allemagne s’est significativement détériorée ces dernières années en raison de l’inflation et des politiques d’austérité. En novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a jugé illégale la mobilisation de 60 milliards d’euros restants du fonds COVID pour des politiques écologiques. Comment analysez-vous cette obsession pour la discipline budgétaire et comment le public allemand la perçoit-il ?

J’ai été l’un des principaux critiques de la règle du frein à l’endettement en Allemagne ces dernières années. J’en ai proposé des modifications majeures. La décision de la Cour est cependant plus complexe. Si vous inscrivez un frein à la dette dans la Constitution, vous ne devriez pas être surpris d’un tel jugement. Même des politiciens de premier plan du parti Vert en 2017 voulaient encore renforcer le frein à l’endettement – ce qui restreint le crédit pour l’investissement. Pour contourner ce frein (par exemple pour les dépenses militaires), le gouvernement a ainsi lancé des budgets parallèles, les soi-disant budgets à « usage spécial », qui ne sont pas contrôlés par le Parlement.

Pendant la crise du coronavirus, une exemption au frein à l’endettement a été activée, qui s’applique dans des conditions spéciales – comme un choc économique majeur. Le gouvernement aurait simplement pu la prolonger avec la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais a plutôt tenté d’utiliser des fonds d’un budget parallèle précédent. Pourquoi la Cour constitutionnelle devrait-elle aider à la stupidité économique du gouvernement ?

LVSL – Les sondages pour les élections européennes indiquent un désenchantement des électeurs à l’égard du gouvernement de coalition, composé du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (libéraux). Selon vous, quelles sont les raisons de cette impopularité ?

FdM – Que ce gouvernement soit probablement le plus impopulaire de l’histoire de l’après-guerre n’est pas surprenant. Il faut garder à l’esprit que face à un choc économique majeur, il a annoncé des dépenses de 100 milliards d’euros en armement, combinées à des coupes dans les dépenses publiques en infrastructures, une politique énergétique chaotique et des taxes carbone. Une étude avec la participation de banquiers centraux suédois, parue sous le titre de « The Political Costs of Austerity », montre avec une grande clarté que de telles politiques favorisent l’extrême droite. Il faut ajouter qu’en plus de la guerre en Ukraine, il existe une grande préoccupation quant à la capacité de nos municipalités à gérer la migration de manière ordonnée, alors que nous manquons de logements et de capacités éducatives…

LVSL – Le parti d’extrême droite AfD est en tête dans pratiquement tous les sondages dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous ce succès et comment peut-il être stoppé ?

L’Est est particulièrement exposé aux conséquences de la guerre. De nombreuses personnes considèrent l’attaque criminelle de la Russie – qui constitue sans aucun doute une violation claire du droit international – de manière plus nuancée qu’à l’Ouest. Il faut aussi mentionner une division villes-campagnes dans la montée de l’AfD : de nombreuses personnes perçoivent les changements dans la société allemande – transformation numérique, gestion de la crise du coronavirus ou de l’immigration – comme une menace pour leurs sociabilité et leur mode de vie traditionnel.

LVSL – Sahra Wagenknecht a été décrite comme représentante d’une gauche « anti-immigrés » par certains médias et critiquée par une partie de la gauche européenne pour son opposition à la libre circulation des immigrés. Quelle est votre analyse de cette couverture médiatique, et comment décririez-vous la position de votre parti sur la question de l’immigration ?

Traditionnellement, la « libre circulation des immigrés » n’a jamais été une position de gauche. Bernie Sanders a toujours été opposé à l’ouverture des frontières, par exemple. En effet, aucune de ces personnes n’est « libre ».

« Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le “Plan B”, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. »

Une grande partie des « progressistes » allemands consentent à ce qui se passe actuellement à Gaza. La situation a produit deux millions de réfugiés. Sont-ils libres ? Bien sûr que non. Ils préféreraient vivre dans leur pays. Si tous les habitants de Gaza se rendaient en Allemagne, cela ne résoudrait pas leur situation de pauvreté et conduirait à davantage de tension dans la société allemande. Nous sommes, et sans aucune ambiguïté, en faveur de l’octroi du droit d’asile aux victimes de persécutions politiques, ainsi qu’aux réfugiés de guerre (pas seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, car l’Allemagne n’a pas la capacité de mobiliser suffisamment de logements et d’écoles pour tout le monde).

Pour autant, il faut garder à l’esprit que les plus pauvres des pauvres n’arrivent pas même en Europe, car ils n’ont pas même les moyens de traverser la Méditerranée, et que près de la moitié des personnes qui demandent l’asile sont en réalité des immigrés économiques, bien qu’issus de pays autrefois en guerre. C’est totalement compréhensible. Cependant, dans le système allemand, si vous n’avez pas de passeport ou s’il n’y a pas d’accord de rapatriement avec votre pays d’origine, vous êtes toléré sans perspective claire à long terme. Cela conduit de nombreuses personnes à essayer d’entrer en Allemagne, mais sans réelle perspective de vie.

Nous voulons un changement du système, afin de permettre aux gens de demander l’asile dans des pays tiers (même ceux sans les moyens financiers) et de limiter l’immigration économique légale sur le marché du travail. Nous ne pouvons pas résoudre l’inégalité mondiale par l’immigration. Nous voulons plutôt que l’Allemagne investisse dans le relèvement des économies et lève les sanctions contre des pays comme la Syrie, plutôt que de diriger ces fonds vers des personnes condamnées à vivre une vie sans avenir dans les quartiers les plus pauvres de nos villes.

LVSL – L’Union européenne fait l’objet de critiques répétées au sein de la gauche française du fait de sa structure institutionnelle, qui favoriserait l’Allemagne au détriment des pays du Sud. Certains mettent l’accent sur le fait qu’une zone de libre-échange avec une monnaie unique empêche les pays du Sud de protéger leur économie des excédents commerciaux allemands. Quelle est votre analyse sur cet enjeu ? Croyez-vous en l’existence d’un clivage Nord/Sud en Europe – et le cas échéant, comment un parti de gauche allemand peut-il le surmonter ?

Certainement. Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le « Plan B », aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. J’ai personnellement attaqué la Banque centrale européenne (BCE) en justice avec Yanis Varoufakis pour sa décision de priver la Grèce de liquidités lorsqu’elle a refusé de signer le plan d’austérité de la « Troïka » [BCE, FMI et Commission européenne. Ces trois institutions ont imposé aux gouvernements grecs une série de plans d’austérité durant la décennie 2010. En 2015, la Grèce devait brièvement s’y opposer, avant de céder face à la BCE, ndlr]. J’ai fait de nombreuses propositions alternatives : financement de l’investissement public par les banques centrales, réforme du pacte de stabilité et de croissance, etc. L’Allemagne doit renforcer la demande intérieure via une hausse des investissements publics et des salaires réels.

Actuellement, l’Allemagne connaît une triple crise. En raison de la guerre économique avec la Russie, nous perdons des marchés d’exportation – dans une sorte de variante de la « stratégie du choc ». Dans le même temps le gouvernement supprime la demande intérieure. Enfin, notre carence d’investissements publics conduit à l’Allemagne à brader sa capacité industrielle future. Nous goûtons à présent aux politiques que nos gouvernements ont infligé aux pays du Sud de l’Europe au début de la décennie 2010.

LVSL – Alors que la guerre est revenue sur le continent européen, les gouvernements européens ont adopté une approche de confrontation envers la Russie et refusent de considérer la voie des négociations. Quelle diplomatie alternative proposeriez-vous ?

Comme je l’ai expliqué, nous avons besoin d’un cessez-le-feu – qui est cependant devenu plus irréaliste avec l’avancée de la Russie – et de garanties de sécurité impliquant la Chine, l’Allemagne et la France pour l’Ukraine, ainsi qu’un tampon de sécurité envers l’OTAN pour la Russie.

LVSL – Le gouvernement allemand soutient Israël de manière inconditionnelle – une posture partiellement justifiée par des considérations historiques, relatives à la responsabilité centrale de l’Allemagne dans la Shoah. Quelle est votre position sur la question palestinienne ?

Je me suis opposé à la réplique de Netanyahou – la plus extrême qui puisse être – aux attentats du 7 octobre. J’ai été l’un des rares à le faire. Nous devons garder à l’esprit que Netanyahou a délibérément soutenu les fondamentalistes du Hamas pendant de nombreuses années, afin d’empêcher une solution à deux États.

Il instrumentalise l’horreur du 7 octobre et la situation des victimes pour étendre les frontières d’Israël. 30.000 Palestiniens sont morts, principalement des enfants et des femmes. Il faut un embargo sur les armes contre ce gouvernement.

LVSL – Malgré la popularité de Sahra Wagenknecht, le BSW reste un nouvel arrivant sur la scène politique allemande. Quelles sont les prochaines étapes pour le parti après les élections européennes ?

Nous devons nous consolider. Les élections les plus importantes pour nous ne sont pas les européennes mais les élections dans les États de l’Est, qui viennent cette année. Je m’attends à des résultats positifs mais modestes aux européennes car elles ne sont pas propices à la mobilisation – sans compter que nous manquons du personnel et des ressources dont disposent les autres partis. Mais je suis convaincu que nous obtiendrons un résultat positif qui signera notre ancrage dans le champ de bataille politique allemand.

Raphaël Glucksmann, nouvel enfant prodige de la bourgeoisie de gauche

© LHB pour LVSL

Comme il y a cinq ans, une petite musique se fait entendre dans le paysage audiovisuel français : un homme providentiel incarnerait le changement tant attendu. Ce champion du progrès, de la liberté, du droit des peuples, de l’environnement, en bref de l’Europe se nomme Raphaël Glucksmann. Nous voilà sauvés, soupirent les Français – du moins, une partie d’entre eux. Une partie d’ailleurs plutôt aisée, inquiète des populismes, déçue du macronisme. Des rédactions parisiennes aux amphithéâtres de sciences politiques, on plébiscite la candidature Glucksmann. D’où vient donc ce nouveau héraut du centre-gauche, qui a désormais « la cote dans les milieux d’affaires » selon le quotidien pro-business l’Opinion ?

Certains l’ont peut-être découvert à l’occasion du récent battage médiatique engagé en sa faveur. D’autres lors de sa campagne de 2020 en faveur des Ouïghours (le carré turquoise, sur les réseaux sociaux, après le carré noir de Black Lives Matter, nouveau signe de l’indignation collective). Son entrée en politique est pourtant un peu plus ancienne. 

Né le 15 octobre 1979, Raphaël Glucksmann est un essayiste, réalisateur de documentaires et homme politique issu d’une famille intellectuellement influente : son père est le philosophe néolibéral André Glucksmann. Ce dernier appartient au courant des « nouveaux philosophes », très virulents contre l’Union soviétique, et est un proche de Bernard Henry-Lévy. Après des études au lycée Henri IV puis à Sciences Po Paris, Raphaël Glucksmann imite « BHL » en traitant de divers conflits (Tchétchénie, Géorgie, génocide rwandais) sous un prisme humanitaire, ce qui lui permet d’obtenir une notoriété médiatique. Il ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur son inspirateur : dans un billet publié en 2011 sur le site de « BHL », il déclare « Ce qui m’a toujours plu chez Bernard, comme chez mon père d’ailleurs, c’est ce refus chevillé au corps de confondre objectivité et neutralité ».

De 2005 à 2012, Raphaël Glucksmann conseille le président géorgien Mikheil Saakachvili qui abolit le salaire minimum, licencie 60 000 fonctionnaires et abaisse l’impôt sur les dividendes à 5 %.

Comme « BHL », son engagement est résolument pro-occidental : il soutient dès 2004 la révolution orange en Ukraine, réalisant divers documentaires sur les thématiques lui tenant à cœur. Avec un intérêt particulier pour l’ex-URSS. Sa compagne durant le début des années 2010 n’est autre qu’Eka Zgouladze, vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie. En décembre 2014 elle est propulsée à la même fonction… en Ukraine. Naturalisée citoyenne ukrainienne par le chef d’État Petro Porochenko suite à la « révolution » Maïdan, elle obtient ce poste quelques jours plus tard tard. Il est vrai que Raphaël Glucksmann est à cette période conseiller de l’autoritaire et ultralibéral président géorgien Mikheil Saakachvili, qui s’exilera lui aussi en Ukraine pour échapper à des procès après la fin de son règne. Ukraine et Géorgie avaient alors pour point commun d’être en conflit avec la Russie, et en voie de rapprochement avec les États-Unis.

Ce épisode est opportunément omis de la plupart des portraits médiatiques de Raphaël Glucksmann. Les réformes de Saakachvili en Géorgie – conseillé par Glucksmann de 2005 à 2012 – sont pourtant loin d’être anodines : abolition du salaire minimum, licenciement de 60 000 fonctionnaires, abaissement de l’impôt sur les sociétés de 20 % à 15 %, et de l’impôt sur les dividendes de 10 % à 5 %. En 2009, la Géorgie était d’ailleurs considérée par Forbes comme le quatrième pays avec la pression fiscale la plus faible au monde.

Des rédactions aux rédactions, en passant par le Parlement européen

Après ce séjour en ex-URSS, Glucksmann revient en France et officie comme chroniqueur sur France Info et France Inter. Par la suite, il tente de convertir sa relative popularité dans l’intelligentsia libérale en capital politique. En novembre 2018, il cofonde le parti Place Publique en vue des élections européennes. Son postulat de départ est simple : le Parti socialiste est en pleine implosion et le champ politique français se recompose rapidement. Avec un grand gagnant, Emmanuel Macron, qui remporte les élections de 2017, ce dont Raphaël Glucksmann se félicite alors. L’évolution vers la droite du gouvernement laisse un espace au centre-gauche parmi ces Français éduqués, urbains, très attachés à l’Union européenne et au progrès, mais frileux à l’idée de changements socio-économiques rapidement suspects de populisme.

Cette aile gauche de la technocratie produit effectivement à la chaîne les figures politiques comme les partis mort-nés, sans être troublée outre mesure par ses échecs répétés. Le dernier en date étant peut-être la « Primaire populaire » de 2022 ayant adoubé Christiane Taubira. Co-fondatrice de Place Publique, la militante écologiste Claire Nouvian en claque la porte après quelques mois à peine, étrillant Glucksmann et les arrivistes en tout genre qui ont vite pris le contrôle du mouvement.

Aux européennes de mai 2019, Place Publique, alliée avec le Parti socialiste, Nouvelle Donne et le Parti radical de gauche, parvient à faire élire Raphaël Glucksmann comme député européen, en réunissant 6,19 % des voix dans un scrutin boudé par un électeur sur deux. Alors que la France est alors marquée par le mouvement des Gilets jaunes, l’horizon européiste et élitiste représenté par cette liste ne rencontre guère de succès. Rien de surprenant là-dedans : comme le rappelle Pierre Rimbert dans un article intitulé « Un autre Macron est possible » pour Le Monde Diplomatique, Raphaël Glucksmann ne se signale pas particulièrement par sa fibre sociale. L’opposition aux réformes austéritaires du quinquennat Hollande le laisse de marbre.

Plus adepte des campagnes sur les réseaux sociaux que des mobilisations des travailleurs, l’eurodéputé jure aujourd’hui avoir changé : lui, le chantre de l’ouverture du marché au nom des valeurs européennes, a désormais pris conscience du rôle néfaste de la finance dérégulée et des souffrances du bas-peuple. Ses modes d’action restent pourtant les mêmes : dans une réponse aux griefs de François Ruffin à son encontre, il explique par exemple qu’« en interpellant les grandes marques de la fast fashion qui peuplent son armoire par exemple, chacun retourne l’aliénation que le marketing du capitalisme consumériste veut lui imposer pour charger son pouvoir d’achat d’un pouvoir d’influence civique. » Une conception très individualiste du combat contre la marchandisation du monde.

Raphaël Glucksmann appartient au groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen, arrêtée par la justice belge et accusée de corruption par le Qatar. Ce pays n’est mentionné que trois fois dans le rapport co-signé par Glucksmann sur les « ingérences étrangères » – contre soixante-six pour la Russie.

Lorsque François Ruffin l’interpelle sur la séquence du traité européen de 2005 ou sur la récente réforme des retraites, qui ont durablement cassé la confiance des citoyens envers le personnel politique, Glucksmann répond en mettant en avant « la fin des décisions à l’unanimité au Conseil […] c’est-à-dire une avancée dans la construction de l’Europe politique. » Le tout, évidemment au nom de la lutte contre les paradis fiscaux et les régimes autoritaires.

Un droit des peuples à géométrie variable

Ce combat contre les autocraties et les régimes illibéraux, Glucksmann en a fait sa marque de fabrique. Mais au-delà de l’image, qu’en est-il réellement ? À peine élu eurodéputé, il demande la création d’une « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère et la désinformation », dont il devient le président. Il en synthétise les conclusions un énième livre intitulé La grande confrontation. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties. Raphaël Glucksmann ne mâche effectivement pas ses mots pour flétrir l’ennemi russe, qui opprime ses amis géorgiens ou ukrainiens. Ardent partisan de l’aide militaire à l’Ukraine, Glucksmann fait d’ailleurs de l’intégration de cette dernière dans l’OTAN et l’Union européenne une priorité absolue, quel qu’en soit le prix économique. Cette Commission spéciale reste pourtant étrangement timide quant aux ingérences venues de l’Ouest. Quid, par exemple, du travail d’espionnage commercial et diplomatique mené en Europe par les États-Unis ?

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental. Ses alliés bénéficient d’une singulière mansuétude. Qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite, des pays d’Europe de l’Est opposés à la Russie, de la Turquie ou du Qatar. Détail significatif concernant ce dernier : Raphaël Glucksmann appartient à l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D), le groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen au centre d’un scandale de corruption. En décembre 2022 on retrouvait chez elle 900 000 euros en liquide et elle était arrêtée par la justice belge, accusée de corruption par le Qatar. Quelques jours plus tôt, elle ne tarissait pas d’éloges sur ce pays, « leader en matière de droit du travail avec l’abolition du kafala [système par lequel le Qatar exploite des migrants dans des conditions proches de l’esclavage NDLR] et l’introduction d’un salaire minimum […] [qui] s’est engagé dans cette voie par choix ». Or, le Qatar n’est mentionné que trois fois dans le rapport issu de la commission sur les ingérences étrangères exigée par Glucksmann ; la Russie, elle, est mentionnée soixante-six fois.

Plus récemment, la question de la guerre à Gaza lui a valu de nombreuses critiques parmi une jeunesse de gauche sensible au droit des peuples, qui découvrait soudain l’hémiplégie morale de l’eurodéputé. La députée LFI Alma Dufour et la juriste franco-palestinienne Rima Mobarak listent ainsi ses votes au parlement européen, en opposition à toute condamnation sérieuse d’une opération militaire israélienne ayant déjà conduit à plusieurs dizaines de milliers de victimes civiles.

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental.

Cinq ans après son élection, qu’est ce qui a changé pour Raphaël Glucksmann ? Tout, et rien : ses campagnes menées sur les réseaux sociaux comme dans les rédactions lui ont conféré une indéniable popularité dans ce qu’il reste du centre-gauche français. Celle-ci s’érode pourtant déjà face aux apparentes contradictions du personnage. Ardent défenseur des intérêts du bloc occidental rejouant encore et encore la Guerre froide, espérant un remake de la success story macronienne de 2017 à son avantage, Raphaël Glucksmann revient. Parmi les anciens soutiens du Président actuel, il séduit déjà Daniel Cohn-Bendit. Si sa réélection est probable grâce aux jeux d’alliance et surtout à un battage médiatique bienveillant, le discours progressiste, ressassant comme un disque rayé ses poncifs européens libéraux, en période de guerre européenne et de crise économique, tourne plus que jamais à vide.

Nietzsche : un allié pour les progressistes ?

À moins de le dogmatiser, Nietzsche n’a pas développé de philosophie politique à proprement dit. Mais cela ne veut surtout pas dire que sa pensée ne serait d’aucune utilité pour le renouvellement de problématiques sociales et politiques contemporaines. Certaines des interprétations les plus progressistes de Nietzsche, tant du côté allemand (la Théorie critique) que français (Canguilhem, Deleuze, Foucault) peuvent en effet s’articuler autour du renouveau d’un style de philosophie pratique longtemps méconnu dans l’Hexagone : la philosophie sociale, dont l’originalité est de relancer une interrogation interdisciplinaire et critique sur la société. Elle hérite aussi de l’ambition nietzschéenne : diagnostiquer le temps présent, loin des conformismes et de la « pensée tiède ». 

Renouveau de la philosophie sociale en France

Il convient d’attirer l’attention sur ce qui s’est passé en France, ces deux dernières décennies, dans le champ de la philosophie politique. On a assisté en effet à la résurgence d’un concept, initialement promu par Auguste Comte, qui n’a finalement eu que très peu de visibilité dans l’espace francophone : la philosophie sociale. Ce terme de philosophie sociale, bien qu’il ne nous soit pas familier, revient à circonscrire un champ de questionnement qui n’est ni tout à fait réductible à une philosophie morale (centrée sur l’action individuelle) ni non plus à une philosophie politique au sens traditionnel (science de l’État). Bien plutôt s’agit-il, du moins dans le cadre de ce renouveau, de relancer la critique sociale et déplacer ce faisant un certain nombre de frontières entre la philosophie, les sciences sociales et la politique.

Deux facteurs ont pu favoriser une telle mutation du paysage intellectuel hexagonal. Au plan historique, d’abord, c’est dans la foulée des grandes grèves de 1995 que sont apparues avec force des critiques d’inspiration sociologique et psychanalytique (P. Bourdieu, R. Castel, L. Boltanski et É. Chiapello, C. Dejours, A. Ehrenberg, S. Paugam) et, après la crise politico-financière de 2007, que de nouvelles lectures de Marx délestées du poids du marxisme ont réactualisé des concepts critiques (aliénation, domination, souffrance sociale, exclusion) en les retaillant à l’aune du présent et, tout particulièrement, des nouvelles formes (néo-libérales, néo-managériales) d’organisation du travail (S. Haber, F. Fischbach, G. le Blanc, E. Renault). Sur un plan plus théorique ensuite, c’est certainement la réception française des travaux du philosophe allemand Axel Honneth, notamment sa théorie de « la lutte pour la reconnaissance sociale »1, qui a été, au tournant du nouveau millénaire, l’élément fédérateur le plus considérable pour la diffusion française de la philosophie sociale2.

Fin de la « pensée tiède »

La réapparition de la philosophie sociale, couplée à la critique, signe l’interruption d’une forme de pensée sinon dominante du moins largement influente dans le champ intellectuel hexagonal, que Perry Anderson a désigné par le bon mot de « pensée tiède »3. Cette dernière, à partir des années 1980 et dans le sillage du reflux du marxisme, a consisté à prendre le contre-pied de toute une tradition de pensée critique française rebaptisée à dessein par les mauvais concepts de « pensée 68 » ou « nietzschéisme de gauche ». Mais cette coupure générationnelle avait aussi un prix puisqu’elle délaissait du même coup le champ de la critique et des sciences sociales en revalorisant une philosophie politique de type idéaliste centrée sur l’État-nation et les droits de l’homme, et tout ceci contre ce qu’on appelait alors le « spectre de la révolution ».

Si plus personne aujourd’hui n’est dupe quant au caractère idéologique voire réactionnaire de cette contre-offensive intellectuelle4, on ne mesure peut-être pas assez l’importance qu’a pu jouer, à ce moment-là des débats, la référence à une autorité comme celle de Jürgen Habermas qui pourtant se revendiquait, quant à lui, d’une tradition de pensée critique et postmarxiste qu’ignoraient savamment les orchestrateurs de ce retour (néo)conservateur à la politique. Dans Le discours philosophique de la modernité (1988), Habermas initiait une polémique avec la pensée française contemporaine (Bataille, Derrida, Foucault) en instituant une coupure entre la tradition critique issue de Hegel et de Marx restant attachée aux promesses normatives de la modernité et des Lumières et celle qui, ralliée à Nietzsche, aurait basculé dans l’irrationalisme et l’anti-modernisme maquillés en post-modernisme. Aussi cette vision dualiste (pro et anti-Lumières) a-t-elle pu favoriser, du côté cette fois des contempteurs français du prétendu « nietzschéisme français », la liquidation de toute une pensée de gauche ainsi déplacée sur le terrain qu’avaient toujours occupé les intellectuels de droite.

Alors que la critique habermassienne restait adossée, on l’a dit, à des préoccupations sociales, sa récupération, côté français, a clairement délaissé le champ social pour faire de Habermas un soutien voire un instrument idéologique en vue de dénoncer les méfaits de la pensée critique et son « irresponsabilité politique »5. Aussi est-ce peut-être la raison pour laquelle ceux qui ont cru devoir dire pourquoi ils n’étaient pas nietzschéens se sont révélés, à quelques exceptions près, les promoteurs d’une modernisation néo-libérale alors en plein essor, à tendance centriste ou conservatrice voire réactionnaire6.

Pourtant, le renouveau de la philosophie sociale en France nous force à admettre qu’un processus sensiblement analogue s’est déroulé, mais cette fois dans l’autre sens. La réémergence de la philosophie sociale dans l’espace francophone n’aurait pu s’opérer, en effet, sans l’entremise d’une autre figure centrale de la Théorie critique allemande : Axel Honneth, alors directeur de l’Institut de recherche sociale à Francfort et représentant de ce qu’il est convenu d’appeler la troisième génération de l’École de Francfort après Habermas (seconde génération). C’est donc en partant d’une autre réception de la Théorie critique francfortoise que tout un pan de la pensée critique en langue française, jadis discrédité, retrouve pleinement une actualité7.

De Nietzsche à Foucault : une histoire de la philosophie sociale

Il y a bien à coup sûr une continuité entre la théorie honnethienne de la reconnaissance sociale et la théorie habermassienne de la communication sociale. Mais, par contraste avec Habermas, Honneth entend réintégrer au cœur de sa philosophie sociale la critique du pouvoir que Foucault, on le sait, établissait pour sa part en dialogue avec Nietzsche8. D’où l’avancée la plus notable de Honneth par rapport à son prédécesseur lorsqu’il propose de reconstruire une histoire de la philosophie sociale dont l’objet prioritaire serait de diagnostiquer les « pathologies du social »9. Cette notion entièrement renouvelée de pathologie sociale permet ainsi d’établir une continuité entre des auteurs que tout semble pourtant opposer. Si l’on suit la reconstruction honnnethienne, ce sont autant Nietzsche que Marx, Weber que Horkheimer, Adorno, Lukács, Foucault ou Arendt qui ont en commun – par-delà leurs divergences doctrinales – d’établir un diagnostic critique sur la société, et ce en forgeant des concepts critiques censés identifier les pathologies du présent (« aliénation », « nihilisme », « réification », « raison instrumentale », « discipline », etc.).

De ce point de vue, Nietzsche occupe une place de tout premier plan dans l’histoire de la philosophie sociale moderne : « le diagnostic du temps présent que Nietzsche entreprend devient un élément constitutif de première importance dans le développement de la philosophie sociale moderne (…). Nietzsche a lancé le programme d’une analyse généalogique de l’histoire culturelle. Ce programme est resté jusqu’à aujourd’hui, comme le montrent notamment les enquêtes de Michel Foucault, et aussi d’une certaine manière les analyses de Horkheimer et Adorno, un modèle méthodologique pour quiconque entreprend de faire un diagnostic du temps présent en s’appuyant sur la philosophie sociale »10.

De prime abord, cette reconstruction pourrait sembler contre-intuitive : Nietzsche, comme chacun sait, ne n’est jamais vraiment intéressé à la question sociale, et il lui est même arrivé de stigmatiser tous les partis politiques de son temps (parlementarisme, anarchisme, socialisme) au motif de leur ascendance christiano-européenne. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi toute une tradition de pensée postmarxiste a pu lire Nietzsche comme une penseur de droite incarnant une politique réactionnaire voire préfasciste11. Et c’est d’ailleurs aussi sans doute au nom d’une telle « politique de Nietzsche » que les artisans francophones du retour à la politique se sont efforcés de mettre en contradiction ses lecteurs les plus progressistes.

Politique de Nietzsche ?

À cette difficulté, il n’est pas inutile de rappeler ce qu’écrit la philosophe américaine Wendy Brown : « la plupart des traitements politiquement sympathiques de Nietzsche tentent de tirer une politique de sa pensée, même s’ils reconnaissent qu’il y a beaucoup de choses chez Nietzsche qui ne peuvent être rachetées par une pratique démocratique. Mais que se passerait-il si la pensée de Nietzsche était plutôt conçue comme un couteau porté sur ce que recouvre les idéaux et les pratiques constitutives de la vie politique ? Et si la pensée de Nietzsche ne guidait pas mais seulement provoquait, révélait et mettait au défi, fonctionnant ainsi pour renforcer la culture démocratique ? Peut-être les critiques et les généalogies nietzschéennes peuvent-elles couper dans la politique, interrompant, violant ou perturbant de manière productive les formations politiques au lieu de s’y appliquer, de s’y fondre ou de s’y identifier »12.

Partant de cette proposition de Brown, on voit que la bonne question n’est pas de savoir si Nietzsche est penseur politique ou apolitique, social ou antisocial. C’est bien plutôt parce que la pensée nietzschéenne demeure incommensurable à la philosophie politique traditionnelle qu’elle représente un véritable défi pour la pensée démocratique aujourd’hui. Dans sa critique de la démocratie parlementaire et sa remise en question des valeurs au motif qu’elles ne sont pas tant des idéaux que des conditions d’existence, Nietzsche ne peut-il pas aider à nous défaire de nos adhésions (ou répulsions) spontanées envers la politique instituée ? Pour le dire autrement : est-ce que la philosophie de Nietzsche n’offrirait pas des outils conceptuels (valeurs, ressentiment, généalogie, luttes…) en vue de déplacer les problèmes socio-politiques de l’institué vers l’instituant, de l’état des choses politiques vers les conditions effectives, peut-être même vitales, de leur transformation ?

Pour aller dans cette direction, il faut en conséquence cesser de se focaliser sur quelques-uns des thèmes les plus bruyants autour de Nietzsche (et sa postérité) comme sa prétendue destruction de la vérité et de la raison, son anti-progressisme, sa politique de la puissance ou encore son individualisme féroce. Bien sûr que ces interprétations sont défendables, mais elles ne sont pas intéressantes dans la mesure où elles ne permettent aucunement de comprendre l’apport considérable des analyses de Nietzsche dans le champ d’une philosophie sociale qui, on va le voir, reste passible de plusieurs programmes critiques selon qu’on la situe dans la Théorie critique allemande ou la pensée française contemporaine.

Autrement dit, Nietzsche n’est résolument pas un philosophe offrant ad nauseam une politique, et c’est pourquoi il peut nourrir des formes d’interrogation alternatives à la philosophie politique. En témoigne Michel Foucault lorsqu’il affirme que ce qui le séduisait chez Nietzsche, c’est d’avoir été « le seul philosophe du pouvoir » à « penser le pouvoir sans s’enfermer à l’intérieur d’une théorie politique pour le faire »13. Dans cette perspective, Nietzsche n’est non seulement pas un penseur réactionnaire, n’en déplaise à un Lukács ou un Habermas, mais il peut même, comme on souhaiterait le montrer, retravailler l’héritage des Lumières. Là où généralement les Lumières sont assimilées, sans autre forme de procès, au seul progressisme rationaliste, c’est alors la composante plastique et autocritique de l’histoire conceptuelle de l’Aufklärung que l’on passe sous silence. Or, si Nietzsche s’inscrit dans une histoire de l’Aufklärung, c’est justement qu’il permet à des penseurs aussi différents que Horkheimer, Adorno, et plus tard Foucault et même Deleuze, de réinterpréter le programme critique et social porté par le courant des Lumières à l’aune d’un présent qui n’est naturellement plus celui du siècle des Lumières.

Nietzsche dans l’histoire de l’Aufklärung : sur une réception franco-allemande

Foucault entame, à partir de 1978, un dialogue avec les représentants de l’école de Francfort (Horkheimer, Marcuse, Habermas) en introduisant le concept critique d’ontologie de l’actualité. Mais la démarche foucaldienne va aussi plus loin puisqu’elle tente de justifier sa différence méthodologique d’approche de l’actualité par une double histoire de l’Aufklärung : d’un côté, la tradition allemande (de Kant jusqu’aux représentants de la Théorie critique en passant par Hegel, Marx, Nietzsche) et, de l’autre, celle inaugurée côté français dans la pensée saint-simonienne et la philosophie sociale de Comte que Foucault rattache ensuite au courant français de l’épistémologie historique (Koyré, Cavaillès, Bachelard, Canguilhem) dont Georges Canguilhem incarne, à ses yeux, la figure centrale14. Certes, les historiens des sciences n’ont pas d’emblée articulé une philosophie sociale mais c’est en partant d’un questionnement spécifique sur l’actualité de la rationalité dans les sciences que l’épistémologie historique finit par rejoindre, avec Canguilhem et Foucault à sa suite, un problème que Comte soulevait déjà à propos des interactions entre l’évolution des sciences et celle des sociétés, entre les pratiques scientifiques et les pratiques sociales. Partant de ce double héritage de l’Aufklärung profilant deux approches d’une philosophie sociale critique, la pensée nietzschéenne présente deux défis majeurs.

Le premier est de savoir comment Nietzsche se positionne par rapport à ces deux traditions de pensée aufklärerisch. À première vue, il semble à la fois l’héritier et le contradicteur de l’Aufklärung. Pour cette raison, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno pointent, dans La dialectique de la Raison, tout un courant de pensée néoromantique allemand à dominante réactionnaire se réclamant de Nietzsche (R. Borchardt, L. Klages, O. Spengler…). Mais c’est aussi contre eux qu’ils réaffirment la position éclairée de la pensée nietzschéenne : « nous devons poser de manière définitive et ne pas laisser échapper que Nietzsche était un Aufklärer et qu’il appartient à la tradition de pensée de l’Aufklärung »15. Ce qui signe la grande originalité de cette proposition de lecture de Nietzsche, c’est donc qu’elle s’écarte des interprétations dominantes (politiciennes, irrationalistes, néoromantiques) du philosophe dans l’Allemagne de cette époque. En un sens polémique, défendre l’Aufklärung de Nietzsche consiste à prendre le parti de sauver Nietzsche de ses interprètes les plus réactionnaires (préfascistes ou fascistes). Mais, corrélativement, Nietzsche permet aussi de contrecarrer l’optimisme et le progressisme démesurés des apologistes (libéraux ou marxistes) de l’Aufklärung. Reste que Horkheimer et Adorno soulèvent aussi le manque de dialectique de la pensée de Nietzsche qui fait qu’elle a raison de diagnostiquer une ambivalence dans la pensée de l’Aufklärung (entre émancipation et domination) mais ne parvient pas à fonder son autocritique sur des propositions pratiques et sociales. Et c’est pourquoi ils vont compléter méthodologiquement la critique nietzschéenne par la critique dialectique qu’Adorno appréhende, dans son dialogue incessant avec Hegel et Marx, comme « dialectique négative ».

Côté français, il en va tout autrement : ce sont cette fois les potentiels méthodologiques de la pensée nietzschéenne qui apparaissent prometteurs. Lorsqu’au colloque de Royaumont (1964), il tente de ressaisir les raisons pour lesquelles il y a tant des choses cachées et masquées chez Nietzsche, Gilles Deleuze en vient à insister sur la raison « la plus générale » et qui n’est autre que la raison « méthodologique »16. Ce que souligne ici Deleuze, c’est bien la fonction méthodologique de la pensée nietzschéenne – et on pourrait même aller jusqu’à dire épistémologique – que, dans le sillage de l’intervention de Foucault, Deleuze rattache à « une nouvelle conception et de nouvelles méthodes d’interpréter ». Dit en d’autres termes, ce que suggère Deleuze, c’est non seulement la possibilité d’un renouvellement de la pratique philosophique avec Nietzsche mais aussi l’ouverture à de nouveaux champs d’investigation. De sorte que Nietzsche n’est ni antimoderne ni non plus postmoderne mais, comme l’affirme Deleuze, « un des plus grands philosophes du XIXème siècle » pour cette raison qu’il « change la théorie et la pratique de la philosophie »17.

Ce qui ne veut pas dire qu’il faille pour autant répéter ses méthodes à l’identique : « Nietzsche a trouvé des méthodes extraordinaires. On ne peut les recommencer »18. Et Foucault d’ajouter, à propos de la généalogie nietzschéenne, qu’il faut lui trouver un « contenu qui corresponde mieux à la réalité que pour Nietzsche »19. Autrement dit, non pas reprendre les méthodes de Nietzsche telles quelles mais les remanier, quitte à les transformer. Ce qui mérite à ce stade d’être souligné, c’est donc que le label « nietzschéen » que l’on accole généralement à Deleuze ou Foucault ne signifie absolument pas qu’ils adhèrent à une quelconque doctrine de Nietzsche mais, dans un esprit là-aussi très nietzschéen, qu’ils expérimentent avec Nietzsche de nouvelles méthodes d’interrogation critique.

Nietzsche et la critique : puissance de négation ou d’affirmation ?

Le second défi porte justement sur le statut de la critique chez Nietzsche. Cette dernière représente de toute évidence une pierre d’achoppement puisqu’il est devenu presqu’un lieu commun d’assimiler les lectures françaises de Nietzsche à une « idéologie de la déconstruction » entendue au sens le plus brutal de destruction nihiliste de toutes les valeurs et de toute exigence rationnelle de vérité. Or Nietzsche refusait déjà de faire de la critique une fin en soi puisqu’elle se doit, selon lui, d’être complétée par une fin supérieure qui est de légiférer et créer de nouvelles valeurs : « les critiques sont des instruments du philosophe et pour cette raison précise, du fait qu’ils sont instruments, à mille lieux encore d’être eux-mêmes philosophes ! »20. De là, deux reconfigurations de la critique nietzschéenne se sont faites jour de part et d’autre du Rhin.

La première, défendue par la Théorie critique, exploite la « force de négation » de la critique nietzschéenne, y voyant des ressources ou des obstacles (épistémologiques) pour le renouvellement d’une théorie critique de la société dont le cadre théorique reste la dialectique inspirée de Hegel et Marx. Dans le contexte français, ce qui devient opératoire, c’est un sens renouvelé de la critique entendue comme « force de proposition » visant, avec Nietzsche, à dépasser la négativité de la critique – et donc aussi bien la dialectique des contradictions sociales – pour redonner à celle-ci son sens pleinement positif – peut-être même dans le cas de Foucault, son sens « positiviste » au sens non traditionnel : « le positivisme de Nietzsche n’est pas un moment de sa pensée qu’il s’agirait de surmonter (…) : c’est un acte critique »21. Au plan de la réinterprétation de la philosophie nietzschéenne des valeurs, Deleuze souligne à son tour que « l’élément critique » de la généalogie nietzschéenne s’accompagne toujours d’une activité d’évaluation, laquelle présuppose de diagnostiquer « de nouvelles possibilités de vie »22 que celles qui étouffent actuellement sous le nihilisme et la réactivité. En somme, jamais la critique ne saurait être seulement destructive, mais s’accompagne toujours d’une tâche proprement constructive : chez Foucault au travers d’une problématique de la transformation de soi et chez Deleuze dans la captation de nouvelles possibilités de vie. La problématique politique de l’émancipation ne peut donc se poser, avec Foucault et Deleuze relisant Nietzsche, qu’en mettant l’accent sur la figure éthique de la transformation sociale – quitte à sortir du cadre orthodoxe de la politique telle qu’elle a été instituée et pratiquée depuis au moins la Révolution française23.

Que veut dire pratiquer une philosophie sociale critique aujourd’hui ?

Les deux défis que représente la pensée de Nietzsche pour l’élaboration d’une philosophie sociale critique semblent toutefois solidaires si l’on admet que pratiquer une philosophie sociale peut s’entendre au moins de deux manières qui ne sont pas nécessairement antithétiques. La première adopte une position classique sur le social en cherchant à diagnostiquer les normes qui forment actuellement le cœur de la société (Hegel, Durkheim, Habermas, Honneth) ; le social est alors interprété dans le sillage de ce que Hegel définissait par les concepts d’esprit objectif et de vie éthique. La seconde, moins classique, réfère le social à la vie des sujets en tant qu’ils font, sur eux-mêmes, l’expérience des rapports sociaux, ces derniers conditionnant pour partie ce que nous sommes (Nietzsche, Canguilhem, Foucault, Deleuze). Au contraire d’une certaine doxologie, Deleuze et Foucault ne célèbrent donc pas la « mort du sujet » mais sa refonte sur le terrain d’une extériorité comprenant les relations sociales : pas de critique sociale qui ne soit, corrélativement, critique de notre subjectivité sociale.

Aussi la philosophie sociale peut-elle contribuer, avec et après Nietzsche, à régénérer l’interrogation politique en sondant la vitalité des institutions (sociales, politiques) à partir de leurs effets, en bien comme en mal, sur nos vies : soit en sélectionnant les normes immanentes et positives de la reproduction sociale prise en totalité, soit en se demandant comment nous vivons de manière immanente la société et ses normes. De ce double point de vue, ce qui suscite tant l’intérêt pour Nietzsche des co-auteurs de La dialectique de la Raison que de Deleuze ou Foucault, c’est que le philosophe de Sils-Maria leur permet de repenser des formes critiques de subjectivité et d’individualité qui ne sont dès lors pas séparables des rapports sociaux qui les constituent (autant dire des formes de subjectivation sociale). Le cas tout à fait atypique et paradoxal des lumières nietzschéennes en politique, c’est donc qu’elles ne proposent aucun programme politique. Nietzsche devient bien plutôt, pour ses lecteurs les plus progressistes, un opérateur de politisation de phénomènes que, traditionnellement, la philosophie politique juge en dehors de son champ d’étude (formes de vie, rapports sociaux, subjectivité, sciences). Comment ne pas apercevoir, dans notre actualité la plus brûlante, l’impact d’un tel déplacement de la politique instituée vers d’autres formes (sociales) de pratiques politiques ?

[1] A. Honneth, La lutte pour le reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.

[2] À propos de ce renouveau :  E. Renault et Y. Sintomer, Où en est la théorie critique ? Paris, La Découverte, 2003 ; F. Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009 ; S. Haber, « Renouveau de la philosophie sociale ? », Esprit, Mars-Avril 2012.

[3] P. Anderson, La pensée tiède : un regard critique sur la culture française, Paris, Seuil, 2005.

[4] Cf. S. Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte/Poche, 2009.

[5] P. Nora, « Que peuvent les intellectuels ? », Le Débat, 1980/1, n°1.

[6] A. Boyer et alii, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Grasset, 1992.

[7] Pour plus de précisions sur cette nouvelle réception de la Théorie critique et son actualité, on écoutera l’entretien avec Bernard Harcourt pour LVSL : https://lvsl.fr/larchipel-critique-quest-ce-que-la-theorie-critique/

[8] A. Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’école de Francfort, élaborations d’une théorie critique de la société, Paris, La Découverte, 2016.  [1]

[9] A. Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale », La société du mépris, Paris, La Découverte, 2008, p. 39-101.

[10] Ibid., p. 61.

[11] Cf. G. Lukacs, La destruction de la raison, Paris, L’Arche Éditeur, 1958. Plus récemment : D. Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique. Biographie intellectuelle et bilan critique, Paris, Éditions Delga, 2016.

[12] W. Brown, Politics out of History, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2001, p.127.

[13] M. Foucault, Dits et Écrits, n°156, Paris, Gallimard-Quarto, 2001.

[14] M. Foucault, Dits et Écrits, n°219 et n°361. Voir aussi : M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, Paris, Vrin, 2015.

[15] T.W. Adorno, M. Horkheimer, « Nietzsche et nous », in H. G. Gadamer, Nietzsche l’antipode, Paris, Allia, 2007, p. 64, trad. modifiée.

[16] G. Deleuze, « Conclusions – sur la volonté de puissance et l’éternel retour », in Nietzsche. Colloque de Royaumont (1967), Paris, Les Éditions de Minuit, 2000, p. 276.

[17] G. Deleuze, Deux Régimes de fous, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 188.

[18] G. Deleuze, L’île déserte et autres textes, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 195.

[19] M. Foucault, Dits et Écrits II, n° 235, op.cit.

[20] F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 210.

[21] M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971), Paris, Seuil-Gallimard, 2011, p. 27.

[22] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1999, p. 115.

[23] Cf. É. Balibar, « Trois concepts de la politique : Émancipation, Transformation, Citoyenneté », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 19-52.

Nomination de Kamala Harris : la victoire des milieux financiers et de l’aile modérée du Parti démocrate

© Gage Skidmore

La sénatrice démocrate de Californie et ancienne candidate à la présidentielle Kamala Harris vient d’être choisie par Joe Biden comme colistière. Une décision présentée comme historique, mais qui masque une victoire de l’establishment démocrate et des puissances financières, dont les conséquences pour la campagne présidentielle et l’avenir du parti interrogent.


Il s’y était engagé pendant son débat contre Bernie Sanders. D’abord perçue comme une manœuvre habile pour accaparer la couverture médiatique et priver Sanders d’oxygène, la promesse de sélectionner une femme comme colistière et future vice-présidente a eu pour effet de limiter les options de Joe Biden. Depuis deux mois, il laissait planer le suspens en auditionnant différentes candidates, tout en reculant sans cesse sa décision. Le processus de sélection aura ainsi été à l’image de Joe Biden : indiscipliné, indécis et maladroit. Mais il a permis de tenir la presse en haleine et de forcer les onze candidates potentielles à multiplier les éloges et levées de fonds en faveur du candidat. 

Il s’est finalement reporté sur Kamala Harris, sénatrice de Californie, ancienne procureure générale de l’État et candidate malheureuse à la présidentielle en 2020. Les commentateurs peuvent se féliciter du choix historique d’une femme de couleur aux origines africaines et indiennes. Mais derrière les symboles dont est friande la presse néolibérale américaine, cette nomination interroge à différents niveaux. 

Kamala Harris, une colistière efficace pour battre Trump ?

La sénatrice de Californie présente l’avantage d’être une femme politique expérimentée, habituée à conduire des auditions musclées au Congrès et s’étant illustrée dans certains débats des primaires démocrates pour sa poigne, notamment au cours d’un échange mémorable dont Joe Biden avait, ironiquement, fait les frais. Offrant peu d’angles d’attaques évidents à Donald Trump, Harris représente la sécurité. Il y a peu de chances qu’elle commette des bourdes, se laisse malmener en interview ou fléchisse lors du traditionnel débat des vice-présidents. Et son siège au Sénat, qui deviendra vacant, reviendra nécessairement à un démocrate, ce qui permet d’éviter d’affaiblir le parti en choisissant une colistière occupant un mandat dans un État plus contesté. Pour autant, renforce-t-elle vraiment le « ticket » comme l’affirme Libération en une de son édition du 13 août ?

La science politique suggère que le vice-président a très peu d’impact sur les campagnes présidentielles. Au pire, il s’agit d’un poids potentiel, comme le fut Sarah Palin pour John McCain, au mieux cela permet de gommer quelques faiblesses du candidat, ou d’aider dans un État particulier. Mike Pence avait permis de solidifier le vote évangéliste derrière Trump, par exemple. 

Dans le cas d’Harris, difficile de voir ce qu’elle apporte au « ticket ». La Californie est acquise à Joe Biden et la sénatrice n’a la cote ni avec la gauche démocrate ni avec l’électorat afro-américain qu’elle avait échoué à mobiliser pour sa propre campagne. Elle ne devrait pas apaiser les conservateurs non plus, qui dénoncent une « carriériste de la côte Ouest  » qui souhaite « socialiser la santé  » tout en attisant les ressentiments racistes et sexistes. 

Son principal atout reste son absence de défaut majeur dans lequel Donald Trump pourrait s’engouffrer. Son bilan de procureure très critiqué à gauche démine les attaques de ce dernier, qui aura d’autant plus de mal à incarner le candidat de «  la loi et l’ordre  » et risque de lutter pour repeindre Biden en marionnette de Sanders. Pour preuve, les milieux financiers ont salué sa nomination, le Wall Street Journal titrant «  l’enthousiasme de Wall Street indique qu’ils estiment que les réformes financières ne seront pas une priorité de cette administration  » et note que «  Biden semble avoir réussi à contenir l’aile gauche de son parti  ». 

Outre sa capacité à lever des fonds auprès des grands financiers, Harris ouvre les portes de la Silicon Valley à Joe Biden, elle qui cultive depuis des années une proximité avec les pontes de la tech américaine. Mais au-delà de ses réseaux d’affaires, la sénatrice apporte deux atouts qui faisaient défaut à Joe Biden : une véritable base militante, construite pour sa propre campagne présidentielle et très active sur les réseaux sociaux, et un certain charisme – ou du moins une éloquence – qui contraste avec les bafouillements de Biden. Si elle joue à fond son rôle de porte-parole et comble le vide laissé par ce dernier dans les médias, elle pourra porter la critique efficacement et occuper le terrain. C’est ce que suggère sa première intervention publique après la nomination, où elle a fait le procès de Donald Trump et de sa gestion de l’épidémie de coronavirus avec une grande clarté. 

 

Kamal Harris s’était construite une image «  progressiste  » à travers de nombreux votes au Sénat et en travaillant sur différents textes aux côtés de Bernie Sanders. Si elle manie parfaitement la rhétorique populiste, elle a su conserver ses distances avec l’aile gauche du parti, et a fait de la triangulation sa spécialité. [1] Une stratégie qui avait précipité son échec aux primaires démocrates, mais lui vaut d’être appréciée des milieux d’affaires. Cette plasticité idéologique et son passé de procureure, où elle avait adopté une ligne extrêmement dure et réactionnaire, lui valent l’hostilité de la gauche américaine. 

Cependant, la levée de fonds record enregistrée le jour de l’annonce de sa nomination – 24 millions de dollars supplémentaires sur la seule plateforme citoyenne «  act blue  » – semble indiquer un certain enthousiasme auprès de la base du parti. 

Reste que sa piètre performance aux primaires démocrates interroge sur sa capacité réelle à faire campagne efficacement. Boudée par la jeunesse et l’électorat afro-américain, ses sondages désastreux l’avaient contrainte à un abandon prématuré en décembre, ce qui lui aura permis d’éviter une humiliation dans son fief californien. Elle qui avait appelé publiquement à bannir Trump de Twitter devra porter une critique plus efficace et substantielle si elle veut avoir un impact positif sur la campagne.

Une défaite de plus pour la gauche américaine, en forme de leçon pour toutes les gauches

En pleine période de mouvement social pour exiger plus de justice et d’égalité, Harris incarne un choix problématique. Une fois passé outre sa couleur de peau, il reste son bilan catastrophique en tant que procureure de la Californie. Si on ajoute le fait que Joe Biden fut le principal instigateur de la politique répressive qui aura conduit à l’explosion de la population carcérale et aux violences policières [2], ce choix représente une défaite supplémentaire pour la gauche démocrate. 

Elizabeth Warren aurait probablement été plus efficace pour faire le procès de Donald Trump et énergiser cette aile du parti. Mais elle reste crainte par les milieux financiers et riches donateurs. Malgré son coup de poignard dans le dos de Bernie Sanders, qui aura largement contribué à la victoire de Joe Biden, et en dépit de son volte-face vis à vis de la réforme de la santé Medicare for all pour devenir plus «  Biden compatible  », Warren se retrouve de nouveau sur la touche. En 2016 déjà, elle avait refusé de se présenter contre Clinton, puis décliné de soutenir Bernie Sanders, espérant obtenir une capacité d’influence plus large au sein du parti. Au mieux, elle récupérera un poste dans une future administration Biden-Harris, au pire, elle subira une primaire issue de la gauche américaine lors de sa prochaine élection au Sénat. 

 

L’establishment obtient gain de cause, lui qui favorisait ouvertement Kamala Harris aux primaires, devant Joe Biden.  

Kamala Harris, futur visage du parti démocrate  ?

Le choix du vice-président a rarement un impact sur la campagne, mais souvent une influence sur l’avenir du parti. Biden avait été choisi par Obama pour rassurer les électeurs animés de réflexes racistes ou conservateurs. Ironiquement, le voilà chargé de sauver le pays d’un président ultra conservateur accusé de racisme. 

Les cinq derniers vice-présidents démocrates sont devenus les candidats du parti à la présidentielle suivante. Compte tenu de l’âge avancé de Joe Biden, Kamala Harris pourrait incarner l’avenir du parti dès 2024, et potentiellement jusqu’en 2028. Un coup dur pour la gauche américaine, bien qu’il puisse se passer beaucoup de choses d’ici là.

En attendant, elle sera probablement plus réceptive que Biden à la pression de l’aile gauche, et pourrait devenir un allié des progressistes au Congrès sur certaines questions, comme le concède le journal socialiste Jacobin et l’hebdomadaire progressiste The Nation. [3] On peut y lire que Harris a démontré une plasticité idéologique et une capacité à bouger vers la gauche lorsqu’on lui met la pression  et que «  son ambition pourrait être un atout, car elle la forcera à suivre la direction du vent avec force et détermination  ». 

Pour l’instant, le choix de Kamala Harris témoigne de la main mise de l’establishment sur le devenir du parti. Une candidate idéale du point de vue des riches donateurs et des élites néolibérales, mais dont le choix de colistière par Joe Biden pourrait s’avérer à double tranchant. Tout dépend comment Donald Trump et l’électorat répondront à son arrivée dans la campagne, qui prend clairement un nouveau départ avec la complétion du ticket démocrate et l’imminence des Conventions. 

  1. En particlulier sur les question de réforme de la santé, cf notre article sur la question
  2. Cf notre portrait de Joe Biden
  3. Lire https://www.thenation.com/article/politics/kamala-harris-ambition/ et https://www.jacobinmag.com/2020/08/joe-biden-kamala-harris-vice-president-neoliberalism

USA : les émeutes feront-elles avancer le combat antiraciste ?

Incendie d’un commissariat de Minneapolis suite à la mort de George Floyd. © Hungryogrephotos

L’émeute est une réponse rationnelle à la pauvreté écrasante et à l’oppression. Et bien que ce ne soit pas toujours le cas, des recherches montrent que les émeutes peuvent effectivement permettre des conquêtes sur le plan social. Donnant de la visibilité à des causes minoritaires, elles leur ouvrent la voie vers la conquête de l’hégémonie. Article de notre partenaire américain Jacobin traduit par Myriam Nicolas et édité par William Bouchardon.


Les progressistes américains ont une relation particulièrement contradictoire avec les manifestations anti-raciste. D’une part, les progressistes de gauche s’imaginent être les meilleurs amis de la cause de la lutte contre les discriminations. D’autre part, ils ont cependant pris leurs distances avec le militantisme anti-raciste, au moins depuis les années 1930, convaincus qu’il ne mènerait qu’à un renforcement de l’influence des réactionnaires. À l’heure où des dizaines de villes à travers les États-Unis sont secouées par des soulèvements massifs, cette incohérence des progressistes américains s’est de nouveau manifestée ouvertement.

Certaines tentatives de maintenir un équilibre entre soutien à la cause et condamnation des émeutes étaient tout bonnement ridicules, comme par exemple l’idée, grotesquement paternaliste, que la destruction de biens matériels était exclusivement le fait « d’anarchistes blancs ». En plus de recycler l’excuse sur laquelle la police se base pour réprimer les manifestations, ce genre d’argument a pour résultat de nier les nombreuses formes de protestation des afro-américains qui ne rentrent pas dans le moule cautionné par la gauche progressiste.

D’autres penseurs ont trouvé des manières plus subtiles d’exprimer leur inconfort vis-à-vis des soulèvements en avançant l’idée que les émeutes, même lorsque celles-ci pouvaient être justifiées sur le fond, ne faisaient que renforcer le camp réactionnaire. Par un alignement des planètes imprévu, les émeutes ont coïncidé avec la sortie d’un article du chercheur en sciences politiques Omar Wasow défendant l’idée selon laquelle les émeutes des années 1960 auraient conduit à l’arrivée de Nixon au pouvoir en effrayant les électeurs blancs.

Sur le fond, l’article de Wasow est un travail rigoureux de sciences sociales, et ses conclusions ne peuvent être validées ou rejetées selon qu’elles arrangent ou non les militants les plus radicaux. Il est en effet tout à fait possible que les soulèvements des années 1960 aient gonflé le soutien à la campagne de Nixon, qui promettait de restaurer « la loi et l’ordre ».

Or, cet article a reçu beaucoup d’attention dernièrement de la part de personnes cherchant à en tirer des conclusions bien au-delà de ses fondations empiriques. Ross Douthat, un chroniqueur conservateur au New York Times qui parvient à parfaitement articuler sa pensée avec les poncifs progressistes, s’en est servi pour avancer que la gauche progressiste a « une responsabilité particulière d’empêcher et de contenir » les émeutes si elle souhaite éviter des conséquences politiques encore plus incertaines. 

Il y a trois semaines encore, les progressistes condamnaient les extrapolations imprudentes de l’administration Trump, mais ils se prêtent désormais au même genre d’exercices en faisant des conséquences contre-productives des émeutes des années 1960 une règle absolue qui disqualifie à jamais l’émeute comme moyen d’action politique. L’idée que les effets d’une émeute différent selon le contexte est d’une complexité qu’ils préfèrent ne pas envisager.

Les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que les émeutes de Ferguson et Baltimore ont contribué au développement d’idées plus progressistes au sujet de la lutte contre les discriminations.

Prenons les premiers soulèvements du mouvement Black Lives Matter (BLM) qui eurent lieu en 2014 et en 2015 à Ferguson, dans l’état du Missouri, et à Baltimore, dans l’état du Maryland. Selon Douthat, ces soulèvements mirent fin à l’enthousiasme des conservateurs en faveur de la réforme du système pénitentiaire (il ne s’agit pas ici d’une réforme précise de l’administration, mais plutôt de l’idée de repenser le système pénitentiaire américain pour le rendre plus humain, N.D.L.R.) et participèrent à l’avènement de Trump. 

Les éléments venant cautionner ce raisonnement sont cependant quasi-absents. De fait, les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que ces épisodes ont contribué au développement d’idées plus progressistes en matière de lutte contre les discriminations. Durant la dernière décennie, le Pew Research Center a demandé aux gens s’ils pensaient que le pays avait suffisamment œuvré en faveur de la lutte anti-raciste, ou s’il fallait en faire plus. Il suffit de consulter les résultats des enquêtes pour que l’impact du mouvement Black Lives Matter apparaisse clairement. 

Enquête du Pew Research Center sur l’opinion des Américains à propos de la lutte contre les discriminations : en rouge, plus d’efforts sont nécessaires pour atteindre cette égalité, en jaune suffisamment d’efforts ont déjà été consentis pour que les afro-américains soient égaux.

Dans l’ensemble de la population américaine, la part d’individus exprimant l’idée que le pays devait encore évoluer pour garantir l’égalité des droits a fortement augmenté durant la période 2014-2015. Certes, l’ampleur de la croissance de ce sentiment est à peine plus faible si l’on prend uniquement en compte la population blanche, mais même les sympathisants du parti républicain ont été très nombreux à reconnaître que la lutte contre les discriminations demandait encore des efforts. Néanmoins, les mêmes enquêtes ont montré que 80% des membres de la police estiment qu’aucun changement supplémentaire n’est nécessaire pour atteindre l’égalité entre citoyens de différentes couleurs. D’autres recherches académiques ont documenté l’impact du mouvement BLM de manière plus rigoureuse et approfondie. 

Dans l’histoire récente des soulèvements populaires, Ferguson et Baltimore ne font pas figure d’exceptions. Les exemples démontrant que des émeutes ont impulsé des changements progressistes ne manquent pas. Par exemple, un article récent a démontré que les émeutes de 1992 en soutien à Rodney King à Los Angeles (afro-américain passé à tabac après une course-poursuite en 1991, N.D.L.R.) ont renforcé la mobilisation des électeurs en faveur du parti démocrate ainsi que le soutien apporté à l’éducation publique. 

En Grande-Bretagne, des émeutes éclatèrent en 1990 lorsque Margaret Thatcher essaya d’imposer un nouvel impôt local incroyablement régressif, la « poll tax » (le montant de cet impôt local était le même pour tout le monde, quelque soit son niveau de richesse, N.D.L.R.). Si la majorité des membres du parti travailliste ont alors condamné les émeutes comme étant le fait d’anarchistes, la campagne de soutien aux personnes condamnées durant les émeutes deviendra finalement une composante importante du mouvement de lutte contre la « poll tax ». Cette mobilisation impulsée par la société – et non par les partis – provoqua une crise au sein du parti conservateur qui conduira finalement à la démission de Margaret Thatcher ainsi qu’à l’abandon de cet impôt. 

Le récit fait par certains progressistes des années 1960, où des électeurs blancs terrorisés auraient voté pour Nixon, est lui aussi plus compliqué qu’il n’y paraît. Tout d’abord, il a été prouvé que le gouvernement a été contraint d’investir plus d’argent public dans les villes défavorisées où les émeutes avaient éclatées. Dans son ouvrage précurseur Black Violence, publié en 1978, James W. Button révèle la manière dont les émeutes forcèrent les responsables politiques à porter davantage d’attention aux effets de leur politique sur les populations urbaines défavorisées, un groupe dont il ne se préoccupaient nullement auparavant. À une époque où de nombreux chercheurs en sciences sociales allaient jusqu’à considérer les mouvements contestataires comme symptômes d’une sorte de psychose de masse, Button montra que les émeutes étaient en fait des réponses rationnelles face à la négligence des gouvernants. 

Des recherches plus récentes ont dévoilé que les émeutes pouvaient conduire ces derniers à augmenter les investissements publics, y compris dans les lieux où le racisme des populations blanches étaient le plus fort. Autrement dit, même si les émeutes ont contribué à orienter l’opinion publique des américains blancs en faveur du conservatisme, elles ont également bénéficié aux quartiers où elles ont eu lieu. 

Si les effets politiques des émeutes sont plus complexes que ce que la morale progressiste suggère, celle-ci se trompe sur un point en particulier : quelles que soient leurs retombées politiques, des émeutes ont en fait lieu assez régulièrement dans les villes américaines. Lorsque des gens se trouvent dépossédés, lorsque leurs vies apparaissent chaque jour comme étant insignifiantes dans des vidéos qui les montrent se faire tuer par des agents de l’État, et lorsque le système politique ignore complètement leur détresse, ces gens-là vont, tôt ou tard, tenter d’imposer leurs problèmes sur le devant de la scène nationale, et ce par n’importe quel moyen. 

Comme l’a déclaré la chanteuse Cardi B dans une vidéo détonnant par son ton direct et son honnêteté : « En voyant des gens piller et s’indigner comme jamais, je me dis “Ces salauds vont enfin nous écouter maintenant.” » Bien que la gauche progressiste américaine ne cesse de rappeler l’importance qu’il y a d’écouter ce que les gens ont à dire dans de tels moments, elle a clairement démontré qu’elle ne souhaitait pas appliquer ce conseil à elle-même.

Le 8 mars espagnol : la grande grève féministe

© Irene Lingua

Alors que de nombreux pays s’apprêtent à célébrer la Journée internationale des femmes le 8 mars prochain, en Espagne, les organisatrices de l’événement préfèrent parler d’une grande « grève féministe ». Un mot d’ordre qui l’an passé avait conduit près d’un demi-million de personnes à descendre dans la rue à Madrid et contribué à placer le mouvement féministe aux avant-postes de la mobilisation politique dans le pays.


Le 8 mars 2018, des centaines de milliers d’espagnoles ont défilé ensemble, à Madrid et dans 120 autres localités. Le temps d’une journée, elles ont occupé l’espace public, y faisant résonner les slogans de « la révolution sera féministe ou ne sera pas ! » et de « si nous faisons grève, le monde s’arrête ». Une manifestation monstre, dont les images n’ont pas manqué de faire réagir à l’étranger, où le 8 mars n’est souvent qu’une Journée internationale de plus. Force était de constater le caractère exceptionnel du mouvement féministe espagnol.

Un an plus tard, les organisations féministes souhaitent entériner la dynamique qui voit les effectifs des cortèges augmenter chaque année. Elles mobilisent ainsi leurs forces pour faire du 8 mars un rendez-vous annuel immanquable et l’occasion de rendre visible le travail accompli au cours de l’année. Commissions dédiées, mise en place de partenariats, important effort de communication et de levée de fonds, recrutement de volontaires masculins pour l’élaboration d’un repas solidaire, etc : l’objectif est de convertir cette Journée internationale des femmes, officialisée par les Nations-Unies en 1977, en une démonstration de force qui fasse de la cause féministe un sujet incontournable pour qui entend participer au débat public. L’enjeu du 8-M (l’abréviation qui désigne la journée du 8 mars en Espagne) est donc avant tout de gagner en visibilité afin de s’imposer dans l’agenda politique et médiatique. Une stratégie qui a porté ses fruits en 2018, à en juger par la réaction des médias et du personnel politique qui, d’un bout à l’autre du spectre idéologique, n’ont eu d’autre choix que de prendre position par rapport aux revendications ainsi portées sur le devant de la scène.

De l’arrêt de travail au refus de la consommation

Mais la manifestation, aussi impressionnante soit-elle, ne résume pas à elle seule l’ambition des associations féministes pour cette journée du 8 mars. Celle-ci doit également être celle d’une « grève féministe » (« huelga feminista ») de 24 heures. La rhétorique vise ici à dépasser la conception traditionnelle de la grève en l’étendant à d’autres secteurs que celui du monde du travail, mais qui lui sont étroitement liés : ceux de la consommation, de l’éducation et du soin aux personnes. Ce renouveau du concept de « grève générale » découle de la prise de conscience que les femmes, historiquement davantage tenues à l’écart du travail salarié que les hommes, l’ont ainsi également été des appels à la grève. Repenser l’idée de grève et de « secteur productif », en élargir l’acception pour y intégrer ces autres dimensions, est nécessaire à la valorisation de la place des femmes dans l’économie nationale. À la dénonciation des écarts salariaux, de près de 15% (Eurostat, données 2015 sur le salaire horaire brut moyen) et du « plafond de verre » s’ajoute donc celle de l’invisibilisation et de la dévalorisation du travail « gratuit » au sein du système capitaliste. Quant à l’appel à ne réaliser aucun acte de consommation, il a été repris cette année à l’occasion de la Saint-Valentin. La journée du 14 février 2019 n’a pas seulement été celle des cœurs en plastique, du sexisme bienveillant et de la consécration de la « femme-objet » dans les campagnes publicitaires. Elle a permis aux organisatrices du 8-M de communiquer autour de l’événement via des slogans comme « nous sommes amoureuses de la grève », mais aussi de sensibiliser sur le thème de la « grève de la consommation », révélateur des continuités entre combat féministe et lutte anticapitaliste.

Féminisme et anticapitalisme, les deux revers d’une même médaille ?

Celles qui ont participé au mouvement des Indignés en 2011 ont revendiqué avec force cette convergence. En témoigne cette phrase d’introduction au manifeste du collectif Féministes Indignées de Barcelone : « La société patriarcale et capitaliste nous opprime. » L’affichage de telles affinités ne manque pas de susciter la polémique. Il attire les critiques des tendances libérales et conservatrices qui se revendiquent également du féminisme, entendu alors comme l’exigence d’égalité formelle entre les sexes. L’an passé, les franges les plus libérales ont en effet fermement condamné l’emploi du terme « anticapitaliste » dans le manifeste de la Commission 8-M et dénoncé par là même l’orientation « idéologique » de l’événement. Cela n’a pas empêché les rédactrices du manifeste de 2019 de conserver le même discours. Un discours qui appelle à un changement radical de l’ensemble des relations sociales, qui rejette dans un même mouvement les inégalités entre les sexes et l’exploitation par le travail, et qui n’oublie pas le rôle plus que déterminant qu’ont joué les femmes dans l’histoire des grèves ouvrières et des avancées sociales, s’inscrivant ainsi dans la lignée des animatrices du mouvement « du pain et des roses » qui en 1912 bouleversa le secteur textile du Massachusetts et conduisit à la réduction du temps de travail et à une hausse des salaires (Rodríguez, 2018). La grève plurielle du 8-M (arrêt de travail, de la consommation mais aussi des activités liées à l’éducation et au soin au personnes dans la sphère privée) questionne la valeur même de la vie au sein du système capitaliste. D’où le glissement vers la notion d’exploitation, celle des femmes mais également de la nature. « Nous sommes de plus en plus nombreuses à prendre conscience que le mouvement féministe va de paire avec la lutte anticapitaliste et antispéciste », déclare une militante. Celle-ci insiste toutefois sur le fait que cette tendance dominante au sein des manifestantes ne l’a pas empêchée de défiler, l’an passé, aux côtés de femmes aux convictions bien plus conservatrices.

Quant au collectif des Féministes Indignées de Barcelone, ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux groupes de même type ayant vu le jour en 2011. Son existence même atteste d’une victoire importante dans l’histoire du mouvement féministe : la prise en compte de la spécificité de ses problématiques dans le cadre des mouvements contestataires. Et notamment au sein des milieux de gauche qui, par leur appel à un changement radical de société, se caractérisent par la multiplicité des luttes portées et la nécessité de les articuler. Autre victoire, celle de la prise de conscience du risque élevé de reproduction de la logique de domination patriarcale au sein même de ces organisations progressistes. Des militantes féministes ayant participé au 15-M (du nom de la mobilisation ayant donné lieu au mouvement des Indignés) relayent ainsi la difficulté qu’elles ont eu à faire entendre leur argumentaire dans certaines assemblées locales, notamment dans les villes de Palma ou de Cadix, où était dénoncé le caractère « excluant » de leur combat (Cruells et Ezquerra, 2015). Aujourd’hui, un renversement de la vapeur semble avoir été opéré dans le pays, à la faveur d’une double dynamique: d’une part, la priorité croissante accordée aux questions féministes au sein même des diverses organisations militantes; de l’autre, l’affirmation du féminisme espagnol comme force autonome de premier plan sur le terrain des luttes.

La puissance mobilisatrice du mouvement féministe : une exception dans le paysage militant espagnol actuel

Sur les campus des universités madrilènes, les associations féministes sont de loin celles qui se font le plus entendre. Leur dynamisme et leur capacité de mobilisation contrastent avec la difficulté qu’ont les sections étudiantes des partis et des syndicats, notamment de gauche, à recruter de nouveaux militants. Un reflet de la situation à l’échelle nationale, où les partis politiques peinent à mobiliser, et ce à la veille d’une triple campagne électorale – législatives en avril, municipales et européennes en mai. Le collectif 8-M partage avec Podemos la couleur violette, mais l’association entre les deux mouvements s’arrête là. Interrogées à ce sujet, les militantes réaffirment leur indépendance totale vis-à-vis de toute institution partisane. Elles s’inscrivent ainsi dans la lignée des féministes qui, afin de conjuguer les efforts des diverses assemblées locales et spécialisées, fondèrent en 1977 la structure « Coordinatrice des Organisations Féministes de l’État espagnol ». Celles-ci, majoritairement issues des mouvements de gauche radicale et anarchistes, étaient peu enclines à participer au jeu institutionnel classique, qu’elles percevaient comme un moyen de priver le mouvement féministe de sa « puissance transformatrice et révolutionnaire » (Uría Ríos, 2009). Quatre décennies de collaboration entre militantes féministes et institutions ainsi que la mise en place de politiques publiques favorables à l’égalité entre les sexes ont eut raison de l’influence dominante de tels positionnements. Mais la quête d’autonomie et la nécessité de se constituer comme force politique indépendante des partis n’en restent pas moins essentielles.

Le mouvement féministe espagnol montre donc qu’il est possible de porter une lutte politique en dehors des cadres institutionnels les plus classiques et de s’imposer dans l’agenda de ces derniers. Possible, voire nécessaire, de disputer aux acteurs traditionnels du jeu politique le rôle de force de proposition. Désormais, c’est davantage par leurs réactions aux revendications surgies de la société civile que ceux-ci se distinguent les uns des autres. De fait, le soutien syndical à la grève de 24 heures en est venu à être davantage déterminant pour les syndicats eux-mêmes que pour les organisatrices. L’année dernière, le refus de soutenir la grève de 24 heures de la part deux confédérations syndicales majoritaires, l’Union générale des travailleurs (UGT) et la Confédération syndicale des commissions ouvrières (CCOO), a été perçu par de nombreux observateurs comme une preuve de leur incapacité à appréhender les bouleversements profonds de la société espagnole. Leur crédibilité en tant qu’acteur principal de la lutte pour le progrès social n’a ainsi pas manqué d’être abîmée par cette décision. Cette année, alors que la Confédération générale du travail et la Confédération nationale du travail ont renouvelé leur soutien à la grève de 24 heures, les féministes ont vu les positions de l’UGT et la CCOO évoluer. Quitte à rendre la situation quelque peu confuse, de l’appel à faire grève durant 2 heures à tour de rôle – proposition que la commission du 8-M a qualifié de « honteuse et insuffisante » – à la garantie d’une couverture pour les travailleuses qui décideront d’étendre la mesure à la journée entière. L’attitude des syndicats majoritaires fournit ainsi la preuve d’une nouvelle distribution des rôles et du pouvoir entre la société civile et les acteurs traditionnels.

Manifestation 8M 2018
Manifestation du 8 mars 2018 à Madrid © Irene Lingua

Diversité des femmes, articulation des luttes

Cette revendication d’indépendance est également une exigence liée à l’objectif qui distingue profondément le mouvement féministe actuel de ses précédents historiques : la prise en compte de l’incroyable diversité au sein de ses rangs. Diversité des couleurs politiques, qui alimente sans cesse les débats sur les modes d’actions privilégiés, en premier lieu desquels celui de la non-mixité des cortèges et associations. Mais diversité des femmes avant tout, et par là même des problématiques qui sont les leurs. Organisations de travailleuses du sexe, de femmes racisées, d’agricultrices, de retraitées etc: le 8-M est l’occasion pour toutes de se réunir autour de la matrice commune qu’est la quête d’égalité, sans effacer pour autant leurs différences, et met ainsi à l’honneur l’intersectionnalité des luttes. Aux étudiantes réunies pour débattre ensemble de l’organisation de l’événement se joignent quelques représentantes des salariées de l’Université : des professeures, mais aussi de celles qui chaque jour assurent le service de ménage ou de restauration. La dynamique interne au mouvement féministe est en effet une illustration exemplaire de la fragmentation des revendications au sein de l’ensemble de la société. Sa force est de parvenir à articuler ces dernières, à faire en sorte, selon les mots du sociologue et anthropologue David Veloso, qu’il n’y ait pas à choisir entre le fait d’être une « femme, une gitane ou une pauvre ».

Rompre avec l’image du « joli minois »

Cette année, l’objectif est de rompre avec l’image du « joli minois » (la «cara bonita ») qui a été celle du mouvement féministe au cours des derniers siècles de lutte. Ou plutôt, celle qu’ont bien voulu lui attribuer les médias et personnels politiques dominants, véhiculant ainsi l’idée qu’à l’existence d’une essence féminine particulière répondait celle d’un mode de contestation spécifique, plus « doux », moins révolutionnaire que celui de leurs camarades masculins. Un traitement dénoncé l’an passé encore par certaines manifestantes, qui en assemblées appellent à mettre davantage l’accent sur les actions de « désobéissance civile »: interventions dans le métro madrilène, refus de quitter les locaux de l’université la veille de la manifestation. Toutes sont convaincues qu’en 2019 les rues seront au moins aussi pleines qu’en 2018.

Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « midterms »

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©Beto O’Rourke

Il se passe quelque chose au Texas. Ce bastion républicain pourrait basculer à gauche pour la première fois depuis trente ans lors des traditionnelles élections de mi-mandat auxquelles l’avenir politique de Donald Trump semble désormais suspendu. Un reportage depuis Houston où le candidat démocrate mène une campagne populiste remarquée et particulièrement riche en enseignements. Par politicoboy (@PoliticoboyTX).


Houston, samedi 11 août. Malgré la chaleur écrasante et les prévisions orageuses, ils se sont déplacés par centaines pour rencontrer le candidat démocrate au poste de sénateur du Texas.  Les rues de South Side, cette banlieue défavorisée de Houston, débordent de voitures arborant des autocollants à lettres blanches sur fond noir, formant un message simple et limpide : « Beto for Senate ». Au détour d’un pâté de maisons sinistré par le passage de l’ouragan Harvey douze mois plus tôt, la silhouette élancée du natif d’El Paso apparait à notre vue. Beto O’Rourke, impeccable dans son pantalon de costar et sa chemise entre ouverte, précède une longue file de sympathisants venus lui serrer la main. Arborant un franc sourire, il prend le temps d’échanger quelques mots avant de se prêter à l’incontournable rituel du selfie.

Un barbecue texan fume des viandes low and slow au côté d’une grande tente sous laquelle des bénévoles encouragent les passants à s’inscrire sur les listes électorales. Un foodtruck propose des tacos à ceux qui ne souhaitent pas profiter du barbecue offert contre une adresse email ou un numéro de téléphone. À l’entrée du vieux théâtre de quartier reconverti en QG de campagne, on se presse pour pénétrer dans la salle principale où Beto doit débuter son discours d’une minute à l’autre.

Le pari fou de Beto O’Rourke

Au lieu de se présenter dans sa circonscription d’El Paso pour une réélection assurée, Beto O’Rourke s’est lancé un défi colossal : contester le siège de Sénateur de l’État du Texas. Son adversaire n’est autre que Ted Cruz, le finaliste malheureux des primaires du parti républicain face à Donald Trump.

Beto démarre avec un triple handicap : inconnu au-delà de sa circonscription, il affronte un candidat sortant jouissant d’une reconnaissance nationale, dans un État caricaturalement conservateur. Malgré l’évolution démographique qui devrait rendre le contrôle du Texas plus contesté, Donald Trump a facilement remporté cet État avec 10 points d’avance sur Hillary Clinton.

Le retard accusé par Beto O’Rourke dans les tout premiers sondages publiés en 2017 respectait cet ordre de grandeur, mais il serait désormais quasiment comblé. Un signe ne trompe pas : depuis quelques semaines, le camp républicain panique. L’impensable devient possible. Pour la première fois depuis trente ans, un démocrate pourrait s’imposer au Texas.

Une campagne populiste inspirée par Bernie Sanders

Beto O’Rourke reprend à son compte les principaux ingrédients du succès de Bernie Sanders. Tout comme lui, il refuse les financements privés (à l’exception des dons individuels plafonnés), là où son adversaire aligne des dizaines de millions de dollars de contributions en provenance des « super PACs », ces groupes d’influence alimentés par les multinationales, lobbies et milliardaires. Beto peut ainsi promouvoir un programme ambitieux, où l’on retrouve les principaux marqueurs de la plateforme « populiste » de la gauche américaine. Il milite pour une assurance maladie universelle et publique, le fameux « medicare for all » proposé par Bernie Sanders et taxé « d’irréaliste » par Hillary Clinton. Il place la question des salaires et de l’emploi au cœur de son discours, et défend une politique volontariste pour le contrôle des armes à feu, l’accès à l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique.

Au Texas, centre névralgique de l’industrie pétrolière où les armes à feu et les pick up trucks font partie intégrante du style de vie local, les stratèges démocrates se seraient opposés catégoriquement à un tel discours.

Comparant sa campagne électorale à ses jeunes années de musicien dans un groupe de Punk/Rock amateur, Beto O’Rourke assume une approche instinctive qui rappelle la méthode déployée par François Ruffin en 2017. Le  candidat démocrate privilégie le terrain, encourage le porte-à-porte et multiplie les « town hall », ces séances publiques de questions-réponses. Il a mis un point d’honneur à visiter en camionnette chacun des 254 comtés de ce gigantesque territoire grand comme la France et la Belgique, s’arrêtant dans des villages où plus aucun homme politique ne se rend. Que ce soit devant plusieurs milliers d’étudiants à Austin, ou une douzaine de retraités à Luckenbach, il martèle le même message. « Nous avons besoin d’un système de santé, d’un système éducatif et d’une économie qui fonctionnent pour tous les Texans, pas seulement pour les 1 % ».

Son discours rappelle le populisme de gauche au sens de Laclau. Cherchant à définir un « nous » contre un « eux », il fustige les puissances financières qui soutiennent son adversaire.

Ce « nous » se veut inclusif. Beto tente de dépasser le clivage démocrate-républicain avec un message rassembleur et positif. Délaissant les traditionnelles couleurs bleues du parti démocrate, il opte pour la neutralité du noir et évite soigneusement d’apposer le mot « démocrate » sur ses visuels de campagne. Cela ne l’empêche pas de mettre les pieds dans le plat. À un républicain qui l’interpellait en meeting pour lui demander s’il approuvait « l’insulte au drapeau et aux vétérans faits par les joueurs de la NFL qui s’agenouillent pendant l’hymne national », il répond par un monologue enflammé, détaillant les raisons de ce geste (protester contre les violences policières dont les Noirs sont disproportionnellement victimes) avant de terminer par ces mots « je ne crois pas qu’il existe quelque chose de plus américain que de se battre de manière non-violente pour défendre ses droits ». La vidéo de cette intervention, devenue virale, lui vaut le soutien de Son Altesse Lebron James himself, l’athlète le plus populaire du pays.

Beto O’Rourke s’inscrit dans une vague progressiste

Le vent tourne aux États-Unis. Des candidats se déclarant ouvertement socialistes (une insulte dont Barack Obama se défendait vigoureusement) gagnent des élections. Ils militent pour des réformes de plus en plus populaires : l’assurance maladie universelle publique, le salaire minimum à 15 $ de l’heure (contre 6 à 10 aujourd’hui), la garantie universelle à l’emploi, la fin des financements privés des campagnes électorales, l’université gratuite et l’accès des travailleurs à la gouvernance d’entreprise. Des propositions auxquelles l’opinion publique adhère désormais très majoritairement.

Du haut de ces vingt-huit ans, Alexandria Ocasio-Cortez a ébranlé les certitudes de la classe politico-médiatique américaine en triomphant d’un baron démocrate pressenti pour diriger le groupe parlementaire au Congrès. Il fallait voir Sean Hannity, le plus fervent supporteur de Donald Trump et tête d’affiche de la chaine FoxNews, s’alarmer de la victoire de la jeune native du Bronx. S’égosillant en prime-time sur le fait qu’elle se revendique socialiste, il projette les points clés de son programme sur un écran géant, offrant une visibilité inespérée à la gauche radicale.

Puis c’est le maire afro-américain de Tallahassee, Andrew Gillum, qui surgit de nulle part pour remporter la primaire démocrate pour le siège du gouverneur de Floride. Il fera face à celui qui se présente comme « fils spirituel » de Donald Trump, dans un match que certains commentateurs dépeignent en lutte par procuration entre l’ancien et le nouveau président des États-Unis. Sauf que Gillum ferait passer Barack Obama pour un vieux réactionnaire ultralibéral, tant son approche est radicalement progressiste.

Ces succès ne doivent pas faire oublier l’épineux problème auquel la gauche américaine se trouve confrontée : comment mettre en œuvre un programme politique largement majoritaire auprès de l’opinion publique (et fondamentalement anticapitaliste), dans un pays dirigé par une classe politico-médiatique déterminée à éviter cette issue à tout prix. La réponse se situe probablement chez Gramsci :  il faut livrer une guerre de position pour conquérir petit à petit les lieux de pouvoir. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler membre de la gauche radicale, Beto O’Rourke pourrait capturer un avant-poste précieux en arrachant le Texas des griffes du parti républicain.

Les midterms, enjeu majeur pour l’avenir de Donald Trump, et de l’Amérique

Replaçons cette élection dans son contexte. Le 6 novembre prochain, l’ensemble des Américains se rendra aux urnes pour les traditionnelles élections de mi-mandat. La totalité de la chambre des représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés à cette occasion. Or, le parti démocrate n’a besoin de conquérir qu’une de ces deux chambres du Congrès pour obtenir une capacité de blocage législative, et déclencher des dizaines de commissions d’enquête parlementaires qui enseveliront la Maison-Blanche sous une montagne de procédures judiciaires. Une perspective qui terrifie le camp républicain. Avec la conclusion imminente de l’enquête du procureur Mueller en ligne de mire, Donald Trump joue sa survie.

Ces midterms seront également le théâtre d’une recomposition politique dont les conséquences, tant à l’échelle locale que nationale, risquent de moduler le paysage politique pour la décennie à venir. Ce fut le cas en 2010, où le raz-de-marée conservateur priva définitivement Barack Obama de la moindre marge de manœuvre et fit basculer le parti républicain vers l’extrême droite, ouvrant la voie à Donald Trump.

Cette année, les démocrates sont favoris pour reprendre le contrôle de la Chambre des Représentants. Les choses s’annoncent plus compliquées pour le Sénat, la carte électorale étant particulièrement défavorable au parti démocrate qui doit défendre 24 sièges, contre seulement huit pour les républicains. Celui du Texas devait être le plus solide de tous. Ce n’est plus le cas.

La mobilisation de l’électorat, clé de l’élection

La salle principale du vieux théâtre déborde de monde. Nous suivons avec difficulté le discours de Beto, à quelques mètres de l’entrée. « On a de la chance de l’avoir, lui », me glisse une retraitée vêtue d’un t-shirt « Texas democrats » délavé. En effet, pour ce scrutin d’importance historique, disposer d’un candidat capable de créer l’enthousiasme représente un atout inespéré.

Seuls 56 % des Américains s’étaient déplacés pour la présidentielle de 2016. Aux midterms de 2014, le taux d’abstention avoisinait les 65 %. Ce cycle électoral ne fera pas exception, la victoire ira au parti qui saura mobiliser son électorat.

Donald Trump l’a bien compris, et multiplie les déplacements pour énergiser sa base. Il s’est finalement résigné à venir au Texas dépenser ses précieuses ressources pour appuyer la candidature de son ancien rival. Dans un tweet éloquent, il explique « Nous allons louer le plus gros stade du Texas pour organiser un meeting en soutien de Ted Cruz ».

Cette aide inespérée pourrait s’avérer à double tranchant. Le simple choix du lieu relève du casse-tête. Les deux plus grands complexes sont à Houston et Dallas, deux villes qui votent majoritairement démocrate, et où la venue de Donald Trump risque de galvaniser l’électorat de Beto O’Rourke. Ce dernier s’est précipité sur cette annonce pour inciter ses sympathisants à faire un don supplémentaire « pour contrer les attaques de Donald Trump ».

En politique, c’est quasi systématiquement le candidat le mieux financé qui l’emporte. Beto aurait collecté près du double de son adversaire, au point que Mitch McConnel, le président de la majorité républicaine au Congrès, se dit favorable à l’allocation de fonds nationaux pour la campagne de Ted Cruz. Signe qu’en haut lieu, on panique devant l’énergie déployée par le candidat démocrate.

En réalité, les difficultés de Ted Cruz reflètent celles du parti républicain. Le sénateur sortant avait bénéficié d’un vote de rejet de Barack Obama et fait campagne contre sa réforme de santé « Obamacare ». Six ans plus tard, son message se limite à un cri de ralliement aux accents du désespoir : « Let’s keep Texas red » (gardons le Texas rouge, couleur du parti républicain). Son bilan se résume à une abrogation partielle d’Obamacare (qui a révolté l’opinion publique) et les baisses d’impôts spectaculaires de Donald Trump, que le parti républicain ne parvient pas à vendre à son propre électorat (et pour cause, concentré sur les 1 %, la plupart des Américains n’en ont pas vu la couleur). Les spots télévisés de Ted Cruz se contentent d’agiter le spectre de l’immigration et d’attaquer son adversaire, avec un double effet pervers. Les publicités négatives mobilisent l’électorat démocrate, et offrent davantage de visibilité à Beto O’Rourke.

Ce dernier enchaîne jusqu’à trois meetings par jour. En juillet, nous l’avions rencontré dans un bar du quartier aisé de Houston Heights à l’occasion d’un « Town Hall pour les jeunes professionnels afro-américains avec Beto ». Il avait pris position en faveur de la légalisation du cannabis. « La répression contre cette drogue touche disproportionnellement les minorités », avait-il argumenté. Ce samedi, il termine son discours dans une ambiance électrisée, la chemise trempée de sueur.

« Rien ne remplace le porte-à-porte. Pour ma première campagne à El Paso, je frappais moi-même à plusieurs dizaines de maisons par jour, en me présentant avec humilité. Une vieille dame républicaine accepta de me recevoir.  Je l’ai écouté me raconter ces problèmes et inquiétudes. Un mois plus tard, un jeune homme m’aborde dans un café et me dit : “vous êtes bien Beto ? Ma grand-mère organisait une fête de famille le weekend dernier. Elle nous a fait promettre à moi et mes 32 cousins, oncles et tantes de voter pour vous !”

Le Texas est peut-être un peu trop vaste pour une campagne de terrain et encore trop conservateur pour un progressiste populiste, mais le fait que cette élection soit aussi ouverte et incertaine en dit long sur l’évolution du paysage politique américain.

Signé: politicoboy (@PoliticoboyTX)

Emmanuel Macron, anatomie d’une stratégie politique

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© Пресс-служба Президента Российской Федерации

Les Français sont loin d’adhérer majoritairement au néolibéralisme, dont Emmanuel Macron est l’un des principaux fers de lance dans cette campagne. Pourtant, force est de constater la dynamique qui entoure le leader d’En Marche, désormais l’un des – sinon le – favoris de l’élection présidentielle. Comment expliquer son succès ? Retour sur une stratégie politique qui a jusqu’ici porté ses fruits malgré ses nombreuses failles, ainsi que sur les enjeux d’une candidature qui pourrait, en cas de victoire, accélérer la recomposition du paysage politique français. 

C’est en utilisant efficacement ses réseaux, forgés au cours d’une décennie parmi les cénacles d’experts soucieux de « réformer », de « moderniser » le socialisme français – les Gracques, le cercle des économistes de la Rotonde – qu’Emmanuel Macron a construit son ascension politique. Le 6 avril 2016, en lançant son propre mouvement, En Marche, il réalise le pari de s’affranchir des contradictions historiques d’un Parti socialiste tiraillé entre son attachement à l’Etat-Providence et l’acceptation croissante en son sein de la mondialisation néolibérale. En ce sens, la candidature d’Emmanuel Macron peut être interprétée comme la proposition d’un social-libéralisme émancipé, dont la matrice philosophique transparaît à la lecture de son programme et a fortiori de ses discours : le primat de la responsabilité individuelle et de l’égalité des chances sur la solidarité collective et l’égalité des conditions, la « mobilité » plutôt que les « statuts », l’attachement à l’Union européenne, la réduction des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires, ainsi qu’une redéfinition du droit du travail au profit d’une plus grande flexibilité.

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Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie ©Pablo Tupin-Noriega

En juin 2016, une enquête dirigée par Luc Rouban pour le CEVIPOF constatait pourtant la faiblesse de l’électorat potentiel du social-libéralisme en France, cantonné à 6% du corps électoral et réduit à une fraction des catégories sociales supérieures. C’est sans doute ce qui explique les ambiguïtés et les volte-faces récurrentes d’Emmanuel Macron au cours de la campagne : le candidat d’En Marche tâtonne pour « fabriquer » un électorat composite, bien au-delà de ce socle extrêmement limité. Néanmoins, force est de constater que la dynamique autour de sa candidature semble se confirmer. Comment l’expliquer ? En grande partie grâce à une stratégie discursive adaptée au « sens commun » de l’époque, à même d’imprimer le rythme de l’agenda politique et de susciter de nouvelles logiques d’identification.

Progrès, renouveau, efficacité : une rhétorique habile mais fragile 

Le succès de la démarche d’Emmanuel Macron tient sans doute à sa capacité de sortir par le discours des cadres traditionnels qui régissent la vie politique française,  auxquels bon nombre de citoyens ne s’identifient plus. Si l’ancien ministre de l’Economie peut se targuer d’avoir impulsé un mouvement « ni à droite, ni à gauche », c’est précisément parce que le  clivage gauche/droite a considérablement perdu de son sens aux yeux d’une majorité de Français.

Ces catégories qui structurent la vie politique depuis la Révolution française sont davantage des coordonnées permettant de se repérer dans la complexité du paysage politique à un moment donné, plutôt que des identités figées. Il est des périodes où la puissance structurante de cet axe vacille, et ces séquences sont propices à la formulation de nouvelles logiques d’identification politique. C’est le cas aujourd’hui : l’alignement de François Hollande sur des positions nettement libérales – dont Emmanuel Macron est d’ailleurs l’un des principaux artisans – a débouché sur la relative indifférenciation des politiques macroéconomiques menées par la gauche socialiste et la droite républicaine. Les Français ne s’y retrouvent plus.

Dans cette situation brouillée, Emmanuel Macron sort du lot en proposant de « dépasser » ce clivage, tout en traçant une nouvelle ligne de démarcation au sein du paysage politique français : la frontière oppose désormais le « rassemblement des progressistes », qu’il prétend incarner, aux conservateurs de tous bords. La construction de ce nouvel antagonisme est habile dans le sens où il permet de renvoyer dos à dos une droite républicaine rétive au changement et une gauche présentée comme arc-boutée sur un système social obsolète.

En réinvestissant le terme de « progressisme », ce « signifiant flottant » pour reprendre la terminologie d’Ernesto Laclau, Emmanuel Macron peut développer un récit politique mobilisateur : gauche et droite ont plongé la France dans l’immobilisme. Les Républicains et le Parti socialiste sont conjointement responsables des blocages et des rigidités qui « étouffent » la société française, qui ne demande qu’à être « libérée ». Le « progrès » ne consiste donc pas à conquérir de nouveaux droits sociaux pour les travailleurs, contrairement au sens traditionnellement assigné au terme par les gauches, mais réside dans la capacité à lever les entraves qui empêchent le pays d’avancer, afin de « bâtir une France nouvelle » et de lui « redonner son esprit de conquête ».  A travers son « contrat avec la nation », l’ancien ministre de l’Economie prétend recréer une communauté de destin animée par un même désir de changement, de « mobilité » – un terme récurrent dans ses propos. C’est la #RévolutionEnMarche.

Emmanuel Macron cherche également à capter la demande profonde de renouvellement de la classe politique exprimée par les citoyens. La « modernité », elle aussi omniprésente dans le discours du candidat d’En Marche, doit ainsi associer l’innovation et la libération des carcans en matière économique à un renouveau démocratique en matière politique. Cela se traduit dans sa rhétorique par un rejet du fonctionnement des partis traditionnels enfermés dans des combines bureaucratiques mortifères. Son discours est ici largement renforcé par le désastre des primaires organisées par les deux grands partis : elles ont non seulement révélé l’étendue des contradictions idéologiques qui traversent LR et le PS, mais aussi accentué la défiance des citoyens à l’égard des appareils verrouillés, en proie à des tractations permanentes.

 Afin de désamorcer les critiques concernant son parcours au sein des hautes sphères, Emmanuel Macron s’attache à mettre en valeur la diversité de ses expériences professionnelles par opposition aux autres candidats qui ont « fait carrière » en politique. C’est là une autre caractéristique de sa stratégie discursive : capitaliser sur le rejet des élus, très prégnant parmi la société française, à travers une rhétorique qui frôle parfois l’antiparlementarisme. Le candidat d’En Marche s’oppose à l’élite politique carriériste et immobiliste, souhaite contourner les structures sclérosées pour promouvoir à la tête de l’Etat des hommes et des femmes d’action et d’expérience : « l’alternance entre l’impuissance et l’efficacité, entre le monde d’hier et le siècle nouveau ».

 C’est ce qu’Emmanuel Macron entend par « retour de la société civile à la politique ». La « société civile », un concept suffisamment flou pour évoquer le renouveau sans avoir à fournir d’explications plus détaillées : on peine à discerner si les candidats présentés aux élections législatives par En Marche seront des citoyens sans expérience politique préalable, des militants associatifs, ou des lobbyistes chevronnés…  C’est probablement tout l’intérêt stratégique de cette catégorie par nature ambiguë.

Bien aidé par une couverture médiatique incommensurable, l’actuel favori des sondages a par ailleurs consolidé au fil du temps sa stature de présidentiable. A Bercy, notamment, où il a consciencieusement cherché à endosser le costume d’un ministre iconoclaste, hors du sérail, tranchant par ses déclarations transgressives à l’égard de son propre gouvernement (sur les 35 heures, la déchéance de nationalité, etc.). C’est ce numéro d’équilibriste, entre participation active à la politique économique du quinquennat et effort de distanciation à l’égard du paquebot socialiste accidenté, qui a étonnamment permis au candidat d’En Marche de faire de son passage au Ministère de l’Economie un tremplin pour son ascension politique… sans pour autant se voir accoler l’étiquette « hollandaise ». A cet égard, il est logique de voir aujourd’hui Les Républicains multiplier sur les réseaux sociaux les campagnes destinées à rappeler le rôle fondamental d’Emmanuel Macron dans la politique menée ces cinq dernières années. Et d’entendre François Fillon le rebaptiser « Emmanuel Hollande ».

Si cette stratégie discursive semble avoir été payante jusqu’à aujourd’hui, elle n’en demeure pas moins fragile. Les ralliements successifs de cadres socialistes, dont plusieurs poids lourds du quinquennat comme Jean-Yves Le Drian et Manuel Valls, pourraient affaiblir la portée de son discours orienté contre la classe politique traditionnelle. Le rafraîchissement de la vie politique qu’En Marche exhibe en marque de fabrique ne tient en réalité qu’à la figure d’Emmanuel Macron et à l’image qu’il s’est façonnée. Quiconque s’intéresse de plus près aux réseaux qui structurent sa campagne s’apercevra rapidement de l’omniprésence de nombreux dinosaures de la politique française. Le renouveau n’est pour le moment qu’une façade masquant ce qui s’apparente avant tout à une opération de recyclage.

Par ailleurs, ses déclarations fluctuantes sur certains sujets (la légalisation du cannabis, la colonisation, le mariage homosexuel, etc.) et ses ambiguïtés persistantes sur d’autres, nuisent à la crédibilité d’un discours axé sur la confiance et la compétence. De même que sa récente sortie hasardeuse sur l’ “île” de Guyane. Si sa démarche tente de donner corps à un nouveau sujet collectif autour du clivage progressistes/conservateurs, elle est contrebalancée par ses tâtonnements récurrents qui peuvent donner la sensation d’un pur et simple bricolage électoraliste.  Au risque de paraître flou et inconsistant, comme lors du premier débat qui a opposé les cinq principaux candidats, au cours duquel il n’est absolument pas parvenu à se démarquer. Difficile de déterminer dans quelle mesure ces incohérences manifestes freineront sa dynamique, tant la campagne est incertaine. Son arsenal communicationnel risque quoiqu’il en soit de révéler un peu plus son articificialité au fil des semaines.

Emmanuel Macron et le populisme

Le 19 mars dernier, l’ancien ministre de l’Economie déclarait au JDD : « Appelez-moi populiste si vous voulez. Mais ne m’appelez pas démagogue, car je ne flatte pas le peuple ». Le concept de « populisme », trop souvent vidé de son contenu analytique et désormais transformé en catégorie-repoussoir du débat politique, est régulièrement appliqué à Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Pour le candidat d’En Marche, la question est loin d’être évidente.

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Le professeur argentin Ernesto Laclau (1935-2014), l’un des principaux théoriciens du populisme

Le néolibéralisme, qui constitue la clé de voûte du projet d’Emmanuel Macron, se caractérise habituellement par la recherche du dépassement des « vieux » clivages au profit d’un traitement technique, supposément « désidéologisé », des grandes questions économiques et sociales. Le candidat d’En Marche n’échappe pas à la règle, lorsqu’il relativise la pertinence de l’affrontement gauche/droite et privilégie le registre de l’expertise et de la compétence. A cet égard, il semble excessif de voir dans le macronisme le « stade suprême du populisme », comme le suggère Guillaume Bigot dans un article du Figaro. Le populisme est en effet une méthode de construction des identités politiques qui repose sur la réintroduction du conflit, par la « dichotomisation de l’espace social en deux camps antagonistes », selon Ernesto Laclau, l’un de ses principaux théoriciens. Là où le populisme cherche à réinjecter du politique, envisagé comme conflictuel par nature, l’ « esprit » du néolibéralisme tend à l’inverse à dépolitiser.

Néanmoins, la stratégie discursive d’Emmanuel Macron que nous nous sommes attachés à présenter – nouvelle dichotomie de l’espace politique entre progressistes et conservateurs, rhétorique anti-élites et positionnement en dehors des cadres institutionnels, valorisation du renouveau – relève effectivement en partie de la construction populiste. Là où la droite républicaine présente l’austérité et les réformes structurelles comme un horizon indépassable, sur un registre fataliste en résonance avec le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron tente de susciter un élan positif d’adhésion collective à son projet.

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Emmanuel Macron et Manuel Valls ©Alain Jocard

Les analyses gramsciennes, développées notamment par le politiste Gaël Brustier, ou par Antoine Cargoët dans LVSL, prennent ici tout leur sens. Dans le sillage du penseur italien Antonio Gramsci, on peut considérer qu’un acteur politique détient l’hégémonie lorsqu’il réussit à donner une portée universelle à son projet, en installant la conviction que les intérêts qu’il défend sont ceux de l’ensemble de la communauté politique. Or, le néolibéralisme, en panne de récit de légitimation et incapable d’intégrer les secteurs subalternes, souffre aujourd’hui d’une profonde crise organique : son hégémonie est menacée de toute part. L’émergence du « phénomène » Macron peut dès lors être perçue comme une tentative de reprise en main des élites, à travers la formulation d’un « nouveau récit d’adhésion au libéralisme », d’après les termes de Gaël Brustier : désencombré du conservatisme des droites et des complexes des socialistes, débarrassé des appareils partisans disqualifiés, incarné par un nouveau visage plus dynamique et plus moderne, le néolibéralisme « en marche » est susceptible d’obtenir une plus large adhésion. C’est la « révolution passive ».

Emmanuel Macron reprend donc à son compte certaines caractéristiques clés d’une stratégie populiste, saisissant la nécessité d’adapter son discours à l’état de délabrement du champ politique français, et rapprochant le libéralisme du sens commun par son association au progressisme et au renouvellement démocratique. Seulement, le « populisme » du leader d’En Marche entre en tension avec l’essence d’un projet qui réaffirme clairement le primat des décisions techniques sur la souveraineté populaire.

Les enjeux d’une recomposition à l’extrême- centre 

Malgré les innovations discursives présentées dans cet article, la rhétorique d’Emmanuel Macron emprunte également plusieurs éléments « classiques » du centrisme politique : il y a du bon à gauche, il y a du bon à droite, pourquoi donc ne pas associer un peu des deux ? Le 28 mars, lors d’une conférence de presse, le candidat d’En Marche affirmait : « Moi-même quand j’étais ministre, combien de fois ai-je entendu : ce que vous faites, ce que vous dites est formidable, mais je ne peux pas le dire publiquement, vous n’avez pas de chance, vous êtes de l’autre côté de la barrière ».

Emmanuel Macron souhaite s’ériger en pôle de recomposition entre les « socialistes libéraux » et la droite libérale, faisant sauter les digues partisanes artificielles qui les séparent. Qu’on en juge par cette déclaration du candidat, le 24 février, sur l’antenne de BFMTV : « le pays est divisé, bousculé, il doute de lui-même. Il est dans une crise sans précédent, le Front national est aux portes du pouvoir.  Il faut construire une forme de coalition ». C’est là l’ironie du « macronisme » : s’il puise sa force dans le rejet manifesté par les Français à l’égard du Parti socialiste et des Républicains, il propose en réalité une synthèse entre les deux, autour d’un « extrême-centre » d’obédience libérale.

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Albert Rivera, leader du parti centriste espagnol Ciudadanos © Contando Estrelas

En Marche serait-il sur le point de réussir ce que Ciudadanos (« Citoyens ») a échoué à réaliser en Espagne ? De l’autre côté des Pyrénées, le parti d’Albert Rivera, forgé sur une ligne et une stratégie politique à bien des égards similaires à celles d’Emmanuel Macron, n’a pas obtenu des résultats suffisants pour diriger la recomposition du système politique espagnol : la formation de centre-droit est désormais dans une situation inconfortable et hautement contradictoire, s’alignant tantôt sur les conservateurs, tantôt sur les socialistes, en fonction des contextes et, pourrait-on dire, du sens du vent. Emmanuel Macron, s’il venait à remporter l’élection présidentielle, pourrait à l’inverse parvenir à occuper la centralité de l’échiquier politique, en contraignant l’ensemble des acteurs à se positionner par rapport à lui.

En témoigne d’ores et déjà la provenance diverse des ralliements à sa candidature : vallsistes, centristes du MoDem et sénateurs de l’UDI, juppéistes… Des ralliements qui devraient se poursuivre s’il accédait au second tour.  Si sa victoire laisse toujours pour le moment planer la possibilité d’une crise institutionnelle, le Parti socialiste semble anticiper le succès de l’ancien ministre de Manuel Valls. Didier Guillaume, président du groupe PS au Sénat, déclarait très récemment que les socialistes avaient « vocation à gouverner dans une majorité avec Macron s’il est élu ». Quelle forme prendra précisément cette majorité composite ? C’est la grande question qui se posera au lendemain du 7 mai en cas de victoire du candidat d’En Marche.

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Emmanuel Macron contre Marine le Pen : mondialistes contre patriotes? ©Gymnasium Melle ©Copyleft

Dans son ouvrage sur l’histoire des droites en France, Gilles Richard affirme que « le clivage gauche(s)-droite(s), structurant l’histoire de la République depuis ses débuts, a aujourd’hui cessé d’organiser la vie politique française ». Pour l’historien, le surgissement de la question nationale – à propos de laquelle les gauches peinent à se positionner – dessine aujourd’hui une nouvelle ligne de fracture entre néolibéraux et nationalistes. Les projets respectifs d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen n’en seraient-ils pas l’expression la plus criante ? D’un côté, la cohérence d’un néolibéralisme économique couplé à un libéralisme socio-culturel ; de l’autre, une proposition nationaliste structurée autour de la défense de la souveraineté nationale et d’une identité française essentialisée.

Si Emmanuel Macron est l’antithèse idéologique du Front national, il en est aussi l’adversaire idéal : un ex-banquier d’affaires incarnant à merveille le mondialisme sous tous ses aspects et matérialisant parfaitement ce que Marine Le Pen a popularisé comme l’« UMPS ». Dès lors, lorsqu’Emmanuel Macron lèvera clairement le voile sur son projet, qui s’inscrit en réalité dans la continuité des politiques économiques et sociales menées ces dernières décennies, le Front national risque d’en sortir renforcé : il pourra développer son discours critique sur un terrain plus favorable encore qu’aujourd’hui. Cette clarification interviendra-t-elle avant ou après l’élection présidentielle ? Quoi qu’il en soit, l’histoire de ces dix dernières années démontre qu’on ne peut prétendre combattre Marine Le Pen en chantant les louanges de la mondialisation néolibérale.

Crédit photos :

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Vous avez dit progressiste ?

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L’adjectif est furieusement à la mode. On l’entend sur toutes les ondes, dans les meetings, les interviews, les réunions. Jean-Christophe Cambadélis, Manuel Valls et, surtout, Emmanuel Macron, s’en sont, entre autres, faits les chantres. “Progressiste”. Elle est comment, ta politique ? Elle est progressiste. Cela sonnerait presque comme un un slogan du MJS ; c’est désormais un leitmotiv chez bon nombres d’hommes et de femmes politiques tantôt classés à gauche de l’échiquier, tantôt plus hybrides (suivez mon regard). On ne le rappellera jamais assez : en politique, les mots ont toujours un sens et leur utilisation est souvent révélatrice de certaines logiques. Que se cache-t-il donc derrière cette notion si floue qui, sous couvert d’une infaillible modernité, ne date pas d’hier ? De quelles manoeuvres politiques est-elle le symptôme ? De quoi le progressisme version XXIème siècle est-il le nom ?

 

L’héritage ambigu des Lumières

Le Progrès, cette grande idée. Le XVIIIème siècle, les Lumières, ont provoqué un séisme dans la vie des idées dont les répliques se sont enchaînées durant les siècles suivants. Parmi elles, cette idée de progrès, que l’humanité avance inexorablement vers du meilleur, que toute avancée est bonne à prendre puisqu’elle témoigne d’une marche incessante et salutaire : progrès de la science, de “l’esprit humain” (formule empruntée à l’ouvrage de Condorcet[1]) avant tout. Lentement, mais sûrement, l’Homme – en tant qu’individu bien plus qu’en tant qu’élément d’une société – s’acheminerait vers un environnement plus clément, des conditions de vie améliorées et toujours perfectibles. Séduisant, et pour cause : le progrès en tant qu’amélioration nous apparaît presque naturellement comme quelque chose de souhaitable. Ne vivons-nous pas mieux qu’il y a deux cents ans ?

Le progressisme s’incarne pourtant dans une ambiguïté absolue. Le cas français est à cet égard particulièrement intéressant. Depuis la IIIème République, la notion est mobilisée par des familles politiques très éloignées les unes des autres, englobant de façon apparemment surprenante les libéraux les plus forcenés et les staliniens les plus convaincus. L’historien Maurice Agulhon a parfaitement montré que les Républicains modérés de la IIIe République se réclament constamment de cette idée de progrès[2]. En parcourant ainsi les discours de Léon Gambetta, on s’aperçoit qu’il n’a de cesse de se référer au progrès, porté, évidemment, par l’instruction publique. Les radicaux, le centre, en tant que famille politique qui s’est voulue héritière de cette tradition, tout en épousant entièrement le libéralisme, a totalement adopté cette notion de progressisme – Emmanuel Macron en est aujourd’hui l’exemple le plus saillant.

Parallèlement, et de plus en plus dans le premier XXème siècle, le progressisme s’incarne dans une gauche plus affirmée : on le retrouve fièrement porté par les communistes et les socialistes. Précisons néanmoins tout de suite les choses : ici, le progrès n’est pas érigé comme une valeur en soi ; ce qui compte, c’est le progrès social. On attribue forcément un adjectif à la notion, on la précise. On se bat certes pour le progrès, mais pas n’importe lequel : celui qui se façonne en faveur des plus faibles, des couches populaires, des ouvriers. Ainsi, seront qualifiés de “progressistes” les politiques ou les actions qui prennent position en faveur de l’émancipation du peuple. Littérature prolétarienne, réalisme socialiste (Aragon, Nizan, Barbusse…), tous ces écrits qui fleurissent notamment dans l’entre-deux-guerres sont par exemple regroupés sous l’expression “littérature progressiste” par le PCF et ses proches en France. Cette vision du progressisme s’est solidement ancrée dans la culture politique française, plaçant le concept à gauche de manière visiblement durable, l’associant même le plus souvent dans l’entre-deux-guerres et durant la Guerre froide aux partisans de l’Union soviétique et de ses zones d’influence. Je suis progressiste car je défends le progrès social, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs : rien de plus naturel pour un homme ou une femme de gauche.

Un écran de fumée pour masquer l’abdication face au néolibéralisme

Et pourtant, l’ambiguïté ne s’est pas évaporée ; aujourd’hui, plus la notion est mobilisée, plus l’opacité de son sens s’épaissit. Une grande partie de la gauche non-radicale la brandit comme un étendard, dans des formules préconçues et vides de sens. Cette soupe sémantique nous est servie pour masquer (inefficacement) les concessions et renoncements réguliers d’une partie de la gauche face au rouleau-compresseur du libéralisme économique. Mais quel progrès nous vendent ces autoproclamés progressistes ? Il ne faut pas chercher bien loin pour le trouver : ce progrès se traduit dans les “réformes”, constamment présentées comme des nécessités asbolues, qu’il faut mettre en place pour faire avancer le pays. Être progressiste, ce serait donc soutenir la loi El-Khomri, au nom de la réforme, au nom du mouvement. Comme si la réforme était une valeur en soi, et non pas une notion neutre qui peut s’incarner à droite comme à gauche. A cet égard, l’exemple de Macron est encore une fois emblématique : il multiplie les envolées lyriques totalement creuses sur la nécessité de réformer, de se mettre en marche, et brille parallèlement par son absence de programme. On assiste alors à la naissance d’une étrange idéologie qui manque cruellement de substance puisqu’elle poursuit un objectif précis : ne pas affirmer trop fort son affiliation au libéralisme afin de ne pas brusquer à gauche. Mais le message demeure clair : le progressisme, c’est la réforme, c’est le mouvement, quelle qu’en soit la direction. Vous vous battez contre la réforme ? Vous êtes donc un méchant et obscur conservateur – on flirte avec le sophisme.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la tentative de déplacement du clivage politique – ou du moins de ses représentations – d’une division “droite-gauche” à une dualité “conservateurs-progressistes”, qui ne résiste pas à une étude plus approfondie des forces en présence. La réalité politique est autrement plus complexe : on peut évidemment être très conservateur sur les plans social et sociétal, et libéral à l’extrême économiquement (François Fillon l’illustre parfaitement) ; à l’inverse,  il est tout à fait possible et cohérent de défendre le progrès social tout en refusant le système économique libéral. Cette tendance va de pair avec une déstabilisation profonde de la gauche, de son identité et de son socle de valeurs. Elle constitue surtout un véritable écran de fumée qui occulte l’opposition de plus en plus saillante entre, d’un côté, ceux qui s’accommodent de la pensée néolibérale dominante voire la promeuvent, et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il est encore possible de la combattre pour transformer la société (ne touche-t-on pas ici à l’essence de la gauche ?). Le progressisme, en tant que notion fourre-tout, imprécise qui remplace peu-à-peu l’utilisation du terme “gauche” comme identification politique des individus, symbolise parfaitement la confusion qui règne dans cette famille politique ; il est l’autel sur lequel une partie de la gauche sacrifie ses idéaux en renforçant la position hégémonique du néolibéralisme.

La gauche doit renouer avec elle-même pour retrouver son électorat

Mais pourquoi cette notion semble-t-elle rencontrer une telle popularité ? Le progressisme est à certains égards efficace car il semble porter en lui l’idée d’un rassemblement de diverses forces politiques qui se retrouvent dans leur volonté d’une amélioration de la société. Cependant, il oublie l’essentiel, c’est-à-dire de préciser quel progrès, quelles améliorations nous voulons. Le progrès, est-ce baisser les “charges” ou obtenir de nouveaux droits pour les travailleurs ? Le progressisme, si tant est qu’il incarne un projet politique, peut séduire un électorat sociologiquement défini, celui des grandes villes, d’une partie des classes moyennes et supérieures, des “gagnants de la mondialisation” pour qui le progrès social n’est pas nécessairement une priorité par rapport au progrès sociétal par exemple. Notion floue, mais toujours connotée positivement, le progressisme séduit ceux qui se reconnaissent dans certaines valeurs perçues comme liées à la gauche tout en s’accommodant plutôt bien des effets du néolibéralisme. Bref, une fraction de la population relativement éloignée de ce qui est à l’origine l’électorat des forces de gauche, électorat abandonné qui vote aujourd’hui pour le clan Le Pen.

Il ne s’agit pas ici de rejeter catégoriquement la notion de progrès – laissons à Christopher Lasch et Jean-Claude Michéa l’analyse approfondie des rapports entre progrès et abandon de la lutte contre le système capitaliste à gauche[3]. Leurs travaux ont notamment mis en lumière la nécessité de remettre en cause le progrès en tant que valeur suprême pour sa participation à l’avènement de l’ère individualiste, au démantèlement de certaines solidarités : on retrouve ici l’importance de l’individu au coeur d’une certaine philosophie des Lumières.

Mais l’urgence réside ailleurs : ce que la gauche doit entreprendre, c’est la réaffirmation du progrès qu’elle vise et pour lequel elle se bat ; un objectif qui est le produit de décennies de luttes sociales pour l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et intermédiaires et la réduction des inégalités qui deviennent de plus en plus criantes. Que la gauche ne s’excuse plus d’être elle-même ; qu’elle abandonne les sophismes et les terminologies vides de sens, qu’elle réaffirme son identité et elle renouera avec son électorat. On lui conseillerait bien, pour cela, de se replonger dans sa propre histoire pour y puiser son inaltérable richesse. Au risque d’être traitée de conservatrice.

[1] Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795.

[2] La République de 1880 à nos jours (I), 1990.

[3] Michéa, Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, 2013 

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