Raoul Hedebouw : « Nos Parlements sont des institutions fondamentalement anti-populaires »

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Raoul Hedebouw, le 9 septembre 2023, à l’occasion de la fête populaire Manifiesta © Dieter Boone

En forte progression depuis une dizaine d’années, le Parti du Travail de Belgique détonne dans le paysage de la gauche radicale européenne : contrairement à d’autres, il continue de se revendiquer du marxisme. Au-delà du discours, cet héritage transparaît dans toute l’organisation du parti, de la sélection et la formation de ses cadres, au contrôle des parlementaires, en passant par le développement d’institutions au service des travailleurs et des liens avec les syndicats. Dans cet entretien-fleuve, Raoul Hedebouw, le président du parti, nous présente sa conception d’un communisme pour le XXIème siècle et la façon dont le PTB agit concrètement pour s’y conformer. Entretien réalisé par William Bouchardon et Laëtitia Riss, avec l’aide d’Amaury Delvaux.

LVSL – Le PTB reste encore assez méconnu en dehors de la Belgique. Lors de sa fondation dans les années 1970, le parti s’oppose au Parti communiste de Belgique, au motif qu’il n’est pas assez révolutionnaire, et s’inspire notamment du maoïsme. Depuis les années 2000, la période à laquelle vous rejoignez le parti, les références idéologiques ont cependant évolué. Le PTB s’apparente aujourd’hui à un parti de gauche radicale assez similaire à ceux qui existent dans d’autres pays, à ceci près qu’il continue de revendiquer explicitement un héritage marxiste. Pouvez-vous revenir sur vos inspirations idéologiques et l’évolution du PTB depuis une quinzaine d’années ?

Raoul Hedebouw – D’abord, il est important d’avoir un dialogue ouvert avec les autres composantes de la gauche radicale dans les différents pays. Le PTB a sa singularité, mais nous avons toujours du respect pour les doctrines et les actions que mènent les autres partis de notre famille politique. Chaque pays est déterminé par sa situation historique particulière et il faut respecter ce que font nos camarades étrangers. Je le dis, car le PTB a pu être très sectaire par le passé, à la fois en Belgique et à l’extérieur, en faisant la leçon à d’autres partis en Europe.

Notre spécificité réside bien dans le fait que nous nous revendiquons du marxisme. Le parti naît à partir de 1968 dans les universités au sein du mouvement maoïste. Mais très vite, nos anciens mettent en place des liens très forts avec la population et s’appuient sur leur pratiques pour évaluer la pertinence de leur stratégie politique. C’est notre façon d’aborder l’éternel débat entre la théorie et la pratique. C’est à ce moment que nos membres vont travailler dans des entreprises, mettent sur pied des maisons médicales et abandonnent l’hyper-sectarisme du mouvement maoïste. En France, où ce sectarisme a perduré, le maoïsme a vite périclité. Cet ancrage dans la société est une colonne vertébrale que nous voulons garder.

« Nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un “socialisme 2.0”.»

Le marxisme nous définit bien car nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un « socialisme 2.0 », c’est-à-dire une révolution, un changement de paradigme dans notre pays. Nous voulons changer le système économique capitaliste et passer à une économie socialisée, avec toutes les variantes qu’il est possible d’imaginer, en transférant la propriété des grands moyens de production. Cette singularité se traduit ensuite dans notre stratégie et notre organisation, de même que sur les théories sur lesquelles on travaille, le type de formation qu’on propose, les membres que l’on recrute, etc.

LVSL – La gauche radicale a été profondément renouvelée par la vague populiste des années 2010, qui a privilégié l’efficacité stratégique à l’élaboration idéologique. De nouveaux partis-mouvements se revendiquant de la stratégie populiste sont ainsi apparus avec notamment La France Insoumise, Podemos ou Syriza… Comment analysez-vous ce moment populiste ? Le pari consistant à « construire un peuple » par le discours, tel qu’il a été théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, vous semble-t-il aussi prometteur que la structuration d’un bloc de classe ?

R. H. – Stratégiquement, ce sont des voies différentes. Bien sûr la classe ouvrière a évolué, à la fois dans sa composition sociale et au sein des entreprises. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir et considérer qu’elle se résume aux salariés de la grande industrie. Dans nos discours, nous parlons d’ailleurs de « classe travailleuse » plutôt que de « classe ouvrière », car cela nous semble mieux englober la réalité du prolétariat d’aujourd’hui. Toutefois, même si le prolétariat s’est recomposé, nous continuons à penser qu’il joue un rôle de locomotive dans la lutte sociale. Ce n’est pas que de la théorie, car cela pose des questions concrètes sur l’organisation du parti au sein des entreprises, dont nous reparlerons.

« Nous pouvons partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire un peuple, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence pour construire cette identité ? »

Il est certain également que la conscience de classe n’amène pas automatiquement à la fierté de classe, comme le montre Karl Marx. Nous pouvons donc partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire une identité collective, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence ? Pour des raisons multiples – le libéralisme qui a gagné du terrain, l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est, le désintérêt de la social-démocratie pour la classe ouvrière – la pertinence de l’identité de classe pour elle-même s’est affaiblie. Et je ne suis pas naïf : le travail politique pour reconstruire cette conscience de classe est immense. Toutefois, nous croyons qu’elle demeure le levier le plus intéressant pour créer un rapport de force.

De ce point de vue, nous ne sommes pas populistes. Ce ne sont d’ailleurs pas des élites contre un peuple, ce sont des classes qui s’affrontent. Faire de la classe travailleuse notre locomotive, cela n’empêche pas toutefois de faire front avec d’autres composantes des couches populaires, comme les petits indépendants, les artistes ou les étudiants. Notre analyse de classe ne doit pas nous mener à un repli sur une « classe ouvrière » fantasmée. Elle nous engage plutôt sur le chemin d’un long travail de politisation pour élargir notre base populaire.

LVSL – Par rapport à ces formations populistes de gauche, le PTB est, en effet, resté un parti « à l’ancienne », avec une formation idéologique importante, une mobilisation militante exigeante, une tenue régulière de congrès. Cela tranche avec l’investissement plus souple, réclamé par de nombreux citoyens aujourd’hui, qui préfèrent s’engager « à la carte ». À la lumière de cette nouvelle conjoncture, pourquoi conserver une organisation partisane et comment susciter l’engagement pour votre parti ? 

R. H. – Cette question renvoie à un débat très ancien entre l’anarchie et le marxisme, dont Proudhon, Marx et Bakounine sont les meilleurs représentants. Le spontané suffira-t-il à réaliser une révolution sociale ou faut-il structurer la lutte ? Je suis, pour ma part, un homme d’organisation. Historiquement, le mouvement ouvrier s’est décanté d’un noyau de révolutionnaires « professionnels », jusque dans des clubs de football ouvriers comme le FC Châtelet (club belge fondé par les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, ndlr). Contrairement aux idées reçues, la révolution ne suppose pas que chacun ait le même niveau d’engagement professionnel. Chaque révolution a sa spécificité : les camarades cubains ont commencé leur lutte à 50 en débarquant d’un bateau !

Chez nous, en Europe occidentale et en Belgique, le fait d’avoir différents niveaux d’organisation me semble une bonne pratique, avec pour but de faire monter le degré d’implication. Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. Bien sûr, dans le contexte de 2023, l’engagement ne coule pas de source et l’espoir suscité par l’engagement dans un parti de la gauche de rupture est limité. Néanmoins, les raisons objectives de se mobiliser n’ont jamais été aussi importantes. Nous devons donc réfléchir à des formes d’organisations diversifiées et accessibles. 

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

Dans le cas du PTB, nous avions jusque dans les années 2003-2004 une structure ultra-militante. Nous avons ouvert depuis lors notre parti à des membres plus ou moins présents, tout en conservant l’importance d’une forme militante. Nous avons en ce sens des militants qui sont là presque tous les jours, mais aussi des membres organisés, c’est-à-dire des camarades qui viennent une fois par mois à des réunions, et des membres consultatifs, pour lesquels c’est nous qui faisons l’effort d’aller les voir et de les inviter à participer une ou deux fois par an. La flexibilité du monde du travail, les enfants, le combat syndical leur prend déjà beaucoup de temps, donc on essaie de s’adapter. 

« Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. »

Une autre spécificité est que nous nous revendiquons encore du centralisme démocratique (principe d’organisation partisane défendu par Lénine, ndlr). Pour organiser notre congrès, il nous faut un an et demi, pourquoi ? Car si nous voulons que tous nos membres ouvriers et nos couches populaires participent, lisent les articles, introduisent leurs amendements, etc… cela prend du temps – contrairement aux autres partis belges traditionnels, qui font des congrès en 48h avec des votes électroniques sur des motions que personne n’a lues, pour que finalement, ce soit les bureaux d’étude qui décident de tout ! 

Cela étant dit, je comprends tout à fait que d’autres, comme la France Insoumise, fassent des choix différents, pour essayer de répondre aux mêmes défis, comme celui par exemple de l’organisation de la jeunesse. Nous le faisons pour notre part avec les Red Fox (mouvement de jeunesse du PTB, ndlr) et Comac (branche étudiante du parti, ndlr), mais je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’usage très créatif des réseaux sociaux par la France insoumise, car c’est une manière contemporaine de susciter l’engagement. Il faut vivre avec son temps et être avant-gardiste : rappelons-nous que lorsque l’imprimerie est apparue, les révolutionnaires s’en sont immédiatement emparés, ou que Pablo Picasso ou Pablo Neruda n’ont jamais cédé au passéisme.

LVSL – Au-delà du parti, le mouvement ouvrier a longtemps tenté de construire d’autres institutions pour les travailleurs, à la fois pour améliorer le quotidien des classes populaires et pour leur permettre d’entrer dans le combat politique. Continuer à développer ces lieux collectifs semble être une priorité pour vous, si l’on en croit l’énergie que vous investissez dans l’organisation de ManiFiesta ou de Médecine pour le peuple, une initiative qui propose des soins gratuits et politise via les questions de santé. Où trouvez-vous les moyens financiers et humains nécessaires pour les faire durer ?

R. H. – Si nous insistons autant sur le développement de ces structures, c’est parce que nous avons fait le constat que l’organisation politique de la société et la doctrine qui l’accompagne sont les grandes absentes des débats politiques. C’est très bien d’avoir de longues discussions sur la géopolitique, sur la stratégie, sur la philosophie d’Hegel ou de Marx, mais cela ne résout pas la question principale : quelles structures devons-nous mettre en place pour augmenter le taux d’engagement des gens ? Cela passe par de multiples lieux du quotidien : entre le membre de la coopérative qui vient juste acheter son pain, le permanent syndical qui s’engage pour ses collègues, sans aucune rétribution, le gars dans un café qui s’écrit « bien parlé mon député communiste ! » ou met un « like » sous une publication, tout participe de la diffusion de nos idées. À ce titre, je ne pense pas d’ailleurs que les réseaux sociaux aient ouvert quelque chose de nouveau sur le plan théorique : ils l’ont fait seulement sur le plan pratique.

Quant à votre question sur les moyens financiers, je n’ai pas de réponse évidente. Ce qui est clair, c’est qu’ils doivent venir de la classe travailleuse pour ne pas rendre le mouvement ouvrier vulnérable et dépendant de la superstructure capitaliste. Nous avons un système de cotisation particulier au PTB : plus on prend des responsabilités, plus on contribue, ce qui est tout à fait contre-intuitif. Cependant, avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. C’est beaucoup plus simple que toutes les règles éthiques qu’on peut inventer. J’ai de cette manière l’assurance que les camarades avec lesquels je milite sont animés par la passion de changer la situation sociale dans notre pays. S’ils veulent faire carrière, et sont motivés par l’appât du gain, ce n’est pas chez nous qu’ils doivent s’inscrire ! Je vis, pour ma part, avec 2300€ par mois, comme tous mes autres camarades députés. 

« Au PTB, plus on prend des responsabilités, plus on contribue. Avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. »

Ces cotisations nous permettent de financer des initiatives qui valent la peine. Cela nous permet de mettre en place des choses qui peuvent paraître secondaires mais qui sont en réalité très importantes, comme par exemple affréter des bus ou des trains pour que le maximum de gens puissent venir à notre fête populaire (ManiFiesta est l’équivalent belge de la Fête de l’Humanité, ndlr). Cela vaut aussi pour la formation de nos membres. On dit souvent qu’il faut sept ans pour former un médecin. Mais pour comprendre la société et la transformer, il faut au moins quinze ans ! Sans compter que ce n’est pas dans les universités que l’on pourra s’approprier de tels savoirs. Nous avons donc une école de formation, au sein de laquelle nos militants apprennent à analyser la complexité du monde contemporain, en vue de devenir des cadres. 

LVSL – Une fois atteint une certaine place dans l’appareil du parti, il existe néanmoins une tentation permanente à concentrer les pouvoirs, comme l’a montré le sociologue Roberto Michels avec sa « loi d’airain de l’oligarchie ». En tant que président et porte-parole du PTB, comment concevez-vous votre place au sein du parti ? Pour poursuivre la comparaison avec les mouvements populistes, la plupart d’entre eux sont très centrés autour de leurs leaders, qui peuvent être très talentueux mais aussi entraîner leur organisation dans leur chute…

R. H. – Sur mon cas personnel, je me présenterais comme un leader collectif. Mais la question théorique qui se pose est avant tout celle du rapport entre l’individu et la classe. Je m’intéresse aux contradictions et, en ce sens, je suis un dialecticien. Nous devons résoudre l’équation suivante : la classe doit faire sa révolution et, en même temps, elle doit créer ses propres leaders. Les leaders ont toujours eu un rôle important dans les processus révolutionnaires, que ce soit Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, ou Julien Lahaut en Belgique. Mais tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. 

Moi-même, je suis un produit de la lutte sociale. J’ai commencé comme leader lycéen en 1994-1995 à Herstal, une petite commune à côté de Liège. Pour aller rejoindre les autres étudiants en manifestation à Liège, nous avions 9 kilomètres à faire. Ce trajet, je l’ai fait près de 80 fois, à l’âge de 17 ans, avec mon copain Alberto et quelques 600 étudiants. Si je raconte cela, parce que je crois au matérialisme et que cette expérience m’a donné une praxis : on finit par développer un certain talent oratoire pour chauffer les foules, à force d’allers-retours ! De la même manière que la réforme des retraites en France a aussi permis à des gens de se dévoiler…. C’est un aspect essentiel de la question : la mobilisation collective façonne l’émergence de leaders.

« Tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. »

Au sein du parti, je crois que le pouvoir doit être structuré de la manière la plus claire possible. Personnellement, j’ai un mandat du bureau du parti et du conseil national du PTB et je suis content que ces organes me contrôlent fortement. C’est très important, surtout aujourd’hui dans une période dominée par l’audiovisuel. Le collectif m’a donné un mandat de porte-parole du parti devant les caméras, car c’est une de mes capacités, mais il en faut d’autres pour mener la lutte. Pourquoi le fait d’aller sur les plateaux et de parler devant des centaines de milliers de personnes me donnerait davantage de pouvoir ? Je jouis d’une notoriété disproportionnée par rapport à mes autres camarades du bureau du parti, qui sont pourtant tout aussi valables que moi. 

Raoul Hedebouw et Peter Mertens © Sophie Lerouge

On s’efforce de constituer un vrai collectif avec Peter Mertens (ancien président du PTB, désormais secrétaire général du parti, ndlr) et les autres membres. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous sommes attachés à l’unité de notre parti, dont le maintien est un travail de tous les jours. Nous discutons de sujets compliqués en interne, mais jamais à l’extérieur, car cela finit toujours par nous desservir. Un petit désaccord se transforme très vite en rancœur et en guerre de clans, et nous essayons de l’éviter autant que possible. C’est pourquoi le PTB ne permet pas le droit de tendance, car on sait très bien ce qui va se passer à long-terme : je vais créer un courant, d’autres aussi, on va compter nos scores et puis, chacun finira par créer son propre parti. Beaucoup de partis de la gauche radicale se sont sur-divisés de la sorte.

Je me sens donc un parmi les autres. Il n’y a aucun problème à me critiquer quand je fais des erreurs ; et nous veillons toujours à assumer nos erreurs collectivement pour ne pas se retrouver tout seul pointé du doigt. C’est une aventure collective, et je ne m’imagine pas faire de la politique autrement. Il y a eu de nombreux magnifiques dirigeants avant moi et il y en aura beaucoup d’autres après. Les cimetières sont remplis de personnes indispensables, comme le dit un proverbe !

LVSL – Votre parti a connu une forte progression électorale ces dernières années et vous êtes passés de 2 à 12 élus au niveau fédéral en 2019 (sur un total de 150, ndlr). L’insertion dans l’arène parlementaire a pourtant toujours posé beaucoup de questions chez les marxistes, étant donné le train de vie des députés, le fait que les parlementaires s’émancipent parfois de la position de leur parti ou qu’ils privilégient le travail à la Chambre plutôt que d’autres formes de mobilisation. Quel est le rôle des députés PTB et quelles règles avez-vous fixées ?

R. H. – D’abord, nous considérons que l’appareil d’État n’est pas neutre. Il est né de l’État-nation bourgeois et a donc un rôle historique précis : reproduire l’ordre existant. Il n’est pas conçu pour permettre le changement de société à l’intérieur du cadre qu’il impose. D’ailleurs, je dis souvent que j’ai vu beaucoup de choses au Parlement belge, mais ce que je n’ai jamais trouvé, c’est du pouvoir ! Le vrai pouvoir n’y est pas, ni même dans les ministères. Il est dans les milieux économiques, dans les lobbys, que ce soit sur l’énergie, les questions environnementales etc. C’est pourquoi nous nous inscrivons dans une stratégie où l’extra-parlementaire est aussi important que l’intra-parlementaire. Le Parlement est au mieux une chambre de débat, et c’est à ce titre que nous l’investissons. J’ai eu l’occasion de citer les textes de Marx sur la Commune de Paris pour rappeler cette analyse élémentaire et faire entendre aux autres parlementaires qu’ils ne sont pas l’épicentre du pouvoir politique ! 

Nos députés PTB assurent ainsi essentiellement une fonction tribunitienne. Lorsque nous sommes entrés au Parlement, avec nos deux élus en 2014, c’est la première chose qui a frappé les autres partis : on ne cherchait pas à s’adresser aux ministres, mais directement à la classe travailleuse via la tribune du Parlement. On n’avait plus vu ça depuis les années 80. Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. Le mépris de classe dans les yeux des autres députés envers nos députés ouvriers est d’ailleurs flagrant : ils les regardent différemment de nos députés qui ont fait des études supérieures.

« Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. »

Nous sommes alors d’autant plus fiers aujourd’hui d’avoir 4 députés ouvriers sur les 12 actuellement élus au niveau fédéral. Maria Vindevoghel, qui a travaillé comme nettoyeuse à l’aéroport de Zaventem pendant vingt ans, Nadia Moscufo, caissière dans les supermarchés Aldi, Roberto D’Amico, ex-travailleur de l’industrie lourde, électricien chez Caterpillar, et Gaby Colebunders, ancien travailleur chez Ford Genk. Ils expriment une fierté de classe précisément parce qu’ils ne sont non pas que pour la classe, mais parce qu’ils viennent de la classe. Et quand ils « démontent » des politiciens traditionnels, ils rendent une fierté aux travailleurs puisqu’ils incarnent, non seulement dans leur verbe, mais surtout dans leur manière d’être, les revendications populaires. Il est impératif pour nous de ne pas perdre ce rapport à notre base sociale : on insiste pour chaque député conserve une pratique militante et ne finisse par baigner exclusivement dans le monde parlementaire ou médiatique.

LVSL – Les travailleurs sont, à l’heure actuelle, plus souvent représentés par les syndicats que par les partis. Dans le cas français, partis et syndicats se parlent mais depuis la charte d’Amiens en 1906, chacun veille à éviter de se mêler des affaires de l’autre. À l’inverse en Belgique, les syndicats n’hésitent pas à interpeller directement les politiques, comme l’a fait encore récemment Thierry Bodson (président de la FGTB, deuxième fédération syndicale belge, ndlr). Quels liens entretenez-vous avec les syndicats et quel est le rapport de votre parti au monde du travail ?

R. H. – La situation est en effet historiquement différente entre la France et la Belgique. Le mouvement socialiste s’est notamment construit en Belgique sur une organisation de solidarité regroupant un parti, les syndicats et les mutuelles. Elle existe encore aujourd’hui sous la forme de « L’Action commune », une structure politico-syndicale d’obédience plutôt sociale-démocrate. Il y a donc une plus forte interdépendance entre partis et syndicats, qui s’observe toujours dans le paysage politique.

Ce qui est inédit, en revanche, pour un parti de gauche radicale comme le PTB, c’est la volonté de renforcer son ancrage dans la classe travailleuse, par-delà les liens déjà existants avec les réseaux syndicaux. Nous souhaitons empêcher la disparition progressive des sections d’entreprises et maintenir l’organisation politique des lieux de travail, car en laissant faire « le spontané », ces derniers se dépolitisent très rapidement. Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises : s’il y a bien un espace au sein duquel l’expression d’une opinion politique est taboue, c’est dans la sphère du travail. 

Raoul Hedebouw avec les travailleurs du port d’Anvers © Karina Brys

Face à cette domestication du travail et à l’émiettement des travailleurs – songeons qu’au siècle passé, 40.000 travailleurs étaient réunis sur des sites sidérurgiques, alors qu’aujourd’hui 2.000 travailleurs, au même endroit, c’est déjà beaucoup ! –, il y a un impératif à rappeler que les lieux de travail sont tout sauf des endroits neutres. En comparaison, s’engager dans une commune, à échelle locale, c’est beaucoup plus facile, précisément parce que les rapports de force ne sont pas aussi conflictuels. 

« Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises. »

Aussi, lors de notre dernier congrès, nous avons fait l’analyse que le « Parti du Travail » n’était pas « le parti des travailleurs » dans sa composition sociologique. Nous sommes très autocritiques et nous n’avons pas de mal à reconnaître que subjectivement nous voulons représenter le travail, mais qu’objectivement nous rencontrons en interne un véritable plafond de béton – à l’instar du plafond de verre pour nos camarades femmes. 

Pour pallier cette difficulté, nous essayons de corriger ces inégalités, issues de la société et qui se reproduisent dans le parti, en faisant le choix d’une promotion ouvrière très forte. Nous avons mis en place des quotas de travailleurs, tout en connaissant les débats théoriques autour du recours aux quotas. Toujours est-il que dans les faits, ça fonctionne : 20% des représentants du PTB viennent des entreprises industrielles et n’ont pas de diplôme du supérieur. C’est un moyen de rendre audible des majorités – et non des minorités – qui ne sont habituellement pas présentes dans le paysage politique. 

LVSL – Depuis quelques mois, les libéraux francophones se présentent comme le « véritable parti du travail ». Son président, Georges-Louis Bouchez (Mouvement Réformateur), s’est même décrit comme « prolétaire », suivant selon lui la définition marxiste. Comment comprenez-vous cette prise de position ? Que répondez-vous à ce discours qui prétend que la gauche ne se préoccupe plus du travail ?

R. H. – Paradoxalement, j’y vois un signe d’espoir. Après trente ans de doxa néolibérale, nos adversaires sont soudain obligés de revenir sur notre terrain. Or, celui qui arrive à imposer les thèmes et la grammaire du débat politique est toujours dans une position de force. Le mythe d’une classe moyenne généralisée, dans lequel ma génération a grandi, a été rattrapé par la réalité. La période du Covid a notamment été un accélérateur du retour à une certaine fierté de classe : on a réhabilité à travers les fameux « métiers essentiels », l’analyse marxiste des métiers où sont produits la plus-value. Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. 

« Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. »

Que la droite s’engouffre dans cette brèche n’a alors rien d’étonnant. Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière s’est renforcée, il y a toujours eu des tentatives pour essayer de se l’accaparer. C’est un combat permanent que de savoir qui parvient à remporter la direction politique de sa propre classe et à conquérir l’hégémonie culturelle. Si l’on pense à la montée de l’extrême-droite en Allemagne dans les années 30, je rappelle qu’elle s’est présentée sous la bannière d’un « national-socialisme » – et non d’un « fascisme » ou d’un « néolibéralisme »,comme on l’entend parfois. S’il s’agit bien d’un fascisme, il n’a jamais dit son nom, et n’a pas hésité à utiliser la phraséologie socialiste, tout en la détournant, pour récupérer les travailleurs, comme l’a montré Georgi Dimitrov (voir Pour vaincre le fascisme, Éditions Sociales Internationales, 1935, ndlr).

Je suis néanmoins confiant sur un point : les gens ont toujours plus confiance dans l’original que dans la copie, dès lors que nos discours politiques et syndicaux sont à la hauteur.

LVSL – Contrairement à tous les autres partis belges, vous êtes un parti national, c’est-à-dire présent à la fois en Flandre et en Wallonie. Ces deux régions se caractérisent toutefois par des dynamiques politiques très différentes : tandis qu’un basculement à l’extrême-droite s’observe du côté flamand, la gauche radicale revient en force du côté wallon. Avez-vous une stratégie différenciée dans chacune des régions ou misez-vous sur la résurgence d’une identité de classe commune ? 

R. H. – Une chose est certaine : la Belgique est un laboratoire passionnant. Je suis président d’un parti national qui est confronté, dans un même pays, à un melting pot de ce que la gauche européenne doit aujourd’hui résoudre. Chez nous, tous les problèmes sont en effet concentrés et dispersés selon les régions : cela nous complique assurément la tâche, mais cela nous permet aussi de prendre au sérieux la question stratégique. Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. Il faut aller chercher les « fâchés mais pas fachos », comme on dit en France – cette expression me semble juste. En Flandre, la colère de ces travailleurs est canalisée par l’extrême-droite, mais il n’y a rien de gravé dans le marbre.

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

La politique, c’est croire qu’on peut changer le réel, et j’y crois : nous sommes passés de 6 à 10% dans les sondages en Flandre. Cela montre bien qu’il y a une marge de progression, une politisation possible contre la classe bourgeoise. De l’autre côté en Wallonie, nous avons la chance d’hériter d’une région sans extrême-droite, qui est vraiment le résultat d’une histoire particulière, ne se prêtant guère au nationalisme. Une des premières questions que l’extrême-droite s’est posée dans les années 90 à consister à trancher entre un front national belge, francophone ou wallon… C’est dire la confusion ! Dans les régions où l’identité est plus importante, l’extrême-droite peut plus facilement pénétrer.

« Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. »

Il faut toutefois se rappeler qu’il n’y a aucun déterminisme. C’est même, plus souvent, des paradoxes que nous rencontrons sur le terrain : la Flandre est une région qui s’est beaucoup industrialisée et qui connaît quasiment le plein-emploi, ce qui signifie qu’elle a le taux de « prolétaires » le plus élevé en Europe. La conscience de classe qui devrait accompagner cette composition sociale n’est pas encore là mais le PTB est tout de même en progression en Flandre et nous sommes devant le parti du Premier Ministre libéral, Alexander De Croo, selon le dernier sondage. Notre but est de s’adresser aux travailleurs de ces industries, qu’il s’agisse, par exemple, du port d’Anvers ou des usines de biochimie, et de politiser leur appartenance de classe.

C’est un combat difficile, comme nous le rappelle l’histoire. Quand les mineurs français faisaient grève, durant les siècles passés, qui venait les casser ? Pas les bourgeois, mais les mineurs belges ! C’est pourquoi, nous devons mener un travail de pionnier, qui doit être politique, syndical, culturel… La Flandre est pour moi un terrain de reconquête, au même titre que les régions du Nord de la France, ou celles de l’Est de l’Allemagne. Finalement, la Wallonie est l’exception plutôt que la règle. 

Il faut avoir l’humilité de reconnaître que notre succès est dû en bonne partie à l’absence d’une extrême-droite structurée. D’une certaine manière, tant mieux, cela nous permet de garder les deux pieds sur terre.

LVSL – Une dernière spécificité du PTB, dans le paysage politique belge, tient à son rapport au Parti Socialiste. Les désaccords internes à la NUPES en France ressemblent à une promenade de santé par rapport à la rivalité historique que vous entretenez avec « la gauche de gouvernement », actuellement membre de la Vivaldi (une grande coalition rassemblant des sociaux-démocrates, des libéraux, la droite traditionnelle et les écolos, ndlr). Comment expliquez-vous cette hostilité réciproque ? S’agit-il d’un simple clivage électoral ou de désaccords plus profonds ?

R. H. – Pour commencer, je rappelle une question classique : le capitalisme peut-il être oui ou non réformé ? On s’attendrait à ce que le Parti socialiste choisisse la voie de la réforme, mais il a préféré, depuis 30 ans, voter les privatisations des services publics, l’austérité, le blocage des salaires ou l’allongement des carrières… Durant tout ce qui s’est passé en Belgique de rétrograde ou de réactionnaire, le Parti socialiste était au gouvernement sans interruption ! 

Quant au côté « épidermique » qui transparaît dans certaines réactions à notre égard, il faut avoir en tête que, depuis les années 70, le Parti socialiste n’avait plus connu aucune concurrence sur sa gauche. Cette domination totale de la social-démocratie a été pendant longtemps une spécificité belge. Beaucoup étaient convaincus que l’engouement pour notre parti allait retomber, que le PTB n’était qu’un feu de paille voué à disparaître. Ils n’ont compris que très récemment qu’ils allaient devoir composer avec une autre force de gauche. 

© Sophie Lerouge

Cela étant dit, je ne souhaite pas l’implosion de la social-démocratie belge, car si elle a lieu, elle peut être remplacée par pire, en l’état actuel des choses. Je souhaite plutôt un réalignement stratégique, bien qu’il n’arrive malheureusement pas. Pour une raison simple : les cadres du Parti socialiste n’ont jamais été formés à la politique de rupture. C’est ce qui sonne si faux dans les prises de paroles, à l’étranger, de Paul Magnette (président du Parti Socialiste belge, ndlr). Il y a une telle distorsion entre sa parole, qui se prétend jaurésienne, et sa pratique, qui incarne la « troisième voie » social-démocrate, dans tout ce qu’elle a de plus pragmatique. Le Parti Socialiste n’a rien revu de sa doctrine depuis 30 ans et s’est contenté d’accompagner le système.

Au cas par cas, il nous arrive de travailler en commun au Parlement, par exemple avec la proposition de loi Hedebouw – Goblet (ancien dirigeant syndical et député PS, ndlr) pour revoir la loi de 1996 qui bloque les salaires. Cela dépend des sujets et des affinités de chacun, mais nous cherchons à renforcer notre pouvoir d’initiative ; de la même manière qu’avec les députés écologistes, même s’ils sont vraiment sur une ligne encore plus libérale en Belgique. Nous espérons ainsi construire notre colonne vertébrale idéologique et inviter nos éventuels alliés à considérer nos positions. Notre capacité à imposer des impératifs stratégiques de type Front Populaire dépendra du rapport de force que nous parviendrons à créer au Parlement et dans la société. 

LVSL – Rétrospectivement, la dernière décennie peut apparaître comme une séquence de grande impatience politique, dans laquelle la gauche radicale a essayé, coûte que coûte, de remporter des victoires-éclairs. À l’inverse, il semble que vous cherchiez plutôt à préparer patiemment votre arrivée au pouvoir. Serait-ce l’enseignement que la gauche européenne peut tirer du PTB : parier sur une progression qui soit à la mesure de son organisation ?

R. H. – Nous nous interrogeons beaucoup sur le succès d’une prise de pouvoir populaire. Nous avons notamment étudié de près l’expérience Syriza, en Grèce, parce qu’elle n’a pas suffisamment été assez méditée, selon nous, par la gauche européenne. Il y a pourtant des conclusions stratégiques importantes à en tirer. Je retiens, à titre personnel, deux leçons : d’une part, les forces extra-parlementaires, voire extra-gouvernementales, qui sont prêtes à affronter un parti de la gauche radicale sont incroyablement puissantes, même pour s’opposer à des petites réformes. 

Certes, Syriza ne défendait pas la Révolution, ni même un programme comme celui d’Allende (président socialiste du Chili entre 1970 et 1973, ndlr) ou du Front Populaire, ils étaient simplement attachés au refus d’appliquer le mémorandum de l’Eurogroupe. Un tel refus a pourtant valu des menaces en cascade : coupure des liquidités, rumeurs de coup d’État par l’armée grecque… Dans son livre, Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances, décrit très bien comment les négociateurs extérieurs connaissaient mieux que lui l’état des finances de son propre pays. C’est dire combien la démocratie s’arrête assez vite lorsque le rapport de force parlementaire met en danger l’hégémonie de classe dominante. 

Deuxième leçon : dès lors que l’on reconnaît l’existence de ces mécanismes de défense, que faut-il au pouvoir populaire pour s’exprimer ? Le degré de conscience et d’organisation du monde travail est-il suffisant pour tenir le coup ? Les partis et les syndicats y sont-ils assez implantés ? À plus grande échelle, dispose-t-on d’organisations capable d’assurer un contre-pouvoir ? À Athènes, par exemple, lors des grandes paniques bancaires, que se serait-il passé si la gauche avait été capable de nationaliser la banque de Grèce ou de dire « nous allons produire notre propre monnaie » ? Dans tous les cas, il est certain que si l’on s’en tient au niveau ministériel, toute politique de rupture est morte dans l’œuf.

« Les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. »

Si les conditions d’un rapport de force ne sont pas réunies, c’est-à-dire une articulation entre un parti de gouvernement et une organisation de la société, il faut se préparer à de grandes défaites. C’est là où nous sommes des réalistes : les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. De même, si la gauche radicale est à 3% dans les sondages – comme c’est le cas par exemple aux Pays-Bas –, cela ne signifie pas que la conscience de classe s’est évaporée entre les 20% d’il y a quinze ans et aujourd’hui. Les sondages et les votes ne sont qu’un baromètre de l’état de conscience, comme le disait Friedrich Engels. Les études d’opinion ne veulent pas rien dire, mais elles ne veulent pas tout dire non plus. 

Je l’affirme d’autant plus franchement que cela retombera peut-être en Belgique aussi, et qu’il ne faudra pas abandonner pour autant. Nous ne faisons pas de la politique en fonction des sondages. Beaucoup d’éléments peuvent influer sur un hypothétique succès électoral : l’offre politique générale, le degré de concurrence entre les gauches, la percée de l’extrême-droite dans certaines circonstances… Cela ne doit pas surdéterminer notre travail politique. J’en tiens aussi pour preuve que les gauches radicales ont été largement sanctionnées en participant à des gouvernements sans avoir derrière elles les conditions minimales d’un pouvoir solide.

Si l’on doit tirer un bilan de la décennie, selon moi, ce n’est pas qu’une question de temps. Il s’agit plutôt de la mise en évidence d’une réalité stratégique : la capacité à mener une véritable politique de rupture s’avère compliquée dans un cadre strictement électoral. 

La Belgique tiraillée entre une Wallonie de gauche et une Flandre de droite

Le palais royal belge à Bruxelles. © Henri Buenen

Les belges sont habitués aux crises politiques. Après les élections de 2019, la formation de l’actuel gouvernement, une grande coalition réunissant écologistes, socialistes, libéraux et droite, avait ainsi pris plus d’un an. La combinaison d’un système proportionnel et d’une fragmentation des forces politiques conduit en effet à un morcellement qui rend toute majorité très compliquée à atteindre. A cette division politique se combine un écart croissant entre la riche Flandre, qui plébiscite de plus en plus l’extrême-droite indépendantiste, et la Wallonie post-industrielle, où le Parti du Travail de Belgique (PTB) est en progression régulière. Deux options semblent se dessiner à l’approche du scrutin de 2024 : une hypothétique « coalition du pouvoir d’achat » rouge-rose-verte ou une dérive orbanisante de la Frandre accompagnée de la destruction des acquis sociaux. Article de notre partenaire belge Lava.

« Un peuple sans aucune trace de nationalité et sans intelligence politique – les créatures les plus insupportables qui soient. Heureusement, une certaine apathie les empêche de faire trop de dégâts ». Léopold Ier, sorti de la petite noblesse allemande pour monter sur le trône de Belgique en 1831, à une époque où républicanisme et démocratie étaient encore considérés comme de dangereux synonymes, avait des sentiments mitigés à l’égard de son installation dans le plus jeune État d’Europe. Son nouveau royaume devait servir de zone tampon catholique entre la France post-napoléonienne et les centres maritimes britanniques sur le continent – une position ingrate pour un noble protestant aux ambitions mondiales, qui n’appréciait pas les restrictions constitutionnelles que lui imposaient « ces Belges ». Après la mort de Léopold en 1865, le curé de la paroisse a d’abord refusé d’enterrer son corps.

Dans un sens, l’observation de Léopold a clairement résisté à l’épreuve du temps : la folie politique belge dépasse rarement les frontières du pays. Le centre accidentel de l’Europe, qui abrite certaines des institutions les plus puissantes de l’Occident, dont l’OTAN et l’UE, est remarquablement méconnu et mal-aimé à l’étranger. Lorsque le pays est mentionné dans les commentaires étrangers, les mêmes motifs sont invoqués de manière répétée : un royaume au carrefour de l’Ancien Monde, un bout d’autoroute entre Paris et Amsterdam, un bureau moderne pour les seigneurs de la mondialisation. Dans l’ensemble, la nation est considérée comme une curiosité historique, ses réalités contemporaines étant négligées.

« L’État failli le plus prospère du monde »

Selon The Economist, la Belgique est « l’État failli le plus prospère du monde ». Affligée d’un système judiciaire dysfonctionnel, d’une dette colossale, d’une démocratie partisane bloquée et de la montée de l’extrémisme islamiste, elle peut néanmoins se targuer d’avoir l’un des PIB par habitant les plus élevés du monde développé, l’une des économies les plus syndiquées du continent, une société civile solide, des régimes de sécurité sociale généreux, une classe moyenne nombreuse et prospère, et un parti socialiste wallon (PS) qui a habilement résisté aux pires effets de la Pasokification. C’est également là où se trouve l’organisation de la gauche radicale la plus prospère d’Europe occidentale, le PTB/PVDA : le seul parti véritablement national de Belgique, composé d’un noyau de militants qui ont mis en place une campagne numérique efficace tout en conservant des liens étroits avec ce qu’il reste du mouvement ouvrier du pays.

Contrairement au Royaume-Uni, l’économie postindustrielle de la Belgique a échappé à de nombreuses tendances politiques néolibérales, et ses minorités régionales se sont vues accorder une véritable autonomie politique. Contrairement à la France, elle a ouvertement pratiqué une forme d’amnésie postcoloniale, en imposant des contrôles stricts sur les migrations en provenance de son ancien empire. La Belgique est moins financiarisée que les Pays-Bas et son secteur immobilier est moins sujet à l’inflation des actifs. Bien qu’il présente bon nombre des symptômes habituels du 21e siècle – inégalité régionale, polarisation politique, inertie bureaucratique, frictions multiculturelles – le pays a réussi à maintenir un état de stabilité relative. À l’époque de la Pax Americana et de l’industrie à valeur ajoutée, orientée vers l’exportation et les services spécialisés, la Belgique a découvert une méthode peu élégante mais durable pour gérer le déclin.

Le déclin n’en reste pas moins ce qu’il est, et l’année à venir laisse présager de profondes difficultés. À l’approche d’élections décisives en 2024, la panique s’installe progressivement. Les ministres et les chefs de parti démissionnent ; l’extrême droite flamande complote pour briser son cordon sanitaire et accéder au gouvernement ; les nationalistes flamands espèrent une percée « confédérale » pour éloigner encore plus les deux régions ; la gauche radicale continue de progresser en Flandre et en Wallonie ; et Bruxelles est au bord de la faillite. Le modèle belge peut-il survivre à de tels chocs ?

L’étrangeté de l’humeur nationale s’est manifestée lorsque Conner Rousseau, le leader télégénique du parti socialiste flamand – récemment rebaptisé Vooruit (« En avant ») – a été frappé par une série de scandales préjudiciables au moment même où son parti était en pleine ascension dans les sondages. Il aurait échangé des messages à caractère sexuel avec des mineurs et se serait mal comporté lors d’une cérémonie de remise de prix au cours de laquelle il s’est déguisé en lapin géant et est monté sur scène pour interpréter des chansons de variété. Bien que les premières accusations aient été abandonnées, il semblerait que d’autres suivront. Ces dernières semaines, la blogosphère de droite s’est livrée à des spéculations sur les méfaits présumés de Rousseau. Dans une apparente tentative de limiter les dégâts, le chef du parti a publié sur les médias sociaux une vidéo chorégraphiée, réalisée par l’ancien commentateur sportif Eric Goens, annonçant qu’il se déclarait bisexuel. Elle a été envoyée aux journalistes, accompagnée d’un gros chèque. Peu de temps après, la presse a commencé à joindre des avertissements à ses reportages sur les indiscrétions de Rousseau : aucune des accusations n’a été prouvée et il n’y a probablement rien à voir ici.

Le moment choisi pour faire ces révélations est remarquable. À l’approche des élections, la popularité croissante de Rousseau menace de modifier les perspectives de coalition dans le système démocratique belge, notoirement complexe. Avec une population de onze millions d’habitants et une superficie équivalente à celle du Pays de Galles ou du Maryland, la Belgique compte six gouvernements officiels – un fédéral, cinq régionaux – et trois communautés linguistiques. Sur le plan régional, le pays est divisé entre Flamands, Wallons et Bruxellois ; sur le plan linguistique, entre néerlandophones, francophones et germanophones. La grande région septentrionale de Flandre compte parmi les plus riches d’Europe, tandis que la petite région méridionale de Wallonie – autrefois le site d’aciéries à cheminées, d’usines textiles et de mines – est comparativement pauvre. En Belgique, où le parlement fédéral compte 150 sièges, la constitution d’une coalition multipartite est la condition sine qua non de la formation d’un gouvernement.

La Belgique est-elle encore gouvernable ?

Selon les projections les plus récentes, le parti d’extrême droite flamand (Vlaams Belang) obtiendra 22 sièges, contre 18 auparavant, tandis que les nationalistes flamands de droite (N-VA) en obtiendront 20, contre 25 auparavant. Les libéraux flamands, connus sous le nom d’Open VLD, devraient passer de 12 à 6 sièges ; les socialistes wallons passeront de 19 à 20 et les socialistes flamands de 9 à 16. À l’extrême gauche, les prévisions sont encore plus impressionnantes : le PTB/PVDA devrait passer de 3 à 8 en Flandre, de 7 à 10 en Wallonie et de 2 à 3 à Bruxelles. Cela porte le total du parti à 21, plus élevé que celui du PS – une anomalie frappante dans le contexte du déclin de l’agitation populiste de gauche ailleurs sur le continent.

La Belgique abrite le parti de la gauche radicale le plus performant d’Europe occidentale, le PTB/PVDA : le seul parti véritablement national de Belgique.

Le succès de la gauche au niveau fédéral contraste toutefois avec l’émergence d’un bloc de droite en Flandre, ce qui ouvre la voie à une coalition entre le VB et la N-VA. Auparavant, cette dernière avait réussi à séduire une grande partie de l’électorat d’extrême droite grâce à son programme de confédéralisation tactique : une régionalisation radicale des compétences en matière de fiscalité, de politique économique et de sécurité sociale, sans déclaration unilatérale d’indépendance. Pourtant, après presque vingt ans de gouvernement régional, la réforme confédérale promise par la N-VA ne s’est pas concrétisée et l’année prochaine est considérée comme sa dernière heure politique. Le Vlaams Belang, pour sa part, a gagné des électeurs de la N-VA en fusionnant le chauvinisme de l’aide sociale et le séparatisme absolu, proclamant que la Flandre doit sortir de sa cage belge dès que possible.

À l’heure actuelle, l’issue la plus probable du scrutin est l’option dite « Vivaldi » : une continuation de la coalition qui règne depuis 2019, dont les couleurs des partis reflètent les quatre saisons : libéraux wallons et flamands, verts, chrétiens-démocrates et socialistes – l’équivalent belge de la GroKo allemande. Mais l’arithmétique parlementaire permet aussi d’autres combinaisons, comme une coalition exclusivement de gauche, ou rouge-rouge-verte (on est tenté de l’appeler « l’option portugaise »), composée du PTB/PVDA, de Vooruit, du PS, et des Verts flamands et wallons. Quelle est la plausibilité d’un tel Front populaire à la belge ? Le PTB/PVDA a déjà défini ses conditions de participation au gouvernement : une rupture avec l’austérité européenne, le retour de l’âge de la retraite à 65 ans et une taxe sur les millionnaires – des politiques que les partis verts, plus conservateurs, hésitent à adopter de peur de froisser leurs partenaires européens. Pourtant, la perspective d’un gouvernement fédéral progressiste, aussi lointaine soit-elle, a mis la droite mal à l’aise.

Les perspectives politiques actuelles de la Belgique peuvent être attribuées au développement inégal et combiné de son économie d’après-guerre. Au XIXème siècle, la Belgique a été le berceau du capital financier – une puissante fusion entre la banque commerciale et la banque d’investissement, l’usine et le fonds d’assurance, incarnée par la puissante banque Société Générale. Elle a su développer en Wallonie un secteur industriel qui surpasse celui de pays dont la superficie est bien plus importante. À son apogée, la Société Générale Belgique n’était pas seulement la plus grande holding du pays, contrôlant directement ou indirectement environ 20 % de l’industrie belge ; elle détenait également des intérêts dans 1 261 entreprises, notamment dans les secteurs de l’acier, des diamants, de l’assurance, des produits chimiques et des munitions.

L’arithmétique parlementaire permet une coalition rouge-rouge-verte, composée du PTB/PVDA, de Vooruit, du PS et des Verts flamands et wallons.

Rien de tout cela n’a survécu aux deux occupations allemandes. La Société Générale n’a jamais réinvesti ses bénéfices dans de nouvelles industries spécialisées, préférant les rachats européens, les accords de cartel ou la fixation paresseuse des prix. Dans les années 1950, une section du syndicat de gauche radicale ABBV/FGTB a proposé un ensemble de « réformes structurelles » pour tuer la vieille dame et amener l’économie au niveau de la Suède, de l’Allemagne ou de la France. Ce programme n’a jamais été envisagé par l’élite belge, qui a pu s’accrocher au pouvoir en partie grâce aux profits tirés de l’uranium du Congo pendant l’ère nucléaire. Pendant ce temps, un prolétariat plus jeune en Flandre se lance dans les nouvelles industries – pétrochimie et pétrole – qui naissent autour du delta d’Anvers. À cette époque, les coordonnées économiques du pays étaient verrouillées : conflit régional entre Wallons et Flamands, concurrence des producteurs étrangers et hyperpuissance américaine. Après 1960, les colonies congolaises ont été officiellement perdues, la base industrielle a été épuisée et la Flandre a reçu une véritable autonomie régionale. Tout au long des années 1970, les institutions archaïques de la Belgique ont été progressivement démantelées et son économie a été restructurée en vue de la mondialisation. L’ancienne élite a été chassée de la scène et l’axe économique du pays s’est déplacé vers le nord, vers les ports d’Anvers et de Rotterdam. Sous la supervision militaire étasunienne, la Belgique s’est préparée à intégrer l’UE déflationniste.

Le résultat fut ce que l’acheteur italien de la Société Générale, Carlo de Benedetti, appela le « capitalisme en bonnet de nuit : un capitalisme vivant des dividendes du siècle précédent tout en refusant obstinément de s’adapter à l’ère actuelle. La menace concurrentielle de l’acier étasunien et allemand n’a jamais été sérieusement contrée et les joyaux de la couronne industrielle de la Belgique furent vendus aux enchères dans les années 1970, laissant le paysage économique de la Wallonie stérile et à l’abandon. La région n’a jamais été en mesure de produire une Volvo ou une Phillips ; la Wallonie a continué à dépendre fortement des transferts ou est devenue un prestataire de services pour Bruxelles en se transformant en « Washington sur la Senne ». La Flandre, en revanche, a profité de ses ports internationaux et de la transformation du pétrole. Au service des nouvelles multinationales, son capitalisme ressemblait à celui des entrepreneurs exportateurs du Nord italien ; aujourd’hui, ses élites se préoccupent principalement de l’offre de main-d’œuvre et de la compétitivité internationale ; elles se soucient relativement peu de la demande intérieure ou des négociations corporatistes.

L’offensive du patronat flamand contre le prolétariat wallon

L’organisation patronale flamande VOKA a ainsi passé la dernière décennie à réclamer une limitation des allocations de chômage. Les PME basées en Flandre, en particulier, réclament à cor et à cri plus de main-d’œuvre et des salaires plus bas pour maintenir l’économie d’exportation du Nord. Une politique d’ouverture des frontières étant politiquement impossible dans une région de plus en plus fascinée par les visions du Grand Remplacement, la seule option restante est d’activer le grand nombre de chômeurs wallons. Les capitalistes de VOKA estiment que cette couche manque de discipline en raison du « hamac » de la sécurité sociale, ce dont ses homologues d’Allemagne de l’Est ou du nord de la France ont appris à se passer.

En tant que parti le plus riche d’Europe occidentale, soutenu par un empire immobilier, les nationalistes flamands ont les moyens de financer leur offensive néolibérale.

En Flandre-Occidentale, les travailleurs français de Lille et de Dunkerque sont déjà appelés à combler les pénuries de main-d’œuvre. C’est la raison pour laquelle les organisations patronales font pression pour que davantage d’itinéraires de navettage traversent la frontière linguistique : tout comme les Flamands sont allés travailler dans le sud, les Wallons doivent maintenant venir en Flandre (« Si la montagne ne vient pas à Moïse, Moïse doit aller à la montagne », comme l’a récemment fait remarquer un commentateur). La N-VA, parti d’avant-garde du capital flamand, a vigoureusement promu cet agenda, en insistant sur la « dégressivité » (la réduction des allocations de chômage au fil du temps), sur la fin des derniers systèmes d’indexation des salaires en Belgique et sur la mise en place d’un contrôle de l’État sur les paiements d’allocations actuellement gérés par les administrations syndicales. En tant que parti le plus riche d’Europe occidentale – soutenu par un empire immobilier et des pans entiers de subventions publiques – les nationalistes flamands, même lorsqu’ils sont en retraite électorale, ont les moyens de financer leur offensive néolibérale.

Conscient de cette dynamique, le secrétaire d’État du PS et étoile montante Thomas Dermine a lancé un appel indirect à ce bloc croissant d’investisseurs flamands. Novice au sein de l’élite du parti, qui a rejoint les socialistes après avoir travaillé chez McKinsey et étudié à Harvard, son objectif est de parvenir à une forme de réconciliation régionale. Selon lui, les régions belges doivent apprendre à travailler ensemble dans un climat économique changeant, ce qui, en pratique, signifie libérer davantage de ressources wallonnes pour les entreprises flamandes. « L’économie flamande est confrontée à un manque d’espace et de personnel », affirme-t-il, et « la Wallonie dispose d’une grande réserve de main-d’œuvre et de terres en friche par douzaines ». Au lieu que les Wallons fassent la navette vers la Flandre-Occidentale, Dermine souhaite que les PME du Nord se dirigent vers le Sud et y établissent des entreprises. Par extension, le PS serait en mesure de maintenir son hégémonie régionale tout en tenant compte des demandes des nationalistes flamands en faveur d’une régionalisation plus poussée.

Il semble que ce soit l’alternative brutale à une « coalition du pouvoir d’achat » rouge-rouge-verte. La Belgique est confrontée à la déconstruction radicale de son système de sécurité sociale avec l’assentiment des socialistes wallons, parallèlement à un lent processus d’orbanisation de la Flandre. Il n’est pas encore certain que cela puisse être évité. Mais cela nécessitera probablement un degré d’intelligence politique que le premier roi de Belgique n’a pas su déceler chez ses sujets.

« Le droit à la santé passe par une société plus égalitaire » – Entretien avec Sofie Merckx (PTB)

Sofie Merckx © Page personnelle de Sofie Merckx.

Sofie Merckx est médecin et députée du Parti du Travail de Belgique. Elle nous explique l’action de Médecine pour le Peuple, une initiative de son parti qui propose depuis près de 50 ans des soins médicaux gratuits et mobilise patients et soignants dans de nombreuses campagnes thématiques, ce qui a longtemps déplu à l’Ordre des médecins belge. Pour elle, le droit à la santé ne se limite pas à la médecine curative, mais implique de pouvoir vivre en bonne santé dans tous les aspects de la vie, notamment au travail. Elle revient également sur la gestion de la pandémie et l’actualité politique belge, alors qu’un nouveau gouvernement vient d’être formé. Retranscription par Cindy Mouci et Perrine Pastor. Entretien réalisé par William Bouchardon.


LVSL – En quoi consiste le programme « Médecine pour le peuple » (MPLP) ?

Sofie Merckx « Médecine pour le peuple » est avant tout un réseau de onze centres médicaux qui se trouvent un peu partout en Belgique, mais surtout dans des régions ou des villes ouvrières. 

D’une part, nous offrons des soins de première ligne, avec des médecins généralistes, des infirmiers et infirmières, des diététiciens, mais aussi des assistants sociaux, du personnel d’accueil et administratif, etc. Par ailleurs, nous sommes également une organisation qui se bat, comme l’affirme notre slogan, pour le droit à la santé dans une société en bonne santé.

Depuis l’ouverture de la première maison médicale en 1971, nous avons toujours combiné le travail médical à des actions politiques, comme l’accessibilité aux soins de santé ou la baisse des prix de médicaments. Nous estimons que la concrétisation du droit à la santé passe par une société plus égalitaire. La santé, c’est bien plus que l’accessibilité aux soins, cela veut également dire avoir un logement décent, avoir un emploi et de bonnes conditions de travail…

Énormément de maladies sont causées par les conditions de vie et de travail des gens. Il suffit de penser au stress, voire au burn-out. Par exemple, à Hoboken, l’une des premières communes où MPLP s’est implanté, il y avait une forte pollution au plomb et nous nous sommes battus contre l’usine qui en était à l’origine. Nous avons aussi été très actifs dans la ville d’Anvers contre la construction d’une nouvelle autoroute qui allait amener beaucoup plus de poussière, mauvaise pour les poumons et causant de l’hypertension. Nous avons donc toujours été actifs pour bâtir une société en bonne santé. 

LVSL – Les patients que vous recevez à Médecine pour le peuple sont-ils des gens qui, normalement, renonceraient à certains soins et sont réintégrés dans le système de santé grâce à vos activités ?

S.M. – Au départ notre système de santé est tout à fait fonctionnel. Nous n’avons pas créé nos centres pour pallier un problème systémique d’exclusion. Nous estimons que la Sécurité sociale, qui est la conquête majeure du mouvement ouvrier après la Seconde Guerre mondiale, répond à ce problème. C’est toujours notre principe de travail.

Ceci dit, il est vrai que nous avons, dans nos centres, une proportion plus grande qu’ailleurs de personnes qui sont, soit exclues, soit des travailleurs pauvres. La plupart de nos patients appartiennent à cette dernière catégorie. Nous recevons beaucoup de femmes de ménage, de postiers, d’employés de supermarché, d’aides-soignants, de personnes travaillant dans des emplois qui rapportent peu. Durant le confinement, ce sont ces personnes à bas revenus qui ont dû continuer à travailler pour faire tourner la société.

LVSL – Pouvez-vous nous parler des revendications spécifiques au domaine de la santé que vous portez ? Par exemple la campagne sur les prix des médicaments ? 

S.M. – Cette lutte pour des médicaments moins chers est en effet une de nos grosses campagnes depuis plus de 10 ans. Je ne sais pas si en France cette affaire a fait du bruit mais l’année passée, en Belgique, une petite fille s’est vue prescrire un nouveau médicament, le Zolgensma, qui coûte 1.9 million d’euros la piqûre ! C’était le médicament le plus cher au monde. Or, il faut administrer ce médicament assez rapidement car il permet de soigner en une fois la ASP (amyotrophie spinale proximale), une maladie qui touche les enfants et les rend complètement paralysés.

Cette histoire a fait beaucoup de bruit car les recherches sur ce médicament révolutionnaire ont été en partie financées grâce au téléthon en France. C’est une française qui a trouvé le mécanisme d’action de cette thérapie génique, avant que la firme Avexis ne le commercialise. Ces dernières années, on constate de plus en plus que les brevets obtenus par la recherche publique sont rachetés par les firmes pharmaceutiques, qui font ensuite des études cliniques et mettent sur le marché des traitements à des prix relativement hauts, que nous repayons une seconde fois avec notre sécurité sociale. En fait, nous payons aussi bien au début qu’à la fin, et les firmes pharmaceutiques font beaucoup de bénéfices au passage. C’est un phénomène que l’on retrouve partout. 

Nous nous battons pour changer la manière de rembourser les médicaments en organisant des appels d’offres pour les médicaments. Beaucoup de nouveaux médicaments sont en effet des variantes d’anciens médicaments. Vous pouvez tout à fait les mettre en concurrence en faisant des achats plus groupés, plus grands, et ainsi faire baisser les prix. Ça s’applique par exemple en Nouvelle-Zélande et c’est ce que nous appelons le modèle kiwi. Aux Pays-Bas, certains assureurs privés font ces appels d’offre et certains médicaments sont à un dixième du prix belge. Nous avons même des patients qui vont au Pays-Bas pour chercher les médicaments là-bas : même si ce n’est pas remboursé, cela leur revient malgré tout moins cher. 

Ce principe d’appel d’offres permet non seulement de faire baisser le prix, mais aussi de supprimer l’influence du marketing sur la prescription du médicament.  On constate en effet que les médecins prescrivent souvent les médicaments les plus chers et pas forcément les meilleurs. Nous voulons rompre avec cette logique et prescrire uniquement les médicaments dont nous avons vraiment besoin, en nous basant seulement sur des critères scientifiques. 

LVSL – Quelle a été la réponse du gouvernement belge ?

S.M. – Nous avons eu, et avons encore, pas mal d’influence sur ces débats. Désormais, les médicaments génériques sont davantage prescrits, ce qui n’était pas le cas avant. Néanmoins, notre gouvernement est très libéral et travaille main dans la main avec les firmes pharmaceutiques. Par exemple, ces firmes envoient des représentants chez les médecins (les visiteurs médicaux, ndlr) pour présenter leurs études et faire prescrire leur produit. Depuis quelques années, la Belgique avait mis en place un programme pour envoyer des représentants neutres chez les médecins généralistes. Cela commençait à bien fonctionner puisqu’un médecin sur deux recevait ces délégués et une étude a même montré que les médecins qui avaient reçu les visites de ces représentants neutres prescrivaient globalement des médicaments moins chers et meilleurs. Mais ce programme a été arrêté par la ministre de la Santé Maggie De Block il y a trois ans ! On a alors vu d’énormes flambées du prix des médicaments. Par ailleurs, nous sommes confrontés à un nouveau problème : les accords secrets avec des firmes sur le prix, qui existent aussi en France. Le prix reste secret, et personne ne sait combien nous payons pour ces médicaments avec notre sécurité sociale. 

Maggie de Block, ministre de la Santé belge de 2014 à 2020. © Nils Melckenbeeck CC-BY-SA 4.0

LVSL – Puisque nous parlons justement de questions financières, lorsque des gens vont dans vos centres, ils peuvent recevoir des soins gratuitement. Concrètement, comment est-ce possible ? 

S.M. – En Belgique, quand vous allez voir le médecin, vous le payez environ 27€ et vous êtes remboursés d’une partie de cette somme par votre mutuelle. Dans nos centres, on demande uniquement la part remboursée par la sécurité sociale, nous ne pratiquons pas de dépassement d’honoraires. C’est donc gratuit pour le patient. 

Après quelques années, nous avons également mis en place des systèmes forfaitaires. Cela consiste à être payé par mois et par patient inscrit, un montant fixe. Le patient vient s’inscrire chez nous et peut bénéficier gratuitement des soins infirmiers et de la médecine générale, sans payer pour cela. C’est un autre système de financement qui n’est plus à l’acte mais au forfait, et 300.000 belges l’utilisent, y compris ailleurs qu’à MPLP. Certes, il y a des critères pour ajuster le coût par rapport à la charge de travail, par exemple si la personne est diabétique. Cela a été pratique au début de la crise sanitaire, lorsque nous ne pouvions plus consulter les patients, faute de matériels de protection : contrairement aux médecins libéraux payés à la prestation, nous n’avons pas eu de chute de revenus. Par ailleurs, comme nous avons les coordonnées des patients inscrits chez nous, nous avons appelé tous ceux qui appartenaient à des groupes à risque pour savoir s’ils allaient bien, s’ils avaient besoin de médicaments, et pour leur proposer les services de notre réseau de bénévoles, pour faire leurs courses par exemple.

LVSL – Ce système de tarification forfaitaire a donné lieu à un très long conflit avec l’Ordre des médecins de Belgique. Pourquoi l’Ordre des médecins refusait-il ce système ? Comment ce conflit s’est-il réglé ?

S.M. – Médecine pour le peuple est né en 1971, en pleine période post-mai 68. Les initiateurs de MPLP (dont le père de Sofie Merckx, le docteur Kris Merckx, ndlr) étaient issus de ce mouvement et voulaient se lier à la classe ouvrière. Comme il s’agissait de gens qui participaient aux mouvements de protestation, cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients.

Par ailleurs, à MPLP, il n’était pas question de faire payer les gens. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de dépassements d’honoraires. Mais à partir des années 1980, quand on a commencé à couper dans les soins de santé, cette différence est devenue plus importante. Pour l’Ordre des médecins, nous faisions donc de la concurrence déloyale. Il y a donc eu des procès.

« Cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients. »

Un autre reproche de l’Ordre des médecins à MPLP, c’était notre campagne proactive de vaccination contre la grippe. Nous recrutions soi-disant des patients pour les vacciner ! Aujourd’hui, au contraire, cette politique préventive fait consensus. Il n’y avait pas de vision de santé publique, le médecin était vu comme un commerçant.

Donc dès le départ, l’Ordre des médecins n’acceptait pas notre manière de travailler. De notre côté, nous commencions à trouver que la manière avec laquelle l’Ordre des médecins représentait les intérêts des médecins indépendants qui cherchaient plus à s’enrichir qu’à servir le peuple, n’était pas correcte. Nous avons donc refusé de faire partie de cet Ordre et refusé d’y cotiser pendant 40 ans. 

Mais entre-temps, il y a eu des avancées au niveau de l’État, notamment la reconnaissance de la médecine forfaitaire dans les années 1990. Et puis les mentalités ont changé : les gens ont vu que nous avions une vision de santé publique que tout le monde de la santé devait avoir. Désormais, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts : de manière générale, parmi les médecins et même au sein de l’Ordre, beaucoup ont estimé que nous avions une bonne manière de faire de la médecine et que nous avions été des pionniers sur certains points. Puisque notre manière de travailler a été reconnue, nous avons décidé d’enterrer la hache de guerre entre l’Ordre des médecins, même si nous continuons de nous battre sur le plan législatif pour réformer cet Ordre des médecins. 

LVSL – Vous évoquiez le droit à la santé et son lien avec l’environnement de travail, avec l’air que l’on respire… Concrètement, comment parlez-vous de droit à la santé aux personnes qui viennent dans vos centres et comment abordez-vous vos autres combats politiques ? N’est-ce pas une façon d’abuser de la détresse des patients ? 

S. M. – Nous l’abordons de manière spontanée. Nous sommes à l’écoute des patients et de leurs problèmes. Nous ne regardons pas la santé de manière étroite, mais évoquons aussi leurs conditions de vie et leurs conditions de travail. Puis, nous en venons à parler de sujets sur lesquels nous pourrions se battre ensemble, avec les patients. En fait, nous n’avons pas de vision paternaliste de la médecine. En tant que médecins ou soignants, nous essayons d’avoir une relation d’égal à égal avec les patients, au lieu de se placer au-dessus d’eux.

Par exemple, il y a 3 ans, lorsque Maggie De Block a décidé d’augmenter le prix des antibiotiques et d’autres médicaments, donc de moins bien les rembourser aux patients, ces derniers en étaient directement victimes et ils le savaient. Donc nous abordions cette question spontanément. Nous avons fait une campagne avec des cartes postales de Noël sur lesquelles les gens s’exprimaient pour envoyer un message à la ministre. Nous avons ensuite organisé une action devant son cabinet à Bruxelles, pour déposer ces cartes, et avons été reçus par la ministre.

Nous encourageons également nos patients à adhérer à un syndicat dans leur entreprise, à aller parler aux délégués syndicaux lorsqu’ils ont un problème de conditions de travail, etc. Si on veut vraiment arriver à changer les choses dans ce monde, cela passe par la mobilisation collective.

Il faut rappeler que nous avons un lien avec le PTB (Parti du Travail de Belgique, gauche radicale, ndlr) et nous sommes très ouverts là-dessus. Nous avons fait une enquête qui a montré que plus de 90 % de nos patients savent que nous avons un lien avec un parti politique. De même, plus de 90 % s’étaient exprimés positivement sur le fait que nous nous mobilisons pour leurs problèmes. La plupart de mes patients (Sofie Merckx continue d’exercer sa profession de médecin, ndlr) sont contents que je défende leurs droits au Parlement, et avant cela au conseil communal à Charleroi. 

Bien sûr, tous ne viennent pas manifester avec nous, cela se fait sur une base volontaire. On ne propose pas une manifestation à un patient qui a 40 de fièvre… Bien sûr, certains de nos patients sont membres d’autres partis et ont d’autres d’opinions et nous y sommes très attentifs. Bref, nous agissons dans le respect des opinions de chacun, mais avec l’idée qu’il faut se mobiliser pour que les choses changent. C’est ce qu’on appelle la médecine communautaire : essayer de faire bouger les gens, faire de l’empowerment

LVSL – Pendant la crise sanitaire, comment vous êtes-vous mobilisés, à la fois avec Médecine pour le peuple et avec le PTB ?

S. M. – Pour les manifestations, c’était compliqué, même si nous avons essayé de faire des manifestations virtuelles. Mais surtout, avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. D’une part nous avons contacté nos patients pour organiser la solidarité comme je vous l’expliquais. Comme les écoles sont restées longtemps fermées, des groupes ont organisé des récoltes d’ordinateurs portables pour les enfants qui n’en avaient pas à la maison. D’autres groupes ont fabriqué des masques en tissu pour la population. Par ailleurs, nous n’avions pas de matériel de protection permettant de recevoir des patients. Nous avons donc fait un achat groupé nous-mêmes, avec d’autres médecins, pour faire venir des masques de Chine, puisque le gouvernement ne nous livrait pas. 

« Avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. »

Et puis il y avait aussi un manque de tests. En Belgique, nous avons eu un des plus hauts taux de décès au monde dans les maisons de retraite, où le virus est arrivé parce que le personnel soignant n’était pas équipé. Il était clair qu’il fallait tester l’ensemble du personnel et des résidents dans les maisons de repos, mais le gouvernement tardait à trouver les asymptomatiques, pour pouvoir les écarter. Avec d’autres médecins généralistes, nous avons été les premiers à aller faire des testings dans les maisons de retraites. Nous avons été à l’avant-garde et nous sommes organisés nous-mêmes pour montrer au gouvernement qu’il fallait faire ces tests. De même, il y a quelques semaines, deux ouvriers se sont retrouvés dans le coma après avoir été contaminés sur leur lieu de travail chez AB InBev (leader mondial de la bière, ndlr). Médecine pour le peuple a donc testé le personnel. Malgré la mauvaise gestion de l’épidémie par notre gouvernement, cette solidarité entre le personnel soignant et dans la population même a permis de faire face à cette pandémie. 

Dans un deuxième temps, nous avons commencé à organiser des manifestations avec distanciation sociale, notamment une grande manifestation avec du personnel de santé (La santé en lutte) le 13 septembre. Le personnel soignant belge a été directement envoyé au front, puis il y a eu une énorme colère vis-à-vis de l’action du gouvernement. Lors d’une visite d’hôpital par Sophie Wilmès, notre première ministre, le personnel a tourné le dos. C’était un symbole très important. Suite à cela, le gouvernement a dû négocier avec les syndicats, qui ont obtenu 400 millions d’euros supplémentaires par an pour améliorer les conditions de travail et augmenter les salaires dans les hôpitaux non marchands. Donc les gens se sont quand même mobilisés malgré la crise sanitaire, et ils ont obtenu des victoires.

La crise sanitaire a été mal gérée parce que notre gouvernement ne fait confiance qu’au marché libre. Ça a été un grand problème : des masques ont été commandés tardivement au lieu de faire en sorte dès le départ qu’il y ait une production en Belgique. Le gouvernement a mis des mois avant de demander aux firmes d’en produire en Belgique. Par ailleurs, il y a neuf ministres de la santé (en raison de la décentralisation très forte du pays. L’unité du pays est un point essentiel du programme du PTB, ndlr) ! Quand on leur pose une question au Parlement, ils nous expliquent les réunions qu’ils vont organiser avec les autres ministres sans expliquer ce qu’ils vont faire ni les décisions qu’ils vont prendre. C’est une catastrophe.

Le deuxième problème est qu’ils mettent énormément de responsabilité sur les individus. Dès que la première vague est passée, on savait qu’on avait besoin de beaucoup de personnel pour faire le traçage des contacts des cas positifs. Ce système de protection collective est complètement inefficace, ce qui a fait qu’aujourd’hui, au lieu de prendre soin des autres, chacun prend soin de lui. On est complètement défaillant. Depuis la réouverture des écoles, nous avons une explosion de la demandes de tests, notamment à Bruxelles. Il faut parfois deux jours avant de pouvoir trouver un endroit où se faire tester, puis encore deux jours au minimum pour avoir le résultat, donc le test ne sert presque plus à rien parce que la personne est contagieuse sept jours. Entretemps elle a pu contaminer d’autres personnes. Ce système est complètement inefficace. Nous payons maintenant toutes les économies faites ces dernières années. Et pourtant, nous n’investissons pas massivement dans la santé. L’hiver s’annonce très compliqué…

LVSL – Des élections législatives ont eu lieu en Belgique il y a un peu plus d’un an. Le PTB a bien progressé, passant de 2 députés à 12, dont vous. Pendant quelques mois, il n’y a pas eu de gouvernement, puis Sophie Wilmès a été nommée Première ministre. Récemment, le 1er octobre, un nouveau gouvernement nommé « coalition Vivaldi » a été mis en place. Quelle est votre analyse de la situation ? Pensez-vous que la crise sanitaire et la crise économique vont faire évoluer le jeu politique en Belgique ?

S. M. – La question que tout le monde se pose est « qui va payer cette crise ? ». Partout dans le monde, on dit qu’il faut taxer les grandes fortunes. Cela n’existe pas en Belgique et nous nous battons pour cela depuis des années. Nous avons proposé une « taxe corona » exceptionnelle sur les fortunes de plus de 3 millions d’euros. Mais, au vu de l’accord de gouvernement, ce n’est pas d’actualité. Donc la question n’est pas résolue.  

Un autre point important qui paraît essentiel est le salaire minimum. On l’a vu pendant la crise : tous ces métiers essentiels qui devaient continuer à travailler (les aides-soignant.e.s, les postiers, les éboueurs, les caissières…) sont très mal payés, 11€ de l’heure seulement ! Les salaires sont bloqués, et l’accord de gouvernement ne revient pas non plus là-dessus. 

Cette grande coalition, qui réunit sept partis, reste dans la même lignée de flexibilisation du monde du travail que le gouvernement précédent. Le PTB devient la seule opposition de gauche, les autres opposants sont soit séparatistes (la Nieuw-Vlaamse Alliantie, parti de droite qui revendique l’indépendance de la Flandre, ndlr), soit fascistes (le Vlaams Belang, parti d’extrême-droite qui revendique également l’indépendance de la Flandre, ndlr). Apparemment, nous allons encore une fois battre le record du nombre de ministres. Et cela n’améliore pas la confiance des citoyens en la politique. Nous ne voyons pas de différence entre l’avant et l’après coronavirus. 

LVSL – Vous avez une grande responsabilité en tant que seule opposition de gauche. Peut-on espérer que les électeurs en seront conscients la prochaine fois ?

S. M. – Oui. Avec le PTB, nous avons déjà obtenu une grosse victoire cette année avec ce qu’on appelle le « fonds blouses blanches ». Je vous ai parlé de la victoire qu’ils ont obtenue après avoir tourné le dos à la Première ministre, mais il faut savoir que le personnel soignant était déjà dans la rue les années passées. Dans le cadre du gouvernement provisoire qui était en place, il n’y avait pas de budget annuel mais un budget voté tous les 3 mois au Parlement pour que l’État puisse fonctionner. Ce vote a eu lieu un jour d’action des blouses blanches en Belgique. Avec le PTB, nous avions déjà proposé d’augmenter les moyens de la santé, mais ça n’avait pas été approuvé. Mais cette action le jour du deuxième vote nous a permis d’obtenir, tout d’un coup, ce fonds des blouses blanches de 400 millions d’euros annuels qui pourra créer 5 000 emplois en Belgique. C’est la plus grosse victoire qu’a obtenue le PTB jusqu’ici. Cela montre que le PTB n’est rien sans la mobilisation des gens sur le terrain. 

Élections législatives en Belgique : quelle majorité au royaume aux six gouvernements ?

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Le 26 mai prochain, les électeurs belges prendront part à un super-scrutin : en plus des élections européennes auront lieu les élections législatives. Ce scrutin revêt un enjeu majeur pour le Royaume, puisqu’il décidera des prochaines coalitions qui composeront le gouvernement fédéral et les différents gouvernements régionaux. Si la gauche semble en mesure de réaliser des scores importants en Wallonie et dans la région bruxelloise, la scène politique en Flandre reste dominée par la droite. La percée de la question écologique, portée sur le devant de la scène par la jeunesse belge, pourrait cependant changer la donne et entraîner la fin de la coalition « suédoise » au pouvoir depuis 2014. Par Rik Mortier.

Les électeurs belges choisiront leurs nouveaux représentants ce 26 mai dans le cadre des élections fédérales et régionales qui se tiendront parallèlement aux élections européennes. Ces élections prennent place dans une période politiquement difficile : en effet, la coalition « suédoise »[1] constituée entre les libéraux francophones et néerlandophones (MR et Open VLD), les chrétiens démocrates et nationalistes flamands (CD&V et NVA), est tombée suite au départ de la NVA le 8 décembre 2018. Les nationalistes flamands s’étaient opposés à la signature par la Belgique du Pacte mondial pour des migrations sûres (dit « Pacte de Marrakech »). Ce désaccord a entraîné la chute du gouvernement du premier ministre Charles Michel qui, faute de majorité à la Chambre des représentants (chambre basse du Parlement fédéral belge), a dû constituer un « gouvernement d’affaires courantes ».[2]

Les élections de 2014 avaient généré un séisme dans la vie politique belge. Pour la première fois, la NVA entrait au gouvernement fédéral et prenait la tête de la région flamande, devenant ainsi le premier et plus puissant parti du Royaume. Son ascension avec deux autres partis flamands (CD&V et Open VLD), pour un seul parti francophone (le MR) aux commandes de la Belgique avait suscité de multiples interrogations quant à la politique qui serait conduite au niveau fédéral.

Cinq ans plus tard, le départ abrupt des régionalistes flamands de la majorité gouvernementale semble avoir rebattu les cartes du jeu politique. L’arrivée en force de la thématique écologique sur la scène nationale ainsi que la forte poussée de la gauche en Wallonie et dans la région bruxelloise ont entraîné une polarisation du débat politique et n’ont fait que renforcer l’importance du scrutin sur l’avenir de la Belgique. En Flandre, bien que la NVA reste le premier parti dans toutes les enquêtes d’opinions, son départ de la majorité fédérale a fortement compliqué sa relation avec ses partenaires. Derrière elle, l’importance prise par la question écologique amène les verts flamands (Groen) à disputer la deuxième place aux chrétiens démocrates (CD&V) et aux libéraux (Open VLD). En Wallonie et à Bruxelles, la gauche domine les débats : à Bruxelles, les écologistes sont en passe de devenir le premier parti, talonnés par les socialistes. En Wallonie, ce sont les socialistes, malgré les différents scandales dont ils ont fait l’objet, qui réussissent à rester le premier parti du pays, suivi par les écologistes qui pour la première fois pourraient reléguer les libéraux au troisième rang. A noter également une forte percée du Parti du Travail de Belgique (PTB). Ce parti d’essence marxiste, qui ne réalisait jusqu’à récemment que des scores assez confidentiels, constitue une nouvelle force sur laquelle les autres partis devront compter à l’avenir.

Les élections communales de 2018 : premier crash-test avant les élections nationales

Afin de situer les enjeux de la campagne qui a actuellement lieu, il faut revenir sur les élections communales et provinciales d’octobre 2018. Celles-ci ont servi de test pour la plupart des partis politiques, qui ont pu mettre à l’épreuve leur stratégie électorale, avec en vue les élections fédérales et régionales de l’année suivante.

En Wallonie et à Bruxelles, ces élections ont été marquées par une nette progression d’Écolo et du PTB. Les verts ont réussi à capitaliser sur l’importance croissante prise par la question écologique dans le débat politique. Ils ont également bénéficié d’un positionnement central qui leur permet de récupérer une partie des voix des libéraux et des démocrates-chrétiens. Trois des dix-neuf bourgmestres (les maires) bruxellois sont aujourd’hui Écolo, les verts arrivant également en seconde position dans neuf autres communes bruxelloises. Le PTB a lui aussi progressé de manière significative, passant de 2 à 35 sièges dans les différents conseils communaux. Cette réussite ne s’est cependant pas concrétisée dans des participations aux majorités, puisque le PTB a été écarté de toute participation au sein de majorités municipales.

Ces deux partis ont largement bénéficié des différents scandales financiers qui ont touché le Parti Socialiste (PS). Ce dernier, bien qu’affaibli, est resté une force déterminante au sein du paysage politique du sud du pays. Il a notamment réussi à conserver les mairies des principales villes Wallonnes. Plus surprenant encore, malgré les faits de corruption révélés par le scandale du Samusocial[3] mettant en cause le Bourgmestre socialiste Yvan Mayeur, le PS a réussi à conserver la mairie de Bruxelles. Face à ces trois partis, les libéraux du MR ont essuyé un échec, tandis que les démocrates-chrétiens du CDH (centre), s’ils ont limité la casse, restent une force politique de second plan.

Face ce paysage politique wallon et bruxellois ancré à gauche, les résultats en Flandre ont montré une carte politique orientée à droite. La campagne, essentiellement concentrée sur la ville d’Anvers, aura finalement offert un résultat mitigé aux nationalistes. Les chrétiens-démocrates du CD&V ont réussi à se maintenir comme premier parti au niveau local, une place que la NVA cherchait à leur ravir. A gauche, si Groen (les verts flamands) enregistre une progression notable, le SP.A (parti socialiste flamand) s’effondre totalement. A noter là encore des scores qui s’améliorent pour le PTB. Les communistes ont même pu rejoindre une coalition au niveau communal (la seule à l’échelle du pays) dans la petite ville de Zelzate.

Loin de la victoire éclatante qui préfigurerait un succès de la NVA aux élections fédérales, celle-ci a au contraire perdu des voix au profit du Vlaams Belang, un parti d’extrême-droite indépendantiste. Les bons résultats de ce parti, qui a su récupérer une partie des électeurs déçus de la NVA, ont poussé le parti régionaliste à radicaliser sa campagne.

Les régionalistes de la NVA mis en difficulté par les scandales

L’échec électoral relatif de la NVA aux élections communales a sans aucun doute servi de déclencheur à la crise gouvernementale de décembre 2018. La NVA a en effet échoué à réaliser les objectifs qu’elle s’était fixés, à savoir la prise de plusieurs grandes villes flamandes en-dehors d’Anvers, afin de devenir la première force locale de Flandre. Le parti s’est par ailleurs fait doubler sur sa droite par le Vlaams Belang qui a enregistré de bons scores. Cherchant dès lors à durcir leur discours anti-immigration, les régionalistes flamands ont manifesté une virulente opposition contre la signature du le Pacte de Marrakech par l’État belge, alors que celui-ci était en cours de négociation au sein de la majorité gouvernementale depuis de nombreux mois. Face à la volonté des partenaires de la suédoise de signer l’accord, la NVA a quitté le gouvernement Michel le 8 décembre, avant que celui-ci ne passe en affaires courantes, faute de soutien de la part des autres partis représentés à la Chambre.

En utilisant le Pacte de Marrakech comme prétexte pour justifier son départ du gouvernement, la NVA a cherché à placer la thématique migratoire au centre du débat politique avant les élections. Cette stratégie a cependant été limitée par le scandale des visas humanitaires qui a impacté l’ex-Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Théo Francken. Ce dernier était pourtant devenu une figure de proue de la NVA, dont les dirigeants n’avaient pas hésité à défendre les nombreuses sorties polémiques. L’affaire consiste en un large trafic de visas humanitaires par un réseau d’intermédiaires en Belgique, et notamment des responsables locaux de la NVA. Ceux-ci ont amassé d’importantes sommes d’argent en vendant ces visas à la communauté chrétienne de Syrie. Le secrétaire d’État Francken a été directement mis en cause pour avoir ouvert « un canal de migration opaque, n’offrant pas les garanties d’un traitement équitable » selon l’Administration de l’Asile et de la Migration.

Cette mise en cause a ébranlé l’image d’un parti qui se présente comme intraitable sur les questions liées à la migration. Elle a également limité la capacité de la NVA à faire de l’immigration un sujet central de la campagne.

La question sociale et l’émergence du Parti des travailleurs de Belgique

Les questions socio-économiques ont occupé une place importante dans les débats politiques en Belgique. La politique néolibérale de la coalition suédoise et la promesse des « jobs, jobs, jobs » du Premier Ministre Charles Michel ont suscité de vives crispations. Les décisions prises ont notamment entraîné une forte augmentation des contrats précaires : 52% des nouveaux contrats en 2016 étaient des contrats précaires (CDD) et 40% de ces contrats étaient à temps partiel. La part de ces contrats est passée de 40% en 2014 à 48% en 2018 pour les premiers, et de 27% à 31% sur la même période pour les seconds.

L’émergence du mouvement des gilets jaunes en Belgique a participé à l’émergence de la question sociale dans le débat politique. Il a favorisé la montée du PTB, déjà en nette progression en Wallonie et à Bruxelles, et dans une moindre mesure en Flandre. Ce parti fait figure d’ovni dans le paysage politique belge intégralement régionalisé, car il est le seul parti national.[4] Il a su tirer profit de l’affaiblissement du PS tout en se positionnant sérieusement sur des dossiers importants tels que la fiscalité des entreprises. Son positionnement en faveur d’une politique sociale et écologique axée sur des investissements publics, la non-régression sociale et le renforcement de la démocratie directe a suscité une adhésion non négligeable dans un pays où plus de 20% de la population, soit près de 2,3 millions de personnes, est menacée de pauvreté ou d’exclusion.

La question climatique : enjeu qui transcende les clivages régionaux

Dans la foulée des élections communales, la Belgique a assisté à la naissance du mouvement de soutien à l’écologie le plus important que le Royaume ait jamais connu. Ces manifestations trouvent leurs origines dans la gestion calamiteuse du parc nucléaire belge, dont toutes les centrales ou presque sont à l’arrêt, fissurées ou en entretien. La qualité de l’air, déplorable sur l’ensemble du pays et en particulier dans les métropoles bruxelloise et anversoise, a également poussé la population dans les rues. C’est ainsi que tout au long de l’année 2018, des écoliers bruxellois néerlandophones, plus tard suivis de leurs comparses francophones et de leurs parents, ont participé à des opérations de ralentissement de la circulation aux abords des écoles. Les manifestions ont par la suite pris une nouvelle dimension à la veille de la COP24 en Pologne. Le 2 décembre 2018, plus de 60 000 personnes marchaient dans les rues de Bruxelles pour le climat. Depuis lors, des manifestations sont organisées régulièrement dans les grandes villes de Belgique et rassemblent des milliers de manifestants.

La question de l’écologie a largement polarisé la politique belge. Les membres de la suédoise ont montré une faiblesse manifeste sur cette question. Chrétiens-démocrates comme libéraux se sont avérés totalement incapables de répondre aux injonctions de la rue. Le poids politique de la thématique écologique s’est traduit par la démission de la ministre flamande de l’environnement, Joke Schauvliege. Cette dernière a été forcée à quitter son poste suite à des propos mensongers où elle affirmait que les services de la Sûreté de l’État l’avaient informée que les manifestations pour le climat étaient un complot mis en place par des organisations environnementales. La NVA, quant à elle, s’est frontalement opposée aux appels de la rue en soutenant le nucléaire.

Au Parlement belge, Groen et Écolo ont habilement réussi à maintenir le sujet sur la table des discussions, notamment en tentant d’introduire une révision de l’article 7bis de la Constitution belge avec une loi climat élaborée par des chercheurs issus de plusieurs grandes universités du Royaume. Cette révision aurait significativement renforcé la coordination entre les différentes instances belges au niveau régional et fédéral, tout en incluant les obligations internationales de la Belgique dans son corpus constitutionnel. Le texte, rejeté en l’absence d’une majorité des deux-tiers, a mis en exergue la division entre la Flandre et la Wallonie sur la question climatique. En effet, la quasi-totalité des partis francophones se sont prononcés en faveur du texte, alors que les partis de droite néerlandophones (CD&V, Open VLD et NVA) s’y sont tous opposés. Si les manifestations ont trouvé un écho puissant au nord comme au sud du pays, le positionnement des partis politiques sur la question écologique reflète toujours la frontière linguistique.

L’identité de la Belgique toujours au centre du débat politique

L’importance prise par les questions écologiques et sociales a mis au centre du jeu politique des thématiques qui dépassent les clivages régionaux. Les manifestations sur le climat ont en effet vu défiler des jeunes de toutes les régions de la Belgique avec un message unique. De même, les aspects socio-économiques et la contestation de la politique néolibérale du gouvernement Michel ont pris une ampleur nationale sur des questions telles que la fiscalité ou la réforme de la fonction publique.

Il n’empêche que la question identitaire fait toujours débat en Belgique. Les régionalistes flamands de la NVA ont en particulier cherché à placer l’idée du confédéralisme au centre du débat politique. Pour eux, la Belgique se divise chaque jour davantage en deux démocraties indépendantes  avec des avenirs distincts. Ils en veulent pour preuve le renforcement du clivage politique entre une Wallonie progressiste dominée par la gauche et une Flandre libérale-conservatrice. Les choix politiques des deux régions rendraient à terme la Belgique ingouvernable, justifiant la transformation du Royaume en « confédération » dans laquelle les régions recevraient les pleins-pouvoirs. Le gouvernement fédéral se transformerait alors en coquille vide dénuée de toute compétence substantielle. Pour leurs opposants, cette stratégie cache à peine la volonté d’une véritable scission du pays, le confédéralisme ne servant à terme qu’à acter l’obsolescence de la Belgique comme entité politique. Si une majorité des Flamands reste défavorable à l’indépendance, force est de constater que leurs dirigeants jouent des tensions politique et des clivages régionaux avec la volonté d’en tirer des bénéfices électoraux.

Constituer les futurs gouvernements du Royaume : un casse-tête belge

La Belgique fait face à l’un des scrutins les plus incertains auquel elle n’ait jamais été confrontée. Avec une scène politique plus divisée que jamais, la constitution de gouvernements viables aux différents échelons de pouvoir reste difficile à évaluer.

Dans les régions de la Wallonie et de Bruxelles, la gauche semble en mesure de l’emporter. La constitution de majorités progressistes reste cependant à confirmer. Si les socialistes et les verts paraissent en mesure de pouvoir s’associer, des accords incluant le PTB restent improbables à l’heure actuelle. L’échec de la constitution de majorités au niveau communal entre les communistes et les socialistes en Wallonie comme à Bruxelles, malgré des tentatives à Charleroi, Liège ou Molenbeek, montre que ces partis n’ont pas encore réussi à trouver l’équilibre nécessaire à la mise en place de majorités stables. Les libéraux du MR et les humanistes du CDH ne seront par ailleurs pas en reste, et pourraient chercher à négocier leur entrée dans les majorités wallonnes et bruxelloises, moyennant un appui au niveau fédéral ou dans l’une ou l’autre des régions francophones.

En Flandre, force est de constater que la NVA reste l’acteur central. Le parti a montré une importante résilience face à l’érosion du pouvoir et reste deux fois plus important dans les sondages que les chrétiens-démocrates, les verts et les libéraux, tous au coude à coude autour de 15%. Les régionalistes paraissent donc pour l’heure quasi-incontournables. L’hypothèse d’une majorité incorporant leurs trois poursuivants, avec l’appui des socialistes flamands, pourrait cependant voir le jour en cas de score plus faible que prévu.

De la constitution des gouvernements au niveau régional dépendra en grande partie la composition du gouvernement fédéral, et inversement. Le bricolage des différentes majorités au sein de ces entités dépend d’un jeu politique complexe à la suite des élections. Cela explique notamment les difficultés auxquelles la Belgique fait face dans la constitution de ses gouvernements ces dernières années. Si toute prédiction paraît aujourd’hui hasardeuse, on peut effectuer plusieurs observations :

En premier lieu, le départ de la NVA suite à la ratification du Pacte de Marrakech a tendu les relations entre les partenaires de la suédoise. Plusieurs partis ont affiché leurs réticences à l’idée de reconduire la même majorité. Si la NVA restera quasi-certainement le parti le plus important en Flandre, son attitude pourrait lui jouer des tours, et pousser ses ex-alliés à prendre le large.

Si le PTB a réalisé une percée importante aux élections communales et devrait poursuivre sur sa lancée, il paraît improbable que le parti entre au sein d’une majorité gouvernementale. Il aura cependant fortement orienté les débats sur les questions sociales tout en entraînant les autres partis de gauche à sa suite. Son positionnement comme seul parti unitaire à l’échelle de la Belgique lui permet également de prôner un message d’unité, se faisant ainsi l’antithèse des nationalistes flamands.

Les bons scores prédits aux écologistes dans toutes les régions de la Belgique, s’ils venaient à se concrétiser, pourraient en faire le premier groupe politique à l’échelle du pays. Il s’agirait d’un renversement important, puisque les écologistes flamands, wallons et bruxellois sont les seuls à siéger dans un groupe commun à la Chambre des représentants[5]. Le groupe créé serait ainsi plus grand que celui de la NVA, donnant potentiellement l’initiative aux écologistes pour la constitution d’une majorité fédérale. Cela les rendrait également quasi-incontournables pour les autres partis, en particulier dans un contexte où l’écologie a été l’un des thèmes forts de la campagne.

Les rapports de force politique actuels laissent supposer que la composition du prochain gouvernement fédéral ne reflètera pas les majorités constituées au sein des tous les gouvernements régionaux. Dans l’éventualité où une majorité sans régionalistes flamands se constituerait, celle-ci ne pourrait probablement pas se passer des écologistes et/ou du PS. Ce facteur pourrait renforcer le discours émancipateur de la droite et de l’extrême droite flamande, avec pour résultat une fracture encore plus large entre les différentes composantes de la Belgique.

[1] La coalition « suédoise » est appelée ainsi car le Premier Ministre Charles Michel a associé les couleurs de son gouvernement au drapeau suédois. En effet, le bleu est la couleur distinctive de la communication politique des partis libéraux (MR et Open VLD), le jaune celle utilisée par les nationalistes flamands de la NVA, tandis que la croix symbolise la présence dans ce gouvernement du CD&V, le parti chrétien-démocrate flamand.

[2] Un gouvernement d’affaires courantes désigne en Belgique en gouvernement exerçant le pouvoir de façon limité. Cette situation peut se produire notamment lorsque le gouvernement n’a pas la confiance au sein de la Chambre des Représentants (la Chambre basse du Parlement belge) ou lors de la dissolution des chambres du Parlement belge. On parle également de gouvernement intérimaire.

[3] Le 8 juin 2017, le bourgmestre PS de la commune de Bruxelles Yvan Mayeur dut démissionner à cause des suites du scandale du Samusocial. Par l’intermédiaire d’un système de rémunération opaque, l’ex-bourgmestre ,ainsi que l’ex-présidente du Centre Publique d’Action Sociale de Bruxelles Pascale Peraïta, ont touché chacun plus de 112 000 euros entre 2008 et 2016. Ce scandale a été révélé en parallèle de l’affaire Publifin, dans laquelle plusieurs mandataires locaux du PS sont également mis en cause pour avoir perçu d’importantes rémunérations de l’intercommunale (terme utilisé pour définir une entreprise publique gérée par plusieurs communes en Belgique) Publifin.

[4] En Belgique, l’ensemble des mouvances politiques sont divisés en partis distincts suivant la division linguistique du pays (à l’exception des partis régionalistes favorables à la scission de la Belgique et du PTB).

[5] Les partis politiques belges à la Chambre des Représentants ont constitué des groupes politiques par partis régionaux. Ainsi, les socialistes, les chrétiens-démocrates et les libéraux ont chacun constitué un groupe avec leur frange francophone, un autre avec leur frange néerlandophone. Les régionalistes ne sont représentés qu’en Flandre. Groen et Ecolo font figure d’exceptions, les deux partis ayant constitué un groupe commun à la Chambre des représentants.

« Nous voulons arriver pour la première fois au Parlement européen » – Entretien avec Marc Botenga, tête de liste du PTB

Le Parti du Travail de Belgique est sur une pente ascendante depuis quelques années. Tiré par le médiatique Raoul Hedebouw et après de bons résultats aux élections communales d’octobre dernier, le parti vise désormais une entrée au Parlement européen le 26 mai prochain. Nous avons rencontré Marc Botenga, jeune cadre et tête de liste francophone qui pourrait bien être le premier élu de cette formation. Entretien réalisé par Maximilien Dardel et retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Les élections européennes en Belgique auront lieu dans le contexte particulier d’une superposition avec les scrutins régionaux et fédéraux. Ces élections se tiennent après des municipales qui ont confirmé la poussée du PTB. Comment fait-on une campagne européenne dans ce contexte ?

Marc Botenga –Pour nous ce qui est important est d’avancer sur les points fondamentaux au niveau programmatique. Nous l’avons fait au niveau communal. Nous avons fait une campagne clairement axée sur certains thèmes, comme le logement, la mobilité, l’écologie… Maintenant, on continue à défendre notre programme au niveau européen. Quelque part le fait qu’on ait 3 élections en même temps permet d’exiger une certaine cohérence. Nous, sommes le seul parti unitaire en Belgique. On refuse ainsi de jouer le jeu du renvoi de la responsabilité entre l’échelon le fédéral et le régional. C’est le même parti, voire le seul parti national organisé, tant côté néerlandophone que du côté francophone. Et ça c’est vraiment important.

Notre programme est en rupture avec les traités d’austérité européens. Donc le fait que les élections soient organisées ensemble nous permet aussi d’incruster la question des traités dans notre programme national.

LVSL – Comment voyez-vous votre rôle de tête de liste du PTB dans son rapport avec la campagne nationale ?

MB –Le parti a une stratégie globale qui s‘articule à différents niveaux. C’est une stratégie qui ne se limite pas à la Belgique. C’est pour ça que l’on a investi au niveau européen, et que l’on se présente au niveau européen avec certaines alliances comme la Gauche unitaire au Parlement européen. Mais c’est une stratégie réfléchie en fonction des solutions fondamentales sur différents sujets. Prenons un exemple très concret. Quand on regarde la question du climat, elle ne se limite pas à la Belgique. Mais ça ne veut pas dire, pour autant, que la Belgique ne doit pas faire son possible pour limiter les effets du changement climatique. Nous proposons à ce niveau des normes contraignantes pour les multinationales. Cela doit se faire au niveau européen en rupture avec le marché du carbone, mais la Belgique peut déjà commencer en imposant des normes aux 300 multinationales qui sont responsables de 40% des émissions en Belgique.

LVSL – Le PTB n’a actuellement pas d’élus au Parlement européen. La percée électorale du parti est relativement récente et les seuils pour obtenir un élu dans les trois régions de Belgique sont assez élevés. Quels sont vos objectifs pour cette élection ? 

MB –Nous voulons arriver pour la première fois dans notre histoire et dans l’histoire des institutions européennes au Parlement européen. Ce serait un signal important. Nous sommes le seul parti en Belgique à avoir un discours radical de rupture avec la logique des traités. Les traités austéritaires ont été approuvés par tous les partis, sauf nous. Aujourd’hui on n’a pas une Europe de la coopération, où les pays s’entraideraient, mais bien de la concurrence, où un Etat essaie d’enfoncer l’autre.

On ne se présente pas au Parlement européen en disant “votez pour nous et ça changera l’Union européenne”. On sait bien que c’est faux.  En revanche, en étant présent au Parlement européen, au sein de la gauche unitaire européenne, on peut renforcer les mobilisations européennes. La construction européenne s’est faite sans un contre-pouvoir fort comme les syndicats par exemple. Ces dernières années, on voit que c’est en train de se construire. Avec les dockers des ports par exemple, qui se sont organisés en grève européenne ; pareil avec les travailleurs de RyanAir… On voit pour la première fois que les gens disent : “non basta”. Cette Europe qui a été construite contre nous, on va la contester aussi à l’échelle supranationale. Là on tient quelque chose. Là on voit bien l’intérêt de l’articulation entre le niveau national et le niveau européen. Par exemple, la question du climat, abordée par les jeunes écoliers, mais à travers le pouvoir d’achat aussi par les gilets jaunes, a été mise à l’agenda européen mais aussi au niveau national dans les différents pays. On a eu la même chose avec le mouvement des dockers. On avait un mouvement européen, donc le Parlement européen, sous pression, a dû se positionner. Mais les gouvernements nationaux aussi étaient sous pression. Cela permettait vraiment l’articulation des deux niveaux par la mobilisation sociale au niveau national et au niveau européen.

LVSL – Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes la structuration du PTB avec David Pestieauou Raoul Hedebouw. Récemment, à Bruxelles, des élus communaux PTB fraîchement investis ont décidé de quitter le parti en dénonçant un fonctionnement qualifié d’autoritaire. Où en êtes-vous de vos objectifs de développement et comment tenir un parti avec des exigences de probité si élevés [ndlr, tous les élus du PTB sont payés au salaire d’un travailleur belge] ?

MB –Je pense qu’effectivement toute période électorale est particulière. Ici, très concrètement, il s’agit d’erreurs de casting, avec des personnes qui ne souscrivent finalement pas au projet du PTB. Il y a différentes façons d’être membre du PTB, notamment en payant une cotisation annuelle très simple. Mais pour nos élus, on demande qu’ils ne s’enrichissent pas en faisant de la politique. Tout ce qui dépasse leur salaire antérieur, c’est-à-dire le salaire moyen d’un travailleur belge, ils le reversent. C’est un engagement que toute personne qui est sur une liste PTB doit prendre. On a vu que pour certaines personnes après les élections, ça commence à poser problème, notamment ici pour ces élus au Conseil communal de Bruxelles . Ce sont des maux de croissance. Lorsqu’un parti grandit vite, il y a des gens qui le rejoignent dans l’espoir de faire carrière, et d’être ensuite sur une liste régionale.

LVSL – Mais le fait d’être aussi rigoureux sur ce point ne limite-t-il pas la croissance et la qualité des cadres du PTB ? 

MB –La qualité, certainement pas. Imaginez qu’on laisse tomber les principes, parce que quelqu’un dit qu’il veut garder ses jetons de présence [ndlr, l’argent reçu par un élu pour assister à une réunion du Conseil communal ou d’un autre comité], le PTB s’affaiblirait. Certes, notre croissance électorale serait peut-être plus fulgurante dans l’immédiat. Mais le fond, l’essence du parti, le fait de faire de la politique autrement, se trouverait affaibli.

Il faut plus de formations, plus d’offres à développer. C’est un parti qui grandit vite et qui doit se structurer, c’est certain. Mais au niveau qualitatif, je trouve très important de garder ces principes. D’ailleurs, on fait signer un document aux candidats, qui indique que le mandat appartient au parti. Si vous êtes élu sur une liste du PTB, évidemment c’est le collectif du PTB qui en est à l’origine. Si vous décidez de démissionner du parti, alors vous quittez aussi le mandat. Je suis très fier que l’on maintienne nos principes. C’est pour eux que les gens votent pour nous. Le PTB n’est pas un parti comme les autres. On doit assumer aussi après les élections.

LVSL – En Wallonie, le PS reste une force importante. Beaucoup de français connaissent d’ailleurs Paul Magnette [ndlr, ancien président PS de la région Wallonne], qui se présente contre vous, depuis sa résistance affichée face au CETA. le PS Wallon tente de se donner une coloration fortement marquée à gauche. Comment jugez-vous cette stratégie ? Comment exister face à eux ? 

MB –La raison de la montée du PTB, c’est aussi qu’en dépit du discours très à gauche du PS avant les élections, la politique mise en place ne l’était pas. Le PS a approuvé les traités d’austérité. Le PS a accepté la libéralisation des chemins de fer. La loi Magnette en Belgique a divisé la SNCB (Société nationale des chemins de fer belges, qui exploite le réseau ferré) et Infrabel (le gestionnaire des infrastructures ferroviaires), dans une perspective de libéralisation. Les cheminots belges étaient furieux. Le PS est censé défendre le service public. C’est pour ces raisons que le PTB intéresse notamment les gens qui ont été dégoûtés du PS en Belgique, parce qu’ils ont cru à leur discours. Le PTB est une alternative. Et heureusement qu’en Belgique il existe une alternative à gauche.

LVSL – Mais quelle est votre point de vue sur l’action de Paul Magnette sur le CETA ? 

MB –Il y a deux choses concernant le CETA. Premièrement, il faut rendre à César ce qui appartient à César. Les mouvements sociaux ont imposé le débat en premier lieu. C’est seulement ensuite que Magnette a, par sa position en tant que président de la Région, pendant quelques semaines, symbolisé cette lutte contre le CETA.  C’est important de noter que ça n’aurait pas été possible sans la pression des syndicats et des associations.

Deuxièmement, la montée du PTB a, en quelque sorte, obligé Magnette à virer un peu à gauche. Notre campagne sur la taxe des millionnaires, le PS l’a reprise à son compte avant les élections. Le PTB propose la gratuité des transports en commun et le PS disait que c’était populiste. Mais aujourd’hui ils la reprennent !

Avec le CETA c’est la même chose. Sauf que le CETA est quand même passé. Paul Magnette a voulu poser la question à la Cour européenne, pour savoir si les tribunaux spéciaux pour les multinationales étaient compatibles ou non avec le droit européen. Surprise, une disposition en faveur des multinationales est compatible avec les traités qui sont en faveur de ces mêmes multinationales… Je regrette  ce choix de Paul Magnette de dépolitiser la question et affaiblir ainsi la mobilisation pour donner la main à la Cour européenne dont on sait que les jugements sont souvent tout à fait néolibéraux.

LVSL – Il semble aussi difficile de faire face au parti Ecolo, dont la figure de proue est Philippe Lamberts, candidat contre vous. La Belgique a connu d’importantes manifestations pour le climat, auxquelles le PTB a participé. Qu’avez-vous de plus à proposer qu’Ecolo sur dans le domaine de l’écologie ? 

MB –La différence entre le PTB et le parti Ecolo se situe d’une part sur la question du marché. En Belgique, la libéralisation du marché de l’énergie est passée avec le soutien d’Ecolo. Le PTB se démarque là-dessus. On ne peut pas laisser la question du changement climatique au marché et aux multinationales.

Tant qu’on laisse la transition énergétique dans les mains d’Engie-Electrabel et d’EDF Luminus, on n’arrivera à rien. D’autre part, sur la question posée par les gilets jaunes, concernant le paiement de la transition écologique, est-ce que ce sera au citoyen de payer ou bien aux grandes multinationales d’y contribuer ? On est le seul parti à refuser la taxe carbone, qui est profondément injuste car elle fait payer les citoyens et les travailleurs.

Monsieur Lamberts est sûr d’être élu. C’est un député compétent bien que l’on ait des divergences sur le marché et les traités d’austérité. Lui ne veut pas rompre dès aujourd’hui, ni demain. La question n’est pas de savoir si le PS aura des élus, si Ecolo aura des élus, nous savons que ce sera le cas, mais si à côté de ces élus, il y aura un premier élu PTB. C’est l’enjeu des élections européennes en Belgique francophone.

LVSL – Le Parlement européen a désigné la Belgique comme un paradis fiscal. Pensez-vous que ce système favorise les Belges et sinon comment y remédier ? 

MB –Le système de paradis fiscal ne favorise absolument pas les belges. Si on parle des travailleurs belges, c’est plutôt un enfer fiscal. Il favorise seulement une petite caste des belges. Pour y remédier, je pense qu’il faut commencer par mettre fin aux niches fiscales en Belgique (la plus-value sur action qui n’est pas taxée ; les revenus définitivement taxés…).

On dit souvent qu’il faut des taux minimums au niveau européen. Mais venant des partis traditionnels (PS ou MR), qui ont transformé la Belgique en paradis fiscal, c’est particulièrement hypocrite. “Faisons au niveau européen ce que l’on ne va pas faire au niveau belge”. C’est ridicule. Le PTB est pour un taux d’imposition minimum effectif au niveau européen, mais on devrait pouvoir commencer en Belgique.

LVSL – Dans le débat, on parle d’une concurrence fiscale en Europe. Les pays modifient les critères fiscaux pour attirer les entreprises. Est-ce que la Belgique ne souffrirait pas d’un renforcement de ces normes fiscales ? 

MB –Y-a-t’il des preuves quelque part que cette politique d’attractivité fiscale ait créé de l’emploi ? Je vais prendre un exemple très concret, le bassin Liégeois. Arcelor Mittal, une multinationale de la sidérurgie qui fournissait nombre d’emplois, que ce soit dans le chaud ou dans le froid au niveau Liégeois, a reçu beaucoup de soutiens d’Etat en Wallonie. L’entreprise en a bénéficié un temps, puis un jour Arcelor est parti.

Faire des cadeaux aux multinationales ne les fait pas rester. Est-ce que les niches fiscales ont permis des investissements étrangers en Belgique qui aient créé de l’emploi ? C’est un discours théorique libéral pur, sans aucune preuve, qui tient autant la route que la théorie du ruissellement. C’est-à-dire pas du tout. Le PTB est pour une solution européenne car l’accès au marché européen pour les entreprises est fondamental. On ne va pas tout résoudre en Belgique, mais le fait que la Belgique soit pointée du doigt par le Parlement européen, on peut y changer quelque chose.

LVSL – Vous avez de bonnes chances d’être élu, mais vous serez peut être le seul représentant de votre parti dans l’hémicycle. Il va donc falloir vous trouver des alliés. De ce point de vue à la gauche de gauche on risque d’assister à un bouleversement des équilibres, si ce n’est à une partition entre des formations difficilement conciliables plus longtemps au sein du même groupe politique (on pense à Syriza et à la France insoumise au sein de la GUE-NGL). Comment vous situez-vous sur cet échiquier ? 

MB –Le PTB a adhéré comme membre associé à la gauche unitaire européenne et à la gauche verte nordique, il y a trois ans maintenant. On trouve qu’il faut désormais travailler avec les divergences entre les différentes gauches (radicale, authentique…). Il n’y a pas de secret. En France par exemple, le PCF et LFI ont des options politiques différentes. En soi, ce n’est pas grave. L’important c’est d’instaurer le dialogue sur quelques principes fermes, notamment la rupture avec la logique de la concurrence et de l’austérité, et de trouver alors, dans cet espace commun, des convergences et des dialogues. Nous, au PTB, on apprend beaucoup des camarades allemands, néerlandais, français… Je pense qu’on peut aussi apporter à ces autres groupes. On a des contacts avec des groupes très différents, par exemple avec des membres tant de Maintenant le Peuple que du Parti de la Gauche européenne, qu’avec d’autres partis qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre groupe. On a un principe clair par rapport à l’Union européenne. Il faut stimuler la construction d’un contre-pouvoir.

LVSL – Mais où doit figurer la ligne rouge ? Par exemple, le PTB peut-il vraiment travailler avec Syriza dans le même groupe ? 

MB – Nous débarquons à peine au niveau européen. Faut être humble. Je pense que la question va en premier lieu à Syriza. Que va faire Syriza demain ? Ils veulent quitter le groupe ou non ? Je vois qu’aujourd’hui Tsipras participe aux réunions du PS européen. Est-ce un choix stratégique de sa part ? On ne peut effectivement pas cautionner ce qu’a fait le gouvernement grec par rapport à l’austérité. On s’en démarque clairement. Je pense que si Syriza continue sur ce chemin, celui de l’alliance avec le PS européen – ce qui relève de leur choix -, cela peut être un problème. Après on n’a pas la vérité incarnée, mais je constate que chez Syriza il y a un mouvement en cours. Je suis curieux de voir ce qui va se passer après les élections. Le PTB défendra ses principes, tout en respectant les divergences. Et on verra bien qui restera ou non dans le groupe. Dans tous les cas, on espère avoir une cohérence radicale face à cette Europe du fric.

LVSL – Le PTB a annoncé ne pas prendre part à une potentielle majorité en Belgique à l’issue des élections fédérales si elle ne rompait pas avec les traités européens. Préférez vous laisser la direction du pays à la droite que gouverner dans ce cadre ? Certains pointent le cas du Portugal et de l’Espagne comme des pays ayant mené une politique de gauche tout en restant dans le cadre des traités…

MB – En Espagne on verra ce qui se passera après le 26 mai. Le gouvernement portugais de son côté paraît aujourd’hui en difficulté. Il ne faut pas tout mélanger. Evidemment on ne veut pas un gouvernement de droite en Belgique, c’est très clair.

LVSL – Donc il faut une majorité alternative ? 

MB –Oui, il faudrait une majorité alternative, mais qui ne mène pas de politique de droite. On ne veut pas une majorité de droite. Mais on ne veut pas non plus d’une majorité qui se prétend de gauche, comme le PS par exemple, mais qui en même temps applique une politique de droite. Aujourd’hui pour mener une politique de gauche, on se trouve directement en rupture avec les traités. Il n’y a pas de troisième option.

LVSL – D’autres partis, comme le PC portugais, ont décidé de soutenir un gouvernement socialiste dans leur pays qui n’est pas en rupture avec les traités pour éviter un retour de la droite. Qu’en pense le PTB ? 

MB –La question portugaise est particulière, car ils l’ont fait pour annuler une partie des mesures de la troïka d’austérité très violente, pour retourner ça sur d’autres mesures. Le PCP a clairement dit aussi dès le début qu’il fallait une rupture avec les traités.

Quand on regarde le Portugal aujourd’hui, on parle de politique progressiste. Mais l’investissement public est au plus bas ! Ils sont en dessous de 2%. Pourquoi ? Car si on respecte la logique des traités, l’argent qui est mis quelque part on ne peut pas le mettre ailleurs. Or, ne pas investir c’est construire une dette pour l’avenir. Les routes qu’on ne répare pas aujourd’hui, il faudra le faire demain et ce sera plus cher. Le PTB insiste là-dessus. Il faut imposer un rapport de force qui rompt avec la logique des traités.

Quand, en 2008 et 2010, on a dû sauver les banques, le rapport de force était là pour mettre de côté les traités. Il faut sauver les banques ? Alors il y a urgence bancaire. Le discours du PTB aujourd’hui est le même : il y a urgence sociale (700 000 personnes dorment dehors chaque nuit en Europe, ce qui représente la ville de Namur, de Liège, de Charleroi et de Mons ensemble en termes de population) et une urgence climatique. Peut-on imposer le rapport de force sur ces traités qui rendent impossible une politique de gauche véritable ?

 

 

« Dans les cafés, l’humour est une forme de résistance contre les puissants » – Entretien avec Raoul Hedebouw

Photo: www.solidaire.org – Antonio Gomez Garcia

Raoul Hedebouw est porte-parole du Parti du Travail de Belgique, conseiller communal au sein de la ville de Liège et député fédéral du parlement de Belgique. A l’approche des élections municipales et des élections européennes, il revient sur la stratégie du Parti du Travail de Belgique.


LVSL – Quels sont vos objectifs pour les prochaines élections communales en Belgique ?

Raoul Hedebouw – Notre objectif est de matérialiser, dans la réalité concrète, une sympathie exprimée à travers les sondages. Pour nous, il s’agit de structurer notre mouvement à travers des sections locales. Lorsque nous déposons nos listes, nous avons à l’esprit la nécessité de construire des conseils communaux qui partent des aspirations de la rue, les portent au conseil communal et reviennent dans le quartier pour se confronter à l’opinion de nos concitoyens. A ce titre, le but est de s’implanter dans des villes où nous n’étions pas présents auparavant tels que Verviers, Namur, Bruxelles ou Tournai.

« Il nous faut élargir notre audience hors de nos bastions ouvriers pour quadriller tout le territoire. Namur, par exemple, est une commune avec une sociologie bien différente de nos bastions ouvriers : la ville est peuplée d’employés et de professions intellectuelles. C’est un public qu’il nous faut encore conquérir. »

Il faut s’imaginer que nous sommes passés d’un effectif de 3000 militants à 14 000 militants en quelques années. Il faut donc structurer des groupes en formant des cadres. Par conséquent, au moment de déposer les listes, nous nous sommes concentrés sur les communes moyennes et grandes au sein desquelles nous n’étions pas présents : Gand, Tournai et Bruxelles en particulier. Il nous faut élargir notre audience hors de nos bastions ouvriers (Liège, Anvers et Charleroi) pour quadriller tout le territoire. Namur, par exemple, est une commune avec une sociologie bien différente de nos bastions ouvriers : la ville est peuplée d’employés et de professions intellectuelles. C’est un public qu’il nous faut encore conquérir.

Par ailleurs, j’attire votre attention sur le fait que nous sommes le seul parti national de Belgique. Nous devons nous confronter à des réalités locales parfois différentes. Structurellement, le sud du pays est plus combatif sur le plan syndical, tandis que le nord est plus acquis aux idées conservatrices. A cet égard, Anvers constitue un objectif important car il permettrait d’avoir des élus en Flandres. Pour l’instant, nos deux députés viennent de Wallonie.

Les élections communales s’organisent en fonction d’un suffrage proportionnel à un tour. Par conséquent, la formation de coalitions est rendue nécessaire pour gouverner des villes. Évidemment, il ne saurait être question de former des coalitions avec la droite. Nous dénonçons leur vision des communes : le « city-markéting ». Leur objectif est d’attirer beaucoup de promoteurs immobiliers et de les encourager à investir énormément, ce qui rend les centres-villes difficiles d’accès pour les catégories populaires. Dans la ville de Liège par exemple, le bourgmestre souhaite construire 1250 logements dont 90% seront à destination des publics fortunés, quand les 10% restants seront construits pour les classes moyennes. Nous nous réclamons du « droit à la ville » conceptualisé par Henri Lefebvre. Or, ce que je ne peux que constater, c’est que le parti socialiste ou l’écologie politique ne sont pas du tout en rupture avec cette conception de la ville.

Sur le principe, le PTB n’exclut pas de former des coalitions mais cela ne peut se faire que sur une base programmatique commune.

LVSL – Le succès du PTB tient notamment à la dénonciation féroce que vous faites de la corruption du système politique belge. Ne craignez-vous pas qu’une telle rhétorique dénonciatrice soit un frein à la crédibilisation de votre parti, à long terme ?

Raoul Hedebouw – Il faut rappeler que le succès du PTB tient d’abord aux conséquences de la crise capitaliste. C’est le flan marxiste, alternatif et anticapitaliste de notre succès. Il est notamment le résultat de fermetures d’entreprises et de plan de licenciements tels que ceux que l’on a pu observer à Caterpillar ou à Carrefour. Ce succès intervient donc d’abord dans une logique de latéralisation de la gauche contre la droite.

« Les mécanismes de financement des partis politiques permettent cette soumission de la superstructure politique à l’infrastructure économique. »

Il est vrai qu’à partir du scandale Publifin, une partie importante de notre discours a tourné autour de la dénonciation de la corruption du système politique. Cependant, j’insiste sur le fait que ce ne sont pas des dérives isolées. Il y a une véritable collusion entre le capitalisme et le monde politique. Les mécanismes de financement des partis politiques permettent cette soumission de la superstructure politique à l’infrastructure économique. Nous restons marxistes. Si l’on paie les députés 6000 euros par mois, c’est pour des raisons précises. Cela permet d’éviter que les députés évoluent avec les mêmes conditions de vie que les gens qu’ils représentent.

Notre socialisme 2.0 s’appuie sur l’idée qu’il faut vivre de la même manière que le reste de la population. Être député, c’est un honneur. Ceux qui se plaignent de gagner moins en tant que députés que dans le privé sont libres d’abandonner leurs mandats. S’il y avait 30% d’ouvriers au Parlement, ce qui correspond à la réalité sociologique du pays, je pense que les députés voteraient avec moins de facilité la suppression des retraites anticipées. Quand on vit avec 1400 euros par mois, on ne rigole pas. Notre critique de la corruption a une cohérence. Ce n’est pas une simple dénonciation des élites corrompues.

LVSL – Votre statut de porte-parole a permis à la Belgique de découvrir votre personnage gouailleur. Quelle place accordez-vous à l’humour en politique ? Ne courrez-vous pas le risque d’apparaître comme le « bouffon de l’extrême-gauche » ?

Raoul Hedebouw – Au contraire ! Savoir rigoler, c’est un signe que vous faite partie du peuple. Dans les cafés, l’humour est une forme de résistance contre les puissants. C’est quelque chose de très puissant. Petit, j’écoutais avec un énorme plaisir les histoires de Coluche avant de m’endormir. Je sais que, quand il porte sur le physique, ou sur la couleur de peau, l’humour peut être violent et facteur de division. Ceci dit, il peut aussi être facteur d’union des dominés qui se rient des puissants.

Cela n’empêche pas un travail de fond. Notre bureau d’études accomplit un travail extraordinaire. Cela fait partie de l’ADN du PTB. Que l’on soit d’accord ou pas avec lui, chacun reconnait que les livres de Peter Mertens sont fouillés. Ils apportent une contribution théorique à notre réflexion sur l’Europe ou la concurrence par exemple.

LVSL – La gauche a parfois du mal à accepter un leadership fort à la tête d’un parti. Quel rapport le PTB entretient-t-il avec le rôle du leader en politique ? On vous pose cette question car il est évident que le PTB n’aurait pas eu une telle audience sans votre irruption sur la scène politique, même si vous précisez bien que vous n’êtes que porte-parole…

Raoul Hedebouw – Sans le PTB, et sans la lutte de classes, je n’existe pas. Sans parti ni mouvement social, il n’y a pas de dirigeant. C’est une dialectique. Le leader doit toujours ramener le collectif sur le devant de la scène. Sans les militants, je ne passe pas à la télévision. Or, c’est la télévision qui donne ce pouvoir au leader, par ailleurs problématique d’un point de vue démocratique.

« Une idée ne devient matérielle que quand elle entre dans le crâne de quelqu’un. Si personne ne lit notre tract, les mots écrits n’ont aucune espèce d’existence du point de vue du fait social réel. En 2008, ce qui a changé, c’est que nous nous sommes mis à réfléchir à la façon dont le message que l’on envoie allait pouvoir être reçu. »

Pourtant, je ne suis rien d’autre qu’un membre du bureau politique et j’ai des comptes à rendre aux militants et à la classe ouvrière. Quoi qu’il arrive, le collectif doit toujours garder la main sur la stratégie. J’accorde un rôle important au parti comme intermédiaire entre les militants et les leaders. Je n’occulte pas pour autant l’importance prise par les individus dans la mécanique de l’histoire. Reste que si rôle d’un individu dans l’histoire peut être déterminant, il ne se suffit pas à lui-même. Il repose sur les masses humaines qui font l’histoire.

LVSL – Depuis 2008, on observe une professionnalisation de la communication du PTB. Comment avez-vous opéré ce tournant stratégique ?

Raoul Hedebouw – On fait très peu appel à des professionnels extérieurs au PTB. Nous pouvons nous appuyer sur des militants très qualifiés qui, au sein du PTB, sont des experts dans le domaine de la communication. Cela permet de garder une cohérence entre les techniques de communication et le fond du message.

La gauche que nous incarnons a perdu quelque chose en chemin. Par le passé, elle était avant-gardiste sur le plan de la communication. Il suffit de penser aux peintures de Picasso utilisées pendant la guerre d’Espagne ! Or, un certain romantisme à l’égard de l’artisanat nous a fait ignorer les nouvelles technologies. C’est absurde ! Les technologies ne sont pas capitalistes en tant que telles. Cela dépend de l’usage que l’on en fait. Il faut refuser que notre gauche utilise une communication ringarde.

Marx a écrit qu’une idée ne devient matérielle que quand elle entre dans le crâne de quelqu’un. Si personne ne lit notre tract, les mots écrits n’ont aucune espèce d’existence du point de vue du fait social réel. En 2008, ce qui a changé, c’est que nous nous sommes mis à réfléchir à la façon dont le message que l’on envoie allait pouvoir être reçu.

LVSL – Le PTB se réclame encore du marxisme, ce qui peut paraître comme une anomalie en Europe car même les partis communistes ont presque tous abandonné cette référence explicite. Un débat important anime actuellement la sphère politique alternative au néolibéralisme sur la question du populisme. Quelles sont vos divergences avec ce courant théorique ?

Raoul Hedebouw – Avant de vous répondre, et je crois que c’est très important, je tiens à souligner mes convergences avec la France Insoumise et Chantal Mouffe : le rejet des partis traditionnels, la nécessité de sortir de sa zone de confort pour convaincre, et la critique radicale du système économique et politique.

Cela dit, la question qui oriente notre débat avec Chantal Mouffe, c’est la pertinence de l’analyse marxiste pour agréger des masses humaines. Je la trouve toujours pertinente. J’ajoute que le marxisme a pensé la notion de peuple. Marx ne réduit pas la lutte révolutionnaire à la seule classe ouvrière. Il a beaucoup écrit sur le rôle des paysans dans le processus révolutionnaire. Il a beaucoup écrit sur le rôle de la bourgeoisie nationale pour agréger des masses populaires autour d’un projet national, contribuant ainsi à la marche de la révolution capitaliste, étape nécessaire à toute révolution socialiste.

« Croire que l’antagonisme de classe ne détermine plus le positionnement politique de chacun est une erreur. »

Je crois toujours à l’existence de classes antagonistes dans une société. Je reste convaincu que l’infrastructure, c’est-à-dire l’environnement de travail d’un être humain, influence, en partie, son mode de pensée. J’attire votre attention sur un point : Marx n’a jamais été complètement déterministe. Il sait qu’une frange de la classe ouvrière peut succomber à la réaction et au fascisme.

Reste que croire que l’antagonisme de classe ne détermine plus le positionnement politique de chacun est une erreur. Où retrouve-t-on le sens du combat collectif ? Au sein des grands secteurs industriels. Dans une PME, il est plus difficile de combattre. C’est la raison pour laquelle le PTB investit davantage dans des sections d’entreprises car c’est là que le combat est le plus dur, et ce, pour une raison simple : les droits de l’homme s’arrêtent à l’entrée de l’entreprise. C’est pourquoi nous avons développé une réflexion globale pour assurer un équilibre entre les sections d’entreprise et les sections communales ainsi qu’un équilibre entre les différentes parties du territoire belge.

LVSL – Chantal Mouffe vient de sortir un ouvrage intitulé Pour un Populisme de gauche. Si on en croit les contours qu’elle trace pour définir ce concept, le PTB entrerait dans la catégorie des populismes de gauche. Au fond, ce qui vous distingue n’est-ce pas la croyance théorique que le concept de la « classe en soi » implique nécessairement un passage à la « classe pour soi » et donc que le sujet privilégié de la révolution soit nécessairement un sujet de classe ? Cette idée est contraire à l’autonomie de la politique…

Raoul Hedebouw – Ce qu’il y a de commun à tous les ouvriers, c’est qu’ils n’ont rien à dire sur ce qu’ils produisent. La conscience de classe, c’est autre chose. C’est effectivement à ce moment précis que la politique joue un rôle important. Le fait nommé crée la conscience. Lénine écrivait que le spontanéisme peut, au mieux, nous faire atteindre le trade-unionisme, mais certainement pas la révolution !

Il est évident que la lutte politique fluctue avec les flux et les reflux de la lutte de classes. C’est une affaire entendue. Cependant, l’enjeu de la lutte politique, c’est la conscience. Or, celle-ci n’est pas innée. Elle est fortement liée à la pensée théorique qui, elle-même, ne vient pas spontanément. Ce sont les intellectuels qui l’apportent. Or, ces intellectuels, à l’époque, ne sortaient pas, pour la plupart, de la classe ouvrière. C’est le parti qui permet d’organiser la synergie entre les intellectuels et les ouvriers. Je vois ici une dialectique intéressante.

Nous ne sommes pas dans une période où la conscience de classe est extrêmement développée. Ce que je considère, c’est qu’il faut prendre cela comme un défi plutôt que d’abandonner le référent de classe. Je ne crois pas qu’il faille se résigner à une disparition de la conscience de classe causée par 30 ans d’hégémonie néolibérale. Il faut donc travailler au développement de cette conscience ! Lorsque je critique la chasse aux chômeurs menée par les forces néolibérales, je le fais non seulement parce que cela aura des conséquences sociales désastreuses, mais également car lorsque l’on pointe du doigt un travailleur sans emploi, on lui retire la possibilité d’avoir une conscience de classe.

LVSL – Dans un contexte où les évolutions de l’infrastructure économique sont marquée par le fractionnement des processus de production et par l’individualisation des conditions de travail, ne pensez-vous pas que la mobilisation du référent national, en l’investissant d’un contenu progressiste, permettrait d’accroître la conscience populaire ?

Raoul Hedebouw – Les évolutions de l’infrastructure ont évidemment des effets sur la conscience de classe. Cela dit, de ce point de vue-là, je me permets de vous faire remarquer un certain nombre d’éléments positifs. Il n’y a jamais eu autant d’ouvriers qu’aujourd’hui ! L’urbanisation conduit au fait que la population urbaine dépasse la population rurale. Or, l’urbanisation et l’inclusion d’une masse de plus en plus importante de gens dans le salariat, sont les conditions mêmes qui permettent au capitalisme de continuer sa révolution et au socialisme d’être l’étape suivante des sociétés humaines.

« Au fond, des multinationales comme Walmart réunissent des millions de travailleurs dans le monde en les exploitant de la même manière, ce qui leur donne une identité commune. Les conditions sont donc réunies pour travailler au développement de la conscience de classe. C’est à nous de faire le travail. »

Le capitalisme a englobé, au sein de la sphère marchande, une diversité phénoménale de d’activités. On peut penser à la cuisine pour laquelle des masses de gens usent des plats préparés ou à la coiffure, activité traditionnellement artisanale qui a été uniformisée à l’échelle du monde par l’entreprise Dachkin. Où que vous vous trouviez dans le monde, vous retrouverez les mêmes coupes et les mêmes techniques de coiffure. Sur le plan de l’agriculture aussi, on voit bien que la petite paysannerie est en train d’être avalée par l’agro-business. Vous voyez bien que des tas d’obstacles à la révolution socialiste s’effacent.

Un autre élément central de la révolution capitaliste a connu une phase d’expansion extraordinaire : le développement inégal du capitalisme. Marx en parlait déjà à son époque.

Au fond, des multinationales comme Walmart réunissent des millions de travailleurs dans le monde en les exploitant de la même manière, ce qui leur donne une identité commune.  Les conditions sont donc réunies pour travailler au développement de la conscience de classe. C’est à nous de faire le travail. Il ne faut pas prendre nos faiblesses politiques pour des évolutions défavorables de l’infrastructure économique.

J’ajoute que les éléments dont vous avez parlé dans votre question peuvent également nous être favorables. Pensons à ces masses immenses d’intérimaires qui peuplent le marché du travail. Leur condition de tâcherons nous permet de dépasser le vieux problème du corporatisme qui a pu frapper, dans le passé, la classe ouvrière.

Pour répondre à votre seconde question portant sur la question nationale, je commence par vous faire remarquer que Marx n’a jamais ignoré le fait national. Il développera d’ailleurs une vision progressiste du fait national puisque l’agrégation des activités humaines autour d’une bourgeoisie nationale permet de faire évoluer la production et de se débarrasser du féodalisme.

J’ajoute que, dans la plupart des pays du Tiers-Monde, le fait national a une identité éminemment progressiste. Je soutiendrai toujours des peuples qui se battent pour leur indépendance nationale que ce soit sur le plan économique ou sur le plan politique. Si vous m’interrogez sur le point de savoir s’il est possible d’envisager un patriotisme progressiste au sein de nations impérialistes, je serais plus mitigé. C’est généralement une forme d’unité nationale qui se construit contre d’autres nations.

LVSL – À partir du moment où la question identitaire devient aussi importante dans l’agenda politique, n’avez-vous pas intérêt, pour contrer cette vague, à investir l’identité nationale d’un contenu progressiste ?

Raoul Hedebouw – Sur la question nationale, la Belgique est un cas particulier. Nous sommes le seul parti national de Belgique pour une raison simple : nous récusons le sous-régionalisme des régions riches qui s’exercent contre les régions pauvres.

Une fois cette affirmation faite, vient l’instant de considérer la question du rapport de notre nation avec les autres nations. De ce point de vue-là, je crois que l’échelon national n’est plus forcément le bon. En tout cas, le marché européen qui s’est construit ces dernières années nous permet d’envisager la naissance d’une classe ouvrière européenne. Naturellement, pour cela, la langue reste un défi qu’il faut résoudre de manière progressiste pour parvenir à l’unité de la classe ouvrière. C’est la raison pour laquelle nous nous battons aussi fortement contre les sous-régionalismes : ils empêchent ce mouvement d’unité de la classe ouvrière européenne.

Vous m’interrogez sur le point de savoir si face aux destructions d’acquis sociaux qui sont, pour la plupart, le résultat de l’action de l’Union européenne, il faudrait construire un patriotisme progressisme. Je suis assez sceptique. Naturellement, le référent national n’est pas réactionnaire en soit. Je dis simplement que notre rôle est de créer de la conscience de classe et non de remplacer la conscience de classe par une conscience patriotique.

« Les puissances auxquelles nous faisons face sont très fortes, Les classes dirigeantes européenne sont très imbriquées. Il nous faut donc envisager une alternative au niveau sous-continental. A cet égard, la grève des travailleurs de Ryan Air sème les germes de ce mouvement social européen. »

Si l’on y regarde de très près, aucun pays européen n’est opprimé par un autre. Les peuples européens sont opprimés par une conspiration des multinationales. On pourrait me dire que les pays du sud sont victimes de l’oppression des pays du Nord. Je réponds que les élites nationales de ces pays-là permettent cette course à l’austérité.

LVSL – Les élections européennes approchent à grand pas. Dans ce contexte, quelle sera votre ligne stratégique ? Envisagez-vous des alliances ?

Raoul Hedebouw – Nos propres faiblesses politiques ne doivent pas nous conduire à considérer que l’échelle européenne n’est pas la bonne pour mener la lutte de classes. Je ne crois pas que le retour à l’État-nation résoudra cette faiblesse politique. Eu égard aux adversaires qui sont les nôtres, je crois que nous ne pouvons pas nous permettre de les affronter divisés. Mais la question se pose de savoir ce qu’il faut faire après une prise du pouvoir.

« Si nous gouvernons, nous romprons avec l’Union européenne mais ce sera à nos adversaires d’appuyer sur le bouton. Nous appliquerons notre politique quoi qu’il advienne. »

Je ne justifie nullement ce qu’a fait Syriza. Néanmoins, je me permets de signaler que leurs ambitions, aussi réduites soient elles, ont suscité l’ire de la tour de contrôle européenne. Ils ne parlaient pas de nationaliser les grandes entreprises. Ils envisageaient seulement de rééchelonner leur dette souveraine. Cette demande a eu pour conséquence le blocage de l’économie, la fermeture du robinet à liquidités par la BCE et des rumeurs de coup d’État.

Par conséquent, les puissances auxquelles nous faisons face sont très fortes, Les classes dirigeantes européennes sont très imbriquées. Il nous faut donc envisager une alternative au niveau sous-continental. A cet égard, la grève des travailleurs de Ryan Air sème les germes de ce mouvement social européen.

Sur l’Union européenne elle-même, je ne crois pas qu’elle soit réformable. Je pense qu’il faut s’en débarrasser. Pourquoi est-ce que je refuse une rupture unilatérale nationale ? Parce que je pense que si on conduit cette rupture à plusieurs pays, on n’a plus de chance de gagner le combat. J’ajoute que le mot d’ordre de la rupture nationale unilatérale estompe le clivage entre les travailleurs et les multinationales. Si nous gouvernons, nous romprons avec l’Union européenne mais ce sera à nos adversaires d’appuyer sur le bouton. Nous appliquerons notre politique quoi qu’il advienne.

Enfin, sur la question des alliances, notre objectif est de multiplier les points de contact. C’est la raison pour laquelle j’ai eu un regard très positif sur la réunion des amphis d’été de la France Insoumise à Marseille à laquelle j’ai participé. On veut apprendre de chacun. Pour l’instant, nous n’avons encore pris d’engagement avec aucune coalition européenne. Notre souhait est véritablement de parler avec tous ceux qui refusent l’austérité et de permettre le dialogue entre toutes ces forces.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL.

Crédits photos : Antonio Gomez Garcia

Le PTB fait trembler la politique belge – Entretien avec David Pestieau

David Pestieau au siège bruxellois du PTB

Depuis quelques mois déjà, la scène politique belge semble en ébullition face à l’émergence du Parti du Travail de Belgique. Annoncé entre 15 et 19% par les sondages en Wallonie, le PTB serait en passe de dépasser le Parti socialiste longtemps hégémonique dans la région. Dans un système politique complexe de coalition et à l’approche des élections communales et fédérales en 2018 et 2019, le PTB inquiète les partis traditionnels en bouleversant de vieux équilibres. Nous avons pu nous entretenir avec David Pestieau, vice-président du parti, à son siège central à Bruxelles.


LVSL – Le PTB a émergé plutôt récemment comme force politique majeure en Belgique. Cependant, cette émergence repose sur un travail de longue haleine véritablement amorcé en 2008, où le PTB adopte une forme de rupture stratégique. Vous ne parlez alors plus directement de classe ouvrière mais des « gens », avec le slogan « Les gens d’abord, pas le profit ». Il est souvent reproché aux partis populistes en Europe d’abandonner l’analyse de classe pour construire ce que l’on appelle de « nouvelles latéralités ». Comment envisagez-vous l’articulation entre la reconfiguration de votre discours et le maintien d’un schème intellectuel de lutte des classes ? 

David Pestieau – Nous n’avons en effet pas abandonné l’analyse de classes : lorsque vous lisez les documents de notre Congrès du Renouveau en 2008 et du Congrès de la Solidarité en 2015, la classe des travailleurs est au centre de la réflexion. La classe des travailleurs est pour nous la classe de tous les gens qui vendent leur force de travail pour pouvoir vivre : en Belgique, il y a 4 millions de personnes salariées. Bien sûr la situation n’est pas la même qu’il y a 50 ans. Cependant, d’une certaine manière, qui peut-être surprenante pour certains, la classe des travailleurs est même plus grande qu’avant, plus diversifiée et éparpillée. Nous ne sommes plus uniquement face aux grandes entreprises d’autrefois. Aujourd’hui ce sont de grandes chaînes de production avec des sous-traitants et des sous-traitants de sous-traitants, donc plus d’interdépendance entre les entreprises et un plus gros éclatement des collectifs de travail. Fondamentalement, la contradiction entre capital et travail est toujours là, mais moins visible, moins concentrée. De ce point de vue-là, nous nous définissons comme un parti marxiste et dans une analyse de classe. La question et le travail de la gauche radicale sont de savoir comment donner à nouveau une conscience de classe aux travailleurs, qui sont éparpillés et précarisés. C’est un grand travail.

Nous ne sommes pas d’accord avec l’idée que les classes disparaîtraient dans un ensemble nommé « le peuple ». En revanche, nous sommes d’accord avec le fait que la classe des travailleurs n’est pas consciente qu’elle est une classe ou qu’elle est capable de changer la société.  Il s’agit donc de reconquérir, de faire un travail de conscientisation, de mobilisation, d’organisation de cette classe de travailleurs. Il faut alors venir avec des mots qui ramènent à cette contradiction. Lorsque nous avons choisi le slogan « Les gens d’abord, pas le profit », nous avons mis au centre les “gens”, mais nous avons surtout mis en avant la contradiction avec le profit.

“Nous ne sommes pas d’accord avec l’idée que les classes disparaîtraient dans un ensemble nommé « le peuple ». En revanche, nous sommes d’accord avec le fait que la classe des travailleurs n’est pas consciente qu’elle est une classe ou qu’elle est capable de changer la société.  Il s’agit donc de reconquérir, de faire un travail de conscientisation, de cette classe de travailleurs.”

Notre travail depuis quelques années est d’une part d’allier une communication qui permette d’accrocher tout le monde, donc ne pas être dans un langage d’initiés, d’être compréhensibles, et d’autre part de ne pas se limiter à l’accroche : nous voulons amener les gens à réfléchir, à aller plus loin. Nous sommes dans la démarche d’un parti marxiste moderne, qui essaye de voir comment aujourd’hui, au 21ème siècle, dans une période où les forces de gauche sont sur la défensive, il est possible de reprendre le combat pour conquérir à nouveau l’hégémonie culturelle sur un certain nombre de concepts, de mots, de consciences.

LVSL – Comment parvenez-vous à gérer la contradiction entre la remise au goût du jour de concepts marxistes qui ont pu être délaissés et de l’affirmation d’une modernité politique ?

Je ne sais pas si cette méthode est spécifique, mais il s’agit tout du moins d’une méthode développée à partir de notre propre pratique. Nous avons constaté que nous n’étions pas assez audibles, et ce malgré le fait que nous présentions une analyse sérieuse et profonde de la crise du système capitaliste. Nous avons initié une réflexion sur ce sujet en 2008. Nous avons notamment étudié la façon de mener des actions sociales capables d’impliquer des milliers de gens, et sur la manière avec laquelle porter notre message. Auparavant, nous apportions un ensemble d’idées, de concepts, que nous déversions sur les gens, au lieu de chercher à présenter ces idées au rythme auquel elles peuvent être digérées.

Nous avons un message, nous avons un fond, nous avons une analyse globale ; et à chaque étape, à chaque période, nous essayons de voir ce que nous pouvons mettre à l’agenda politique, quels sont les thèmes qui vont faire avancer le débat dans un contexte particulier. Prenons par exemple la question de la fiscalité des entreprises, et le fait que les multinationales payent peu d’impôts. Nous cherchons à rendre le thème concret au lieu de le généraliser ou de faire de grands concepts. Nous avons dénoncé lors d’une fermeture d’usine à Liège d’Arcelor-Mittal le fait que cette firme n’avait payé que 476 euros d’impôts l’année précédente. Il y a alors une confrontation entre l’injustice des licenciements de masse et le fait que les grandes multinationales payent moins d’impôts que les travailleurs de cette multinationale qui sont licenciés. L’idée n’est pas de faire un cours d’économie marxiste au tableau en troisième doctorat d’économie, mais de déclencher une réflexion chez des dizaines de milliers de travailleurs : « Tiens, il y a quand même un problème dans cette société entre la faiblesse de la fiscalité des grandes entreprises et la manière dont nous payons nos impôts. ».

” Notre idée du militantisme est que si l’on ne vit pas comme on pense, on finit par penser comme on vit. Si vous êtes dans une situation où vous gagnez 6000 ou 10 000 euros par mois, ce qui est le salaire d’un député ou d’un ministre, vous perdez votre lien avec la réalité. 

Nous prenons également beaucoup de temps pour consulter les gens, pour savoir ce qui les préoccupent. Si vous parlez de choses sur lesquelles ils n’accrochent pas, vous pourrez parler autant que vous le voulez, cela ne marchera pas. Il faut partir des choses qui les préoccupent, puis élargir votre propos.

LVSL : Vous avez mis en place un système de reversement des indemnités des élus du PTB, qui sont payés au niveau du salaire moyen belge. La moralisation et le renouveau politique sont souvent utilisés, notamment en France, pour faire passer la couleuvre du néolibéralisme. Quel statut a pour vous ce système ? Est-ce un ressort de stratégie politique ?

David Pestieau – Il s’agit avant tout de notre vision de la société et de notre idéologie. Notre idée du militantisme est que si l’on ne vit pas comme on pense, on finit par penser comme on vit. Si vous êtes dans une situation où vous gagnez 6000 ou 10 000 euros par mois, ce qui est le salaire d’un député ou d’un ministre, vous perdez votre lien avec la réalité. Vous devez demander à votre chauffeur quel est le prix du pain avant d’entrer en studio. Et si vous l’avez oublié, vous faites une gaffe ; comme Copé avec ses pains au chocolat. Cette rupture entre l’establishment politique et la population est très grande.

Pour avoir la prétention de représenter les travailleurs, les gens, il faut continuer de vivre comme tout le monde. Il faut vivre dans les quartiers populaires, avoir les mêmes salaires, et pouvoir ressentir les mêmes choses. Lorsque l’on a débattu de l’augmentation de la TVA de 6 à 21 % sur l’énergie, nous étions les seuls représentants politiques qui pouvaient voir que cela faisait une différence à la fin du mois. Une augmentation de 6 à 21%, pour quelqu’un qui touche 6000 euros par mois, ça ne se ressent pas dans son quotidien, c’est une abstraction, c’est quelque chose qu’il ne peut pas comprendre.

Tous nos responsables vivent avec un salaire moyen de travailleur, ce qui permet aussi au parti d’avoir une certaine indépendance financière puisque le surplus est reversé aux caisses du parti. Nous ne voulons pas être entièrement dépendants des dotations publiques que nous recevons depuis maintenant 3 ans. Pour ma part, je ne suis pas un élu mais un cadre du PTB. Le même principe s’applique  : je touche un salaire moyen de travailleur et je vis dans un quartier populaire.

LVSL : Votre figure de proue, Raoul Hedebouw (avec qui nous avions réalisé un entretien en décembre 2016) n’est pas le président du parti mais « seulement » l’un de ses porte-paroles. Qu’est-ce que cela révèle de votre analyse de la problématique du césarisme en politique ?

David Pestieau – Un choix a effectivement été fait. Du fait de notre tradition très collective, nous avons été confrontés à un problème : l’espace médiatique, politique, est occupé par des personnalités, par des gens qui sont mis en avant. Nous tentions de mettre régulièrement en avant le collectif du PTB. Nous savons maintenant que cela ne fonctionne pas si l’on ne mise pas sur des figures que l’on va populariser. En 2005, nous avons décidé de populariser deux personnes : le président du parti Peter Mertens principalement du côté néerlandophone, et le porte-parole national du parti Raoul Hedebouw principalement côté francophone. C’est ça qui explique qu’on a décidé de « jouer le jeu » et de concentrer la communication, en tout cas au début, vers ces personnes. Mais toujours avec l’idée que ces personnes représentent la parole d’un collectif. Donc les grandes orientations qui passent dans les médias par la voix de nos porte-paroles sont des discussions collectives. Ils ne décident pas de notre projet parce qu’un jour ils se sont rasés le matin, ce n’est pas comme ça que ça se passe et donc on est absolument en désaccord avec un quelconque césarisme ou l’idée de l’homme providentiel. D’ autant plus que c’est quelque chose d’étranger à ce que nous défendons comme vision politique, comme marxistes nous sommes des gens qui croient au collectif.

LVSL : Nous souhaitions revenir sur la façon dont vous vous impliquez dans les luttes sociales, sur le terrain, sur la construction d’initiatives  alternatives, nous pensons à la Manifiesta, à vos nombreuses organisations de jeunesse, aux nouvelles revues. Est-ce que tout ça s’inscrit sur une stratégie de construction d’une forme de contre-société ?

David Pestieau – D’un coté, il y a les luttes sociales. Ce premier aspect de la question des luttes sociales est bien évidemment l’ADN de notre parti, c’est-à-dire que nous pensons que si on veut des changements majeurs dans la société; il faut développer un rapport de forces important. Ce sont les gens, ce sont les masses qui font l’histoire, disait déjà Marx. C’est par des mouvements sociaux importants que l’on peut amener des changements profonds et des bouleversements dans l’histoire. Donc il est logique que nous investissions dans le travail social, que ce soit au niveau syndical, au niveau des associations, des quartiers etc…

On pense que les travailleurs, les jeunes, les différents acteurs du milieu populaire, doivent s’emparer de la chose publique, de la chose politique ; ils doivent être des acteurs de la politique et pas des consommateurs de la politique. C’est une vision très différente de la vision traditionnelle de la représentation qui se limite à des élections tous les 4, 5 ou 6 ans suivant les pays sans autre forme de participation démocratique; où on délègue son pouvoir à des représentants professionnels qui alors se l’accaparent et défendent en réalité souvent d’autres aspirations que celles du peuple ou de ceux qui l’ont élu.

“Pour nos 11 maisons médicales, c’est à peu près 25 000 patients qui sont soignés par des médecins qui sont pour une grande partie membres du PTB et qui ont décidé de servir la population et d’offrir un accès à la santé.”

Le deuxième élément c’est que l’on pense que le développement de cette lutte sociale se fait aussi en conjonction avec la lutte des idées. On investit dans Manifiesta qui est une fête qu’on a mise sur pied. On ne va pas se le cacher, celle-ci a d’autres inspirations comme les fêtes mises sur pied par d’autres partis communistes dans le monde comme la fête de l’Humanité en France ou la fête de l’Avante au Portugal et qui ont réussi à faire des fêtes populaires la conjonction entre culture populaire et débat politique. L’objectif est de créer peut-être pas une contre-société mais dans tous les cas une contre-hégémonie culturelle. De concentrer en un lieu différents aspects, que ce soit la lutte contre l’injustice sociale, mais aussi contre le racisme, pour la paix, pour le climat, pour les droits démocratiques, les différents thèmes sur lesquels nous essayons de travailler, on essaye de les apporter à travers cette fête qui est organisée conjointement par notre journal Solidaire et notre organisation Médecine pour le peuple.

LVSL : Médecine pour le peuple aussi c’est assez singulier justement, vous pouvez nous en parler ?

David Pestieau – Ce sont des maisons médicales qui sont nées de la constatation du fait qu’en Belgique, nous étions confrontés à une médecine libérale, une médecine de prestation, c’est-à-dire que les gens allaient chez leur médecin, payaient souvent pas mal d’argent et n’étaient pas toujours bien soignés parce plus ce genre de médecins voyaient de patients, plus ils recevaient de l’argent. On a essayé de lancer un autre modèle en pratique en ayant des médecins, qu’on a appelé les médecins du peuple. La première maison médicale a été lancée en 1971 par le PTB. Maintenant il y a 11 maisons médicales localisées à chaque fois dans des quartiers populaires. Ce sont des médecins qui ont décidé de faire une médecine sociale et une médecine gratuite. D’autres maisons médicales ont vu le jour aussi avec d’autres gens qui ne sont pas au PTB, qui ont aussi un certain nombre de principes similaires. Aujourd’hui, il y a un système qu’on appelle le système au forfait qui concerne maintenant 250 000 patients en Belgique, où les gens peuvent se soigner gratuitement en étant inscrits dans une maison médicale de quartier. Pour nos 11 maisons médicales, c’est à peu près 25 000 patients qui sont soignés par des médecins qui sont pour une grande partie membres du PTB et qui ont décidé de servir la population et d’offrir un accès à la santé.

LVSL : Pour revenir un peu à la politique plus générale en Belgique, vous jouissez en ce moment de bons sondages, au moins dans la partie francophone. Certains médias belges tentent de dessiner un scénario à la portugaise d’ici les prochaines élections en 2019. Raoul Hedebouw avait affirmé à la RTBF « nous ne serons pas au pouvoir avant 10 ou 15 ans ». Vous évacuez toujours la question d’une prise de pouvoir. Quelle vision vous avez vis-à-vis de ce scénario-là ?

David Pestieau – Je répondrais par une petite boutade de Mitterrand qui disait en substance « gouverner, ce n’est pas le pouvoir ». Il le disait pour justifier son incapacité à agir sur une série de décisions politiques. Je vais prendre cette citation par l’autre bout, parce que je pense qu’elle est correcte, je pense que le gouvernement ne reflète pas le pouvoir réel dans la société capitaliste aujourd’hui. Le pouvoir d’Etat est un ensemble où il y a le gouvernement, mais il y a aussi la masse extrêmement grande des lobbies des multinationales qui sont quasiment présents directement ou indirectement dans les cabinets ministériels. On le voit en France et je pense que c’est assez remarquable parce que là, on a plusieurs représentants directs du patronat qui sont ministres aujourd’hui et qui élaborent des lois quasiment directement. En Belgique on voit l’ingérence du pouvoir financier par Alexia Bertrand, la cheffe de cabinet du ministère des affaires étrangères qui est la fille d’une des plus grandes fortunes de Belgique ; on a des représentants de la filiale GDF-Suez en Belgique qui siègent dans le cabinet de la ministre de l’énergie. Donc il y a des liens très profonds entre les multinationales et le pouvoir politique.

“La gauche radicale en Europe a vécu cette expérience avec la Grèce. […] Ils avaient le gouvernement mais pas le pouvoir. Dès les premiers jours de ce gouvernement, toutes les décisions étaient connues du gouvernement d’Angela Merkel et de la Commission européenne, parce que les hauts-fonctionnaires grecs travaillaient pour l’establishment européen.”

L’autre aspect c’est qu’il y a un certain nombre de très hauts fonctionnaires qui représentent les intérêts de l’establishment traditionnel, et puis on a toute une série de services secrets, de hauts officiers de police, de l’armée qui défendent aussi les intérêts de l’establishment. Nous disons que le jeu électoral actuel nous amène dans des situations où nous pouvons être au gouvernement mais où nous ne pourrions pas exercer un réel pouvoir. C’est très important parce que ça détermine notre stratégie comme force de gauche. Si vous voulez changer profondément la société, si vous voulez même ne fut-ce qu’une autre répartition des richesses, et que vous n’avez pas une compréhension de cette réalité, vous allez vous tromper de stratégie.

La gauche radicale en Europe a vécu cette expérience avec la Grèce. Nous avons eu un gouvernement, qui a été élu avec quasiment une majorité absolue en sièges, Syriza, avec un programme anti-austérité relativement radical, mais qu’il n’a pas pu mettre en place. On peut discuter du programme, mais on ne peut pas dire qu’il ne rentrait pas en confrontation avec les dogmes néo-libéraux. Le résultat pratique est qu’ils avaient le gouvernement mais pas le pouvoir. On a vu, et ça a été notamment l’expérience qui a été relatée dans le livre de Yanis Varoufakis, que dès les premiers jours de ce gouvernement, toutes les décisions étaient connues du gouvernement d’Angela Merkel et de la Commission européenne, parce que les hauts-fonctionnaires grecs travaillaient pour l’establishment européen; on a vu que l’establishment grec et européen ont fait pression sur le gouvernement d’Alexis Tsipras par un étranglement économique en particulier juste avant le référendum anti-austérité de juillet 2015, donc on a coupé l’oxygène financier à la Grèce ; on a vu des pressions plus ou moins directes à travers l’appareil policier et militaire grec…

La stratégie appliquée en Grèce était de gouverner sans réellement toucher au pouvoir réel. Cela les a amenés à être finalement contraints à un moment donné, soit à quitter l’UE soit à accepter les diktats d’Angela Merkel et plier, ce qu’ils ont fait. Et ils ont dû appliquer le programme qui est le contraire du programme sur lequel ils ont été élus, c’est-à-dire le programme de l’Union Européenne. C’est pas une histoire d’il y a un siècle mais une histoire de maintenant, de 2015…

On ne peut que constater que si nous voulons avoir une stratégie qui aborde les questions de notre temps, c’est-à-dire la crise majeure du capitalisme, une crise politique, une crise climatique, une crise démocratique, une crise des relations internationales ; il va falloir remettre en cause le pouvoir dans son ensemble. Et nous disons simplement que si nous voulons être capables d’ébranler un tant soit peu ce pouvoir, il faut qu’il y ait un contre-pouvoir suffisamment fort. Et ce contre-pouvoir, ce n’est pas simplement avoir un bon résultat aux élections, c’est aussi avoir un mouvement dans la société et une organisation, une capacité à influencer une certaine hégémonie idéologique afin d’avoir des positions suffisamment fortes, en amenant à descendre dans la rue s’il y a un chantage économique, pouvoir avoir des médias alternatifs qui peuvent faire entendre un autre son de cloche que des grands médias privés détenus par des milliardaires, avoir des gens qui peuvent aussi porter le combat au sein des institutions par exemple…

“Nous disons, et d’une manière honnête vis-à-vis de tout le monde, que si nous ne sommes pas capables de construire un minimum ce contre-pouvoir et d’avoir les conditions pour pouvoir imposer un certain nombre de nos politiques, alors nous risquons d’avoir un scénario à la Syriza.”

Donc ne nous braquons pas sur des sondages. Même dans le cas où on aurait le succès électoral que nous annoncent ces sondages, nous devons être capables de mettre en place une politique réellement différente. Nous disons, et d’une manière honnête vis-à-vis de tout le monde, que si nous ne sommes pas capables de construire un minimum ce contre-pouvoir et d’avoir les conditions pour pouvoir imposer un certain nombre de nos politiques, alors nous risquons d’avoir un scénario à la Syriza. C’est-à-dire être élus avec une grande espérance parmi les gens et de devoir faire au gouvernement le contraire de la politique pour laquelle nous avons été élus. Nous n’avons, d’un côté, pas beaucoup de temps pour changer les choses parce que la situation sociale des gens recule fortement, mais, de l’autre côté, nous devons prendre le temps suffisant pour pouvoir faire quelque chose de fondamentalement différent que la politique actuelle qu’on connaît dans toute l’Europe. Ce n’est pas une question de période, ce n’est pas une question de 10-15 ans, il y a beaucoup de crises en ce moment en Europe, donc les choses peuvent évoluer vite, mais il faut qu’un certain nombre de conditions soient remplies.

Et pour l’instant on ne les voit pas parce que nous-mêmes nous estimons que nous devons encore grandir comme force, non seulement électorale mais comme force dans la société. Deuxièmement, nous sommes en Belgique dans un système de coalition gouvernementale. Et là nous ne voyons pas de changements dans les autres forces qui se disent de gauche pour le moment. Nous avons un parti social-démocrate qui a dominé la scène politique depuis des décennies et nous avons un parti écologiste. Or, ces deux partis restent encore aujourd’hui globalement dans le carcan qu’ils ont suivi depuis 30 ans.

LVSL : Justement le Parti Socialiste, lors de son dernier Congrès qui vient d’avoir lieu, a affiché une forme de « gauchisation ». D’un côté il y a cet affichage, et de l’autre tout l’épisode sur le CETA par exemple qui pose la question de la réelle motivation du PS. Ce Congrès illustre-t-il un réel virage idéologique ou c’est simplement pour vous faire barrage ?

David Pestieau – Je pense qu’il faut d’abord cadrer le problème du parti socialiste belge francophone. Car il y a deux partis socialistes en Belgique, un parti néerlandophone et un autre francophone. Le parti francophone était particulier jusqu’à maintenant car il est encore assez influent. Aux dernières élections, il a réalisé 32% des voix au sud du pays, mais il est confronté comme l’ensemble des sociaux-démocrates de toute l’Europe à une chute de cette influence. C’est lié au fait que la social-démocratie a fait son succès sur la conjonction depuis 1945 de deux phénomènes, un mouvement ouvrier très important qui a pu arracher des acquis sociaux, et le fait que la bourgeoisie européenne était confrontée à une réalité : un autre système en face, le socialisme à l’Est. Quel que soit le jugement qu’on peut porter sur ce système, la bourgeoisie a dû faire ici des concessions pour éviter que le monde ouvrier se tourne vers cet autre système.

Enzo Traverso a dit que, d’une certaine manière, la social-démocratie est un sous-produit de la révolution d’octobre. Je n’irais pas jusque là mais en tous cas le succès qu’elle a eu est lié à un moment très spécifique du capitalisme, qui n’est pas du tout sa face réelle et habituelle. Si vous regardez, le capitalisme depuis le XIXe siècle a connu plus de périodes de crises que de stabilité. Ces fameux 30-35 ans entre 1945 et 1980 qui ont été les heures de gloire de la social-démocratie européenne sont liés à une période très particulière de reconstruction d’un mouvement ouvrier fort et de l’existence d’un système concurrent.

Dans les années 1990, le tournant vers le social-libéralisme a permis de donner du change un certain temps aux partis sociaux-démocrates, avec la politique dite « du moindre mal » (« sans nous, ce serait pire »). Puis avec la crise de 2008, on a vu que les gens ont cherché leur salut au début dans les partis traditionnels (en France Sarkozy puis Hollande) qui n’ont pas sorti les classes populaires de la crise et on voit aujourd’hui depuis quelques temps une crise politique majeure de ces forces politiques traditionnelles. Donc il était logique que ce phénomène touche aussi la Belgique.

La particularité de la Belgique francophone est que cette chute de la social-démocratie ne s’est pas faite au profit de l’extrême droite, mais s’est aussi orientée vers des forces de gauche radicale.  La crise de la social-démocratie est un phénomène profond. Peut-elle se renouveler ou est-elle arrivée à ses limites ?

Concernant ce congrès, le PS réagit clairement à la présence du PTB. Il n’a jamais été concurrencé sérieusement sur sa gauche. Il a toujours eu un socle électoral de 25 à 40% des voix. Aujourd’hui, une partie de ce socle s’oriente vers le PTB. Le PS reprend voire copie certaines idées du PTB, mais fondamentalement il n’a pas changé son orientation d’adaptation au système actuel. On le voit très bien déjà dans les premières déclarations : « c’est un programme à long terme » ; « nous verrons quand on aura des coalitions ». Il y a donc pas mal d’effets d’annonce. Vous avec connu cela avec François Hollande « je vais faire la guerre à la finance » « je vais revoir les traités européens » et puis finalement on a vu ce que ça a été. En plus, les personnalités au PS belge qui incarnent ce changement ne sont même pas des figures nouvelles et ont porté des politiques social-libérales souvent pendant 20-30 ans. Elio Di Rupo est au sommet de ce parti depuis plus de 20 ans !

Quand on pose la question « allez-vous lutter contre les politiques de l’Union Européenne de manière sérieuse ? » autrement dit « allez-vous faire de la désobéissance aux traités européens ? »… ils disent en fait non. Je vais prendre l’exemple très concret de la libéralisation du transport ferroviaire de passagers prévue pour 2023, c’est-à-dire demain. Alors on leur pose la question « Allez-vous vous y opposer et garder le monopole public en Belgique et désobéir à la directive européenne? » Et leur réponse est non. Idem pour le marché européen des gaz-à-effet-de-serre des grandes entreprises (ETS) qui fait qu’on ne fait rien de sérieux contre le réchauffement climatique et qu’on laisse les multinationales continuer à polluer, et on peut donner beaucoup d’autres exemples de ce type-là…

On demande des actes concrets sur des dossiers concrets et là on se rend compte que c’est directement « non » pour les sociaux-démocrates. Après 30 ans de néolibéralisme, il faut commencer par dire de quelle manière on bouleverse le cadre d’austérité et de libéralisation. Car on sait que le cadre est là pour vous ramener à mener toujours la même politique. Je ne vois pas comment le parti socialiste belge qui annonce déjà qu’il va rester dans ce cadre serait plus à gauche qu’a fait Syriza.

LVSL : Vos députés prêtent serment dans les trois langues officielles de la Belgique pour montrer leur attachement à l’unité du pays. Il est important de souligner que vous êtes le seul parti national en Belgique. Pourtant, si la contestation de l’austérité et de l’UE se porte sur le PTB en Wallonie, en Flandre, c’est le Nieuw-Vlaamse Alliantie, N-VA qui semble tenir la corde. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce le signe d’une opposition indépassable au sein de la nation belge ?

David Pestieau – Je répondrais au lecteur français qu’indépendamment de la langue, il y a en France des régions historiquement plus à gauche ou plus à droite. Je crois qu’il ne viendrait à l’idée à personne en France de dire que vous allez séparer les régions pour cela. En Belgique, nous avons une particularité avec trois langues, la Flandre où on parle Néerlandais, la Wallonie principalement francophone avec une petite partie où on parle Allemand et Bruxelles où on parle Français et Néerlandais. Il y a la même situation dans un autre pays en Europe, c’est la Suisse. La différence c’est que là-bas tous les partis sont restés nationaux. En Belgique on a séparé les partis avant de séparer les gens. Pour des raisons d’opportunisme politique on a décidé de séparer les partis en deux. Nous sommes restés un parti national. On voit difficilement comment on peut défendre une vision internationaliste, et même européenne si on est pas capable en Belgique d’être un seul parti et de s’entendre entre marxistes parlant simplement une langue différente ! On a fait le pari et on le fait tous les jours, d’être un parti national. La division linguistique en Belgique sert les intérêts des classes possédantes. Bill Gates est prêt à parler n’importe quelle langue si nécessaire pour conquérir des parts de marché. Et on le voit en Belgique aussi, tous les grands maîtres d’industrie parlent toutes les langues, mais ça les intéresse évidement d’appliquer le « diviser pour mieux régner » quand il s’adresse aux classes populaires.

“Ce rejet de la social-démocratie s’est traduit vers l’extrême droite, donc c’est un combat plus difficile en Flandre pour nous. Le contexte est plus à droite, le vote anti-establishment et la contestation des élites est capté en Flandre par le Vlaams Belang et depuis quelques années aussi par la N-VA. Il y a donc une bataille pour reconquérir le vote populaire contre des partis très à droite. “

En Flandre, la social-démocratie s’est développée dans un contexte où la droite était plus forte et il y a eu un mouvement nationaliste qui s’est développé, et qui politiquement s’est traduit à droite, voire à l’extrême droite. Le mouvement nationaliste a grandi au fil des années et s’est développé en deux partis : un mouvement « traditionnel » et un mouvement nationaliste d’extrême-droite. A partir des années 1980, ce mouvement nationaliste d’extrême droite, le Vlaams Belang a été un des précurseurs, peut-être avec le FN en France, d’un phénomène qu’on a vu ailleurs en Europe, c’est-à-dire qu’une partie du vote populaire s’est détourné des partis sociaux-démocrates pour aller vers des partis d’extrême droite. Ce rejet de la social-démocratie s’est traduit vers l’extrême droite, donc c’est un combat plus difficile en Flandre pour nous. Le contexte est plus à droite, le vote anti-establishment et la contestation des élites est capté en Flandre par le Vlaams Belang et depuis quelques années aussi par la N-VA. Il y a donc une bataille pour reconquérir le vote populaire contre des partis très à droite. En Wallonie, il est plus facile de travailler car le champ est plus libre car l’extrême-droite y est plus fiable et divisée.

La particularité de la Belgique qui complique encore les choses est qu’on a maintenant un parti d’extrême droite fasciste, le Vlaams Belang, et l’émergence à travers le mouvement traditionnel flamand d’une force qui est devenu une droite-extrême « civilisée » on va dire, une nouvelle droite, la NV-A. On a donc un des partis fascistes les plus organisés d’Europe qui vit à côté d’un autre parti de nouvelle droite nationaliste qui capte de manière très particulière un sentiment anti-establishment en étant lui même dedans. C’est une équation difficile que nous avons au nord du pays. Cette situation fait qu’on ne connaît pas en Flandre les mêmes scores qu’en Wallonie, mais dans une ville comme Anvers, la plus grande ville industrielle du pays, on fait 9% des voix ce qui est, vu ce contexte, un très bon score par rapport à pas mal de partis de gauche radicale d’Europe. Mais la bataille est plus difficile. Nous ne pensons pas que les Wallons sont intrinsèquement plus à gauche que les Flamands comme je ne pense pas que les gens du midi sont intrinsèquement plus à droite que ceux d’autres régions de France. On pense que c’est lié à des contextes politiques particuliers et qu’il faut mener le combat partout où il doit se mener avec l’idée qu’on doit unir les travailleurs. Notre équation c’est cela. Manifiesta c’est avec l’équipe nationale de foot belge un des seuls endroits où francophones et néerlandophones se côtoient par exemple.

LVSL : Ces derniers temps une véritable peur du rouge semble s’être emparée des grands médias belges. Comment gérez-vous le fait qu’une partie de la presse tente de vous renvoyer constamment à l’image du communiste au couteau entre les dents ? Ne craignez-vous pas le risque d’apparaître comme un repoussoir ?  

David Pestieau – Il faut d’abord analyser le phénomène de la peur du rouge. Il y en a deux qui se superposent. Il y a d’abord celui traditionnel de la presse de droite, d’exagérer de manière à caricaturer pour le combat politique. Vous l’avez vu en France avec la caricature faite contre Mélenchon lors de la présidentielle. On a plus ou moins sorti tous les crimes possibles et imaginables du socialisme à 10 000 kilomètre à la ronde et 100 ans de différences…

LVSL : Pourtant la France Insoumise prend beaucoup plus de pincettes que vous et met de coté un certain nombre de référentiels. On peut penser à l’abandon de la couleur rouge ou de l’Internationale…

David Pestieau – Oui bien sûr mais ce que je veux dire c’est que c’est inévitable : si vous menez un combat où vous remettez en cause un certain nombre de dogmes néolibéraux vous allez être attaqué. Et vous pouvez avoir les couleurs que vous voulez si votre message est un tant soit peu contestataire par rapport au néolibéralisme, on vous traitera de tout. J’ai vu un jour un discours de Berlusconi qui traitait Romano Prodi de communiste ! On a tout vu. C’est la peur du rouge fantasmée utilisée comme argument politique pour gagner à court terme des élections. Mais c’est inévitable ! Vous pouvez danser sur votre tête… mais si on ne vous attaque pas de la sorte ça veut surtout dire que vous n’êtes pas occupé à contester le système. Tous les dirigeants de grève et de mouvements sociaux sont à un moment vilipendés et caricaturés.

“Je pense qu’aujourd’hui, il y a une méfiance profonde des milieux populaire pour le message des médias dominants. On l’a vu avec le référendum en France en 2005. L’influence politico-médiatique n’a pas été suffisante pour imposer le récit de l’establishment. Donc là aussi quand on parle de construire une contre-société, ça implique d’avoir un réseau d’informations et de discussions.”

Je pense qu’une peur réelle du PTB est aujourd’hui en train de se manifester au-delà de la caricature habituelle. On le voit quand on lit les déclarations des patrons. On a eu celle du patron des patrons wallon qui a dit qu’il fallait absolument que le PTB ne gouverne pas ou n’influe pas les décisions politiques. Donc depuis quelques temps, on sent que ce phénomène qui servait surtout dans un match politique est devenu une crainte réelle car le PTB monte et pourrait influencer d’autres partis politiques. Le patronat s’agite et demande de qualifier le PTB de parti non fréquentable.

Comment fait-on pour éviter d’avoir une étiquette ? Il faut commencer à défendre ses propres idées et les expliquer. Trouver tous les moyens de communication pour pouvoir le faire et ne pas être uniquement dépendant des canaux d’information traditionnels. Il faut aussi ne pas prêter le flanc à la caricature. Mais vous avez deux possibilités quand vous êtes attaqué de cette façon : vous changez votre message ou vous faites face. Je pense que d’une certaine manière il y a une crise politique profonde et un message anti-communiste ou anti-rouge, qui il y a 20 ans passait bien plus facilement qu’aujourd’hui. Je pense qu’aujourd’hui, il y a une méfiance profonde des milieux populaire pour le message des médias dominants. On l’a vu avec le référendum en France en 2005. L’influence politico-médiatique n’a pas été suffisante pour imposer le récit de l’establishment. Donc là aussi quand on parle de construire une contre-société, ça implique d’avoir un réseau d’informations et de discussions. Et là je suis plus optimiste que par le passé quand je vois le développement des médias alternatifs et des nouvelles technologies.

Quand vous diabolisez quelqu’un, ça n’implique pas forcément un phénomène repoussoir mais peut-être qu’au contraire les gens vont s’intéresser. C’est un phénomène dangereux car il y a des gens qu’il faut repousser, l’extrême droite par exemple.

LVSL : C’est tout le débat de la dé-diabolisation du FN en France…

Absolument, mais vous ne pouvez pas diaboliser d’un côté l’extrême-droite si c’est pour défendre de l’autre les politiques austéritaires de l’Union européenne. Si vous dites que l’extrême droite et le racisme c’est mauvais, mais que ce qu’on propose à la place c’est Macron, on renforce l’extrême-droite. Donc on ne résout aucun problème. C’est le principal enjeu actuel à l’échelle européenne, soit on continue avec la politique Macron-Merkel et compagnie, l’Union Européenne de plus en plus autoritaire et austéritaire, soit on aura le repli nationaliste, soit on aura une option anticapitaliste, c’est une course contre la montre. C’est le défi que l’on souhaite modestement relever en Belgique mais c’est le défi partout en Europe.

Entretien réalisé avec l’aide d’Amandine Fouillard

CETA, Europe, luttes sociales : Rencontre avec Raoul Hedebouw, porte-parole du PtB

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Source : site officiel du PtB. ©PTB

Le Parti du travail de Belgique a été un des fers de lance de la lutte contre le CETA sur la scène politique Belge. Rencontre avec son porte-parole.

Toute l’Europe a eu les yeux rivés sur la Wallonie, après avoir eu les yeux rivés sur la Grèce en 2015. La séquence fut courte, mais intense. Le Parti du travail de Belgique, qui est donné à plus de 18% en Wallonie, rejette fermement le CETA. Il se murmure que le PS wallon serait mis sous pression, et que cela expliquerait la résistance du parlement wallon. Pensez-vous qu’il en aurait été autrement sans un PtB aussi haut dans les sondages ?

L’élément principal qui a permis d’ouvrir cette brèche lors du débat sur le CETA c’est le développement d’un vrai mouvement social en Europe et en Belgique autour de ces accords de libre-échange et de dérégulation. Ce mouvement s’est construit autour d’un front commun totalement inédit qui rassemble non seulement les organisations syndicales mais aussi les mutuelles, les agriculteurs, le mouvement environnemental, un grand nombre d’ONG, les associations de consommateurs, des mouvements citoyens, la jeunesse et même des petits indépendants.

Il y a eu plus de 3,8 millions de signatures pour la pétition européenne et des milliers de localités qui se sont déclarées « hors-TTIP et CETA » et dans toute l’Europe des millions de gens se sont mobilisés. C’est cette union qui a fait la force du mouvement et lui a permis de montrer qu’on pouvait faire bouger des lignes. C’est très important comme leçon, car cela confirme ce que nous disons, que le changement viendra en premier lieu du mouvement social et de la rue.

Après c’est évident que la montée d’une force politique de gauche conséquente comme le PTB joue un rôle dans la prise de position d’un parti comme le Parti socialiste. Il a plus de mal à jouer un double jeu. Le précédent gouvernement, sous la direction de ce même PS, n’a absolument eu aucun problème pour mandater notre pays pour les négociations autour des accords de libre-échange avec les États-Unis et le Canada. Le Premier ministre socialiste de l’époque Di Rupo y avait même apposé sa signature. Cela, le Parti socialiste n’ose plus le faire de la même façon aujourd’hui, probablement en partie parce qu’il sent le souffle chaud du PTB dans son cou.

Le CETA, entré provisoirement en application, va revenir devant le parlement wallon pour une ratification définitive. Pensez-vous qu’il est encore possible que le traité ne soit pas ratifié ?

La classe dirigeante européenne fait tout pour étouffer le débat. On vient encore de le voir au parlement européen où la grande coalition démocrates-chrétiens-libéraux-socialistes vient de cadenasser le débat sur le CETA, tant en réunion plénière que dans les différentes commissions, et refuse de demander l’avis de la Cour européenne de justice.

Durant l’épisode wallon, les pressions ont été énormes et elles seront encore fortes pour passer en force. Le mépris à l’égard des processus démocratiques, qu’ils soient régionaux, nationaux ou même européens est énorme. Nous l’avions déjà constaté quand le « non » français à la Constitution européenne a tout simplement été jeté à la poubelle – le même texte revenant sous un autre nom et sans référendum. Et nous l’avions aussi vu avec la Grèce et le diktat qui a lui a été imposé par l’Union européenne.

Plus généralement, est-ce que le CETA passera les étapes du parlement européen et des parlements nationaux et régionaux ?

Tout dépend du rapport de force qu’on arrive à développer dans les mois à venir. Dans un passé récent on a vu avec le traité ACTA qu’il était possible d’obtenir un rejet même après la signature au Conseil européen. Nous ferons tout en tout cas pour que ce traité soit rejeté.

Votre parti n’a réellement émergé qu’avec les élections législatives de 2014, grâce à un changement de stratégie initié en 2008. Au centre de cette nouvelle stratégie se trouve la communication du PtB. Vous en êtes en quelque sorte l’incarnation. Dans d’autres pays, comme en Espagne avec Podemos, ou en France avec Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise, nous avons vu émerger de nouvelles forces politiques qui mettent elles aussi les nouvelles techniques de communication au centre de leur stratégie. Pourquoi la question des modes de communication du PtB a-t-elle pris une telle importance ? Comment votre parti articule-t-il votre rôle de porte-parole et la présence dans les luttes quotidiennes qui ont lieu en Belgique ?

Avant 2008, nous sous-estimions l’importance de la communication. Nous focalisions seulement sur le fond du message, quitte à avoir besoin de 2h pour l’expliquer à une personne. Or, une personne n’a pas toujours 2h devant elle pour avoir une discussion avec nous. Nous avons donc travaillé sur la communication pour la rendre plus percutante, colorée, concrète, afin de mieux faire passer notre message. Ce qui ne veut pas dire que le message passe en arrière-plan.

Notre service d’étude continue à produire d’excellentes analyses. Les textes de notre dernier congrès font une analyse en profondeur des causes de la crise du capitalisme en Europe et du besoin d’un changement de paradigme dans les règles économiques et politiques de notre société ; c’est ce que nous appelons le socialisme 2.0. De même, la communication ne remplace évidemment pas le devoir pour des dirigeants d’un parti de gauche d’être présents sur le terrain. Si je devais rester à temps plein au sein des institutions parlementaires, je fânerais comme une fleur sans terreau.

Vous avez toujours du mal à percer politiquement en Flandre. Le PtB est donné à 3,9% selon les derniers sondages. Comment expliquez-vous ce grand écart entre la Wallonie et la Flandre ? Le problème n’est-il pas, au fond, le fait que la Belgique est une construction nationale inaboutie ?

Tous les pays sont confrontés à des régions plus combatives et d’autres qui le sont temporairement moins. Ce n’est pas un phénomène spécifique à la Belgique. Il y a des raisons historiques à cela, comme la prépondérance du développement industriel ou pas, mais il y a aussi des raisons politiques, comme la sous-estimation par la gauche de la prise en main de combats contre les discriminations linguistiques réellement présentes au début du 20ème siècle. Cette différence de combativité politique, la gauche radicale européenne la connaît aussi à l’échelle de l’ensemble du continent.

La combativité n’est pas la même en France, en Espagne, en Pologne ou en Allemagne. Le défi des gauches radicales européennes est d’arriver à unifier tout cela dans un large mouvement politique visant à lutter contre cette Union européennne capitaliste et libérale. Unifier des classes ouvrières aux traditions et aux combativités différentes n’est pas une tâche évidente et nous y sommes aussi confrontés en Belgique. Ainsi donc nous considérons plutôt la Belgique comme un laboratoire passionnant nous permettant de résoudre cet énorme défi.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : site officiel du PtB. http://ptb.be/node/3315